Au-deçà de la Cité de Dieu Mémoire Charles Gariépy Maîtrise en études anciennes Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Charles Gariépy, 2016 Au-deçà de la Cité de Dieu Mémoire Charles Gariépy Sous la direction de : Paul-Hubert Poirier, directeur de recherche RÉSUMÉ La Cité de Dieu a été rédigée dans une perspective polémique vis-à-vis les païens. La prise de Rome, en 410, a entraîné en Afrique du Nord la venue d’une élite cultivée, revivaliste et admirative du vieux polythéisme. Contre cette mouvance nostalgique, tributaire des anciens majoritairement sur le plan intellectuel et livresque, Augustin s’en prend à la bibliothèque des nouveaux arrivants. La Cité de Dieu peut, le cas échéant, être lue par la négative, c’està-dire par le biais de la critique qu’élabore Augustin de trois auteurs choisis, Varron, Cicéron et Salluste, qui résument et représentent conjointement l’essence de la culture classique. Tant chez les païens que chez l’évêque d’Hippone – leur détracteur –, Varron incarne la fine pointe de la théologie romano-hellénistique, Salluste est celui qui a mené à sa perfection la discipline de l’histoire, Cicéron a écrit le parachèvement des œuvres sur la République, et chacun préconise sa structure idéologique propre, les trois domaines formant pourtant un ensemble systémique. Tout en louant ses illustres prédécesseurs, Augustin leur porte une critique générale et c’est à cette critique que seront consacrées nos analyses. iii ABSTRACT The City of God was written from a polemical perspective in opposition to the pagans. In 410 DC, the Fall of Rome led to the rise of a cultured elite in North Africa who were revivalist and admired the ancient polytheism. Against this nostalgic movement, which was mainly dependent on the Ancients, intellectually and in terms of the literature, Augustine attacked the newcomers’ literary basis. The City of God can be read in the negative, that is, in terms of the criticism Augustine develops of three chosen authors, Varro, Cicero and Sallust, who summarize and jointly represent the essence of classical culture. To both the pagans and the bishop of Hippo – their detractor –, Varro embodies the cutting edge of Roman-Hellenistic theology, while Sallust led the discipline of history to its perfection, and Cicero wrote the definitive works on the Republic – each promoting his own ideological structure, yet with the three areas forming a systemic whole. While praising his illustrious predecessors, Augustine levels a general criticism against them and it is on this criticism that our analyses will focus. iv TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ............................................................................................................................................................iii ABSTRACT..................................................................................................................... ..................................iv TABLE DES MATIÈRES..................................................................................................................................v INTRODUCTION GÉNÉRALE ..................................................................................................................... 1 VARRON OU LE REVIVALISME POLYTHÉISTE .................................................................................21 INTRODUCTION ..............................................................................................................................................21 DE L’INUTILITE DES LIVRES DE VARRON .......................................................................................................25 DU DOUBLE DISCOURS EN MATIERE DE RELIGION ..........................................................................................31 NOTES SUR LA NOBLE SUPERCHERIE ..............................................................................................................39 LA QUESTION DES POETES DANS LA CITE : UNE ESCROQUERIE .......................................................................43 DE DEUX THEOLOGIES L’UNE ........................................................................................................................49 L’ECHEC DE LA THEOLOGIE NATURELLE........................................................................................................54 CONCLUSION .................................................................................................................................................66 SALLUSTE OU L’HISTORIEN PESSIMISTE DE LA ROMANITÉ.......................................................70 INTRODUCTION ..............................................................................................................................................70 LA CORRUPTION DES MŒURS .........................................................................................................................74 LA PEUR ........................................................................................................................................................85 L’APPETIT DE DOMINATION ...........................................................................................................................93 CONCLUSION ...............................................................................................................................................107 CICÉRON OU LES INFORTUNES DE LA VERTU PAÏENNE .............................................................114 INTRODUCTION ............................................................................................................................................114 LA QUESTION DES POETES DANS LA CITE : UNE HYPERBOLE ........................................................................118 LA REPUBLIQUE, UNE TOILE MATE, INFORME ET CRAQUELEE ......................................................................123 LA QUESTION DU LIBRE ARBITRE : EN REVENIR AU PROBLEME ....................................................................127 SPLENDEURS ET MISERES D’UNE MERITOCRATIE .........................................................................................136 LA REPUBLIQUE N’A JAMAIS EXISTE............................................................................................................147 CONCLUSION ...............................................................................................................................................164 CONCLUSION GÉNÉRALE.......................................................................................................................175 BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................................186 v À mes parents vi « Nous sommes des dormants pleins des images à demi effacées de l’Éden perdu, des mendiants aveugles au seuil d’un palais sublime dont la porte est close. » Léon Bloy « Et mieux eût valu attacher mon amour à ce soleil, vrai du moins pour les yeux, qu’à ces mensonges, qui, par les yeux, trompent l’esprit. » Augustin vii INTRODUCTION GÉNÉRALE Concevoir l’Au-deçà de la Cité de Dieu d’Augustin implique de regarder d’abord ce qui réside sous l’écrit répondant à cette appellation, puis d’examiner la réalité qui sous-tend l’idée même de ville sainte. Premièrement, d’autres textes sont sous le texte ; deuxièmement, une autre cité se trouve sous la cité. L’Au-deçà correspond également à ce qui est plus près de nous comparativement à ce qui est plus éloigné de notre point de vue. Plus près de nous se trouve évidemment la cité des hommes, dans laquelle s’inscrit déjà la cité de Dieu ; celle-ci s’élève ensuite par gradation vers l’Au-delà. Au-deçà de la Cité de Dieu se présente dès lors comme un jeu de tension entre l’Au-deçà et l’Au-delà, entre le « ceci » et le « cela ». Augustin aurait pu appréhender la vie civile comme une existence menée par des mineurs au fond d’une cave dont l’entrée se serait effondrée, une ville à ciel fermé. Se trouve au fond de cette mine ce qu’on appelle un lobby, une maison d’approvisionnement, construite en bois rond, et affichant ses fanaux phosphorescents. Les mineurs la quittent et y reviennent sans cesse par l’entremise de tunnels souterrains équivalents aux Holzwege heideggériens, des chemins qui ne mènent nulle part et qui tournent et retournent en abîme. C’est aux scintillements des lanternes de cette cité terrestre, lueurs fluorescentes conçues comme idéaux, que s’attaquera notamment Augustin dans son célèbre ouvrage. Ces lumières païennes, on les retrouve surtout chez trois auteurs, Varron, Salluste et Cicéron, qui encadrent, pour ainsi dire, le foyer d’habitation des mineurs, l’un théologiquement, l’autre historiquement et le dernier politiquement. Sont visibles de surcroît, dans la Cité de Dieu, de véritables galeries littéraires consacrées respectivement aux trois penseurs. On peut creuser dans le texte pour découvrir le sous-sol du récit, la trame et le filon. Appréhendée en définitive comme un roman, la Cité de Dieu ouvre sur de nouvelles perspectives, de nouveaux spectres, de nouvelles brises. Varron, Salluste et Cicéron sont les personnages principaux du récit de la cité terrestre conté par Augustin1. Le premier est un cosmologue, quelqu’un qui veut fonder ou refonder une religion en s’appuyant sur un plancher qui s’enfonce toujours davantage au fur et à 1 H. HAGENDAHL, Augustine and the Latin Classics, Göteborg, Elanders Boktryckeri Aktiebolag, 1967, p. 631 : « Among Latin prosaists in Augustine’s writings Sallust come next to Cicero and Varro […]. » 1 mesure qu’il pèse dessus comme le puits sans fond d’Oak Island en Nouvelle-Écosse. Le second, un historien, cherche l’âge d’or à travers la succession des siècles, mais constate, en affinant son travail, que celui-ci est constamment fuyant. Cicéron, en dernière instance, est l’homme du salut par la politique terrestre, ce vers quoi toute la pensée théologique, puis historique païenne pointe. On l’aura compris, c’est à la critique des différentes sphères du savoir gréco-romain incarnées par ces trois éminences que sera consacrée notre analyse. Cette enquête sera littéraire avant tout. Nous entendons par « littérature » un mode d’écriture qui ne fait pas un avec le monde. Beaucoup d’auteurs produisent de la littérature, mais dans la mesure où ils ne se distancient pas par l’acte d’écrire du flux séculaire, ils n’écrivent pas. Le lieu littéraire est un espace mental, une dimension de l’esprit où le discours s’autonomise et se singularise dans une irréductibilité. Il s’agit d’un non-lieu pouvant avoir partie liée avec la théologie et dans lequel prévalent des formes non classiques de sens, le sens classique allant toujours de pair avec l’économisation de la psyché. N’y apparaît pas une rationalité traditionnelle, mais une rationalité truquée – l’angle mort du rationnel. L’acte littéraire ne peut pas être récupéré à d’autres fins. Il ne peut pas être subordonné à la psychologie ou à la politique. Il se suffit à lui-même en tant qu’esthétisation. À cet égard, la première partie de la Cité de Dieu peut être considérée comme littéraire. L’œuvre ne participe pas dans son ensemble du non-lieu littéraire, mais nous voulons mettre l’accent sur les éléments proprement esthétiques de l’ouvrage d’Augustin. À titre de preuve, l’évêque d’Hippone mentionne, dans ses Retractationes : « Mais pour qu’on ne nous accuse pas d’avoir seulement combattu les doctrines des autres sans avoir exposé les nôtres, c’est cet exposé que contient la seconde partie de cet ouvrage, qui est renfermée en douze livres2. » Augustin ne pensait assurément pas qu’il n’avait fait que combattre les doctrines des autres dans les dix premiers livres. Mais cette première partie de la Cité de Dieu prêtait flanc apparemment à une telle critique. Pour notre part, il s’agira de montrer comment la critique qu’Augustin porte aux auteurs païens ne se résume pas à une « négativité », mais est transcendée en esthétisme. Les contradictions dénoncées chez les adversaires deviennent prétextes d’Art et sont 2 AUGUSTIN, Les révisions, introduction, traduction et notes par G. Bardy, Paris, Desclée de Brouwer, II, 43, 1950, p. 525. 2 transformées en objets de contemplation pour esprits libres. Il conviendra tout autant de montrer qu’Augustin emploie les bases théoriques déficientes des auteurs latins, celles qu’il critique, pour ensuite asseoir dessus ses propres concepts. Et les théories qu’Augustin asseoit sur ces bases n’ont plus la même vocation positive que celle que l’on retrouve chez les polythéistes, mais participe d’une rationalité autre, d’un esthétisme ou d’une négativité systémique. Il en est ainsi notament pour la théorie de la peur présente chez Salluste, et pour la définition de l’État que propose Cicéron. S’il n’avait été qu’esthétique, s’il n’avait fait que critiquer les païens par l’entremise de procédés littéraires comme l’ironie ou le paradoxe, on se demande quels individus auraient pu suivre Augustin dans cette voie. Probablement peu de personnes. Or l’évêque cherchait à rallier et souder une communauté. Cette seconde partie de l’ouvrage, dans son ensemble, si l’on en exclut quelques passages minimes, expose des thèses affirmatives ou positives. Ces thèses prêtent le flanc à toutes sortes de récupérations. Elles ne nous intéresserons pas pour notre étude. Notre analyse, par rapport à cette seconde partie, s’écartèle entre deux pôles. D’une part, il faut comprendre qu’Augustin a été détourné, particulièrement à partir de la Réforme. Ce sont les doctrines affichées notamment dans cette seconde partie de la Cité de Dieu qui donnent prise à de telles récupérations. L’appropriation d’auteurs pour servir des desseins politiques apparaît au moment ou le terme politique se trouve de plus en plus galvaudé et surutilisé. L’usage massif d’une expression témoigne de la disparition de la réalité sous-jacente à un concept, quand celui-ci se perd dans l’abstraction. Mentionnons quelqu’un comme Bossuet, qui, dans son Discours sur l’histoire universelle3, instrumentalise une conception linéaire de l’histoire présente dans les douze derniers livres de la Cité de Dieu en vue de servir la politique du Dauphin. Évoquons surtout les protestants – calvinistes, huguenots, luthériens, jansénistes, gallicans ou autres –, qui reprennent des doctrines augustiniennes pour justifier leur schisme bourgeois. À cet égard, la bulle pontificale Unigenitus4 est intéressante si on la lit comme un faire-valoir de toute la tourbe anabaptiste, la prolifération du Multiple. Si tant est que le protestantisme – les Lumières allemandes – ait été à l’origine de la montée du rationalisme au XVIIIème siècle, 3 BOSSUET, Discours sur l’histoire universelle, Paris, Garnier-Flammarion, 1966. Le contexte de cet édit est examiné dans l’ouvrage de L. CEYSSENS et J. A. G. TANS : Autour de l’Unigenitus, Leuven, Leuven University Press, 1987. 4 3 une part de cette influence peut donc être attribuée à l’augustinisme, le corpus doctrinaire présent entre autres dans la seconde partie de la Cité de Dieu. Mais faire des généalogies d’idées, des filiations d’influences ne nous mènera à rien, sinon à engendrer une sorte de fausse causalité dissimulant la singularité d’un auteur, l’irréductibilité d’une œuvre. L’historiographe des idées devient donc rapidement complice des récupérations, des détournements et des instrumentalisations eu égard aux écrivains et aux œuvres. Conséquemment, le deuxième point est sans doute plus intéressant et concerne l’attaque générale contre le monothéisme et la transcendance faite par les bourgeois. Les douze derniers livres de la Cité de Dieu méritent éloges, considérant l’unanimité du discours ambiant tenu contre l’archaïcité catholique. Face aux immondices du Nouvel Âge, face à la société technique de masse et face au règne unilatéral des marchands, scientifiques, médias, juristes, sportifs, la seconde partie de la Cité de Dieu témoigne d’une noblesse aristocratique et d’une culture théologique – la meilleure qui soit. Il ne s’agira pas d’évaluer comment Augustin déforme la pensée de ses prédécesseurs latins, mais comment il la récupère pour tisser son propre tableau. Si, d’aventure, il devient difficile de discerner la pensée d’Augustin de celle de l’auteur même de cette recherche, cette ambiguïté devra être mise sur le compte de la non-dichotomie persistant entre le sujet pensant et l’objet pensé. En effet, Augustin pense le chercheur à l’origine de cette étude autant que ce dernier tend à réfléchir sur Augustin. La Cité de Dieu étudie son lecteur. La séparation impliquant un sujet qui examinerait librement son objet d’étude est un leurre. Le chercheur utilise donc, plus ou moins consciemment, son objet d’étude comme un prétexte pour faire émerger à la lumière sa propre pensée. À partir de là, ce n’est plus une question d’objectivité, ni même de subjectivité, mais de maturité. Il pourra arriver que nous essayions de penser comme Augustin, de développer des idées en suivant une logique ou une structure augustinienne, voire d’aller plus loin que lui dans une ligne de pensée lui appartenant. Il ne s’agit ni d’une projection d’idées personnelles sur l’évêque, ni d’une déformation de la pensée d’Augustin. 4 Nous nous intéresserons à la critique faite uniquement sur des bases philosophiques et rationnelles par Augustin5. Cette rationalité apparaît d’entrée de jeu comme truquée, composée de jeux de tensions, de réversibilités et d’hyperboles. Il ne faudra pas s’étonner de voir certaines citations de l’auteur de la Cité de Dieu tronquées dans le but de mettre l’accent sur l’argumentation rationnelle nonobstant le contexte religieux propre à la révélation chrétienne. Le choix des trois auteurs-clés que nous faisons et que fait Augustin ne relève pas du hasard, puisque Varron, Salluste et Cicéron représentent à la fois pour l’évêque et pour les païens auxquels il s’adresse l’épitomé et l’apogée des différents savoirs susmentionnés. En d’autres mots, Rome apparaît à leurs yeux comme le point culminant de l’Antiquité ; dans Rome, c’est la République qui constitue le pinacle et c’est dans cette période phare que sont choisis les trois théoriciens qui concentrent leur domaine respectif. Ces idéologues font partie au demeurant de la Tradition grammaticale, enseignement scolaire de base des païens à l’époque d’Augustin, dans laquelle on peut compter aussi Virgile et Térence, mais ces deux écrivains-ci ne sont pas des penseurs à système. Une dernière raison pour laquelle nous choisissons ces trois noms est que ces auteurs sont les plus présents dans l’ouvrage d’Augustin en termes de nombre d’occurrences. Notre travail, en plus d’être uniquement littéraire et d’appréhender la critique seulement sur une base argumentative, ne concernera rien d’autres que des auteurs conceptuels. Au lieu d’inscrire la Cité de Dieu dans une filiation historique d’ouvrages à saveurs politiques ou théologiques, nous la placerons, pour varier l’angle d’approche, dans une chronologie d’œuvres littéraires, de peintures sociales, de « romans » comprenant, par exemple, les Satires et le Satyricon, l’Apocoloquintose, Contre les hérésies d’Irénée de Lyon, ce dernier 5 E. L. FORTIN, « Saint Augustin 354-430 », in Histoire de la philosophie politique (L. Strauss éd.), Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 193 : « C’est seulement grâce à la philosophie que le chrétien peut rendre sa position intelligible aux autres hommes, et s’il en est besoin, combattre avec leurs propres armes les objections qu’ils élèvent contre elle. » ; p. 197 : « Il est important de remarquer que la critique de la philosophie politique ne vient pas de la révélation […]. Sa force vient entièrement du fait qu’elle fait directement appel à un principe propre à la pensée des adversaires d’Augustin et qu’ils seraient contraints d’accepter même s’ils contestaient la conclusion qu’il déclarait en tirer. ». 5 livre racontant, sous forme comique, la geste des gnostiques6. Augustin peut être vu, en ce qui a trait à la Cité de Dieu, comme un hérésiologue tournant en dérision diverses sectes. L’hérésiologie est axée sur la dénonciation de courants chrétiens déviants d’une droite ligne cannonique. Si la Cité de Dieu s’adressait uniquement aux païens, elle ne pourrait pas être considérée comme une œuvre hérésiologique, mais plutôt apologétique, toutefois, il se pourrait bien que la grande murale littéraire d’Augustin ait pour motifs d’exorciser certains chrétiens paganisants, et de ce point de vue, elle est bien une œuvre hérésiologique. Nous nous sommes demandé par la suite si d’autres auteurs plus importants en termes de notoriété ou de quantité d’occurrences que Varron, Salluste et Cicéron, étaient cités pour représenter la théologie, l’histoire et la politique dans la Cité de Dieu, mais force est de répondre que non. Par ailleurs, Varron, Salluste et Cicéron débordent souvent de leur domaine respectif, mais leur utilisation, celle qu’en fait Augustin, concerne majoritairement ces trois sphères. Nous travaillerons à partir de la quatrième édition de la Cité de Dieu due à Dombart et Kalb (19597) qui contient le texte latin et une traduction française. Cette traduction, hormis quelques ajustements mis entre crochets, nous servira durant toute cette étude. Notons également que les « v » ont été changés par nous pour des « u ». On verra parfois des caractères italiques à l’intérieur des citations traduites données par nous en bas de pages ; il s’agira des mots repris par Augustin d’un de ses auteurs de référence. Les parenthèses nous serviront pour leur part, à l’intérieur des citations, à mettre en lumière quelques faits. Plusieurs chercheurs ont déjà touché de près ou de loin aux éléments qui seront présentés dans cette étude, mais jamais selon l’angle précis sous lequel nous les aborderons. Cet angle, c’est le décalage fécond et générateur de sens opéré entre l’appréhension uniquement littéraire d’auteurs conceptuels et ces mêmes auteurs dans la Cité de Dieu. À titre d’exemple, nous pourrions considérer historiquement parlant Karl Marx comme un mauvais poète, et les poètes maudits – Baudelaire, Rimbaud, Verlaine – comme de bons théoriciens politiques. Ou encore jouer Eckhart contre Descartes, quand le non-moi 6 Il faut considérer à cet égard l’article de J. T. HORTON : « The De Civitate Dei as a religious satire », The Classical Journal, 60, 1965, p. 193-203. 7 AUGUSTIN, La cité de Dieu, édition publiée sous la direction de B. Dombart et A. Kalb avec la collaboration de G. Bardy et G. Combès, Bruges, Desclée de Brouwer, 1959. 6 triomphe du cogito, en sachant justement que les deux n’écrivent pas sur le même plan sémantique, ne se situent pas dans le même champ référentiel. Notons qu’aucun chercheur n’a mis en parallèle ou en relation les critiques des trois pensées si ce n’est Hagendhal, mais très indirectement. Il arrive quelques fois, dans les différentes études employées pour faire ce travail, que Salluste et Cicéron se rejoignent sur une idée, Cicéron et Varron sur une autre ; jamais cependant les trois ne sont réunis. À propos de Varron, un savant comme Pépin (19568) se consacre principalement à retrouver sa pensée authentique à travers les déformations augustiniennes. En d’autres mots, il fait de l’historico-critique, de l’analyse diachronique, ce qui ne sera pas notre cas. Nous considérerons la Cité de Dieu comme une œuvre autoportante – qui vaut par elle-même –, un tout cohérent et articulé, une unité de sens. Pour notre part, c’est surtout Fortin (1994 – œuvre originale datant de 19639 –) qui alimentera notre recherche quant à Varron, mais également ensuite pour Cicéron. Dans le cadre d’une vaste entreprise initiée par Leo Strauss visant à faire l’histoire de la philosophie politique, Fortin se voit assigné à Augustin. Le chercheur découvre ainsi qu’il ne semble pas y avoir de philosophie politique dans la Cité de Dieu si ce n’est par la négative, c’est-à-dire qu’on aurait affaire ici à une philosophie politique se manifestant surtout voire uniquement par la critique de la pensée politique païenne. Nous ne chercherons jamais, quant à nous, à dégager une pensée positive d’Augustin comme le fait par exemple Thonnard (1953-195410) ; nous commencerons d’emblée nos recherches par cet esprit justement négatif qu’on retrouve dans la Cité de Dieu (œuvre autrement et peut-être plus pertinemment intitulée par rapport à notre approche Contre les païens). D’ailleurs, quelques-uns se sont plaints qu’il n’y ait pas, à proprement parler, de politique augustinienne étant donné que la vraie politique, selon l’évêque, commence dans l’au-delà… Hagendahl (196711) est l’une de nos sources principales parce que, parallèlement à un immense travail de recension de toutes les 8 J. PÉPIN, « La théologie tripartite de Varron. Essai de reconstitution et critique des sources. », Revue des études augustinienne, 2, 1956, p. 265-294. 9 E. L. FORTIN, « Saint Augustin 354-430 », in Histoire de la philosophie politique (L. Strauss éd.), Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 191-222. 10 F.-J. THONNARD, « La philosophie augustinienne », L’année théologique augustinienne, 13, 1953, p. 280-326. Voir aussi : « Ontologie augustinienne », L’année théologique augustinienne, 14, 1954, p. 39-53. 11 H. HAGENDAHL, Augustine and the Latin Classics, Göteborg, Elanders Boktryckeri Aktiebolag, 1967. 7 occurrences latines dans l’ensemble d’Augustin, il commente, dans la deuxième partie de son livre, les écrivains cités à la fois sur le fond et sur la forme. Son index permet de retrouver toutes les allusions, les fragments, les citations directes et indirectes de Varron, mais aussi celles de Salluste et de Cicéron, dans la Cité de Dieu. Lehmann (199712), à l’instar de Pépin, cherche à travers les différents fragments et citations que l’on retrouve dans la Cité de Dieu la vraie pensée de Varron. Neschke (199913) s’est concentré sur les idées du Réatin en couvrant également Cicéron. Burns (200114) est définitivement proche de notre sujet. Enfin, Chapot (200815) permet de faire la différence entre l’utilisation de Varron faite par Augustin pour critiquer le paganisme, et l’utilisation de Varron faite par Augustin dans le but de critiquer Varron lui-même. C’est ce dernier point qui nous concernera, donc l’ouvrage de Chapot ne peut nous être utile qu’en partie. Pour les Antiquités de Varron, nous nous servirons des fragments identifiés par Agahd et Merkel tandis que pour le Logistoricon, il s’agira de ceux de Cardauns. Nous utiliserons de surcroît les fragments non originels, mais repris par Hagendahl. Notons qu’Augustin est à la fois celui qui sauvegarde une œuvre perdue comme les Antiquités et celui qui en fait la critique. Pour ce qui est de Salluste, notons l’ouvrage de Brown (197116) qui apporte toutes les informations nécessaires sur le contexte historique et biographique entourant la rédaction de la Cité de Dieu. Swift (198717) et Johnson (199518) écrivent sur la vertu païenne, cette vertu qui, on le verra, est incarnée différemment chez l’historien romain ainsi que chez Augustin par Caton le Jeune et Jules César. Wood (199519) paraît indispensable dans la mesure où il écrit sur le théorème historique de la peur chez Salluste, schéma repris par 12 Y. LEHMANN, Varron théologien et philosophe romain, Bruxelles, Latomus, 1997. A. NESCHKE, « La cité n’est pas à nous. ‘‘Res publica’’ et ‘‘civitas’’ dans le XIXème livre du ‘‘De Civitate Dei’’ d’Augustin d’Hippone », in La ‘‘Repubblica’’ di Platone nella tradizione antica (M. Vegetti et M. Abatte éd.), Naples, Saggi Bibliopolis, 1999, p. 219-244. 14 P. C. BURNS, « Augustine’s Use of Varro’s ‘‘Antiquitates Rerum Divinarum’’ in his ‘‘De Civitate Dei’’ », Augustinian Studies, 32, 2001, p. 37-64. 15 F. CHAPOT, « Étiologie et critique du paganisme. L’utilisation des ‘‘indigitamenta’’ chez les auteurs latins chrétiens », in L’étiologie dans la pensée antique (M. Chassignet éd.), Turnhout, Brepols, 2008, p. 331-345. 16 P. BROWN, La vie de saint Augustin, Paris, Éditions du Seuil, 1971. 17 L. J. SWIFT, « Pagan and Christian Heroes in Augustine’s ‘‘City of God’’ », Augustinianum, 27, 1987, p. 509-522. 18 P. D. JOHNSON, « Virtus : Transition from Classical Latin to the De Civitate Dei », in The City of God : A Collection of Critical Essays (D. F. Donnelly éd.), New York, P. Lang, 1995, p. 233-240. 19 N. WOOD, « Sallust’s Theorem : A Comment on ‘‘Fear’’ in Western Political Thought, History of Political Thought, 16, 1995, p. 174-189. 13 8 Augustin. Inglebert (199620) est l’une de nos principales sources concernant Augustin et Salluste, puisqu’il est question dans son ouvrage des rapports qu’entretiennent les chrétiens et les Romains au sujet de l’histoire de Rome. Herman (199721) est un auteur qui a travaillé sur l’idée de déclin dans le monde occidental. Burns (199922), à nouveau, traite cette fois-ci de Salluste, mais avec un accent particulier mis sur la Tradition grammaticale. Quant aux Histoires de Salluste, œuvre perdue, nous utiliserons les fragments compilés par Maurenbrecher et relayés par Hagendahl. Fait important encore, Augustin est celui qui à la fois préserve un pan des Histoires, à la fois nous présente l’analyse de cette œuvre. Pour Cicéron, Testard (195823) a produit une étude qui affiche tous les liens entre Augustin et Cicéron dépassant largement le cadre de la Cité de Dieu qui est le nôtre, mais qui nous sera utile. Donnelly (197724) traite des liens entre la République conçue par Cicéron et la cité envisagée par Augustin. Pour ce qui est de Reta (198125), puis de Hendley (198726), c’est plutôt de discussions littéraires établies entre Augustin et Cicéron sur le libre arbitre dont ils traitent dans leur ouvrage respectif. Enfin, Treloar (198827) et Burnell (199228) parlent des rapports sur le plan de la pensée politique entre Cicéron et Augustin. Avant la redécouverte matérielle de la République de Cicéron en 1819, Augustin, en citant textuellement de longs passages de cet ouvrage, était l’un des principaux mémorialistes de cette œuvre. La mise au jour du texte a permis de confirmer, une fois de plus, l’authenticité des fragments relayés par Augustin, qui citait non de mémoire, mais 20 H. INGLEBERT, Les Romains chrétiens face à l’histoire de Rome : histoire, christianisme et romanité en Occident dans l’Antiquité tardive, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1996. 21 A. HERMAN, The Idea of Decline in Western History, New York, Free Press, 1997. 22 P. C. BURNS, « Augustine’s Use of Sallust in the ‘‘City of God’’ : The Role of the Grammatical Tradition », Augustinian Studies, 30, 1999, p. 105-114. 23 M. TESTARD, Saint Augustin et Cicéron, I ; II : Cicéron dans la formation et dans l’œuvre de saint Augustin : Répertoires de textes, Paris, Études Augustiniennes, 1958. 24 D. F. DONNELLY, « The ‘‘City of God’’ and Utopia. A Revaluation », Augustinian Studies, 8, 1977, p. 111-124. 25 J. O. RETA, « Une polémique augustinienne contre Cicéron : Du fatalisme à la préscience divine », Augustinian Studies, 12, 1981, p. 19-41. 26 B. HENDLEY, « Saint Augustine and Cicero’s Dilemma », in Plato, Time and Education. Essays in Honor of R. Brumbaugh (B. Hendley éd.), Albany, State University of New York Press, 1987, p. 195-204. 27 J. L. TRELOAR, « Cicero and Augustine : The Ideal Society », Augustinianum, 28, 1988, p. 65-590. 28 P. J. BURNELL, « The Status of Politics in Augustine ‘‘City of God’’ », History of Political Thought, 13, 1992, p. 13-29. 9 avec les livres même des auteurs sur sa table. Néanmoins, le texte de la République déniché reste déficient, et Augustin demeure toujours l’un de ceux qui nous transmettent des informations sur les parties incomplètes du traité. Nous nous fierons pour notre part aux occurrences et aux attestations reconnues par Müller et transmises par Hagendahl dans son maître ouvrage Augustine and the Latin Classics. L’une des tendances générales que l’on retrouve chez les différents chercheurs est de vouloir définir positivement une théologie augustinienne à partir de la Cité de Dieu, de circonscrire la philosophie de l’histoire d’Augustin, de concevoir la pensée politique de l’évêque, or l’un de nos postulats de base est de montrer que les conceptions d’Augustin se dessinent beaucoup par la négative, c’est-à-dire par la critique des idéologies païennes, dans les dix premiers livres. En montrant les contradictions inhérentes à la pensée païenne, Augustin produit une sorte d’effet d’impossibilité existentielle, où les polythéistes se retrouvent à scier la branche sur laquelle ils sont assis. Quand nous employons le terme « négativé », trois choses peuvent être signifiées. Le premier type de négativité est une négativité esthétique. Si l’on considère par exemple un appareil photo analogique, chaque photo comporte son négatif. Ce revers peut contenir une dimension artistique, et n’a rien à voir avec la morale. Le deuxième type est la négativité morale inversée, au sens où c’est le monde qui associe la négativité au mal, cherchant de cette façon à l’enrayer. Le troisième type correspond à la négativité verbale. Il s’agit d’un « non », c’est-à-dire de la négation critique d’une pensée. Le terme positivité n’est pas à mettre en lien, pour sa part, dans le contexte de notre étude, avec un quelconque bien. Cette expression peut signifier un « oui », donc l’affirmation d’une proposition, ou peut revêtir le sens d’un positivisme, donc d’une croyance à la science, au progrès, à la raison ; un optimisme un peu niais. La positivité peut enfin être jointe à l’idée d’une exaltation esthétique, une réalité qui concerne la jouissance et le corps, donc tout l’Art. L’intérêt de notre mémoire réside en trois aspects. Il s’agit d’abord de considérer Augustin comme un écrivain et sa Cité de Dieu comme une peinture du siècle où il a vécu, 10 une fresque sociologique29. On a coutume de regarder l’évêque comme un théologien ou un philosophe issu de la culture du monde occidental. Il s’inscrirait dans l’histoire des idées, il aurait une responsabilité historique pour l’avènement religieux du Moyen Âge, il consisterait en une contribution pour les développements ultérieurs de la philosophie. Deux tendances peuvent être dégagées quant à l’appréhension de cet écrivain. On peut voir ce qu’il y a de philosophique en Augustin, son discours émanant de la Raison pour contrer paradoxalement les prétentions des tenants de la Révélation et de la théologie. Il semble que ce soit la perspective des straussiens30, qui appliquent tout autant cette méthode à Thomas d’Aquin, Maïmonide ou Al-Fârâbî31. Ce ne sera pas notre approche. On peut également considérer le Père tardo-antique comme un penseur issu de la Révélation et de la théologie pour contrer l’approche rationnelle et philosophique positive. Ce sera notre optique, pas dans un cadre théologique, toutefois, mais littéraire, où Augustin emploie une rationalité truquée, réversibiliste, et une philosophie du paradoxe. En émettant l’hypothèse qu’Augustin pourrait être un romancier – dépeignant la nature humaine toutes époques confondues –, on déplace le champ catégoriel vers de nouveaux schèmes d’analyse. Nous voulons pour notre part exploiter le contraste existant entre le fait que la Cité de Dieu soit une œuvre philosophique, un essai de pensée, et le fait d’appréhender ce même livre avec des paramètres uniquement littéraires. Les ondes de choc ainsi produites pourront faire émerger de nouvelles formes, non classiques, de sens. Nous reviendrons aux questions également, ainsi qu’aux problèmes, sans nous occuper des réponses ou des solutions envisagées par Augustin. Nous privilégierons les ouvertures aporétiques chez Augustin, quand ce dernier repose les grands problèmes, redéfinit les grandes questions. Nous chercherons à comprendre Augustin comme ce dernier s’est compris lui-même. Il conviendra d’étudier la critique de l’évêque pour ce qu’elle vaut en elle-même, indépendamment de la façon dont Augustin l’utilise à d’autres fins. Considérant que même les dix premiers livres de la Cité de Dieu ont une visée apologétique, malgré leur aspect littéraire marqué, c’est sur cet aspect que nous voulons nous concentrer pour, au pire, 29 P. Brown mentionne, dans son livre sur la vie d’Augustin à la page 398 : « La Cité de Dieu est un monument de la culture littéraire du Bas-Empire tout aussi caractéristique à sa manière que les Saturnales de Macrobe. » 30 Tels que décrits dans L. STRAUSS, La renaissance du rationalisme politique classique, Paris, Gallimard, 2009. 31 Ceci dit, les aspects bruts, purement révélationnels, des grands théologiens, penseurs, philosophes du Moyen Âge appellent une apologie pour leurs côtés aristocratiques et transcendants. 11 mettre en lumière tout un pan de l’esthétique augustinienne négligé par les commentateurs, au mieux, révéler une partie considérable du travail d’Augustin. Non content de voir en Augustin un sympathisant du monde de la littérature, nous voulons isoler en lui, parmi ses multiples facettes, l’écrivain de la négativité. Nous allons aborder la Cité de Dieu uniquement par ce qu’elle n’est pas, de la même façon qu’Augustin cherchait à convaincre les païens par l’absurde et la négative, c’est-à-dire en montrant les contradictions inhérentes au paganisme32. Ce que n’est pas la Cité de Dieu, c’est avant tout la Cité cosmique des dieux multiples chère à Varron ; l’histoire de la Rome terrestre n’est pas celle que Salluste raconte ; la politique de la République idéale n’est pas, en définitive, celle que Cicéron prétend être. Le troisième point qui définit la pertinence de notre étude mérite plus amples détails. Il ne s’agit pas d’actualiser Augustin, de montrer que sa pensée est moderne et qu’il est en avance sur son temps. Il ne s’agit pas, au surplus, d’appliquer à la Cité de Dieu des conceptions toutes contemporaines et qui seraient anachroniques, mais d’établir qu’en la prenant comme elle est, cette œuvre peut faire émerger de nouveaux signifiants pour peu qu’on modifie son point de vue. Nous allons démontrer qu’en l’abordant sous certains angles aigus, la Cité de Dieu peut témoigner d’une pensée extrême et oscillatoire. C’est donc cette vision des choses, cette façon non classique d’aborder la réalité qui revêt un intérêt pour nous aujourd’hui. Prenons un païen matérialiste, Augustin l’obligera par la pensée à se rendre jusqu’aux limites de son matérialisme, là où la contradiction pure, le flou quantique, règne. Et prenons un idéaliste, Augustin démontrera que derrière cet idéalisme se trouve en fait un matérialisme caché. Qu’est-ce que notre époque pense d’Augustin ? de la Cité de Dieu ? Il semble d’une part que les Confessions soient toujours davantage étudiées, une œuvre « étonnament moderne », « grandement en avance sur son temps », pour des raisons psychanalytiques notamment, et que, d’autre part, Augustin soit perçu comme un moyenâgeux, le personnage-type de la Grande Noirceur. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il en est ainsi depuis cinq cents ans, depuis la Renaissance qui correspond au rejet du présumé obscurantisme. Les diverses récupérations politiques ou schismatiques 32 P. BROWN, op. cit., p. 354 : « On ne pouvait pas l’ignorer, il fallait réfuter ouvertement le paganisme, et, parvenu à sa maturité, Augustin va s’attaquer finalement à cette tâche dans le grand ouvrage qu’est la Cité de Dieu. » 12 opérées par les théoriciens de la Réforme constituent une autre façon de rejeter l’œuvre et son orfèvre. Une société médiévale, organiquement augustinienne ou chrétienne, s’effritait sous l’influence de critiques italiens comme Lorenzo Valla. Augustin subit donc le même sort que la médiévité toute entière ; il est d’une part aboli, et d’autre part reconstruit artificiellement selon un autre mode. Quelque chose est perdue, ou bien l’organicité d’une civilisation, le réel, ou bien le rapport symbolique qu’entretiennent les différentes catégories d’êtres. Quelque chose est remplacée. Il peut s’agir de la mise en place d’une nouvelle structure de signes, d’une artificialisation d’un genre particulier et inédit, ou encore d’une réelisation du monde par la Technique et la Rationalité. Dans les deux cas, l’irréductibilité de l’écrivain n’a pas sa place. On cherchera à la détruire, ou bien à la singer. Quatre événements survenus dans l’Angleterre moderne nous servent ici pour illustrer ce point. La guerre des Deux-Roses, un conflit au sens traditionnel, opposait clairement et classiquement deux camps bien définis sur le plan politique, le parti de la rose blanche et le parti de la rose rouge, un roi et un antiroi. Pour contrer cet état permanent de violence, cette dualité guerrière qui avait tendance à se réitérer perpétuellement, la Glorieuse Révolution de 1689 trouva une solution originale ; reléguer le roi, cette figure immémoriale alliant sacré et violence, à un rôle symbolique, et redoubler holographiquement la dualité originelle en chambre, dans un parlement, où, au lieu de se balancer des projectiles meurtriers, les deux partis se lanceraient des chapeaux dans une forme simulée de la guerre et de la réelle-politique. Le nouveau système avait pour avantage de mettre un terme à la violence perpétuelle, cependant une chose était perdue : le réel. L’ancien régime avait pour désavantage de produire et reproduire la violence tout en conservant quelque chose de vivant : le sacré. Or cette parlementerie confrontant sans grands remous les Whigs aux Tories pouvait-elle prétendre à l’abolition totale du réel et de la négativité ? Seulement en apparences. Dans ce recouvrement total de la vie politique par une parodie bourgeoise et constitutionnelle, le Mal devait trouver ses voies pour rejaillir sous d’autres formes. Le Mal était lié à un rapport entre l’identité et l’altérité, dans l’opposition de deux camps objectivement définis. Ayant supprimé cette opposition classique en la résorbant artificiellement, la Glorieuse Révolution instaurait l’ère de l’uniformisation, les deux partis 13 étant dès lors clivés caricaturalement. Eu égard à cet état de globalité, le Mal passa dans la singularité, dans l’individualité et l’hapax. À peu près à la même époque que la Déclaration des droits surviennent au demeurant ce qu’on a baptisé la Conspiration des poudres (1605), le premier attentat terroriste d’Occident au sens moderne de l’expression, impliquant une bombinette posée par un dénommé Guy Fawkes, puis le Complot papiste, la première théorie du complot et la première attaque sous fausse bannière : en 1678, un individu isolé du nom de Titus Oates annonce avoir éventé une conspiration visant à assassiner le roi. Or le principe de réalité commence à se désagréger. On ne sait plus à qui attribuer la tentative de meurtre, à qui attribuer le Mal et l’altérité qui devient radicale. Aux protestants ? Aux catholiques ? Aux protestants voulant faire accuser les catholiques ? Aux catholiques voulant faire accuser les protestants ? À Titus Oates lui-même ? La Déclaration des droits impliquent donc un nouvel aménagement de l’ordre symbolique, où le factice s’étend à toute la vie quand le réel passe dans l’extrémité. La dichotomie actuelle entre le camp de la sécurité d’un côté et le camp du terrorisme de l’autre, le premier étant censé s’étaler au détriment du second, est donc fondée sur une aberration, parce qu’elle projette sur un monde post-classique des catégories traditionnelles n’ayant plus cours. Le terrorisme, c’est ce qui resurgit fatalement quand le sécuritaire prétend englober la réalité. Saint Augustin est un auteur rebutant, parce que Père de l’Église. De ses deux chefsd’œuvre, la Cité de Dieu apparaît comme la fresque la plus rébarbative, que l’on lit seulement en théologie, et même, dans ces facultés-ci, de moins en moins. Il fallait donc s’intéresser à ce qu’il y avait de plus revêche au sein même de la Cité de Dieu : la négativité. Si on sait lire, on pourrait découvrir qu’un auteur qui parle à partir du point de vue de Dieu, qui se met à la place de la cité de Dieu pour juger du terrestre aurait davantage de choses à nous apprendre, mais à l’envers. C’est ce que nous appellerons la pensée extrême, cet Au-deçà conceptuel qui sera graduellement défini et expliqué au fil de cette étude. Cet Au-deçà conceptuel est l’une des deux passerelles jetées entre la littérature à la théologie, l’autre étant la question du désir et son illustration à travers des personnages concrets et des scènes vives. 14 Le dernier élément à mentionner, c’est que, bien entendu, tout le monde est massivement et rigidement varronien, sallustien, et cicéronien aujourd’hui. Varronien parce qu’éclosent chez l’ensemble des gens tous les cultes non monothéistes, c’est-à-dire liés aux mystères du cosmique. Ces cultes ne sont pas nécessairement liés à des rituels néo-païens, mais culminent surtout dans une foi inébranlable en la science et en ses dogmes qui constituent toute une nouvelle mythologie, la nature objectivisée finissant par rejoindre les dieux païens. Sallustien parce qu’on associe certaines périodes de l’histoire au mal, d’autres au bien, au lieu d’entendre que le mal est intriqué dans la nature même de l’histoire. Les supposées bonnes périodes de l’histoire sont récupérées idéologiquement par les réformateurs politiques pour instaurer de nouveaux ordres terrestres. La situation se complexifie si l’on consirère le clivage récent entre l’histoire et la post-histoire. Cicéronien, enfin, pour la raison suivante qu’historiquement parlant, une fois que la religion, la transcendance et ses mystères furent évacuées, le sacré est tombé dans le politique à l’instar de ces anges chassés du paradis pour investir la terre, le politique devenant lui-même mystère comme le dénote si bien la religion citoyenne, Marx, etc. Les activistes de la Révolution française s’attribuaient des pseudonymes païens évoquant la Rome républicaine, et il n’y a aucune raison de croire que nous soyons sortis de cette mouvance à l’heure actuelle, le militantisme citoyen individualisé étant le premier mode d’existence. Le catholicisme, le Moyen Âge, la Transcendance, le monothéisme et Augustin nous servent de pivot littéraire, autrement dit de faire-valoir ou de repoussoir pour discerner le paganisme ancien qui s’identifie à la modernité parce que l’essence de cette dernière présente un retour à l’Antiquité gréco-romaine via ses deux grandes sources ; les Lumières grecques, le Droit romain. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder l’architecture des bâtiments parsemant le District de Columbia aux États-Unis. Loin d’être médiéviste, cette architecture est foncièrement antiquisante. L’identification circulaire entre le Moderne et l’Ancien, le Moyen Âge étant évacué comme un reliquat, n’est pas du tout obscure. C’est le discours global. Et c’est pour cette raison que le Moyen Âge doit être réhabilité par des documentaires, des reportages et des revues pour bien faire en sorte que son côté subversif soit brisé. Dire de quelqu’un qu’il est moyenâgeux (ou obscurantiste), c’est une insulte. Dire qu’il est classicisant, c’est un compliment ; un lettré éclairé. Avoir une grande culture théologique, épiscopale ou conciliaire, est étrange, biscornu de nos jours, mais avoir une 15 grande culture classique est bien perçu ; savoir ses classiques. On pourrait par exemple critiquer l’islam en adoptant le point de vue des Lumières, jamais en citant le concile de Nicée, d’Éphèse ou de Chalcédoine. Sur le plan de la méthode, il s’agissait d’abord pour nous de recenser toutes les attestations de Varron, de Salluste et de Cicéron dans la Cité de Dieu. Nous avons donc dû avoir recours aux travaux historico-critiques et aux outils d’analyse diachronique. Ensuite, il convenait de classer ces citations, ces occurrences, ces fragments et toutes ces références directes et indirectes aux trois auteurs susmentionnés. Fait à noter, lorsque nous citerons Augustin faisant lui-même référence à l’un ou l’autre des trois auteurs, nous mettrons la référence augustinienne en premier, suivie de celle découlant de l’arrière-texte, de l’intertextualité. Augustin emploie Varron pour parler de théologie païenne, mais aussi de philosophie et d’histoire. Nous avons conservé les fragments de Varron traitant uniquement de cosmologie religieuse. De ces attestations, il incombait de préserver surtout celles qui présentaient une discussion littéraire entre Augustin et Varron, une critique. La même technique sera préconisée pour Salluste. Ce dernier, ne traitant pas seulement d’histoire, émet aussi des idées philosophiques. Et quand il est employé pour construire de l’histoire, quelques fois Augustin rapporte de lui seulement des faits. S’il s’agissait d’une vision de l’histoire – notre sujet –, dès lors nous avons séparé les points d’accords et les points de désaccords pour nous concentrer surtout sur la négativité. Passant à Cicéron, nous avons découvert un nombre élevé d’attestations pour des sujets aussi divers qu’intéressants. Notre recherche, suivant son angle, pouvait sortir du travail d’exhaustivité sans finalité qui est celle de l’historien des textes, pour appréhender un moment particulier dans le cadre de toutes ces citations. Il sera question seulement des occurrences politiques, et en particulier des occurrences politiques où Augustin se sert de Cicéron pour en dégager la critique. Cette vaste enquête textuelle étant achevée, nous avons interprété les passages en nous servant principalement des outils de l’analyse synchronique. On peut imaginer, par exemple, une narratologie de la Cité de Dieu dans la mesure où nous considérons ou tâchons de considérer cette œuvre d’emblée comme un roman. Les personnages de ce roman sont les habitants de la cité terrestre en proie à leurs désirs, à leur amour d’eux16 mêmes. Varron, Salluste et Cicéron représentent un vaste pan de l’intertextualité augustinienne, l’Au-deçà textuel, sans doute négligé par les chercheurs, parce que l’accent était toujours mis sur la définition d’une théologie positive d’Augustin, sur la circonscription d’une théorie de l’histoire et d’une pensée politique, elles aussi positives. Quant à l’examen rhétorique des discussions littéraires présentes dans la Cité de Dieu, nous avons particulièrement regardé l’ironie augustinienne, dans la façon qu’a l’évêque d’argumenter, le paradoxe qui lui est cher, l’hyperbole et la tautologie. Nous avions à l’origine opté pour un titre on ne peut plus long et académique allant comme suit : « L’antipaganisme idéologique dans la Cité de Dieu : le témoignage négatif de Varron, Salluste et Cicéron. ». Après mures réflexions, il n’a pas été gardé, non pas qu’il exprime mal les choses, il est très clair ; le problème c’est qu’il est peu représentatif de l’angle avant tout littéraire avec lequel nous aborderons l’œuvre. La division du travail en trois sections nécessite plusieurs explications concernant l’ordre d’apparition desdits auteurs. Elle est influencée sans doute par les travaux d’Hagendhal, qui considère les différentes influences latines d’Augustin une par une en les encapsulant, en les isolant et en les traitant indépendemment. Si notre recherche s’apparentait à l’historico-critique, la succession des auteurs tiendrait uniquement compte de l’ordre alphabétique des noms, ou du nombre d’occurrences se rapportant à chaque personnage. Au lieu de produire une étude en fonction des trois noms et des trois sphères ou domaines d’étude s’y rapportant, nous aurions pu envisager de développer le corps de notre recherche en fonction de différentes thématiques, où les trois penseurs viendraient s’entrecroiser. Il s’agissait probablement, à l’encontre de cette approche-ci, de préserver la singularité des trois auteurs en les prenant séparément dans leur irréductibilité respective. Un grand respect est fait à la notion d’individualité auctorale. Mais si notre division en trois parties entraîne des redites, il faut se demander s’il s’agit réellement de répétitions ou si chaque auteur aborde les mêmes thèmes de manière différente. S’il s’agit d’évidentes redondances, la répétition de mêmes schèmes peut avoir une valeur s’il s’agit de concepts importants sur lesquels un accent particulier doit être mis. La répétition aura alors, dans cette perspective, une fonction didactique. 17 Il est coutume, chez les chrétiens, de commencer un traité du monde en débutant par Dieu, puis de montrer l’évolution de l’histoire des hommes pour prendre position en définitive sur les questions de morale et de vie en société. La Bible est ainsi faite. Le pentateuque commence par une théologie, celle de la Genèse – Au commencement Dieu…–, se poursuit avec une histoire représentée par les généalogies des patriarches, les récits noachiques et babéliens sans compter l’Exode, puis se stabilise avec un ensemble de lois et de prescriptions politiques, les Nombres, le Lévitique et le Deutéronome. La même structuration peut se trouver chez les païens. Hésiode écrit une théogonie avant de se consacrer à une œuvre traitant des hommes, Les travaux et les jours. Aristote considère que le domaine du sur-naturel – la métaphysique – concerne les choses premières, les causes théologiques à l’origine du monde physique, et Origène, à sa suite, rédige un traité des premiers principes. Plus près de nous, quelqu’un comme Michel Onfray, un païen, entend produire une somme philosophique en trois parties. La première s’intitule Cosmos et contient une réflexion sur l’origine de l’univers. La deuxième appelée Décadence témoigne d’une vision historique, et la troisième se voit nommée Sagesse ; ce dernier volet est consacré aux conceptions éthiques et politiques de l’auteur. C’est la prise en considération de ce schéma qui a fait en sorte que nous placions Varron en début de mémoire, considérant qu’il traite de la cosmologie, puis Salluste ensuite avec son histoire, pour terminer avec Cicéron et la politique. Cependant, cette situation peut très bien être inversée. Varron se demande à titre d’exemple, lors de la rédaction de ses Antiquités, s’il doit traiter premièrement des choses humaines ou des choses divines. Toutes réflexions faites, il choisit d’aborder d’emblée les choses humaines, sous l’influence vraisemblablement de l’évhémérisme et du rationalisme grec. Leo Strauss33, pour finir, choisit, dans la généalogie qu’il fait de la foi en la révélation, de placer les éléments dans l’ordre freudo-matérialiste que nous résumons ainsi : 1. Besoins de l’homme : société, sinon la société était irréductible : besoin de loi. (politique) 2. Besoin d’une bonne loi : critère premier de ce qui est bon : ancestral. La loi dépend des ancêtres : le père ou les pères. (histoire) 3. Supériorité absolue des ancêtres : êtres surhumains. (théologie) 33 H. MEIER, Leo Strauss : le problème théologico-politique, Paris, Bayard, 2006. 18 Voilà la véritable grille de lecture païenne dans les faits. Elle part de l’économisation de la psyché, d’un rapport aux besoins (qui n’existe pas). Il serait artificialiste pour un païen qui croit en la primauté du Moi, de ses besoins, de l’homme et de sa cité, de commencer un traité par les choses divines puisqu’il place l’homme au centre du monde, suivant une perspective humaniste. Pour un païen, le Moi engendre des désirs librement et indépendemment du désir des autres individus, alors que dans la réalité, ce sont les désirs arbitraires de la collectivité qui engendrent le Moi. Il faudrait donc placer au début de la suite structurelle des éléments non pas les besoins, mais une logique toute autre impliquant des réversibilités, du potlatch, des jeux de tensions, des défis et contre-défis, des rapports symboliques voire sacrificiels, en un mot : du religieux. La façon avec laquelle nous avons organisé notre mémoire constitue donc la transposition légèrement ironique de l’ordre des choses chrétien sur l’ordre des choses païen. Mais les païens eux-mêmes pourraient opter pour cette structure – théologie, histoire, politique – en ne s’apercevant pas de la contradiction. Là est tout l’intérêt. La contradiction est la suivante à savoir que, dans le paganisme, c’est l’homme qui écrit l’histoire, qui crée les dieux, à la base, pour servir la cité. Donc, à la fois tout pointe vers l’Homme et la Cité en tant que finalités, les chrétiens ayant raison à ce niveau-là de mettre la politique en fin de traité, mais en même temps, tout commence avec l’Homme, le Moi, qui crée l’histoire artificiellement, celle du Moi, puis qui invente les dieux pour alimenter sa psychologie dont il faut cacher l’existence. L’histoire sert à justifier la politique ; la théologie est utilisée elle aussi pour justifier la vie de la cité. Si tout est organisé en fonction de la politique, alors pourquoi ne pas commencer un traité par la politique comme le fait à juste titre Leo Strauss ? Varron commence de ce fait avec les choses humaines, les cultes institués par l’homme et par la cité, puis il poursuit avec les choses divines, les cultes institués par les dieux. En fait, nous avons voulu montrer que, du point de vue d’Augustin, tout commence chez les païens par une fausse théologie, qui justifie ensuite une vision de l’histoire toute artificielle laquelle, elle-même, vient cautionner une politique trompeuse34. En fait, tout commence avec l’Homme et la Cité, appréhendés de façon tautologique, et cette contradiction prend de l’ampleur au fur et à 34 J. SCHEID, Religion et piété à Rome, Paris, Albin Michel, 2001, p. 175 : « Pourquoi alors étudier séparément la religion et les institutions politiques ? Par commodité sans doute, et parce que cet aspect de la réalité romaine révèle avec une force particulière les structures de la cité : n’oublions pas que sur un plan hiérarchique le religieux prime et fonde le politique. Si l’on saisit ces ambiguïtés, la moitié du chemin est faite. C’est déjà beaucoup. » 19 mesure que sont gravis les échelons vers une conception large des actions humaines à travers l’écriture de l’histoire, puis une théologie. La religiosité n’apparaîtrait, chez les païens, que pour justifier l’action humaine. Pour être honnête, il faudrait qu’ils écrivent un traité de l’Homme, du Moi, et non qu’ils cherchent à dissimuler leurs conceptions anthropocentriques par de fausses structures divines. 20 VARRON OU LE REVIVALISME POLYTHÉISTE Introduction À en croire Augustin, le polymathe Varron serait représentatif des valeurs et des croyances ayant cours au quatrième siècle. Pour l’évêque ainsi que pour de nombreux païens, le Sabin Varron incarnerait la synthèse et l’apogée de la pensée religieuse antique, le polythéisme35. C’est donc une éminence négative ou positive, tout dépendant du point de vue duquel on se place, mais c’est une éminence. Varron était déjà un néo-païen à son époque, au premier siècle avant Jésus-Christ, puisqu’il envisageait de revitaliser cette religion en mauvaise santé. Varron pose la question du réel de la religiosité, question que ne pouvaient pas se poser les adeptes du paganisme issus du passé romain lointain. Les pratiquants très anciens du polythéisme n’étant pas conscients de la « réalité » de leurs cultes, en conséquence, cette religion n’existait pas au sens idéel du terme. Les conceptualisations, les définitions, les verbalisations et les fines distinctions peuvent être vues comme concommitantes, non avec l’émergence d’une réalité sous-jacente, mais avec sa disparition. Les admirateurs de Varron, au temps d’Augustin, sont donc, malgré le barbarisme du terme, des post-néo-païens. Varron est enseigné dans les écoles païennes comme un classique, suivant la Tradition grammaticale. Si le paganisme auquel Varron voulait redonner ses lettres de noblesse était peu pratiqué en son temps36, à plus forte raison, à l’époque d’Augustin, il n’a pas de vie réelle. Il n’est qu’intellectuel et esthétisant. Augustin répond plutôt, dans sa critique, non pas à des incarnés du paganisme, mais à des intellectuels nostalgiques. Ces esthètes, ou bien affluent en Afrique du Nord en tant que réfugiés après la prise de Rome, ou bien correspondent à d’anciens amis païens de l’évêque d’Hippone. S’il se trouvait, parmi les participants aux grandes festivités païennes, non seulement des incultes, mais encore une poignée de lettrés, il se pourrait que les dits d’Augustin s’adressent également à ces gens. Les chrétiens paganisants, lettrés ou non, doivent finalement être pris en compte lorsque l’on énumère les destinataires auxquels écrit 35 A. NESCHKE, « La cité n’est pas à nous. ‘‘Res publica’’ et ‘‘civitas’’ dans le XIXème livre du ‘‘De Civitate Dei’’ d’Augustin d’Hippone », in La ‘‘Repubblica’’ di Platone nella tradizione antica (M. Vegetti et M. Abatte éd.), p. 223 : « Pourquoi Varron ? Parce que le penseur romain, témoin de la fin de l’évolution de la philosophie hellénistique, a veillé à la résumer et à la systématiser. » 36 Précisons : non les grands festivals, mais les indigimenta, le culte des « petits dieux ». 21 l’évêque37. Il convient de se méfier d’une confusion qui pourraît naître suite à ce type de propos concernant la notion de paganisme intellectuel. Ce type de reliosité est réel au sens où il implique des personnes et des croyances partagées, notamment au Ve siècle, mais il sonne faux dans la mesure où il est rationalisé et conscientisé. Le polythéisme livresque ou abstrait est donc à la fois vivant et non vivant, contrairement au polythéisme festif qui prévaut toujours organiquement dans les rues et les amphithéâtres. Varron a commencé sa carrière à titre de militaire et de politicien, puis s’est consacré, pour le restant de sa vie, aux études, se rapprochant en définitive de Jules César à qui il dédie ses Antiquités. La conquête des Gaules est à Jules César ce que la domination des lettres est à Varron, une vaste entreprise. Toutefois, la plupart des écrits les plus importants du plus grand savant de l’Antiquité, éminent tant sur le plan théologique que philosophique et historique, est perdue, et ce n’est que par l’entremise – ou presque – de la Cité de Dieu que sa pensée, notamment ses Antiquités, nous est parvenue. Les Antiquités, Varron et la connaissance qui en dépend nous sont accessibles surtout par le prisme déformant d’Augustin. Ce qui pourrait poser problème dans un travail d’historico-critique n’en représente pas un pour nous puisque c’est à l’interprétation et à la manipulation des sources faite par Augustin à des fins littéraires que nous nous intéressons. Les citations, les occurrences, les attestations de Varron ne sont pas déformées en elles-mêmes – les chercheurs s’entendent là-dessus –, mais sont ordonnées dans le but de dire autre chose. 