CABINET Forum Med Suisse No31 31 juillet 2002 731
est nourrie d’autres objectifs et plans de vie.
Cependant, en période de crise émotionnelle,
lorsque nos plans de vie importants sont me-
nacés et que nous sommes à bout, des pensées
suicidaires peuvent soudainement se presser
au premier plan comme une alternative pos-
sible – et ces pensées peuvent tout aussi bien
retourner à l’arrière-plan dès que la crise est
passée.
Entre la première idée que «la mort serait une
solution» et la décision de commettre l’acte, il
y a la plupart du temps un long développement
qui implique théoriquement et pratiquement
de nombreuses possibilités d’intervention, car,
selon la théorie de l’agir, les actes sont des pro-
cessus «solidaires», donc socialement influen-
cés. Un tel processus peut aussi se dérouler
comme un dialogue intérieur, sous la forme de
l’ambivalence et de peser le pour et le contre.
Chez les individus atteints de maladie soma-
tique incurable, les idées suicidaires sont
souvent l’expression de la peur de situations
très précises, comme par exemple d’être livré
impuissant à des douleurs incontrôlables. La
plupart du temps, la crise se résout lorsque
l’angoisse est expliquée et que l’on trouve le
moyen de réduire le sentiment d’impuissance
du patient (par exemple mise en œuvre d’an-
talgiques plus puissants). En tout cas, le moyen
le plus important pour surmonter une crise
suicidaire est de parler avec d’autres per-
sonnes. C’est en devant expliquer à quelqu’un
une situation pénible qui semble sans issue
que des idées de voies alternatives émergent
d’elles-mêmes. C’est pourquoi nous ne de-
vrions pas de prime abord essayer de dissua-
der quelqu’un de ses idées suicidaires. Il est
plus pertinent de l’interroger sur d’autres buts
d’orientation de sa vie. Chez bon nombre d’in-
dividus, les priorités changent étonnamment
rapidement. Les patients que nous voyons aux
urgences après une tentative de suicide veulent
souvent retourner à la maison quelques heures
plus tard et sont souvent à nouveau au travail
ou à l’école le jour suivant.
L’expérience de vie actuelle
Il est très instructif d’écouter les patients par-
ler de leur état psychique avant un acte suici-
daire. De nombreux patients se sentaient alors
complètement sans valeur et sans espoir, par
exemple suite à un conflit avec un proche et/ou
comme expression d’une auto-dévalorisation
dépressive. Les patients parlent alors très sou-
vent de douleurs psychiques et d’un état pour
eux insupportable. Dans la littérature améri-
caine, cela a été décrit sous le vocable «mental
pain» ou «psychache» [4]. Les patients vivent
cela de façon si insoutenable que le motif à
court terme de l’acte autodestructeur est de
mettre un terme à cet état, donc à fuir. Dans ce
contexte, il n’est donc pas étonnant que lors des
tentatives de suicide, on ingère dans ce but
principalement des psychotropes, des antal-
giques et de l’alcool. Lorsqu’on interroge les
patients après une tentative de suicide, ils
disent souvent qu’au moment de l’ingestion, ils
avaient l’intention de supprimer l’état insup-
portable, mais s’étaient alors également ac-
commodés de la mort. Les douleurs psychiques
sont souvent accompagnées d’une intense ex-
citation intérieure qui peut aller si loin qu’un
véritable état second s’installe (état dissociatif),
dans lequel les patients ne ressentent par
exemple aucune douleur ou aucune peur, en
vertu de quoi ils commettent l’acte «comme en
transe».
La prévention du suicide exige dès lors une
ouverture au patient en tant qu’être humain
avec son vécu intérieur.
Derrière tout acte suicidaire,
il y a une histoire
Un acte suicidaire a toujours une histoire anté-
rieure et le comportement d’un individu a tou-
jours une logique interne, même dans la crise
suicidaire. La plupart du temps, il y a derrière
un acte suicidaire d’anciennes expériences et
blessures intimes cachées dans l’histoire du pa-
tient. Ceci est parfois très difficile à comprendre
sur le moment, même si nous croyons bien
connaître cet individu. C’est pourquoi nous de-
vrions avant tout nous mettre simplement en
état d’écouter et essayer de comprendre com-
ment il est parvenu aux projets suicidaires ou à
la tentative de suicide. En partant du principe
de la théorie de l’agir selon lequel l’être humain
peut expliquer les raisons de ses actes, notre
devoir consisterait à encourager le patient à
nous raconter l’histoire qui se cache derrière.
Dans notre étude du Fonds national, nous
avons trouvé que la grande majorité des pa-
tients n’ont besoin que de dix à vingt minutes
(et non pas deux heures, comme nous le re-
doutions au début) pour nous raconter l’his-
toire conduisant à leur acte suicidaire. La no-
tion de «narrative based medicine» s’est établie
aussi bien en médecine de premier recours
qu’en psychiatrie [6]. La notion de narration
repose sur la supposition que la vie de chaque
être humain est constituée d’histoires qui per-
mettent à l’individu de s’expliquer ou d’essayer
de comprendre autrui. Le récit subjectif du pa-
tient n’est pas en contradiction avec l’evidence
based medicine, mais, à côté du trésor person-
nel d’expériences du médecin, constitue au
contraire un élément de l’évaluation clinique
intégrative. Un accès au patient par la narra-
tion suppose que le médecin exerce un rôle
différent de celui de l’expert omniscient: quand