2. Un homme dans le temps.
L’homme selon Augustin est un homme qui connaît l’usage du temps, un homme qui dans
le temps cherche et découvre le sens du temps, et pas seulement de l’histoire au sens
moderne de projet, de progrès. Nous sommes enclins à l’entendre, nous qui, après avoir
beaucoup espéré de la maîtrise de l’histoire, sommes obligés de redécouvrir le temps, son
registre élémentaire, énigmatique, insaisissable, qui nous impose une déprise.
« Pour un peu de temps, une petite lumière brille encore chez des hommes. Qu’ils
marchent, qu’ils marchent afin que les ténèbres ne les saisissent pas. » (Confessions, X,XXIII,
33.) Proust a repris aussi la phrase évangélique qui suscite ce texte (Jean, XII, 35), dans le
même esprit qu’Augustin. C’est dans le court espace du présent que nous réalisons cette
marche. Je voudrais donner une approche concrète du temps vécu.
Il n’existe pas de mot en français qui traduise de façon satisfaisante le substantif peregrinatio
ou l’adjectif peregrinans, qui revient sans cesse dans l’œuvre d’Augustin. Il doit être traduit
en tenant compte du sens technique du peregrinus dans l’Antiquité : pèlerin certes, mais
désignant surtout la citoyenneté de l’étranger domicilié, du résident. On l’a parfois traduit
par étranger, exilé, mais mieux vaut le comprendre comme pérégrinant, pèlerin, voyageant,
tout en gardant parfois étranger pour rendre quelque chose de la polysémie du terme «
étranger domicilié » qui comporte des aspects de provisoire, de précarité, de dépaysement
et, comme tout ce qui s’inscrit dans le temps, d’inachèvement.
In via, une patria. « Sur la voie, dans la patrie. » (Confessions, VII, XXI, 27.) Nous sommes en
chemin, nous aspirons à la patrie. Ce couple revient souvent, de même de même le terme
voie seul (Voir aussi La Cité de Dieu, X, 32). « Ne crains pas, ne t’effraie pas : désire la patrie,
aie conscience du pèlerinage. » desideram patriam, intellige peregrinationem. « Ce que tu
désires, tu ne le vois pas encore, mais en le désirant, tu deviens capable d’être rempli quand
viendra ce que tu veux voir. » Le désir aura une place importante. Cette manière de vivre le
temps inspire désormais toute son œuvre.
L’Église est placée dans l’entre- deux du temps. L’Église de ce temps, celle qui est
maintenant n’est que l’échafaudage de l’édifice invisible qui se construit pour l’éternité. Le
temps de l’Église est mêlé. « L’Église visible est à la fois signe du passé et annonce de
l’avenir. Placée dans l’entre-deux, elle témoignera dans ses livres historiques et
prophétiques de l’invisible passé et de l’invisible avenir. » (De la foi aux choses invisibles, §5.)
« Le récit du passé y raconte l’avenir ; et les accomplissements dont nous sommes témoins
nous attestent ceux que nous espérons. » (La Cité de Dieu, X, 32.)
« Nous sommes des voyageurs. Qu’est-ce que voyager ? Je le dis en un mot : avancer. Que
toujours te déplaise ce que tu es pour parvenir à ce que tu n’es pas encore… Avance
toujours, marche toujours, ajoute toujours. Ne demeure pas en chemin, ne recule pas, ne
sort pas de la route. Il demeure immobile, celui qui n’avance pas. Mieux vaut un boiteux sur
la route qu’un coureur hors de la route. »
« Porter les fardeaux les uns des autres, sur la route. » Puisque nous sommes sur la route,
nous ne pouvons ni anticiper, ni juger, ni séparer avant le temps. Le temps est une marche,
un pèlerinage. Nous sommes des itinérants sur la terre. Il y a donc des éclaireurs, des
traînards, les uns vigoureux, les autres boiteux. Il y a une dialectique de la patience et de
l’impatience. Impatience de la Cité céleste. Patience envers les autres et ce monde tel qu’il
est. « Qui sait si tu ne traîneras pas demain ? Qui sait si tu ne tomberas pas demain ? »
Climat ombragé, entre soleil et ombre, où la chute est toujours possible, de l’anthropologie