37 Mentionnons à cet effet le sermon Mayence 62 édité par F. DOLBEAU, Augustin d’Hippone ; vingt-six sermons au peuple d’Afrique, Paris, Institut d’Études Augustinienne, 2009, p. 348 : « Parmi les païens, dont le nombre est en diminution, l’orateur distingue deux catégories. Il y a d’abord (§ 1-9) ceux qui sont en train de fêter le Nouvel An en jouant aux dés et en s’enivrant, et qui incitent trop de mauvais chrétiens à se mêler à leurs débauches. […] Ces païens-là doivent être gagnés à la foi par le jeûne, les prières et l’exemple des vrais chrétiens. Mais il est aussi des païens lettrés, critiquant les superstitions des simples fidèles et capables de présenter l’idolâtrie sous une forme épurée. À partir du chapitre 10, Augustin leur consacre l’essentiel de son discours, car ils sont des adversaires redoutables, contre qui il entend prémunir les chrétiens et qui sont à vaincre non seulement par la prière ou le jeûne, mais encore par des arguments intellectuels. » ; p. 362 : « Sur la religion païenne, Mayence 62 rassemble beaucoup d’informations (surtout aux § 17-24), qui recoupent en général la matière de la Cité de Dieu. Naguère encore, on estimait qu’Augustin luttait contre des moulins à vent, en critiquant un paganisme désuet ou défunt. La théologie des éléments qu’il réfute ici correspond, grosso modo, à une thèse platonico-stoïcienne, vulgarisée en latin par Varron. Mais pourquoi en rejeter a priori l’influence au Ve siècle ? Pourquoi ne serait-ce pas la doctrine que des savants, désireux de justifier le polythéisme ancestral, auraient opposée aux chrétiens ? » ; p. 363 : « Combien d’allusions au paganisme vivant ont-elles ainsi disparu des sermonnaires médiévaux ? ». 22 Augustin emploie Varron dans trois moments littéraires clés de la Cité de Dieu. Il s’en sert au livre XVIII, d’une part, comme réservoir de faits historiques fiables qu’il ne remet pas en doute. Augustin dresse un tableau de l’histoire terrestre surtout à partir de Varron, où il n’y a pas d’ambiguïté du point de vue d’Augustin sur la pertinence des informations rapportées par le Réatin. Ce sont des faits. Au livre XIX, d’autre part, Augustin utilise encore Varron, pour parler de philosophie. Enfin, aux livres IV, VI, VII voire VIII, Augustin entreprend la critique du Réatin, ou encore la critique du paganisme en se servant de Varron. Il est peut-être malaisé de discerner la théologie dite naturelle de la philosophie elle-même, étant donné que Varron associe la religion des philosophes à la connaissance. Nous verrons éventuellement ce qu’il en est de cette répartition. Il conviendra également de dissocier la critique de Varron de celle du paganisme par l’intermédiaire du Réatin. Toutes réflexions faites, nous avons délaissé un pan de la recherche par rapport aux liens qu’entretiennent Augustin et Varron. Loin d’être inintéressant, ce domaine nous aurait entraîné dans l’analyse de détails qui à leur tour nous auraient éloigné de notre sujet à savoir la critique et la mise en lumière des contradictions inhérentes au paganisme. C’est que, dans sa démarche rhétorique, Augustin à la fois dénonce les illogismes propres à la pensée antique gréco-romaine, à la fois cherche à montrer, pour convaincre les païens auxquels il s’adresse, que leurs auteurs même pensent et parlent comme lui. Ceci entraîne Augustin dans des déformations partisanes, puisque pour montrer que les auteurs païens pensent comme lui, il n’hésite pas à forcer l’ordre des idées pour le faire correspondre à sa vision propre. Ce travail visant à détricoter les schèmes est donc laissé par nous aux techniciens de l’analyse diachronique, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de critique, ici, mais de ce que nous avons appelé une accointance cachée ou forcée entre Augustin et ses auteurs classiques de référence. La pensée du Réatin forme une structure à double hélice. Elle s’écartèle entre deux pôles de même que la pensée de Cicéron que nous verrons plus loin. Le premier pôle est nostalgique, populiste et conservateur ; le second est progressiste, élitiste et scientifique. Cette vision à double détente était déjà présente chez Scaevola et correspondait à peu de choses près aux deux orientations premières opposant les traditionalistes de Caton aux 23 philhellènes de Scipion38. Si le grand pontife et théoricien de la religion Scaevola optait pour un conservatisme rigide eu égard à la théologie, Varron, plus nuancé, essayera de concilier les tendances conformistes aux avancées de la science. Il importe de chercher à connaître un peu la pensée de Varron indépendamment du prisme augustinien dans un premier temps pour ensuite montrer comment cette vision est utilisée par Augustin sur le plan littéraire. Varron conçoit le monde, sur le plan horizontal, comme présentant deux tendances opposées, mais réconciliables, par oscillation. Sur le plan vertical, par ailleurs, ce sont à trois degrés théologiques que nous avons affaire, le premier étant la religion des poètes ou théologie mythico-théâtrale, le deuxième correspondant à la religion des temples ou théologie civile, le troisième s’instituant dans les salons privés ou les jardins : c’est la religion des philosophes ou théologie naturelle. L’ordre peut varier suivant le degré d’importance que l’on attribue à chaque religiosité, l’une étant en premier, l’autre en troisième, mais la pensée de Varron est une tension. Elle n’est pas construite comme un système qui va du moins au plus, du pire au meilleur. Si l’on exclut la religion des poètes à laquelle Varron, de concert avec son prédecesseur Scaevola, offre un crédit relatif, peu ou pas d’importance, on obtient deux théologies en tension qui correspondent aux deux pôles susmentionnés. Autrement dit, la théologie civile, celle des temples, est passéiste, traditionnaliste et politisée ; la théologie naturelle, celle des philosophes, est aristocratique et avant-gardiste. Avant de consacrer des chapitres aux trois divisions théologiques, nous chercherons dans trois chapitres préliminaires à préciser les liens étroits qu’entretiennent Augustin et Varron, et notamment quant à l’utilité politique des livres de Varron. Le point fondamental concernera l’inversion systématique et négative, formulée par Augustin, des deux pôles varroniens. Cette inversion doit être bien comprise avant d’aborder les parties associées aux trois théologies parce qu’elle permet de trancher entre un double discours et une duplicité, entre une oscillation et une contradiction. On trouvera néanmoins, avant l’examen des trois théologies, une section traitant de la récupération du fait religieux à des fins politiques. 38 Voir J. SCHEID, Religion et piété à Rome, p. 130-142. 24 De l’inutilité des livres de Varron Quand Varron vise l’utilité par l’écriture de sa vaste somme théologique païenne que sont les Antiquités, il a premièrement en tête une utilité politique : le redressement moral de l’État romain. Deuxièmement, son œuvre peut être utile pour la jouissance intellectuelle. Selon lui, la revitalisation de Rome passera par la religion. Les prochains siècles romains seront religieux ou bien ne seront pas, et sur ce point, il ne se trompe guère, hormis peutêtre sur la nature de la religiosité qui adviendra. En tant que philosophe, Varron est typiquement romain, c’est-à-dire engagé. Il met l’accent sur des questions pratiques, tout en ne négligeant pas la contemplation. Il est proche de Cicéron. Pour étayer son point de vue, Varron donne deux arguments dont il est difficile d’évaluer la teneur. En partant de son premier pôle de pensée, populiste et traditionnaliste, exotérique et public, Varron affirme qu’il a écrit pour éviter que les dévots ne se trompent de dieux lors de leurs rituels, qu’ils ne demandent de l’eau à Liber et du vin aux nymphes39. En mettant ainsi de l’ordre dans les cultes, le but est de favoriser la piété populaire indispensable au maintien civil, ordre politique qui pour Augustin n’en est pas un. Évidemment, Augustin va le prendre à revers, en lui remémorant par la littérature son second pôle de pensée, rationaliste, ésotérique et privé. Quid ? ipsa numinum officia tam uiliter minutatimque concisa, propter quod eis dicunt pro uniuscuiusque proprio munere supplicari oportere, unde non quidem omnia, sed multa iam diximus, nonne scurrilitati mimicae quam diuinae consonant dignitati ? Si duas quisquam nutrices adhiberet infanti, quarum una nihil nisi esam, altera nihil potum daret, sicut isti ad hoc duas adhibuerunt deas, Educam et Potinam : nempe desipere et aliquid mimo simile in sua domo agere uideretur40. C’est par ironie qu’Augustin confronte le Varron objectiviste avec le Varron nostalgique pour faire la critique du Réatin parce qu’on verra qu’en bout de ligne, il rejette 39 AUGUSTIN, La cité de Dieu, IV, 22 et VI, 1 ; VARRON, Antiquités, I, fragment 5 (Agahd). AUGUSTIN, La cité de Dieu, VI, 9 : « Eh quoi ? ces fonctions des dieux morcelées de façon si mesquine et si minutieuse pour la raison qu’il faut les invoquer chacun d’après son office propre, et sur lesquelles, sans tout dire certes, nous avons déjà beaucoup parlé, ne s’accordent-elles pas à la bouffonnerie des mimes plutôt qu’à la majesté des dieux ? Si quelqu’un donnait à un enfant deux nourrices, l’une chargée de le faire manger seulement, l’autre de le faire boire seulement, à la manière de ceux qui ont affecté à cette double fonction deux déesses, Educa et Potina, on le prendrait pour fou assurément et comme jouant la comédie dans sa maison. » 40 25 les deux Varron. C’est encore par ironie qu’Augustin en appelle à la majesté des dieux pour dévaluer ce qu’on a coutume d’appeler les « petits dieux ». La majesté des dieux n’existant pas chez Augustin, ce dernier ne fait que confronter Varron à Varron. Donc Varron a en tête un projet politique lorsqu’il écrit sa somme, mais c’est par un argument pseudo-religieux qu’il essaie de justifier cette œuvre. Cette conception de la religiosité ne peut pas être parfaitement authentique, le projet étant autre qu’un projet parfaitement spirituel41. L’entreprise de Varron peut être considérée comme parfaitement spirituelle, mais au sens spirite, c’est-à-dire occultiste, du terme. Cette mystique, en définitive, n’est absolument pas incompatible avec les visées sociales du Sabin, mais les explique, les fonde et les justifie, le spirituel immanentiste appelant l’abstraction utopique du social. Mais si Varron entend s’adapter aux préjugés de la foule et tenir compe de la coutume dans le but de réformer l’État, nous verrons que cette conception participe elle aussi, à sa manière, de l’abstraction utopique du social. Il faudrait ajouter le nom de Varron à la suite des deux penseurs cités à la fin de cette affirmation de Neschke : « Pourtant, comme nous chercherons à le montrer, Augustin n’est pas un réformateur politique comme Platon et Cicéron42. » Ailleurs, lorsqu’il parle d’un point de vue rationaliste, Varron n’admet pas véritablement les dieux si ce n’est dans une perspective symbolique. En somme, d’une part il y a un projet de réforme morale ou étatique derrière la perspective religieuse apportée par Varron, d’autre part, Varron croit plus ou moins à ces mêmes dieux. Il met plutôt sa confiance dans une nature mystique et sacrée sous-tendant les diverses personnifications divines. On pourrait noter également, d’emblée, une forme d’utilitarisme de la religion où le spirituel est instrumentalisé pour acquérir des biens matériels (eau et vin) et alimenter une logique de l’amour de soi. Les Romains entretiendraient dès lors un rapport économique 41 Il est néanmoins dit, dans l’article de L. DESCHAMPS, « Varron et le sacré », Bulletin de l’association Guillaume Budé, 3, 1990, p. 290 : « On a parfois vu dans les œuvres de celui que A. Wlosok a nommé le théologien de la religion romaine païenne davantage de mobiles patriotiques ou de curiosité d’archéologue que de sentiments religieux profonds. » ; p. 293 : « Nous devons admettre que Varron reconnaît l’existence de certaines forces mystérieuses à l’œuvre dans le monde et qu’il a par conséquent selon la définition que nous avons posée en commençant un certain sens du sacré. […] Il reconnaît qu’il y a dans le monde des choses extraordinaires qui ne peuvent s’expliquer que par l’action de forces non humaines. » ; p. 294 : « La vie qui met en jeu des forces incompréhensibles ne peut s’expliquer que par le sacré. La nature est remplie de sacré, tous les peuples sont d’accord là-dessus, quels que soient les noms qu’ils utilisent. ». 42 A. NESCHKE, op. cit., p. 221. 26 dans une perspective de profit égotique avec les dieux. Ne pas servir les dieux en euxmêmes, mais les servir dans la mesure où ils offrent quelque chose en retour, mais ceci nous éloigne. Peut-être devrions-nous parler d’échange symbolique, de cadeaux somptuaires, de dons et de contre-dons. Varron apporte une seconde raison, un second argument semblable à celui susmentionné pour justifier la rédaction de ses Antiquités. Il s’agit d’un parallélisme établi entre les hommes et les dieux. Dans une cité, les hommes doivent savoir comment s’appelle un charretier, où le trouver, et ce qu’il répare. De la même manière, aux dires du Réatin, les hommes doivent savoir comment se nomment les dieux, où sont leurs lieux de cultes, et ce qu’ils offrent en retour du rite qui leur est consacré43. C’est un argument qui, également, est formulé à partir d’un point de vue traditionnaliste nostalgique, la piété populaire, aussi naïve soit-elle, servant au bon fonctionnement du Monde romain. On pourrait noter un certain anthropomorphisme, qui par ailleurs est critiqué d’un point de vue rationaliste par le même Varron à un autre endroit dans son livre, lorsqu’il change de posture pour être toujours en oscillation, et jamais dans la statique. Sa position consiste en un effort difficile mené pour concilier l’héritage polythéiste des ancêtres aux progrès galopants de la science. Varron est persuadé qu’on peut rééduquer la population, qu’on peut guérir l’irréligiosité des gens dans le but de voir éventuellement renaître un État fort et pieux, la religion étant le ciment du social. Lehmann le dit en ces termes : « C’est donc bien dans un esprit de réaction contre la détérioration du patrimoine religieux romain que Varron composa ses Antiquités divines44. » Varron croyant plus ou moins, en privé, aux dieux, Augustin lui fait dire : Cum uero deos eosdem ita coluerit colendosque censuerit, ut in eo ipso opere litterarum suarum dicat se timere ne pereant, non incursu hostili, sed ciuium neglegentia, de qua illos uelut ruina liberari a se dicit et in memoria bonorum per eius modi libros recondi atque seruari utiliore cura, quam Metellus de incendio sacra Vestalia et Aeneas de Troiano 43 44 AUGUSTIN, La cité de Dieu, IV, 22 ; VARRON, Antiquités, I, fragment 5 (Agahd). Y. LEHMANN, Varron théologien et philosophe romain, p. 158. 27 excidio penates liberasse praedicatur ; et tamen ea legenda saeculis prodit, quae a sapientibus et insipientibus merito abicienda et ueritati religionis inimicissima iudicentur45. Le salut de l’État romain dépend, aux dires de Varron, de la préservation d’une essence religieuse païenne intriquée au social, ce qui le place, lui, dans une position paradoxale, en tant que théoricien de la religion, et plus ou moins pratiquant. Pour le dire comme Hagendahl : « At the same time, he pursued a religious and patriotic object, to save and recommend the established religion46. » Mais il y a plus. Les païens de l’époque d’Augustin accusaient la religion chrétienne de venir corrompre la religion romaine par une sorte d’athéisme47 entretenu vis-à-vis les dieux traditionnels alors que la religion romaine était déjà déclinante depuis longtemps, comme en témoignent les inquiétudes de Varron en son temps. Ce qui s’est passé historiquement, c’est que, d’une part, les livres de Varron, étant une forme intellectuelle ou non vivante de religiosité, n’ont pas pu éviter la fin du paganisme institutionnel, et que, d’autre part, ces livres ont été perdus, les invasions barbares n’y étant pas pour grand-chose, étant donné que l’indifférence maintenue à l’égard du polythéisme venait de l’intérieur et datait déjà d’il y a fort longtemps. Considérons la distinction entre le beau (ou l’agréable), le vrai et l’utile. Ce qui intéresse et motive Varron dans l’écriture de ses Antiquités, c’est avant tout l’utile, l’aspect moral et politique. Fortin le mentionne ainsi : « Varron défendait la théologie civile non parce qu’elle est vraie mais parce qu’elle est utile. Il ne l’acceptait pas lui-même et ne prenait pas ses dieux au sérieux48. » Varron a tout de même une attirance pour le vrai. Il veut que les rites soient non pas irrationnels, mais liés d’une certaine manière, par symbolisme, à la science et aux progrès de la philosophie naturelle. L’agréable l’intéresse dans la mesure où le renouvellement religieux ne peut pas être uniquement froid et objectif, aniconique – 45 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VI, 2 : « Mais il honorait ces mêmes dieux, il estimait leur culte indispensable au point de déclarer dans son œuvre qu’il redoute de les voir périr, non par une invasion d’ennemis, mais par l’indifférence de ses concitoyens. C’est de cette ruine qu’il prétend les sauver, en les évoquant au moyen de ses livres et en les gravant dans la mémoire des hommes de bien ; et il croit leur être ainsi plus utile que Metellus sauvant de l’incendie la statue de Vesta et qu’Énée soustrayant les pénates à la destruction de Troie. Et pourtant il livre en lecture à la postérité des choses que sages et insensés jugent dignes d’être rejetées. » 46 H. HAGENDAHL, Augustine and the Latin Classics, p. 609. 47 L’athéisme est employé dans ce mémoire comme concept générique nonobstant l’historicité du terme. 48 E. L. FORTIN, « Saint Augustin 354-430 », in Histoire de la philosophie politique (L. Strauss éd.), p. 209. 28 comme dans la théologie naturelle –, mais doit tenir compte des engouements de la population en général pour le plaisir, et s’y adapter. Ainsi, Pépin écrit que « […] pour être à la fois respectable et efficace, la théologie civile devra emprunter le sérieux de l’une (la naturelle) et le charme de l’autre (la poétique), avec toutefois une préférence pour celle des philosophes à cause de son utilité morale […]49. » Varron n’est donc pas énormément critique face à l’anthropomorphisme et aux représentations sensualistes des dieux. Dans la mesure où le côté agréable de la religion ne s’enlise pas dans le théâtre, mais est transcendé civiquement dans le temple, Varron l’accepte. C’est en ce sens qu’Augustin cite Varron en ces termes : Physicos dixit utilitatis causa scripsisse, poetas delectationis50. Varron raisonne donc en Romain. Les physiciens, autrement dit les philosophes de la nature qui devraient normalement se piquer de contemplation, sont plus portés vers l’utile que vers le vrai ; ils s’apparentent pour cette raison à des moralistes. Finalement, Varron est motivé par le beau dans son écriture, un latin de qualité, puisqu’il s’adresse à la postérité. C’est un fin grammairien. Toutefois, ce que l’on retiendra de lui, c’est davantage son savoir et sa culture globale. On décernera plutôt la palme du style à Cicéron. C’est Lehmann qui résume le mieux l’objectif de Varron lorsque ce dernier écrit ses livres. C’est ainsi que la dénonciation des insuffisances et des limites du polythéisme, l’interprétation symbolique des principales divinités qui le composent, mais également le questionnement relatif à leur efficience réelle ou supposée, à leur localisation proche ou lointaine, à leur sollicitude ou à leur indifférence envers les hommes, à leur représentation figurée – avec, en toile de fond, le débat sur les mérites comparés de l’anthropomorphisme et de l’aniconisme culturels – sans oublier le plaidoyer en faveur d’une restructuration du panthéon officiel (à travers notamment une classification hiérarchique des dieux) constituaient autant d’aspects d’une problématique théologique dont l’enjeu véritable n’avait pas échappé au Réatin51. S’il n’y a rien à redire quant à la véracité de ces descriptions, en revanche, des difficultés surviennent lorsqu’il s’agit de juger de la pertinence des écrits de Varron. Dès lors, les chercheurs ne s’entendent pas. On peut trouver chez Lehmann des sentences telle que « Varron tranche par le sérieux de ses engagements et la force tranquille de ses 49 J. PÉPIN, « La théologie ‘‘tripartite’’ de Varron », Revue des études augustiniennes, 2, p. 273. AUGUSTIN, La cité de Dieu, VI, 6 ; VARRON, Antiquités, I, fragment 54 a, 60 (Agahd) : « Il a du reste ajouté que ‘‘les physiciens ont écrit pour être utiles, les poètes pour être agréables’’. » 51 Y. LEHMANN, op. cit., p. 142. 50 29 convictions52. » ou encore « Pareillement, assurément, il n’est pas douteux que de connaître les dieux ne soit utile si l’on sait dans quel cas chaque dieu a force, compétence et pouvoir53. » Pépin est exactement dans cette ligne d’opinion tandis que Fortin se range davantage du côté d’Augustin, nous aussi par ailleurs. Le sérieux et la conviction, c’est précisément ce qu’Augustin dénote comme manque chez Varron, en citant d’ailleurs celuici comme penseur préconisant le doute, un sceptique prudent. Varron s’adonne à l’encyclopédisme, à la muséologie. C’est un antiquaire sérieux. Le fait de savoir la fonction de tel ou tel dieu n’a d’utilité que littéraire, le littéraire étant ici compris comme intellectualité. C’est en ce sens que nous parlons de galerie littéraire, au sens d’une galerie d’art, où l’on glace les œuvres du passé, les noms des dieux oubliés et les anecdotes qui leur sont associées, mais aussi d’une grotte sise dans le texte augustinien. Osons une spéléologie de la Cité de Dieu. Subsiste un argument, notamment repris par Boyancé, Pépin et Scheid54, qui consiste à dire que Polybe, Scaevola et Varron ne pouvaient pas être des machiavéliques cherchant à instrumentaliser la religion pour asseoir et conserver un pouvoir politique puisqu’ils recherchaient véritablement le Bien de la cité. Si on ne peut douter de l’honnêteté, de l’intégrité et de la probité de ces hommes, en revanche, un bémol peut être appliqué à la notion de Bien politique. Les pontifes avaient en tête la vertu citoyenne, mais cette vertu pouvait très bien, sans qu’ils le sachent eux-mêmes, camoufler des vices tel un manteau de Noé. En ce sens, les théoriciens du religieux travaillaient consciemment, en toute bonne foi, au maintien de la morale civique, mais œuvraient inconsciemment, sans le savoir, pour la perpétuation multiséculaire du Mal. 52 Ibid., p. 30. Ibid., p. 159. 54 J. SCHEID, Religion et piété à Rome, p. 132-133 : « Par ailleurs, comme Pierre Boyancé et Jean Pépin l’ont montré, la pensée de Mucius n’est nullement machiavélique. En effet, puisque la référence fondamentale du système religieux public n’est pas la vérité philosophique, mais l’utilité politique – c’est-à-dire le bien de la cité ! –, il est normal que le grand pontife raisonne en termes politiques. D’autre part, il ne conteste nullement le fait religieux comme tel, mais écoute exclusivement l’intérêt public. » ; p. 135 : « Loin d’être ‘‘machiavéliques’’, Polybe, Scaevola, et plus tard Cicéron et Varron, analysaient la religion romaine, élément central du consensus civique, avec une grande acuité. Quel besoin avaient-ils d’ailleurs de faire preuve de cynisme, puisque le système religieux existant, accepté par la grande majorité des Romains, consacrait le rôle hégémonique de l’élite romaine ? ». 53 30 Du double discours en matière de religion Toute la question, concernant les rapports qu’entretiennent Augustin et Varron, est de savoir si Varron fait montre d’un double discours, prononcé en tension, ou d’une duplicité. Varron cherche à articuler deux pôles positifs de la pensée : le mos maiorum, un conservatisme sain, et le rationalisme, une recherche libre et scientifique. La stratégie rhétorique d’Augustin consiste non seulement à inverser les deux pôles, à faire dire à Varron en privé ce qu’il dit en public et vice-versa, mais encore à prendre ces deux points de vue, ces deux tendances à revers. Cette méthode, Augustin l’applique minutieusement et systématiquement, et les exemples sont innombrables. C’est seulement à la condition de comprendre cette tension que nous pourrons par la suite examiner les trois degrés de théologie posés par Varron. Ce dernier appuie sur deux curseurs à la fois, ce qui génère une difficulté pour l’appréhension de sa pensée. Lehmann a montré très exactement le nœud de ce problème. Nous voilà parvenu au cœur même de la problématique philosophico-religieuse de Varron. D’une part en effet son rationalisme méthodique et sa conviction de la supériorité de l’intelligence l’empêchait d’acquiescer aux superstitiones du vulgaire comme aux pseudorévélations des cultes orientaux et orgiastiques. D’autre part il mesurait l’impact social de la vieille religio : il savait qu’elle représente un des fondements de l’harmonie civique et invitait ses compatriotes à la pratiquer d’une manière très rigoureuse et très soutenue. Ainsi s’affirme la double tendance – conservatrice et moderniste, traditionaliste et progressiste, qui caractérise l’attitude du Réatin en face de la religion. Contradiction ? Inconséquence ? En réalité, comme le montre le débat sur la meilleure des théologies possibles (la politique et la philosophique) ou encore celui des mérites comparés de l’anthropomorphisme et de l’aniconisme culturel, Varron se refuse de trancher : son esprit hésite entre une approche affective, sentimentaliste, passéiste du sacré et une approche réfléchie et raisonneuse. Preuve de la permanence et de la continuité d’une pensée qui recherche la vérité en tâtonnant, à mi-chemin de l’idéalisme pur et du réalisme le plus froid et le plus calculateur55. Cette tension ne sera jamais abordée en tant que telle par Augustin, car il figera Varron dans l’un ou l’autre de ces extrêmes pour par la suite les intervertir. Mais il y a quelque chose dont Lehmann ne tient pas compte dans son analyse quand il parle d’impact social de l’antique religion comme base d’une harmonie civique, c’est que ce n’est pas 55 Y. LEHMANN, op. cit., p. 373-374. 31 nécessairement vrai. Pour voir dans quelle mesure cette vieille conception du sacré est source d’une stabilité de l’État, il faut faire de l’histoire, et c’est précisément à cette tâche qu’Augustin se dédiera quand il citera Salluste. On le verra56. Mais si Varron se refuse à choisir entre deux visions, préconisant une oscillation permanente, Augustin tranchera pour lui. Quand Varron prendra le parti de la théologie civile, de la nostalgie et du respect des ancêtres, Augustin le mettra en contradiction avec ses propos sur la théologie naturelle, et quand le Réatin défendra la philosophie, le progressisme, la science, Augustin lui présentera ce qu’il disait précédemment sur l’engouement pour les dieux et le conservatisme. C’est l’une des clés essentielles pour appréhender la critique augustinienne du système théologique de Varron. Il en est ainsi parce qu’Augustin considère indifféremment les deux pôles de la pensée païenne ; il peut donc les intervertir indifféremment. Il s’agit en fait d’un seul bloc, l’échafaudage païen. De même que deux étoiles rapprochées apparaissent comme deux étoiles lorsqu’on est proche, plus on s’éloigne, selon le principe de distanciation, plus les deux étoiles ont tendance à apparaître comme une seule grosse étoile. Augustin est en désaccord avec Varron sur le fait que la vieille religio était source du maintien civil dans le passé, mais relativement parlant, il dit que cette antique religiosité était peut-être moins nuisible dans le passé que le paganisme ultra-décadent de son époque. Le polythéisme générait peut-être un petit peu moins de désordre dans le passé qu’en son temps. Quant au second pôle, le rationalisme, Augustin est en désaccord d’une certaine façon avec lui, et d’une autre façon, il est plutôt d’accord. Il s’agirait d’une tentative louable de pensée, mais qui cacherait en fait quelque chose d’autre. Derrière la philosophie idéaliste ou rationaliste se profile en fait un matérialisme. Si nous nous concentrons sur les désaccords, Augustin rejette indifféremment les deux tendances. Pour Varron, comme pour 56 Si l’on considère J. SCHEID, Religion et piété à Rome, p. 133 : « a) Polybe ne parle pas ici de la religion au sens philosophique, mais de la religio, du culte public. Cette institution il l’admire parce qu’elle fonctionne (6, 56, 7 : ‘‘C’est à cela que Rome doit sa cohésion’’ […]. » ; p. 135 : « a) Tous les documents nous montrent que le système religieux fonctionnait de façon satisfaisante, et la meilleure preuve en est fournie par la participation active et spontanée de tout le peuple, l’élite comprise, au culte public. C’est également la raison pour laquelle l’élite, qu’elle voulût réactiver le culte ou non, entendait conserver le système religieux existant. ». La question n’est pas de savoir si la vieille religio fonctionnait – il est évident qu’elle était opérationnelle –, mais de savoir sur quoi était fondée la cohésion, et ce fondement ne peut être qu’une logique sacrificielle préconisant à intervalles réguliers sa victime réconciliatrice, bref le Mal. 32 Cicéron d’ailleurs, il existe un discours applicable au grand nombre, exotérique, et un discours applicable au petit nombre, ésotérique, et c’est la prudence qui empêche de confondre ces deux sphères. Ego ista conicere putari debui, nisi euidenter alio loco ipse diceret de religionibus loquens multa esse uera, quae non modo uulgo scire non sit utile, sed etiam, tametsi falsa sunt, aliter existimare populum expediat 57. Parce que si les ruraux apprenaient ces vérités scientifiques, ils n’en feraient pas un bon usage, donc il est préférable que ces gens-là restent pieux et tranquilles, même si leur piété appelle de faux objets. Pour Augustin, il s’agit d’une prétendue sagesse et le discours païen public, propre au forum, n’est pas plus valable que le discours privé, apanage des salons. Ce qui fait qu’en les immisçant, non seulement on ne déroge pas à la prudence, mais encore on sous-pèse leur mérite respectif, c’est-à-dire la nullité des deux pôles qu’il convient de rejeter en bloc, même si la vieille religio est sans doute moins néfaste que la présente, et même si le rationalisme constitue une tentative louable, mais fausse, d’approcher la vérité. La vieille religio n’a jamais représenté l’un des fondements de l’harmonie civique, bien au contraire, montrera Augustin, elle cautionnait pratiquement le cannibalisme et les meurtres rituels. En sont témoins chez les païens eux-mêmes cette histoire de Necronomicon déterré dans un champ et la lettre d’Alexandre à sa mère58. Un fermier romain découvre en labourant son lopin une Loi des démons, une révélation très ancienne sur la vraie religion païenne des ancêtres. Le paysan apporte ce document à Rome pour le montrer au pontife qui décrète que tout ce qu’il y a dans ce livre est tellement horrible qu’il faudra le détruire. Ailleurs, c’est Alexandre le Grand qui écrit une lettre à sa mère pour lui révéler ce que le grand-prêtre égyptien lui a transmis, à savoir que les dieux sont des morts qu’on a déifiés. Alexandre décide en définitive de brûler la lettre, dont le contenu paraît trop embarrassant. 57 AUGUSTIN, La cité de Dieu, IV, 31 ; VARRON, Antiquités, I, fragment 55, 10 b (Agahd) : « On pourrait croire que c’est là pure conjecture de ma part, si Varron, parlant des pratiques religieuses, ne déclarait ouvertement dans un autre passage qu’il y a nombre de vérités dont il est inutile que le peuple soit instruit, et nombre d’erreurs qu’il est avantageux pour lui, malgré leur fausseté, de prendre pour des vérités. » 58 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VIII, 5 ; VIII, 27 ; VII, 35 ; pour cette dernière référence, voir VARRON, Logistoricon, fragment 4 (Cardauns). 33 Le scientifique, le philosophe de la théologie naturelle, a lui aussi ses défauts. C’est l’homme-dieu, autotranscendant, comme le laisse entendre Fortin : « En tant qu’homme à la recherche d’une connaissance indépendante, le philosophe est fondamentalement fier et il refuse de devoir son salut en dehors de lui. Toute son entreprise est motivée en dernier ressort par le souci de son propre éloge et de l’admiration de soi59. » Sa cosmologie présente aussi de sérieux problèmes de cohérence interne, et de logique, comme nous le démontrerons ailleurs. Mais c’est surtout que la société est déviante et disharmonieuse par nature. Il n’y a pas de restauration possible sur le plan terrestre, en passant par l’humain et ses moyens. Platonopolis n’est qu’une apparence de cité idéale, parce qu’encore et toujours terrestre. L’expression « Platonopolis » apparaît ici pour des raisons génériques, et non historiques, le terme étant plutôt associé à Plotin venant deux siècles après la mort de Varron60. Voyons donc quelques exemples où l’on a un discours double, sage, pondéré, prononcé par Varron et renversé polémiquement par Augustin. Le caractère double qui est chez Varron une pondération devient chez Augustin une duplicité. C’est uniquement en se mettant du point de vue de la Transcendance qui lui donne la distanciation critique nécessaire qu’Augustin peut apercevoir ces contradictions internes du paganisme. Les païens ont les yeux collés sur leur propre fresque. Apparaît tout d’abord la tension entre la théologie civile et celle des philosophes. Varron accepte par souci politique la religion des temples. Il s’agit de son discours public, mais en privé il préfère la religion naturelle et les études cosmologiques. Augustin saisit cette contradiction qui n’en est pas une – c’est plutôt une oscillation –, et la retourne en faisant dire en public ce que Varron dit en privé, et en privé ce qu’il clame en public. Le peuple reçoit donc un discours rationaliste aberrant pour lui, et les élites se voient inondées de superstitions fantasques. Les élites sont plongées dans un pandémonium de rites 59 E. L. FORTIN, op. cit., p. 212. J. SCHEID, op. cit., p. 141 : « Varron est allé jusqu’à confesser que s’il devait un jour créer (entendez : ex nihilo) une cité, il lui donnerait un culte (public) déterminé par la raison philosophique : ‘‘[…] s’il avait à constituer à nouveau la cité, il consacrerait les dieux et leurs noms d’après une règle tirée plutôt de la nature’’ (fr. 12, éd. Cardauns) ; mais comme il se trouve à Rome, qui demeure inséparable de sa tradition cultuelle, Varron ne peut qu’adhérer à la religion de la cité telle qu’elle existe : ‘‘seulement, comme il faisait partie d’un vieux peuple, il a cru devoir conserver l’histoire des noms et des surnoms reçus des anciens, telle qu’elle lui était transmise ; et son but en l’écrivant et en l’examinant est de porter le peuple à honorer les dieux plutôt qu’à les dédaigner’’ (fr. 12, éd. Cardauns). » 60 34 absurdes, le peuple vient souiller Platonopolis. L’évhémérisme – la théorie scientifique selon laquelle les dieux sont des humains morts déifiés – et le xénophanisme – la critique rationaliste de l’anthropomorphisme d’un dieu affichant des yeux et une bouche – se retrouvent donc servis au peuple qui n’en a que faire. Les philosophes vont faire des mimes dans les théâtres, des simagrées religieuses. Il existe une aporie entre la convention et la nature. Pour fonder une nouvelle société ou améliorer l’État, comme le désire Varron, on doit tenir compte de la convention parce que la nature seule comme étalon de mesure représente un danger puisque le peuple n’y est pas accoutumé, ce qui pourrait conduire à des débordements de violence et d’excès. C’est du moins l’opinion de Scaevola. Le meilleur exemple est la Révolution française – en essayant de nous garder de l’anachronisme –, quand en voulant fonder un nouveau gouvernement seulement sur la nature ou la raison, les élites, physiciens et philosophes politiques, ont provoqué les pires boucheries. La modération, c’est ce que préconise le Réatin, mais Augustin n’entendait pas fonder une nouvelle société (terrestre) ni même améliorer l’État civil (temporel). Car, comment le temporel peut-il améliorer le temporel ? Son travail visait plus au niveau du cœur, du spirituel. Augustin n’admet ni la convention, la loi des hommes pour les hommes, ni la nature, les législations d’un dieu-cosmos. C’est donc Varron seul qui doit se débattre avec tout ceci en redoublant de sophistication. Augustin rejette et la « nature » et les institutions humaines, mais par un petit jeu rhétorique, il se plaît à inverser les termes, à les mettre en contradiction les uns vis-à-vis les autres, négativement, pour les voir s’effondrer, comme le démontre ce passage. Naturale autem a ciuile uelle discernere quid est aliud quam etiam ipsum ciuile fateri esse mendosum ? Si enim illud naturale est, quid habet reprehensionis, ut excludatur ? Si autem hoc quod ciuile dicitur naturale non est, quid habet meriti, ut admittatur ? Haec nempe illa causa est, quare prius scripserit de rebus humanis, posterius de diuinis, quoniam in diuinis rebus non naturam, sed hominum instituta secutus est61. 61 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VI, 5 : « Mais vouloir séparer la théologie naturelle de la civile, n’est-ce pas simplement avouer que même la civile est mensongère ? Car si la première est vraiment naturelle, qu’a-t-elle de répréhensible pour être exclue ? Et si la seconde appelée civile n’est pas naturelle, quel titre peut-elle avoir pour être admise ? La raison en effet pour laquelle Varron traite d’abord des choses humaines puis des divines, c’est que dans ces dernières, il s’est conformé non à la nature, mais aux institutions humaines. » 35 Augustin ne parle donc plus comme Varron en discernant l’utile et l’inutile, mais en déterminant le vrai et l’erroné. Politiquement parlant, ce serait dangereux, peu sage voire inutile de ne pas considérer les coutumes déjà existantes dans le but de réformer l’État. Ce ne serait pas moral non plus de ne considérer que les coutumes existantes, étant donné qu’elles comportent un certain nombre de vices et d’absurdités. Fortin ajoute et confirme : Il (Varron) prend en considération […] la nécessité pratique de s’adapter aux opinions et aux préjugés du grand nombre ou, ce qui revient au même, l’impossibilité pratique d’établir un ordre politique fondé entièrement sur la raison ou sur la nature. […] Sa théologie civile étant le résultat d’un compromis entre la nature et la convention, on peut dire qu’elle occupe une position intermédiaire entre la théologie mythique, qui exige trop peu de la plupart des hommes, et la théologie naturelle, qui leur demande trop62. Le projet de Varron étant d’établir un ordre politique (terrestre), ce qui est exactement le contraire du projet d’Augustin, le théologien pagano-romain agit effectivement avec prudence en conciliant préjugés populaires et spéculations sur la nature, mais c’est une prudence truquée ou dangereuse, le but étant la pérennité de l’ordre temporel, c’est-à-dire du mal et de la déchéance associée au Cosmos d’Après-Éden. Derrière l’idéalisme païen, on retrouve le matérialisme, sous le Bien, le Mal. Quand Augustin défend la politique terrestre et l’ordre familial, au livre XIX de la Cité de Dieu, il cherche un moindre mal, une souveraineté-association vis-à-vis les pouvoirs en place, mais il ne propose pas l’institution civique comme solution au péché originel, au Mal radical et aux immoralités transcendantes. Ce qui est vrai, dans la Cité de Dieu, n’est pas nécessairement ce qui est intéressant, le vrai pouvant correspondre à l’exhaustivité philologique du texte. Au reste, ce qui est intéressant peut correspondre à une partie de ce qui est vrai, or nous voulons rechercher ce qu’il y a de plus intéressant et de meilleur, d’où l’accent mis sur telle ou telle partie aux détriments de quelques autres. Une autre dichotomie concerne les hommes, créatures des dieux, et les dieux, créatures des hommes. Varron commence son livre en partant des choses humaines, des cultes institués par l’homme et la cité, puis il progresse vers les choses divines, les rituels 62 E. L. FORTIN, op. cit., p. 209-210. 36 supposément établis par les dieux à coups de révélations. En commençant ainsi par des cultes institués par l’homme, fondés par la cité, Varron laisse entendre que les hommes créent les dieux – une certaine forme d’évhémérisme ; il laisse entendre que la politique précède la théologie. Les hommes s’unissent d’abord dans une cité, puis donnent un sens à leur cité en l’associant à des divinités. La cité engendre le fait religieux. Varron donne un argument : à l’instar du peintre et de la peinture, de l’architecte et de l’architecture, il convient de présenter d’abord le créateur humain, puis ensuite sa création divine, d’essence politicienne. […] quos tamen rerum diuinarum libris se dixit scribendi ordine merito praetulisse, sicut pictorem tabulae pictae, sicut fabrum aedificio, apertissime confitens, quod etiam istae res diuinae, sicut pictura, sicut structura, ab hominibus institutae sint63. Varron justifie ceci par le fait qu’il entend parler non pas de toutes les choses, mais uniquement des choses romaines. Ainsi, Rome est une cité fondée par les hommes avant tout. Le point de vue philosophique ou scientifique veut que les dieux soient créatures des hommes. Mais afin de réformer l’État, Varron doit tenir compte également du point de vue déjà en place, à savoir que les hommes soient créatures des dieux. La coutume veut que les dieux précèdent la cité, la raison détermine que la cité précède les dieux64. Varron tient compte des deux points de vue et tente de les concilier. Il choisit de commencer par la cité pour ensuite s’adapter aux préjugés populaires. Il aurait pu commencer par le préjugé populaire pour finir avec les lumières philosophiques. C’est d’ailleurs ce qu’il fait d’une certaine manière. L’important pour lui était de mettre les deux points de vue en tension. La religion que Varron conçoit, au surplus, n’est pas universaliste ou cosmique, mais patriotique et nationaliste ; elle doit servir les avancements d’une cité en particulier. Pour Augustin, cette religion qui ne concerne pas le cœur ou le spirituel toutes catégories confondues ne peut pas être vraie. Également, lorsque les hommes créent les dieux, ces politiciens deviennent eux-mêmes de petits créateurs, de petits dieux qui implosent dans l’autoréférentiel. Hagendahl commente ainsi : 63 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VI, 4 ; VARRON, Antiquités, I, fragment 4 (Agahd) : « [Quand il s’applaudit d’avoir fait passer en second lieu les livres relatifs aux ‘‘choses divines’’], comme on met le peintre avant le tableau et l’architecte avant l’édifice, il avoue en toute clarté qu’à la manière de la peinture et de l’architecture, les choses divines sont d’institution humaine. » 64 La raison augustinienne stipule qu’il s’agit d’une seule et même approche immanentiste. Pour Augustin, le transcendant précède la cité. Caïn fonde une cité, la première du monde, où il se collectivise à la suite de l’homicide d’Abel. S’il est pardonné individuellement pour son meurtre, en revanche, la société terrestre naît, avec ses cycles sacrificiels, où il faut jouer et rejouer parodiquement l’assassinat primal dans l’espoir falsifié d’un salut. 37 The real point at issue is this. To Varro religion is, as Jaeger says, ‘‘primarily one of the basic forms in the social life of the human society’’; he takes a view merely of Roman religion, trying to interpret it in a rationalistic sense in conformity with the conceptions of the philosophers. To Augustine, ‘‘it is inconceivable that any true religion should be restricted to a single nation’’65. Varron veut jouer justement sur le fait que la religion constitue la base du social pour guérir l’État. Varron classe aussi parmi les choses divines les jeux scéniques qu’il sait pourtant, en tant que philosophe éclairé, être d’obédience humaine. Il pose ce choix en voulant respecter la tradition des aïeux. Ce respect, chez Varron, maintenu pour des raisons politiques, se transforme en mensonge prêté au Réatin sous la plume d’Augustin. Le rapport politique entre l’utile et l’inutile est transféré sur le plan d’un rapport philosophique entre le vrai et le faux. Varron place les choses humaines avant les choses divines, et Fortin de déclarer : « En adoptant un tel ordre, Varron laissait entendre que les dieux de la cité n’existaient pas indépendamment de l’homme mais étaient eux-mêmes les produits de l’esprit humain. Cela, dit Augustin, est le secret de son livre66. » Évidemment, le livre de Varron n’a pas de secret et Augustin en fait une lecture ésotérique, très personnelle et très subjective, dans le but de convaincre les païens en disant que même leurs auteurs pensent comme lui. En lisant mieux Varron, on découvrirait que ce dernier a laissé des traces, des lapsus, des contradictions très visibles visant à confirmer Augustin, mais ceci n’est pas vrai. Si secret il y a, c’est uniquement un projet de réforme morale qui se concrétise dans une adaptation faite aux préjugés du grand nombre. Varron met en tension l’aniconisme et l’idolâtrie. S’il préfère l’aniconisme culturel qui est plus proche de ses convictions philosophiques élitistes, il n’en respecte pas moins, pour des raisons politiques, l’anthropomorphisme religieux qui est l’apanage de la masse. En inversant les termes, on obtient un discours qui entache l’élite d’anthropomorphisme vulgaire et qui suggère au peuple sensuel des vérités aniconiques qu’il ne comprend pas. Allait-il, dans l’esprit même de la foi cosmique à laquelle il adhérait, défendre et illustrer la thèse de l’aniconisme culturel des origines ou, au contraire, fidèle en cela au mos maiorum, 65 66 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 615. E. L. FORTIN, op. cit., p. 209. 38 exalter les vertus du polythéisme anthropomorphique de ses pères ? Force est de constater que ces deux postulations antagonistes coexistent dans la pensée du Réatin et qu’elles inspirent tour à tour, selon l’optique choisie, ses analyses religieuses les plus fines67. Cette prudence des anciens, cette oscillation et cette pondération, Augustin n’en tiendra jamais compte puisqu’il n’aime ni l’un ni l’autre des deux pôles de la pensée classique. « Rejetant d’emblée toute idée de contradiction interne chez le Réatin, ils (les critiques modernes) voient plutôt dans son attitude une volonté de concilier respect de la tradition religieuse de Rome et ouverture à la spiritualité naturelle des philosophes68. » En coinçant Varron dans l’un ou l’autre des deux pôles mentionnés précédemment – le traditionalisme ou le rationalisme –, Augustin utilise le théologien romain païen dans son combat pour détruire les engouements persistants des nostalgiques vis-à-vis la vieille religio, mais aussi pour critiquer les prétentions des philosophes de la nature, en les entachant de superstition. Derrière la philosophie de la nature, idéaliste et pure, en fait il y a la religion païenne, matérialiste et sensualiste. Un sensualisme qui s’ignore. Il utilise aussi comme levier la pensée idéaliste des païens, même s’il n’y croit pas, pour critiquer l’anthropomorphisme grégaire. Augustin joue Varron contre Varron. Notes sur la noble supercherie La noble supercherie, appelée ailleurs la théorie des mythes, est une notion stipulant que, parce que le mythe conduit à des actes de bravoure et d’héroïsme, il doit être promulgué même s’il est faux. Son contraire est l’absence de théorie : parce que les gens ne croient en rien, ils n’agissent pas, et à plus forte raison, ils n’agissent pas de façon chevaleresque. Dans son projet qui vise à réformer la société et à lui redonner une santé, Varron aborde la théorie des mythes positivement, avec entrain. Le Réatin fonde la société sur des mythes, une poésie actionniste, toute sorte d’ascendances sublimes. On pense immédiatement au destinataire de ses ouvrages, l’aristocrate César dit « fils de Vénus ». De même le clergé qui entretient la diffusion de mythes au sein de la populace serait un bon atout pour le maintien et la bonne forme de l’État civil. Donc, dans la perspective où 67 68 Y. LEHMANN, op. cit., p. 184. Ibid., p. 79. 39 Varron veut sauver, mais aussi guérir l’État, il propose le projet d’une noble supercherie, en associant ces deux termes antagonistes : l’élitisme et le mensonge. Sed utile esse ciuitatibus dicit, ut se uiri fortes, etiamsi falsum sit, diis genitos esse credant, ut eo modo animus humanus uelut diuinae stirpis fiduciam gerens res magnas adgrediendas praesumat audacius, agat uehementius et ob hoc impleat ipsa securitate felicius. Quae Varronis sententia expressa, ut potui, meis uerbis cernis quam latum locum aperiat falsitati, ut ibi intellegamus plura iam sacra et quasi religiosa potuisse confingi, ubi putata sunt ciuibus etiam de ipsis diis prodesse mendacia69. La théorie des mythes, c’est l’utilisation ou la récupération de l’obscurantisme religieux à des fins socialistes. L’action y précède le sens dans la mesure où l’important, ce n’est pas vraiment le pourquoi de l’agir, mais la possibilité de l’agir. Varron luttait peutêtre contre l’enrichissement d’une poignée d’individus fourbes au détriment des avancées collectives glorieuses70. Nous avons dit que ce qui apparaissait chez Varron comme un double discours devenait chez Augustin un mensonge prêté au Réatin. Si le mensonge constitue l’interprétation extrême de Varron, en revanche lui prêter une bonne foi absolue constituerait un autre extrême. Dire que Varron est honnête, c’est faire fi du souci qu’il a de s’adapter aux préjugés de la foule en vue de stimuler la politique. Ce dont Augustin ne tient pas compte, quand il accuse le Réatin d’imposture, c’est la volonté qu’a ce dernier de concilier l’héritage religieux antique avec les avancées de la science. Augustin coince Varron dans un pôle particulier de pensée, en omettant de dire ce que Varron écrit ailleurs et qui vient nuancer, en adoptant un autre point de vue, ou plutôt en lui remémorant par la littérature ce qu’il dit ailleurs et qui vient contredire la thèse précédente. Varron se situe probablement quelque part entre la falsification intégrale, celle que lui prête Augustin quelques fois, et l’honnêteté absolue, celle que lui prêtent certains commentateurs 69 AUGUSTIN, La cité de Dieu, III, 4 ; VARRON, Antiquités, I, fragment 24 (Agahd) : « Il dit pourtant qu’il est avantageux pour la cité que les hommes supérieurs se croient fils de dieux, même si c’est faux. Car alors, sur la foi de sa descendance divine, l’esprit humain conçoit des projets plus audacieux, les mène avec plus d’énergie et dès lors aussi, fort de sa sécurité, les réalise avec plus de succès. J’ai rendu de mon mieux, à ma façon, cette pensée de Varron : on voit quel large champ elle ouvre à l’imposture. Elle nous fait comprendre que bien des rites prétendument religieux ont pu être inventés du jour où l’on a cru que les mensonges à l’égard des dieux étaient utiles aux citoyens. » 70 J. SCHEID, op. cit., p. 138-139 : « On pourrait dire qu’il y avait désormais à Rome deux ou plusieurs cités (celle des Syllaniens ou celle des Marianistes, celle des Césariens ou celle des Pompéiens…) qui se définissaient chacune par son culte. […] les partisans de César ne reconnaissaient pratiquement plus les auspices et les augures, contrôlés par un collège augural acquis à l’adversaire, ils n’ont vraisemblablement ‘‘jamais violé le cérémonial que César dirigeait en tant que grand pontife’’. ». 40 modernes. Aussi, Augustin prétend à plusieurs endroits que, si Varron a été à ce point contradictoire, c’est pour permettre une lecture ésotérique qui viendrait corroborer implicitement la pensée de l’évêque. Le discours caché de Varron, celui que les païens en lisant mal ne verraient pas, serait finalement la bonne lecture à faire et qui serait celle d’Augustin. Si l’on se place dans une perspective où importent les questions d’utilité ou d’inutilité, ainsi, comme dit Pépin : « […] non seulement il (Varron) souscrit à l’héroïsation des hommes illustres du passé, mais il concède que, aujourd’hui encore, la perspective de la divinisation, même illusoire, peut susciter, dans les cœurs épris de gloire, une ambition bienfaisante […]71. ». Le but est uniquement politique. Augustin rejette les deux tendances, la politique et la scientifique (païenne), mais fait semblant d’en adopter une pour critiquer l’autre, et vice-versa. Il montre ainsi les contradictions inhérentes au paganisme. […] sic et homines principes, non sane iusti, sed daemonum similes, ea, quae uana esse nouerant, religionis nomine populis tamquam uera suadebant, hoc modo eos ciuili societati uelut aptius alligantes, quo similiter subditos possiderent72. Pour Augustin, aucune imposture ne peut prétendre à la noblesse. Au surplus, il s’agit d’un projet terrestre, où l’homme entend sauver l’homme par l’homme. Les citoyens deviennent dès lors subjugués par la cité des hommes qui est un État temporel. La seconde alternative de Varron, qui est un pôle objectif – la philosophie naturelle –, Augustin ou bien n’en tient pas compte, préférant coincer le Réatin dans sa première démarche, ou bien l’utilise ironiquement pour contrer la première approche. La philosophie naturelle des païens ne conduit pas à enflammer ses passions vers des destins héroïques. On parle alors d’absence de théorie. Sans la noble supercherie, sans la théorie des mythes, sans cette trame artificielle, mais ô combien salutaire dans l’esprit de Varron, qui permet d’agir, on assiste à une sorte d’encroutement bourgeois. Le noble mensonge est utile au peuple et aux hommes politiques tandis que l’absence de théorie, autrement dit le scepticisme et la distanciation critique, est profitable à quelques philosophes dont faisait 71 J. PÉPIN, op. cit., p. 275. AUGUSTIN, La cité de Dieu, IV, 32 ; VARRON, Antiquités, I, fragment 60 (Agahd) : « […] ainsi des hommes de haut rang qui furent loin d’être justes, mais semblables aux démons, persuadaient aux peuples sous le nom de religion comme véritables des opinions qu’ils savaient vaines ; ils les enchaînaient ainsi, pour ainsi dire, plus parfaitement à la société civile, afin de les subjuguer par les mêmes moyens que les démons. » 72 41 partie Varron, du moins dans la seconde partie de sa vie. La philosophie naturelle, chez les Grecs, ne conduisaient pas à l’action politique, mais à la contemplation. Chez les Romains, la philosophie naturelle se doit d’avoir un accent moraliste et politique. Varron était un intellectuel entouré de livres, et comme le dit Augustin : […] qui tam multa legit, ut aliquid ei scribere uacuisse miremur ; tam multa scripsit, quam multa uix quemquam legere potuisse credamus […]73. Dans la mesure où l’intellectuel pèse différentes idées ou philosophies, il n’en choisit pas une, il est sceptique, il ne croit pas, il est toujours ouvert à une idéologie nouvelle, au changement, il est donc impropre à l’action qui nécessite une croyance ou une conviction quelconque. Varron conseille donc le noble mensonge pour César, pour les hommes politiques et pour le peuple de la cité, mais il s’en dispense d’une certaine manière pour lui-même. Il y a donc une tension et un paradoxe résidant en la personne même de Varron. Cette problématique concerne le philosophe qui se doit de prendre une distance critique par rapport à la société dans laquelle il vit, tout en s’impliquant dans cette dernière politiquement. On pourrait imaginer une sorte de va-etvient entre les deux tendances. Cette oscillation entre deux pôles positifs devient chez Augustin une contradiction parce qu’il rejette les deux alternatives indifféremment. Varron, quand il s’adapte aux préjugés populaires pour faire de la politique met à mal sa position de sceptique, de théoricien dégagé. Et quand il parle du haut de sa chaire contemplative, Augustin l’inonde des superstitions desquelles il faisait grand cas précédemment, en prenant un autre point de vue. Le philosophe païen se doit d’entretenir toujours quelques rapports avec la cité, en étant politisé sans pour autant s’engager politiquement. Et s’il sort de la cité pour établir une relation avec le cosmique, la nature, ce n’est que pour mieux retourner aux affaires des hommes. Nous pourrions poser dès lors cette hypothèse que, pour Augustin, le cosmique et la cité représenteraient les deux revers d’une même médaille, l’amulette du Païen. Pour complexifier la donne, Augustin ajoute au surplus que les païens disent inconsciemment la même chose que lui, ce qui nous entraîne dans des dédales rhétoriques. 73 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VI, 2 ; VARRON, Antiquités, I, fragment 2 a (Agahd) : « […] lui qui a tant lu qu’on s’étonne qu’il ait trouvé le temps d’écrire et qui a tant écrit qu’on a peine à croire que personne l’ait jamais lu en entier […]. » 42 La question des poètes dans la cité : une escroquerie Ce que nous découvrons progressivement, à travers cette étude, c’est l’immense pouvoir de négativité que recèle la pensée d’un auteur chrétien, lorsqu’on la lit autrement, c’est-à-dire lorsqu’on en fait une lecture littéraire en émettant l’idée d’une Transcendance renversée qui est un puits, un trou noir infini excavé dans le cosmique. L’astrophysique moderne parle à cet effet de singularité. Augustin aborde la question des poètes dans la cité en partie avec Varron, mais aussi et surtout, comme nous le verrons, avec Cicéron. Nous avons fait fi d’un large pan de la pensée augustinienne concernant les auteurs païens et qui correspond à l’accointance cachée ou forcée entre lesdits auteurs et Augustin, la lecture ésotérique qu’il en fait pour démontrer, dans le but de convaincre les païens, que leur pensée et la sienne ne sont pas contradictoires, mais s’équivalent si l’on sait lire mieux, plus profondément et entre les lignes. Là-dessus Augustin se contredit, use de sophistique, car autant il souhaite démontrer cet accord tacite, autant il cherche à faire la critique des livres polythéistes. L’évêque d’Hippone force donc les choses en disant que Varron et lui sont d’accord pour éjecter les poètes de la cité, comme le préconisait Platon. Le Réatin, dans les faits, conserve une grande admiration pour la mythologie polythéiste et le théâtre ou la poésie qui en émane. Ce que Varron projette de faire, à la vérité, c’est de moraliser la poésie païenne, la purifier, la blanchir et l’expurger de toute négativité. Varron est un hygiéniste du mythe. C’est le temple qui structure civilement la religion des poètes, et c’est la philosophie naturelle qui donne un sens aux dieux, en les associant à des éléments d’ordre cosmique. Pour Augustin, non seulement Varron n’est pas assez sévère vis-à-vis la religion des poètes – il aurait pu être moins concessif, moins indulgent, moins complaisant –, mais encore la théologie civile qui est censée ordonner l’autre n’est qu’une façade, une illusion moraliste. D’une part, l’évêque poussera le mal, la matérialité et la sensualité jusqu’à ses confins extrêmes où prévaut le renversement, d’autre part il critiquera le Bien païen, l’apparence morale montrant que le vice se profile par derrière. La théologie des poètes, qui est entachée de mal, de contradiction, de vices et d’immoralités doit être blanchie et ordonnée pour culminer dans la théologie civile. C’est le devoir du clergé païen inhérent à 43 la cité que de voir au fonctionnement ordonné de la mythologie païenne. Augustin s’affairera à retourner Varron contre Varron. Rejetant indifféremment les deux théologies que sont la mythique et la citoyenne, il prendra donc ironiquement parti pour l’une dans le but de critiquer l’autre, et vice-versa. Pour défaire les prétentions à la moralité qu’entretient la religion des temples, Augustin entend faire l’éloge ironique de la théologie des théâtres, d’une part, et éclabousser la morale des temples dans un second temps avec du matérialisme. […] ubi si qua uelut honesta geruntur in templis, coniuncta sibi theatrorum obscenitate turpantur, et quaecumque turpia geruntur in theatris, comparata sibi templorum foeditate laudantur74. L’avantage qu’offre la théologie des poètes, qui est le mal, c’est le réel, le vrai. Il n’y a pas d’hypocrisie. On pourrait bien se demander au nom de quoi, de quel fondement, Varron condamnerait, s’il entendait véritablement condamner, cette théologie de l’adultère, du vol et du mensonge prêtés aux dieux. Ce vis-à-vis quoi Augustin répondrait que, si Varron désirait la condamner au nom de la théologie civile, il déplacerait le problème dans la religion des temples qui, elle-même, serait alors entachée de vices. […] non frustra histriones ludicris artibus fingunt deorum quae tanta est turpitudinem, sed plane frustra sacerdotes uelut sacris ritibus conantur fingere deorum quae nulla honestatem75. Le mal est ce qu’il est. Il ne cache rien. Il n’y a rien en-dessous. Le mal est univoque dans sa réalité. On pourrait arguer que la théologie mythique n’est pas que le mal attribué aux dieux, mais c’est toujours et surtout les vices des dieux qui font rire, amusent et attirent le public dans les théâtres. Si Augustin faisait une simple critique des jeux scéniques, sans en faire un éloge paradoxal comme il le fait, il ne serait pas original dans son examen de la question. Il se rangerait finalement du même côté que tous les penseurs classiques, que ce soit Platon, Scaevola, Cicéron ou Varron. Augustin défend donc de façon purement rhétorique les dieux immoraux pour contrer les prétentions à une morale illusoire, un bien artificiel. Pour ceux qui ne voient pas ceci, Lehmann leur montre la chose en ces termes : « C’est méconnaître l’ironie d’un saint Augustin, qui se plaît 74 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VIII, 5 : « […] où enfin, ce qui peut rester d’honnête dans le temple étant souillé par sa compromission avec les turpitudes du théâtre, tout ce qui se commet d’infâme dans le théâtre mérite louange en comparaison des vilenies du temple. » 75 Ibid., VI, 7 : « […] les histrions ont quelques excuses d’employer leur talent à représenter les turpitudes si grandes des dieux ; mais les prêtres n’en ont aucune quand ils essaient par des rites prétendus sacrés, de prêter à ces dieux une honnêteté qu’ils n’ont pas. » 44 toujours à valoriser des dieux dont il condamne par ailleurs la nature immorale 76. » Avec leur prétendue morale, les Romains entrent en contradiction avec eux-mêmes. Varron classe également les jeux scéniques parmi les choses divines, comme nous l’avons déjà mentionné subrepticement auparavant, ce qui pose un problème. Les pièces de théâtre, les farces concernant les dieux, les parodies seraient décrétées par les dieux euxmêmes comme une révélation faite aux hommes. Tu riras des dieux. Varron a d’abord opéré ce classement, le fait de placer la religion des théâtres parmi les choses d’inspiration divine, par respect pour la tradition des ancêtres. Le théosophe sabin entend flatter le grand nombre, protéger la convention et les coutumes, ceci à des fins d’utilité politique et de réforme sociale, comme nous l’avons dit. Varron est conservateur, en particulier conservateur d’une certaine morale étatique et d’une certaine santé sociale ou collective. Mais sur le plan du petit nombre des philosophes, de la théologie naturelle et de la quête de vérité, il sait que les théâtres sont institués par les hommes et par la cité. D’ailleurs, le théâtre est entièrement solidaire de la cité. Il n’y a pas de théâtre sans cité, alors qu’il peut y avoir une cité sans théâtre. Le discours de Varron à l’égard de la religion poétique est donc ambivalent. D’une part il préserve les acquis sur le plan traditionnel, d’autre part il sait qu’ils sont faux sur le plan philosophique. Si Varron avait voulu écrire un livre en vue de rechercher la vérité, il aurait dénoncé l’erreur qui consiste à associer les jeux aux choses divines, à l’instar de Sénèque un peu plus tard, mais Varron recherchait l’utilité. Si l’on considère que les écrits de Varron ont été construits pour dire la vérité, alors il faut placer la théologie civile tendant vers la théologie philosophique, mais si l’on considère qu’ils ont été construits pour dire l’utilité, alors il faut placer la théologie naturelle tendant vers la religion des temples. La première interprétation est surtout celle d’Augustin, la seconde est surtout celle de Varron, bien qu’on puisse défendre probablement l’inverse aussi. Augustin aborde le discours double de Varron par la négative tout en le renversant. Quand, dans le but de conserver ou de restaurer l’ordre civil, Varron affirme que les jeux scéniques relèvent de la révélation, Augustin le coince dans cette position ou bien en ne tenant pas compte des développements rationalistes varroniens qui apparaissent ailleurs dans son livre et qui viennent nuancer ce propos, ou bien en lui rappelant justement son 76 Y. LEHMANN, op. cit., p. 179. 