Le modèle social européen ou la création d`une identité sociale

Inscrivez-vous version pdf 10 octobre 2005 - n°5
Le modèle social européen ou la création d’une identité sociale
européenne
Philippe Garabiol, – Haut-Fonctionnaire, Maître de conférences à l’IEP de Paris.
Les résultats du referendum du 29 mai sur le traité établissant une Constitution pour
l’Europe ont été obtenus par la conjugaison d’une volonté « souverainiste nationaliste »
et d’une appréhension sociale. Autant le choix « souverainiste » représente un choix
idéologique en faveur d’une Europe minimale fondée, au mieux, sur une vision
confédérale, autant la question « sociale » » se caractérise par un attachement à un
modèle social qui n’épouse pas forcément des formes institutionnelles et
géographiques précises. Les partisans du « non » sont parvenus à convaincre nombre
d’électeurs que la protection de ce modèle social était incompatible avec la poursuite
de la construction européenne.
La France a pourtant bénéficié du levier européen, notamment dans le domaine
agricole, mais la croissance apportée par le marché intérieur a laissé place à d’autres
souvenirs. Après le tournant de la rigueur en 1983, l’intégration européenne fut
présentée comme la grande ambition française qui devait favoriser la croissance à
terme. L’Acte unique européen, le traité de Maastricht, la création de la Banque
centrale européenne (BCE), l’introduction de l’euro ont été acceptés au nom de la
promesse du retour de la croissance.
Le sentiment est que la construction européenne n’aurait pas apporté les fruits
attendus. Dans un contexte de faible croissance, de fragilité de l’emploi et d’économie
mondialisée, l’élargissement à dix nouveaux Etats membres où le coût du travail est
nettement inférieur à ceux des Quinze a été vécu comme un véritable appel à la
délocalisation des entreprises. L’Union européenne est devenue synonyme, pour les
pays de la « vieille Europe », de « dumping social ».
Pour cette raison, la réunion informelle des chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union
européenne, les 27 et 28 octobre à Londres, est centrée sur la question du modèle
social, première étape d'une réflexion collective rendue nécessaire par l'échec du projet
de traité constitutionnel. Cependant, depuis l’annonce de ce sommet par la présidence
britannique le 1er juillet dernier, le scepticisme règne. La crainte grandit que la
confrontation d’idées ne se traduise par une apologie de la diversité qui serait, en
l’occurrence, une véritable aporie pour le modèle social européen. Günter Verheugen,
vice-président de la Commission européenne, a d’ailleurs d’ores et déjà donné le ton en
affirmant début septembre : « Il n'existe pas de modèle social européen. Chaque pays
a ses traditions.[1] »
Or, un renversement dialectique peut modifier la perspective : il est possible d’affirmer
que le modèle social européen existe et que, loin de favoriser la régression sociale, il se
révèle créateur d’une identité sociale européenne.
Le modèle social européen n’est pas un vain mot
Dans les objectifs de l’Union tel que le projet de traité constitutionnel les définissait, il
était précisé à l’article 1-3-3 :« L'Union œuvre pour le développement durable de
l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix,
l’économie sociale de marché (…) Elle combat l'exclusion sociale et les discriminations,
et promeut la justice et la protection sociales, l'égalité entre les femmes et les
hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l'enfant. Elle
promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États
membres. »
La confédération européenne des syndicats (CES) a ainsi défini le modèle social
européen : « le modèle social européen consiste en une vision de la société qui allie
une croissance économique durable et des conditions de vie et de travail sans cesse
améliorées. Cette vision implique le plein emploi, des emplois de qualité, l’égalité des
chances, une protection sociale pour tous, l’inclusion sociale et l’implication des
citoyens dans les décisions qui les concernent. Le dialogue social, la négociation
collective et la protection des travailleurs représentent des facteurs essentiels dans le
cadre de la promotion de l’innovation, de la productivité et de la compétitivité. Elle
ajoute : « c’est cet aspect qui distingue l’Europe, où le progrès social d’après guerre a
suivi la croissance économique, du modèle américain, où quelques individus ont été
avantagés au détriment du plus grand nombre. L’Europe doit continuer de soutenir ce
modèle social afin qu’il serve d’exemple à d’autres pays situés dans le monde entier. »
L’Union européenne revendique ainsi l’héritage du modèle allemand de croissance du
chancelier Erhard, le fondateur du mark et « le père du miracle économique allemand »
pour lequel la politique financière ne pouvait se comprendre sans la permanence du
souci social. Le marché demeure la pierre angulaire de la construction européenne
mais ne peut plus être l’unique horizon d’attente de la Commission.
La volonté sociale des gouvernements de l’Union en question.
Cette volonté de mener une politique sociale européenne s’est manifestée lors du
Conseil européen de Lisbonne de mars 2000 au cours duquel l’Union « s’est fixée un
nouvel objectif stratégique pour les dix prochaines années : devenir l’économie de la
connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une
croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et
qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ».