45 rationalisme. Mais si Varron défend le rationalisme à quelque autre endroit, Augustin lui rappelle, dans le but de le contredire, toutes les superstitions qu’il mettait de l’avant précédemment. Augustin rejette les deux positions, d’une part le traditionalisme – l’idée qu’il faille préserver un ancien ordre, mais qui dans son esprit représente un ancien désordre –, d’autre part la spéculation autonome et scientifique sur la nature. Dans le but de piéger le Réatin, il va prendre parti ironiquement pour l’une des positions pour contrer l’autre, et vice-versa. Il va faire de Varron un paradoxe intellectuel insurmontable, tout en forçant Varron à être d’accord avec lui – Augustin – par un art d’écrire ésotérique. En ce qui a trait à la tradition, les jeux scéniques étant rangés dans la catégorie des choses divines, la contradiction est si apparente que Varron aurait voulu nous montrer autre chose, par ce lapsus d’écriture. Il aurait voulu montrer qu’il faut rejeter les jeux, mais ceci est l’interprétation tendancieuse augustinienne. Augustin est d’accord non pour dire que la religion des ancêtres était meilleure, mais qu’elle était moins dommageable. Il est d’accord également pour dire que le rationalisme est une bonne chose, mais pas de la même façon que Varron pour qui la Raison est autoréférentielle. Dès lors, comment tout ceci se décline-t-il en ce qui a trait à la théologie des poètes ? On peut classer d’un côté la théologie mythique comme forme immorale de religion et de l’autre les théologies civile et naturelle comme forme morale. Ou encore, on peut classer les théologies poétique et civile d’un côté comme forme immorale de religion et de l’autre la naturelle seule comme forme morale. Peu importe l’ordre choisi, rejetant les deux côtés, l’idée est de prendre parti ironiquement pour l’un afin de critiquer l’autre et visversa. Tout en rejetant le mal associé à la religion des théâtres (et à la théologie civile si on l’inclut de ce côté), il convient de le défendre contre le bien artificiel associé à l’autre ou aux deux autres religiosités. Tout en rejetant le bien artificiel, il convient de le défendre, en se mettant ironiquement du point de vue moraliste païen, contre les vices de la religion des farces. C’est le divin qui commande aux hommes de rire de lui, et Varron, tout comme Cicéron que nous verrons ultérieurement, ne s’offusque pas outre-mesure de voir les dieux tournés en dérision par les acteurs. Leur projet est politique et concerne surtout les 46 hommes. Ce qui offusquerait ces philosophes d’État, ce serait de voir la cité humaine tournée en dérision. […] cum utique, si tantummodo boni et honesti homines in ciuitate essent, nec in rebus humanis ludi scaenici esse debuissent. Quod profecto non auctoritate sua fecit, sed quoniam eos Romae natus et educatus in diuinis rebus invenit77. Autant Augustin dit ironiquement, en prenant le pseudo-point de vue du moraliste païen, qu’il faut classer les jeux scéniques – l’immoralité – parmi les choses humaines et ce à l’encontre des païens eux-mêmes qui les classent parmi les choses morales et divines, autant, dit-il plus sérieusement – en adoptant le pseudo-point de vue de l’immoraliste païen – qu’il faut pousser cette logique du mal jusqu’au bout et affirmer que la religion des théâtres ne devrait même pas figurer parmi les choses humaines, si l’on voulait être cohérent. Pour critiquer la place faite au théâtre chez les Romains, Augustin en appelle ironiquement aux Grecs, eux qui n’entretenaient pas d’hypocrisie à ce sujet. Contre le paganisme latin, pseudo-moral, Augustin défend non sans humour un paganisme plus outrancier encore, mais cohérent, réellement mauvais. […] Graecis potius donum tam grande conferrent, qui eos in huiusce modi rebus diuinis, hoc est ludis scaenicis, honorabilius digniusque coluerunt, quando et a morsibus poetarum, quibus deos dilacerari uidebant, se non subtraxerunt, dando eis licentiam male tractandi homines quos liberet, et ipsos scaenicos non turpes iudicauerunt, sed dignos etiam praeclaris honoribus habuerunt78. Le point de vue grec, réellement immoral, c’est la logique du mal poussée jusqu’à sa limite paradoxale de renversement. Les Romains ne rient pas des hommes, mais seulement des dieux. Ils sont moraux, mais contradictoires. Ils sont contradictoires parce que la moralité divine à laquelle ils devraient se subordonner, selon la logique, ils en rient. Dès lors, sur quoi se fondent leur moralité si ce n’est sur l’homme lui-même et de façon autovalidante ou tautologique ? Les Grecs, eux, rient des hommes tout autant que des dieux. Ils sont immoraux, mais vrais. Chez eux, il n’y a pas d’étalon de mesure pour jauger 77 AUGUSTIN, La cité de Dieu, IV, 1 : « Certes, s’il n’y avait eu dans la cité que des hommes honnêtes et vertueux, les jeux scéniques n’auraient même pas dû figurer parmi les choses humaines. Mais ce n’est pas de son propre chef que Varron l’a fait : né et élevé à Rome, il a trouvé les jeux parmi les institutions divines. » 78 Ibid, 28 : « […] ils auraient plutôt accordé une si grande faveur aux Grecs qui, dans les choses divines de cette catégorie, c’est-à-dire dans les jeux scéniques, les ont célébrés avec plus d’honneur et de dignité. Car les Grecs ne se sont pas dérobés eux-mêmes aux morsures dont ils voyaient les poètes déchirer les dieux : ils ont donné aux poètes toute liberté de maltraiter les hommes à leur gré et, loin de tenir pour infâmes les comédiens eux-mêmes, ils les ont jugés dignes d’honneurs éclatants. » 47 la moralité, parce qu’autant les hommes que les dieux sont tournés en dérision. Voilà une logique qui, poussée jusqu’à son comble, peut être plus prometteuse. Les païens se trouvent donc serrés entre la contradiction latine et l’hyperbole hellène. Varron offre donc un double discours, ici. Lorsqu’il parle à partir de son salon de philosophe ou de son cabinet, il condamne la religion païenne des festivals et des spectacles populaires pour cause d’immoralité. Mais lorsqu’il se place intellectuellement à l’endroit du forum, c’est-à-dire en public, il fait l’éloge des théâtres et de la théologie mythique à des fins politiques. Il tient compte des bases sociales et culturelles pour maintenir l’ordre citoyen, à savoir ce que Fortin dit en d’autres mots : « Malheureusement, la cité dont il (Varron) se souciait était loin d’être parfaite. Non seulement elle tolérait la présence de poètes en son sein, mais elle dépendait en fait d’eux pour sa survie. Les poètes sont à la fois les produits de la société civile et ses créateurs79. » À la fois les poètes créent la mythologie qui vient fonder une ville, à la fois cette ville encourage les poètes de sorte que les deux approches finissent pas se justifier réciproquement. Mais étant donné qu’Augustin ne recherche pas le maintien d’un État temporel, le débat sur la conservation ou l’évacuation civile des poètes se trouve transposé sur un autre plan. Il faut d’une part montrer que la cité terrestre n’est que festivals, théâtres, farces et bacchanales, et que d’autre part la prétendue moralité des païens, cet hygiénisme politicien, participe encore de la cité terrestre et n’est qu’un cache-misère, un vernis et un leurre. Même si on évacuait les poètes de la cité, à la manière dont entendaient le faire certains philosophes classiques, non seulement cette disposition ne changerait rien, mais elle ne ferait qu’accentuer l’artificialité du bien. On serait dans une illusion encore plus prononcée de cité morale, et à la manière d’un retour du refoulé, le mal referait surface encore, et de façon plus agressive ou sous d’autres formes subtiles. Augustin ne préconise pas pour autant la conservation des poètes dans la cité, toujours à l’instar de Varron, parce que ceci cautionnerait la cité temporelle. Augustin, c’est la pensée radicale du détachement terrestre. En se mettant du point de vue de Dieu, il enferme le terrestre dans une boucle d’autovalidation. 79 E. L. FORTIN, op. cit., p. 210. 48 Les Grecs étaient plus conséquents, plus univoques, ils n’offraient pas de double discours, ils louangeaient-outrageaient les poètes immoraux et les dieux immoraux. Deux possibilités de lecture s’offrent à nous. Ou bien les Grecs persifflaient contre les hommes, mais parvenaient quand même à honorer adéquatement les dieux – mais honorer un dieu peut signifier rire de lui. Chez les Romains, ce serait l’inverse : on se moquerait des dieux, mais jamais des hommes. Ou bien chez les Grecs on se moque et des dieux et des hommes. Remarquons toutefois que la moquerie des dieux, dans le paganisme, équivaut pratiquement à une adulation. Les dieux aiment qu’on rie d’eux. Ils préfèrent la dérision à leur endroit plutôt que l’indifférence. Ce sont eux qui ont instauré l’impératif de la moquerie. De toute façon, pour Augustin, si l’on dit du bien des dieux, l’appareil se disloque, si l’on dit du mal des dieux également, pour la simple raison que ce sont de faux dieux. Dire du mal des dieux, c’est logique, mais immoral. Dire du bien des dieux, c’est moral, mais illogique. Dans une lettre datant de 405, et qui précède donc de quelques années la chute de Rome (410) et la rédaction de la Cité de Dieu (413-426), Augustin avait déjà formulé la base de son argumentation sur la question des poètes80. Une fois de plus, Augustin répond à un païen en lui citant des sources païennes qui confirment la pensée du chrétien. De deux théologies l’une Si la théologie des poètes correspondait au vrai mal, la théologie civile quant à elle correspondrait au faux bien. La religion des temples est l’illusion morale, l’apparence de vertu, le bien artificiel. Elle viendrait, selon Varron, ordonner l’autre à des fins citoyennes alors qu’aux dires d’Augustin, c’est toujours à la même théologie que nous avons affaire. 80 AUGUSTIN, « Lettre XCI », in Œuvres complètes de saint Augustin, p. 135 : « […] ce n’est pas l’imitation de leurs dieux qu’ils proposaient à la jeunesse pour la former, mais l’imitation des hommes qui, par leurs vertus, leur paraissaient dignes de louanges. Et en effet ce jeune homme de Térence qui, voyant sur un mur une peinture représentant l’adultère du roi des dieux, sentit redoubler le feu de sa passion par l’autorité d’un si grand exemple, ne serait jamais tombé dans de criminels désirs et dans leur assouvissement, s’il avait préféré imiter Caton que Jupiter. Mais comment l’aurait-il fait, puisque, dans les temples, il était forcé d’adorer Jupiter plutôt que Caton ? Peut-être ne devons-nous pas tirer d’une comédie de quoi confondre les dissolutions des impies et leurs sacrilèges superstitions. Lisez et rappelez-vous ce qui est dit dans ces mêmes livres de la République, que les comédies écrites ou jouées ne plairaient pas si elles ne s’accordaient avec les mœurs : il demeure donc établi par l’autorité et le témoignage des hommes les plus illustres de l’État, que les gens les plus mauvais deviennent plus mauvais encore par l’imitation de leurs dieux, lesquels assurément ne sont pas de vrais dieux, mais des dieux faux et inventés. » 49 Il n’y a pas de distinctions à proprement parler, l’une étant réellement perverse et l’autre illusoirement bonne. Sed ideo nihil pudet ad obsequium deorum talia genere in theatris, quia similia geruntur in templis81. Varron respectait d’une certaine façon la théologie mythique ou n’en faisait pas une critique radicale parce qu’il cherchait à maintenir en place les bases sociales et les acquis culturels de Rome. Par ailleurs, il considérait, en tant que philosophe de la nature engagé, en tant que physicien moraliste autrement dit, que cette théologie confuse et entachée de turpitudes devait être normalisée et moralisée pour servir un projet politique, pour s’inscrire adéquatement dans le cadre de la cité. Augustin démontrera que ces deux aspects de la pensée du Réatin sont les deux côtés d’une même médaille, et pour contredire le théologien païen, il prendra simultanément les deux points de vue de celui-ci, par ironie, pour les intervertir. Si Varron respecte les poètes, pourquoi veut-il épurer leurs mythes comme un prêtre le ferait ? Et si Varron entend donner un traitement d’hygiène à la société, pourquoi est-il si complaisant à l’égard des farceurs ? […] urbes uero et theatra opera sint hominum, nec alii dii rideantur in theatris, quam qui adorantur in templis, nec aliis ludos exhibeatis, quam quibus victimas immolatis82. Augustin se rangera du côté des poètes, d’une part, et en fera un éloge paradoxal pour contrer les prétentions morales des prêtres ; il se rangera du côté des prêtres, dans un second temps et toujours ironiquement, pour s’indigner farouchement, comme le clergé païen serait censé normalement le faire, contre cette peste d’histrions et de comédiens. Le clergé n’est pas assez sévère ; il est trop tolérant à l’égard des farceurs. Quoi qu’il en soit, Augustin ne croit pas à cette religion des temples, donc il importe de l’éclabousser du matérialisme qu’elle prétend transcender, de retourner la doublure de ses bons sentiments. Augustin ne croit pas en la tradition, car selon lui, loin de représenter un ancien ordre perdu, elle représente un ancien désordre qu’il ne conviendrait pas de revaloriser, comme Varron le voudrait. Quant au progressisme que représenterait la théologie civile par rapport à la mythologique, il s’agirait non d’une avancée, mais d’un redoublement inutile. La cité cléricale n’est pas un rempart contre la barbarie des fêtards orgiastiques de la religion, comme le laisserait entendre Varron, mais le lieu même d’où émanent ces désordres. Les 81 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VI, 6 : « Mais si l’on ne rougit pas, pour honorer les dieux, de jouer pareilles turpitudes au théâtre, c’est parce qu’on en exhibe d’identiques dans les temples. » 82 Ibid. : « […] la ville et le théâtre, l’œuvre des hommes ; et les dieux dont on rit dans les théâtres sont ceuxlà mêmes qu’on adore dans les temples ; ceux auxquels vous offrez des jeux sont les mêmes auxquels vous immolez des victimes. » 50 hiérophantes ne viennent pas rationaliser les rituels obscurantistes, mais les entretenir et les valider. Nam et ciuilis et fabulosa ambae fabulosae sunt ambaeque ciuiles ; ambas inueniet fabulosas, qui uanitates et obscenitates ambarum prudenter inspexerit ; ambas ciuiles, qui scaenicos ludos pertinentes ad fabulosam in deorum ciuilium festivitatibus et in urbium diuinis rebus aduerterit83. Quand Varron défend la religion des poètes, il se place du côté de la tradition, et quand il projette de blanchir cette même poésie maculée en l’ordonnant par l’entremise d’un clergé, il est du côté des philosophes de la nature (ou des prêtres). Mais si l’on admet que ces deux formes de religiosité, la mythique et la civile, sont toutes les deux maculées comparativement à la théologie naturelle, qui, elle, représenterait la réelle pureté, dès lors, comme le dit Augustin, il faut admettre que ces deux théologies, celle des théâtres et celle des temples, sont une seule et même religiosité. Selon Augustin, Varron aurait au surplus, par son art d’écrire, montré de façon ésotérique, en opérant des parallélismes constants entre la théologie des mimes alliés en sarabande et celle de prêtres ordonnés en clergé, comment il s’agissait d’une seule et même religion païenne. Ceci est bien évidemment faux. C’est que, par ce stratagème impliquant une accointance cachée entre les auteurs païens et Augustin, ce dernier entendait convaincre plus aisément son auditoire, se concilier ses lecteurs polythéistes. Varron n’a jamais voulu ordonner la théologie civile par le biais d’un regroupement de philosophes. Il aurait plutôt affirmé que la religion des prêtres devait s’inspirer de la religion des philosophes sans stipuler que Platonopolis devait être instaurée ici maintenant. Le commun n’étant pas habitué aux vérités de la philosophie et aux spéculations sur la nature, l’établissement brutal de Platonopolis aurait engendré des désordres immenses dans le social et du mécontentement général. 83 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VI, 8 ; VARRON, Antiquités, XVI, fragments 22, 26 (Agahd) : « Car la théologie civile et la théologie fabuleuse sont toutes deux fabuleuses et toutes deux civiles ; toutes deux fabuleuses si l’on regarde avec attention leurs niaiseries et leurs obscénités ; toutes deux civiles, si l’on remarque que les jeux scéniques qui relèvent de la théologie fabuleuse, se donnent dans les fêtes des dieux de la cité et font partie du culte public. » 51 Nous pouvons associer encore la théologie mythique et la théologie civile à la tradition ainsi qu’aux vicissitudes vraies et la théologie naturelle seule au progressisme et au bien artificiel. Dans ce cas-ci, c’est la théologie civile qui incarne le mal réel, et la religion des philosophes qui s’identifie au bien artificiel. Augustin va prendre parti ironiquement pour l’une dans le but de critiquer l’autre, et vice-versa, vu qu’il rejette les deux points de vue. Comment ceci se déploie-t-il ? En quoi Augustin rejette-t-il ces deux points de vue qu’il amalgame en un seul ? De la même façon qu’auparavant il prenait alternativement et de manière sardonique le parti mythique et le parti civil, il prendra ici le parti civil et le parti philosophique. Il fera l’éloge paradoxal du prêtre païen contre le philosophe pour éclabousser celui-ci de superstitions citoyennes, et il se scandalisera, en tant que pseudophilosophe païen, de la superstition des temples. Mais peu importe, pourrait-on dire : puisqu’Augustin ne croit pas en la philosophie de la nature, il convient de jeter à la face de cette science les rituels tout absurdes au-dessus desquels elle prétend s’élever, de dénoncer son hypocrisie morale. Cette religion cléricale ne doit pas être revitalisée, car elle n’est pas source d’ordre comme le prétend le théologien réatin. À plus forte raison, cette religion des philosophes naturels ne vient pas donner un sens symbolique ou scientifique à tous ces rituels superstitieux, mais les entretient et les corrobore. Dernier point concernant la théologie civile, Augustin offre un raisonnement nouveau pour contrer la religion des théâtres ainsi que celle des temples. La religion des théâtres et celle des temples sont la théologie de la cité, la théologie naturelle étant celle qui concerne le cosmos. La cité dépend de la stabilité de l’ordre cosmique. Sans ordre cosmique, sans le maintien de la Nature dans laquelle la cité s’inscrit, point de cité. La cité ne peut exister que si le cosmos subsiste. Le cosmos, pour sa part, peut très bien persister sans cité. Videmus enim non continuo, quod est urbis, pertinere posse et ad mundum, quamuis urbes esse uideamus in mundo ; fieri enim potest, ut in urbe secundum falsas opiniones ea colantur et ea credantur, quorum in mundo uel extra mundum natura sit nusquam84. 84 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VI, 5 ; VARRON, Antiquités, I, fragments 31, 53 (Agahd) : « Car nous ne voyons pas d’emblée que ce qui est propre à la cité peut aussi appartenir au monde, tout en voyant que les cités sont dans le monde. Il peut se faire en effet que par suite d’opinions erronées des cités aient un culte et des croyances dont l’objet n’existe nulle part dans le monde ou hors du monde. » 52 Les dieux étant liés à des éléments naturels, à des aires du cosmos comme les rivières, les grottes, les montagnes, le ciel et les forêts, étant donné que le monde peut exister sans cité, et que les cités ne peuvent pas exister sans le monde, il s’en suit que le cosmos, autrement dit les cultes qui lui sont associés, existent dans la cité uniquement de façon contingente, et non nécessaire. Les cultes cosmiques sont dans la cité par accident quand la cité s’inscrit dans le cosmos par obligation. Il en découle qu’une cité pourrait posséder des cultes qui n’aient pas de rapport avec le cosmos et même qui n’aient pas de rapport avec quoi que ce soit de réel. Les éléments de la nature peuvent se trouver dans la cité ou pas, tandis que la cité ne peut absolument pas se passer du cosmos pour sa subsistance. Augustin s’intéresse à ce ou pas, c’est-à-dire aux cultes qui n’entretiennent pas le moindre rapport avec une quelconque réalité, mais qui se trouvent néanmoins dans la cité par accident. La théologie civile est celle qui obtient l’approbation de Varron en concomitance avec la religion des philosophes. Augustin n’aura de cesse de tordre le discours du Réatin pour le forcer à embrasser uniquement la religion des philosophes. Il n’aura de cesse de forcer Varron également à discréditer la religion civile. Augustin se servira du Varron scientifique – et dont par ailleurs il rejette la science païenne – pour discréditer la religion des prêtres. Il se servira tout autant du Varron nostalgique et traditionnaliste pour discréditer la philosophie naturelle, en l’éclaboussant des superstitions citoyennes auxquelles bien entendu il ne prête pas foi. Augustin affirme que Varron a écrit de façon secrète, mettant en avant des contradictions qui, avec un art de lire, peuvent conduire à une interprétation impliquant un Réatin philosophe naturel uniquement. Quand Augustin fait dire à Varron que ce dernier condamne la théologie civile au profit de la religion des philosophes, il tord le sens des écrits du penseur. Fortin commente en ces termes cette difficulté : Varron défendait la théologie civile non pas parce qu’elle est vraie mais parce qu’elle est utile. Il ne l’acceptait pas lui-même et ne prenait pas ses dieux au sérieux. Il donne à entendre cela par le fait qu’il distinguait clairement entre théologie civile et théologie naturelle85. 85 E. L. FORTIN, op. cit., p. 209. 53 Étant donné qu’il ne peut y avoir qu’une seule théologie, la vraie, qu’est-ce que Varron entend signifier lorsqu’il la dissocie en deux ? Que l’une est fausse et que l’autre est vraie ? Voilà l’interprétation captieuse augustinienne. Varron acceptait la théologie civile pour le côté utile qu’elle présentait. Varron prenait les dieux de la religion des temples au sérieux dans la mesure où ces derniers pouvaient favoriser, par une récupération adéquate, un renouvellement politique. La relation entre l’utile et l’inutile est transférée par Augustin sur un plan où ne prévaut que la relation entre le vrai et le faux. Probablement qu’Augustin, si Varron parle en terme de fausseté et de vérité, le ramène également à des questions d’utilité et d’inutilité pour le prendre en défaut et le contredire. Augustin voudrait que Varron ait séparé la religion des temples de celle des philosophes pour montrer secrètement que la première était fausse et que la seconde était véridique, mais il s’agit d’une interprétation tendancieuse. Augustin préférait lui-même la religion des philosophes – pas celle de Varron précisément – en raison de sa clarté conceptuelle. Dès lors, il force le Réatin à adopter sa propre vision des choses, dans le but de convaincre les païens. L’échec de la théologie naturelle Pour Augustin, la théologie naturelle est la moins pire des trois étant donné qu’elle condamne de façon rationaliste l’anthropomorphisme des dieux ou l’idolâtrie. Xénophane, philosophe présocratique, avait dénoncé les représentations matérielles, sensuelles ou anthropomorphes du divin. Évhémère, autre rationaliste, pour sa part, avait avancé l’idée que les dieux étaient des hommes morts, d’anciens rois déifiés. Voilà qui ne peut que plaire à l’évêque d’Hippone. Varron, en adoptant le point de vue du philosophe naturel, dit par exemple qu’à l’origine la religion était aniconique, comme dans un certain âge d’or, puis qu’elle aurait décliné dans les représentations physiques des dieux. Les philosophes païens en étaient venus également à l’idée d’un dieu unique, mais c’est sur la nature de ce dieu unique qu’Augustin et Varron ne s’entendront pas, le dieu de Varron étant cosmique et immanent. 54 Il importe de revenir toutefois sur la gradation des théologies. Nous avons dit que la théologie civile venait moraliser la théologie mythique. Mais si cette religion des temples est elle-même entachée de superstitions et de turpitudes, dès lors c’est la religion des philosophes qui est censée venir moraliser la théologie civile. Nous en arrivons donc à ce fait étonnant : si à présent c’est la religion des philosophes qui comportent des contradictions et qui n’est pas aussi immaculée qu’elle ne le prétend être, que doit-on penser du paganisme dans sa globalité ? […] quando nec ista uera est quae illi naturalis placet […], quanto est abiectior et falsior ista ciuilis […]86. La théologie naturelle n’agrée pas à Varron, à l’encontre de ce que dit Augustin, mais le Réatin préférerait, pour des raisons d’utilité citoyenne, la religion des temples. Ou encore : les deux théologies seraient simultanément et alternativement défendues par l’écrivain à l’origine des Antiquités, les deux étant disposées en tension. Augustin, lui, a besoin de faire correspondre la pensée du Réatin avec la sienne dans le but de convaincre les païens en montrant que mêmes leurs auteurs pensent comme lui, quitte à forcer les choses. Augustin fera un éloge paradoxal de la religion païenne ainsi que de tous ses vices contre les prétentions à la moralité qu’affiche la théologie naturelle. Comparée à la religion des philosophes, la théologie des théâtres apparaît comme tellement fausse et tellement absurde qu’elle mérite presque une apologie pour cette radicalité. En incarnant un pseudo-comédien païen de la religion ou un prêtre polythéiste ironique, Augustin va jeter le discrédit sur la philosophie naturelle, en montrant que derrière la façade puriste du physicien se cache en fait les mêmes superstitions, les mêmes contradictions et les mêmes illogismes que l’on retrouve dans la ou les théologies de la cité. De même que la religion citoyenne était plurielle, comportant une pluralité de dieux, de même, la philosophie naturelle sera polymorphique, comprenant une multitude de sectes. Varron le dit d’ailleurs lui-même : les philosophes naturels ne s’entendent pas entre eux et se dissocient en d’innombrables thiases. L’un des principes de l’hérésiologie dit également que le multiple, c’est l’erreur. Nihil in hoc genere culpauit, quod physicon uocant et ad philosophos pertinet, tantum quod eorum inter se controuersias commemorauit, per quos facta est dissidentium 86 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VII, 5 : « Si même cette théologie naturelle qui lui agrée n’est pas véritable […], combien plus abjecte et plus fausse est donc cette théologie civile […]. » 55 multitudo sectarum. Remouit tamen hoc genus a foro, id est a populis ; scholis uero et parietibus clausit87. À partir de ceci, il faut montrer que l’oscillation de pensée chez Varron devient contradiction chez Augustin, que le double discours devient duplicité. Les deux penseurs s’entendent sur le fait que la religion des philosophes n’est pas bien fondée étant donné la multitude de ses sectes – là-dessus Varron apparaît comme un philosophe sceptique –, mais ils ne s’entendent pas sur l’idée d’enfermer les philosophes dans les salons privés ou les jardins aristocratiques, coupés du forum88. Burns l’a dit en ces mots : « […] Augustine is critical about Varro’s limitation of this branch to lecture-halls89. » Il faut rappeler la distinction que fait Varron entre les questions d’utilité et d’inutilité d’un côté, et les questions de fausseté et de véracité de l’autre, ce dont Augustin ne tient pas compte. C’est par prudence politique que Varron cherche à distinguer ce qui doit être dit en public, de façon exotérique, et en privé, de façon ésotérique. Mais Augustin, rejetant les deux points de vue, la prétendue utilité propre au forum et la supposée véracité, apanage des salons, se plaît à inverser les termes, à faire dire à Varron en public ce qu’il dit en privé, et viceversa. Augustin rejette les deux côtés, c’est-à-dire qu’il pense que la société civile ne doit pas être maintenue comme telle, et que la philosophe rationaliste se décompose dans l’autoréférentiel. L’argument d’Augustin est d’induire que, si la théologie naturelle est la meilleure, ou la plus vraie, pourquoi faudrait-il en priver le commun ? Rejetant cette forme de religiosité, il fait semblant de s’indigner moralement, comme un prêtre ou un philosophe païen serait censé le faire, contre les superstitions plébéiennes et les vicissitudes urbaines. Le hiérophante ou le physicien, qui prétend incarner le bien, pourquoi le cacherait-il, ce bien, pourquoi ne chercherait-il pas à le répandre dans la collectivité ? Inversement, Augustin défend ironiquement cette même foule orgiastique 87 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VI, 5 ; VARRON, Antiquités, I, fragment 10 a (Agahd) : « Varron ne trouve rien à censurer dans cette théologie dite naturelle, qui relève des philosophes ; il se contente de rappeler leurs controverses et le grand nombre de sectes dissidentes qui en sont sorties. Il n’en écarte pas moins cette théologie du forum, c’est-à-dire du peuple, pour l’enfermer dans les murs de l’école. » 88 Il est dit que Varron sépare la philosophie élitiste de la pensée populiste, les astreignant à leurs milieux respectifs, or le Réatin est en même temps celui qui, à l’instar de Cicéron mais contrairement au Salluste âgé, conçoit la philosophie romaine – pratico-morale – comme alternance entre les deux sphères. 89 P. C. BURNS, « Augustine’s Use of Varro’s Antiquitates Rerum Divinarum in his ‘‘De Civitate Dei’’ », Augustinian Studies, 32, p. 58. 56 contre les apparences morales, en montrant que se cache sous la philosophie morale justement cette perversité-ci. Du point de vue païen, c’est-à-dire varronien, la vérité doit rester entre les mains d’une élite, d’une minorité, d’un petit nombre, parce que la majorité, elle, l’utiliserait à mauvais escient. Elle emploierait la vérité philosophique ou encore la liberté de pensée pour faire le mal. Mais Augustin rejette cette tension philosophico-classique entre le petit nombre et le grand nombre. Fortin mentionne, à propos des théologiens de la nature : « Certains d’entre eux, dont Varron, identifiaient l’âme humaine ou sa partie rationnelle à la nature divine, transformant ainsi l’homme en un dieu […]90. » D’autre part, l’idée d’instrumentaliser, de mettre à profit ou de récupérer les superstitions populaires à des fins politiques, dans le but de remettre l’État sur ses rails ou d’engager un mouvement historique grandiose n’a pas de raisons d’être, aux dires de l’auteur de la Cité de Dieu. Varron pensait que le culte cosmique était la plus authentique ferveur et devait rester l’apanage d’une minorité d’êtres : les plus consacrés. Cette forme de religiosité n’est pas accessible au grand nombre, mais aux bien-nés, aux natures bien éduquées qui ont des facultés spéciales. Seule une minorité sera sauvée, dans le paganisme, mais il s’agit évidemment d’une fausse conception du salut, immanentiste, qui fait de l’homme son propre sauveur dans une tautologie. Neschke le dit autrement : « La thèse de Varron se meut donc sur un terrain humaniste, elle est fondée dans la croyance en l’homme et en sa faculté de se parfaire et de réaliser son propre bonheur. L’humanisme de Varron rejoint l’humanisme de Cicéron91. » Il parle, dans son article, d’un « […] ‘‘petit’’ bonheur accessible par le savoir et l’action […]92. » Ce salut prend la forme d’une « vie terrestre bonne », alors que pour Augustin, toute vie appréhendée sur le plan terrestre uniquement est nécessairement déviante. Augustin ne croit pas que le grand nombre sera damné, parce qu’il n’aura jamais accès aux lumières de la philosophie, ni que le petit nombre sera sauvé. Le petit nombre sera sauvé illusoirement, dans l’élitisme païen qui recherche le bonheur 90 E. L. FORTIN, op. cit., p. 212. A. NESCHKE, op. cit., p. 227. 92 Ibid., p. 228. 91 57 sur terre. Le grand nombre se trouve du côté de la Grâce. En prenant ironiquement la défense du grand nombre païen, Augustin s’insurge contre le rejet fait de celui-ci par les élites de la théologie naturelle. Neschke met en opposition négative la conception du bonheur élitiste, individualiste et philosophique, et la conception du bonheur politique, populaire et communautaire : « […] dans le chapitre 4, Augustin démontre que la finalité varronienne ne peut procurer le bonheur désiré au niveau individuel ; dans les chapitres 5 à 9, que de même elle ne contribue en rien à la vie heureuse collective […]93. » Ce sont donc les deux conceptions païennes de la vie bonne qu’Augustin désavoue. La raison pour laquelle Augustin rejette la « vérité » des philosophes naturels est qu’elle n’en est pas une. Mais Augustin va faire semblant, en se mettant dans la peau d’un de ces théologiens de la nature, d’être cohérent avec ce même personnage, or il ne trouvera que contradiction. Le philosophe païen se contredit en prétendant posséder un souverain Bien tout en empêchant les autres d’y avoir accès. S’il était logique, il répandrait cette philosophie salutaire dans la société civile. Or tout ceci n’est qu’ironie et jeu, l’évêque d’Hippone rejetant en dernière instance le message, la bonne nouvelle, l’évangile des païens. Cet évangile, quel est-il ? Il s’agirait du panthéisme, de l’idée que le divin serait immanent, ce qui conduirait, dans l’esprit d’Augustin, à un fétichisme cosmologique. Hagendahl mentionne, à propos de cette question cosmique : « In Varro’s opinion a right conception of god was to be found only in those who considered god as the spirit of the universe, governing the world motu ac ratione94. » Augustin dénonce l’animisme cosmique, l’idée que dieu soit l’âme de l’univers, et que cet univers soit lui-même divin. Unde apertissime idem dicit deum se arbitrari esse animam mundi et hunc ipsum mundum esse deum ; sed sicut hominem sapientem, cum sit ex animo et corpore, tamen ex animo dici sapientem, ita mundum deum dici ab animo, cum sit ex animo et corpore. Solum itaque mundi corpus non est deus, sed aut sola anima eius aut simul corpus et animus, ita tamen ut non sit a corpore, sed ab animo deus95. 93 Ibid., p. 224. H. HAGENDAHL, op. cit., p. 615. 95 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VII, 9 ; VARRON, Antiquités, XVI, fragment 3 (Agahd) : « Aussi Varron déclare-t-il très clairement qu’à son avis Dieu est l’âme du monde et que ce monde lui-même est dieu ; mais de même que l’homme sage, bien que composé d’âme et de corps, est néanmoins dit sage en raison de son âme, ainsi le monde est appelé dieu en raison de son âme, bien que formé d’âme et de corps. Par suite, le 94 58 Augustin creuse un palier en-dessous du panthéisme, dans lequel ce dernier vient s’effondrer. Subsiste un paradoxe à concevoir Dieu comme l’âme du monde, comme immanent au monde, la matière du cosmos étant divine, de même qu’on pourrait énoncer un paradoxe en disant que le réel, c’est les atomes. Sous cette logique des atomes demeure une structure quantique qui est indéchiffrable. C’est le principe d’incertitude de la physique paradoxale. Épicure parlera de l’énigme de la déclinaison des atomes, le clinamen, et tentera de résoudre cette difficulté. On dit dans le paganisme que la matière de l’univers, sa substance, est éternelle. La difficulté consiste à concilier le fait que cette matière soit éternelle et divine, et que Dieu soit l’âme du monde. Si Dieu est l’âme du monde, en quoi consiste cette matière ? Et si c’est la matière qui est divine et éternelle, où réside Dieu, l’Âme du monde en elle ? Au-deçà du panthéisme, de l’animisme cosmologique, se trouve donc un illogisme ou une contradiction insoluble. Autrement dit, en plongeant le Créateur dans la création, on ne résout pas l’énigme de la création. Bien au contraire, on risque d’aggraver la difficulté par une illusion de solution au problème. Et qu’y a-t-il de pire que la résolution artificielle et définitive d’un problème, répandue dans les opinions, alors que celui-ci demeure entier ? Quand les mystères de la Transcendance tombent sur terre, c’est la terre elle-même qui devient mystérieuse, ce qui fait de Varron un myste, à savoir quelqu’un qui se débat avec toutes sortes de pensées tautologiques, autoréférentielles ou occultes. On pourrait rétorquer que nos analyses ne tiennent pas compte de toutes les subtilités argumentatives stoïciennes avec lesquelles Varron tente de concilier le cosmos et la divinité, avec lesquelles il essaie de trouver une solution théorique positive au problème de l’Être. Nos analyses ne feraient pas honneur au surplus à la bonne foi que met Varron dans ses recherches pour élaborer une science de la Nature imprégnée de théologie. Passons sur ce second reproche qui relève de la sensiblerie : la véracité d’une étude n’est pas fonction de l’honnêteté intellectuelle. Pour ce qui est des subtilités de la pensée stoïcienne quant à la métaphysique, si elles parviennent à réduire considérablement les écarts d’une contradiction en la dégrossissant, elles n’arrivent pas, en revanche, à éliminer le paradoxe dans sa microscopie. Ces subtilités rationnelles peuvent, dans le meilleur des cas, révéler indirectement ou sans le savoir une réversibilité principielle à corps du monde pris séparément n’est pas dieu, mais son âme seule ou le corps et l’âme ensemble, [de telle façon pourtant qu’il ne soit pas Dieu du fait de son corps mais du fait de son âme]. » 59 l’origine des choses, et dans le pire des cas, dissimuler un problème en lui donnant une apparence de solution. Ce qui suscite un questionnement, c’est bien évidemment la prétention à atteindre une quelconque réalité dont fait preuve la démarche rationnelle, qui se perd malgré elle dans une réverbération infinie de projections et de contre-projections. Augustin, pour sa part, réussit ici à adopter une posture critique, par la distanciation que lui apporte le fait de se mettre littérairement du point de vue de l’au-delà, d’un endroit extérieur à la terre, d’un hors-lieu, d’un non-lieu. D’où parlez-vous ? D’outre-monde. Qu’y a-t-il, enfin, sous l’Immanence appréhendée en tant que logique ? C’est ce que nous démontrons petit à petit dans cette étude et qu’Augustin a perçu et senti à sa manière. Si l’on croit que le monde est constitué de matière, dès lors il convient d’aller jusqu’au bout de cette logique. Augustin poussera par la littérature ce matérialisme jusqu’à sa limite hyperbolique. Inversement, la croyance en un dieu cosmique, une âme intriquée dans la nature, est une illusion qui cache en fait l’existence du mal et de la matière. Une parure morale. Le païen est donc partagé entre un matérialisme inconséquent et un idéalisme contradictoire. L’hypermatérialisme est une expérience de pensée uniquement captée par l’imaginaire ou la littérature. C’est ce que nous appelons l’Au-deçà, qui est un au-delà de l’Immanence. C’est ce que nous appelons la négativité, un panthéisme logique, qui fait de la matière la seule réalité et qui tente d’appréhender par la pensée cette idée. Varron est un matérialiste, mais il n’a pas le courage d’être un hypermatérialiste comme Augustin. D’un autre côté, Augustin est anti-idéaliste dans la mesure où il pense que cet idéalisme-ci, païen, participe encore du matérialisme et qu’il s’agit d’un corporalisme qui s’ignore. La tautologie, l’autoréférentiel, la pétition de principes, également sont présentes dans la vision panthéiste du monde. Le monde, étant divin, n’a pas de référence autre que luimême, et c’est pour cette raison qu’il est pensable de façon aussi contradictoire ou inconséquente, à travers ou bien un faux idéalisme, ou bien un matérialisme des plus timides. Tresmontant a écrit un livre intitulé Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu et dans lequel il reprend des thèmes augustiniens pour montrer l’inconséquence du totémisme cosmique96. 96 C. TRESMONTANT, Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu, p. 75-76 : « Est-ce que le monde est l’Être absolu ? Ou bien est-ce qu’il n’est pas l’Être absolu ? Toute la question est là. 60 Varron entend finalement concilier les mythes païens, les dieux du polythéisme avec les avancées de la science naturelle. Il cherche à harmoniser tout le paganisme dans un continuum qui va des rites les plus étranges et les plus biscornus au culte cosmique – la religion des éléments naturels –, en passant par les temples et le clergé, le but étant en définitive de maintenir la Cité. Les éléments rares comme les poètes trop grossiers ou les philosophes trop raffinés sont donc marginalisés pour laisser la plus grande place possible à l’État romain. Cette posture initialement attribuée à Scaevola est adoucie par Varron qui, lui, témoigne plus de respect pour la chose philosophique et davantage de nuance que son prédecesseur. Scaevola était du côté de Caton l’Ancien et des traditionnalistes ; Varron optera pour un balancement entre Caton et Scipion, entre le mos maiorum latin et le philhellénisme rationaliste. L’édifice théologique doit se tenir dans un tout cohérent, ce qui amène le Réatin à associer par allégories les dieux païens de la superstition ou religion populaire aux objets de la nature, chers aux scientifiques. Ces allégories sont toutes plus forcées, plus gratuites et plus amphigouriques les unes que les autres, ou comme dit Hagendahl : « A cardinal point in Augustine’s criticism is that the allegorical interpretation by which Varro tried to bring the traditional conception of gods into accordance with the theologia naturalis suffers from inner contradiction97. » Chapot note également un problème quant à l’association entre des divinités et des réalités scientifiques : « Le procédé, […], n’a pas de fin : chaque objet, chaque mouvement peut devenir la manifestation d’un dieu différent, alors qu’en réalité cette multiplication de degrés Parménide n’a pas même posé la question, parce qu’il n’avait pas idée qu’on puisse devoir la poser. L’identité du monde et de l’Être pris absolument allait, pour lui, de soi et comme une évidence première. C’est cette évidence qui est trompeuse. Elle est liée, sans doute, à la divinisation du cosmos qui caractérise non seulement la philosophie de Parménide mais aussi celle de Platon, d’Aristote, de Plotin. Aristote lui aussi enseignera, tout comme Parménide, que le cosmos est inengendré, éternel, impérissable : il est divin. La doctrine selon laquelle l’être du monde est nécessaire est liée, historiquement, à l’idée que le monde est substantiellement divin. Elle reste, intrinsèquement, associée à cette cosmologie fétichiste. » ; p. 78-79 : « Mais qu’est-ce qui permet de dire le contraire ? Qu’est-ce qui prouve, après tout, que l’univers ne soit pas l’Être unique, indépendant de tout autre, et donc absolu ? – Ce qui le prouve, c’est qu’en adoptant cette hypothèse, et en l’explorant à fond, compte tenu de ce que nous savons du réel, nous nous enfonçons dans des contradictions insurmontables. L’hypothèse n’est pas tenable. C’est ce que nous allons essayer de montrer dans toute la suite de ce travail. » ; p. 82 : « La critique du panthéisme manichéen qu’Augustin a élaborée nous paraît valoir pour l’essentiel contre le spinozisme. » ; p. 83 : « Mais alors, si le panthéisme est une métaphysique qui s’enfonce en vertu de ses principes mêmes dans d’inextricables contradictions, si le panthéisme est une métaphysique qui n’a aucun fondement dans l’expérience objective, et qui, pour subsister, doit repousser l’enseignement de l’expérience objective, si le panthéisme ne nous propose aucune raison valable pour récuser ainsi l’enseignement de l’expérience, que reste-t-il ? ». 97 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 616. 61 intermédiaires est superflue98. » Finalement, Fortin montre que la conciliation du polythéisme et du rationalisme est difficilement tenable pour une autre excellente raison, celle qui fait qu’Anaxagore, par exemple, ou Akhenaton, étaient monothéistes : « Par une nécessité intrinsèque et tout à fait indépendamment de l’influence extérieure du christianisme, le grossier polythéisme de la cité païenne devra nécessairement tôt ou tard se purifier en se transformant en monothéisme99. » Le paganisme autrement appelé panthéisme a ceci de commun avec la science qu’autant l’un comme l’autre appréhende la nature comme réalité, ou comme contenant une réalité sous-jacente, que ce soit les dieux d’un côté, ou l’objectivité de l’autre. La nature est mystère occulte, et ce mystère peut être décrypté, que ce soit par le biais d’un augure ou d’une expérience scientifique. Hadot, dans son ouvrage Le voile d’Isis, témoigne d’un engouement pour le symbolisme proposé par les gens semblables à Macrobe et Varron : […] renoncer aux cultes traditionnels, comme le font les chrétiens, c’est s’interdire la possibilité de connaître la Nature. […] puisque les différentes religions avaient donné aux dieux des formes humaines, animales ou végétales, un philosophe antique pouvait légitimement se demander si ce n’était pas la même puissance incorporelle qui se manifestait dans les formes sensibles de la nature ou dans les statues des dieux. Par ailleurs, les naturalistes modernes ont insisté sur le caractère ostentatoire des formes vivantes et sur l’existence de rites et de cérémonials dans le monde animal. Un philosophe moderne pourrait donc admettre qu’il y a un rapport entre certains comportements des êtres de la nature et les rites religieux. On pourrait ainsi penser à une continuité entre rites humains et rites de la nature100. Outre le fait que Hadot constitue un bon exemple du pont mentionné en prologue, rattachant l’Antiquité à la Modernité, en surplombant le supposé gouffre obscurantiste du christianisme, l’extrait établit clairement un lien entre paganisme et science. L’auteur y fait mention d’une mystérieuse « puissance incorporelle » à l’œuvre au sein du cosmos dans les sphères vivantes, animales et végétales (il aurait pu rajouter minérales). La Nature appréhendée comme puissance occulte et sacrée est le ligament qui unit les rituels polythéistes anciens aux rituels scientifiques modernes. Les mancies rejoignent les logies. La démultiplication des différentes sphères du savoir recouvre la démultiplication des 98 F. CHAPOT, « Étiologie et critique du paganisme », in L’étiologie dans la pensée antique (M. Chassignet éd.), p. 337. 99 E. L. FORTIN, op. cit., p. 211. 100 P. HADOT, Le voile d’Isis, Paris, Gallimard, 2004, p. 102. 62 différentes sphères de la divination. On pourrait passer, à titre d’exemples, de la cristallomancie à la géologie, de la numérologie aux mathématiques, de l’arithmologie à l’arithmétique, de l’auspicine à l’ornithologie, de l’oniromancie à la psychanalyse, de l’haruspicine à l’anatomie, de la catoptromancie à la physique optique, de l’astrologie à l’astronomie, de la zoolâtrie à la zoologie, mais plus globalement : de la radiesthésie à la radiologie. La croyance en une sorte de magnétisme à pulsations mystiques, en une réalité sous-jacente aux différents éléments, est ce qui coagule voyance et science. Cette réalité magique, Hadot la nomme « puissance incorporelle », mais elle correspond de nos jours à l’« objectivité ». Les chrétiens avaient peut-être de bonnes raisons de ne pas creuser les mystères de la Nature, mais cette justification étonnante est perdue, sinon oubliée. Qui plus est, la croyance de Varron en cette force mystérieuse ne fait aucun doute, et il est tout à fait honnête dans sa foi et sa religiosité. Varron ne ment pas quand il traite de spiritualité (lire spiritisme). Et le théologien romain est tout à fait authentique quand il unit paganisme et réforme sociale. Le pagano-socialisme est une doctrine qui allie mysticisme et gouvernement. Et les Lumières de Varron, son rationalisme, finit par sombrer dans l’illuminisme, l’ésotérisme susmentionné qui a trait aux divers éléments de la Nature. Rappelons-nous les bergers de l’Être heideggeriens ; les plaidoyers pour le Champ et la Forêt. Les réformes sociales à partir de l’intelligence humaine, le sauvetage de l’État en se fiant à la Raison, le rétablissement de la République par des voies techniciennes, toutes ses manœuvres politiques sont en fait sans contradictions, foncièrement compatibles avec le mysticisme si ce n’est dictées directement par cette occulte « force incorporelle ». Il importe de revenir une dernière fois, avant de conclure cette première partie consacrée au Réatin, sur l’une des facettes qui rend la lecture et l’interprétation du texte d’Augustin difficile quant à son rapport avec Varron. Autant Augustin cherche à faire la critique de son prédécesseur théologique, autant il veut démontrer que leur pensée respective s’accorde, et ce dans le but de se concilier son auditoire païen en disant : « même vos auteurs de référence, si vous les lisez bien, pensent comme je pense ». Il s’agit, à l’instar de ce qu’écrit Neschke, d’« […] intégrer la pensée chrétienne dans le 63 cadre de la philosophie antique pour subrepticement la renverser […]101. ». Ou comme Chapot l’exprime : « L’argument doit être replacé dans le cadre du débat de la Cité de Dieu. Les premiers livres de l’ouvrage répondent en effet à l’accusation des païens […]102. » Il s’agit d’un débat sur la question de savoir laquelle des religions a causé le plus de tort aux Romains, étant donné que les païens présupposent sans vision historique du passé que c’est la chrétienne. Augustin montre avec force auteurs à l’appui que les grands troubles de l’époque classique républicaine – époque prisée intellectuellement autant chez les païens et les non-païens – sont concomitants non pas avec Jésus, qui n’était pas encore né, mais avec Jupiter. Augustin pense que la pensée de Varron est incertaine, et affirme que Varron lui-même, en accord avec lui, aurait reconnu l’incertitude de sa propre pensée. Il cite textuellement Varron : ‘‘[…] quid putem, non quid contendam, ponam. Hominis est enim haec opinari, dei scire’’. Rerum igitur […] opinatarum et dubitandarum sermonem trepidus pollicetur dicturus ea, quae ab hominibus instituta sunt103. Varron, en effet, classe les dieux en certains, incertains et ceux qu’il choisit comme étant les plus représentatifs du Panthéon. Varron reconnaît donc l’incertitude de quelques dieux. Augustin force aussi Varron à préférer la théologie naturelle, celle qui, eu égard à sa relative clarté conceptuelle, présente le plus de ressemblance avec sa vision des choses. Cette conciliation, cet ethos rhétorique, Burns en parle on ne peut plus clairement quand il dit : He employs Varro to engage his traditional Roman audience with some shared religious assumptions […]. To explore this assumption of some common ground, there are extant texts from the generation of Augustine that illustrate some of the cultural perspectives shared by educated Romans, Christian and non-Christian104. Burns fait référence ici bien évidemment à la Tradition grammaticale, à des auteurs comme Servius, qui commente les classiques de l’âge républicain. Pour donner un 101 A. NESCHKE, op. cit., p. 221. F. CHAPOT, op. cit., p. 344. 103 AUGUSTIN, La cité de Dieu, VII, 17 ; VARRON, Antiquités, XV, fragment 1, XVI, fragment 7 (Agahd) : « ‘‘[…] c’est ce que je pense que je dirai, non ce que je prouve ; car ici, l’homme en est réduit à des opinions, Dieu seul a la science’’. Ainsi donc, un discours portant […] sur des conjectures et des doutes, voilà ce qu’il (Varron) nous promet [en tremblant, au seuil de ses développements sur la religion d’institution humaine]. » 104 P. C. BURNS, op. cit., p. 38. 102 64 exemple bien évident de tension littéraire chez Augustin, notons ce qu’expose avec pertinence Lehmann dans son livre Varron théologien et philosophe romain : En somme, l’argumentation développée ici par l’apologiste chrétien répondrait à une double finalité : d’une part démontrer – avec la caution de Varron – que les païens euxmêmes reconnaissaient l’humanité du dieu suprême dans le sanctuaire où ils venaient l’adorer, de l’autre conforter la thèse de l’indignité morale de ce même dieu […]105. Certains païens, au vrai, les théologiens de la nature, les élitistes, les évhéméristes, croyaient que les dieux étaient probablement des hommes morts, d’antiques rois élevés au rang de divinités. Ils conseillaient néanmoins au grand nombre de poursuivre leurs adorations, eux-mêmes se prêtant au jeu quelques fois, uniquement pour préserver les apparences, par prudence politique. Augustin par conséquent, rejetant la dialectique païenne entre le petit nombre et le grand nombre, accusait les intellectuels d’inconséquence, de supercherie. Si les dieux ne sont pas vrais, dès lors il ne faut pas les adorer ou conseiller aux gens plus faibles intellectuellement de les adorer. Fortin explique ceci de la manière suivante : « Par un noble souci de la faiblesse des esprits moins puissants, il (Varron) n’a pas osé critiquer directement la théologie civile […]106. » On pourrait arguer aussi qu’il n’a pas osé la critiquer directement parce qu’il entendait l’instrumentaliser à des fins citoyennes-étatiques. Qui plus est, si c’est le dieu suprême qui est un ancien roi mort déifié, que faut-il penser de l’ensemble du panthéon, de la religion païenne dans sa globalité ? Les païens scientifiques eux-mêmes disent que Jupiter est un homme, mais ils le disent de façon ésotérique, pour ne pas choquer la foule, et pour ne pas déstabiliser l’édifice étatique auquel ils croient. À l’époque d’Augustin, sauf erreur, l’édifice étatique est plus ou moins en miettes, et l’évêque se voit confronter aux revivalistes, aux nostalgiques de l’ancien système. Les païens eux-mêmes disent que Jupiter est un homme, mais Augustin à la fois récupère leur pensée pour conforter ses propres thèses, ceci dans le but de se concilier son auditoire, à la fois déforme leur pensée en faisant cette opération, car les païens parlaient dans le cadre d’une dialectique entre le petit nombre et le grand nombre, où les questions de prudence et d’utilité étaient mises de 105 106 Y. LEHMANN, op. cit., p. 28-29. E. L. FORTIN, op. cit., p. 209-210. 65 l’avant, alors qu’Augustin ne fait pas dans ce registre-ci. Si Augustin dit que les philosophes païens devraient, égaux à eux-mêmes, servir leurs vérités au peuple, c’est par ironie, car il ne croit pas aux vérités de ces philosophes païens, ces vérités, hormis peutêtre l’évhémérisme, participant encore et toujours de la même farine populaire, le panthéisme, qu’il soit religieux ou scientifique. Augustin enferme le paganisme dans une boucle d’autovalidation. C’est par ironie au surplus qu’il défend le peuple, ses rites brutaux et grossiers, car ces superstitions-ci ont l’avantage d’être vraies, de ne prétendre ni à la moralité ni à la vérité, contrairement aux idéaux scientifiques. Conclusion Il y a donc deux systèmes de tension qui se superposent littérairement, l’un propre à Varron, l’autre à Augustin. Le premier, qui découle du Réatin, tente de concilier le peuple avec l’élite, le polythéisme avec la science. Augustin rejette les deux pôles ou les utilise ironiquement l’un contre l’autre. L’oscillation propre à Augustin, pour sa part, met en relation à la fois une critique faite à l’endroit de la théologie varronienne en trois stases, à la fois un formatage de style « lit de Procuste » visant à démontrer que la pensée augustinienne est contenue en germe dans celle de son prédécesseur latin. La théologie de Varron, nous pourrions affirmer qu’elle culmine en son centre, au niveau de la religion civile. Il a toutefois un très grand souci pour la philosophie (contrairement à son maître Scaevola). Mais Augustin dévie cette finalité vers la théologie naturelle pour des raisons partisanes. L’argumentaire d’Augustin est intéressant en ce sens qu’il se situe non pas à l’intérieur même du système qu’il définit, comme l’argumentaire de Varron, mais à l’extérieur. Définir un système théologique tout en n’étant pas radicalement étranger – et que peut-on imaginer de plus étranger que l’au-delà ? – à ce même système peut conduire à des contradictions internes. Cela peut équivaloir à scier la branche sur laquelle on est assis, ou à tenter, comme l’a vérifié le baron Münchhausen, de se soulever soi-même. Nous avons senti la pertinence de l’analyse augustinienne quand nous avons perçu que la critique faite par un auteur se plaçant du point de vue de la Transcendance pouvait donner des résultats remarquables, parce qu’elle n’est pas à la fois partie et tout. Elle prend le paganisme comme une structure qui s’autovalide négativement. Le fait d’appréhender la 66 Cité de Dieu comme un roman satirique ou une peinture d’époque fait apparaître Varron comme le personnage-type de l’intellectuel engagé, à l’instar de Monsieur Homais, dans Madame Bovary, qui croit en une guérison du social par la science, un réformateur bourgeois, idéaliste, pesant le monde à partir de son cabinet d’écriture. L’adaptation aux préjugés populaires et aux coutumes locales déjà en place à des fins de réforme participe elle aussi d’un rationalisme politique, d’un calcul et de l’intellectualité. Les anciens avaient quand même un souci de réaliser leur ordre moral abstrait hic et nunc dans le terrestre. Il faut, si l’on en croit Varron, soit évacuer le mal du social par la science, soit instrumentaliser les vices et l’erreur à des fins politiques (à la manière de Georges Sorel)107. Mais si la religion du peuple, iconique, n’était pas celle à laquelle Varron adhérait totalement, la religion mystique-cosmique, en revanche, attirait le Sabin globalement et c’est sans doute en elle qu’il puisait ses appétences réformatrices. À tout prendre, c’est la vision terrestre qui prime, vision dissimulée par de faux idéaux, l’amour de faux dieux. Varron entendait sauver la société civile. Ce type de conception du salut, qui est à mettre en relation avec le complexe psychologique du sauveur, présente une lacune importante, à savoir l’autoréférentiel. Comment le terrestre peut-il sauver voire aider ou guérir le terrestre ? Comment l’humain peut-il se sortir, par ses propres moyens, de l’humain ? Toujours en considérant l’ouvrage La cité de Dieu mais surtout sous-titré sociologiquement Contre les païens sous la forme d’une fresque exposant une époque, nous avons fait ombrage sur tout un pan de l’esthétique romanesque. Augustin, en effet, de même qu’Irénée de Lyon avec les gnoses dans Contre les hérésies, tourne en dérision les petits dieux païens décrits dans les indigimenta. En fait, ce qui était visé par cette satire, chez Augustin, ce n’était pas tant la figure de Varron, à l’origine des indigimenta, mais le paganisme lui-même conçu comme bouffonnerie. Les petits dieux ne sont pas priés 107 Au demeurant, ce dernier a écrit un livre intitulé La ruine du monde antique et dans lequel il fait référence à Augustin, à la page 115, en ces termes : « Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, raisonne sur les anciennes religions absolument comme Voltaire le fera au XVIIIe siècle : il trouve partout des contradictions, des scènes ridicules et immorales dans les légendes ; mais la Bible ne gagne point, non plus, à être étudiée par ce procédé. » Tandis qu’à la page 117, il s’exprime ainsi : « Saint Augustin et Tertullien croient sincèrement que la philosophie et la science rationnelle ont fait des progrès considérables depuis que les révélations chrétiennes ont été connues du monde antique ; ils traitent les païens les plus illustres avec un air de supériorité qui nous fait aujourd’hui bien sourire. » Sorel accuse Augustin d’avoir rationalisé des mythes qui ont fait l’héroïsme des anciens Romains. Paradoxalement, Sorel souhaite ainsi retourner consciemment au mythe inconscient pour voir éclore un nouvel âge d’or politique et faire cesser la décadence. Il prisera pour cette raison saint Paul en qui il verra le fondateur d’une mythologie activiste semblable en cela au grand mythe marxiste de la grève générale. 67 réellement au premier siècle avant Jésus-Christ – Varron déplore l’indifférence de ses contemporains à leur égard et rappelle leur existence uniquement par la littérature. Il s’en suit, à l’époque d’Augustin, que la réalité de ces cultes loufoques était encore plus artificielle, et que la critique d’Augustin, littéraire, s’adressait à une religiosité elle aussi littéraire, l’apanage d’intellectuels païens. Toutefois, si tel avait été réellement le cas, le combat d’Augustin se serait résumé à une lutte d’arrière-garde, où l’évêque se serait fait grands mérites de tirer sur l’ambulance. Augustin mentionne très peu la présence d’un véritable paganisme dans son voisinage, mais la découverte récente du sermon Mayence 62 jette un nouvel éclairage sur la réalité quotidienne du Père de l’Église, quand le paganisme populaire investissait, sous forme de carnavals, rues et amphithéâtres108. La critique d’Augustin s’adresse plutôt à l’engouement intellectuel de la part de païens ou de chrétiens paganisants à l’égard de ces cultes néo-traditionnels nouvellement arrivés en Afrique du Nord suite à la prise de Rome109. Mais il s’en prenait aussi au paganisme populaire, dans la mince mesure où un livre complexe comme la Cité de Dieu pouvait rejoindre la foule. Il pourrait également s’agir, quant aux destinataires, d’anciens amis païens de l’évêque, d’autres professeurs de rhétoriques issus de la Tradition grammaticale et perpétuant un intérêt nostalgique pour ces choses. Pour finir, rappelons notre fil conducteur. Au-deçà de la Cité de Dieu s’inscrit textuellement, entre autres, Varron. En restituer la pensée authentique ou la matérialité textuelle est l’apanage de chercheurs historico-critiques comme Pépin ou Lehmann. Par 108 P. Brown fait allusion à ces fêtes dans son livre sur Augustin, à la page 50 : « Pour Augustin, le paganisme ne signifiait rien. Certes, pendant son séjour à Carthage il ira assister aux festivals grandioses qu’on célébrait encore dans le Grand Temple de la déesse Caelestis, mais en simple spectateur, un peu comme un touriste anglais protestant regarde, en Italie, défiler les solennelles processions catholiques. Spectacle magnifique et étonnant qui n’avait rien de commun avec la religion telle qu’il la comprenait. » 109 P. Brown à la page 384 : « L’arrivée en Afrique de ces nobles déracinés causa une grande sensation, mais ils ne furent pas d’un grand secours. » ; à la page 392 : « Un auditoire avait surgi, en effet, qui exigeait une nouvelle méthode d’approche : des païens nobles et cultivés venus de Rome avaient commencé à faire sentir leur présence comme réfugiés dans les salons de Carthage. […] Pourtant, il (le païen noble Volusianus) se sentait dans une position inconfortable. Il vivait déjà dans un monde ‘‘post-païen’’. » ; à la page 394 : « […] ces derniers païens aspiraient à investir leurs croyances dans un passé lointain et doré que n’avait pas encore troublé l’ascension du christianisme. » ; à la page 395 : « Vue sous cette angle, la Cité de Dieu est le dernier épisode d’un long drame : œuvre d’un ancien protégé de Symmaque, elle allait être le rejet définitif du paganisme cher à une aristocratie qui avait prétendu dominer la vie intellectuelle de cette époque. […] L’arrivée d’aristocrates venus chercher refuge en Afrique contribua beaucoup à éclairer le débat. » ; et enfin à la page 396 : « C’est parmi ces hommes que se recrutaient les adversaires de la Cité de Dieu. » 68 ailleurs, au-deçà de la théologie varronienne figure conceptuellement l’Au-deçà, une extrémité littéraire, une négativité qui prend la forme d’un hypermatérialisme et d’un antiidéalisme. Nous avons vu que la théologie de Varron était très teintée de considérations politiques et qu’elle n’était pas spirituelle au sens pur. Ou encore, qu’elle était spirituelle au sens éthéré du terme dans la mesure où elle était déconnectée, par son rationalisme, du corps, du vivant et du concret, préconisant de mystérieuses forces liées aux éléments occultes de la Nature. Le problème, pour Augustin, ce n’est pas tant le fait que la pensée théologique soit mélangée à des intérêts politiques, c’est qu’elle prétende à une authentique religiosité, et pourtant, Varron était authentiquement occulte. Normalement, une vision du cosmos mène ensuite à une vision de l’histoire dans laquelle les mêmes présupposés sont déclinés. Voyons comment l’Au-deçà est appréhendée dans l’histoire de Salluste revisitée par Augustin. 69 SALLUSTE OU L’HISTORIEN PESSIMISTE DE LA ROMANITÉ Introduction Une autre galerie littéraire se trouvant sous la Cité de Dieu est celle de Salluste110. Augustin entend faire de l’histoire pour répondre à l’accusation des païens arguant que la chute de Rome et le déclin moral de l’Empire sont dus à un complot chrétien. On parlait alors d’insubordination dans l’armée et de corruption des mœurs. L’évêque cherche à montrer, en se servant de Salluste, considéré par ailleurs comme le meilleur historien par les païens eux-mêmes, qu’avant la venue du christianisme et même longtemps avant, Rome était déjà dégénérescente et que la cause de cette décrépitude était imputable aux Romains seuls, en raison des nombreuses conjurations qu’ils perpétraient contre leur propre Ville111. La plus connue de ces conjurations est celle de Catilina qui fait l’objet d’un livre de Salluste, l’ouvrage le plus cité de ce dernier par Augustin. Autant Augustin va démontrer que ce qu’il pense, Salluste aussi le pense – et à plus forte raison, les païens qui s’en réclament seraient censés être d’accord également –, autant il va entamer la critique de ce même Salluste. Il existe donc d’emblée une tension entre l’accointance cachée ou forcée entre les deux auteurs, dont Augustin est l’artisan, et la réfutation, si on les appréhende chronologiquement, du premier par le second. Salluste fait partie de la Tradition grammaticale ; il est donc enseigné dans les écoles, au quatrième siècle, comme une référence classique112. Ce qui caractérise l’enseignement romain, au surplus, à l’époque d’Augustin, c’est l’accent mis sur la République113. Même au quatrième siècle, les élèves baignent dans une ambiance intellectuelle et culturelle républicaine. Il est admis 110 H. INGLEBERT, Les Romains chrétiens face à l’histoire de Rome, p. 412 : « […] Salluste, écrivain ‘‘césarien’’ du parti des populares, est la grande référence historique de la Cité de Dieu pour l’histoire romaine. Salluste est de très loin l’historien le plus cité et il partage avec Virgile, Cicéron et Varron les éloges les plus pompeux. » 111 P. BROWN, La vie de saint Augustin, p. 408 : « Salluste avait écrit l’histoire morale du déclin de la République romaine : pour les lecteurs d’Augustin cette histoire faisait autorité pour cette période. » 112 P. C. BURNS, « Augustine’s Use of Sallust in the ‘‘City of God’’ : The Role of the Grammatical Tradition », Augustinian Studies, 30, p. 106 : « More recent studies, notably those of R. A. Kaster, have explored the social function of the grammarian in the Latin culture of this period. This scholarship helps account for the pivotal role of Sallust in Augustine’s treatment of Roman history, especially in 411-413 as he begun the City of God in the aftermath of Alaric’s sack of Rome. » 113 H. INGLEBERT, op. cit., p. 445 : « Dans la Cité de Dieu, l’aspect le plus étonnant de la présentation de l’histoire romaine est assurément l’absence de l’époque impériale. » 70 que la République est l’apogée de Rome et que les auteurs qu’elle a produits sont des éminences pour chacun de leur domaine respectif. Salluste représente la façon la plus élevée de peindre l’histoire. Rome, quant à elle, est le sommet de l’Antiquité, du paganisme, de la culture gréco-latine. Augustin va ainsi concentrer son regard historique sur la Rome républicaine, parce que c’est l’époque que ses contemporains connaissent et apprécient le plus, la République étant la culmination de Rome, et Rome étant le pinacle de l’Antiquité114. La République se situe avant les temps chrétiens ; elle est censée être pure et morale, étant donné que les chrétiens ne l’ont pas encore corrompue, or les auteurs païens et contemporains de ce temps tendent à démontrer que la République était déjà en mauvaise santé. Les plus grands maux s’y trouvaient, mais aussi les plus grands auteurs, les plus grandes expéditions militaires (César, Pompée), les projets littéraires les plus ambitieux (Varron, Cicéron), les fortunes personnelles les plus démesurées (Crassus, Lucullus), les plus grands complots (Bacchanales, Catilina). Le premier siècle avant Jésus-Christ est marqué par tous les excès, en bien ou en mal. Il s’agit littéralement d’un apogée. Afin de se concilier son auditoire, Augustin utilise donc un auteur de référence chez les païens, Salluste ; il montre ensuite que ce sont les païens eux-mêmes qui commettent les attentats les plus graves contre leur État, et ce à une époque où le christianisme n’est même pas encore paru. La République est considérée autant chez les païens que chez les chrétiens de culture romaine comme l’apogée moral, ou la moins désastreuse des ères. Même les auteurs païens sont d’accord avec Augustin, prétend-t-il, et si on les lisait mieux, on découvrirait leur art d’écrire, on ferait une lecture ésotérique allant dans le sens des propos de l’évêque et non dans le sens des discours tenus par ses contemporains païens. Les chrétiens n’ont pas pu corrompre la République ; la République est considérée comme l’époque idéale ; elle est déjà entachée par les païens eux-mêmes. Augustin va donc faire une double manœuvre : montrer d’une part que la République, étant l’idéal païen, n’était pas si idéale que cela, et dire d’autre part que les maux et les catastrophes extraordinaires impliquant la République n’étaient pas dus aux chrétiens, mais aux païens eux-mêmes. 114 E. L. FORTIN, « Saint Augustin 354-430 », in Histoire de la philosophie politique (L. Strauss éd.), p. 205 : « […] le dernier des grands empires et l’épitomé des accomplissements politiques les plus brillants du monde païen. » 71 C’est le principe de l’inversion accusatoire. Une chose qu’il faut distinguer est la suivante : Augustin écrit une histoire de la cité terrestre et du monde païen dans sa Cité de Dieu, mais il utilise Varron à cet effet, Varron qui représente un réservoir de faits sur l’ensemble des nations historiques115. Augustin utilise Salluste dans un cadre polémique surtout, l’historien apparaissant dans les cinq premiers livres ; il récupère cette référence classique pour répondre aux accusations des païens en se servant de l’histoire116. Pour parler de la sérialité des événements, ceux de l’histoire de Rome, Augustin n’a pas besoin vraiment de Salluste ; il a Tite-Live117. Contrairement à ce qui se passait avec Varron, où la critique du paganisme n’était pas liée à la critique de Varron lui-même – le paganisme concret étant une chose, Varron et son système théologique en étant une autre –, en ce qui a trait à Salluste, la critique de la vision païenne de l’histoire est intimement liée à la critique de Salluste lui-même. La partie pratique de l’histoire, c’est la politique, or c’est plutôt avec Cicéron que nous verrons la critique de la politique païenne. Ce qu’il faut surtout distinguer, en fait, c’est l’écriture de l’histoire faite par Augustin en se servant de Varron, Tite-Live ou Cicéron, qui n’est pas notre propos, et l’utilisation de l’histoire à des fins polémiques. Salluste est préconisé justement pour cette instrumentalisation des données historiques. Vers la fin de sa vie, Salluste travaille à ses Histoires, où il dresse un portrait plutôt noir de l’ensemble de la romanité. Ce pessimisme était déjà présent dans la Conjuration de Catilina, mais pas de manière si évidente. Ce qui explique ce changement de ton vers davantage de négativité, c’est probablement le fait que Salluste a vu la situation politique de Rome se dégrader toujours plus et c’est cette dégradation qui transparaît dans ses Histoires, où le déclin est projeté de façon presque panoramique. Mentionnons une œuvre médiane, la Guerre de Jugurtha, qui fait la transition entre les deux autres, et parce qu’elle 115 H. INGLEBERT, op. cit., p. 415 : « […] les informations sur l’histoire romaine sont non seulement de nature différente, politique, religieuse, exempla traditionnels ou idées générales reprises à Salluste, mais elles sont traitées dans des contextes intentionnels distincts. » 116 Ibid., p. 496 : « C’est avec Salluste et Cicéron qu’il discute pour les idées, et non avec Tite-Live et Varron qui n’apportent que des faits. » 117 Ibid., p. 497 : « Augustin utilise Cicéron ou Tite-Live pour écrire une histoire politiquement sénatoriale, mais utilise Salluste dans une perspective idéologique, celle de la décadence […]. Salluste est donc en fait utilisé dans une polémique religieuse contre les païens, mais non pour l’écriture de l’histoire politique, qui suit la tradition sénatoriale. » 72 est moins marquée par ce qui fait la particularité des deux autres, parce qu’elle ne permet pas de créer un décalage rhétorique entre les deux autres, parce qu’elle est transitoire, enfin, Augustin l’utilisera peu ou pas. Augustin va surtout retenir l’ambiance sombre des Histoires pour monter le vieux Salluste contre le jeune Salluste de la Conjuration de Catilina. Pour Augustin, il s’agit souvent d’utiliser l’auteur contre l’auteur lui-même en affichant les contradictions inhérentes à l’ensemble de son œuvre. Mais pour revenir à l’idée de galerie littéraire, Augustin glace des morceaux des Histoires de Salluste dans son opus, comme dans un musée, morceaux qui autrement seraient perdus, de la même façon qu’il avait préservé Varron de la ruine du temps. De même que pour les Antiquités, la critique des Histoires comporte une difficulté si l’on considère qu’Augustin est à la fois celui qui produit la critique et celui qui préserve les passages de l’œuvre disparue. Si les chercheurs s’entendent pour dire qu’Augustin cite correctement ses sources, en revanche, il cite des passages avec orientation, sans respecter la cohérence intérieure d’un ouvrage ou le contexte de rédaction, mélangeant souvent Tite-Live et Salluste pour des raisons polémiques, ou encore le jeune Salluste et le Salluste des dernières années. Ceci pourrait faire les délices de l’analyse historico-critique, or nous avons choisi de nous concentrer, de façon synchronique, sur l’étude du traitement ou de la relecture faite par Augustin des auteurs païens. L’une des raisons pour lesquelles Augustin s’attache tant aux temps préchrétiens, c’est qu’après la naissance de Jésus, l’histoire n’a plus de sens si on la prend comme un tout118. Bien évidemment, il se passe encore des choses, des événements ont lieu, mais leur finalité ne relève plus de l’histoire prise en elle-même. Le Christ casse l’histoire. Le Christ est la fin d’une certaine vision de l’histoire. Tout le travail d’Augustin sera alors de démontrer que cette vision de l’histoire antérieure au Christ était contradictoire et tautologique. Nous arrivons ainsi, une fois de plus, au concept d’Au-deçà, qui est un au-delà de l’Immanence, quand Augustin, par hyperbole littéraire, amène le matérialisme historique jusqu’à son terme logique, jusqu’à sa limite paradoxale de renversement. Il dénoncera de ce fait le faux idéalisme qui découle de la vision de l’histoire païenne et il accusera le matérialisme 118 Ibid., p. 447 : « La paix romaine coïncide avec la Nativité, mais elle n’en est ni une conséquence, ni une condition. » 73 historique de ne pas être cohérent avec lui-même. D’abord légèrement idéaliste avec sa Conjuration de Catilina, Salluste finit dans un matérialisme assez poussé avec ses Histoires, où le mal et la décadence, l’appétit de domination et la peur, se trouvent à plusieurs endroits, mais ce matérialisme n’est pas univoque et systématisé. La pensée historique de Salluste est non seulement liée à la conjoncture politique de Rome, mais encore elle est elle-même politisée. Son but est l’action morale et politique. Augustin choisit d’utiliser Salluste pour une autre raison : la pensée de ce dernier présente beaucoup de similarités réelles avec la sienne, comme le pessimisme. Augustin cautionne, et même davantage que Salluste, la théorie de la peur ; il en fera un usage systématisé. La décadence, il l’appliquera univoquement, mais cette fois-ci à la Nature. La théorie du complot sera généralisée à l’histoire toute entière. S’il y a conjuration, elle n’est pas liée à un petit groupe uniquement, mais à l’ensemble du genre humain. La conspiration est d’ordre non pas politique, horizontal, venant de l’intérieur géographique ou de l’extérieur, mais d’ordre spirituel, vertical, venant du bas ou du haut. Notre développement, pour cette partie sur la vision historique de Salluste reprise par Augustin, commencera par la question de la corruption des mœurs, se poursuivra avec la théorie de la peur et se terminera avec les questions d’appétit de domination et de volonté de prestige. La corruption des mœurs Nous avons vu, dans la partie précédente consacrée à Varron, que les païens pensaient que la religion des chrétiens était responsable de la chute de Rome, alors que leur propre religion, le polythéisme, ne serait pas imputable. Une lettre d’Augustin datant de 412, précisément de l’époque où l’évêque entamait sa Cité de Dieu, nous renseigne sur cet état d’esprit119. Dans le présent d’Augustin, de nombreux païens délaisseraient les cultes institutionnels de la cité romaine pour se tourner vers la secte de Chrestos : c’est donc dans 119 AUGUSTIN, « Lettre CXXXVIII », in Œuvres complètes de saint Augustin, p. 293 : « Pourquoi répondrais-je quand ils soutiennent que l’empire romain a gravement souffert par la faute de quelques princes chrétiens ? Ce reproche général est une calomnie. S’ils rappellent quelques fautes précises et certaines des derniers empereurs, je prouverai que des fautes pareilles, et des plus grandes peut-être, se sont rencontrées dans des empereurs qui n’étaient pas chrétiens […]. On voit assez depuis quel moment la république romaine a commencé à décliner ; les livres de ces mêmes Romains le disent ; bien avant que le nom du Christ eût éclaté sur la terre […]. » 74 le passé qu’il faut fouiller pour prouver que la religion païenne n’a jamais été source d’ordre. « In answer to Volusianus’s question about evil befalling the state under Christian emperors, Augustine cites Sallust to illustrate the moral degeneration of Rome in the Republic and the worse evils which afflicted the state at that time120. » Augustin privilégie ainsi Salluste pour donner un témoignage sur le passé supposément idéal où le paganisme aurait été source d’ordre. Ce passé est celui de la République, or Salluste apparaît – et c’est pour cette raison qu’Augustin le choisit –, comme l’historien romain le plus critique envers sa République. « Augustine answers the accusation by demonstrating that the history of Rome displayed an uninterrupted series of catastrophes and disasters long before the appearance of Christianity. For this reason, he focuses his attention on the history of the Republic […]121. » Or Salluste ne peut pas être complètement objectif vis-à-vis son monde puisqu’il en fait partie. Il n’est pas extérieur à Rome. Il relève à la fois de la partie et du tout. Quant à la théorie du complot, au conspirationnisme païen, Augustin en fermera la parenthèse à partir du dehors transcendant en identifiant les comploteurs aux personnes victimes de complot. Il ne peut pas y avoir de conspiration dans ces conditions puisque ce sont les mêmes qui complotent et accusent les autres de cabbales. L’accusation des païens à l’encontre des chrétiens possède également une autre dimension. Les païens considéraient les chrétiens comme des êtres moralement inférieurs, à l’instar de ce qu’Inglebert affirme : « Cependant dans ce livre I, deux thèmes de la conception augustinienne de l’histoire de Rome apparaissent. La première est que les Romains d’autrefois valaient moralement plus que ceux d’aujourd’hui […]122. » Or ce qu’Augustin essaie de démontrer, c’est que les païens contemporains de l’évêque sont euxmêmes moralement inférieurs, si on les compare à leurs grands ancêtres républicains. Sur ce point, Augustin tombera d’accord avec Salluste d’une certaine manière, puisque ce dernier pensait également que les hommes du passé étaient plus illustres que les hommes du présent. Ce point d’accord comporte cependant une certaine nuance. Les hommes du passé qui chez les païens apparaissent comme meilleurs, chez Augustin apparaissent seulement comme moins dangereux, le paganisme ne pouvant pas produire d’hommes 120 P. C. BURNS, op. cit., p. 112. H. HAGENDAHL, Augustine and the Latin Classics, p. 637. 122 H. INGLEBERT, op. cit., p. 425. 121 75 parfaitement excellents étant donné ses valeurs qui sont de fausses vertus, ou des vertus mélangées avec des vices. Cependant, elle permet d’affirmer que, même si la cité terrestre reste à jamais éloignée des vraies vertus et de la vraie gloire, Augustin n’en parle pas de manière négative. Aussi ne peut-on en aucun cas accepter des jugements qui verraient dans l’ancienne Rome la cité du Diable123. Les païens pensaient que le déclin de Rome venait de l’extérieur, d’un complot. Augustin tâchera de démontrer que le mal peut très bien être intérieur, inhérent à la romanité même, et que de nombreux complots peuvent être ourdis de l’intérieur même de l’Italie, et ce bien avant l’arrivée d’étrangers, ou de foi étrangère. Augustin entend critiquer l’idée que c’était mieux avant, quand le christianisme ne s’était pas installé. Il s’attaquera aussi à cette idée que l’on retrouve chez les païens euxmêmes, à savoir que, dans la romanité païenne, certaines périodes auraient été plus justes que d’autres. Pour ce faire, il utilisera deux textes de Salluste, la Conjuration de Catilina et les Histoires, pour montrer à la fois que Salluste et lui tombent d’accord, à la fois que Salluste se contredit dans sa pensée d’une part, et d’autre part d’un livre à l’autre. Ainsi reprend-t-il une métalepse chère à Salluste, une inversion de la logique habituelle qui veut que la prospérité matérielle et la sécurité entraînent le bonheur et la justice. Or Salluste se plaît à penser que la prospérité entraîne le vice, que la sécurité conduit à la mollesse. La différence fondamentale entre la Conjuration de Catilina et les Histoires est, aux dires d’Augustin, que dans le premier livre, tout ce qui précédait le trop grand accroissement territorial de la République était bon et correspondait à une sorte d’âge d’or idéalisé, mais que dans le second livre, seulement deux périodes précises sont dites vertueuses, le court moment qui suit immédiatement l’expulsion des rois, et le court moment situé entre la Deuxième et la Troisième Guerre punique. Dans son livre sur le complot de Catilina, Salluste parle d’un temps ancestral où le droit juste et bon émanait non pas de lois divines, mais du cœur naturellement vertueux des hommes. « Sallust’s view of Rome’s history 123 Ibid., p. 475. 76 grows darker and darker from one work to the other124. » Dans les Histoires, ce temps est circonscrit aux deux périodes susdites. « Sallust was now doubtful about the existence of Roman harmony prior to 146 BC125. » Deux choses sont à noter quant à ce droit juste et bon qui relève des instincts. D’une part, Augustin dira que même lors des deux périodes circonscrites dans les Histoires, le droit juste et modéré ne prévalait pas, d’autre part il affirmera que le droit juste et raisonnable ne peut pas relever des instincts. Les Histoires contredisent le livre sur Catilina parce qu’elles font correspondre la justice instinctive à deux périodes particulières et non à un passé glorieux au sens large. Enfin, Augustin, pour contrer davantage le livre sur Catilina, va chercher chez Tite-Live un fait qui récuse à la fois le droit instinctif, les instincts des anciens étant mauvais dans ce cas-ci, à la fois l’idée d’un passé glorieux au sens large. Sur cet éclectisme, Inglebert note : « […] Augustin utilise des récits différents, le Catilina, les Histoires de Salluste, une source livienne et un texte cicéronien, qui, à cause de leurs présupposés idéologiques ne sont pas historiquement compatibles126. » D’un point de vue diachronique, effectivement, ces sources ne sont pas compatibles, mais le Père de l’Église brode, fait feu de tout bois pour parler du paganisme au sens large, et non d’une œuvre en particulier, prise dans son contexte précis. Augustin montre, avec l’épisode de l’enlèvement des Sabines, que la période des rois, par exemple, n’était pas juste et droite. An forte populo Romano propterea leges non sunt a numinibus constitutae, quia, sicut Sallustius ait, ‘‘ius bonumque apud eos non legibus magis quam natura ualebat’’ ? Ex hoc iure ac bono credo raptas Sabinas. Quid enim iustius et melius quam filias alienas fraude spectaculi inductas non a parentibus accipi, sed ui, ut quisque poterat, aufferi127 ? Ainsi donc, la loi qui émane du désir et non d’une révélation, conduit à des situations arbitraires où ce qui est bon est ce qui est désiré, ici les Sabines. La loi qui relève de 124 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 638. N. WOOD, « Sallust’s Theorem : A Comment on ‘‘Fear’’ in Western Political Thought », History of Political Thought, 16, p. 177. 126 H. INGLEBERT, op. cit., p. 467. 127 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 17 ; SALLUSTE, La conjuration de Catilina, 9, 1 : « Peut-être les dieux n’ont-ils pas donné des lois au peuple romain pour cette raison, comme dit Salluste, ‘‘que, chez lui, le sens du droit et du bien tirait moins sa force des lois que de son instinct naturel’’ ? C’est donc, je pense, en vertu de ce sens du droit et du bien que fut commis le rapt des Sabines. Quoi de plus juste et de meilleur, en effet, que d’inviter perfidement à un spectacle des jeunes filles étrangères, non pas pour demander leur main à leurs parents, mais pour les enlever de force au gré de chacun ? » 125 77 l’instinct est exactement la même que celle qui relèverait de la révélation d’un faux dieu. Salluste pensait que les anciens désiraient d’instinct le bien ; Augustin montre que ce qui est instinctif relève du hasard, est relatif ou subjectif, et donc peut conduire autant au bien qu’au mal indifféremment. Pour ce qui est de la période suivant immédiatement l’expulsion des rois, les débuts de la République présenté dans les Histoires, Augustin prouve que même ces débuts n’étaient pas justes, étant donné qu’ils correspondaient à peu de choses près aux sécessions de la plèbe. Itaque habebo modum et ipsum Sallustium testem potius adhibebo, qui cum in laude Romanorum dixisset, unde nobis iste sermo ortus est : ‘‘Ius bonumque apud eos non legibus magis quam natura ualebat’’, praedicans illud tempus, quo expulsis regibus incredibiliter ciuitas breui aetatis spatio plurimum creuit, idem tamen in primo historiae suae libro atque ipso eius exordio fatetur etiam tunc, cum ad consules a regibus esset translata res publica, post paruum interuallum iniurias ualidiorum et ob eas discessionem plebis a patribus aliasque in Urbe dissensiones fuisse128. Dans le livre sur le complot de Catilina, le passé de Rome est considéré comme glorieux dans son ensemble, donc l’épisode des sécessions de la plèbe apparaît comme une ombre au tableau. Dans les Histoires, Salluste mentionne que la République n’a été idéale qu’à ses débuts, or ici encore la réalité d’une attitude dominatrice des patriciens à l’égard des plébéiens vient donner un autre son de cloche. Augustine makes extensive use of Sallust’s presentation of the history of the Republic as a fall from an original condition of natural justice. He prefers texts, such as the Histories, which place that fall early in the history of Rome, even as early as the period of its foundation, rather than dating it from the destruction of Carthage in 146 (the pivotal date in the Jugurthan War)129. 128 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 18 ; SALLUSTE, Histoires, I, fragment 11 (Maurenbrecher) : « Je me bornerai donc, et j’en appellerai de préférence à Salluste lui-même qui a dit à la gloire des Romains, les mots par où nous avons commencé : ‘‘Chez eux, le sens du droit et du bien tirait sa force moins des lois que de leur instinct naturel’’, exaltant cette époque où, au lendemain de l’expulsion des rois, Rome en peu de temps prit une extension incroyable. Et pourtant, au premier livre de ses Histoires, dès le début, il avoue qu’après le passage de l’État des rois aux consuls, ‘‘les injustices des puissants ne tardèrent pas à provoquer dans la Ville la séparation de la plèbe et des patriciens et d’autres dissensions. » 129 P. C. BURNS, op. cit., p. 113. 78 En fait, les patriciens de la République nouvellement créée deviennent tout autant tyranniques que les vieux rois qui avaient été expulsés pour leur iniquité. Haec mala facta sunt, haec aduersa acciderunt, quando in illa re publica ‘‘aequo et modesto iure agitatum est130.’’ Le but d’Augustin est toujours de convaincre les païens de la dégradation des mœurs inhérente à la Rome préchrétienne, déclin relevant des païens eux-mêmes. Il lui suffit de citer Salluste, une source reconnue des deux côtés. La période comprise entre les débuts de la République et le court moment située entre les deux dernières Guerres puniques n’est pas reconnue par Salluste comme étant particulièrement juste et droite, donc Augustin n’a pas à en rajouter. Salluste et Augustin disent la même chose à savoir qu’il n’y avait pas beaucoup de justice à ce moment-là. En fait, le conflit entre les patriciens et les plébéiens commencera avec la fondation de la République et se terminera avec le combat contre Carthage. Les sécessions de la plèbe ne sont que les pics de cette crise permanente, de cette tension inhérente à la nature même de la République. La période qui nous intéressera le plus, ensuite, est donc celle située après la fin de la Deuxième Guerre punique et avant le commencement de la troisième. « Explaining the cause of Roman moral decay, Sallust identifies the destruction of Carthage in 146 BC as the turning point […]131. » Durant ce court laps de temps, dit Salluste, le droit juste et équitable fut présent. Dans la Conjuration de Catilina, ce n’est qu’après s’être agrandie démesurément et après avoir vaincue Carthage que la République sombra dans la décadence. Tout le temps précédant la Troisième Guerre punique est ainsi exalté. Les Histoires parlent cependant d’une époque particulière où les mœurs furent intactes, le moment situé entre les deux dernières guerres, mais les deux livres s’accordent pour dire que la prise de Carthage et sa destruction constituent un point tournant dans l’histoire de la République. À en croire Salluste, ce serait aux alentours de l’an 146 que l’État entamerait son déclin sur le plan politique et moral. Wood parle de l’idéal d’avant 146 en ces termes : « Before that time, once citizens had gained their freedom through the replacement of monarchy by the consulate, harmony without divisive civil discord and widespread avarice 130 AUGUSTIN, La cité de Dieu, III, 16 ; SALLUSTE, Histoires, I, fragment 11 (Maurenbrecher) : « Voilà les crimes, voilà les malheurs survenus en cette période où régnait dans l’État ‘‘un droit juste et [équitable]’’. » 131 N. WOOD, op. cit., p. 177. 79 prevailed, justice and equity were the norm, foreign people were ruled by kindness instead of fear, and Roman honourably contested for glory132. » Par la suite, la prospérité et la sécurité découlant de la disparition d’un ennemi héréditaire puissant entraîneraient la richesse individuelle, puis le vice, le luxe, la mollesse, etc. Comme l’écrit Inglebert : « Ce thème de la décadence des mœurs est traditionnel depuis les discours de Caton […], et ils furent repris par Salluste et Cicéron que cite Augustin133. » Augustin non seulement reprend l’idée que la prospérité matérielle est source de déclin, mais il stipule que le déclin devait être présent avant, sous forme latente en quelque sorte, comme un pantin prêt à sortir de sa boîte, pour que la prospérité devienne ainsi une pierre d’achoppement. Continuo subiecit idem Sallustius et ait : ‘‘At discordia et auaritia atque ambitio et cetera secundis rebus oriri sueta mala post Carthaginis excidium maxime aucta sunt’’, ut intellegeremus etiam antea et oriri solere et augeri134. Augustin pourrait forcer les choses, ici, en faisant correspondre la pensée de Salluste avec la sienne – principe d’accointance cachée –, mais peut-être les Histoires sont-elles réellement semblables par les idées au schéma d’Augustin. Ce dernier déclare par ailleurs que la période sublimée par Salluste et qui précédait la troisième et dernière guerre punique, fatale aux Carthaginois, devait nécessairement être viciée elle aussi nonobstant les apparences. Au vrai, il découvre chez Tite-Live des faits qui prouvent son point de vue. La période située entre les deux dernières guerres est marquée par au moins trois symptômes dont ne fait pas mention Salluste : un complot dirigé contre Scipion l’Africain, l’invasion du luxe asiatique – le sybaritisme – suite à la conquête de la Grèce, et la promulgation d’une loi inique, la loi Voconia. « Here, he combats Sallust by referring to events related by Livy. In the following chapter, II. 18, he opposes point by point, Sallust’s unfavourable opinion in hist. to that expressed in Catil. (or in hist.) and thus make the historian refute himself135. » Notons également cette ironie de l’histoire qui veut que ce soit Caton l’Ancien, défenseur du mos maiorum et du principe d’antériorité selon lequel la coutume des anciens se doit d’être respectée, qui ait conseillé la destruction totale de Carthage. La destruction de 132 Ibid. H. INGLEBERT, op. cit., p. 463. 134 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 18 ; SALLUSTE, Histoires, I, 11 (Maurenbrecher) : « Le même Salluste ajoute aussitôt : ‘‘Mais la discorde, la rapacité, l’ambition et autres maux qui d’ordinaire éclosent dans la prospérité, prirent une très grande extension après la ruine de Carthage’’. Il nous faut entendre ici que ces maux étaient déjà nés auparavant et en voie d’accroissement. » 135 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 639. 133 80 Carthage entraîna un confort qui eut tôt fait de faire oublier tous les préceptes austères et spartiates des anciens. C’est plutôt Scipion Nasica qui fut le plus sage dans toute cette affaire, mais l’on verra bientôt ce qu’il avait perçu. « Augustine, not Sallust however, cites in passing the famous tale about Publius Cornelius Scipio Nasica136. » Pour l’instant, mentionnons l’injustice que subit Scipion l’Africain de la part de ses compatriotes, un complot littéralement. Porro inter secundum et postremum bellum Carthaginiense, quando Sallustius optimis moribus et maxima concordia dixit egisse Romanos […] Scipio ille Romae Italiaeque liberator eiusdemque belli Punici secundi tam horrendi, tam exitiosi, tam periculosi praeclarus mirabilisque confector, uictor Hannibalis domitorque Carthaginis, cuius ab adulescentia describitur diis dedita templisque nutrita, inimicorum accusationibus cessit […]137. Le fait est que les païens accusent les chrétiens de complot, or l’argumentaire d’Augustin consiste à dire que les païens, non seulement sont capables de complots contre eux-mêmes, mais encore que ce type de conspiration se situe bien avant le christianisme et à l’époque la plus idéalisée par les païens de l’histoire romaine : l’âge d’or de la République. Aussi l’élite romaine se divisa-t-elle à cette époque entre le philhellénisme des Scipion et le conservatisme de Caton. La conquête de la Grèce, réalité paraissant entre les deux dernières Guerres puniques, apporta dans la Ville de nombreuses mœurs relâchées. C’est à cette époque, par exemple, que parut à Rome l’ambassade de Carnéade et de ses condisciples qui firent voler en éclat par leur sophistique l’austère façon univoque de discourir au Sénat. Sed quia Sallustius eo tempore ibi dixit mores optimos fuisse, propterea hoc de Asiana luxuria commemorandum putaui, ut intellegatur etiam illud a Sallustio in comparationem 136 N. WOOD, op. cit., 16, p. 180. AUGUSTIN, La cité de Dieu, III, 21 ; SALLUSTE, Histoires, I, fragment 11 (Maurenbrecher) : « Entre la seconde et la troisième guerre punique, époque où d’après Salluste, les Romains eurent les plus belles mœurs et vécurent dans la plus grande concorde ; […] Scipion, le libérateur de Rome et de l’Italie, qui mit fin d’une façon admirable et glorieuse à la seconde guerre punique, si horrible, si ruineuse, si dangereuse, Scipion, le vainqueur d’Hannibal et le triomphateur de Carthage dont on nous décrit la vie, vouée depuis l’adolescence aux dieux et nourrie dans les temples, fut victime des accusations de ses ennemis. » 137 81 aliorum temporum dictum, quibus temporibus peiores utique in grauissimis discordiis mores fuerunt138. L’invasion du luxe asiatique est l’abréaction que reçoit Rome suite à la conquête de la Grèce. « He lets these familiar episodes of injustice speak for themselves139. » La Grèce conquise a vaincu son farouche vainqueur. « Augustine, nevertheless, disagrees with Sallust’s view that the half century between the Second and the Third Punic Wars was a golden age of harmony and unity140. » Avec la force militaire, les Romains entrent en Macédoine, mais cette force grossière et physique est battue en brèche par la force subtile. La force subtile se répand tel un virus en réaction proportionnelle face à la force grossière et finit, peut-être pas par l’emporter, mais certainement par causer de vastes effets beaucoup plus déterminants que ceux causés par la force physique. Le même phénomène s’était produit lors de la victoire-chute de Sparte opposée à Athènes. La cité libre perd militairement, mais gagne symboliquement tandis que dans le camp militaire on observe l’exact inverse. À propos de la Troisième Guerre punique conduisant à la suppression de Carthage, Burns écrit : « Sallust’s view, very important for Augustine, that this war was a turning point in the moral decline of Rome, is passed over by the grammarian (Servius)141. » La Tradition grammaticale aurait négligé cet aspect fondamental de l’histoire sallustienne pour servir une cause morale, celle de l’idéalisation de la République toute entière, ou tout simplement du passé romain. Il fallait donc dissimuler le fait que l’idéal historique de Rome ait pu contenir des vices, ou bien tout simplement, l’accent n’était pas mis sur ces vices contrairement à ce que fait Augustin. Enfin vient la loi Voconia que Wood décrit ainsi : « Even this time was stamped by signs of decay, or so Augustine alleges, citing the harsh treatment given to Scipion Africanus Major, the victor over Hannibal ; the appearance of Asiatic luxury ; and the notorious Voconian law (sponsored by Cato) by which no man could name a woman, even an only daughter, as his 138 AUGUSTIN, La cité de Dieu, III, 21 ; SALLUSTE, Histoires, I, fragment 11 (Maurenbrecher) : « Mais comme, d’après Salluste, les mœurs furent très pures en ce temps-là, j’ai jugé bon de rappeler l’invasion du luxe asiatique, pour faire comprendre que cet historien loue cette époque par comparaison avec d’autres temps où les mœurs fléchirent à la suite de très graves désordres. » 139 P. C. BURNS, op. cit., p. 114. 140 N. WOOD, op. cit., p. 179. 141 P. C. BURNS, op. cit., p. 109. 82 heir142. » Même si Augustin n’en parle pas dans cette partie de son développement, nous pourrions faire la même analyse à propos de la période correspondant à la pax romana. La paix romaine, sous le règne d’Auguste, consiste en un temps de paix, de confort et de sécurité. Ce climat serait censé être propice au développement des plus hautes vertus, or c’est précisément le contraire que l’on observe, si on lit par exemple le Satyricon qui date à peu de choses près de la même époque, où apparaît un nouveau type d’homme, à la fois vulgaire, riche et ramolli : Trimalcion. Chez Horace, on trouve également une peinture d’époque dénotant les attraits pour la gastronomie. Une différence que l’on pourrait noter entre Salluste et Augustin est que le premier parle d’une époque comme celle suivant la Deuxième Guerre punique et précédant la dernière comme étant meilleure que la grande décadence associée à la fin de la République alors que chez Augustin c’est plutôt en terme de gradation du pire qu’il faudrait voir les choses. Ce moment de l’histoire de Rome, idéalisé par Salluste, apparaît chez Augustin comme moins malheureux que les désastres du premier siècle avant Jésus-Christ que l’on connaît. Il apparaît comme un nihilisme doux, comparativement au nihilisme brutal des catastrophes associées à la fin de la République. « Augustine admits, however, that during these fifty years internal conflicts were less fierce than before143. » Les plaisirs de Capoue ne peuvent s’exposer que dans une société qui était déjà corrompue avant. Sont critiqués ici le vieil adage c’était mieux avant, le concept d’âge d’or saturnien, la croyance au Jardin des Hespérides. Dans une vision païenne de l’histoire, conception nécessairement politisée du développement historique, certaines conjonctures sont ascensionnelles, vertueuses, pures, d’autres sont déliquescentes et entachées de turpitudes. Il importe de mettre l’accent sur les époques qui furent grandioses, en les idéalisant, pour servir l’action politique du moment. « Augustin décrit cette longue période de l’histoire romaine grâce à une histoire idéologique, dans laquelle il présente et discute les idées de Salluste qui sont pour lui des thèses historiques, alors que pour Salluste, elles étaient surtout des thèses politiques144. » Le thème de la décadence des mœurs est ainsi plus rhétorique ou politique qu’historique. L’historien ne se pose pas la question de la réalité des vertus historiques, mais bien celle 142 N. WOOD, op. cit., p. 179. Ibid. 144 H. INGLEBERT, op. cit., p. 437. 143 83 des leçons morales pouvant être tirées de tel ou tel événement. Augustin, à sa manière, dresse un portrait de l’histoire plus objectif, sans instrumentalisation d’époques grandioses à des fins politiques. Citons une fois de plus Inglebert ici : « Malgré Tite-Live et Salluste, Augustin suivit en définitive Cicéron et son point de vue sénatorial, mais les Histoires de Salluste, avec la date de 146, expliquent le discours de Scipion dans le De Republica : la corruption des mœurs est bien la cause de la chute de la République145. » Augustin écrit l’histoire de Rome en mettant l’accent sur ce qui se passe au Sénat ; il utilise Salluste dans une perspective polémique vis-à-vis les païens. Par exemple, Salluste faisait l’histoire en se plaçant négativement du côté des conjurés dans sa Conjuration de Catilina, et non positivement du point de vue des sénateurs. Cicéron et Salluste tombent néanmoins d’accord sur le fait que la République ait chuté suite à la décadence morale, au déclin des bonnes manières politiques. Pour Augustin, la République, en tant qu’ordre politique terrestre, ne pouvait pas chuter, puisqu’elle était elle-même le résultat de la Chute de l’homme dans l’histoire et la temporalité. Elle pouvait seulement être pire ou moins pire. « Une histoire aussi malheureuse et injuste s’explique par la théologie. Parce qu’elle est humaine, l’histoire de Rome est nécessairement malheureuse car elle est engagée avec tous les autres peuples dans une histoire qui découle du péché originel146. » L’histoire toute entière, cosmique, est associée à la décadence. La conception historique de Salluste s’accentue de mal en pis d’un ouvrage à l’autre, ne conservant en bout de ligne que deux morceaux de siècles intacts. Augustin pousse cette logique jusqu’à son comble à cause de ses présupposés théologiques, certes, mais surtout en prouvant ses affirmations à partir de faits tirés de Tite-Live. « Thus the general survey of the history of the Republic until the civil wars in civ. II. 18 is founded entirely on Sallust and even surpasses him in pessimism147. » Augustin constitue une histoire négative de Rome, en noircissant les deux derniers pans du développement historiques laissés immaculés. Inglebert le dit en ces termes : « […] c’est une histoire idéologique, et plus précisément théologique. On peut distinguer dans les livres II-III une histoire négative de Rome, qui s’appuie sur Tite-Live, Salluste et Cicéron […]148. » Augustin fait de l’histoire à partir d’un point de vue hors du 145 Ibid., p. 468. Ibid., p. 458. 147 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 641. 148 H. INGLEBERT, op. cit., p. 415. 146 84 monde. Ce que la Transcendance permet ici, c’est un regard plus radical jeté sur l’évolution des sociétés humaines. « Pourtant, l’évêque d’Hippone pense pouvoir, dans le cas de Rome, expliquer l’histoire du point de vue de Dieu […]149. » « La fin de l’Empire peut donc être pensée, et elle ne signifie pas forcément la fin de l’histoire 150. » La cité de Rome avait été conçue comme éternelle, semblable en ceci à la Nature ou au cosmos dans laquelle elle s’inscrit. Dans cette cité, les individus naissent et meurent, mais la disposition étatique est pérenne, de même que dans une espèce naturelle, les spécimens naissent et meurent quand l’Espèce dure. La destruction d’une cité est donc une contre-nature. La peur Certains chercheurs s’accordent pour dire que chez Salluste, la chute de la République ne serait pas due simplement à une déchéance des mœurs, mais également à une injustice structurelle, inhérente à la romanité même. De vrai, les prémisses d’une telle pensée apparaissent chez Salluste, mais l’idée d’une injustice structurelle réside surtout dans la conception augustinienne de l’histoire ou dans celle qui pourrait relever des Histoires, œuvre perdue. « Acts of injustice commited by the mighty and intestine dissension existed in Rome from the beginning, says Sallust […]151. » Par ailleurs, nous avons ce que dit Burns et qui concerne davantage la Conjuration de Catilina, à savoir : « Augustine makes extensive use of Sallust’s presentation of the history of the Republic as a fall from an original condition of naturel justice152. » Si l’injustice, chez le peuple romain, est présente depuis le commencement, dès lors il s’agit véritablement d’une injustice structurelle. Or chez Salluste, c’est la Fortune autrement dit la chance qui décide des conditions historiques propices ou non propices à l’établissement d’une justice. Cette Fortune, comme chez Machiavel, apporte des contextes, des épreuves, des conjonctures, ou par exemple la peur d’un ennemi puissant force un peuple à s’organiser et à se structurer moralement pour ne pas être vaincu. 149 Ibid., p. 474-475. Ibid., p. 484. 151 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 641. 152 P. C. BURNS, op. cit., p. 113. 150 85 Puis, Augustin affirme que les Romains n’ont été moralement bons que sous la crainte – par exemple lors de l’expulsion des rois ou entre la deuxième et la troisième guerre punique –, et que la corruption s’est accrue après la chute de Carthage ; ceci est démontré en s’appuyant sur Salluste […]153. La théorie de la peur est en quelque sorte le double inversé de l’assertion que nous avons déjà étudiée qui veut que la sécurité matérielle et le confort amènent la dégénérescence morale. La différence entre Salluste et Augustin, quant à la théorie de la peur, est que le premier en fait une utilisation timide, partielle, tandis que le second s’en empare et la généralise à tous les moments où la justice aurait prévalu dans le cœur des Romains154. Le concept de la crainte d’un ennemi puissant générant l’ordre et la justice est systématisé par Augustin, ce qui crée une tension littéraire. D’une part, Augustin cherche à critiquer son prédécesseur en montrant que sa théorie n’est pas appliquée de façon cohérente, d’autre part il tend à faire dire à Salluste ce qu’il dit lui-même ; même Salluste aurait appliqué sa théorie de la peur à tous les moments de justice présent dans l’histoire romaine. En fait, Augustin ne cite Salluste, avec éloge, que pour le contredire. S’il suit l’interprétation de l’historien romain en affirmant que seule la peur de l’ennemi avait pu entraîner l’existence d’un ius aequus et modestus, il refuse d’admettre que ce dernier ait pu exister. Et ceci n’est pas seulement affirmé pour des raisons théoriques, le ius devant être fondé sur la justice divine et non sur la crainte, mais est aussi illustré par des exemples montrant que le droit n’existait pas155. Salluste avait préservé dans ses Histoires deux moments d’harmonie à prendre en exemple et à imiter, la période suivant l’expulsion des rois, et la séquence d’environ cinquante années – les Cinquante Glorieuses – située entre les deux dernières Guerres puniques. Ici, il est difficile de savoir si Salluste a appliqué son théorème de la peur conséquemment ou s’il en a fait un usage relâché. S’il en fait un usage conséquent, cela 153 H. INGLEBERT, op. cit., p. 427. Augustin critique – il dit « non » ; négativité – la théorie de la peur de Salluste, mais il propose à partir de ces mêmes bases établies par son prédecesseur une théorie qui peut elle aussi être qualifiée de négative, mais pour une autre raison. La théorie de la peur d’Augustin est négative en ce sens qu’elle ne stimule pas la politique et la psychologie humaine. Elle n’est pas optimiste, progressiste, positiviste. Elle est positive toutefois à sa manière parce qu’elle laisse entrevoir la Transcendance et s’intègre dans une vision esthétique du monde et de la vie. 155 H. INGLEBERT, op. cit., p. 437. 154 86 voudrait dire que la justice n’existe pas absolument parlant chez Salluste et qu’elle émane uniquement de conditions fortuites, ce qui serait étonnant venant de la part d’un auteur païen, qui croit toujours en la vertu. Mais s’il en a usé cavalièrement, dès lors il convient d’étudier la critique augustinienne du metus hostilis. Pour ce qui est de nos deux périodes particulières, Augustin dirait que Salluste n’a pas été conséquent dans l’application de sa théorie de la peur. Il dirait tout autant que, pour ce qui est de ces deux moments historiques où la justice aurait prévalu, c’était non pas en raison de la vertu même des Romains, mais de la peur d’un ennemi puissant ; il dirait que cela, même Salluste le déclare. Peut-être cette tension correspond-elle au décalage présent entre la Conjuration de Catilina et les Histoires. « Pour montrer que l’histoire de la République fut toujours catastrophique, Augustin énumère les malheurs extérieurs et intérieurs […]. Lorsque les malheurs font défaut et que la concorde règne, il explique que c’était sous l’effet d’une contrainte extérieure […]156. » Dans le premier livre, la théorie de la peur ne serait pas appliquée systématiquement par Salluste, parce qu’il n’avait pas commencé à désespérer sévèrement de ses concitoyens suite aux graves conflits qu’il avait vu de son vivant. Vers la fin de ses jours, quand il rédigeait ses Histoires, c’est là qu’il aurait présenté une théorie de la peur plus conséquente. Autrement dit, la Conjuration de Catilina mettrait l’accent sur la corruption des mœurs pour expliquer la chute de la République ; il s’agirait d’un déclin formulé à partir d’une situation originelle de justice, une conception toute rhétorique et politique et optimiste. Les Histoires accentueraient pour leur part l’idée d’une injustice structurelle, presque théologique et augustinienne. « For both Sallust and Augustine, metus hostilis was absolutely vital for keeping ancient Roman republicans on the path of glory and true virtue157. » Dans ces conditions, il est normal qu’Augustin à la fois critique Salluste, à la fois affirme que ce dernier pense la même chose que lui, parce que le Père de l’Église joue sur le décalage chronologique et conceptuel entre ces deux œuvres de l’historien. Si l’on étudie le premier cas, lorsque la monarchie est remplacée par la République, Salluste nous dit, dans sa Conjuration de Catilina, qu’il s’agissait d’une sorte d’âge d’or 156 157 Ibid., p. 436-437. N. WOOD, op. cit., p. 180. 87 où la justice provenait moins des lois que des instincts forts des Romains. Dans ses Histoires, cependant, l’historien mentionne une cause particulière : après l’expulsion des rois et la guerre avec l’Étrurie, les Romains craignaient un retour en force des Étrusques dirigés contre leurs terres, ce qui les obligea à se tenir droits et structurés à l’intérieur de leurs rangs, mais dès que la menace extérieure fut levée, dès que la crainte de ce retour disparut, alors réapparurent les dissensions intérieures sous la forme d’une injustice des patriciens à l’égard des plébéiens et de revendications plébéiennes à l’égard des patriciens. Vides quem ad modum etiam illo breui tempore, ut regibus exactis, id est eiectis, aliquantum aequo et modesto iure ageretur, metum dixit fuisse causam, quoniam metuebatur bellum, quod rex Tarquinius regno atque Urbe pulsus Etruscis sociatus contra Romanos gerebat158. Augustin critique donc l’idée d’une décadence des mœurs à partir d’un état de justice originelle dans la Conjuration de Catilina en se servant des Histoires. Il joue Salluste contre Salluste, d’une part, mais récupère également la théorie de la peur présente dans les Histoires pour servir son propos, pour faire correspondre la pensée de Salluste avec la sienne. Est surtout critiqué ce qui apparaît chez Salluste dans sa Conjuration de Catilina, mais aussi chez les païens en général comme la vertu authentique des Romains laquelle aurait prévalu dans un passé idéalisé. Cette vertu grandiose païenne n’existe pas et cache le vice. Derrière la façade du bien, conception toute artificielle, se cache le mal réel, et cela même Salluste le dit dans son dernier ouvrage. Le bien, chez les Romains, n’apparaissait pas de façon naturelle, émanant du cœur, en toute pureté, mais était lié à des causes fortuites et extérieures. Ideo dicit aequo et modesto iure gestam rem publicam metu premente, non persuadente iustitia159. Les anciens Romains n’agissaient bien que sous l’emprise de la crainte, un sentiment psychologique d’oppression. Les Romains n’étant pas naturellement bons, c’est la peur et la peur uniquement qui les poussait à la vertu. La preuve en est la suivante, à savoir qu’une fois libérés de la crainte d’un objet extérieur, les 158 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 18 ; SALLUSTE, Histoires, I, fragment 11 (Maurenbrecher) : « On le voit, ce règne si bref d’un droit juste et modéré après l’expulsion, c’est-à-dire le rejet des rois, c’est la crainte, dit Salluste, qui en fut la cause. On redoutait en effet la guerre que le roi Tarquin, chassé de son trône et de la Ville, menait contre les Romains avec les Étrusques pour alliés. » 159 AUGUSTIN, La cité de Dieu, III, 16 ; SALLUSTE, Histoires, I, fragment 11 (Maurenbrecher) : « Aussi l’historien nous dit-il qu’on géra l’État avec équité et sagesse, sous la pression de la crainte, et non sous l’inspiration de la justice. » 88 Romains commençaient immédiatement à agir tyranniquement les uns vis-à-vis les autres. Les païens, finalement, ne se sont trouvés vertueux que sous l’effet du hasard, quand la conjoncture leur était favorable, mais n’ont jamais commencé le moindre travail intérieur ou spirituel. « By now, therefore, Sallust’s Theorem should be manifest : ‘Fear of an external enemy promotes internal social unity’160. » Il s’agissait d’énergie psychique, de forces et de pulsions dirigées ou bien contre l’extérieur, ou bien contre l’intérieur. On avait le choix entre la guerre et la justice d’une part, la paix et l’injustice d’autre part. In the Historiae, Sallust’s pessimism has risen to such a height that he excepts only two short periods from censure. The first was after the expulsion of the kings when the Romans for a short time lived aequo et modesto iure while they had to fear Tarquinius and the Etruscans […]. The second was the period between the last Punic wars, which was conspicuous for optimis moribus et maxima concordia ; but there too, the good conditions were due to an external cause : the fear of Carthage161. Augustine uses The Histories, supplemented by reference to Catiline, in two chapters (II, xviii ; III, xvii) to emphasize that even Sallust did not believe that some natural virtue was responsible for Roman morality and concord, but fear, first of the expelled Tarquin and the Etruscans, and then of Carthage162. La seconde période qui correspond aux cinquante années entre les deux dernières Guerres puniques est dite elle aussi juste – les Romains étant justes par nature et non sous l’influence des lois – dans la Conjuration de Catilina. C’était la grande époque, la gloire du passé. Les Histoires rapportent néanmoins que la justice n’est apparue durant ce court laps de temps qu’en raison de la présence menaçante des Carthaginois aux portes de l’Italie. Nam cum optimis moribus et maxima concordia populum Romanum inter secundum et postremum bellum Carthaginiense commemorasset egisse causamque huius boni non amorem iustitiae, sed stante Carthagine metum pacis infidae fuisse dixisset163. 160 N. WOOD, op. cit., p. 181. H. HAGENDAHL, op. cit., p. 638. 162 N. WOOD, op. cit., p. 179. 163 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 18 ; SALLUSTE, Histoires, I, fragment 11 (Maurenbrecher) : « Il rappelle ensuite, qu’entre la seconde et la troisième guerre punique, le peuple romain vécut dans une vertu parfaite et une complète concorde, notant d’ailleurs que cette heureuse harmonie avait pour cause non l’amour de la justice, mais l’incertitude, tant que Carthage restait debout, d’une paix mal assurée. » 161 89 Autrement dit, dans son dernier ouvrage, Salluste commence à douter de l’existence d’une vertu à part entière dans le cœur des Romains, et formule la théorie de la peur pour expliquer cette vertu par des causes extérieures et fortuites. « Augustine, not Sallust however, cites in passing the famous tale about Publius Cornelius Scipio Nasica164. » « So the concept of metus hostilis may possibly have long been a Roman prudential maxim165. » Scipion Nasica s’opposait à la destruction complète de Carthage parce qu’il pressentait qu’en conservant la peur d’un ennemi puissant, on préservait du même coup la justice et l’ordre à l’intérieur de la République constituée par un type d’homme, Homo Antagonus, l’homme qui a besoin d’ennemis, ce que Caton l’Ancien, partisan traditionnaliste de l’ordre et de la justice, n’avait pas pressenti en répétant sans cesse delenda Carthago. Deleta quippe Carthagine magno scilicet terrore Romanae rei publicae depulso et extincto tanta de rebus prosperis orta mala continuo subsecuta sunt166. Augustin va encore une fois jouer les Histoires contre la Conjuration de Catilina pour montrer que Salluste ou les païens se contredisent ; il va encore une fois se servir des Histoires pour prouver que même les auteurs païens, si on les lit plus attentivement, confirment sa propre pensée. La Tradition grammaticale, probablement, mettait l’accent sur le schème rhétorique de la décadence des mœurs à partir d’un âge d’or ; elle était donc plus prompte à lire la Conjuration de Catilina en faisant ombrage aux Histoires qui parlaient de choses politiquement incorrectes et moralement douteuses. Les Histoires remettaient en doute la vertu naturelle des païens et le caractère grandiose d’une époque du passé. Les Histoires étaient moins susceptibles de servir la rhétorique et la politique. Peut-être les grammairiens pensaient-ils que Salluste était devenu décadent vers la fin de sa vie, ne croyant plus aux idéaux moraux. Les Histoires seraient l’œuvre d’un auteur devenu ou original dans le mauvais sens du terme, ou sénile, ou déviant de la droite ligne traditionnelle. D’ailleurs, ce sont les Histoires qui ont été perdues, et non le livre rhétorique sur Catilina. Les Histoires et la théorie qu’elles contiennent ont surtout été préservées à cause d’Augustin. 164 N. WOOD, op. cit., 16, p. 180. Ibid., p. 181. 166 AUGUSTIN, La cité de Dieu, I, 30 ; SALLUSTE, Histoires, I, fragment 12 (Maurenbrecher) : « En effet, une fois Carthage détruite, c’est-à-dire une fois chassée et ignorée la grande peur de la République romaine, une longue série de maux issus de la prospérité s’en suivit immédiatement. » 165 90 Salluste réduit également la cause des changements de conjonctures historiques à la chance. C’est la Fortune qui fait tourner les vents de l’histoire, qui apporte ici une situation propice à l’épanouissement de la vertu, et là une séquence non favorable à l’implantation d’un régime politique sain. « First, Rome’s degeneration begins with the intervention of Fortune through the destruction of Carthage167. » « This psychological explanation of the reaction to Fortune appears in Jugurtha and received emphasis in the fragments of The Histories168. » Mais Augustin refuse de voir dans cette cause qui occasionne des fluctuations historiques les simples mécanismes aveugles du hasard. À la vérité, c’est plutôt une sorte d’Ironie divine ou transcendante qui fait que les contextes de sécurité matérielle, de confort et de paix apportent l’affaissement moral, et que les situations de périls, de dangers et de peur contribuent à l’organisation salutaire d’un État. « Roman moral decay is now assessed (evidently with the assumption of Fortune’s operation) in psychological terms of the removal of metus hostilis, ‘fear of the enemy’, once Carthage is no more169. » En définitive, les conceptions païennes de Fortune et de Destin représenteraient les deux revers d’une même médaille, le talisman de la logique païenne positiviste. Ce sont des manières logiciennes de penser l’histoire, qui relèvent toujours de la rationalité humaine, du calcul en vue d’une fin, et cette fin est terrestre donc artificielle. Que le hasard qui amène les conjonctures historiques soit favorable ou non à l’implantation d’une morale, l’idée du païen est toujours de viser cette morale toute terrestre, cet ordre civil simulé. Quand le hasard n’est pas favorable, le païen fait contre mauvaise fortune bon cœur dans le but d’installer sa cité temporelle, et quand le hasard est propice, il cherche à l’exploiter au plus haut point pour fonder sa République fantasmée. Le hasard est donc un finalisme qui s’ignore, et ce finalisme est douteux. Quand on parle de chance ou de malchance, c’est nécessairement en vue du succès d’une entreprise, or ce projet est l’établissement contradictoire d’une cité idéale terrestre. « De fait, le statut ontologique propre de la cité terrestre, à savoir de n’être que terrestre, interdit d’imaginer, en dehors d’une vision tout irréelle, une cité qui serait une ‘‘Jérusalem terrestre’’, sorte 167 N. WOOD, op. cit., 16, p. 177. Ibid. 169 Ibid., p. 178. 168 91 d’oxymoron pour Augustin170. » Reste une espèce d’ironie transcendante qui fait que plus l’on souhaite établir le paradis par des moyens humains et qui plus est sur terre, moins cela fonctionne. On se fait narguer en quelque sorte par l’au-delà. Wood critique pour sa part l’idée sallustienne de la peur comme explication des changements historiques. Il part du fait que la République était une sorte de corps militaire uni, composé d’agriculteurs-hoplites, où chaque citoyen incarnait en même temps un soldat. Il dit au surplus que ce corps militaire était commandé de haut par des généraux qui, dans leurs visées guerrières, se devaient d’installer un climat de peur pour ordonner leurs troupes et les inciter à combattre. « The character of the Roman state itself, customarily taken for granted by commentators, suggests that Sallust’s moral theory was the normal situation, and fear in the struggle for survival was endemic to the Roman way of life171. » « Second, the Roman military state had always been dominated and led by a body of elite commanders who managed affairs and set the example for their citizensoldiers […]172. » Salluste était un ancien commandeur de troupes ; il savait que c’était la peur qui incitait à combattre et à détruire son ennemi pour en même temps supprimer sa propre impression de terreur psychologique. « These premier theorist seem part to have inherited the classical military conception of the state, with its essentially military notions of man stamped by libido dominandi and of rule by an all-powerful commanding officer173. » Ensuite, Wood parle de l’intériorisation de la peur chez Machiavel, où c’est le dirigeant lui-même de la nation qui doit être craint, et de l’évolution des sociétés militaires en sociétés économiques lors de la Renaissance-Réforme, où le théorème de Salluste deviendrait caduc dans sa prétention à expliquer les changements sociaux comme les révoltes paysannes ou les luttes ouvrières. Or tout ceci, c’est Salluste justement qui l’explique. Les États modernes sont nés de la suppression de la peur et de l’installation graduelle d’une situation de confort et de richesses matérielles. Ayant de moins en moins d’ennemi extérieur, il est normal que le dirigeant se tourne contre son propre peuple pour 170 A. NESCHKE, « La cité n’est pas à nous. ‘‘Res publica’’ et ‘‘civitas’’ dans le XIXème livre du ‘‘De Civitate Dei’’ d’Augustin d’Hippone », in La ‘‘Repubblica’’ di Platone nella tradizione antica (M. Vegetti et M. Abatte éd.), p. 240. 