Les dirigeants européens ont alors adopté un programme décennal visant à relancer la
croissance et le développement durable dans l’ensemble de l’Union européenne. Ils ont
relevé les défis auxquels cette dernière était confrontée du fait de la mondialisation, du
vieillissement de la population et de l’émergence d’une société de l’information à
l’échelle mondiale. Ils ont décidé que les réformes économiques et sociales devaient
avoir lieu dans le contexte d’une « stratégie positive qui combine la compétitivité et la
cohésion sociale » et ont réaffirmé que le modèle social européen, avec ses systèmes
de protection sociale développés, devait sous-tendre cette stratégie. Cet objectif devait
être atteint par des choix macroéconomiques favorables à une croissance élevée, par
l’achèvement du marché intérieur, par une amélioration de la qualification
professionnelle des individus, par une politique de lutte contre l’exclusion sociale. Ils se
sont engagés à viser le plein-emploi et ont défini des objectifs spécifiques susceptibles
d’être atteints grâce à une méthode ouverte de coordination :
- un taux d’emploi global de 70 % d’ici 2010 ;
- un taux d’emploi de plus de 60 % chez les femmes ;
- un taux d’emploi de 50 % chez les travailleurs âgés ;
- une croissance économique annuelle d’environ 3 %.
Le rapport présenté au Conseil et à la Commission par l’ancien Premier ministre
néerlandais Wim Kok « Relever le défi » en novembre 2004 met en exergue des
résultats décevants et surtout un manque d’ambition et de cohérence dans les
politiques menées dans le cadre national. Il conclut qu’il est fort peu probable que
l’Union atteigne ses objectifs en 2010[2], principalement par manque de volonté
politique. Il met en cause un agenda surchargé, une mauvaise coordination et des
priorités contradictoires. Il constate que les gouvernements n’ont pas assez investi
dans les compétences et la productivité des travailleurs et se sont parfois bornés en
guise de réforme structurelle à déréguler le marché du travail.
La stratégie de Lisbonne a eu pour mérite de rendre plus palpable les ambitions de
« croissance sociale » des gouvernements européens. Elle a été confirmée lors du
Conseil européen de mars dernier. Néanmoins, la fixation d’objectifs déterminés et
chiffrés ne pouvait en cas d’échec qu’affaiblir la crédibilité de l’ambition sociale
européenne. Le modèle social européen est apparu ainsi à beaucoup comme un leurre.
Il est reproché aux instances européennes la mise en oeuvre d’une concurrence
défavorisant les travailleurs les mieux protégés et les mieux rémunérés, critiques qui
se sont focalisées autour des directives « services » et « temps de travail ». Il a été
aussi affirmé que les réformes du marché de l’emploi dans les Etats membres
convergent vers un « moins disant social ». Ainsi, à titre d’exemple, la création du
« contrat nouvelles embauches » est-elle inspirée directement de la réforme « Hartz
IV » adoptée à Berlin en décembre 2003 qui remplaçait l’allocation chômage par une
allocation forfaitaire modeste pour les chômeurs de longue durée avec obligation de
prendre le premier emploi proposé mais qui supprimait aussi, pour les nouveaux
embauchés dans les entreprises de moins de dix personnes, les droits qui protègent
habituellement en cas de licenciement les employés et, de façon plus lointaine, de
l’ordonnance prise en 1985 par le gouvernement britannique portant modification de la
durée d’emploi pour bénéficier de la protection contre le licenciement abusif. L’Union,
en imposant une concurrence directe et sans la moindre protection avec des Etats dont
le niveau de protection sociale est encore faible, conduirait inexorablement vers la
déstabilisation du modèle rhénan et du « modèle social français ».
Une telle conclusion serait hâtive et méconnaît la finalité des politiques menées par les
Etats membres. Les gouvernements en Europe sont soucieux d’affronter au mieux pour
leur population les exigences de la mondialisation. Il existe une véritable préoccupation
européenne d’internaliser et de maîtriser les effets de la mondialisation en favorisant la
complémentarité des territoires européens et en offrant aux laissés pour compte du
changement, dans toute la mesure du possible, des conditions de vie satisfaisantes et
une réintégration par un travail rémunéré en partie grâce à l’aide de l’Etat. La lutte
contre l’exclusion sociale représente un élément du modèle social européen qui
distingue par exemple l’Union européenne des pays d’Amérique latine. Il n’y a pas de
place pour les favelas en Europe. Ce souci de mener une politique d’inclusion sociale
est pleinement revendiquée par l’Union : la lutte contre l'exclusion sociale figure parmi
les objectifs de l'Union depuis le traité d'Amsterdam (articles 136 et 137). Le Conseil
européen de Lisbonne de mars 2000 a invité les États membres et la Commission
européenne à prendre des dispositions afin de produire un impact décisif sur
l'élimination de la pauvreté à l'horizon 2010 et a également décidé que les États
membres devaient coordonner leur politique de lutte contre la pauvreté et l'exclusion
sociale en prenant appui sur une « méthode ouverte de coordination »[3]. Dans le
contexte de la mondialisation qui peut conduire à des phénomènes de désolidarisations
nationales, le choix assumé de la solidarité envers les catégories sociales les plus
faibles représente une charge certaine pour les finances publiques et est à mettre à
l’actif du modèle social européen.