171 N. WOOD, op. cit., p. 182. 172 Ibid. 173 Ibid., p. 188-189. 92 le dominer par la peur à l’instar du Prince. C’est ce que firent les patriciens vis-à-vis les plébéiens lorsque les rois et la peur qui leur était associée eurent été chassés. Ensuite les sociétés militaires ne peuvent évoluer en société marchandes que si l’on supprime toute menace réelle extérieure. « From this new economic vantage citizens began to be viewed more as profit seekers and less as the power seekers of the older military perspective174. » Or avec la Renaissance l’armée devient de plus en plus nationale et salariée, concernant de moins en moins tout un chacun. La guerre devient donc artificielle et simulée dans ces conditions. Les révoltes paysannes et les luttes ouvrières sont finalement comparables aux sécessions de la plèbe, qui ne peuvent survenir que si l’on a supprimé l’ennemi extérieur. En outre, Wood projette notre époque dominée par le primat de l’économie sur le passé. L’appétit de domination S’il y a une loi qui gouverne l’histoire, qui explique tous les changements dans le processus historique, qui fait en sorte que de petits États s’accroissent pour devenir de vastes empires, c’est, nous dit Augustin, l’appétit de domination. Ce terme apparaît d’abord chez Salluste, dans son livre sur Catilina, comme le confirme Burns : « […] influence can be felt in his choice of operative terms such as libido dominandi at 1,1 and in his emphasis on greed and ambition as characteristically Roman vices175. » Dans la Conjuration de Catilina, cet ouvrage particulièrement prisé par les grammairiens et sur lequel, pour cette raison rhétorique, Augustin met l’accent, l’appétit de domination est mentionné en passant. […] quod uitium Sallustius magnum transeunter adtingit. Cum enim laudans breuiter antiquorum commemorasset tempora, quando uita hominum sine cupiditate agitabatur et sua cuique satis placebant : ‘‘Postea uero, inquit, quam in Asia Cyrus, in Graecia Lacedaemonii et Athenienses coepere urbes atque nationes subigere, libidinem dominandi causam belli habere, maximam gloriam in maximo imperio putare’’, et cetera quae ipse instituerat dicere176. 174 Ibid., p. 189. P. C. BURNS, op. cit., p. 113. 176 AUGUSTIN, La cité de Dieu, III, 14 ; SALLUSTE, La conjuration de Catilina, 2, 1-2 : « Et c’est ce vice énorme que Salluste flétrit en passant quand, après avoir évoqué avec de brèves louanges les temps antiques, ces temps où la vie des hommes se déroulait sans cupidité et où chacun se contentait de jouir de ses biens, il ajoute : ‘‘Mais une fois que Cyrus en Asie, les Lacédémoniens et les Athéniens en Grèce eurent commencé de 175 93 Malaisé à l’idée que l’instinct pur soit le véritable moteur de l’histoire, que la pulsion brute soit l’explication la plus authentique des changements historiques, Salluste préfère passer rapidement sur ce principe et concevoir l’évolution des sociétés à partir de motifs plus nobles et plus moraux, la volonté de prestige. Brown parle d’Augustin en ces termes, relativement à l’appétit de domination : Ainsi il refuse de considérer l’histoire romaine comme privilégiée en aucune façon. Il peut la ramener à un simple dénominateur commun à tous les États : cet ‘‘appétit de domination’’ que Salluste a mentionné ‘‘en passant’’ comme un vice qui n’avait rien de romain. Augustin s’en empare, le généralise avec une rigueur caractéristique, en fait une loi gouvernant l’essor de tout État177. Outre ceci, Salluste montre inconsciemment ou non que l’appétit de domination et la volonté de prestige peuvent se confondre. Au vrai, la gloire devient non pas une fin en soi, dans ce que nous dit ce bref passage, indépendamment de la petitesse ou de la vastitude du territoire politique, mais quelque chose qui semble surtout liée à la grosseur du royaume sur lequel on domine. Au lieu de se contenter d’être honorable peu importe la taille de son fief, n’est honorable que celui qui a une suzeraineté plus imposante que les autres. C’est l’amour de la gloire, des louanges, de l’honneur qui est, si l’on en croit la Conjuration de Catilina, la cause des grandes épopées historiques. Eu égard au développement et à l’expansion de la République, « This was the consequence of the desire for glory which was the motive power in Roman history178. », dénote Hagendahl. Ceci est affirmé notamment pour des raisons rhétoriques et politiques. Il conviendrait de faire une lecture de l’histoire, une interprétation des mouvements sociaux, en termes moraux pour édifier vertueusement les hommes politiques du moment. Or, ce que nous dit Augustin, c’est que non seulement la timidité de l’historien républicain l’empêche de concevoir le mal dans sa radicalité – au sens de « racine » –, mais également que sa conception du bien est toute fausse et artificielle, dissimulant au surplus les mêmes s’assujettir des villes et des nations, de considérer l’appétit de domination comme une raison suffisante de faire la guerre, de mesurer l’éclat de la gloire à l’étendue de l’empire…’’ et le reste qu’il avait décidé de dire. » 177 P. BROWN, op. cit., p. 405. 178 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 644. 94 perversités qu’elle tend à négliger à la base. « As might be expected, he has only the most caustic comments about glory when it functions as a code work for libido dominandi, that ‘‘lust for mastery’’ which springs from superbia and which Augustine argues is particularly characteristic of the Romans179. » Augustin ne dit pas, néanmoins, que la volonté de prestige cache nécessairement une cupidité de domination, mais que cet amour des honneurs et de l’estime reste une notion ambiguë. Les Histoires correspondent à une œuvre plus pessimiste et ce qu’on y voit, c’est qu’après l’expulsion des rois, qui étaient des dirigeants moins attirés par l’amour de la vertu et de la justice que par la soif et l’envie de pouvoir, les patriciens de la République nouvellement fondée se comportent exactement de la même façon que les tyranniques rois déchus. Adtende itaque quid deinde contexat : ‘‘Dein, inquit, seruili imperio patres plebem exercere, de uita atque tergo regio more consulere, agro pellere et ceteris expertibus soli in imperio agere. […]180.’’ Nous pourrions affirmer que la Conjuration de Catilina met l’accent sur l’envie de prestige comme moteur de l’histoire, le désir de gloire comportant une difficulté en son sein parce qu’on peut rechercher la gloire par de bons moyens ou de mauvais moyens. Évidemment, Salluste privilégie la quête des honneurs et des louanges faite par des moyens nobles, or une ambiguïté ne peut que persister à ce niveau-ci puisque la gloire personnelle relève de l’apparence morale et non de la morale en tant que telle. Hagendahl en fait mention d’une manière différente, en disant : « The praise, however, is subject to a characteristic restriction : those deeds are laudable and glorious only in human estimation181. » Or, ce que les humains estiment peut varier selon l’âge, l’origine sociale, la nation, etc. En outre, si l’on considère les humains en général dans leur nature, c’est surtout à l’apparence morale qu’ils accordent de l’importance. Augustin, pour contrer cette vision des choses, se concentrera ironiquement sur les prestiges dissimulant les vices, les gloires cachant les turpitudes, l’hypocrisie morale somme toute. 179 L. J. SWIFT, « Pagan and Christian Heroes in Augustine’s ‘‘City of God’’ », Augustinianum, 27, p. 511. AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 18 ; SALLUSTE, Histoires, I, fragment 11 (Maurenbrecher) : « Aussi faisons attention à ce qu’il ajoute : ‘‘Plus tard, dit-il, les patriciens plièrent la plèbe sous un joug d’esclaves. Ils disposèrent à la manière des rois de la vie et de la personne des citoyens, les chassèrent de leurs champs et s’adjugèrent pour le pouvoir, après en avoir exclu les autres classes. […]’’ » 181 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 643. 180 95 Les Histoires, qui représenteraient un long conte noir, mettraient l’accent sur l’appétit de domination, la faim de pouvoir, la soif de puissance ou l’ambition démesurée pour expliquer les changements dans l’histoire, le commencement, l’accroissement et la chute des royaumes. Dans le livre sur Catilina, cette règle historique ne serait pas généralisée par Salluste, mais serait appliquée arbitrairement à certaines époques plutôt qu’à d’autres dont il faudrait conserver la valeur optimiste à des fins d’éducation politique. Les grammairiens, au demeurant, reprendront particulièrement le livre sur Catilina dans les écoles. Une chose que l’on peut dire, c’est que, dans la Conjuration de Calilina, les débuts de la République sont idéalisés. Nous rencontrons des patriciens ayant le sens de l’honneur et de la gloire, ce qui favorise l’accroissement territorial de Rome. Expulso itaque rege Tarquinio et consulibus institutis secutum est, quod idem auctor in Romanorum laudibus posuit, quod ‘‘ciuitas incredibile memoratu est adepta libertate quantum breui creuerit ; tanta cupido gloriae incesserat182.’’ Les Romains veulent se dépasser moralement par des faits d’armes, acquérir la gloire au combat, rivaliser d’honneurs et cette raison explique l’expansion politique de l’influence romaine. Dans les Histoires, en revanche, les patriciens semblent se comporter de la même basse façon que les rois qu’ils avaient détrônés, ce qui laisse croire que Salluste a changé d’opinion entre temps. Au lieu d’une monarchie évoluant en République comme un passage vers le mieux, il conviendrait plutôt de parler d’un passage vers le même. La corruption explicite des tyrans les avait amenés à leur perte. Sous le règne des consuls, non seulement cette corruption est encore présente, mais elle est dissimulée par un revêtement vertuiste. La soif du pouvoir qui était l’apanage des rois cupides devient une soif de prestige, le lot des patriciens, or derrière les envies de gloire et de prestige peut se dissimuler, de façon latente, toujours cette même envie de pouvoir. Les dissensions permanentes entre les patriciens et les plébéiens, entre les optimates et les populares, dissensions culminant par des sécessions, viennent corroborer cette idée. 182 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 12 ; SALLUSTE, La conjuration de Catilina, 7, 3 : « Aussi, après l’expulsion des Tarquins et l’institution des consuls, s’ouvrit une période que Salluste dans son éloge des Romains décrit en ces termes : ‘‘Une fois la liberté conquise, la cité – fait incroyable dans l’histoire – se développa avec une extrême rapidité si grande était la passion de la gloire qui l’animait.’’ » 96 Si Salluste reconnaît la grandeur et le caractère illustre des hommes du passé, en revanche il affirme, dans son livre sur Catilina repris par les grammairiens, qu’il ne reste en son temps que deux hommes vertueux, Jules César et Caton le Jeune. Leur vertu se manifeste cependant différemment. La vertu du premier est marquée par l’appétit de conquête, la convoitise de nouveaux territoires. César est un gros mangeur. César, en tant que conquérant, est un bon représentant de l’histoire en général, qui est, aux dires d’Augustin, la succession des pouvoirs terrestres, l’accroissement et l’affaiblissement des empires temporels. La libido dominandi est la clé de cette histoire. Laudat idem Sallustius temporibus suis magnos et praeclaros uiros, Marcum Catonem et Gaium Caesarem, dicens quod diu illa res publica non habuit quemquam uirtute magnum, sed sua memoria fuisse illos duos ingenti uirtute, diuersis moribus. In laudibus autem Caesaris posuit, quod sibi magnum imperium, exercitum, bellum nouum exoptabat, ubi uirtus enitescere posset. Ita fiebat in uotis uirorum uirtute magnorum, ut excitaret in bellum miseras gentes et flagello agitaret Bellona sanguineo, ut esset ubi uirtus eorum enitesceret. Hoc illa profecto laudis auiditas et gloriae cupido faciebat183. César accroit les frontières de Rome et notamment en Gaule où il entend briller par ses faits d’armes. Ici, l’appétit de domination et la volonté de prestige sont clairement confondus et ce qui en ressort, ce sont surtout les instincts de pouvoir. Subsiste un mélange d’intérêts, car César sert à la fois l’État romain et ses vues propres. Ce mélange d’intérêts, dans le cas du plus grand conquérant de l’Antiquité après Alexandre le Grand, présente toutefois une dominante, l’ambition personnelle du soldat-écrivain. Les imperatores ou généraux vainqueurs rivalisaient de gloire entre eux sur les champs de batailles, que ce soient Marius, Sylla, Pompée ou César. N’est honorable que celui qui possède un vaste fief. Il vaut mieux posséder un grand État peu importe les moyens prisés qu’être honorable dans un petit État. En définitive, ce qui prime chez César, ce ne sont pas tant les honneurs que sa capacité à faire la guerre et à dominer les autres peuples, à s’illustrer ainsi par des 183 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 12 ; SALLUSTE, La conjuration de Catilina, 53, 5-6 : « Le même Salluste loue deux grands hommes, illustres à son époque, Marcus Caton et Gaius César. Pendant longtemps, dit-il, Rome n’eut aucun chef de haute vertu, mais de son temps ces deux hommes, malgré la différence de leur caractère, furent d’un rare mérite. Or, il fait honneur à César d’avoir convoité un grand commandement militaire, une armée et une guerre nouvelle où pût briller son talent. Ainsi le vœu de ces hommes, grands par le courage, était que Bellone excitât à la guerre de malheureuses nations et les harcelât de son fouet sanglant pour leur fournir une occasion de faire éclater leur valeur. Voilà assurément chez eux le résultat de leur avidité de louanges et de leur passion de gloire. » 97 victoires militaires éclatantes plutôt que par de petits faits moraux régionaux. Il n’y a rien à critiquer vis-à-vis Jules César, puisqu’il représente la norme. Il est la norme de l’histoire. Il n’essaie pas vraiment de cacher ses conquêtes par des prétextes vertuistes si ce n’est peutêtre qu’une seule fois : César justifia sa conquête de la Gaule par un juste retour des choses, les Celtes ayant brûlé Rome en 390. Ce type de moralisation est toutefois trop grossier pour être véritablement pris en compte. Tout Romain savait cela. Ce n’était un secret pour personne. Chez César, c’est plutôt l’enthousiasme combattant sans présupposés moraux qui apparaît comme un bien. Il incarne l’appétit pur. La conquête gratuite, la spoliation des autres sans motif, la guerre pour la guerre va lui apporter le lustre, parce qu’on estime toujours davantage quelqu’un qui fait de grandes actions éclatantes peu importe la moralité de ces actions que quelqu’un qui préconise une petite éthique locale et circonspecte. Une critique pourrait plutôt être dirigée contre ceux qui essaieraient de moraliser Jules César, de le dédouaner, de l’excuser, de l’innocenter, de le réhabiliter ou de le racheter par des moyens tout humains et artificiels. Salluste est de ceux-là, si l’on en croit ce qui est dit dans la Conjuration de Catilina. Salluste essaie de faire entrer Jules César dans un cadre politique moral. Il lui ôte la singularité du mal. Du point de vue de l’au-delà et du non-rachat absolu du mal par des moyens humains, ne peut être faite la distinction entre le plus petit forfait et le crime le plus grave, entre l’homme moyennement moral ou immoral au sens ordinaire, et l’homme le plus immoral. Pour Salluste, César n’était pas si pire. C’était une bonne personne qui avait des intérêts non pas individuels mais collectifs-étatiques. Salluste entend opérer une rédemption de Jules César par la politique. Il le sauve grâce à la croyance en l’État romain. En se mettant ironiquement du point de vue moral païen, du point de vue de Salluste, Augustin se demande pourquoi ce dernier n’est pas cohérent avec lui-même, avec sa propre morale. En effet, s’il convient de rejeter ses convoitises personnelles et son ambition démesurée pour servir l’État et être couvert d’éloges, si l’opportunisme politique est à condamner au profit d’une honnête carrière, le cursus honorum, comment se fait-il que Salluste gracie César, l’absout et finalement l’élève au rang d’homme vertueux ? La réponse est simple. C’est que Salluste entend s’adapter à l’immoralité de César dans la mesure où celle-ci peut contribuer à édifier l’État romain, à le soutenir, de la même façon qu’auparavant Varron s’adaptait, n’était pas abusivement sévère, était complaisant enfin aux immoralités populaires, ces 98 dernières représentant un pilier de l’édifice étatique. Malgré son caractère ambitieux, ses manies et ses turpitudes, César est un défenseur de l’État. Les païens sont prêts à faire toutes les concessions pour sauvegarder leur régime politique, régime auquel Augustin ne croit pas. Au surplus, Salluste est partisan de César, un de ses lieutenants ; il souscrit aux populares. On pourrait imaginer un Augustin faisant l’éloge ironique de Jules César, le grand représentant de l’appétit terrestre de domination, contre la fausse vertu païenne, l’idéal artificiel, les prétentions aux honneurs. Augustin se mettrait alors du point de vue de Jules César, de la véritable immoralité et de l’individualisme radical, contre les prétentions vertueuses. Si le comportement de César n’a rien à voir avec la vertu, pourquoi forcer les choses en lui attribuant une quelconque éthique ? Au sujet de Jules César, deux choses pourraient être dites. Ou bien l’on accepte qu’il est le représentant d’une fausse vertu glorieuse sous laquelle se dissimule du vice, mais c’est plutôt à Caton qu’il faudrait identifier cette avenue. Ou bien il faut admettre qu’il est un conquérant et ne pas essayer de sauver quoi que ce soit à cette réalité quitte à outrancier réalistement les traits du militaire pour préserver justement le principe du mal, qui tend constamment à être évacué dans la logique païenne de rédemption. Augustin ne tient pas compte de Jules César en tant qu’écrivain, que fin grammairien, cet auteur ne figurant pas au surplus dans la Tradition grammaticale, le quadrige étant Térence, Salluste, Cicéron et Virgile, auxquels on ajoute quelques fois Varron. L’autre personnage conservé par Salluste pour indiquer la vertu est Caton d’Utique. Caton ne représente pas l’appétit de domination, mais l’ambigüité morale propre aux païens. Caton préconise une vertu locale et intimiste, un travail sur soi, un retour aux anciens, au conservatisme, à la vieille tradition. Caton le Jeune est le digne successeur idéologique de Caton l’Ancien. Si chez César, l’appétit de domination et la volonté de prestige était clairement ou grossièrement confondue, chez Caton le Jeune en revanche, cette confusion est beaucoup plus subtile, mais elle persiste encore. Elle ne peut pas être éliminée totalement parce que Caton demeure un païen, donc l’instigateur d’une vertu artificielle. Si la vertu de Caton correspondait au vrai bien, ce ne pourrait être que par hasard. En outre, comme le dit Johnson, « The Augustinian definition of virtus shifted 99 emphasis from the act to the intention184. » Ce serait par concours aléatoire de circonstances que la volonté de prestige correspondrait au vrai bien. La volonté de prestige pourrait tout aussi bien, de façon contingente, cacher des appétits et correspondre au mal. « If the glory that attends heroic achievement in the civitas terrena is not to be disregarded, neither is it to be confused with gloria Christiana185. » En outre, la passion pour la gloire est un externalisme, les honneurs relevant des apparences extérieures. « Since the pagans saw nothing beyond the grave, ‘‘What else were they to love’’, the bishop asks, ‘‘apart from life on the lips of those who sang their praises’’ ? (V, 14)186. » La passion pour la gloire possède un pallier sous-jacent dans laquelle elle peut choir. La vertu sallustienne est, aux dires de Johnson, « […] a wordly quality powered by the desire for success and prestige […]187. » L’appétit de domination, pour sa part, ne peut pas tomber plus bas. Il est vrai et authentique. Il ne cache rien, et c’est en ce sens qu’il peut rapprocher, par renversement, de la véritable morale, les deux ayant en commun l’absence d’hypocrisie. De ce fait, Jules César présente davantage les caractéristiques de l’homme biblique, de l’homme de la Faute, plutôt que ceux de l’homme policé de la tradition gréco-latine, le gentilhomme. À l’instar de l’homme biblique, César est immature, irrécupérable, éternellement enfant. Il passe son temps à chuter, il vole d’une guerre à l’autre, incendie la bibliothèque d’Alexandrie, franchit son Rubicon, commet mille et une exactions et finit immolé par ses pairs, trahi par son Judas-Brutus. Une théorie veut même qu’il ait piloté de haut, spirituellement, alors qu’il était grand pontife, la conjuration de Catilina, espérant tirer profit des événements, ce qui expliquerait la tentative d’assassinat à l’endroit de sa personne dès 63, à la sortie du conseil. Il est protégé par un dénommé Curion, qui le couvre de son manteau. Or c’est justement cet aspect irrécupérable – incorrigibilité sur le plan humain – de sa personnalité qui le rapproche de la transcendance en ce sens qu’il faudrait ni plus ni moins un miracle pour qu’il soit sanctifié. Toutes les réhabilitations possibles et inimaginables sur le plan humain ne serviraient à rien tant son caractère est entaché. La nature infantile et prompte à chuter de César, son opportunisme impénitent, le rapproche de la Grâce tandis que la bonne éducation et la propension du païen policé à 184 P. D. JOHNSON, « Virtus : Transition from Classical Latin to the De Civitate Dei », in The City of God : A Collection of Critical Essays (D. F. Donnelly éd.), p. 236. 185 SWIFT, L. J., op. cit., p. 518. 186 Ibid., p. 519. 187 P. D. JOHNSON, op. cit., p. 236. 100 rechercher son salut par ses propres moyens l’en éloigne. Autrement dit, plus l’homme est irrécupérable sur le plan humain de la maturité et plus sa rédemption dépend de la Grâce. Inversement, plus il est artificiellement mature, par les voies humaines de l’éducation, et moins son salut dépend de la transcendance. Le païen policé a davantage tendance à s’autonomiser moralement, à se voir comme un petit dieu, et à rechercher par soi-même les conditions de sa rédemption, dans l’artificialité du terrestre. « No longer was virtus to help men to establish a blessed life on earth188. » Johnson note en outre que la vertu païenne, peu recherchée pour elle-même, est surtout orientée vers les choses politiques : « Sallustian virtus was attainable by men of all classes (though actually achieved by very few men), and could be utilized in all spheres. Its most appropriate stage was, however, political activity189. » Il répète la même idée en d’autres mots : « In this Augustinian use of virtus, the Ciceronian and Sallustian political denotation seems entirely lost190. » Enfin, il note, concernant cette vertu toute politique : « The members of the civitas terrana strove for glorification of themselves and their state191. » À l’égard de Jules César, Augustin défend en définitive le principe du mal et du péché originel – que les païens nient – contre la propension de Salluste à vouloir le réhabiliter par une fausse morale, à vouloir dissimuler le vice transcendantal par une rédemption artificielle à partir de la vertu humaine. Voilà une façon de faire l’éloge de Jules César qui sort des sentiers battus. Caton, de son côté, est partisan de la volonté de prestige contre l’appétit de domination. Ici aussi, à l’égard de Caton cette fois, Augustin fera montre d’un double discours. Autant le Père de l’Église considérera Caton comme un digne représentant de sa propre pensée, autant il en fera la critique. Le double discours pourrait porter également sur le rapport entre Jules César et Caton. Autant Augustin se servirait de César, d’une part, pour critiquer la fausse vertu, autant il emploierait Caton, d’autre part, pour démontrer que les païens eux-mêmes génèrent une pensée semblable à la sienne, ceci dans le but de se concilier son auditoire. Sed cum illa memoria duo Romani essent uirtute magni, Caesar et Cato, longe 188 Ibid., p. 237. Ibid., p. 236. 190 Ibid., p. 237. 191 Ibid. 189 101 uirtus Catonis ueritati uidetur propinquior fuisse quam Caesaris192. La vertu de Caton a beau être beaucoup plus proche de la « vérité », elle n’en demeure pas moins distante jusqu’à un certain point. Dans le discours qu’il porte au sénat suite aux événements liés à la conjuration de Catilina, Caton le Jeune mentionne que la République ne s’est pas agrandie en raison de l’amour des louanges, mais de l’ambition démesurée, de la rapacité. Salluste préservait deux hommes de la faillite morale républicaine parce qu’il ne pouvait pas aller jusqu’au bout de sa logique pessimiste. Augustin amène Salluste, par hyperbole, jusqu’à la conclusion littéraire du chemin qu’il avait entrouvert en identifiant les vices de son époque. Augustin est davantage d’accord avec le discours que prononce Caton à l’assemblée qu’avec le personnage lui-même. Ce Caton dénote en effet une contradiction logique dans sa façon d’appréhender la morale sur le plan de son discours et dans ses actes. Tantôt le patricien préconise la fermeté, le courage, l’altruisme, l’austérité ou la force morale dans son discours, tantôt il n’en fait pas preuve à la fin de sa vie, lorsque les troupes de César viennent le quérir dans la forteresse d’Utique ; il s’y donne la mort. Caton espère ainsi éviter le déshonneur d’être capturé ou supprimé par l’ennemi, or en agissant de la sorte, il nie les principes de son combat que sont le courage et la force devant l’adversité. Qu’y aurait-il, à la vérité, de déshonorant à être occis par les partisans du mal, alors qu’on entend incarner le bien ? Toute sa vie durant, Caton s’est opposé à César et à la tyrannie que ce dernier travaillait à installer. César, lui, est mort tué par les tenants d’une morale artificielle, les pharisiens du sénat romain, ce qui fait de lui une figure christique. Le meurtre de César représente anthropologiquement le crime fondateur de l’Empire romain. Tous les empereurs porteront le nom de César. Tuer César, c’était une façon symbolique de résorber la grande crise républicaine, en désignant une victime émissaire, qui porterait sur elle la déchirure publique, de la même façon, mais moins frappante, que les conjurés de Catilina avaient été pendus par un lacet quelques années auparavant. En contexte de crise – contexte pour ainsi dire permanent de la cité terrestre –, les membres d’une société s’unissent à intervalle régulier contre un individu isolé pour lui faire porter le chapeau, à lui seul, de la défaillance communautaire. Son sacrifice rétablit artificiellement l’ordre civilisationnel tout en entraînant une culpabilité sur le plan collectif. La déification 192 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 12 ; SALLUSTE, La conjuration de Catilina, 53, 5-6 : « Mais si Caton et César sont deux Romains de ce temps, éminents en vertu, la vertu de Caton semble beaucoup plus proche de la vérité que celle de César. » 102 de la victime émissaire permet d’apaiser le remords social en installant un culte visant à glorifier la personne qui était prétendument source, naguère, de toute la discorde collective, et qui est désormais paradoxalement vue comme une figure salvatrice de par sa mort (la thèse de René Girard). Jules César fut donc déifié. Caton était le beau-père de Brutus qui a poignardé César. C’est le mal réel de César, son caractère incurable sur le plan humain, profondément égocentrique, qui le rapproche de la réelle rédemption. Et quand Caton s’est percé de son épée, César le trouvant s’est écrié, aux dires de Plutarque : « Ô Caton ! je t’envie ta mort, car tu m’as envié de te sauver la vie. » C’aurait été faire trop d’honneurs à César que de lui permettre de préserver sa vie. C’est Caton qui aurait aimé mieux avoir l’honneur de vaincre César et de lui sauver la vie par magnanimité. Nous voyons que ce sont des façons de penser qui privilégient toujours l’extérieur, l’apparence morale. Mentionnons quelques autres dysthanasiés de l’Antiquité, qui ont agi soit par amour-propre, soit par faiblesse de nerfs : Hercule, Didon, Lucrèce, Sénèque, Cléombrote. Cléombrote et Caton s’imprègnent du traité philosophique sur la fausse immortalité de l’âme, le Phédon de Platon, avant de mettre fin à leurs jours. Il conviendrait de revenir, enfin, sur l’accointance cachée entre le discours de Salluste et celui d’Augustin. Cette similitude a néanmoins sa limite. Autant Augustin tend à négliger cette limite pour persuader les païens que leurs croyances ne sont pas contradictoires avec ce que lui professe, autant met-il l’accent sur cette limite. Prenons, par exemple, ce passage où Salluste est évoqué : […] quoniam sciebat saepenumero parua manu cum magnis legionibus hostium contendisse Romanos, cognouerat paruis copiis bella gesta cum opulentis regibus ; sibique multa agitandi constare dixit, paucorum ciuium egregiam uirtutem cuncta patrauisse, eoque factum ut diuitias paupertas, multitudinem paucitas superaret193. 193 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 12 ; SALLUSTE, La conjuration de Catilina, 53, 2-5 : « Il savait en effet que bien souvent avec une poignée d’hommes, les Romains avaient tenu tête à de grandes légions ennemies et mené la guerre avec de faibles troupes contre des rois opulents. Après maintes réflexions, il se déclare convaincu que tous ces hauts faits étaient dus à l’éminente vertu d’un petit nombre de citoyens et qu’ainsi la pauvreté l’a emporté sur la richesse et l’élite sur la multitude. » 103 Qu’est-ce à dire sinon qu’Augustin reconnaît dans une certaine mesure la vertu des païens, non pas celle des plus récents païens qui n’ont à peu près plus de vertu, mais celle des anciens Romains, les Caton, Regulus, Scipion. Il y a donc une tension littéraire entre les deux positions, celle où Augustin témoigne de l’estime pour l’ancienne vertu, et celle où Augustin la critique. La base de la grandiose vertu des anciens Romains était de sacrifier son intérêt individuel au profit du bien collectif, de l’État, comme dans la pièce Coriolan de Shakespeare194. Augustin à la fois reconnaît l’importance de sacrifier son intérêt personnel, à la fois enferme le sacrifice païen de l’intérêt individuel et l’intérêt général païen, l’État, dans une boucle d’autovalidation. Quand l’ancien Romain mettait à mal son bien propre, c’était néanmoins pour servir son bien propre, dans la mesure où les éloges découlant de la collectivité pour laquelle il se privait venait conforter son Moi. Inglebert cerne dans une certaine mesure cette tension littéraire quand il affirme que […] deux thèmes de la conception augustinienne de l’histoire de Rome apparaissent. La première est que les Romains d’autrefois valaient moralement plus que ceux d’aujourd’hui […]. La seconde est que l’esprit de domination des Romains, la libido dominandi, s’est épanouie à cause de la prospérité qui a aussi entraîné la débauche […]195. Persiste une opposition-identification entre la libido dominandi et la volonté de prestige. Il faut maintenant démontrer comment ces deux termes à la fois s’opposent et se confondent dans la pensée d’Augustin. Ils se fondent l’un dans l’autre premièrement parce que les appétits pour la gloire peuvent conduire à des actes réellement vertueux, mais seulement par hasard. Quand ce qui prime n’est pas l’intention, toujours dissimulée audedans de la personne, mais l’acte en tant qu’apparence extérieure, ce n’est que par un concours aléatoire de circonstances que l’envie de prestige peut correspondre au vrai bien. L’intérêt pour les honneurs est donc compatible dans une certaine mesure avec la vertu au sens fort, mais les deux ne peuvent pas être totalement identifiables. L’attrait pour les louanges et l’appétit de domination s’opposent enfin parce que la plupart du temps, le premier terme dissimule le second. En général, ce qui se cache derrière les actions 194 SHAKESPEARE, « Coriolan », in Titus Andronicus, Jules César, Antoine et Cléopâtre, Coriolan, acte premier, scène III, p. 337 : « VOLUMNIE. – […] si j’avais douze fils, tous égaux dans mon amour, tous aussi chers à mon cœur que notre bon Marcius, j’aimerais mieux en voir mourir onze noblement pour leur patrie qu’un seul se gorger d’une voluptueuse inaction. » 195 H. INGLEBERT, op. cit., p. 425. 104 apparemment vertueuses, ce sont des intérêts de pouvoir. On parlerait dès lors de démagogie, de populisme, de propagande, et ces sortes de chantage au bien, de manipulations par l’image, ne peuvent en rien correspondre au vrai bien. Les païens d’autrefois valaient donc moralement mieux que ceux du temps d’Augustin. Il en est ainsi parce que se concentrant sur la gloire, et méprisant les instincts de tyrannie, de richesse et de mollesse, méprisant l’orientalisme autrement dit, ils avaient un pied dans la vraie vertu. Dans la mesure où la vertu des païens méprise l’avarice et la cupidité sous toutes ces formes, elle est compatible avec la vertu que prône Augustin, or à sa manière, cette vertu témoigne elle aussi, toujours, d’une cupidité. Elle participe encore de l’avarice. Swift nous indique : « Elsewhere, however, Augustine acknowledges that there is a difference between the cupiditas humanae gloriae and the cupiditas dominandi (V, 19)196. » Mais quand les deux vertus, chrétiennes et païennes, apparaissent compatibles, Swift relayant Augustin nous parle d’un autre temps : « Augustine is talking here of the kind of glory which motivated Rome’s heroes in the early days before luxury and avarice brought moral decline to the republic197. » La conséquence en est qu’au temps d’Augustin prime davantage l’appétit de domination, l’orgueil, l’hybris, la débauche. Swift nous parle des valeureux Romains d’autrefois comme étant « […] free of the destructive effects of superbia […]198. » Ce serait une facilité de dire que ces hommes valaient moralement mieux que les Romains contemporains de l’évêque. Le fait est que les païens eux-mêmes, et notamment les grammairiens, prononcent ce type de discours pour édifier, par l’éducation, les jeunes citoyens vers une perspective étatique-politique qu’Augustin ne prend pas en considération. À son époque, ou bien l’appétit de domination et la volonté de prestige se confondent grossièrement, alors qu’ils se confondaient subtilement dans le passé, ou bien l’attrait pour les honneurs a entièrement disparu laissant la place à une simple lutte animale pour le pouvoir. Il vaudrait mieux parler de ces géants du passé comme étant moins immoraux. « […] Augustine refers to these individuals as minus turpes199. » La volonté de prestige est d’ordre véniel comparée à l’appétit immoral pour le pouvoir, sans souci pour les apparences extérieures, et recourant à de mauvais moyens. Dans la mesure où le Romain de jadis 196 L. J. SWIFT, op. cit., p. 511. Ibid., p. 512. 198 Ibid., p. 513. 199 Ibid., p. 514. 197 105 entendait gravir les échelons de la société par des voies honorables, en suivant le cursus honorum, pour dans sa vieillesse briguer les hauts postes de commandement, cette quête de pouvoir était entreprise par de bons moyens. « Individuals who are sensitive to this influence strive by the true path, as Sallust calls it (Cat. II, 1-2 ; cf. civ. V, 12) […]200. » Swift conclut de cette manière : « In other words, Augustine is arguing that celestial and terrestial glory sit very uneasily together […]201. » Il dénote la difficulté en disant : « What the bishop here underscores is that the gloria of the civitas terrena is in no way congruent with that of the civitas Dei202. » Ici, les deux types de vertu ne pourraient concorder d’aucune façon, la vertu terrestre dissimulant un appétit. Ailleurs : « If the two are not incompatible, neither is there a necessary connection between them203. » Ne prévaut aucune connexion nécessaire entre l’envie de gloire propre aux païens et la vertu au sens augustinien ; il vaudrait mieux parler de connexion contingente. C’est seulement par hasard que les deux peuvent correspondre. Elles ne sont donc pas totalement incompatibles. Wood corrobore Swift en émettant que « Augustine distinguishes between desire for glory (cupiditas gloriae) and desire for domination (cupiditas dominatiories)204. » Si d’un côté il y a effectivement une distinction à faire, le plus souvent les deux se confondent. C’est cette confusion qui fait en sorte que la vertu païenne ne peut pas correspondre au vrai altruisme. Dans la mesure où ces deux termes sont séparés, alors il faut les analyser séparément. L’appétit devient le vrai mal, qui a au moins la qualité d’être vrai, tandis que la volonté de prestige devient le faux bien, la morale artificielle. Même si elle est artificielle, cette morale peut correspondre au vrai bien, mais seulement par hasard. « Having acquired freedom, however, the passion for glory was so intense that their liberty was insufficient unless they were dominating others205. » Ce que met en évidence Wood, dans ce passage, est que la passion pour la gloire est une épée à deux tranchants. On peut acquérir la gloire au sein même d’un État, de façon locale, mais une fois que cette gloire est acquise, que reste-t-il à faire sinon envahir les autres ? La passion de gloire se transforme rapidement en appétit de 200 Ibid., p. 512. Ibid., p. 521. 202 Ibid., p. 522. 203 Ibid. 204 N. WOOD, op. cit., p. 179. 205 Ibid. 201 106 domination parce que, ne sachant pas quoi faire de leur liberté acquise, cette liberté n’ayant plus de sens sur le plan local parce que déjà atteinte, les Romains devaient accroître ce domaine où régnait la liberté, et par conséquent brimer la liberté des autres 206. Mais Wood, ensuite, tombe dans la sorte de piège que nous avons identifié précédemment, en disant : « Because the Roman republic had such men with a passion for glory, by the standards of the earthly city they were virtuous, certainly better than those who sought to dominate without desire for glory207. » S’ils n’étaient pas meilleurs, ils pouvaient être en revanche moins corrompus. Conclusion Salluste apparaît comme un déclinologue, quelqu’un qui étudie explicitement les causes de la chute d’un État et de la déperdition historique d’une société. Le déclinisme s’inscrit toutefois dans une vision politique de l’histoire, ce qu’Augustin ne peut entériner. Pour l’historien païen, le déclin et l’ascension représentent des conjonctures de l’histoire parce que ce dernier ne peut penser l’idée d’un déclinisme originel. Voilà la différence entre un principe du mal relatif, conjoncturel à certaines époques et non à d’autres, et un principe du mal absolu et irréductible, lié à la nature même du monde. Salluste fait fi du mal absolu, principiel ; il demeure impuissant à le penser. Il est toujours malaisé d’établir un point de pivot à partir duquel la société entame son déclin, à partir duquel l’État se corrompt ou la République se détériore. On constate que ce point est toujours fuyant. Estce à partir des Gracques ou de la destruction finale de Carthage ? Est-ce à partir des sécessions de la plèbe ou des trop grandes criminalités de Sylla ? Ce moment incertain, difficile à établir chez Salluste, devient principiel, concomitant à la nature de l’Histoire, donc de toutes les époques, chez Augustin. Ce dernier relativise l’histoire à partir de l’audelà, en se mettant du point de vue de Dieu. Il est pour l’application du principe de mort symbolique en politique. Augustin se met du point de vue de la mort. Il fait comme s’il 206 Voir la même idée mentionnée en d’autres termes par M. CANÉVET, « Culture païenne et foi chrétienne aux racines de l’Europe », Gregorianum, 74, 1993, p. 9 : « De la conquête de la liberté, les Romains passèrent à la conquête du monde. Enfin, la domination établie se défend elle-même et détruit les valeurs d’origine parce qu’elle les utilise pour masquer ce qui n’est plus que défense de la liberté des passions. » 207 N. WOOD, op. cit., p. 180. 107 était déjà mort, d’où la relativisation générale des concepts de gloire humaine, d’État, de terrestre, de vertu civique. Si l’humanité devenait tout à coup spirituelle ici et maintenant, elle disparaîtrait sur le champ et passerait toute entière dans l’au-delà. Notons toutefois que l’humanité est déjà spirituelle, déjà passée dans une autre dimension, mais il ne s’agit évidemment pas de la spiritualité au sens augustinien. Il s’agit d’une fausse idéalité. Pour l’heure, le Père de l’Église adoptera deux tendances dans sa critique de l’histoire païenne. Il conviendra pour lui d’accentuer d’une part la réalité du mal terrestre qui tend à être minimisée par les auteurs politiques pour qui les vicissitudes peuvent être refoulées dans le but d’instaurer une cité idéale artificielle. Pour l’homme d’État classicisant, le mal temporel n’est pas incurable, ce qui lui permet de justifier son engagement politique et ses projets de réforme. Celui-ci tient compte du mal, mais seulement dans la mesure où il peut être graduellement évacué par des lois terrestres, de la morale temporelle, du Droit humain. Il ne veut pas voir l’incurabilité parce que dès lors, toutes les actions politiques découlant de son Moi deviendraient caduques et le monde finirait. Mais son espoir est que le monde temporel auquel il est attaché et enraciné égotiquement subsiste. Augustin cherchera à déterminer jusqu’où Salluste est prêt à aller dans sa vision pessimiste, dans sa vision du mal historique et de la corruption des mœurs, et c’est de ce point précis que l’évêque partira pour mener jusqu’à son terme, par hyperbole, par paroxysme, par amplification, la tendance initiale. Il est possible de concevoir par la littérature, par une expérience de pensée, un monde entièrement mauvais, ou du moins, un monde dont le mal est partie intégrante, lié à sa nature même, concomitant avec lui à la base. Ceci est montré lorsqu’Augustin mentionne que même les époques les plus glorieuses du passé ont leurs parts sombres, qu’aux temps où prédominait l’envie des honneurs, l’appétit de domination n’était pas loin, toujours prêt à ressurgir, que même lorsque la morale paraissait, c’était en fait la peur qui la déterminait, que Jules César, enfin, n’était pas un conquérant moral, mais un conquérant tout court. La seconde approche d’Augustin consiste à critiquer le faux bien associé à la morale païenne. Le mal que les païens, dans leur approche politique, tendent à minimiser se confond avec leur tendance vertuiste. L’envie de gloire dissimule l’appétit de domination. Dans les coulisses dissimulées du théâtre de la société païenne se cachent des choses 108 innommables et irreprésentables, les pantins glauques du refoulé. Si cela était affirmé à partir uniquement d’un présupposé théologique, Augustin ferait fausse route, or il démontre que toutes les périodes analysées par Salluste en tant qu’âge d’or, d’idéalité, de grande époque et de gloire du passé, comportent leur revers négatif, leur part maudite irréductible. Cette part maudite, qui est une ironie transcendante, veut deux choses. Elle fait en sorte, d’une part, que les conjonctures les plus propices à l’installation d’une cité idéale terrestre, en raison de la paix, du confort et de la sécurité qui y prédominent, chutent lamentablement dans la débauche, la richesse et la mollesse des particuliers. D’autre part, elle prévoit que la morale s’installe uniquement sous l’effet de la peur, dans les climats de tensions psychologiques liés à la guerre, au danger et à la menace que présente un ennemi extérieur. Cette vision de l’histoire n’est absolument pas transcendante, ou sublimée, puisqu’elle renvoie finalement au stade oral de Freud : l’envie de mettre quelque chose dans sa bouche, l’engouement de manger, ou la peur d’être mangé. Pour Augustin, l’histoire n’est qu’appétit et crainte, et les historiens païens n’auront de cesse d’idéaliser faussement cette histoire, de la transcender artificiellement. La critique de la morale apparaît sous la plume d’Augustin quand il montre que derrière l’ordre social et la droiture des individus se cache la peur d’un ennemi extérieur, que sous le manteau de la gloire se cache l’appétit de domination, qu’aux temps où prévaudraient sécurité et paix apparaît non pas la vertu mais son contraire, que l’altruisme et l’éthique de Caton, finalement, pourraient n’être qu’extérieurs, ceux d’un petit dieu factice qui, au moment de sa mort, ne pense qu’à son amour-propre. Salluste minimise, dans le cas de son personnage de roman César, le mal qui lui est associé. Pour ce qui est de Caton, l’autre figure romanesque, l’écrivain latin le montre comme un représentant de la droiture ancestrale, or derrière cette morale, qui a ses limites en tant qu’apparence vertueuse, apparaissent bien vite les vices susmentionnés. Le roman historique de Salluste revisité par Augustin est construit pour montrer que ceux qui critiquent le pouvoir en place participent eux-mêmes de ce pouvoir. Ils cherchent à remplacer un ordre par un autre ordre. Cicéron, le consul qui résiste à la conjuration, n’est pas mentionné comme un être particulièrement vertueux par Salluste. L’explication de cet état de fait résiderait dans une divergence idéologique entre les deux hommes, Salluste 109 étant politiquement du côté des populares (César), et Cicéron du côté des optimates (Pompée). Cicéron est le ploutocrate en place, l’homme superficiel, prétentieux et impulsif. L’historien réserve ses éloges pour César et Caton le Jeune. À la manière de Thucydide, Salluste compose des discours qu’il met dans la bouche de ses protagonistes opposant, dans le cas qui nous concerne, César et Caton, puis il laisse le lecteur se faire sa propre idée. Ceci fait en sorte que Salluste, à la fois ne tranche pas, à la fois préconise une manière littéraire de faire de l’histoire. La vision scientifique de l’histoire favorise les faits et les faits seulement. La vision littéraire se permet des jugements de valeurs, mais de façon truquée, par un art d’écrire, de sorte qu’on ne puisse pas taxer l’auteur de telle ou telle opinion, de partialité. Par ailleurs, on a beaucoup mis l’accent sur le Catilina individuel, celui qui met en péril et qui mine, par ses intrigues et ses ruses souterraines, la santé de la République autrement appelée le Bien commun. Mais qui a pu entrevoir le Catilina collectif sinon Augustin ou Jules César ? Dans son discours tenu à la suite des événements de la conspiration, César préconise la clémence vis-à-vis les conjurés parce qu’il sait pertinemment que Catilina et ses sbires sont les produits d’une société viciée. S’il fallait condamner les jeunes gens entraînés malgré eux dans un complot contre l’ordre établi, il faudrait au surplus condamner toute la société à être étranglée par un lacet, parce que c’est d’elle et de son caractère foncièrement corrompu qu’émane la conjuration. Catilina n’aurait fait qu’incarner dans son idiosyncrasie tout le ressentiment, la haine, le désir de vengeance d’un État en perdition et même déjà perdu. Augustin réécrit d’une certaine façon la Conjuration de Catilina et reprend les deux représentants sallustiens de la vertu. Il montre d’une part, à l’encontre de Salluste, que César était une idiosyncrasie, plus préoccupée par l’expansion égotique de sa personne que par le salut public et la collectivité, salut auquel, par ailleurs, Augustin ne croit pas non plus... En prenant ironiquement le point de vue moral de Salluste, il montre qu’on ne peut pas moraliser César, comme l’historien le fait, à moins d’être dans la noble supercherie, cette contradictio in adjecto. Augustin préfèrerait défendre ironiquement la véritable immoralité de César contre les fausses vertus républicaines. Quant à Caton, Augustin définit un lien contingent entre sa morale et la morale biblique, mais pas un lien nécessaire. Caton n’est moral que dans la mesure où son discours coïncide arbitrairement avec celui 110 qui est propre à la véritable vertu. En outre, Caton dit la même chose qu’Augustin quand, dans son discours, il affirme que ce n’est pas l’attrait pour les honneurs qui a contribué à l’expansion démesurée de la République au-delà des frontières de l’Italie, mais la rapacité de quelques individus en lutte pour le pouvoir. Caton dit la même chose encore qu’Augustin quand il préconise le sacrifice d’un bien individuel au bénéfice d’un bien commun, même si les deux hommes ne s’accordent pas sur la nature de ce bien commun. Sur ce versant, les deux personnages sont globalement d’accord, mais lorsque Caton, dans un autre versant, affirme que ce serait davantage l’attrait pour les honneurs qu’il faudrait rechercher, contre l’appétit brut et les luttes pour le pouvoir, Augustin ne peut pas admettre cette morale artificielle. Ce qui est avancé par les néo-païens du temps d’Augustin, c’est l’existence d’un complot chrétien pour expliquer la chute de Rome et la corruption de l’Empire. Certains Romains, assoiffés de pouvoir et craignant que d’autres s’y installent, n’hésitent pas à fantasmer un contrôle des choses qu’ils mettent entre les mains des chrétiens. Or, de même que les socialistes dostoïevskiens fabulent un pouvoir qu’ils mettent entre les mains du tsar et des orthodoxes – alors que ces derniers n’ont jamais été aussi dépassés par les événements et affaiblis –, pouvoir qu’ils imaginent dans les mains d’autrui pour être en mesure ensuite de s’en emparer finissant par se supprimer les uns les autres de l’intérieur, complotant entre eux dans leur propre conspiration, de même les païens qui accusent les chrétiens de complot sont les plus prompts à comploter eux-mêmes pour accéder à un pouvoir imaginaire qu’ils prêtent aux chrétiens, puis à se poser des cabales entre eux par la suite, de l’intérieur. Ces païens sont semblables en cela aux partisans de Catilina qui accusaient les ploutocrates retors, les philosophes ramollis, les intellectuels au pouvoir du même tonneau que Cicéron, espérant un changement de régime. La logique païenne veut donc qu’on pose un mal à l’extérieur, un membre gangréné – que ce soit les chrétiens de l’époque d’Augustin, ou la ploutocratie du temps de Catilina –, et qu’en supprimant cette racine viciée, on puisse rétablir l’ordre politique terrestre, ce qui est une illusion, nous dit l’auteur de la Cité de Dieu. Les classicisants pensent pouvoir guérir la société, en l’amputant de sa partie corrompue. Ce faisant, ils s’inscrivent dans une 111 fausse morale, un complexe psychologique du sauveur qui cache des intérêts, les mêmes, tout terrestres, qu’ils entendent dépasser en opérant un changement de régime. Ce changement de régimes politiques, loin d’améliorer la société, contribue en fait à soutenir le pouvoir en place, par un contre-pouvoir semblable ; il s’inscrit en fait dans l’histoire qui est la succession temporelle des erreurs terrestres, erreurs partant de la base viciée, inhérentes à la nature même du monde. Salluste jette un regard sur l’immanence historique en partant de l’immanence, dans une tautologie. Il est matérialiste, de surcroît, préférant expliquer l’apport de différentes conjonctures historiques par la Fortune plutôt que par le Destin, l’Ironie transcendante. Salluste fait l’histoire du monde romain, or il est lui-même inscrit dans ce monde. Il est intérieur à celui-ci et non pas extérieur. Il est contemporain et non postérieur à cette République, d’où probablement son souci d’éducation morale, et d’encouragement politique. Ce faisant, il en arrive à se contredire parce qu’il n’a pas la distance critique nécessaire pour faire de l’histoire. Augustin, de son côté, part de l’extérieur géographique – l’Afrique berbère208 –, de l’Antiquité tardive, de la transcendance au sens spirituel, or il s’agit d’une transcendance truquée, d’un Au-deçà. L’histoire augustinienne n’est sublimée d’aucune façon. Elle est au contraire naturaliste-réaliste, plus-que-réaliste, inframatérialiste. Nous avons baptisé ce stade de pensée la subimmanence. C’est Salluste qui fait de l’histoire à partir d’une fausse transcendance, d’un idéal artificiel209. Avant de passer à la troisième partie, revenons sur l’idée de galeries littéraires. Sous la Cité de Dieu se trouve une mine d’or littéraire, puisqu’Augustin préserve des passages des Histoires, lesquels autrement seraient perdus. Ces passages nous donnent un autre aperçu de Salluste que les grammairiens, préférant probablement la Conjuration de Catilina pour des raisons morales, ne nous donnent pas. Il s’agit d’un Salluste proto-chrétien dans sa vision du monde, considérant la place qu’il accorde aux vicissitudes du terrestre. La vision de 208 On notera toutefois que l’otium du Salluste âgé, sa retraite d’écrivain, se passe non pas à Rome, mais en Afrique du Nord, à l’instar du ministère d’Augustin. Salluste a donc lui aussi, face aux événements qu’il décrit, une distance géographique et temporelle. 209 En outre, Augustin fonde sa conception de la vertu sur les bases sallustiennes – et plus loin cicéroniennes – critiquées préalablement. Cette nouvelle conception, nous la disons négative dans la mesure où elle n’offre pas de prises aux récupérations « glorieuses » faite par le Moi et la cité terrestre, contrairement à la définition païenne de la vertu. 112 l’histoire nous mène logiquement à une vision de la morale, de l’éthique et de la politique, de la sagesse. 113 CICÉRON OU LES INFORTUNES DE LA VERTU PAÏENNE Introduction Il convient à présent de passer de la vision païenne de l’histoire à la conception classicisante de la politique, celle de Cicéron. Déjà, en traitant des questions relatives à la vertu chez Salluste, nous avions opéré la transition. Le fait d’analyser l’humain dans l’histoire nous conduit à parler des différents gouvernements. Même si cette partie sur la politique se situe à la fin de nos travaux, elle est principielle chez les païens, parce que d’elle découle la théologie et la vision de l’histoire. La théologie de Varron était politisée, s’inscrivait dans la cité et la justifiait ; la vision de l’histoire de Salluste, dans son livre sur Catilina, était empreinte de moralité civique et politique. Voyons aussi comment tous ces hommes illustres de l’Antiquité romaine mentionnés jusqu’ici étaient liés de près ou de loin. Varron dédie ses Antiquités à Jules César, auquel il s’est rallié – rallié à lui et aux populares – après sa défaite en tant que défenseur de Pompée et des optimates. Varron partage avec Salluste la particularité d’être, avant d’entamer sa vocation lettriste, un piètre militaire. Salluste et César sont des populares, d’où l’éloge que fait le premier du second dans son livre sur Catilina. César, Caton et Cicéron sont des personnages centraux de la Conjuration de Catilina, l’œuvre la plus classique de Salluste. Varron et Cicéron ont les mêmes mentors, Aelius Stilo et Antiochus d’Ascalon. Cicéron et Varron se seraient trouvés à Athènes en 79 pour assister aux cours d’Antiochus d’Ascalon. Varron cite dans ses travaux le grand pontife Scaevola, autre mentor de Cicéron. Comme Platon vis-à-vis Denys de Syracuse, Cicéron avait proposé à Pompée en 56 d’être son conseiller politique, une proposition rejetée dédaigneusement par le grand imperator. Catilina revient dans une œuvre de Cicéron, les Catilinaires et dans laquelle se retrouve la célèbre phrase : « Jusqu’à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? ». Catilina a cherché à faire assassiner Cicéron, son rival, sur le porche de sa domus. Caton, Cicéron et Catilina sont des optimates, mais la posture de ce dernier restera toujours ambiguë. Caton et Cicéron ont le même point de vue dans le procès des conjurés de l’affaire Catilina, quand ils conseillent la mise à mort des criminels. Caton et Varron s’opposent à l’ascension dictatoriale de Jules César et sont vaincus militairement par le Conquérant. Le premier s’occit en se jetant sur son épée quand 114 l’autre se rallie à son dominateur ; il est pardonné. Tout ceci est mis en place pour prouver qu’en alignant les trois figures littéraires dans notre dissertation, Varron, Salluste et Cicéron, notre choix, loin d’être arbitraire, se confirme par les divers liens que l’on peut établir entre eux trois. Salluste et Cicéron sont des homines noui. Salluste, après l’assassinat de son protecteur Jules César, se retire de la vie politique dans une confortable retraite où il s’adonne aux lettres. Cicéron fondera le parti des boni uiri, une alternative mitoyenne entre les populares et les optimates. Marc Antoine, non seulement déclare Varron hors-la-loi, mais fait assassiner Cicéron qui avait écrit contre lui ses Philippiques. Cicéron parle de Varron comme de l’homme le plus savant de son temps, de l’érudit le plus remarquable. Cicéron avait reçu en 45 César dans sa villa, comme un hôte particulièrement privilégié. Varron, Salluste et Cicéron ont eu des carrières politiques voire militaires avant de s’adonner à l’écriture et à la vie contemplative. Cicéron a écrit un panégyrique de Caton, un Pro Cato, et César pour lui répondre et pour contrer les effets pseudo-moraux relatifs au suicide du « dernier républicain » a écrit un Anticato. Cicéron et Varron étaient des amis proches, et entretenaient une correspondance. Salluste fut lieutenant pour César, Varron pour Pompée. Cicéron, pour sa part, fut consul en 63 avec Antonius, et résista à la conjuration de Catilina. Cicéron se rallia finalement à Octave contre Marc Antoine, ce qui, malgré la victoire définitive d’Octave, lui coûta la vie en raison d’un mauvais concours de circonstances. Plusieurs protagonistes sont liés au surplus, de près ou de loin, à l’Afrique du Nord. Caton finit en Afrique du Nord, César conquiert l’Afrique du Nord ; il y installe Salluste comme gouverneur et Augustin naît dans ce territoire. Finir notre exposé par Cicéron va de soi, puisque son nom est le plus illustre et convient comme un parachèvement. Pour appréhender la vision politique de Cicéron revisitée par Augustin, il faut revenir aux catégories que nous avions mises en place lors du traitement de Varron dans la Cité de Dieu. Peut-être est-ce pour la raison que les deux hommes partageaient les mêmes mentors, Aelius Stilo et Antiochus d’Ascalon, que les deux grilles d’analyses se confondent si bien. Cette tension est aussi présente chez Scaevola, l’autre maître de Cicéron, cité au surplus par Varron. Cicéron, comme Varron analysé précédemment, présente un double discours, une tension philosophique, une oscillation de pensée entre deux pôles. Il a un discours 115 exotérique, propre au grand nombre, et un discours ésotérique applicable à une petite élite de natures bien éduquées. La première façon de parler est conservatrice et adaptée aux institutions qui, bien qu’imparfaites, sont déjà en place et fonctionnelles. La seconde manière de s’exprimer est liée au progressisme et à l’installation d’une cité qui, bien qu’improbable, est néanmoins visée, une cité de philosophes que Plotin baptisera plus tard Platonopolis. C’est la prudence qui empêche de confondre ce qui peut être dit au forum ou sur la place publique, et ce qui peut être dit dans les salons privés ou les jardins aristocratiques. L’argument consiste à dire que, si l’on donnait les outils philosophiques de l’élite à la masse servile, si on lui révélait les vérités dangereuse de la libre pensée, elle romprait ses chaînes et ferait un ravage anarchique à l’encontre d’un supposé ordre établi. Il convient d’ajouter deux choses à ce système. D’une part, Augustin à la fois récupère la pensée de Cicéron pour soutenir sa propre conception du monde – principe de complicité cachée –, ceci dans le but de se concilier ses auditeurs païens et de montrer que sa pensée et la leur sont compatibles, à la fois critique cette pensée cicéronienne. Quand il met en lumière les aspects contradictoires de cette vision de la politique, Augustin prend ironiquement parti pour l’un des deux pôles de pensée contre l’autre, et vice-versa. Il défendra par jeu le traditionalisme de Cicéron contre l’esprit plus scientifique de ce dernier, et adoptera artificiellement le point de vue de la philosophie naturelle païenne pour contrer l’adaptation aux préjugés populaires en politique. Augustin a donc sa propre tension littéraire qui se superpose à celle de son prédécesseur. Le Père de l’Église rejette en fait les deux pôles de la philosophie politique classique. Néanmoins, il fait l’éloge ironique du pôle conservateur contre les avancées de la science païenne ; il défend par conséquent la corruption humaine liée à sa nature même contre les fausses avenues vertueuses de la politique. La manipulation, l’instrumentalisation, la récupération des préjugés populaires à des fins politiques est totalement incompatible avec la pensée d’Augustin. D’autre part, l’évêque d’Hippone est prêt à accorder une certaine crédibilité à la pensée scientifique classique, une certaine compatibilité avec ses propres principes en disant : « voyez, même vos auteurs pensent comme moi ». Cette compatibilité a toutefois ses limites. La Cité de Dieu se conçoit d’abord comme un ouvrage politique, qui parlera des choses de l’État et de la citoyenneté, or le chef-d’œuvre d’Augustin, arrivant ex aequo avec les 116 Confessions, est un livre de politique truquée – nous verrons pourquoi. Nous pouvons néanmoins inscrire ce traité dans la lignée des grands ouvrages politiques incluant la République de Platon, la Politique d’Aristote, le livre VI des Histoires de Polybe, et la République de Cicéron. Mais pour Augustin, la République de Cicéron condense et résume tout l’héritage de l’Antiquité classique quant à la pensée politique. En se référant presque uniquement à la République de Cicéron, Augustin entend englober, par cette référence, tout le développement païen des idées sur la politique. Rome est le sommet de l’Antiquité. La République est le sommet de Rome, et les auteurs républicains, suivant leur domaine, représentent les différents parachèvements de la pensée classique. Cicéron incarne donc l’apogée de la philosophie politique païenne. Qui plus est, Augustin s’adresse à des lecteurs de Cicéron, notamment les grammairiens et les néo-païens, pour qui cet auteur est une référence. Il se concilie donc son auditoire par l’ethos, le traitement de sujets agréables et connus par les lecteurs. La République est le troisième livre analysé par nous et faisant partie de la galerie littéraire d’Augustin dans la Cité de Dieu, après les Antiquités de Varron et les Histoires de Salluste. Mentionnons deux autres textes bien connus et propres à Cicéron, De la nature des dieux, ouvrage destiné au grand nombre et dans lequel Cicéron prend la défense du pieux Balbus, et De la divination, traité consacré au petit nombre et dans lequel Cicéron appuie l’« athée » Cotta. Les deux livres présentent une tension philosophique entre eux, un double discours. Mentionnons encore les Catilinaires, les Tusculanes et les Verrines. La conception classique de la politique chez Cicéron pourrait être qualifiée d’immanente. Augustin opposera à cette conception non pas une conception théologique ou transcendante, comme on pourrait le penser, mais, plus rationnellement, une conception subimmanente. C’est sur le terrain de la raison commune à tous les hommes que les deux auteurs discutent littérairement, la raison étant partagée par les chrétiens et les païens comme mode de connaissance. La critique de la pensée politique de Cicéron dans la Cité de Dieu est donc un examen d’approfondissement basé non pas sur la révélation, mais sur le logos universel, la faculté rationnelle210. La tautologie aussi appelée autovalidation ou 210 A. NESCHKE, « La cité n’est pas à nous. ‘‘Res publica’’ et ‘‘civitas’’ dans le XIXème livre du ‘‘De Civitate Dei’’ d’Augustin d’Hippone », in La ‘‘Repubblica’’ di Platone nella tradizione antica 117 autoréférentiel ou raisonnement circulaire, la contradiction, le paradoxe, le paroxysme aussi appelé hyperbole ou amplification sont les modes d’expression de ce logos. L’ironie augustinienne relève pour sa part du pathos, de la drôlerie argumentative qui suscite chez le lecteur un sentiment partagé d’humour et de bon sens. Notre exposé de la critique augustinienne du système politique de Cicéron sera divisé en cinq parties. La première partie de notre développement sera consacrée à la question des poètes dans la cité (livre II), question qui avait déjà été traitée relativement à Varron. La deuxième partie concernera, par rapport à Cicéron, ce que nous avons déjà étudié chez Salluste, à savoir la corruption des mœurs politiques (livre II). Un troisième point sera dédié à la question du libre arbitre et à ses répercussions en matière de politique (livre V). Un quatrième point exposera les conceptions de la vertu chez Cicéron (livre V) et un cinquième, la limite ontologique de la cité des hommes (livres XIX et XXII). La question des poètes dans la cité : une hyperbole À la question platonicienne de savoir s’il faut expulser de la République ou conserver dans la cité les poètes, les mimes, les histrions, les comédiens et les hommes de théâtre, Cicéron répond de manière humaniste que ces gens peuvent demeurer dans l’orbe urbain seulement si leurs farces touchent non pas les hommes, mais les dieux uniquement. La moquerie à l’égard des dieux est une institution cathartique ou une convention très ancienne qui contribue à l’ordre et à la stabilité de l’État, aux dires de l’orateur. Si l’on affecte les préjugés populaires, on risque de se retrouver avec des troubles au niveau étatique et une crise politique. Le persifflage, lorsqu’il est orienté par le biais des théâtres et de la scène vers les dieux, ne déstabilise pas la cité des hommes, où l’honneur et la vertu doivent primer. Cicéron interdit donc, dans sa République, toutes moqueries faites à l’égard des hommes, plus spécialement à l’égard des hommes politiques auxquels il voue pratiquement un culte. Le comble de l’indécence serait de tourner en dérision un grand homme politique. On le voit, le choix qu’opère Cicéron dans son traitement de la question des poètes dans la (M. Vegetti et M. Abatte éd.), p. 225 : « La voie choisie par Augustin pour introduire son sujet primordial, la promesse de la béatitude éternelle dans la foi chrétienne, est la voie philosophique. » 118 cité est dicté par la croyance en la République terrestre. Cicéron, en outre, présente un double discours dans la mesure où, au forum, quand il s’adresse au grand nombre, il prône un conservatisme et un traditionalisme tandis que dans son salon de philosophe, vis-à-vis le petit nombre, il préconise un humanisme de l’honneur sans les dieux. Vir grauis et philosophaster Tullius aedilis futurus clamat in auribus ciuitatis, inter cetera sui magistratus officia sibi Floram matrem ludorum celebritate placandam […] 211. Cicéron reconnaît les dieux et leur culte uniquement dans la mesure où ces réalités contribuent au maintien de l’ordre citoyen. Il ne critique pas, il est complaisant, peu sévère vis-à-vis le rire appliqué au divin. Il n’est pas choqué outre-mesure quand les farceurs font de Jupiter, le grand dieu du panthéon romain, un adultère, un voleur et un menteur. Cicéron ne s’insurge pas contre les vices de la plèbe et sa vision de la religion entachée de matérialité. Dicit alio loco iam consul in extremis periculis ciuitatis, et ludos per decem dies factos, neque rem ullam quae ad placandos deos pertineret praetermissam […] 212. Son discours s’inscrit donc en tension-oscillation entre deux pôles. Il ne choisit pas une vision davantage que l’autre, mais se contente de rappeler les avantages respectifs d’une coexistence politique entre le peuple et l’élite. Quand il discute en privé, dans son jardin aristocratique, quand il s’adresse au petit nombre, Cicéron rejette les vices de la plèbe, les mythes contradictoires sur la nature des dieux, pour chercher plus philosophiquement une nature divine, sans mélange. Mais pour ne pas troubler l’ordre public, il conseille de parler en des termes voilés, de façon ésotérique. […] qui, quantolibet eloquio se in libertatem nitatur euoluere, necesse habebat ista uenerari ; nec quod in hac disputatione disertus insonat, muttire auderet in populi contione213. Cicéron est donc à la fois en faveur du maintien d’un supposé ordre dans la cité qui est déjà fonctionnel et en place, à la fois pour la quête secrète d’une cité idéale peuplée par des philosophes de la nature, un État semblable à Platonopolis. Augustin tord le sens du discours de Cicéron dans la mesure où, si ce dernier ne choisit pas entre 211 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 27 ; CICÉRON, Verrines, V, 36 : « Cicéron, homme grave et frotté de philosophie, sur le point d’être édile clame aux oreilles de la cité qu’un des devoirs de sa magistrature lui impose d’apaiser la déesse-mère Flora par des jeux solennels. » 212 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 27 ; CICÉRON, Catilinaires, III, 20 : « Ailleurs, étant déjà consul, à un moment où la cité courait les pires dangers, il déclare que les jeux ont été donnés pendant dix jours et qu’aucun rite propre à apaiser les dieux n’a été omis. » 213 AUGUSTIN, La cité de Dieu, IV, 30 ; CICÉRON, De la nature des dieux, I, 61 : « […] car malgré tous les efforts d’éloquence qu’il déploie pour se libérer de ces idoles, il n’en jugeait pas moins nécessaire de les vénérer. Et ce qu’il fait retentir dans son éloquente dissertation, il n’aurait pas osé le murmurer dans l’assemblée du peuple. » 119 deux tendances, se contentant de rappeler leurs mérites respectifs, le Père de l’Église choisira pour lui. Il coincera Cicéron en quelque sorte alternativement dans l’une ou l’autre des deux tendances pour les mettre en contradiction. Cicéron aurait été athée en privé, dans la mesure où il n’aurait pas cru aux représentations populaires des dieux, trop entachées de matérialité, croyant plutôt à l’autodétermination des hommes, et déiste en public, suggérant à la masse de suivre la religion, l’ordre établi voire la tradition. Augustin inverse donc le double discours de Cicéron pour créer une absurdité. Recommander l’athéisme et la liberté humaine – sans les dieux – au peuple, et préconiser la tradition, le respect des ancêtres et des dieux dans les cercles élitistes. En résumé, Cicéron le croyant qui respecte les dieux ne s’offusque pas que ces derniers soient calomniés par la foule des poètes. Cicéron l’« humaniste athée » prêche la religion païenne comme un pontife carnavalesque. Du point de vue augustinien, cette oscillation philosophique deviendra une contradiction, ce double discours se changera en duplicité. D’un Cicéron double, Augustin fait deux Cicéron. Cicero augur inridet auguria […]214. Rejetant les deux pôles susmentionnés, qui participent en fait de la même logique païenne (le serpent du caducée païen de la connaissance se mord la queue), celle d’une cité temporelle prétendument immortelle, celle d’une République terrestre se voulant céleste, Augustin va prendre ironiquement le parti d’une des deux alternatives pour critiquer l’autre et vice-versa. En se mettant du point de vue moral-humaniste, par exemple, il se demande pourquoi ce Bien – auquel il ne croit pas par ailleurs – recherché en privé, ne pourrait pas être étendu à la masse. Inversement, Augustin fera l’éloge paradoxal des vices populaires, des faux dieux auxquels il ne croit toujours pas, contre la supposée vertu élitiste et la pseudo-vérité philosophique des salons. […] quo modo ergo abicitur scaenicus, per quem colitur Deus ? et theatricae illius turpitudinis qua fronte notatur actor, si adoratur exactor215 ? En outre, Augustin joue Cicéron contre Cicéron. La vision romaine préserve une certaine apparence 214 AUGUSTIN, La cité de Dieu, IV, 30 ; CICÉRON, De la divination, II, 78, De la nature des dieux, I, 7072 : « Cicéron augure tourne en dérision les augures […]. » 215 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 13 ; CICÉRON, De la république, fragment IV, 11-12 Z (Müller) : « Dès lors, pourquoi rejeter l’histrion dont le jeu honore le dieu ? Comment oser disqualifier l’acteur qui joue ces turpitudes, quand on adore celui qui les exige ? » 120 morale, l’honneur, la convenance, contre la logique et la cohérence. Fortin nous lance sur une piste : En propageant des mensonges sur les dieux et en dépeignant leur conduite comme inconvenante et basse, les poètes non seulement sont injustes envers eux, mais encore ils encouragent une semblable immoralité chez les hommes et ils font plus que quiconque pour corrompre les mœurs216. À la vérité, la logique voudrait que, s’il convient de baser son caractère humain sur la nature parfaite des dieux, et d’imiter leurs vertus, on ne se moque pas des dieux qui servent de modèles vertueux aux hommes. Car si les dieux étaient viciés, les hommes le seraient de surcroît, en modélisant leur tempérament sur ces dieux corrompus, cette fausse transcendance entachée. Indignum uidelicet fuit, ut Plautus aut Naeuius Publio et Gneo Scipioni aut Caecilius M. Catoni malediceret, et dignum fuit, ut Terentius uester flagitio Iouis optimi maximi adulescentium nequitiam concitaret217 ? Nous pourrions qualifier le point de vue romain sur la question des poètes dans la cité d’immanent. Au vrai, ce qui est préservé, dans cette vision des choses, c’est l’humain, l’horizontalité humaine, l’honneur, la cité temporelle, l’État terrestre, la République des hommes. Or pour critiquer cette avenue romaine, Augustin ira chercher une conception plus radicale, celle des Grecs, qui pourrait être qualifiée de subimmanente. En d’autres mots, le Père de l’Église va creuser un palier sous la conception romaine et dans lequel cette dernière va venir s’effondrer. Si les Romains préservaient une vertu artificielle contre la logique et la cohérence, les Grecs pour leur part, jetteront la morale, la convenance, au profit de la logique et de la cohérence. En effet, chez les Grecs, on apprend par Augustin que les hommes n’étaient pas exemptés des quolibets lancés par les histrions, en particulier les hommes politiques, et à plus forte raison les grands hommes politiques comme Périclès. La vision grecque est l’Au-deçà de l’immanence, la logique païenne romaine poussée à son comble, à sa limite paradoxale de renversement. Les Grecs se moquaient à la fois des dieux et des hommes sur la scène publique. La vision grecque est le terme hyperbolique de la vision romaine, son exagération 216 E. L. FORTIN, « Saint Augustin 354-430 », in Histoire de la philosophie politique (L. Strauss éd.), p. 210. AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 12 ; CICÉRON, De la république, fragment IV, 11-12 Z (Müller) : « Ce serait donc une chose indigne qu’un Plaute, qu’un Naevius diffamassent un Publius et un Gneus Scipion ou qu’un Caecilius, un Marcus Caton ; mais c’est une chose digne que votre Térence excite la perversion des jeunes gens par les vices du Jupiter très bon et très grand. » 217 121 cohérente et son paroxysme. Hagendahl émet cette idée en ces termes : « […] the Roman took more care of themselves than of their gods. […] the Greeks showed more consistensy218. » Au vrai, s’il convient de baser son tempérament sur la nature parfaite des dieux, et que ces dieux, décrits comme corrompus selon les mythes, sont tournés en dérision par les mimes, conséquemment, il convient tout autant de ridiculiser les hommes qui calquent leur moralité sur la moralité corrompue des dieux. […] neque enim esse decet deos malos, cum potius isti, qui inmundi sunt spiritus, omnes sint mali […]219. Ici, plus de morale du tout, mais seulement la vérité du mal sans hypocrisie. In hac disceptatione huiusce modi ratiocinatio summam quaestionis absoluit. Proponunt Graeci : Si dii tales colendi sunt, profecto etiam tales homines honorandi. Adsumunt Romani : Sed nullo modo tales homines honorandi sunt. Concludunt Christiani : Nullo modo igitur dii tales colendi sunt220. Un autre aspect pouvant être abordé quant aux poètes dans la cité est la manière directe ou indirecte dont ils servent le pouvoir en place. Les festivals de poésie, les concours de récitation, les jeux du cirque, le théâtre de rue, toutes ces institutions, loin d’être subversives comme elles prétendent l’être, sont en fait garantes du contrôle étatique, les citoyens, les spectateurs et les auditeurs agissant comme autant de serviteurs assujettis au tyran et à son régime de contrôle. Nous pensons entre autres aux Néroniades, les concours de poésie en l’honneur du César-artiste. Fortin en fait mention, mais il omet un détail, à savoir que pour les classicisants, les artistes servent l’ordre établi, la stabilité de l’État tandis que pour Augustin, en revanche, les animateurs de spectacles servent le désordre établi et l’instabilité inhérente à tout régime politique terrestre et à la temporalité. Les poètes amusent le public et excellent à flatter ses goûts. […] En dépit de toutes les apparences du contraire, les poètes ne sont pas des révolutionnaires. Leur action est au 218 H. HAGENDAHL, Augustine and the Latin Classics, p. 551. AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 11 ; CICÉRON, De la république, fragment IV, 11-12 Z (Müller) : « […] l’idée en effet de méchanceté jure avec l’idée de dieu ; et pourtant les dieux païens étant des esprits immondes, sont tous méchants […]. » 220 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 13 : « Dans ce débat, tout est résolu par ce raisonnement : les Grecs posent la majeure : ‘‘Si tels dieux doivent être adorés, assurément de tels hommes doivent être honorés.’’ Les Romains posent la mineure : ‘‘Or de tels hommes ne doivent à aucun prix être honorés.’’ Et les chrétiens tirent la conclusion : ‘‘Donc il ne faut à aucun prix adorer de tels dieux.’’ » 219 122 fond conservatrice, dans la mesure où même leurs innovations contribuent d’une manière indirecte à la stabilité de la société civile221. Loin de conserver l’ordre établi et d’être garants d’une ancienne tradition bien ancrée et stable, les poètes assurent en fait la permanence du chaos ambiant. Qu’est-ce qu’un artiste sinon un salarié de l’État, un officiel du système, un attitré du gouvernement ? Le régime politique pour sa part, peu importe lequel, relève en fait de l’apparence morale, car son but est la pérennité du terrestre, lequel présente toujours, par nature, un mélange d’intérêts, bons et mauvais, ou parfois une simple et réelle immoralité. Il est soit réellement vicié ou artificiellement vertueux, mais n’anticipons pas sur la suite de notre développement. La question est de savoir qu’est-ce qui corrompt le plus la société, or les païens sont persuadés que ce sont les chrétiens qui corrompent le plus la société. En abordant la question des poètes et de leur caractère néfaste dans l’État, Augustin fait remarquer aux païens qui tolèrent depuis toujours de tels êtres, les festivaliers, dans l’orbe urbain, qu’ils attribuent la corruption à une cause extérieure alors que cette cause est intérieure. Toutefois, Augustin n’est ni pour l’expulsion des poètes de la cité, ni pour leur conservation. Expulser le mal, le vice, l’immoralité, la négativité de l’orbe urbain, ce serait adopter un point de vue hygiéniste où l’État terrestre serait la fin, une sorte d’optimisme et une croyance au lavement du péché par des moyens politiques ou humains. Conserver les poètes n’est pas non plus la solution, puisque ceux-ci servent l’État. Il faut plutôt sortir de toutes considérations politiques et appréhender les choses au niveau du cœur, du spirituel. La République, une toile mate, informe et craquelée Nous avons déjà analysé longuement une idée présente chez Salluste, et notamment dans son livre sur Catilina, une opinion voulant que la République ait été meilleure avant et qu’elle se soit dégradée avec le temps. Le même paradigme se retrouve chez Cicéron, cité par Augustin. Dans la République de Cicéron, il est question d’un État sain et harmonieusement organisé aux origines. Cette cité idéale finit par péricliter au fil des époques jusqu’à ne plus exister du tout, nous dit Cicéron, en parlant de l’espèce de 221 E. L. FORTIN, op. cit., p. 210. 123 désorganisation politique généralisée ayant cours à son époque. Il hésite entre un respect pour les vieilles traditions imparfaites mais glorieuses dans un désir de renouvellement et une quête vis-à-vis un parlement idéal222. Cicéron se plaint de la perte du régime qui fit les beaux jours de la romanité. Il vante certains siècles révolus où le nom romain était synonyme de droiture morale, d’institutions fortes, d’équilibre entre les partis plébéiens et patriciens. En se piquant d’histoire, ici, Cicéron a en tête moins une lecture neutre des actions du passé qu’une rhétorique visant à revivifier l’État romain223. Comme Salluste dans la Conjuration de Catilina, Cicéron subordonne l’histoire à la politique. La décadence des mœurs est moins une réalité historique qu’un thème rhétorique récurrent en politique depuis Caton l’Ancien. Cicéron préconise ni plus ni moins un renouvellement de l’âge d’or, un retour à la gloire du passé, une revalorisation de la grande époque. ‘‘[…] Itaque ante nostram memoriam et mos ipse patrius praestantes uiros adhibebat, et ueterem more mac maiorum instituta retinebant excellentes uiri. Nostra vero aetas cum rem publicam sicut picturam accepisset egregiam, sed euanescentem uetustate, non modo eam coloribus eisdem quibus fuerat renouare neglexit, sed ne id quidem curauit, ut formam saltem eius et extrema tamquam liniamenta seruaret. Quid enim manet ex antiquis moribus, quibus ille dixit rem stare Romanam, quos ita obliuione obsoletos uidemus, ut non modo non colantur, se diam ignorentur ? Nam de uiris quid dicam ? Mores enim ipsi interierunt uirorum penuria, cuius tanti mali non modo reddenda ratio nobis, sed etiam tamquam reis capitis quodam modo dicenda causa est. Nostris enim uitiis, non casu aliquo, rem publicam uerbo retinemus, re ipsa uero iam pridem amisimus.’’224 222 J. E. HOLTON, « Marcus Tullius Cicéron 106-43 av. J.-C. », in Histoire de la philosophie politique (L. Strauss éd.), p. 176 : « L’accent mis sur cette double approche a quelquefois suscité la critique selon laquelle l’ouvrage de Cicéron n’est guère qu’une rationalisation d’un régime romain antérieur. » 223 Ibid., p. 176-177 : « Ceux qui accusent Cicéron de chercher seulement à restaurer la constitution républicaine d’une époque antérieure négligent également la suggestion, implicite tant dans la République que dans les Lois, selon laquelle la république romaine, même lorsqu’elle était à son sommet, le modèle donc, ne réalisait pas l’idéal découvert dans le discours. Le code de lois décrit par Cicéron dans les Lois, le code de ce meilleur des États découvert dans le discours, ne se confond pas avec celui de la république romaine, à quelque moment que ce soit de son histoire. » 224 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 21 ; CICÉRON, La république, fragment V, 1-2 (Müller) : « ‘‘[…] C’est pourquoi avant notre temps, la tradition des aïeux employait des hommes supérieurs, et ces hommes excellents maintenaient les mœurs antiques et les institutions ancestrales. Or notre époque recevant la République, comme un tableau magnifique, dégradé toutefois par son grand âge, a négligé d’en raviver les couleurs primitives ; elle n’a même pas pris soin d’en conserver le dessin ni pour ainsi dire les derniers contours. Que reste-t-il, en effet, de ces mœurs antiques grâce auxquelles, nous dit le poète, l’État romain est debout ? Ne les voyons-nous pas ensevelies dans un tel oubli que non seulement on ne les met plus en pratique, mais désormais on les ignore. Et que dirais-je des hommes ? En fait, c’est faute d’hommes que les mœurs ont péri ; malheur immense dont nous sommes responsables, et pour lequel nous devons, en quelque sorte, plaider notre cause, comme coupable d’un crime capital. Car c’est par nos vices et non par l’effet d’un hasard que, tout en gardant le mot de République, nous avons en réalité perdu la chose depuis longtemps.’’ » 124 De cet extrait rappelant sensiblement le discours de Caton dans la Conjuration de Catilina, mais également le paragraphe 125 du Gai savoir – L’État est mort225 ! – se dégage cinq points non équivoques. En premier lieu, le passé apparaît comme supérieur au présent, la tradition des anciens, le mos maiorum, étant gage de stabilité politique. Il s’en suit donc deuxièmement que les hommes de jadis étaient supérieurs moralement aux hommes de l’époque de Cicéron. Un troisième aspect consiste à dire que la République était peinte autrefois en couleurs, et que ses teintes se sont effacées avec le temps. Quatrièmement, cette République apparaissait comme une réalité vivante dans le passé alors qu’elle n’existerait plus du tout au premier siècle. En définitive, la raison de cet effacement de l’État romain résiderait dans l’abêtissement progressif des humains le constituant. Chacun de ces cinq points offrira à Augustin l’occasion d’étayer sa propre pensée sur ce sujet. Le passé ne peut pas être meilleur que le présent, mais seulement moins dépravé dans la mesure où les pseudo-vertus des anciens (envie de gloire) apparaissent comme un moindre mal par rapport aux véritables immoralités des contemporains (lubricité). Ceci a été largement expliqué dans la partie sur Salluste. Toutes les époques se valent, parce que le principe du mal y agit non de façon immanente, conjoncturelle, mais transcendante et irréductible. Il n’y a pas, au surplus, de causalité du mal, de généalogie du déclin, de successions d’immoralité ou de filiation pécheresse parce que la vicissitude est concomitante à la nature même de l’histoire. Le mal politique, la corruption des mœurs, ne peut pas suivre des étapes progressives, devenant de plus en plus grave d’une époque à l’autre, car c’est l’histoire elle-même qui est grave. Chaque siècle comporte son versant négatif, sa part maudite. Augustin va jouer sur les mots par rapport au troisième aspect, Cicéron parlant d’une République à l’origine peinte en couleurs. Mais si cet État romain constituait un tableau, une peinture, il n’était pas réel, mais apparent. Il ne représentait qu’un coloris, un vernis qui finira par craquer. La République était à ses débuts déjà une mimésis. […] an forte nec tunc fuerit uiua moribus, sed picta coloribus ; quod et ipse Cicero nesciens, cum eam praeferret, expressit226. Chez Platon, la cité des 225 L’insensé considère non seulement que ses semblables sont responsables de la mort de Dieu, mais que luimême a contribué à l’aboutissement du processus. Il dit « nous » et ne s’exclut pas de l’ensevelissement du divin. Si Nietzsche entrevoyait la fin de la Transcendance, Cicéron, lui, sans le savoir et beaucoup plus pertinemment pour notre époque, annonçait la mort de l’Immanence. 226 AUGUSTIN, La cité de Dieu, II, 21 : « Peut-être était-elle alors non pas vivante par ses mœurs, mais peinte en couleurs, selon le mot échappé par mégarde à Cicéron lorsqu’il l’exaltait. » 125 hommes est la réplique imparfaite de la cité idéale, une mimésis. La pensée de l’évêque est toutefois plus complexe sur ce point. La cité terrestre ne peut en aucun cas être la mimésis de la cité céleste. La cité céleste des païens participent encore de la cité terrestre, etc. S’il y a un rapport entre les deux cités, ce rapport est contingent, et non nécessaire. La cité temporelle ne peut ressembler à la cité éternelle que par hasard, alors que chez Platon et pour les païens en général, la République terrestre est nécessairement semblable à la République divine. Au quatrième point, Cicéron disait que la République avait existé dans le passé, et que désormais elle avait cessé d’être. Pour Augustin, elle n’a jamais existé, ni dans le passé ni dans le présent. Les Romains ont connu différents régimes politiques, des gouvernements fondés sur l’argent, les honneurs, les intérêts d’une faction, les intérêts d’un tyran, les intérêts de la foule. Aucun de ces gouvernements ne comportait en son sein la vraie justice. Quelques fois pouvait paraître seulement une apparence de justice, un vernis. Même en ses plus beaux jours, la République ne pouvait qu’être une apparence de gouvernement, un ersatz de société. Peut-être l’Histoire elle-même n’existe pas, aux dires de l’évêque d’Hippone, dans la mesure où elle est une illusion basée sur le Moi. L’Histoire est l’aventure du Moi, sa déclinaison en politique dans la temporalité. Mais ce discours est déjà tenu en quelque sorte par les païens de manière à ce qu’il convienne de le dépasser. Les païens s’opposent à l’Histoire en tant que successions d’immoralités. Ils critiquent l’égoïsme et l’individualisme. Si la politique est perçue comme une négativité, ils travaillent à l’abolir, tout ceci au profit d’une fausse transcendance, d’une éternité artificielle. Toute la singularité païenne réside dans ce paradoxe que représente la politique comme voie de salut. Le cinquième point désigne enfin la cause de la déliquescence politique. La faute est attribuable à l’humain. Le Romain, au lieu de se comporter selon sa nature morale humaine, s’est mis à s’abrutir et à régler son caractère sur celui des animaux, préconisant la rapacité et l’appétit de puissance. Le Romain a commencé à dépouiller son voisin pour s’enrichir, à mener des guerres injustes, à semer l’anarchie à la façon de Catilina, à viser le pouvoir sans moyens nobles, par des brigues illégales et des concussions, le tout sans respect pour le cursus honorum, la carrière des honneurs. Le manque d’hommes supérieurs, motivés par l’honneur et la gloire, voilà aux dires de Cicéron la raison pour 126 laquelle la République a disparu. Le manque d’hommes tout court, si l’on admet que par nature, l’humain est moral et tend vers la vertu et ses louanges. Toutefois, si l’on en croit Augustin, l’humain vise par nature le mal. Ce n’est pas faute d’hommes que la République s’est volatilisée. Car des hommes, il y en avait avant, il y en a maintenant, et il y en aura après, mais ces hommes sont corrompus par nature. L’homme ne peut pas être supérieur avant, puis devenir corrompu ensuite, car de tous temps sa nature même est corrompue, et le principe négatif ne peut pas être expurgé. Cicéron parle d’un point de vue humaniste classique. Il croit en l’autonomie de l’homme. « Augustin avait refusé à la vertu d’être la voie vers le bonheur […]227. » Or plus un homme chercherait à devenir moral par ses propres moyens, plus le vice transcendant s’insinuerait en lui par ironie pour rabaisser sa prétention et sa vaine tendance. Rappelons enfin, une fois de plus, la raison pour laquelle cette discussion sur la vertu passée apparaît dans la Cité de Dieu. Les païens à la fois disent que le présent est préférable au passé et que le passé est plus illustre que le présent. S’ils vantent les institutions présentes, Augustin les compare au passé, où ils ne font pas le poids. Si les païens accusent les chrétiens d’être moins bons, Augustin compare ces païens à leurs prédécesseurs et leur dit qu’eux-mêmes sont moins bons que ceux-là. Enfin, lorsque les païens se plaignent de la dégénérescence présente, et en appelle à un passé grandiose, Augustin leur dit que le passé n’était pas idéal non plus. La question du libre arbitre : en revenir au problème La question du libre arbitre envisagée par le truchement d’Augustin et de Cicéron nous donne l’occasion, une fois de plus, de revenir sur un point essentiel de divergence entre les deux auteurs consistant en l’inversion systématique et négative, par Augustin, du double discours propre à Cicéron (antérieurement, à Varron). La pensée de l’orateur s’écartèle entre deux tendances qu’il tente tant bien que mal de concilier quand Augustin n’aura de cesse de les mettre en opposition. Cicéron écrit deux ouvrages qu’il ne considère pas 227 A. NESCHKE, op. cit., p. 225. 127 comme contradictoires, mais complémentaires en ce qui a trait au bien citoyen. De la nature des dieux présente une discussion sur le libre arbitre et le destin dans laquelle Cicéron prend le parti, par l’entremise de son personnage Balbus, du préjugé populaire voulant une Providence divine, opinion utile à la cité et au maintien de l’ordre établi. Il défend parallèlement, dans son traité De la divination, l’opinion de l’élitiste Cotta qui préconise la liberté humaine, de choix et de pensée, contre l’enchaînement à une causalité fatale. Mais si Cicéron ne tranche pas entre les deux visions, privilégiant une saine cohabitation des deux modes de pensée à travers la cité – le philosophe théorique, libre et aristocratique côtoyant avec respect mutuel l’homme de l’action politique proche du peuple et même s’y substituant au besoin –, Augustin pour sa part opérera la césure. Coinçant réciproquement l’auteur de la République dans l’une ou l’autre de ses tendances, Augustin fera dire à Cicéron ce qu’il ne dit pas. Il lui fera rejeter les dieux, d’une part, ce que Cicéron ne fait pas totalement si l’on en croit Balbus et De la nature des dieux. Il lui fera admettre les superstitions d’autre part, ce que Cicéron ne fait pas totalement, si l’on en croit Cotta et De la divination. Mais surtout, pour Augustin, Cicéron est un imposteur dans la mesure où il nie les dieux en privé, dans son salon, et en fait l’éloge en public, sur le forum. Fortin le dit en ses mots : « Selon l’interprétation d’Augustin, Cicéron a tenté de trouver une issue à ce dilemme en professant ouvertement la doctrine de la préscience divine et en la désavouant en privé228. » Testard, pour sa part, note à propos de Cicéron : « […] ou bien il n’a pas eu le courage d’aller jusqu’au bout de sa pensée qu’il fait exprimer par autrui, ou bien il n’a pas vu les conséquences du principe posé et sa pensée sur Dieu est contradictoire229. » Selon le principe d’accointance cachée, Augustin force Cicéron à adopter sa propre pensée, donc à privilégier la philosophie contre la superstition, à embrasser la rationalité contre l’obscurantisme religieux païen. Mais il y a plus, quand Augustin défend en fait, par ironie, alternativement les deux points de vue païens. Il se met dans la peau d’un philosophe pour se demander quel mal il y aurait à partager la pseudovérité païenne avec le peuple, la supposée morale – à laquelle il ne croit pas par ailleurs – avec le grand public. Il défend ensuite ironiquement le mal inhérent au grand nombre contre les prétendues vertus du petit nombre. Mais ce qu’il critique surtout, c’est 228 229 E. L. FORTIN, op. cit., p. 204. M. TESTARD, Saint Augustin et Cicéron, p. 247. 128 l’instrumentalisation des préjugés populaires à des fins politiques. Dans la discussion qui nous concerne ici, le préjugé obscurantiste populaire est associable à la croyance au Destin et la pseudo-vérité aristocratique est identifiable à la croyance au libre arbitre. Si Augustin prend le parti ironique des deux tendances pour essayer de voir la cohérence ou l’incohérence qui pourrait y régner, dans les faits, il rejette les deux alternatives. Il dit seulement que la voie élitiste et rationnelle semble plus proche, positivement, de sa pensée propre, ou que la voie du peuple, considérant la très grande place qui y est faite au vice, est plus proche de sa pensée propre, par la négative. Quel est donc le point de vue de Cicéron parlant par la bouche de Balbus dans De la nature des dieux ? Le Cicéron-Balbus est un conservateur et un traditionnaliste. Son but est le maintien des bases ancestrales et populaires sur lesquelles s’édifient la République, l’État terrestre. C’est le Destin qui est privilégié contre la simple fatalité des événements qui entraîneraient la multitude à commettre indifféremment le bien comme le mal suivant les dispositions intérieures forcées, instaurées par la nature. La divinité presciente qui connaît tout connaît les cœurs et les intentions secrètes des individus de sorte que, sous le regard omniscient de Jupiter, il est malaisé de fomenter des infamies cachées d’autant plus que le dieu juge les âmes après la mort, selon un système de rétribution céleste châtiant les impies et récompensant les hommes pieux. Ce thème est abordé dans la République de Platon où la légende de l’anneau de Gygès permet de poser dans toute son ampleur le problème des intentions cachées. Dans l’invisibilité que procure cet anneau, le porteur peut se livrer à toutes les exactions morales sans être vu ni même dénoncé. Il faut attendre la révélation païenne d’un certain Er le Pamphylien pour comprendre que la divinité voit les cœurs et réserve des récompenses après la mort à ceux qui ont préconisé un intérieur pur, et des châtiments pour les mal intentionnés. Ce double mythe fait concurrence au christianisme230. 230 P. Brown en parle dans son livre sur la vie d’Augustin quand il affirme, à la page 394 : « Mais ce n’était pas tout : ces hommes étaient profondément religieux. Ils rivalisaient avec les chrétiens dans leur ferme croyance en la rétribution et au châtiment d’après la mort. Macrobe a aussi écrit un commentaire sur le Songe de Scipion où on lit que les âmes de ceux qui ont bien mérité de la patrie quittent leur corps pour retourner au ciel où elles jouissent d’une béatitude éternelle. » 129 Une simple soumission à la loi temporelle ne garantit pas la bonté morale, car on peut se soumettre à la loi et agir néanmoins encore pour un motif purement égoïste ou utilitaire. La loi, par exemple, permet de tuer un agresseur injuste en légitime défense. […] Mais l’homme qui profite de la liberté qui lui est ainsi accordée pourrait facilement satisfaire un désir personnel de vengeance ; auquel cas cet acte, bien qu’extérieurement juste, serait blâmable moralement231. La croyance en un Destin permet de résoudre, artificiellement et pour le grand nombre, le problème des intentions intérieures comparativement aux actes extérieurs. La loi divine vient compléter la loi civile, imparfaite, mais surtout impuissante à sonder les cœurs. Voilà le Destin que Cicéron défend dans la mesure où cette Préscience est garante du maintien de l’ordre dans la cité, peu importe la véracité dudit système de rétribution après la mort, et de cet œil omniscient. Critiquer ouvertement la croyance au Divin serait dangereux au sens où c’est par le biais de cette doctrine que la majorité des citoyens agissent moralement et préservent l’unité républicaine temporelle. Ce type de discours est exotérique, propre à l’assemblée populaire. Il serait aisé de démontrer que, dans la mesure où Augustin ne croit pas en la pérennité du monde humain – celui-ci n’ayant aucune consistance propre –, et que cette vision est mise en place pour justifier la cité terrestre, la politique païenne, cette vision-ci tombe d’elle-même sous le poids de sa fausseté et de sa supercherie. Il s’agit d’une manipulation de l’obscurantisme à des fins politiques. Néanmoins, cette perspective étayée comme grossièrement fausse, mérite un éloge paradoxal. Ce n’est pas la fausseté qui mérite d’être défendue ironiquement dans ce pôle de pensée, mais la grossièreté. L’homme grossier est l’homme biblique, couvert de turpitudes et incorrigible par des voies humaines. Aucun salut ne s’offre à lui sur le plan citoyen étant donné son vice exubérant. L’homme de l’amour de soi est réellement égoïste, sans hypocrisie. Toute sa vie il chutera sans possibilité de rédemption par ses pairs, de réhabilitation par la cité. Ceci le rapproche, par la négative, de la réelle Transcendance. La vision de Cotta, dans De la divination est ésotérique pour sa part, et concerne une minorité, celle des plus consacrés et des natures les mieux éduquées. Le Cicéron-Cotta parle secrètement à ses amis, dans le cadre d’une discussion hermétique. Au milieu d’un cercle philosophique privé, Cotta annonce que les citoyens dont la nature est supérieure 231 E. L. FORTIN, op. cit., p. 202. 130 n’ont pas besoin de l’œil omniscient d’un dieu pour bien agir, mais qu’ils ont naturellement les dispositions à la morale et au droit. En d’autres mots, le philosophe athée, rejetant les dieux populaires entachés de matérialité, préconise le libre arbitre sans Destin, l’autonomie humaine, la liberté de choisir moralement entre le bien et le mal et de penser rationnellement. Il rejette les vieux dieux en disant : Sed ‘‘fingebat haec Homerus, ait Tullius, et humana ad deos transferebat […] 232.’’ Qui plus est, l’aristocrate païen se passe des superstitions concernant la vie après la mort et considère l’honneur et le déshonneur de ses pairs comme les seules récompenses ou peines existantes quant à la moralité. Cotta est une sorte de petit dieu. Il est son propre œil moral, sa conscience ne dépend que de lui et il s’autodétermine. La prudence veut que cette vue de l’esprit ne sorte pas des salons de lecture puisque la plèbe, s’en emparant, l’utiliserait pour faire le mal et déranger la stabilité de l’État. Cette vision du monde pourrait être considérée comme vraie, mais au sens nietzschéen où la vérité n’est pas la fin ultime, et n’est pas ce qu’elle semble être. Elle est réversibilité. Si la première façon d’entrevoir le monde était grossièrement fausse, cette seconde conception de l’homme est à la fois subtilement vraie et subtilement fausse. On parle ici d’une supposée vérité de l’immanence. Donc pour aller plus loin que l’immanence, il faut voir l’Au-deçà. La pensée de Cicéron sur la question du libre arbitre constitue un jeu de tension entre le maintien d’une saine tradition et le besoin d’une quête progressiste en matière de philosophie. Sur ce système, Augustin plaque son propre jeu de tension qui présente, en ce qui le concerne, une double tendance, celle d’une accointance cachée entre lui et son prédécesseur, et celle d’une critique. Les deux auteurs ont en commun le rejet de la fatalité astrale, l’abandon du déterminisme et l’évitement de la causalité dure, au profit d’une marge de manœuvre sur le plan de la liberté humaine. Dès lors, Augustin aime à dire, pour se concilier ses lecteurs païens, que mêmes les auteurs classiques ont une pensée similaire à la sienne. D’autre part, Augustin force Cicéron à rejeter le Destin, que ce dernier ne rejette pas totalement en réalité, pour adopter uniquement le libre arbitre. Hendley mentionne, entre autres, un détail important à ce sujet : « Ironically, Augustine is left with 232 AUGUSTIN, La cité de Dieu, IV, 26 ; CICÉRON, Tusculanes, I, 65 : « ‘‘Fictions d’Homère que tout cela, dit Cicéron, il transportait chez les dieux les faiblesses humaines […].’’ » 131 an unresolved dilemma because he ignores the very solution offered by Cicero 233. » Pour faire la critique de l’orateur, Augustin coince ce dernier dans l’un des deux pôles de sa pensée, celui qui correspond le plus avec les idées de l’évêque, à savoir ici le pôle philosophique, élitiste et intellectuel. Pour suivre Augustin dans sa critique, il faut donc admettre a priori ce lit de Procuste, cette déformation des choses. En admettant, donc, que Cicéron rejetterait le Destin au profit du libre arbitre, en admettant à tout le moins que quelqu’un quelque part adopte ce type de point de vue, la critique d’Augustin apparaîtrait comme celle-ci : autant le libre arbitre a ses avantages lorsqu’on le compare à la fatalité astrale, autant il a ses inconvénients lorsqu’il est coupé de tout référent extérieur et fonctionne comme une tautologie. De toute façon, le Destin reprend ses droits, par ironie, sur n’importe quelle personne qui prétend s’en couper et fonctionner sur une base autonome. Le symptôme de ce fonctionnement auto-validant est l’effondrement psychologique, l’autisme234. Augustin parle de piété dirigé sur soi quand il s’agit du libre arbitre autoréférentiel – amour de soi –, et de piété dirigé sur un objet extérieur quand il est question du Destin. Si tant est que Cicéron ait rejeté le Destin au profit du libre arbitre seul, un extrémisme rhétorique qui est dû surtout à la lecture que fait Augustin de l’orateur, Reta mentionne : « […] en refusant cette doctrine du destin, le philosophe romain allait trop loin235. » Augustin défend le Destin païen dans la mesure où celui-ci peut présenter des ressemblances avec le Destin chrétien. Le Destin païen, qui est en fait une transposition de l’amour de soi dans le Ciel, peut ressembler à la Providence chrétienne par hasard et non par nécessité. Il doit donc être défendu dans une certaine mesure. Hendley confirme : « This is unacceptable to Augustine, who sees it as making men free by making 233 B. HENDLEY, « Saint Augustine and Cicero’s Dilemma », in Plato, Time and Education (B. Hendley éd.), p. 204. 234 Il s’agit du pendant individuel de la théorie collective que nous avions déjà abordée avec Salluste : les conjonctures historiques les plus paisibles, les plus sécuritaires, bref les plus propices à l’élaboration d’un paradis terrestre conduisent inévitablement à son contraire, une sorte d’enfer gris, de nihilisme doux. Inversement, les contextes séculaires les moins propices, en raison des guerres et de l’insécurité, sont générateurs de droiture morale, notamment à cause de la peur. Sur le plan individuel, un individu étant de plus en plus rationnel et autonome, libre et « sain » échoue dans son projet d’atteindre au divin et bascule lamentablement dans l’autisme et la psychopathologie. L’individu malsain, au contraire, enchaîné à ses passions dans l’irrationnalité, trouve dans sa misère humaine un aperçu du divin. C’est l’Ironie transcendante. 235 J. O. RETA, « Une polémique augustinienne contre Cicéron : Du fatalisme à la préscience divine », Augustinian Studies, 12, p. 33. 132 them irreligious236. » Il n’y croit pas, Augustin, à ce Destin païen, mais il en fait l’éloge paradoxal contre les prétentions autonomistes des partisans du libre arbitre humain coupé des dieux. Inversement, en prenant le pseudo-parti des élitistes, si cette liberté autoréférentielle à laquelle ils croient est considérée par eux comme bienfaisante, Augustin se demande pourquoi elle ne pourrait pas être conseillée au peuple. Plus globalement, ce qu’on peut concéder à Augustin, c’est d’avoir vu que les deux pôles de la pensée cicéronienne s’inscrivent dans un paradigme dont l’horizon est politique. Les deux tendances, en définitive, n’en forment qu’une, dictée par le maintien de l’État civil des humains avec cette oscillation en son centre entre la pensée pragmatique déterminée par le grand nombre et la pensée élitiste, celle des philosophes, toujours présumée salutaire à la République et à sa politique. Un philosophe romain ne sera jamais une personnalité contemplative dégagée des affaires du monde, mais au contraire, quelqu’un qui se substitue de temps en temps, dans un mouvement de va-et-vient, au politicien. Il est tantôt un philosophe-politicien, tantôt un politicien-philosophe. Le libre arbitre et le Destin apparaissent chez Augustin comme des réalités irréductibles et interpénétrées. L’un ne peut pas venir à bout de l’autre sans provoquer un retour du refoulé. Dans un monde entièrement gouverné par l’intransigeance de lois divines, un libre arbitre brutal ne pourrait qu’éclore en abréaction à cette dureté causale. Inversement, dans un univers où tout ne serait que liberté individuelle, le Destin ne pourrait que revenir sous des formes monstrueuses, tératologiques, agressives, par ironie transcendante, pour humilier les prétentions humaines à l’autonomie. Dei tollere uoluntatis arbitrium aut retento uoluntatis arbitrio Deum (quod nefas est) negare praescium futurorum237. D’ailleurs, c’est probablement de cette façon que le libre arbitre a dû apparaître dans l’univers aux origines. Le cosmos était trop déterministe pour que le libre arbitre n’y apparaisse pas, par contre-défi, par séduction spontanée. 236 B. HENDLEY, « Saint Augustine and Cicero’s Dilemma », in Plato, Time and Education (B. Hendley éd.), p. 195. 237 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 10 : « Rien par conséquent ne nous oblige, soit à supprimer le libre arbitre en maintenant la prescience divine, soit de nier la prescience divine (ce qui serait sacrilège) en conservant le libre arbitre. » 133 Une citation de Testard nous permet de revenir sur un point central de notre dissertation, quand il dit : « […] le chrétien y rend cependant un bel hommage à l’humanisme de Cicéron : se croyant placé devant une telle alternative, le grand humaniste a choisi de sauver l’homme238 ! » Or les deux auteurs n’écrivent pas dans le même champ référentiel de signification. Pour Cicéron, toute pensée philosophique est subordonnée à l’existence et à la prédominance de l’État civil, alors que pour Augustin, une autre perspective s’est ouverte. C’est Augustin qui fait dire à Cicéron que ce dernier se croit placé devant deux alternatives, et qu’il est de ce fait forcé de choisir. Cicéron ne choisit pas réellement l’une des deux alternatives, puisque selon lui, les deux tendances peuvent coexister et sont salutaires au maintien de la République terrestre. C’est bien Augustin qui choisit et coince Cicéron dans l’un des deux pôles de sa pensée pour en faire la critique. L’humanisme « athée » de Cicéron est relatif, s’inscrivant dans un certain cadre particulier, et non absolu comme le prétend Augustin. Fortin résume finalement toute la discussion précédente : Dans la discussion très publique du traité Sur la nature des dieux, il (Cicéron) se met du côté du pieux Balbus, qui défend les dieux, contre l’athée Cotta, qui les nie ; mais dans son ouvrage moins populaire Sur la divination, il affirme avec approbation et en son nom propre la théorie même qu’il feint de rejeter dans le premier traité. Par ce stratagème, il a évité habilement de saper la croyance salutaire du grand nombre en des récompenses et des châtiments divins sans s’engager lui-même en faveur d’un enseignement que les sages tiennent pour incompatible avec la liberté humaine et dont en tous cas ils peuvent facilement se dispenser puisqu’ils n’ont pas besoin d’incitations de ce type pour agir justement, Ainsi, conclut Augustin, ‘‘voulant que les hommes soient libres, il les pousse au sacrilège239.’’ Augustin ne tient pas compte de la dichotomie classique entre le petit nombre et le grand nombre. Quand Cicéron défendait le libre arbitre sans Destin, il s’adressait de manière ésotérique au petit nombre, et non à tous les hommes. Dans la mesure, toutefois, ou les deux types de discours sont commandés par l’appareil politique, le fait de s’adresser à la minorité ou à la majorité ne fait pas de différence. Aussi, il n’est pas certain que la croyance populaire en un système païen de rétribution après la mort soit salutaire, parce que cette doctrine soutient l’Ordre étatique, qui est pour Augustin un chaos politique ; il ne 238 239 M. TESTARD, op. cit., p. 241. E. L. FORTIN, op. cit., p. 204. 134 peut, tant que durera le terrestre, représenter un ordre (voyez à ce propos le culte de l’Être suprême cher à Robespierre et ses aboutissements dans un présumé Au-delà). Les sages n’ont pas besoin d’incitations de type transcendant pour bien agir. Ils agissent en suivant leur nature immanente qui est bonne, leur bonne disposition naturelle, et leur éducation. Or n’ayant pas de référence morale autre que leur propre personnalité, leur caractère, leur Moi, ou l’État institutionnel dans lequel ils sont nés, on voit mal comment ils pourraient faire la différence entre le bien et le mal. Ce qui est bien devient ce qui est inhérent à leur nature ou au système d’éducation. Le principe de réversibilité ne peut que s’appliquer ici. Nous en revenons à nos fameux hommes supérieurs, auteurs du rapt des Sabines, qui agissaient moralement, selon Salluste, non en vertu de lois divines, mais selon leur caractère propre. Les lois qui émanent des instincts sont exactement les mêmes que celles qui relèveraient d’une fausse révélation. Non enim populus Israel sic Moysi credidit, quem ad modum suo Lycurgo Lacedemonii, quod Ioue seu Apolline leges, quas condidit, accepisset240. Nous en revenons également au constat que ce qui est présenté comme légal par l’État n’est pas nécessairement juste. Inversement, ce qui est montré comme illégal n’est pas obligatoirement injuste. Si Cicéron s’était réellement cru dans l’obligation de choisir entre le Destin ou le libre arbitre, comme le soutient Augustin, la raison pour laquelle il aurait choisi de préserver le libre arbitre au détriment d’un Destin, d’une causalité divine voire d’une prescience ou d’une fatalité, c’aurait été pour ne pas ébranler la morale étatique. En effet, sous la pression d’une causalité fatale entraînant indifféremment les individus vers des actes déterminés, tous les jugements moraux s’évanouissent et la culpabilité, la responsabilité, la punition, les éloges, les louanges, les blâmes et les critiques s’estompent du même coup. Le gouvernement, dont la raison d’être est le soutènement de la justice ne peut plus ni faire l’éloge du bien ni générer la condamnation du mal parce que tous ces principes non plus lieu d’être sous l’effet d’un déterminisme241. Ce faisant, il faut d’une part faire la distinction entre le Destin et la 240 AUGUSTIN, La cité de Dieu, X, 13 ; CICÉRON, De la divination, I, 96 : « Car le peuple d’Israël n’a pas cru à Moïse comme les Lacédémoniens à leur Lycurgue quand il disait reçues de Jupiter ou d’Apollon les lois qu’il établit. » 241 Chez Aristote, la question de la liberté n’était qu’une question politique. Un peuple était libre s’il n’était pas soumis à l’autorité tyrannique d’un autre peuple. Un individu était libre s’il n’était pas l’esclave d’un maître. Il n’y a pas chez lui de conception intériorisée de la liberté. Cette conception intériorisée ne fait guère de sens pour le Stagirite parce qu’un individu ne peut agir qu’en fonction de ses dispositions intérieures, suivant son éducation citoyenne et son naturel. La question du libre arbitre interne ne se pose qu’à partir 135 Fatalité, d’autre part admettre que Cicéron n’a pas choisi ce qu’Augustin le force à choisir de manière rhétorique dans sa dissertation. De même qu’Augustin obligeait Varron à choisir la théologie naturelle au détriment de la théologie civile, en suivant une déformation partisane, pour ensuite à la fois montrer les avantages – accointance cachée – de cette théologie tout en faisant sa critique, de même Augustin force Cicéron à choisir le libre arbitre, la posture philosophique, à l’encontre de la posture plus populaire impliquant un Destin. Il montre les avantages de la posture philosophique-rationnelle – qui est somme toute la sienne – tout en faisant sa critique. Une chose peut être cependant dite, c’est que les deux alternatives, que ce soit la croyance au Destin païen ou la vision autonomiste du libre arbitre, participent d’une philosophie subordonnée à l’État, à la République temporelle. Les deux tendances peuvent donc être interverties indifféremment puisqu’il ne s’agit au bout du compte que d’une seule voie, la voie païenne. Augustin avait déjà écrit dans sa vie de jeune converti, de 388 à 395, un traité du libre arbitre242. Notons seulement que la discussion sur cette même question présente dans la Cité de Dieu dénote une plus grande maturité intellectuelle chez l’auteur. Splendeurs et misères d’une méritocratie Avant d’appréhender la conception de la vertu chez Cicéron revisitée par Augustin, rappelons brièvement ce que Salluste en disait. Dans son livre sur Catilina, l’historien romain passait rapidement sur l’idée que l’appétit de domination était la source de l’expansion des nations pour se concentrer sur l’envie de prestige, un motif servant à encourager la politique. Dans ses Histoires, par contre, Salluste, d’après ce que nous en rapporte Augustin, semblait perdre la confiance qu’il avait placée préalablement dans la politique terrestre et dans l’envie des honneurs pour identifier une injustice structurelle, d’Épicure et de la philosophie dite individualiste des post-aristotéliciens, quand la cité ne peut plus représenter le cadre de référence pour l’individu, quand, autrement dit, l’individu commence à chercher en lui-même le cadre de référence pour les questions morales. Les épicuriens posent le débat entre une libertas spontaneitatis et une libertas indifferentiae. Dans le premier schéma, l’individu agit librement, mais jamais en rupture totale avec ses dispositions. Dans le second cas, la liberté morale est absolue à tous moments et les dispositions n’y peuvent rien changer. 242 AUGUSTIN, « Traité du libre arbitre », in Œuvres complètes de saint Augustin, p. 321-391. Voir pour une traduction plus récente : AUGUSTIN, Le maître : dialogue avec Adéodat ; le libre arbitre : dialogue avec Evodius, introduction et traduction par G. Madec, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1993. 136 inhérente à la nature même de Rome. Ceci est en effet démontré par l’exemple des patriciens de la République nouvellement fondée qui, loin de rechercher les honneurs comme ils auraient dû le faire suivant la lecture politique de l’histoire, se comportaient dans les faits, suivant la lecture historique de l’histoire, de la même manière que les anciens tyrans déchus, en préconisant la rapacité. Cicéron, de son côté, en reste aux considérations optimistes présentées dans la Conjuration de Catilina. C’est la volonté de prestige, la soif de gloire, l’envie des honneurs et des louanges qui est la cause de la survie de l’État civil et de sa saine expansion. Cicéron ne perdra jamais confiance en la politique, et même son discours rhétorique apparemment pessimiste sur la décadence des mœurs témoigne d’un désir de retour à un ancien ordre chevaleresque. Or si l’appétit de puissance apparaît comme une véritable immoralité, et doit être loué paradoxalement pour son caractère non hypocrite, la volonté de prestige, quant à elle, présente une ambiguïté fondamentale, vu qu’elle peut cacher un intérêt égoïste. Nous pourrions aller jusqu’à affirmer qu’en général, l’envie des louanges participe de l’apparence morale et qu’elle dissimule une intention vicieuse. Malgré cela, toute la pensée de Cicéron sur la vertu repose sur cette notion d’envie des honneurs. La raison est politique. Sans les honneurs, la gloire, et les récompenses reçues en termes d’éloges voire de triomphe public, comment le citoyen lambda pourrait-il être attiré par la carrière politique, le summum de l’accomplissement humain d’un point de vue païen ? Quel intérêt y aurait-il, au bout du compte, à sacrifier sa vie, son argent, son temps pour le gouvernement ? Il faut donc un moteur égotique pour pousser les individus à faire de la politique. Il y a ici une forme de boucle d’auto-validation. L’État doit servir le Moi et le Moi l’État. Le même système s’applique pour les études et les arts. Selon Cicéron, ces carrières intellectuelles doivent être motivées par l’amour de la gloire, sans cela, les jeunes gens se détourneraient des difficultés scolaires pour se prélasser dans la mollesse. À partir de cette vision où prévaut l’envie des honneurs, Cicéron critique la rapacité et l’appétit de domination sans noblesse des ambitieux comme Catilina ou Jules César. Que vaut cette critique quand on sait qu’elle est formulée pour servir l’État et le Moi ? Ce qui est critiqué 137 fait partie intégrante de ce vers quoi on veut en venir par cette critique. Dans ces conditions, c’est bien ce qui est critiqué, à savoir la rapacité individuelle, qui mérite un éloge ironique par opposition à la fausse vertu vers laquelle on veut tendre par cette critique, et qui participe toujours de la même rapacité. Etiam Tullius hinc dissimulare non potuit in eisdem libris quos de re publica scripsit, ubi loquitur de instituendo principe ciuitatis, quem dicit alendum esse gloria, et consequenter commemorat mairores suos multa mira atque praeclara gloriae cupiditate fecisse. Huic igitur uitio non solum non resistebant, uerum etiam id excitandum et accendendum esse censebant, putantes hoc utile esse rei publicae243. L’amour de la gloire n’est pas un vice à proprement parler. Seulement, il est lié à la véritable vertu de manière contingente et non nécessaire. Les deux sont en général incompatibles, mais une certaine compatibilité peut prévaloir, par hasard. Par exemple, un individu ayant cherché à s’élever dans la société par des moyens nobles ne reçoit en bout de ligne aucun honneur, ou bien reçoit des honneurs. Le but visé n’est pas l’honneur en soi, mais la carrière droite. Parlant d’une vocation artistique ou intellectuelle, Cicéron fait le même constat transmis par Augustin, à savoir que l’amour de la gloire doit motiver l’étudiant : Quamquam nec in ipsis philosophiae libris Tullius ab hac peste dissimulet, ubi eam luce clarius confitetur. Cum enim de studiis talibus loqueretur, quae utique sectanda sunt fine ueri boni, non uentositate laudis humanae, hanc intulit uniuersalem generalemque sententiam : ‘‘Honos alit artes, omnesque accenduntur ad studia gloria iacentque ea semper, quae apud quosque improbantur244.’’ 243 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 13 ; CICÉRON, De la république, fragment V, 9 Z (Müller) : « Cicéron lui-même dans son traité de la République où il parle de la formation du chef d’État, n’a pu s’empêcher de déclarer qu’il faut le nourrir de gloire, et rappelle en conséquence que ses ancêtres, grâce à cet amour de la gloire, ont accompli tant d’actions illustres et merveilleuses. Ainsi ces ancêtres, loin de résister à ce vice, estimaient qu’il fallait l’exciter et l’enflammer, le jugeant utile à l’État. » 244 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 13 ; CICÉRON, Tusculanes, I, 4 : « Même dans ses ouvrages philosophiques, Cicéron ne passe pas sous silence cette peste et lui rend un témoignage plus clair que le jour. Parlant des études qu’il faut poursuivre surtout en vue du bien véritable et non en vue de la vaine louange humaine, il a posé cette maxime générale et universelle : ‘‘C’est l’honneur qui alimente les arts ; c’est la gloire qui enflamme tous les hommes pour l’étude ; et celle-ci est toujours languissante quand le public la désapprouve.’’ » 138 Quand le public désapprouve l’étude à laquelle s’adonne une personne, cette étude, si l’on en croit Cicéron, finirait par s’estomper. Mais c’est qu’Augustin a ouvert une porte qui permet de s’émanciper de l’approbation ou non de la cité. Le Père de l’Église étant dans une certaine mesure apolitique, qu’importe à Augustin l’approbation de la cité dans les affaires d’études et de travaux artistiques ? Au même livre V de la Cité de Dieu, saint Augustin fait encore un reproche, mais cette fois-ci, très modéré à Cicéron, au sujet de l’amour de la gloire. Cet amour, certes, est un vice, mais pour ceux qui n’ont pas la grâce de réprimer leurs penchants, cette passion vaut mieux que bien d’autres qu’elle permet de surmonter ! Même Cicéron, etiam Tullius, dans sa République, veut qu’on nourrisse de gloire le chef, et il rappelle ce que les anciens firent par amour de la gloire ; dans ses livres philosophiques eux-mêmes, il ne se défait pas de cette peste, ab hac peste, et parlant des études qui, en réalité, sont à poursuivre pour le vrai bien, et non pour le vent de la louange des hommes, il en voit le ressort dans l’amour de la gloire245 ! C’est l’unique horizon politique, vision monolithique de Cicéron, qui l’empêche de concevoir une étude non approuvée par la cité. La qualité d’une œuvre, pourrait-on dire, est inversement proportionnelle à l’approbation de la cité. Par chance une poignée d’individus ne se fient pas au jugement de leurs pairs, et aux louanges de la cité pour leurs créations artistiques, sans cela tout l’art serait subordonné à la cité, tout l’art deviendrait une propagande étatique, toutes les études seraient soumises au primat gouvernemental et disparaîtrait tout art, toute individualité. On notera une différence, toutefois, entre l’amour de la gloire, et la gloire prise en elle-même. L’amour de la gloire est une vanité, et si quelqu’un reçoit la gloire de la part d’un public, ce peut être aisément en vertu des préjugés de ce même public et de la mode passagère du moment. C’est pour cette raison que Cicéron restreint cette approbation aux meilleurs hommes de la cité, et ne l’étend pas au public tout entier, comme Swift le confirme : « It is, perhaps, best summed up in Cicero’s words : ‘Glory is the praise accorded to right actions and the good reputation that is attested not only by the multitude but by all the best people 246.’ » Subsiste donc une différence entre la gloire du moment et un renoncement aux modes séculaires conduisant à une honnête postérité accordée de façon posthume. La gloire prise en elle-même, outre 245 246 M. TESTARD, op. cit., p. 242. L. J. SWIFT, « Pagan and Christian Heroes in Augustine’s ‘‘City of God’’ », Augustinianum, 27, p. 510. 