A la recherche de la spécificité du modèle social européen.
Toutefois, la lutte contre l’exclusion sociale et le jeu de la complémentarité à l’échelle
continentale sont loin d’être l’exclusivité du modèle social européen. D’autres pays, en
Amérique du Nord par exemple, peuvent revendiquer des préoccupations similaires. Il
s’agit d’un élément du pacte social occidental.
Il en va de même pour le principe d’égalité qui se décline dans la sphère
professionnelle par la lutte contre les discriminations. L’Union européenne a été le fer
de lance d’une politique de lutte contre les discriminations et notamment en faveur de
l’égalité entre les femmes et els hommes. La France fut, à titre d’exemple, condamnée
pour maintenir l’interdiction de travail de nuit des femmes dans les entreprises
manufacturières en tant que cette interdiction représentait un obstacle direct à l’accès
à l’emploi[4]. L’Union européenne a permis de réduire à la portion congrue les métiers
dont était exclu l’un des deux sexes. Le juge européen se montre extrêmement attentif
à la question des discriminations puisqu’il examine aussi ce qui relève des
discriminations indirectes[5], dont la définition a été donnée dans la directive 2002/73
du 23 septembre 2002[6]. La liberté de l’employeur est ainsi étroitement surveillée
dans sa gestion du personnel, dans sa manière d’embaucher ainsi que de licencier mais
aussi dans les choix d’attribution de poste ou de promotion qui sont les siens à
l’intérieur de l’entreprise dès lors qu’un individu appartenant à un groupe considéré
comme exposé socialement et déterminé par le sexe, l’âge, la couleur de peau ou le
handicap peut se trouver lésé dans son travail pour cette raison.
Cette limite à la liberté de l’entrepreneur de mener son entreprise comme bon lui
semble n’est en rien évidente. Le contrôle exercé par l’Etat au nom de la protection des
citoyens les plus faibles qui pourraient subir des différences de traitement injustifiées
n’est absolument pas admis dans la plupart des Etats du monde où l’employeur exerce
un pouvoir discrétionnaire à l’égard de ses employés. Cependant, là encore, la volonté
de mettre en œuvre le principe d’égalité tant dans la sphère publique que dans la
sphère de l’entreprise, c’est-à-dire dans un espace privé, est partagée tant en Europe
qu’en Amérique du Nord.
La spécificité du modèle social européen est ailleurs. La piste se trouve dans le rapport
Kok qui, dans ses conclusions, défend le maintien du modèle social européen et
conseille de promouvoir le rôle des partenaires sociaux et d’approfondir le dialogue
social, tant au niveau national qu’européen pour atteindre les objectifs de Lisbonne.
Or, la forme la plus aboutie du dialogue social s’exprime à travers les conventions
collectives.
Le débat sur la renégociation de la directive 2003/88/CE relative à l’aménagement du
temps de travail[7] est intéressant à cet égard. Les Etats-Unis ne possèdent pas de loi
fédérale imposant une limite maximale au temps de travail. Il en va de même pour le
Japon. La Commission a donc proposé de maintenir le principe d’une durée
hebdomadaire limitée à 48 heures mais aussi d’autoriser une certaine flexibilité
destinée à permettre aux entreprises européennes d’affronter leurs concurrents directs
et de préserver l’emploi. En outre, la Commission a pris acte des conséquences de
l’évolution des frontières de l’Union. Un certain nombre de nouveaux Etats membres de
l’Union possèdent des caractéristiques climatiques qui conduisent à un déséquilibre de
la charge de travail sur l’année. Aussi la Commission a-t-elle proposé l’extension de la
période de référence de quatre à douze mois pour le calcul de la semaine moyenne de
travail de 48 heures maximum. De plus, la Commission a pris acte des stratégies de
détournement opérées au Royaume-Uni grâce au privilège de l’opt-out qui autorise les
États membres à ne pas appliquer la limite maximale de 48 heures sur la base
d’accords volontaires individuels conclus avec les travailleurs.[8] Au Royaume-Uni, un
contrat sur cinq présentait une clause d’exemption à la durée hebdomadaire maximale
du travail. Le travailleur en recherche d’emploi subissait souvent le diktat de son
employeur potentiel. La proposition de directive a pour objet non d’abolir mais de
limiter cette dérogation. Il sera certes possible à l’employeur de proposer une clause
d’exemption mais jamais lors du contrat d’embauche. Cela signifie que le salarié sera
en mesure de refuser cette offre ou de la négocier dans des termes équitables. Enfin,
la Commission propose de ne pas considérer les périodes inactives de garde comme du
temps de travail, même lorsque le travailleur doit être disponible sur le lieu de
travail, alors même qu’au cours des cinq dernières années, trois arrêts importants
rendus par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE)[9] ont confirmé
que le temps de garde - à savoir le moment où le travailleur doit être disponible sur le
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