139 cela, n’est pas mauvaise en soi, mais la gloire terrestre ne peut correspondre à la gloire céleste que par hasard. Aucune correspondance nécessaire n’est présente entre les deux. Il n’existe pas de lien de causalité entre elles, seulement un lien de contiguïté. L’envie de gloire participe à la fois d’une tautologie et d’une immortalité illusoire. Tautologiquement parlant, l’envie de gloire ou la volonté de prestige part du Moi et revient au Moi, sans référent externe autre que la complaisance vis-à-vis sa propre personne par l’intermédiaire du regard d’autrui. Nam eorum uirtus, si tamen ulla est, alio modo quodam humanae subditur laudi ; neque enim ipse, qui sibi placet, homo non est247. C’est ce qu’Augustin appelle l’amour de soi. Par ailleurs, l’homme ne se trouve justifié et validé que par un autre homme. De talibus enim, qui propter hoc boni aliquid facere uidentur, ut glorificentur ab hominibus […]248. Ce sont les boni uiri de Cicéron. Mis à part un autre homme qui apporte l’approbation, on remarquera l’absence de référents pour la présentation des honneurs, et par conséquent, le système païen des louanges se trouve annihilé dans un cercle autoréférentiel où l’homme justifie l’homme par l’homme. La fausse immortalité, pour sa part, consiste en un Moi qui veut vivre après sa mort, par vanité, dans la bouche des autres hommes et par le récit de ses hauts-faits. L’exemple le plus caractéristique, dans l’Antiquité, est celui d’Achille qui ne vit que pour mourir jeune, en héros, et escompter une renommée aux siècles des siècles par le biais des légendes signalant sa personne. Swift décrit cette tendance en ces mots : « The Roman orator speaks of gloria not only as the most desirable of human blessings (Phil. 5, 18, 49-50 ; Arch. 11, 28) but as the only consolation which man has for his own mortality249. » La vie après la mort, mais dans un sens immanent. Or c’est cette croyance en l’immortalité immanente qui semble animer les païens et les pousser à l’action politique. Chez les païens, le héros décédé devenait une étoile ou une constellation ; il demeurait dans le cosmos afin d’être vu pour que son amour-propre soit servi au-delà de la mort. Sed cum illi essent in ciuitate terrena, quibus propositus erat omnium pro illa officiorum finis incolumitas eius et regnum […] in terra […] in decessione morientium et successione 247 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 20 : « Car leur vertu, si tant est qu’elle en soit une, s’assujettit d’une autre façon à la louange des hommes, puisque celui qui se complaît en lui-même est un homme lui aussi. » 248 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 15 : « C’est de pareils hommes, en effet, qui semblent faire quelque chose de bien pour être glorifiés par les hommes […]. » 249 L. J. SWIFT, op. cit., p. 510. 140 moriturorum : quid aliud amarent quam gloriam, qua uolebant etiam post mortem tamquam uiuere in ore laudantium250 ? Swift rapporte la même idée dans son article : « Since the pagans saw nothing beyond the grave, ‘‘What else were they to love’’, the bishop asks, ‘‘apart from life on the lips of those who sang their praises’’ ? (V, 14)251. » Quand Salluste louait César, et l’encensait pour avoir convoité une guerre où pouvait éclater son prestige, briller son talent et être publicisée sa valeur, Augustin fait remarquer que la loi romaine aurait pu être imposée aux Gaulois par d’autres moyens, moins éclatants et publicistes, que la guerre glorieuse. César avait néanmoins besoin de faire un coup d’éclat militaire pour que l’on reconnaisse, au milieu de l’État civil, son génie et sa force. Augustin parlant d’imposer les lois romaines sans avoir recours à la force, dans le cas de César, nous déclare : Quod si concorditer fieret, id ipsum fieret meliore successu ; sed nulla esset gloria triumphantium252. Une réussite dans l’ombre ne sert à rien sur le plan égotique, d’où l’idée pharisaïque d’externalisme. L’acte moral doit être vu et publicisé. Nam quid intersit ad incolumitatem bonosque mores, ipsas certe hominum dignitates, quod alii uicerunt, alii uicti sunt, omnino non uideo, praeter illum gloriae humanae inanissimum fastum […]253. Nous avions dit auparavant que chez César, l’appétit de domination et la volonté de prestige se confondait si grossièrement que l’on ne pouvait plus distinguer l’un et l’autre séparément. C’est plutôt quand ces deux réalités se confondent subtilement que la critique d’Augustin devient intéressante, parce qu’on fait dans les nuances et la complexité argumentative. Or Cicéron, à l’instar de Caton, présente justement un exemple où il n’est pas aisé de distinguer la moralité et l’immoralité. Quand Cicéron critique la morale épicurienne, qui recherche le plaisir individuel au détriment du devoir étatique, quand Cicéron condamne les voluptueux sans âme qui n’ont pas de vertus politiques et de sens des honneurs, quand Cicéron, enfin, 250 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 14 : « Mais parce que ces Romains appartiennent à la cité terrestre et que la fin de tous leurs devoirs envers elle était son salut et son règne, […] sur la terre […] où passent ceux qui meurent et où leur succèdent ceux qui vont mourir, que pouvaient-ils aimer d’autre que la gloire grâce à laquelle ils désiraient vivre en quelque sorte après leur mort dans la bouche de leurs admirateurs ? » 251 L. J. SWIFT, op. cit., p. 519. 252 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 17 : « S’il l’avait fait d’accord avec ces nations, c’eût été une plus belle réussite ; mais il n’y aurait pas eu de gloire pour les triomphateurs. » 253 Ibid. : « En effet, en quoi importe-t-il à la sécurité et aux bonnes mœurs, ces vraies dignités de l’homme, que les uns soient vainqueurs et les autres vaincus ? Je ne le vois pas du tout en dehors du très illusoire orgueil de la gloire humaine […]. » 141 s’en prend aux contemplatifs horticoles décadents loin de toute moralité collective, voilà qui constitue un enjeu beaucoup plus grand relativement à la critique augustinienne. Augustin tient, dans son parti pris rhétorique, à ce que la temporalité, la condition de l’État terrestre, soit toujours mauvaise, balancée entre la véritable immoralité et la fausse moralité, la fausse moralité pouvant correspondre à la véritable moralité uniquement par hasard. Nous avons dans ce cas-ci, de la part de Cicéron, une critique opérée à partir d’une fausse conception de la vertu. Les voluptueux sans âme deviennent dès lors paradoxalement dignes d’éloges. Les sensualistes sont en quelque sorte plus en accord avec la philosophie d’Augustin que les boni uiri, plus en accord avec sa philosophie de la cité terrestre, s’entend. Les hommes de bien cicéroniens s’éloignent artificiellement de l’État temporel en offrant une façade moraliste qui cache les vices qu’ils entendent critiquer. Ita uirtutes cum tota sua gloria dignitatis tamquam imperiosa cuidam et inhonestae mulierculae seruient uoluptati. Nihil hac pictura dicunt esse ignominiosius et deformius et quod minus ferre bonorum possit aspectus ; et uerum dicunt. Sed non existimo satis debiti decoris esse picturam, si etiam talis fingatur, ubi uirtutes humanae gloriae seruiunt. Licet enim ipsa gloria delicata mulier non sit, inflata tamen est et multum inanitatis habet254. L’envie de prestige est donc une volupté qui s’ignore. Ce caractère non assumé d’une doctrine du plaisir semble déranger davantage l’évêque d’Hippone qu’un hédonisme, qu’un individualisme, qu’un narcissisme pur et simple. L’homme policé sacrifie l’intérêt individuel à l’intérêt général. Il pourrait être loué pour cette raison si seulement l’intérêt général auquel il sacrifiait ne participait pas des intérêts particuliers qu’il prétendait nier. L’épicurien, pour sa part, qui sacrifie l’intérêt de l’État à son bien propre est plus honnête, bien qu’immoral. Et dans la pensée d’Augustin, où la cité terrestre se doit d’être toujours immorale, les sensualistes occupent là une place plus digne. Comment ne pas voir que l’amour-propre, le fait de se mirer dans le regard d’autrui, est une complaisance et donc une volupté pour le Moi ? Les cicéroniens et Augustin formulent exactement la même 254 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 20 : « Ainsi donc les vertus avec toute leur glorieuse dignité sont réduites à servir la volupté comme une maitresse impérieuse et impudente. Rien de plus honteux, rien de plus hideux, rien de plus repoussant pour les regards des gens de bien que ce tableau (celui de la volupté épicurienne), disent-ils, et ils disent vrai. Mais, à mon avis, si l’on faisait un tableau représentant les vertus au service de la gloire humaine, il n’aurait pas non plus la beauté qu’il mérite. Car cette gloire, tout en n’étant pas une femme voluptueuse, n’en est pas moins enflée et pleine de vanité. » 142 critique à l’égard des voluptueux sans âme, à ceci prêt que les cicéroniens partent de faux principes – l’envie de prestige – pour justifier de fausses avenues, celles de la République terrestre. Dans la mesure où cette critique à l’égard des sensualistes, les païens la font déjà, en quoi est-elle intéressante du point de vue augustinien ? La subtilité, un jeu de tension entre la défense ironique des vices épicuriens et la critique des fausses vertus semblent être plus pertinent. Cette critique montre les vertus païennes comme étant des vices qui se méconnaissent. Proinde uirtutes, quas habere sibi uidetur, per quas imperat corpori et uitiis, ad quodlibet adipiscendum uel tenendum rettulerit […], etiam ipsae uitia sunt potius quam uirtutes. Nam licet a quibusdam tunc uerae atque honestae putentur esse uirtutes, cum referuntur ad se ipsas nec propter aliud expetuntur : etiam tunc inflatae ac superbae sunt, ideo non uirtutes, sed uitia iudicanda sunt255. L’une des raisons pour lesquelles ces vertus n’en sont pas, mais sont des vices, c’est parce qu’elles se rapportent à elles-mêmes. N’étant pas subordonnées à un référent extérieur, elles s’effondrent et implosent sur elles-mêmes. Fortin en fait mention, lorsqu’il parle d’auto-suffisance : « […] la cité terrestre est fondée sur l’amour de soi et elle vit selon […] la chair. […] Dans son sens le plus large et le plus général, la cité terrestre se caractérise par sa prétention à une totale indépendance et auto-suffisance256. » L’hyperbole pour sa part, le paroxysme, intervient quand le mal qui est minimisé par les païens est poussé littérairement jusqu’à sa limite par Augustin. Quand il appelle peste la volonté de prestige, c’est qu’il prend ce petit péché bénin qu’est l’amour-propre pour l’amplifier jusqu’à le faire correspondre avec l’appétit de domination. Ailleurs, Augustin parle de la volonté de prestige comme d’un moindre mal, si on la compare à l’ambition sans noblesse des tyrans. Et de même que l’amour de la gloire est moins dommageable que la rapacité, de même un gouvernement fondé sur l’amour de la gloire, communément appelé méritocratie ou timocratie, est moins néfaste qu’un régime de terreur comme l’est la 255 AUGUSTIN, La cité de Dieu, XIX, 25 : « Aussi, les vertus qu’elle pense avoir (cette âme) et qui lui servent à commander au corps et aux vices, quel que soit d’ailleurs le bien qu’elle se propose d’acquérir et de conserver, […], ces vertus elles-mêmes sont des vices plutôt que des vertus. Aux yeux de certains, elles passent bien pour de vraies et nobles vertus, quand elles se rapportent à elles-mêmes et ne sont pas cultivées en vue d’autre chose ; même alors, cependant, elles ne sont qu’enflures et orgueil et on doit à ce titre, les regarder, non comme des vertus, mais comme des vices. » 256 E. L. FORTIN, op. cit., p. 213. 143 tyranie ou l’ochlocratie. Une distinction doit être faite, enfin, entre les honneurs témoignés par le grand nombre et ceux témoignés par le petit nombre. La reconnaissance qu’apporte un petit groupe d’amis ne peut pas être identifiée à la gloire. Il s’agit simplement d’une honnête honorabilité. La gloire s’inscrit donc en tension entre les hommages témoignées par les meilleurs, et ceux décernés par la foule. Sans la reconnaissance populaire, les honneurs ne peuvent pas prétendre à la moindre universalité. D’autre part, sans la reconnaissance des meilleurs, les honneurs peuvent n’être que l’effet d’une mode temporaire, d’une frivolité de la foule inconstante en faveur d’un individu. Pour qu’on puisse parler de gloire, il importe que la reconnaissance témoignée par le petit nombre s’élargisse jusqu’à être véhiculée par le peuple en entier. Par exemple, lorsqu’il vient à bout de la conjuration de Catilina, Cicéron est appelé et reconnu par le peuple comme pater patriae ou « père de la patrie ». Ensuite, quand Jules César met fin à la Guerre civile l’opposant à Pompée, on le reconnaît à son tour, suivant le peuple, comme pater patriae. Non content de ce titre porté de son vivant, César sera élevé après sa mort au rang de divinité et on lui édifiera un temple où son culte sera perpétué. Le mois de Juillet est vraisemblablement consacré en l’honneur de Jules César. Le comble est d’être transposé au Ciel, immanent, celui du cosmos. Hercule, pour ne nommer que lui, est inscrit dans une constellation. La résolution d’être excellents qui était la leur ne se nourrissait pas d’un désir de servir leurs compatriotes mais de la soif d’une gloire personnelle. Accomplies en vue de ce qui était en dernière analyse un motif égoïste, leurs vertus réputées héroïques n’étaient en fait guère que des vices splendides257. Ces vices splendides258, suivant l’expression consacrée que Fortin utilise, comportent néanmoins une dimension spirituelle. Les anciens Romains n’étaient pas justes, et leur cité n’était pas une vraie cité, parce que l’objet de leur passion n’était pas la vertu (authentique). Sans doute les Romains étaient-ils plus dignes d’admiration qu’aucune des nations qu’ils ont soumises. Le but de leur labeur 257 Ibid., p. 206. Cette expression consacrée n’est ni de E. L. Fortin ni d’Augustin, mais a été attribuée au Père de l’Église postérieurement. Elle fait partie d’une séquence, uirtutes gentium splendida uitia, que l’on ne retrouve nulle part dans l’œuvre d’Augustin. 258 144 n’était aucunement vil. Il exaltait le courage et mettait le sacrifice de soi et le dévouement à son pays au-dessus des douceurs d’une existence tranquille et confortable. Mais c’était néanmoins un but purement terrestre259. Les anciens Romains ont vécu à l’image de la Nature, laquelle, de manière aucunement stable, comporte des cycles de construction et de destruction. « Ainsi, les philosophes païens ont accepté la lutte et l’inquiétude comme mode du bonheur […]260. » Mais c’est qu’ils ont pris cette Nature pour un absolu. Ils ont artificiellement cherché une éternité dans ce qui n’était en fin de compte qu’une impermanence, d’où leur erreur. « […] les accomplissements des Romains les plus nobles […] révèlent, en même temps que les profondeurs de l’avidité humaine, le caractère éphémère et en fin de compte autodestructeur de tout accomplissement purement humain261. » On le voit, ce qu’a en tête Augustin quand il fait la critique de la vertu au sens cicéronien, c’est, plus largement, la critique de tout le système païen de la vertu et dont Cicéron est le résumé et l’apogée. La vertu, au sens païen du terme, si l’on se fie à ce qu’en disent Cicéron et Salluste, est quelque chose qui ne prend son sens que dans l’action – non dans la contemplation –, et plus précisément dans l’action politique. « Not only was virtus a practical attribute that had to be put into action, but also it had to be employed in public service262. » Johnson pose toutefois une difference entre la vertu proposée par Salluste, et celle enseignée par Cicéron. Selon ce chercheur, la vertu au sens sallustien, et si l’on en croit la Conjuration de Catilina, serait l’apanage de tous les individus. Elle n’est pas seulement le lot du petit nombre ; tous les hommes ont par nature une disposition à la vertu. « However, virtus was not an unattainable prize. It was within the grasp of all men, not just the nobiles. In fact, men were drawn naturally to seek virtus263. » Mais quand elle parle de Cicéron, Johnson mentionne plutôt une vertu professée par le petit nombre. « In sum therefore, Cicero used virtus to mean an art possessed only by a few human beings which required constant exercise264. » Dire cela, ce serait possiblement tomber dans le piège rhétorique que nous tend Augustin. En effet, l’évêque d’Hippone a tendance à coincer Cicéron (à l’instar de 259 E. L. FORTIN, op. cit., p. 206. A. NESCHKE, op. cit., p. 227. 261 E. L. FORTIN, op. cit., p. 207. 262 P. D. JOHNSON, « Virtus : Transition from Classical Latin to the De Civitate Dei », in The City of God : A Collection of Critical Essays (D. F. Donnelly éd.), p. 234. 263 Ibid. 264 Ibid. 260 145 Varron auparavant) dans l’un ou l’autre des deux pôles de sa pensée pour le critiquer. Coincer l’orateur dans un pôle permet à Augustin de le mettre en contradiction avec l’autre pôle, alors que pour Cicéron, il s’agit d’une oscillation de pensée. Ici, Augustin forcerait Cicéron à adopter unilatéralement le parti du petit nombre. Il est clair, cependant, que l’on retrouve chez l’auteur de la République une conception de la vertu populaire. Le grand nombre doit se rendre aux temples, doit remplir ses devoirs citoyens, etc., le tout pour le salut de la Cité terrestre. « The contrast between the two is made most clearly in chapter 14 of Book V where Augustine challenges Cicero’s assumption that glory can arise only from actions that are held in high esteem by society at large265. » Si la vertu et la gloire qui en découle était l’apanage du petit nombre seulement, comme le laisserait entendre Augustin, comment expliquerait-on que la gloire concerne nécessairement l’universalité, et que sans l’apport de la foule, la gloire est confinée à l’obscurité du privé, est condamnée à demeurer l’équivalent d’un statut honorifique valable auprès de quelques-uns ? En même temps et inversement, si la gloire ne dépendait que de la foule, comme le laisserait toujours entendre Augustin en coinçant cette fois-là Cicéron dans l’autre pôle de sa pensée, elle ne pourrait pas avoir les marques de l’excellence, car cette foule est versatile et embrasse, selon les aléas du moment, le vice comme la vertu. La foule, à moins d’être guidée par une élite, n’adopte la vertu que par hasard. Donc fausse foule et fausse élite sont indifféremment interverties par Augustin, car participant chacune à leur manière de la République terrestre. Deux perspectives, mais une seule logique. À ceci s’ajoute le fait qu’Augustin défende ironiquement les vices de la multitude contre les prétentions vertueuses de l’élite. À ceci s’ajoute encore le fait qu’Augustin, à la fois critique la vertu élitiste païenne, à la fois la récupère pour montrer que les anciens Romains étaient proches de sa pensée, et que par conséquent, il n’y a peu ou pas de contradictions entre la vertu païenne et la vertu chrétienne. Il suffit de passer d’une à l’autre. Augustin a son propre jeu de tension, où tantôt il accentue les contradictions entre la gloire terrestre et la gloire céleste pour servir son propos, tantôt il minimise ces mêmes contradictions pour se concilier son auditoire païen. Une dernière différence entre la vertu proposée par Cicéron et celle envisagée du point de vue de Salluste concerne le rapport avec l’otium. Chassignet nous en donne un bon aperçu dans son introduction à la Conjuration de Catilina : 265 L. J. SWIFT, op. cit., p. 518. 146 La différence essentielle entre Cicéron et Salluste tient à leur position face à l’otium. Tandis que Cicéron considère l’exercice intellectuel comme une pause avant de nouvelles entreprises et qu’il ne peut se résigner à un otium définitif qui aurait pu lui permettre de s’adonner à l’histoire, genre particulièrement exigeant puisqu’il demande à celui qui s’y consacre un entier dévouement, Salluste a accepté l’otium266. Après la défaite de la coalition impliquant le royaume de Juba Ier, Scipion et Caton en Afrique du Nord, César vainqueur installe son ancien lieutenant Salluste comme gouverneur ; ce dernier s’empare de toutes les richesses de la province conquise pour son profit personnel. Il est ensuite acquité par son bienfaiteur dans un procès pour corruption. Retiré dans une confortable retraite, Salluste s’adonne aux choses de l’esprit et son otium, autrement dit ses temps de loisirs, ne sont pas orientés vers une promotion pratique de l’État, mais vers un soutien parallèle qui consiste à exalter spirituellement les anciennes vertus de la République contre la décadence267. Cette conception de l’otium est protochrétienne, et rappelle au surplus le détachement des anciens physiciens grecs vis-à-vis la cité, détachement culminant dans une théoria, ce que Chassignet qualifie, en paraphrasant Salluste d’« […] action privilégiée digne d’un vrai Romain, plus utile à l’État qu’un engagement politique, car c’est en elle que s’épanouit la virtus268. ». Cicéron entrelaçait vie théorique et vie pratique. Salluste commence par la politique pour terminer ses jours dans un otium définitif. La République n’a jamais existé Selon Cicéron, la République existait dans le passé sous une forme idéale, puis elle s’était estompée graduellement en raison de l’immoralité des citoyens qui la constituaient jusqu’à ne plus exister du tout. À son époque, Cicéron considère la République non plus comme la chose du peuple, mais comme une chose perdue. Augustin, toujours par hyperbole, va pousser la logique cicéronienne – le pessimisme et la théorie du déclin – jusqu’à son terme paroxystique : la République n’a jamais existé. Dès le départ, elle était corrompue. Elle n’a jamais existé en tant qu’idéalité, elle n’a jamais existé de façon 266 M. CHASSIGNET, « Introduction », in La conjuration de Catilina, p. XII. Ibid., p. XXI. 268 Ibid., p. XIII. 267 147 abstraite. D’ailleurs, la société romaine toute entière était fondée sur un crime, le meurtre de Rémus par Romulus. Augustin joue sur le fait que Cicéron définisse la République en tant qu’idéalité pour montrer que, sous cette forme déracinée, déconnectée de la réalité, elle n’a pas pu exister jamais. L’orateur définit la République comme étant la chose du peuple, et le peuple comme étant une société liée par le consentement à un Droit juste. Quid autem dicat iuris consensum, disputando explicat, per hoc ostendens geri sine iustitia non posse rem publicam ; […] Quocirca ubi non est uera iustitia, iuris consensu sociatus coetus hominum non potest esse et ideo nec populus iuxta illam Scipionis uel Ciceronis definitionem ; et si non populus, nec res populi, sed qualiscumque multitudinis, quae populi nomine digna non est. Ac per hoc, si res publica res est populi et populus non est, qui consensu non sociatus est iuris, non est autem ius, ubi nulla iustitia est : procul dubio colligitur, ubi iustitia non est, non esse rem publicam269. Ce que Cicéron visait, par cette définition, c’était la possibilité, pour un État et un peuple, de tendre vers un idéal terrestre. Tout dépendant des différentes conjonctures du temps, certains moments étant propices, certaines époques l’étant moins, il fallait garder en tête la possibilité de tendre vers une société idéale, hic et nunc. Or Augustin nie la finalité de cette definition. « Expressing this point in a syllogistic form he infers that there is no republic where there is no justice270. », nous dit Hagendahl. Il ne peut pas y avoir de République idéale dans l’espace temporel, étant donné la nature même de cet espace. « Such a purely immanent conception of justice being unacceptable to him, he must, as Carlyle says, ‘‘abstract the quality of justice from the definition of the state.’’ 271 » Cette nature présente toujours un mélange d’intérêts et des contradictions. Donnelly résume la situation en ces termes : 269 AUGUSTIN, La cité de Dieu, XIX, 21 ; CICÉRON, La république, I, 39 : « Et dans la discussion, il explique ce qu’il entend par consentement à un droit, en montrant que la république ne peut être gouvernée sans la justice. […] Ainsi donc, sans vraie justice, il ne peut y avoir d’hommes unis en société par le consentement à bon droit, pas plus que de peuple, suivant la définition même de Scipion ou plutôt de Cicéron. Or, s’il n’y a pas de peuple, il n’y a pas non plus chose du peuple, mais chose d’une multitude quelconque indigne de ce nom. Dès lors, si la République est la chose du peuple, et s’il n’y a pas de peuple à moins qu’il forme une société par le consentement à un droit, et s’il n’y a pas de droit là où il n’y a pas de justice, la conclusion s’impose : là où il n’y a pas de justice, il n’y a pas de République ! » 270 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 544. 271 Ibid., p. 547. 148 Augustine states the core of his argument this way : ‘‘If the republic is the weal of the people, and there is no people if it be not associated by a common acknowledgment of right, and if there is no right where there is no justice, then most certainly it follows that there is no republic where there is no justice272.’’ Par conséquent, il faut absolument désespérer du projet de fonder Platonopolis, la cité idéale, qui ne pourrait être qu’une aberration étatique et logique où la négativité, le principe transcendant du mal, viendrait se venger en prenant d’autres formes subtiles, se distillant par capilarité, ou en revêtant des aspects violents, ironiques ou tératologiques. Fait nouveau dans l’histoire, Augustin conçoit la politique en partant des passions psychologiques et individuelles. L’homme, dans la mesure où sa nature morale est déchue depuis l’origine, est consubstantiellement vicié, ne peut prétendre à aucune civilisation juste sur le plan temporel ou terrestre. L’homme, en attendant la séparation finale, la mort ou le jugement dernier, ne peut que balancer entre le mal réel et le bien artificiel. Voilà une nouvelle manière, tout à fait originale, de concevoir le manichéisme. Un manichéisme inversé, c’està-dire non plus transcendant, mais transposé dans l’immanence et dont l’observateur est extérieur. Un manichéisme négatif. Sur le plan des passions psychologiques, les païens avaient une façon de concevoir la vertu et le vice. Si le vice, pour Augustin, correspondait à la véritable turpitude et pouvait être loué paradoxalement pour son caractère non équivoque, la vertu en revanche était connotée d’artificialité selon Augustin. La vertu, chez les païens, s’identifie à l’envie de gloire, et constitue par le fait même une passion issue du Moi. Or c’est sur cette passion, tantôt qualifiée par Augustin de moindre mal, tantôt de peste, que Cicéron entend bâtir sa République. C’est sur ce psychologisme, cet amour de soi autoréférentiel, que les païens ambitionnent de créer leur État273. La vertu des païens n’étant pas une vraie vertu, à plus forte raison, le régime politique des polythéistes, basé sur cette fausse vertu, ne peut pas être un véritable régime politique. 272 D. F. DONNELLY, « The ‘‘City of God’’ and Utopia ». A Revaluation », Augustinian Studies, 8, p. 118. F. DUPUIGRENET DESROUSSILLES, « Augustin, le mariage et l’amour », in Le bonheur conjugal, p. 27 : « La volonté déchue a soumis les liens originaux de la société humaine, donnés par Dieu, aux chocs écœurants de l’égoïsme qui les fait vaciller, se fissurer et changer de nature. C’était la volonté détournée du présent qui avait conduit au développement de l’esclavage et à l’apparition sinistre de l’État comme agent nécessaire de coercition. » 273 149 Et si in homine tali non est ulla iustitia, procul dubio nec in hominum coetu, qui ex hominibus talibus constat. Non est hic ergo iuris ille consensus, qui hominum multitudinem populum facit, cuius res dicitur esse res publica. Nam de utilitate quid dicam, cuius etiam communione sociatus coetus hominum, sicut sese habet ista definitio, populus nuncupatur ? Quamuis enim, si diligenter adtendas, nec utilitas sit ulla uiuentium, qui uiuunt impie […]274. Mais revenons à la définition cicéronienne de la République. L’État est chose du peuple et le peuple est cette communauté de citoyens agrégés par le consentement à un Droit juste. Si Augustin regarde dans la société qui lui est contemporaine, il ne peut observer le moindre Droit juste. De la même façon, quand Cicéron observait son époque, il remarquait avec éclat que la justice n’y apparaissait pas, n’y apparaissait plus. Il fallait donc en appeler à l’histoire et remonter les siècles jusqu’à ce temps béni où la République existait dans son idéalité, jusqu’au grand siècle de Caton l’Ancien, par exemple, ou jusqu’à la belle époque du premier Brutus, vainqueur des dictateurs toscans. Cicéron considère qu’en cet âge d’or, l’amour du prestige et des honneurs chez les politiciens permettaient de consolider l’État. En adoptant une vision politique ou optimiste de l’histoire, on pouvait, par l’éducation des jeunes citoyens, espérer un retour des vertus civiques perdues et tendre à nouveau vers cet État temporel harmonieux. Augustin montre cependant, par divers exemples, que non seulement l’époque historique dite glorieuse comportait sa part maudite, son versant négatif, mais encore que l’envie des louanges dissimulait en général la même rapacité que celle contre laquelle cet esprit glorieux prétendait lutter. En défininive, le Droit juste, pris dans son abstractivité, n’a jamais existé. Dès lors comment un peuple uni par le consentement à un Droit juste, lequel n’existait pas, pouvait-il subsister ? Ce peuple-ci, harmonieux et uni, constitue encore une fantasmagorie et l’État, qui se veut la chose du peuple, n’est la chose de rien du tout. Faire de la politique, dans ces conditions, équivaut à se donner en spectacle, à mettre en scène son Moi, à s’exposer sous forme de publicité plutôt qu’à œuvrer pour l’intérêt public. Faire de la politique se résume alors à la publicisation de son psychologisme. La méritocratie ou timocratie est le nom donné à ce 274 AUGUSTIN, La cité de Dieu, XIX, 21 ; CICÉRON, La république, I, 39 : « Si dans pareil homme il ne reste aucune justice, il n’en reste certes pas davantage dans un groupement formé d’hommes semblables. On n’y trouve donc pas ce consentement au droit, qui d’une multitude d’hommes fait un peuple dont la chose, affirme-t-il, est la république. Que dire maintenant des intérêts ? puisque selon la définition donnée, on appelle peuple, une multitude d’hommes assemblée en société dans une communauté d’intérêts. À y regarder de près, il n’existe même pas d’intérêt pour des hommes vivant dans l’impiété […]. » 150 type de gouvernement où la primauté est mise dans la complaisance sous le regard des autres, dans l’amour-propre. Chez Augustin, le travail qui prime n’est pas celui fait au niveau politique, à l’instar de ce que pensent les païens, mais celui fait au niveau du cœur et du spirituel. Une politique pourrait peut-être être envisagée, mais elle devrait commencer d’abord par un travail sur soi pour évacuer ses passions. Et même en admettant ce travail, aucun Moi épuré ne pourrait être envisagé étant donné la nature du terrestre, et par conséquent aucune politique ne pourrait être mise en place. Le comble de l’illusion serait de penser qu’on puisse se dédier sans psychologie à l’intérêt public, car alors la psychologie reviendrait sous d’autres formes, par ironie, et le gouvernement éprouverait un retour du refoulé, calqué sur le fonctionnement au niveau individuel. Et c’est en ce sens qu’Augustin nous offre cet aphorisme remarquable, au livre XIV : Nam qui uelut summum bonum laudat animae naturam et tamquam malum naturam carnis accusat, profecto et animam carnaliter adpetit et carnem carnaliter fugit, quoniam id uanitate sentit humana, non ueritate diuina275. Augustin va revoir la définition du gouvernement temporel en la privant de toute notion d’abstractivité morale. ‘‘Populus est coetus multitudinis rationalis rerum quas diligit concordi communione sociatus276.’’ Augustin définit un non-gouvernement, un gouvernement par la négative. « […] Augustine falls back on an alternative definition that does not make justice a pre-requisite277. » L’État est la chose du peuple, s’entend, mais le peuple chez Augustin devient une communauté d’individus liés entre eux par l’amour en commun d’un objet278. Cet objet n’est pas défini, mais il peut surtout correspondre soit au 275 AUGUSTIN, La cité de Dieu, XIV, 5 : « Car exalter la nature de l’âme comme le souverain bien et condamner comme un mal la nature de la chair, c’est convoiter charnellement l’âme et fuir charnellement la chair, parce qu’on s’inspire alors de la vanité humaine, non de la vérité divine. » 276 AUGUSTIN, La cité de Dieu, XIX, 24 ; CICÉRON, La république, I, 39 : « Le peuple est une multitude d’êtres raisonnables associés par la participation dans la concorde aux biens qu’ils aiment. » 277 P. J. BURNELL, « The Status of Politics in Augustine ‘‘City of God’’ », History of Political Thought, 13, p. 23. 278 En inversant la proposition, on obtient une formule où le gouvernement, à savoir l’union des citoyens dans la concorde, est défini par la répulsion en commun vis-à-vis un objet, ce qui nous ramène à Salluste et à sa théorie de la peur. Un Tarquin ou un Hannibal occasionnent dès lors extérieurement, par la crainte qu’ils inspirent, le ligament du social romain. Sur le plan intérieur, Catilina et Jules César, pour ne citer que ceux-ci, rassemblent les citoyens de leur côté d’une part, avant que l’effet rassembleur de leur idiosyncrasie ne s’inverse. En définitive, les citoyens se liguent entre eux et créent du lien en orientant leur communautarisme contre un individu, ce qui explique la mise à mort consensuelle des conjurés, puis l’assassinat en commun de César dans une sorte d’agape antichrétienne, une cène anthropophagique païenne. 151 mal réel, ou au bien artificiel, étant donné la nature du cosmos temporel. Le bien artificiel, nous l’avons dit, correspond aux honneurs. Le mal réel, c’est l’argent, le pouvoir personnel, les instincts de la foule. On parle alors de ploutocratie, de tyrannie, d’anarchie, d’ochlocratie. « The new approach allows Augustine great latitude […] an option that Cicero did not have […]279. » Les différents régimes politiques négatifs d’Augustin présentent une gradation du moins pire au pire, du gris au noir, mais jamais le blanc, c’està-dire le Bien commun idéal, ne peut s’y rencontrer. Burnell suit Treloar sur ce point, en admettant : « […] remove justice from definition of civil society, and what you have is a broad category […]280. » La vision politique d’Augustin est dystopique. « But, O’Donovan argues […], ‘the object of a community’s life are as various that sin itself’ ; so worldhistory is ‘demonic’281. » Pour l’écrivain de l’Antiquité tardive, un gouvernement terrestre sera toujours plus ou moins un État-pirate. « Here belong the story is reproduced in civ. IV. 4 in order to show that without justice domination is nothing but brigandage 282. » Alexandre le Grand, lors d’une de ses expéditions de conquête, rencontra avec sa flotte un vaisseau pirate solitaire qu’il arraisonna283. Il reprocha au chef de ces flibustiers sa rapacité. Les pirates de ce navire étaient liés entre eux par leur désir commun d’acquérir des richesses par le vol et la criminalité. Leur communauté se tenait unie par une mutualité, un désir commun pour le crime. L’objet d’amour de cette société qui, malgré le fait qu’elle se fondait sur le crime, en était pourtant une, était la rapine. Un pandémonium, malgré le fait qu’il soit constitué de démons, est néanmoins un État, car tous les citoyens de cette cité souterraine sont unis par un désir commun, une quête mutuelle pour le mal. En définitive, le chef des pirates répondit à Alexandre le Grand que son interlocuteur et lui étaient tous deux des criminels. Ce qui les différenciait toutefois, c’était l’échelle des moyens. L’envergure des troupes avec lesquelles Alexandre le Grand conquérait le monde le faisait apparaître noble, alors que la petitesse des effectifs du scélérat qui écumait isolément les mers le montrait comme mesquin. À tout prendre, ils étaient néamoins tous deux des prédateurs ambitieux, avides de possessions. 279 J. L. TRELOAR, « Cicero and Augustine : The Ideal Society », Augustinianum, 28, p. 575. P. J. BURNELL, op. cit., p. 24. 281 Ibid. 282 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 548. 283 Cet exemple est donné dans la Cité de Dieu, au livre IV, chapitre 4, et fait référence à la République de Cicéron, fragment III, 24 Z (Müller). 280 152 Cicéron, quand il tenait compte du Droit juste idéalisé dans sa définition, avait comme motif d’encourager les citoyens à rechercher ce vrai bien politique ici et maintenant. Dans la mesure où Augustin n’a pas pour motif cette concrétisation politique sur le plan temporel, Treloar dit qu’il s’agit d’un aspect néfaste à la definition augustinienne de l’État : « Negatively, we first notice that there is no mention of justice in this definition of society284. » Burnell le suit de près en mettant de l’avant toujours cet aspect néfaste : « […] ‘remove justice and what are kingdoms but gangs of criminals […]285.’ » Nous pourrions reprocher à Augustin le fait que, en retirant l’idéalité morale de sa définition, il décourage les citoyens à rechercher ce Droit juste à travers les différentes circonstances temporelles, et qu’il valorise pour cette raison un vaticanisme cynique, un prétendu « augustinisme politique », mais cette accusation procède d’une illusion. Cette accusation consiste à voir en Augustin quelqu’un qui déresponsabiliserait l’humain. « Ainsi, Augustin juge la cité païenne au moyen d’une mesure qui non seulement lui est totalement inconnue, mais qui aussi n’est nullement une mesure pratique et, de fait, ne relève pas de la responsabilité de l’homme286. » En effet, Augustin n’indentifiant pas le vrai bien à la politique terrestre, il faut donc rechercher une autre voie pour atteindre ce vrai bien. Loin de décourager les individus dans leur quête de moralité, la conception augustinienne de la politique, conception négative, permet une rigueur beaucoup plus prononcée en ce qui a trait à cette quête du vrai bien. En fait, Augustin conçoit exactement le même réalisme politique que Machiavel, mais chez le premier, ce réalisme politique est inversé, participant davantage d’une rhétorique visant à faire entrevoir l’au-delà. « En ce sens, nous parlons d’un ‘‘réalisme politique’’ d’Augustin287. » En parlant d’Augustin, Neschke fait plusieurs considérations éclairantes sur cette bizarrerie intellectuelle qu’est sa pensée politique : Augustin souligne ainsi que le véritable politique, le social, ne se situe pas dans la cité terrestre. De fait, la politique, ce qui concerne la cité temporelle, et le politique, l’essence de la cité dans la société et la communauté, se dissocient. La justice est en effet base du politique et non de la politique288. 284 J. L. TRELOAR, op. cit., p. 575. P. J. BURNELL, op. cit., p. 24. 286 A. NESCHKE, op. cit., p. 244. 287 Ibid., p. 241. 288 Ibid., p. 237. 285 153 Fortin et Neschke se rejoignent ici pour dire essentiellement la même chose. Augustin est à la fois plus ancien que les anciens, et plus moderne que les modernes. La pensée politique des anciens présentait un idéalisme ; Augustin pousse cet idéalisme jusqu’à la déconnection totale d’avec la réalité. « Comme la solution des philosophes classiques, bien que d’une manière différente, elle demeure essentiellement transpolitique289. » Inversement, la pensée des modernes en matière de politique constituait un réalisme. La vision d’Augustin devient tellement réaliste qu’elle ne peut pas être mise en pratique sous peine de commettre des exactions et de tomber dans la criminalité de l’État-pirate. « Il mesure la cité à une norme métapositive […] ; il constate l’absence de cette mesure dans le mesuré, et de fait, la nullité de cette cité290. » C’est le cœur humain, la dimension spirituelle, qui devient finalement le lieu du politique. Neschke conclut : « Il est donc légitime de parler d’un transfert du politique vers l’au-delà […]291. », et il formule cette constatation de différentes manières dans son article292. Augustin construit sa pensée en matière de politique sur les bases posées par son prédecesseur Cicéron. Le Père de l’Église a critiqué l’orateur, mais il s’est servi en même temps de l’assise qu’est la définition de l’État en termes cicéroniens pour émettre une proposition de rationalité truquée. La définition augustinienne du peuple et de l’État est davantage rhétorique que positive. Elle ne propose pas, mais laisse entrevoir. Elle louche et vise volontairement à côté de la cible égotique que pourrait constituer une définition positive de la politique. Outre tout ceci, la cité idéale de Cicéron se voulait immortelle et pérenne dans le temps. Une cité, d’après Cicéron, se doit d’être éternelle. Bien sûr, les individus qui l’habitent ne font que passer au fil des générations, mais l’Orbe urbain qui les abrite, lui, représente la stabilité. La cité est à l’image du Cosmos chez les platoniciens. De même que le Cosmos 289 E. L. FORTIN, op. cit., p. 222. A. NESCHKE, op. cit., p. 243. 291 Ibid. 292 Ibid., p. 237 : « Augustin souligne ainsi que le véritable politique, le social, ne se situe pas dans la cité terrestre, là où on le chercherait en vain, mais dans une cité qui n’a plus rien en commun avec la cité terrestre. » ; p. 240 : « La polémique, par contre, et l’appel à une mesure absolue et transcendante, naît justement de ce que la pensée païenne n’avait pas reconnu cette place modeste, elle n’avait pas fait de la cité un degré inférieur […], mais le degré suprême ; elle avait fait de la cité terrestre le lieu du bonheur. » ; p. 242 : « En bref, la cité terrestre, en tant que cité temporelle opposée à la cité éternelle, ne peut, par définition, réaliser un idéal. » ; « L’idéal réside par contre dans la cité céleste seule, il est transposé dans l’audelà. » ; « Elle (la cité céleste) ne relève pas de l’ordre politique, dans la mesure où ‘‘la politique’’ concerne la cité terrestre et sa réforme possible. ». 290 154 est éternel et représente une stabilité au sein de laquelle des changements peuvent avoir lieu suivant les quatre éléments, de même la Cité est immortelle et a pour mission d’être le socle inchangé à l’intérieur duquel les citoyens naissent, travaillent politiquement et meurent. La Cité est encore à l’image des Espèces naturelles dites fixistes dans l’Antiquité. Les espèces naturelles idéales représentent des essences d’animaux dans la nature. Ces essences ne peuvent pas se transformer, mais les spécimens particuliers qui en émanent, eux, peuvent apparaître et disparaître, en ayant leurs caractéristiques propres. Dès lors, la destruction d’une cité relève d’une contre-nature, quand la destruction des individus qui la compose, en revanche, est naturelle et suit la loi du vivant. Cicéron ne peut pas penser la destruction d’une cité autrement que comme quelque chose d’anticosmique, de choquant même aux yeux des divinités. Dans ces conditions, la guerre doit être entreprise pour deux raisons, toujours d’après Cicéron perçu par Augustin. Une cité peut entrer en guerre ou bien pour préserver son intégrité face à une menace extérieure de destruction, ou bien pour honorer un pacte d’alliance l’ayant unie à une autre cité. Dans ce dernier cas, la raison principale de la guerre demeure la préservation de la cité, car si la cité principale tombe, la cité dépendante succombera des suites de cette dévastation. Cicéron ne peut donc pas envisager une situation où la cité dépendante est attaquée en premier et où elle doit choisir entre trahir la cité-mère en se livrant à l’ennemi pour éviter la destruction, ou être détruite. Burnell formule ainsi les choses : « Cicero thought faithfulness and the survival of the state to be only causes worth going to war over : an inadequate formulation, says Augustine. Those two causes could clash. Cicero does not allow for that eventuality […]293. » Si Cicéron a pu envisager ce paradoxe, néanmoins sa logique n’a pas pu trouver une solution à ce dilemme. ‘‘[…] Debet enim constituta sic esse ciuitas, ut aeterna sit. Itaque nullus interitus est rei publicae naturalis, ut hominis, in quo mors non modo necesseria est, uerum etiam optanda persaepe. Ciuitas autem cum tollitur, deletur, extinguitur : simile est quodam modo, ut parua magnis conferamus, ac si omnis hic mundus intereat et concidat.’’ Hoc ideo dixit Cicero, quia mundum non interiturum cum Platonicis sentit. Constat ergo eum pro ea salute uoluisse bellum suscipi a ciuitate, qua fit ut maneat hic ciuitas, sicut dicit, aeterna, quamuis morientibus et nascentibus singulis […]294. 293 J. BURNELL, op. cit., p. 27. AUGUSTIN, La cité de Dieu, XXII, 6 ; CICÉRON, La république, fragment III, 34 Z (Müller) : « ‘‘[…] Car une cité doit être constituée de telle manière qu’elle soit éternelle. Donc, la destruction n’est pas naturelle à une république comme elle l’est à l’homme, chez qui la mort est inévitable et même très souvent désirable. Lorsqu’une cité est supprimée, détruite, rasée, c’est d’une certaine manière, si l’on peut comparer les petites 294 155 En partant d’un exemple historique, celui de l’attaque de Sagonte, cité sicilienne satellite de Rome, par les Carthaginois, Augustin démonte la logique cicéronienne. Sagonte est en effet assiégée par l’armée punique et doit choisir entre le déshonneur, celui d’une trahison vis-à-vis son allié romain pour préserver la cité en la livrant aux mains de l’ennemi, ou la destruction. Dans les deux cas, il en résulte un mal, que ce soit la contrenature d’une cité supprimée, ou le manquement à l’honneur, cette valeur si chère aux Italiens. Augustin résout alors ce paradoxe politique, notamment par l’élaboration qu’il avait faite antérieurement d’une nouvelle théorie de la cité terrestre. La cité terrestre ne peut pas être immortelle, puisqu’elle s’inscrit elle-même dans l’immanence où tout est changement. Neschke parle de l’incertitude de toute paix citoyenne : « Dans le contexte de la critique de Cicéron d’une part, la paix de la cité terrestre est une paix relative, car elle se forme autour des choses et des biens (res) qui ne concernent que la vie temporelle295. » Il y a contradiction à dire que l’Orbe urbain est éternel puisque la Nature dans laquelle elle s’inscrit, elle-même ne l’est pas. La cité a connu une fondation, elle fera son temps, puis elle mourra, comme tous les éléments matériels inhérents au Cosmos. Cicéron confond l’idéalité céleste avec la réalité terrestre. Il mélange l’éternité et la temporalité. La République idéale de Cicéron participe d’une fausse idéalité. Son caractère céleste, immortel, éternel ou transcendant, est artificiellement conçu. La cité terrestre des hommes, cette République temporelle-immanente, est donc mortelle. Le Cosmos lui-même, si l’on en croit la Bible, a connu un début, il connaît un déploiement dans le temps, puis il aura une fin. Il est donc inutile de fabuler une pérennité de la cité terrestre, dans ce type d’univers marqué par l’instabilité, la contradiction, l’impermanence découlant de la Chute, ou de sa nature même à tout instant. L’univers est consubstantiellement contradictoire et mouvant. La destruction des cités, loin de représenter une contre-nature, est en fait une manifestation de la nature même. Si dans la logique païenne la cité est immortelle et les individus sont mortels, dans la logique augustinienne, nous pourrions presque dire que c’est l’inverse. Le paradoxe des Sagontins est ainsi résolu par Augustin en suivant une voie a-patriotique : choses aux grandes, comme si notre monde entier périssait et tombait en ruines.’’ Cicéron parle ainsi, parce qu’il estime avec les platoniciens que le monde ne doit jamais périr. C’est donc clair : il veut que la cité entreprenne la guerre pour le salut qui lui assure, selon son expression, une permanence éternelle, bien que les individus meurent et naissent […]. » 295 A. NESCHKE, op. cit., p. 241. 156 Unde merito quaeritur, utrum recte fecerint Saguntini, quando uniuersam ciuitatem suam interire maluerunt quam fidem frangere, qua cum ipsa Romana re publica tenebantur ; in quo suo facto laudantur ab omnibus terrenae rei publicae ciuibus. Sed quo modo huic disputationi possent oboedire, non uideo, ubi dicitur nullum suscipiendum esse bellum nisi aut pro fide aut pro salute, nec dicitur […] quid sit potius eligendum296. Qu’importe le salut de la cité terrestre et par la cité terrestre, puisqu’il s’agit d’une rédemption factice ? Qu’importe l’honneur terrestre, puisqu’il s’agit d’une fausse vertu ? Les Sagontins pourraient ainsi renier le pacte qui les unit à Rome étant donné que ce pacte est fait en vue d’une pérennité terrestre, pérennité qui est illusoire, ou comme Hagendahl le formule : « Augustine agrees in part with Cicero’s conception of a good citizen, but he pays little regard to the patriotism which in Cicero’s opinion was a citizen’s duty297. » Le cœur, le spirituel, ou l’intériorité, pour sa part, n’est pas entamé, seulement les apparences extérieures et politiques. Au chapitre XVII du livre V, il est bien dit : […] quid interest sub cuius imperio uiuat homo moriturus, si illi qui imperant ad impia et iniqua non cogant298 ? Mais si les intérêts des Carthaginois allaient à l’encontre de leur intériorité spirituelle, les Sagontins devraient alors accepter leur perte, qui serait non une perte spirituelle, mais corporelle. Finalement, c’est surtout de Rome qu’il est question, en filigrane, à travers toutes ces considérations. Rome, la Ville éternelle, ou comme le dit Neschke, « […] cette ville qu’Augustin avait décrite comme la nouvelle Babylone (CD, XVIII, ch. 2 et 22), mais que Cicéron avait élevée au rang de cité exemplaire, réalisation de la théorie hellénistique du bonheur, qui prête à l’homme les moyens d’atteindre tout seul la fin désirée299. » La prise de Rome, la chute de la Ville éternelle devient pensable avec Augustin300. Les Romains, les 296 AUGUSTIN, La cité de Dieu, XXII, 6 ; CICÉRON, La république, fragment III, 34 Z (Müller) : « On peut donc, à bon droit, se demander si les Sagontins ont bien agi en aimant mieux perdre leur cité toute entière que de violer la foi jurée, qui les liait à la République romaine ; certes, pour leur acte, ils recueillent les louanges de tous les citoyens de la république terrestre. Mais je ne vois pas comment ils ont pu appliquer la thèse qui interdit d’entreprendre aucune guerre, sinon pour la foi jurée ou pour le salut ; car elle ne dit pas quel choix s’impose […]. » 297 H. HAGENDAHL, op. cit., p. 550. 298 AUGUSTIN, La cité de Dieu, V, 17 : « […] qu’importe sous quelle autorité vit l’homme fait pour mourir, si ceux qui commandent ne le contraignent pas à des actes impies et iniques ? » 299 A. NESCHKE, op. cit., p. 226. 300 P. Brown mentionne un détail assez pertinent, à la page 28 de sa biographie d’Augustin, à propos de l’optimisme qui régnait avant la chute de Rome : « Et cependant, comme il arrive si souvent, ce monde au 157 habitants de la ville de Rome, avaient le choix entre se déshonnorer en se livrant à l’ennemi et en trahissant leurs concitoyens, ou être liquidés par les Barbares pénétrant dans l’enceinte. Ce qui est ravagé par les Goths en 410, ce n’est plus la Rome céleste, parce que nous avons vu qu’elle ne pouvait pas être immortelle de par sa nature même de cité inscrite dans un monde temporel, mais la Rome matérielle, faite de bois et de pierre. De même, le fait d’habiter telle ou telle cité terrestre n’a plus d’importance, et il serait insensé d’accepter d’être immolé pour son appartenance à la Rome matérielle, pour sa foi en la patrie temporelle étant donné qu’elle ne constitue pas un socle stable. La logique augustinienne devient, à ce stade-ci, a-nationaliste301. Le véritable honneur ne relève plus de l’appartenance à une cité, toutes les cités terrestres étant relatives ; l’honneur républicain peut donc être bafoué à l’arrivée des Barbares. Si l’incendie de Rome devient une chose peu dramatique, considérant cette perspective, le meurtre de ses habitants apparaît de même, non comme une tragédie troyenne, mais comme une épreuve, un défi pour la foi et l’intériorité302. Le corps seul est entamé par les armes303. Pour ceux qui confondent le corps et l’esprit, le fait d’être occis apparaît comme un drame insurmontable et toutes les compromissions spirituelles sont possibles pour sauvegarder l’illusion du Moi – l’amour de soi. bord de la dissolution s’était installé dans la croyance d’une durée éternelle. Ce n’est qu’au temps de la vieillesse d’Augustin que se feront entendre les Jérémies du déclin de l’Empire romain. Dans sa jeunesse au contraire il ne peut qu’être frappé par l’optimisme qui règne autour de lui. Les inscriptions d’Afrique parlent de « l’âge d’or partout instauré » ou de « la jeune vigueur du nom romain. » tandis qu’aux pages 285 et 286, le même auteur note : « En fait, Augustin considérait comme certain que l’Empire romain était assuré de survivre. […] Mais toutes ces perspectives impliquaient la croyance en une permanence de l’Empire romain en tant que tel. » 301 P. Brown parle de la conception de l’Empire chez Augustin en ces termes, dans son livre sur le Père de l’Église, à la page 351 : « Chrétien, il aurait pu voir en lui (l’Empire romain) la prostituée de l’Apocalypse ; évêque catholique mettant en pratique sa législation, il aurait pu devenir un impérialiste forcené. L’Empire était d’une force telle qu’il ne pouvait être totalement dénigré ou totalement idéalisé. Cependant, dans la Cité de Dieu, Augustin jugera l’Empire sur ses mérites en tant qu’institution purement humaine : il le réduira au même niveau que n’importe quelle autre forme d’État pour expulser les dieux de son histoire et discutera de son rôle dans la vie d’un chrétien en termes assez généraux pour faire admettre que la fonction de l’Empire puisse être assumée par n’importe quel autre État. » 302 A. Herman parle de cette fin du monde, dans la partie consacrée à Augustin au sein de son livre The Idea of Decline in Western History, en ces termes : « Augustine told his dismayed parishioners that this was not the end of the world, but a glorious new beginning. » 303 Ou comme P. Brown dit si bien encore dans son livre sur la vie d’Augustin à la page 384 : « L’action du ‘‘pressoir’’ aboutissait à des résultats positifs : grâce à lui la bonne huile s’écoulait librement ; ‘‘le monde est ébranlé, le vieil homme est déraciné, la chair est broyée et l’esprit coule à flot.’’ » 158 Aux dires de Cicéron, la philosophie, qui est un cadeau offert par les dieux ou la Nature à une élite seule, permet, par un stoïcisme adéquat, d’affronter les épreuves et les maux dus à la condition terrestre. En d’autres termes, seules les natures bien nées et bien éduquées pourraient trouver l’ataraxie, par leurs propres moyens, par des moyens humains seuls, visà-vis le mal physique et moral. Pour le grand nombre, des superstitions se résumant à un système de rétributions après la mort permettent de surmonter les difficultés liées à la condition humaine. Augustin va à la fois donner raison et tort à l’orateur en le coinçant dans le pôle élitiste de sa pensée. La pensée païenne ressemble à la pensée d’Augustin – principe d’accointance cachée – en ce sens que la philosophie, la raison, cette étincelle de lumière, émane en quelque sorte du divin. La différence est que chez l’orateur, cette étincelle participe d’un humanisme élitiste où la raison est affiliée tautologiquement à la raison, et où les moyens humains seuls permettent d’atteindre un salut immanent qui culmine dans un calme, une vie bonne et modeste sur le plan terrestre. Si la pensée de Cicéron se résumait à ce point de vue, nous pourrions affirmer que la masse, à jamais imperméable aux principes de la philosophie, se trouverait en quelque sorte damnée sur le plan immanent. Or la conception de l’orateur est constamment écartelée entre deux tendances, la seconde étant populaire. Le culte des dieux permet aux populations ignares de trouver un sens à la vie sans avoir l’impression d’être damnées. Cette impression est utile sur le plan politique parce qu’elle permet à la cité d’assurer son maintien. Étant donné que toute la philosophie de Cicéron tend vers le salut de cette République physique, établie dans le Cosmos, il faut tenir compte, sous peine de n’y rien comprendre, des deux points de vue cicéroniens et les présenter en tension. En se mettant du point de vue élitiste païen, du point de vue humaniste « athée », et même s’il n’y croit pas, Augustin se demande comment il serait possible de concevoir sans sourciller une foule vouée aux gémonies du terrestre sans chercher à apaiser, par des connaissances transmises, cette grande douleur. Il cherche la cohérence et ne la trouve pas. De même et inversement, Augustin défend ironiquement le matérialisme grégaire contre les prétentions aristocratiques à la philosophie, montrant que derrière cette apparence morale des Élus se trouve un mal, que derrière cette prétendue liberté se trouve un joug, que derrière, enfin, l’idéalisme de cette caste se cache le même matérialisme qu’elle prétend rejeter. 159 Ad quam rem etiam philosophiam prodesse dicunt docti huius saeculi, quam dii quibusdam paucis, ait Tullius, ueram dederunt ; nec hominibus, inquit, ab hi saut datum est donum maius aut potuit ullum dari. Usque adeo et ipsi, contra quos agimus, quoquo modo compulsi sunt in habenda non quamcumque, sed uera philosophia diuinam gratiam confiteri. Porro si paucis diuinitus datum est uerae philosophiae contra miserias huius uitae unicum auxilium, satis et hinc apparet humanum genus ad luendas miseriarum poenas esse damnatum304. Fortin suit Augustin de trop près, en coinçant lui aussi Cicéron dans son pôle de pensée élitiste : On pourrait bien sûr invoquer une dépréciation semblable de ce qui est purement politique dans la philosophie classique, qui plaçait le bonheur de l’homme ou son bien le plus élevé dans la vie théorique ou philosophique plutôt que dans la vie du citoyen conscient de ses devoirs. Mais la philosophie s’adressait à une élite naturelle et non à tous les hommes. Par son essence même elle était destinée à demeurer le domaine réservé d’un petit nombre de natures bien nées et bien élevées. Par suite, il y avait peu de danger qu’elle devienne jamais une force politique au sens du christianisme ou qu’elle ait le même impact direct et immédiat sur la vie de la cité305. Or la pensée de Cicéron constitue un va-et-vient entre le cabinet d’études contemplatives et l’assemblée populaire. Cicéron n’est pas à proprement parler un philosophe classique, autrement dit un théosophe grec, mais un moraliste romain. Pour Cicéron, la sagesse consiste à savoir passer du contemplatif à la pratique, et à pouvoir osciller ainsi du salon de lecture au forum et vice-versa. Dans ces conditions, c’est bien la pensée païenne philosophique qui semble avoir un impact sur la vie de la cité, et non le christianisme. Le christianisme, du moins celui prôné par Augustin, cherche à avoir un impact sur le cœur et le spirituel, l’intériorité, et non sur la cité, la vie publique et l’extériorité. Cicéron a une double pensée, une pour le Sénat et une pour le jardin aristocratique, et il tente de concilier ces deux tendances pour servir sa Cité. Le langage ésotérique qu’il manifeste en privé 304 AUGUSTIN, La cité de Dieu, XXII, 22 ; CICÉRON, Hortensius, fragment reconnu par Ohlmann : « Eux aussi, les sages de ce siècle, déclarent que la philosophie aussi est utile pour supporter ces maux. Mais, aux dires de Cicéron, les dieux ne donnent la philosophie qu’à un petit nombre ; et c’est, ajoute-t-il, le don le plus précieux qu’ils aient fait et qu’on puisse jamais faire aux hommes. C’est à ce point que nos adversaires euxmêmes sont contraints d’avouer de quelque manière que la philosophie, non la première venue mais la vraie, ne s’acquiert pas sans une grâce divine. Mais si, d’après eux, la divinité n’a donné qu’à une élite la vraie philosophie comme unique secours contre les misères de cette vie, il s’ensuit assez clairement que le genre humain a été condamné à subir celle-ci comme châtiment. » 305 E. L. FORTIN, op. cit., p. 218. 160 entre néanmoins en contradiction apparente avec le langage exotérique qu’il préconise en public. Toutefois, cette contradiction s’évanouit si l’on admet que les deux types de discours ont pour but la glorification de la cité terrestre306. Pour Cicéron, toute philosophie doit tendre vers une utilité politique et non vers une theoria individualiste et détachée. Ce qui compte à ses yeux, c’est la morale et la vie collective, d’où le souci particulier qu’il a pour l’éducation des jeunes gens. Si Augustin déprécie la politique politicienne, à la manière d’un quelconque philosophe grec issu de la théosophie naturelle, ce n’est pas, comme on pourrait le penser, parce qu’il ne se soucie pas des autres et de la collectivité, c’est au contraire parce qu’il préconise une vision plus stricte et plus rigoureuse de la politique, en commençant par un changement de vie au niveau du cœur. Avant d’opérer des réformes dans la société, il convient d’opérer une réforme en soi. La dialectique entre le petit nombre et le grand nombre perd de son importance dans le christianisme parce que le champ référentiel, la grille des signifiants, n’est plus tournée vers la République temporelle, mais vers la prise en considération des passions individuelles, lesquelles, loin d’être réductibles à une minorité ou à une majorité, sont universelles. Dans cette transvaluation des valeurs, l’aristocrate vertuiste ou le gentilhomme, l’homme policé, perd de sa notoriété, recherchant seul et par des moyens humains son propre salut. Il se distancie de la Grâce, par prétention. L’homme qui, au contraire, est embourbé dans le sensible, l’homme biblique de la chute et de la rechute, l’enfant éternel, celui qui passe son temps à se repentir, se rapproche de la transcendance par inversion. Si Augustin avait eu une pensée politique chrétienne positive, cette pensée aurait pu être récupérée par le grand nombre et avoir des conséquences sur la vie de la cité, or la pensée politique d’Augustin est négative. Du moins, tout un pan de sa réflexion participe de la négativité et c’est sur cette dimension spéciale de la pensée de l’évêque que nous avons mis l’accent. Cette réflexion singulière détourne de la politique policitienne pour se concentrer sur des aspects rhétoriques propres à la théologie ou à la religiosité307. Peut-on voir en Augustin un père 306 P. Brown dit quelque chose de semblable, dans son livre sur la vie d’Augustin, à la page 408 : « La Cité de Dieu est un livre qui traite de la ‘‘gloire’’. Augustin s’y emploie à détourner la gloire du passé romain pour la projeter bien au-delà de l’atteinte des hommes dans la ‘‘très glorieuse Cité de Dieu.’’ […] c’est seulement à l’intérieur des murs de la Jérusalem céleste que pourra se réaliser la noble définition de l’essence de la République romaine qu’avait donnée Cicéron. » 307 B. VERGELY, « De la Cité-État à la Cité de Dieu », in Les philosophes anciens, p. 54-55 : « […] croire que la cité des hommes peut se sauver par elle-même. Une telle idée repose, selon Augustin, sur de l’orgueil et, derrière ses vues utopiques, elle ne peut conduire qu’à la tyrannie. Il convient donc de ne pas diviniser la 161 de l’individualisme moderne, cette déviance qu’on a attribuée au christianisme parce qu’il mettait l’accent sur l’immortalité de l’âme individuelle ? Certes, Augustin est individualiste, mais pas au sens moderne, c’est-à-dire égotique du terme. Augustin défend par ironie le véritable égoïsme contre les faux élans d’altruisme. Augustin est moins un individualiste, le partisan d’une doctrine mettant l’accent sur le Moi, qu’un individu littéraire, quelqu’un qui a écrit singulièrement et qu’on cherche donc, pour cette raison, à dévaluer. Augustin ne critique pas tant l’amour de soi, qui est somme toute la norme, mais l’amour de faux dieux, tous les pseudo-altruismes. Mettre l’accent par sa critique sur le Moi, l’égoïsme ou l’amour de soi, reviendrait à en faire indirectement une publicité, ce qui, nous n’en doutons pas, n’était pas l’objectif de l’évêque. En admettant qu’Augustin aurait raison de réduire la pensée de l’orateur à son pôle élitiste uniquement, Cicéron apparaîtrait dès lors comme une sorte de gnostique, le détenteur d’une connaissance privilégiée, un Élu, un Séthien, un pneumatique, un parfait, un pur, un ophite bénéficiant des bienfaits du serpent de la connaissance païenne. D’ailleurs, nous pouvons assez aisément concevoir le judéo-christianisme d’un côté, auquel s’opposerait le pagano-gnosticisme de l’autre, même si certains auteurs païens comme Porphyre ou Plotin condamnaient le gnosticisme comme étant une forme de christianisme, une superstition où l’Élu s’autoproclamait ainsi. Le point de rencontre entre la gnose et la pensée païenne culmine dans cette séparation caractéristique entre le petit nombre et le grand nombre. La masse est assimilée aux hyliques, aux Caïnites, aux archontiques asservis à leur Moi, embourbés dans le sensible et empreints de rapacité. […] si tamen uita ista dicenda est, quae potius mors est […]308. La multitude est matérialiste et participe du monde animal, prônant des luttes inter-égotiques pour la survie de l’Espèce. L’Ancien Testament, le livre charnel, est la Bible de cette congrégation démiurgique. Or les bourbeux se trouvent plus proches, selon Augustin, de la rédemption, mais par inversion. Les politique. Le royaume n’est pas de ce monde. […] Quand on a la sagesse de le penser, on a un rapport ouvert au politique posant que la politique n’est pas tout, dans la vie. Quand, au contraire, on récuse une telle idée, on s’enferme dans le politique en attendant de celui-ci le salut de l’existence. […] la pensée est indispensable afin de comprendre que ni la nature ni le politique ne sont des domaines autosuffisants refermés sur euxmêmes […]. » 308 AUGUSTIN, La cité de Dieu, XII, 21 ; CICÉRON, La république, VI, 14 : « […] si tant est qu’on puisse appeler vie ce qui est plutôt une mort […]. » 162 ensablés se rapprochent de la Grâce par la négative, tandis que la caste pseudo-morale des Élus s’en éloigne. De même que nous avons dit que le manichéisme, chez Augustin se trouvait retourné et transposé dans l’immanence, de même le gnosticisme. Augustin s’exclut en quelque sorte de ce système, en se mettant du point de vue de Dieu, système qu’il laisse opérer esthétiquement de lui-même dans son autonomie terrestre, en vase clos. On aurait pu croire qu’Augustin se serait rangé en quelque sorte du côté des Séthiens, du côté spirituel, contre la majorité qui vit selon le corps. Toutefois, il n’en est rien. Ce serait trop simpliste. Augustin défendrait plutôt les quelques Caïnites qui, dans la prise en considération de leur corps et du péché, seraient assiégés par une foule de pneumatiques, gonflés artificiellement à grands jets d’air moralisant. La Grande Église est ainsi entâchée d’immoralité, mais reconnaissant cette immoralité comme consubstantielle à la nature de l’homme et irréductible par des moyens humains seuls, elle apparaît comme le couple Marie et Matthieu, l’humilité christique du sexe et de l’argent, contre la prétention pharisaïque généralisée, le protestantisme gnostique qui, par une positivité terrestre, entend s’élever sans médiateur, ici et maintenant, vers le transcendantal. Quand ils dissertaient sur le péché, les sectateurs de la Grande Église, parce qu’ils en avaient une connaissance intime, savaient de quoi ils parlaient309. La culpabilité, les remords de conscience, la morale, la honte, la haine de soi, loin d’être l’apanage du christianisme, est en fait le lot de l’humanité entière, chrétienne ou non, et c’est le christianisme qui prend le mieux en 309 P. Brown fait allusion à cet aspect au moins à trois reprises dans sa biographie de l’évêque, une fois à la page 276, où il dit : « ‘‘C’est ici la porte du Seigneur, lit-on gravé au linteau de la porte d’une église de Numidie, où entreront les justes.’’ Mais, écrivait Augustin, l’homme qui entre là y verra avares, ivrognes, fourbes, joueurs, adultères, débauchés, porteurs d’amulettes, clients assidus des sorciers et des astrologues… qu’il sache que les mêmes foules qui se pressent dans les églises lors des solennités chrétiennes remplissent aussi les théâtres aux jours des fêtes païennes. Ce tableau à deux volets avait de quoi déconcerter. L’Église idéale qui avait séduit ces chrétiens d’Afrique leur était apparue comme une communauté distincte du ‘‘monde’’. Dans la situation qui était celle du IIIe siècle, saint Cyprien pouvait encore supposer que le converti ou les pénitents qu’il introduisait dans l’Église s’y trouverait ‘‘parmi les saints’’. Augustin, lui, ne savait que trop qu’il avait surtout des chances de coudoyer dans son église quelque fripouille avide de s’emparer du bien d’autrui. » ; à la page 311 : « Certes il pensait toujours que l’élément spirituel devait prédominer dans l’Église catholique, mais il se rendait compte maintenant qu’elle en était venue à englober dans son unité un nombre considérable d’hommes ‘‘charnels’’ dont le niveau moral était exactement le même que celui des anciens Israélites et qui, comme eux, ne pouvaient être domptés que par la crainte. […] C’est cette idée de la déchéance du genre humain qui est à la base de l’attitude d’Augustin envers la société. » ; et enfin à la page 458 : « Augustin décrit exactement le genre d’homme pour qui il avait trouvé une place dans l’Église catholique : avec quelques bonnes œuvres portées à son crédit il couche avec sa femme faute de mieux et souvent (rien que) pour le plaisir : pointilleux sur les affaires d’honneur, trouvant naturel de se venger, il ne ravit pas le bien d’autrui mais, tout de même, sait défendre le sien énergiquement, mais seulement devant le tribunal de l’évêque : et malgré tout, Augustin considère cet homme comme un bon chrétien. » 163 compte cette réalité. Mais comme le dit Reta : « La philosophie antique ne pensait pas à la nécessité de la rédemption de l’homme310. ». Elle y pensait probablement, mais en des termes confus où il convenait de rechercher l’immortalité dans sa condition même d’homme mortel. Le païen pouvait, soit être en conflit ouvert entre son Moi désirant l’immortalité et la réalité fâcheuse de sa mort, le tout se résolvant inévitablement par la mort, soit être dans le déni, la fuite en avant, la frustration, soit se mettre des œillères, soit être dans l’espoir d’une rédemption artificielle immanente par une transmission du nom aux siècles des siècles à travers les légendes héroïques. Il pouvait aussi, à la manière des stoïciens, cultiver un calme face au trépas, et au besoin, anticiper sur lui. Conclusion Nous avions introduit la troisième et dernière partie de cette étude en mentionnant des détails sur la vie de quelques protagonistes païens présents négativement dans la Cité de Dieu et en montrant les liens qui les unissaient. Nous allons conclure avec quelques informations sur la vie d’Augustin qui nous seront utiles pour comprendre ensuite la critique augustinienne de la politique classique en partant des passions individuelles. En dépit du fait que Cicéron, avec son Hortensius, soit à l’origine de la conversion spirituelle d’Augustin à la philosophie, ce sont les rapports que l’évêque entretenait dans sa jeunesse avec le manichéisme, alors qu’il vivait en concubinage, qui nous intéresseront. L’attirance qu’il avait pour sa compagne était moins charnelle qu’égotique. Il fut rigoureusement fidèle à sa partenaire unique pendant une dizaine d’années. Cette sacro-sainte fille était idéalisée à l’instar d’une figure maternelle, l’intouchable Monique. Augustin vivait dans le regnum uxorium et sa servilité psychologique n’avait point de borne311. Il était de bon ton, sur le plan social, pour un professeur de rhétorique comme Augustin, de prendre une maitresse. Ses amis avaient les leurs, Augustin avait la sienne. Le concubinage représentait un statut 310 J. O. RETA, op. cit., p. 40. P. Brown en fait mention en ces termes, dans sa biographie, à la page 512 : « Augustin n’avait-il pas toujours isolé chez lui cet élément ? Lorsqu’il avait envisagé le mariage, il s’était vu non comme épris du mariage lui-même mais comme un esclave de la passion. Il regardait avec horreur la perspective d’entrer dans l’état conjugal – ‘‘royaume de la femme’’, regnum uxorium –, inséparable à ses yeux d’habitudes sexuelles asservissantes. » Ces habitudes étaient asservissantes parce qu’elles ne relevaient pas du pur sexuel, c’est-àdire de l’opposition réelle des sexes, mais du psychologique, donc d’une fusion illusoire. 311 164 social égotique nourrissant l’amour-propre. Ainsi donc, pour se punir de ce trop grand attachement non sexuel envers sa partenaire, mais psychologique, il allait se mortifier chez les gothiques de l’époque, les manichéens. Il alternait ainsi d’une pulsion de vie – eros –, d’une dépendance égotique liée au Moi et au désir de reproduction illusoire, à une pulsion de mort – thanatos –, un désir de néant. Le chef des pâles manichéens, le commandeur des morbides, incarnait donc pour lui le prêtre ascétique, celui qui canalise et instrumentalise à ses fins les passions de mort, et les passions tout court des adeptes de son groupe. Tout ceci, le Moi, l’Œdipe, l’instinct de reproduction constitue une seule et même médaille dont les pulsions de vie ou de mort composent les deux facettes. Il s’agit d’une seule logique, celle de l’attachement égotique, qui tantôt cherche la fausse vie, par orgueil, à travers la reproduction réelle ou symbolique du Moi, tantôt, par honte, prise la vraie mort et l’automutilation. La pensée politique d’Augustin, une théorie négative du gouvernement, est donc calquée, de manière collective, sur ce schéma individuel. Les gouvernements terrestres sont, ou basés sur une vision publicitaire égotique de la vie publique, ou purement et simplement autodestructeurs. Une fois qu’Augustin est sorti de ce cercle vicieux où il se glorifiait vaniteusement dans la fusion égotique avec sa concubine pour ensuite aller se molester chez les flagellants, il a pu retransposer son manichéisme négativement dans l’immanence. Le manichéisme n’est plus vertical, opposant deux principes transcendants, celui du mal corporel et du bien spirituel ; il est horizontal. Seul le mal conserve son essence transcendantale, tandis que le bien est réduit à une vertu humaine sans référent autre que l’amour-propre, cette complaisance vis-à-vis soi dont il faut se détacher. Si toutes les hérésies avaient un fond commun, ce serait celui de chercher la transcendance par des moyens humains seulement en minimisant le rôle de la Grâce : donatisme, manichéisme, gnosticisme, marcionisme, arianisme, pélagianisme, paganisme, julianisme, judaïsme et Novatien, le pape des purs. Il s’agit de chercher à éradiquer le mal ici et maintenant. Mettre l’accent uniquement sur la Grâce au détriment des actes revient à la même chose. Les pneumatiques se disaient appelés d’avance. Ces élus s’autoproclamaient ainsi sans tenir compte de Dieu et de ses mystères. Outre ceci, chez Augustin, Jupiter ne peut pas être associé positivement au mauvais démiurge, pour la simple et bonne raison qu’on demeurerait alors dans un schéma manichéen classique opposant le ciel et la terre, le corps et l’esprit. Le gnosticisme incitait à transformer le monde en adoptant une disposition 165 d’esprit. Pour lui, le Royaume était déjà là. Il s’agissait d’un royaume du cœur, d’une disposition intérieure, et le Royaume de Dieu pouvait être réalisé hic et nunc par les seules forces humaines. Tout ceci rappelle bien entendu la légende dostoïevskienne du Grand Inquisiteur. Jésus revient sur terre durant l’Inquisition espagnole. Il est conduit sur le bûcher par le maître de la religion terrestre qui lui explique que sa présence est impuissante à enrayer le Mal. Pire encore, le retour sur terre de ce Jésus compromet la stabilité et l’ordre étatique de l’épiscopat religieux dont la stratégie est beaucoup plus performative pour amener le ciel sur terre. La machine inquisitoriale fonctionne et apporte le bonheur aux individus en simulant une vision du monde béatifique, tout en évacuant de l’orbe temporel tous les moribonds juifs, sorciers, païens, hérétiques, schismatiques. Jésus est dangereux pour l’État théocratique parce qu’il tolère et laisse en place le Mal dans la structure terrestre. Et étant donné que rien d’autre n’existe que le cosmos, selon l’athée, Jésus doit être recrucifié pour assurer le salut de l’humanité par la Technique. Il ne sert à rien et fait figure de gâte-sauce. Jésus est un monstre qui demeure indifférent vis-à-vis des réalités absolument insupportables – le monde est un enfer – et le Grand Cardinal est un doux agneau, sensible à la condition humaine, empreint d’une immense pitié pour la douleur universelle et c’est pour cette raison qu’il ne peut tolérer l’absurdité christique. En simulant les miracles, la mystique, les révélations, en promouvant une religion holographique, le maître apporte le bonheur terrestre au plus grand nombre de gens, ce que Jésus n’a pas réussi, laissant la majeure partie de ses fidèles dans des horreurs matérielles. Le chef du tribunal est seul coupable d’avoir dupé le grand nombre de ses fidèles par ses hologrammes et il porte sur lui cette faute, comme une croix. Les deux Christ finissent par se confondre, la pitié du diable s’entremêlant avec celle de Jésus. À croire qu’il faudrait vraiment être méchant et insensible sur le plan temporel pour être un vrai chrétien. Ceci étant dit, revenons sur des considérations nous concernant davantage. Balbus et Cotta sont les personnages de Cicéron. L’un incarne la pensée traditionnaliste, l’autre la vision progressiste dans le cadre du débat sur la prescience de Dieu. Cicéron lui-même semble ne pas trancher dans cette discussion, mais laisser ses lecteurs se faire leur propre 166 idée en pesant le pour et le contre. Cet art d’écrire nous rappelle les deux discours conçus littérairement par Salluste dans la Conjuration de Catilina pour exprimer ses vues sur l’événement historique du complot contre le Sénat. La véritable pensée de Cicéron s’inscrit donc en tension entre les deux alternatives incarnées respectivement par Balbus et Cotta. De même, le point de vue de Salluste constitue un mélange des deux discours présentés simultanément par Jules César et Caton le Jeune. Chez Thucydide, on retrouve le même art d’écrire qui consiste à osciller littérairement sans se compremettre réellement avec les tenants de deux partis – Alcibiade et Nicias. Le lecteur est donc contraint de penser par luimême et de trouver sa propre solution au dilemme, ou d’être mystifié. La solution apparaît moins importante que la compréhension du problème. La réponse est laissée en suspens, de manière aporétique, quand la question est posée et reposée, stimulant toujours davantage l’esprit de recherche et de vérité. Pour continuer à disserter en des termes littéraires, nous avions précédemment fait un parallèle entre Varron et le type du médecin reformateur, M. Homais chez Flaubert. Le but était de montrer que le projet de réforme sociale, qu’il soit réactionnaire face à une Révolution ou révolutionnaire face à un vieil ordre en place, n’en restait pas moins un projet politique optimiste, un scientisme. Il nous a paru difficile de conclure cette partie sur Cicéron sans évoquer Sade. Nous considérons moins cet auteur comme un écrivain que comme une catégorie ou un symbole. Sade incarne la positivité du mal, parce qu’il fait dans l’affirmative en proposant l’immoralité comme mode d’existence. Sade, le dernier Albigeois. Les marcionistes pensaient qu’il fallait écarter le dieu de l’Ancien Testament parce qu’il était mauvais. Sade est un gnostique qui a retourné sa veste, considérant que le dieu de l’Ancien Testament doit être adoré justement parce qu’il est mauvais. Ce qui unit Augustin et Sade, c’est la croyance en la transcendantalité du Mal. Le péché est concomitant avec la nature du monde et procède de sa racine. La Cité de Dieu est une entreprise romanesque, une peinture, une fresque dont son auteur s’exclut. Augustin se place dans un non-lieu, du côté de l’invisible, pour appréhender tout le visible dans sa globalité. Il se met littérairement dans un endroit comme le ciel pour embrasser la terre. Il est dans l’éternité, grâce à l’art romanesque, et peut ainsi 167 comprendre la temporalité. Il s’accorde le luxe d’une transcendance littéraire pour observer l’immanence. Sade, en partant d’un non-lieu lui aussi, tuait le Moi en le poussant jusqu’à sa limite paradoxale de renversement. L’égoïsme sadien étant infini, il finissait par s’effondrer dans une sorte de nirvana esthétique où toute psychologie disparaissait, toute politique politicienne devenait impratiquable. Le mal hyperbolique, paroxystique, conçu comme une expérience de pensée, finit par anéantir le mal lui-même, parce qu’à force de vouloir tout détruire, tout tuer, tout s’approprier, le satanique en arrive à ne plus rien avoir du tout. « Le mal, arrivé à un certain point, s’égorge lui-même. » (Maistre) Enfermés inexorablement dans leur château de Silling pour commettre le plus grand nombre d’exactions possibles, les quatre criminels des 120 journées de Sodome savaient pourtant que, dans l’opacité du donjon, leurs crimes sans publicité sociale, sans le regard des autres, n’avaient guère de sens, et ils jouissaient moins. Dès la huitième journée, tout fut dit. Enfin, Sade écrit que les passions doivent être subordonnées au crime et non le crime aux passions. Or étant donné que l’écrasante majorité des crimes sont commis pour des raisons passionnelles ou psychologiques, à cause de la haine, du désir de vengeance, de la honte, de la culpabilité, de la frustration ou du ressentiment, la subordination des passions au crime constitue une expérience de pensée, un thème de l’imaginaire propre à la littérature. En outre, Sade est apsychologique. Il s’impose une règle littéraire qu’il suit ensuite à la lettre voulant que le mal soit toujours récompensé par des avantages terrestres et que le bien soit toujours puni sur le plan temporel. Derrière l’altruisme se trouve selon lui uniquement l’égoïsme. Un pseudo-vertuisme. Une fausse morale. Quant à l’idée de faire le « mal », c’est-à-dire à l’idée d’agir réellement individuellement, on voit difficilement la démarcation ici entre le christique et le démoniaque. La collectivité, à partir de son point de vue pseudo-moral, perçoit comme faussement mauvais des comportements allant dans le sens contraire de ses intérêts communautaires, en particulier des agissements allant à contre-sens de la survie de l’Espèce. De la même façon que l’on retrouvait chez Augustin une pensée positive et une pensée négative, et qu’il convenait de mettre l’accent sur une partie du corpus au détriment d’une autre pour éviter les dérives, il en va de même pour Sade. Ce que l’on retrouve de meilleur et de plus intéressant chez le marquis n’est pas la vérité de l’auteur, qui correspond à l’ensemble de sa pensée disséminée dans son œuvre. Ce qui est vrai peut ne pas correspondre à ce qui est intéressant quand, en revanche, ce qui est intéressant peut 168 correspondre à une partie de ce qui est vrai. Or ce qui apparaît comme étant la meilleure partie de Sade est sa pensée anti-révolutionnaire, lorsqu’il fait correspondre les nouveaux déistes aux anciens chrétiens. Nous préconisons par conséquent le Sade de Philippe Sollers, qui met l’accent sur sa meilleure partie, contre le Sade d’Annie Le Brun, qui prend l’auteur dans son exhaustivité philolologique. Sade est donc lu d’un certain angle, qui l’autonomise en tant qu’auteur, et qui préserve de ce fait sa singularité littéraire. Il faut distinguer l’antirévolutionnarisme du contre-révolutionnarisme. Le contre-révolutionnarisme est un mouvement politique à part entière qui prône un retour à l’ancien régime et un conservatisme vis-à-vis le passé ce qui est une forme d’optimisme. L’antirévolutionnarisme, pour sa part, est une doctrine métaphysique qui stipule l’impossibilité d’une révolution, laquelle participerait toujours de la fausse catégorie du « politique ». Chez Sade, il y a les deux, mais c’est évidemment la seconde option qu’il faut retenir de cet écrivain. Autant la société véritable d’Augustin existe quelque part en-dehors du temps et de l’espace, dans une autre dimension – elle ne peut donc pas être actualisée sous la forme d’un projet politique révolutionnaire –, autant la société terrestre qu’il décrit ne peut pas faire l’objet d’une quelconque participation citoyenne312. Le Moi psychologique est donc coincé entre sa dissolution céleste et son impossibilité terrestre. Il n’est pas possible de faire de la politique quand on n’a le choix, comme le pense Augustin, qu’entre la fausse morale et l’immoralité réelle. La lutte, la résistance ou le combat est donc transposée sur un autre plan, sur un plan symbolique. Augustin combat le système gouvernemental avec les mêmes armes que le pouvoir, ceux de l’esprit rationnel, mais sur un autre terrain, un terrain poétique ou artistique. Préconiser une dissonence plutôt qu’une dissidence. Il y a un parti pris de notre part du côté théologico-littéraire contre le camp d’en face, philosophicopolitique. À travers Cicéron, Rome et la société païenne antique, Augustin dresse un portrait littéraire de tout gouvernement terrestre. Donnelly pense que la vision politique 312 Voir ce que dit J. L. Treloar, dans son article « Cicero and Augustine : The Ideal Society », Augustinianum, 28, p. 575 : « […] this society exists outside of time. […] Therefore, there really is no need for mention of such a virtue in the definition of society. » 169 d’Augustin découle de ses présupposés théologiques313. Rien n’est moins sûr. Pour ce chercheur, c’est probablement la croyance infondée au péché originel, autrement dit au mal principiel et consubstantiel à la nature du monde, qui pousse Augustin à penser que la véritable justice n’est pas dans le cosmos où il ne peut y avoir que des mélanges imparfaits d’intérêts. En retournant la logique chrétienne qu’il prête à Augustin, on aurait un système païen qui se présenterait comme suit : « Depuis que la société idéale était présente à l’origine sous forme d’un âge d’or saturnien, d’un jardin primordial des Hespérides ou d’une Atlantide perdue, depuis que cette République originellement parfaite a connu des hauts et des bas suivant les différentes conjonctures historiques apportées par la Fortune, depuis que cette cité idéale est réalisable ici et maintenant, sur terre, et depuis que la vie est pour les membres de ce gouvernement un autoperfectionnement de l’âme en attendant stoïquement la mort et l’annéantissement individuel, il s’en suit que la vraie justice ainsi que le vrai État, si l’on en croit une théorie païenne, relativiste, de l’Histoire, peuvent être établis dans le monde des humains. » Dans la mesure où cette approche peut faire l’objet d’une critique rationnelle, basée sur la philosophie, on en conclut que la pensée d’Augustin ne peut pas être entièrement fondée sur des prémisses religieuses ou révélationnelles. Si l’île des Bienheureux chère aux païens dissimule derrière ses brumes une île du docteur Moreau, on peut appréhender la révélation par la négative, en montrant les faiblesses et les contradictions propres à la raison autosuffisante, le parti adverse. L’Au-deçà pourrait être assimilé à la cité des hommes, qui se trouve sous la cité de Dieu, mais ce n’est pas exactement cette position que nous lui conférons. L’Au-deçà est surtout sous la cité des dieux, cette République relative que les païens confondent avec la seule et unique cité céleste. Donc sous le Ciel, ce n’est pas à la Terre en particulier que nous faisons référence, mais au Ciel artificiel. La simulation du ciel, au niveau terrestre, s’établit chez les païens par la politique conduisant au salut. La République classique possède deux facettes. Tantôt elle cache de manière hypocrite la réalité du Mal. Tantôt elle 313 D. F. DONNELLY, op. cit., p. 118 : « In summary, since the civitas terrena came into existence because of the Fall, since the civitas terrena and the civitas Dei are intermingled in history, since the fulfillment of the civitas Dei is possible only in a life beyond historical time, and since this life is for the members of the civitas Dei but a ‘‘pilgrimage’’ of the soul in the journey toward redemption, it is axiomatic that true justice, hence a true res publica, cannot, according to Augustine’s universal theory of history, be established in the earthly world. » 170 s’identifie de façon contradictoire au souverain Bien. L’Au-deçà deviendra donc la réalité du Mal minimisée par la cité romaine. Quand l’homme est déifié, on peut se moquer des dieux que nous prenons néanmoins quelques fois pour modèles. On préserve la convenance, celle de ne pas rire des humains. Dans la cité grecque, par contre, et de façon plus logique, on peut se moquer, et des dieux, et des hommes. La cité grecque, logique et immorale, est au-deçà de la cité romaine appréhendée comme façade morale contradictoire. L’Au-deçà est une hyperbole littéraire, une expérience de pensée, une vue de l’esprit. En termes historiques, la société de Caton l’Ancien et du premier Brutus est la plus juste. Le versant négatif de cette époque, ignoré par les païens, lesquels ne veulent que vanter leurs mérites d’antan, est mis en lumière par Augustin comme un Au-deçà. Dans la querelle opposant Balbus et Cotta, la liberté humaine sans Destin, ce libre arbitre autoréférentiel, présente le Destin irréductible comme Au-deçà. Ce Destin vient enchaîner par ironie celui qui se croit libre. Il en résulte le mal moral d’une personne qui entend se prendre elle-même comme point d’appui. Le mal sous forme de Destin s’appelle la Fatalité. La Fatalité, la part maudite, l’abréaction violente, le retour du refoulé, l’ironie transcendante, autant de synonymes pour désigner l’Au-deçà. C’est l’effet Léon Bloy, où plus il cherche à atteindre mystiquement la divinité par l’intermédiaire humain de sa compagne spirituelle AnneMarie Roulé, plus il conduit celle-ci à l’internement psychiatrique. La vertu des païens, finalement, est marquée d’un attrait pour la gloire humaine, mais cette morale artificielle présente le Moi et ses volitions rapaces comme Au-deçà. Enfin, Platonopolis, la cité idéale terrestre, tend à dissimuler les différents gouvernements dont l’objet d’amour est indigne. En particulier, la méritocratie est toujours susceptible de tomber dans la ploutocratie, la tyrannie ou l’ochlocratie qui constituent son pendant négatif, son Au-deçà. Une chose qui est souvent reprochée à Augustin, c’est de ne pas être parvenu à articuler rationnellement les deux cités à l’instar, par exemple, des manichéens pour qui tout était compréhensible rationnellement314. Nous l’avons dit à plusieurs reprises, la gloire terrestre 314 A. NESCHKE, op. cit., p. 229 : « Soulignons toutefois qu’Augustin ne se sert pas de la conception de l’ordre dans un but politique ; il s’en sert dans un but onto-théologique. » ; p. 238 : « Par conséquent, et à la différence du platonisme politique, jamais la cité terrestre peut être une μίμησιϛ de la cité céleste ou spirituelle, puisqu’elle est une cité de chair. » ; p. 240 : « L’implication ontologique de l’incompatibilité des deux niveaux de l’être crée donc le paradoxe observé, suivant lequel Augustin reconnaît bien une mesure métapositive pour qualifier la cité terrestre. En effet, il applique cette mesure sans hésitation dans les 171 ne peut correspondre à la gloire céleste que par hasard. Les vertus des anciens païens étaient liées à la véritable vertu uniquement de façon contingente et non nécessaire. Un gouvernement temporel ne pouvait jamais être la mimésis d’un gouvernement éternel, mais c’est seulement le hasard qui pouvait donner à l’État terrestre une ressemblance avec l’État céleste. Il n’y a pas de théorie politique positive chez Augustin. Il faudra attendre Thomas d’Aquin pour voir apparaître une véritable rationalité et une explication. Et si, loin d’être celui qui parachève la pensée d’Augustin, Thomas d’Aquin ne constituait pas plutôt une régression par rapport à son prédecesseur ? En effet, et à l’encontre notamment des manichéens rationalistes, cette inexplication, cette inarticulation apparaît comme consciente et voulue chez le Père Augustin. Quand il évoque les deux cités, Augustin parle davantage en des termes rhétoriques, dans le but de convaincre ses auditeurs de changer de vie, qu’en des termes scientifiques. Il s’adresse au cœur par la raison, et non à la raison. La Cité de Dieu ne peut pas être une construction rationnelle, parce que la raison le plus souvent émane d’un désir de toute-puissance et tend à instrumentaliser l’objet de sa pensée comme le Moi le ferait pour une chose matérielle. D’ailleurs, Thomas d’Aquin a fini par se taire, Augustin non. Pour Augustin, les deux cités ne peuvent être liées d’aucune façon, parce que la République terrestre est ancrée dans l’égotisme et qu’aucun Moi ne pourrait se trouver au Ciel. Comment l’une pourrait-elle être, dans ces conditions, ne serait-ce que la pâle copie de l’autre ? Un pâle Moi reste un Moi, or il ne peut y avoir aucun égotisme dans l’au-delà. N’apparaît donc aucun continuum, aucun parallélisme possible, comme chez Platon, entre le monde sensible et le monde des idées. Le Ciel est d’une blancheur absolue, la Terre est grise ou noire. Demeure toujours un mélange d’intérêts au niveau du terrestre. Chez Plotin et chez les néo-platoniciens, un système parfait d’explication apparaît pour juger tout le réel, une structure allant de l’âme sensible jusqu’à l’Un en passant par l’intellect. Chez Augustin, une part est toutefois faite au Mystère parce qu’il refuse de diviniser la raison dans un schéma cosmique. On peut apercevoir chez l’évêque une theologia negationis, une voie négative. La coupure entre le royaume céleste et le royaume terrestre, coupure due au péché originel, ne peut pas être comblée de bas en haut, par des moyens humains comme la rationalité. Ce fossé ne peut qu’être remblayé de haut en bas, par la Grâce. contextes polémiques, mais il ne l’utilise pas pour construire sa propre théorie de la cité temporelle. La théorie de la cité temporelle relève d’un réalisme prononcé qui a pour but de remettre la cité terrestre à la place modeste qui lui est impartie […]. ». 172 L’origine de toute cette discussion se situe dans l’arrivée des néo-païens nostalgiques, des grammairiens, des intellecturels, lecteurs de Cicéron et promotteurs d’une République cicéronienne, en Afrique du Nord à la suite de la prise de Rome. Leur paganisme étant surtout intellectuel face à la réalité des nouvelles religiosités, leur républicanisme étant davantage esthétisant vis-à-vis la sitution concrète d’un régime impérial, ces païens sont en quelque sorte contraints de se contenter de leur bibliothèque, et c’est à leur bibliothèque et non à un polythéisme réel315 qu’Augustin s’en prendra pour critiquer leur position. La réalité que ces auteurs cherchent à revivifier est d’autant moins vivante qu’elle est revivifiée sur un mode intellectuel uniquement. Déjà, en son temps, le paganisme de Varron, la politique de Cicéron, étaient chose de bibliothèque, chose idéale sans rapport avec ni le concret ni le présent. Il faudrait tenter cette expérience de pensée qui consisterait à faire remonter paradoxalement le paganisme bibliothécaire jusqu’à Romulus au sens où, même à l’origine, le polythéisme n’aurait été qu’une affaire de signes, un montage scénaristique sans matérialité réelle. Les contemporains de Romulus ne se sont jamais posés la question de la réalité de leurs cultes, donc leurs cultes n’étaient pas réels. Cette réelisation du passé survient postérieurement. Cette question vient après, quand quelque chose est perdue. Il n’y aurait donc rien à revitaliser, puisqu’à la base, il n’y aurait rien de vivant. Les auteurs cherchaient la vivacité des cultes dans le passé, trahissant leur propre décrépitude. Ou bien il fallait admettre qu’une situation était perdue, ou bien il fallait singer cette situation. Par ailleurs, cette position qui vise à dématérialiser le corps et à spectrifier le réel est présente chez les païens considérant leur idéalisme. Il convient donc de défendre ce qui reste de corporel ou de vivant contre cette imposante machine à intellectualisation que représente le paganisme. Augustin est autant imprégné de Cicéron sinon plus que cette élite trouvant refuge dans le royaume des Maures. Le texte de la Cité de Dieu est littéralement crypté d’allusions à Cicéron. Un nombre considérable d’attestations, directes ou indirectes, conscientes ou inconscientes, peut en être dégagé. Testard notait qu’il fallait trouver un angle d’approche pour aborder le corpus de ces citations sous peine de tomber dans une 315 La difficulté a déjà été abordée antérieurement dans notre étude. Il s’agit de distinguer un paganisme intellectuel d’un paganisme spirituel. Le paganisme intellectuel n’est pas vivant ; en ce sens qu’il cherche à renouveler parodiquement et consciemment un état d’inconscience religieuse issu du passé. Le paganisme spirituel relève de la croyance en des forces occultes liées aux éléments de la nature. Il est vivant parce que des gens ont bel et bien entretenu ces croyances au IVe et Ve siècles. Mais ce spiritisme est déconnecté du corps et de la réalité charnelle de l’homme. Il est fantasme. 173 exhaustivité scientifique stérile316. La synthèse de l’ensemble de ces occurrences trouve son aboutissement, considérant notre cas, dans la critique de la pensée politique de Cicéron par Augustin dans sa Cité de Dieu, son opus magnum et arduum. 316 M. TESTARD, op. cit., p. 180 : « […] l’abondance des documents explicites invite à la synthèse […]. » 174 CONCLUSION GÉNÉRALE Qu’avons-nous retiré, en dernière instance, de l’analyse négative des trois auteurs classiques – Varron, Salluste et Cicéron –, à travers la Cité de Dieu ? Une pensée courbe et un atonalisme. Une pensée courbe dans la mesure où les trois écrivains partent en ligne droite, de façon euclidienne, vers un objet, la cité idéale, qui les ramène subrepticement au point de départ, le terrestre. Les deux Varron, le politique et le philosophique, n’en sont qu’un. Dans le but de revitaliser la cité idéale romaine, le théologien avance dans des considérations sur le polythéisme qui participent inconsciemment d’un vieux désordre. Dans sa Conjuration de Catilina, Salluste exalte le passé romain à des fins didactiques, pour servir un renouveau citoyen, mais finit par apercevoir, suivant ses Histoires, l’inanité de ce type d’entreprise. Les Histoires de Salluste ramènent l’écrivain au réel, par la voie littéraire. Cicéron, enfin, est d’autant plus attiré par une République idéale que la concrétude des temps contredit ses aspirations, ce que Freud appelle la condition de compulsion317. L’atonalisme se définit par une négativité artistique. De même que Schönberg a théorisé l’envers de la musique classique dite tonale ou consonante, l’écrivain atonal prend le contre-pied de toute une tradition massivement acceptée par les experts et relayée par le public depuis des siècles. Le compositeur dodécaphonique avait deux arguments pour justifier son approche. Il ne voyait pas pourquoi les notes et les accords consonants devraient primer sur les sonorités tonales. Il critiquait un fascisme de la consonance et en appelait à une réhabilitation des dissonances après des siècles de ségrégation. Secondement, le dernier orchestrateur d’Occident pensait qu’il était temps de passer à autre chose, après autant de décennies consacrées exclusivement à la tonalité. La musique classique atteignit alors son terme. On pouvait ou bien copier Schönberg, ou bien poursuivre artificiellement la mouvance romantique. L’atonalisme d’Augustin est caractéristique dans la mesure où il considère l’Antiquité gréco-romaine comme un bloc uniforme dont il serait intéressant d’aller voir les dessous. Il faut donc imaginer un Varron sous Varron, un Salluste en-deçà de Salluste, un Cicéron derrière Cicéron. Varron 317 S. FREUD, La vie sexuelle, p. 49 : « Les relations amoureuses avec ces femmes s’accompagnent de la dépense psychique la plus considérable : elles sont poussées jusqu’au point où elles consument tous les autres intérêts ; ce sont les seules personnes que l’on puisse aimer et l’exigence de fidélité que le sujet s’impose est chaque fois renouvelée aussi souvent qu’elle puisse être battue en brèche dans la réalité. » 175 dissimule derrière son honnêteté spirituelle, son envie de religion sincère, un intérêt politique. C’est la structure infraromanesque de la Cité de Dieu qui apparaît soudainement, son côté sublittéraire. La lecture que fait Salluste de l’histoire républicaine, en ses temps les plus glorieux, est entachée par des faits non idéaux desquels l’historien ne tient pas compte par partialité politisante. L’envie des honneurs publics, chez Cicéron, dissimule une complaisance pour le Moi. Or la Cité de Dieu a été construite de manière à ne pas flatter la psychologie humaine, les passions pour la politique ou l’histoire qui est en définitive l’histoire du Moi. La fin de l’histoire a donc deux versants, l’un spirituel et l’autre politique. Le premier versant consiste à relativiser l’histoire humaine en partant de la transcendance. Être athée de l’histoire. L’autre versant n’est pas inhérent à Augustin luimême, mais au système terrestre que ce dernier décrit. La République idéale classique met fin à l’histoire et à la négativité, à la réelle-politique qui en découle en faisant descendre artificiellement le ciel sur terre par des moyens humains, la science politique, la rationalité, la technique. Advient un gouvernement fondé sur la Raison déifiée et sur l’homme en tant que créature la plus parfaite, autotranscendante et autodéterminée. C’est l’humanocratie terrestre vue comme fausse transcendance et prétention. Nos travaux de recherche ont été placés sous le titre Au-deçà de la Cité de Dieu. L’adverbe de lieu « au-deçà » doit être regardé ici comme un synonyme de « en-dessous » dans son opposition à l’Au-delà, au-dessus. Qui plus est, deux motifs expliquent l’utilisation d’une telle expression dans l’intitulé. La cité de Dieu correspond à deux réalités différentes, l’une idéelle et l’autre textuelle. La cité de Dieu idéelle est un concept élaboré par Augustin. La cité de Dieu textuelle est pour sa part l’ouvrage répondant à cette appellation. Or qu’y a-t-il sous le texte ? Une intertextualité, un sous-texte, un arrière-texte. Au sein de cette somme toute vaste intertextualité, trois auteurs se démarquent, nommément Varron, Salluste et Cicéron. Ces trois figures respectivement condensent d’un point de vue augustinien et d’un point de vue païen l’héritage intellectuel du monde antique, à savoir sur le plan théologique, historique et politique. Si l’analyse apparaissant dans le mémoire a tenu compte des trois penseurs séparément, l’analyse présente mettra en commun les différentes découvertes faites au sujet des trois noms. Tout ce qui sera mentionné au cours de cet épilogue doit être entendu dans le contexte de la Cité de Dieu. 176 Prenons tout d’abord Varron dans son rapport avec Salluste. Que peut-on dire de Varron et de Salluste si on les joint ensemble au sein de la Cité de Dieu ? Commençons au plus simple. Nous avons choisi Varron pour incarner d’un point de vue augustinien le résumé et l’apogée de la théologie polythéiste, notamment dans le monde romain, or le personnage est aussi connu pour ses travaux sur l’histoire universelle auxquels réfère Augustin. Salluste, quant à lui, a écrit sur l’histoire de Rome principalement. Les deux écrivains ont en commun une orientation de leurs écrits à des fins politiques. De même que la Conjuration de Catilina présente un pessimisme rhétorique, une réflexion sur la décadence des mœurs, un topos sur l’attrait pour les honneurs visant à stimuler la vie citoyenne, de même les Antiquités de Varron affichent clairement leurs objectifs : il s’agit de redorer le blason étatique par la religion. Le discours sur la décadence à partir d’une conjoncture antérieure plus juste et plus noble, discours propre à Salluste, a pour sa part le défaut de ne pas présenter l’histoire objectivement, mais en la teintant d’une couleur politique. Augustin reproche par ailleurs à Varron de ne pas rechercher la spiritualité en elle-même, mais de la subordonner en des termes utilitaires à des valeurs toutes autres, à des impératifs républicains. Il critique tout autant Salluste sur son approche historique, non pas neutre, mais orientée par une rhétorique didactique en vue de plaire au citoyen – dans la Conjuration de Catilina. Sur le plan de l’histoire, Augustin utilise Salluste dans une perspective polémique avec les païens. Les païens accusent les chrétiens d’avoir corrompus les mœurs politiques. Or si l’on regarde attentivement les auteurs desquels ces Romains classicisants se réclament – Salluste pour ne nommer que celui-ci –, on s’aperçoit que les mœurs étaient déjà corrompues bien avant l’apparition du christianisme, et même durant l’Âge d’or du monde romain : la République. L’Au-deçà conceptuel, pour cette partie, quel est-il ? Varron et Salluste reflètent la cité des hommes à travers les contradictions de leur discours respectif, la cité des hommes étant le lieu par excellence de la contradiction. Varron entend revitaliser la cité en misant sur la religion des anciens comme source d’ordre. L’histoire permet de savoir si un tel ordre existait dans le passé. Augustin, à l’encontre de Varron et de Salluste, affirme qu’il n’en est rien. Salluste lui-même dit dans ses Histoires, un travail qu’il écrit vers la fin de sa vie, que l’injustice a toujours fait partie de la société romaine. Les périodes où semblait prévaloir la justice n’étaient en fait que des moments où les Romains, par peur d’un ennemi puissant comme les Étrusques ou les 177 Carthaginois, étaient forcés de s’organiser et d’afficher une droiture. Augustin n’aura de cesse de jouer les Histoires de Salluste contre la Conjuration de Catilina, faisant fi des deux contextes de rédaction. Salluste et Cicéron partagent, et nous pourrions leur adjoindre Varron encore, une vision idéalisée de la République à ses débuts. Il s’agit d’un motif rhétorique voire didactique récurrent depuis Caton l’Ancien et visant à stimuler la politique. Au surplus, Salluste et Cicéron tombent d’accord sur l’idée que la volonté de prestige, autrement dit l’attrait pour les honneurs collectifs, est garant du maintien de l’ordre et de la morale citoyenne. Ils condamnent de ce fait tous deux de concert l’appétit individuel de domination comme source de désordre et d’instabilité gouvernementale. Salluste dit ensuite, dans sa Conjuration de Catilina, que les anciens Romains, les fondateurs de la République, n’avaient pas besoin de lois puisqu’ils agissaient de façon juste par instinct. Cicéron émet une idée semblable lorsqu’il parle, dans son traité ésotérique Sur la divination, d’une élite n’ayant pas besoin des dieux, pouvant se passer d’un système de rétribution après la mort prévoyant récompenses pour les hommes pieux et châtiments pour les impies, d’une élite, donc, agissant bien de par son naturel aristocratique. On parle alors de natures bien nées et bien éduquées, autonomes, et indépendantes des lois du ciel mythologique. Augustin analyse cette notion de droit instinctuel propre aux hommes supérieurs. Il montre par l’exemple de l’enlèvement des Sabines que le droit instinctuel est relatif, subjectif. Il argumente également contre le libre arbitre des hommes supérieurs coupé du Destin, un libre arbitre autoréférentiel qui peine à se justifier en lui-même et par lui-même. Les discussions sur le libre arbitre entre Augustin et Cicéron avaient donc déjà été abordées partiellement et d’une certaine manière dans la partie sur Salluste quand il était question d’un droit juste et bon possédé d’instinct par les anciens Romains. Les ancêtres des Romains n’avaient pas besoin d’une Loi humaine à la Solon ou d’une révélation politique d’Apollon comme chez Lycurgue parce qu’ils avaient, selon Salluste, une connaissance instinctive du droit juste. Ils étaient d’une nature juste et noble, ce qui fait que leurs actions étaient déterminées de façon naturelle dans un prétendu Bien, vers une supposée noblesse sans libre arbitre, cette dernière notion impliquant toutefois un choix entre le bien et le mal, et donc une Loi, humaine ou divine. Mais non : ils agissaient en fonction de leur nature qui 178 était, aux dires de Salluste, bonne, mais aux dires d’Augustin très probablement mauvaise et teintée de l’animalité universelle que l’on retrouve dans l’homme à tout moment de l’histoire et dans toutes les sociétés. Enfin, Cicéron définit la République comme la chose du peuple et le peuple comme une communauté d’individus unis par leur consentement mutuel à un Droit juste. Salluste, pour sa part, en suivant la lecture que fait Augustin de ses Histoires, parle du peuple romain comme d’une communauté d’individus unis par leur crainte mutuelle vis-à-vis un ennemi puissant, un objet de peur. Il évoquait une unité citoyenne réalisée dans la peur en commun d’un objet extérieur à éviter, ou au besoin, à supprimer – la Carthage personnifiée, un roi étrusque à immoler. Augustin, vraisemblablement, retiendra davantage la perspective de Salluste, qui est une voie négative. Il définira pour sa part un peuple terrestre, romain ou autre, comme une communauté d’individus unis par leur attirance mutuelle pour un objet quelconque : l’argent, les honneurs, les rituels, le pouvoir, le prestige, etc. Mais le plus souvent, il s’agira d’un homme entrevu comme modèle à imiter, un César, un Hercule ou un Lucullus. Voici donc l’Au-deçà de la cité de Dieu défini en des termes politiques truqués. Augustin s’est plu à redéfinir le concept de société à partir de ce qu’il trouvait comme définition classique dans la République de Cicéron. Cicéron et Varron ont fréquenté les mêmes professeurs, les mêmes mentors, ce qui explique leur façon similaire d’aborder le réel. Cette méthode qu’ils partagent présente la caractéristique d’être une double tendance, préconisant deux niveaux d’analyse établis en tension. Le premier pôle de leur approche est traditionnaliste, conservateur, populaire, exotérique. Le second pôle est progressiste, élitiste, philosophique, ésotérique. Cicéron et Varron ne choisissent pas une vision au détriment de l’autre, mais tente d’harmoniser ces deux sphères. Par exemple, dans la question platonicienne de savoir s’il faut, par rapport à la cité, bannir ou conserver les poètes, question que les deux auteurs abordent dans leur ouvrage respectif, nous pouvons noter cette double approche. 179 Tantôt Cicéron, tel Varron, n’est pas virulent en public à l’égard de l’immoralité des histrions qui prêtent aux dieux des vices comme l’adultère, le vol et le mensonge, tantôt les deux penseurs, en privé, rejette les turpitudes de la mythologie pour se concentrer sur des aspects plus scientifiques de la religion. Augustin ne laissera pas de traduire cette oscillation de pensée par une contradiction logique en jouant le pôle populiste contre le pôle élitiste et vice-versa. Mais il y a plus. Augustin lui-même préconise son propre système de tension qu’il superpose sur celui de ces prédécesseurs. D’une part, il forcera les païens à dire la même chose que lui pour se concilier son auditoire polythéiste. À titre d’exemple, il coincera Cicéron tout autant que Varron dans le pôle élitiste de leur pensée parce qu’il s’agit de la tendance qui correspond le plus avec les propres visées de l’évêque. En effet, Augustin privilégie cette approche notamment pour sa clarté conceptuelle. Cicéron défend à la fois, à titre d’exemple, le Destin dans une perspective populiste, et le libre arbitre dans une vision progressiste. Augustin ne tenant pas compte du premier pôle, coincera Cicéron uniquement dans sa vision du libre arbitre sans les dieux. Pour ce qui est de Varron, Augustin lui fera dire qu’il était pour la théologie naturelle uniquement. Varron aurait laissé toute une série de lapsus pour montrer qu’il rejetait la théologie populaire, ce qui est bien évidemment faux. Augustin défendra au surplus et ironiquement le pôle populiste contre les prétentions à la morale de l’élite. Et en se mettant à la place de l’élite païenne, Augustin se demande ce qu’il y aurait de mauvais à communiquer les avancées de la morale, de la science au peuple tout entier. D’autre part, Augustin entreprendra la critique de ces mêmes auteurs. Cicéron et Varron ne sont pas assez sévères à l’égard de la théologie mythique. Tout autant, leur science rationnelle présente des contradictions logiques ; le panthéisme de Varron tout autant que l’humanisme autonomiste de Cicéron. Les différents jeux de tension, la critique d’Augustin, les rapports ironiques qu’entretient celui-ci à l’égard des deux pôles, toutes ces réversibilités, ouvrent donc un nouvel espace mental, une autre dimension de l’esprit, que nous appelons littérature et qui constitue l’Audeçà de la Cité de Dieu. Augustin sépare ce que les païens unissent et unit ce que les païent séparent. Cicéron et Varron unissent sous la banière politique leurs deux pôles de pensée, l’un conservateur et l’autre progressiste. Augustin, pour sa part, sépare ces deux pôles, jouant le premier contre le second et vice-versa. Il montre ensuite, de la même façon que les païens, que ces deux tendances philosophiques n’en forment qu’une seule, celle qui 180 correspond aux aspirations de la cité terrestre. La cité païenne est appréhendée unitairement de façon positive par les auteurs classicisants, mais négativement par Augustin. Notons qu’Augustin s’attaque au paganisme avec les armes du paganisme ou de la philosophie classique, à savoir la rationalité, mais sur un autre terrain, un terrain théologique que nous aimons à appeler littéraire. Le titre complet de l’ouvrage d’Augustin est De la cité de Dieu contre les païens, ce qui fait qu’une grande partie de l’ouvrage – on l’oublie trop souvent – est consacrée à l’hérésiologie, dans la mesure où l’on considère le paganisme comme une hérésie. Même si le paganisme n’est pas une branche déviante du christianisme, un christianisme paganisant318 peut être considéré comme faisant l’objet d’une critique. L’analyse que nous faisons de l’œuvre n’est ni moyenâgeuse ni moderne. Elle ne découle ni d’une mystique religieuse vaporeuse ni d’une rationalité classique issue des Lumières. Elle découle d’une rationalité littéraire, donc truquée, qui fonctionne selon ses propres règles en autonomisant et en singularisant dans la mesure du possible le discours par des ironies, des jeux de tension, des tautologies, des hyperboles, des métalepses qui génèrent de nouvelles formes, non-classiques, de sens. Nous pensons avoir au pire mis l’accent sur quelque chose d’ignoré par rapport à l’écriture d’Augustin, au mieux révélé une dimension considérable de la Cité de Dieu jusqu’ici négligée. Une figure dont il n’a pas été beaucoup question dans ces pages est celle de Macrobe, le jumeau païen d’Augustin, son double inversé, et qui a écrit une somme polythéiste d’une ampleur littéraire considérable rappelant au demeurant la Cité de Dieu ; il s’agit des Saturnales. Les Saturnales, c’est la Cité de Dieu occultiste des païens, son revers positiviste, la synthèse et l’apogée de tout l’héritage gréco-romain, mais présentés cette fois dans l’affirmative. Les mêmes auteurs, la même Tradition grammaticale, les mêmes références y sont ici non pas critiquées, mais louangées inconditionnellement. Les Saturnales commencent ainsi : 318 On sait par exemple que le prénom de la mère chrétienne d’Augustin, Monnica, est dérivé du nom d’une divinité païenne locale inhérente à Thagaste. 181 La nature, ô mon fils Eustathe, nous attache dans cette vie à des objets nombreux et divers ; mais aucun lien n’est plus fort que l’amour qui nous unit à ceux auxquels nous avons donné l’existence. Afin que nous prenions soin d’élever et d’instruire nos enfants, la nature a voulu que le soin des parents à cet égard devint leur plus douce volupté, et que, dans le cas contraire, ils dussent éprouver un égal chagrin. Aussi rien ne m’a été plus à cœur que ton éducation319. Si l’ouvrage païen est dédié au fils temporel de Macrobe, à Eustathe, à celui qui incarne le prolongement de l’auteur lui-même dans l’ordre naturel des générations, l’opus d’Augustin mentionne d’emblée l’Au-delà, la glorieuse Cité céleste, Dieu et les morts qui sont dans le Ciel. Autrement dit, l’évêque s’adresse à la fin de sa lignée terrestre. On passe de la nature chez Macrobe à Dieu chez Augustin, du fils vivant au fils mort. Eustathe signifie Heureuse-Connaissance, Gai-Savoir, Joyeuse-Science, voire Bonne-Rationalité ou Bon-État. Le fils d’Augustin s’appelait Adéodat, « Don-de-Dieu », et il est mort ; l’autre est vivant. Augustin s’adresse à Dieu, il s’adresse à la Mort, à sa propre mort temporelle, à la mort de son fils, à l’Au-delà. Son fils est passé dans l’outre-monde. Macrobe s’adresse au prolongement de son Moi dans le système de la vie terrestre. Ce prolongement, il le baptise Bienheureuse-Éducation pour bien faire comprendre que c’est l’humain qui s’autostructure vers le haut pour atteindre cette fausse transcendance qu’est la Cité immanente ou la Ville naturelle ou la République cosmique. Tandis qu’avec Adéodat, c’est la transcendance qui s’approche de l’humain, c’est elle qui descend, c’est elle qui accorde un fils. Après Augustin, il n’y a rien sur le plan de la génération terrestre, tout sur le plan de la génération spirituelle. Après Macrobe, il y a tout sur le plan temporel, d’où l’importance de générer une imposante structure, un calendrier, une gestion de la vie terrestre. Ce calendrier de prise en charge et cette structure de vie éminemment complexe sont tantôt présents dans les Saturnales où Varron et Virgile apparaissent et dans le Commentaire du songe de Scipion où Cicéron est appelé à témoin. Ce dernier ouvrage est un traité d’occultisme, ni plus ni moins, l’occultisme étant une structure de prise en charge psychologique. Il s’agit d’une somme d’astrologie, de zodiaque, d’horoscope, de métempsychose et de palingénésie. On peut y lire : « Rien n’est plus agréable à l’Être 319 MACROBE, « Saturnales », in Macrobe, Varron et Pomponius Méla, p. 146. Voir pour une traduction plus récente : MACROBE, Les saturnales ; livres I-III, introduction, traduction et notes par C. Guittard, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 1. 182 suprême que les réunions d’hommes nommées cités320. » L’Être suprême, autrement dit la Nature. On parle des antipodes, de la taille du Soleil. Dans les Saturnales, par contre, il est question du dilemme de l’œuf ou la poule, des vers de Virgile, de l’art des quolibets. On y apprend la signification des noms des jours, des mois, des fêtes, des astres. Macrobe nous montre, à la manière de Varron, qu’à peu près toutes les divinités du Panthéon romain représentent symboliquement le Soleil. Mais c’est surtout que Macrobe produit une immense structure de prise en charge pour son fils, impliquant un ordre cosmique, un calendrier, un bréviaire d’auteurs et de citations pour le protéger, pour le paterner, pour l’orienter. En fait, c’est toute une psychologie structurelle qui est projetée dans le monde, et l’ordre cosmique extérieur est à l’image de l’ordre cosmique intérieur, celui de Macrobe. Cet ordre psycho-cosmique doit absolument perdurer à travers la progéniture, d’où l’effort immense que met le père à éduquer le fils, à le culturer et à l’inviter à s’enraciner dans le calendrier romain païen, à s’inscrire nostalgiquement dans la tradition, préconisant fêtes et festivals, structures et ordres journaliers, hebdomadaires, mensuels, annuels. Une trame cousue artificiellement pour la survie factice du Moi, et à plus forte raison, pour la survie encore plus factice du Moi à travers la génération suivante – natalité. Or, Augustin est pour sa part au bord du vide générationnel. Sans héritier terrestre, il se trouve acculé au gouffre transcendantal, face à l’Au-delà qui s’ouvre après lui. « Car il n’y a plus maintenant aucune nécessité de multiplier les hommes par la génération comme il y en avait en ce temps-là […]321. » « Car ceux-ci n’en désirent que par cette inclination d’une nature mortelle qui tend à laisser des successeurs en la place de ceux qui meurent322. » « Car ce désir d’avoir des enfants ne serait en eux qu’un désir charnel […]323. » Augustin répond au surplus, dans Le bonheur conjugal, à ceux qui craignent la fin de l’espèce humaine par non-reproduction. Il dit que, dans la mesure où cette non-reproduction est faite dans la charité, on voit mal quel inconvénient il y aurait à ce que l’humanité passe plus rapidement dans la Cité de Dieu. Le 320 MACROBE, « Commentaire du songe de Scipion », in Macrobe, Varron et Pomponius Méla, p. 34. Voir pour une traduction plus récente : MACROBE, Commentarii in Somnium Scipionis, texte établi, traduit et commenté par M. Armissen-Marchetti, Paris, Les Belles Lettres, 2001. 321 AUGUSTIN, Le bonheur conjugal, p. 79. 322 Ibid., p. 90. 323 Ibid., p. 84. 183 but n’est pas d’augmenter les spécimens biologiques de l’Espèce, mais d’augmenter le nombre de saints au paradis, et Augustin interprête l’injonction noachique « croissez, multipliez et remplissez toute la terre », en termes d’augmentation des vertus intérieures sur la terre et non des individus extérieurs. Encore une fois, il s’agit de mettre l’accent sur une dimension de la pensée d’Augustin, celle qui nous paraît la plus pertinente, au détriment d’une autre dimension, en sachant que les deux visions sont posées en tension. Il est évident qu’Augustin défend ailleurs la famille, et notamment au livre XIX de la Cité de Dieu, mais cet aspect nous paraît moins concluant, le natalisme étant constamment récupéré par tous les régimes d’extrême droite. La non-reproduction n’a pas de conséquences politiques, ne peut pas en avoir. Les parties de l’œuvre dans lesquelles Augustin entend agir sur le réel et transformer le monde ne nous semblent pas pertinentes parce que cette vision activiste se verra récupérée par n’importe quels partis douteux. Cette vision est d’accointance ou de mèche avec les politiques et fonctionnent en complicité tacite ou non avec elles. La prudence exige de ne pas mettre l’accent sur ces pages. Il convient d’appréhender une nihilologie de la cité terrestre. Le nihilologue est celui qui étudie le néant du monde derrière ses façades kitchs. C’est le monde qui est nihiliste, révélant « […] le caractère éphémère et en fin de compte auto-destructeur de tout accomplissement purement humain324. » À la philosophie de l’engagement succède une philosophie du dégagement. Marx disait qu’on avait assez interpreté le monde et qu’il convenait désormais de le transformer. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui est vrai : le monde a été transformé ; on se doit de l’interpréter. Enfin, il faut faire la différence entre un savoir et une tournure d’esprit. Ce qui a été recherché au cours de cet exercice de longue haleine est moins l’acquisition d’un savoir que l’application d’une tournure d’esprit à un objet. L’aspect culturel, savant ou érudit passe au second plan quand la démonstration d’une théorie du lire et de l’écrire devient prédominante. Cette approche constitue en quelque sorte la source Q de l’auteur de ce mémoire, qui ne relève pas de son bagage culturel, mais de sa vie vivante. Nous finissons par une question : pourquoi écrire, pourquoi la littérature ? L’univers nous lance un défi dans lequel nous sommes amenés à nous poser des questions existentielles. D’où vient l’Être ? L’existentialiste tombe dans le piège de cet univers en cherchant des réponses et des solutions au problème de l’existence. Le littéraire, 324 E. L. FORTIN, « Saint Augustin 354-430 », in Histoire de la philosophie politique (L. Strauss éd.), p. 207. 184 pour sa part, oppose au défi que constitue l’existence du Cosmos, non une réponse, ce qui reviendrait à jouer le jeu de cet univers, mais un contre-défi. C’est alors l’univers qui est piégé dans le jeu de la littérature laquelle, non contente ne pas chercher de solutions au problème de l’Être, s’amuse à en creuser la question pour la rendre encore plus inintelligible et énigmatique. Le monde, le rationnel, le politique, viennent alors s’effondrer dans des catégories qui leur sont parfaitement étrangères. L’écrivain est alors pris dans un autre jeu, radicalement étranger, qui fonctionne selon ses règles propres. Les païens présentaient leur cité terrestre comme idéale. En sapant sous les murs de cette Troie rayonnante, la ville s’est effondrée dans un pallier sous-jacent, mêlant décombres, boue et cadavres. Ce nouveau stade de réalité, pour peu qu’il soit immoral, a l’avantage d’être vrai et d’ainsi faire sentir, par inversion, la très glorieuse Cité de Dieu. L’étape suivante, pour notre part, en ce qui a trait au travail d’investigation, sera d’écrire le roman de l’époque. On doit passer logiquement de l’histoire (une immaturité réelle de collégien) à la philosophie de l’histoire, puis à la critique de la philosophie de l’histoire, et enfin… au roman (une immaturité symbolique de progression). La métaphore filée qui nous a servi tout au long de cet ouvrage et qui invitait à aller voir les souterrains obscurs se dessinant sous le texte de la Cité de Dieu et sous la cité classique appréhendée en tant que concept peut maintenant être bouclée. Nous avons charié suffisemment de gravier et de sable littéraire pour le moment. L’investigation est close. 185 BIBLIOGRAPHIE Sources : AUGUSTIN, La cité de Dieu, édition publiée sous la direction de B. Dombart et A. Kalb avec la collaboration de G. Bardy et G. Combès, Bruges, Desclée de Brouwer, 1959. AUGUSTIN, Le bonheur conjugal, traduit par J. Hamon, présentation de F. Dupuigrenet Desroussilles (Augustin, le mariage et l’amour), Paris, Payot et Rivages, 2001. AUGUSTIN, Le maître : dialogue avec Adéodat ; le libre arbitre : dialogue avec Evodius, introduction et traduction de G. Madec, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1993. AUGUSTIN, Les révisions, introduction, traduction et notes par G. Bardy, Paris, Desclée de Brouwer, 1950. 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