480 Québec Pharmacie vol. 48, no6, juin 2001
La néfazodone (SerzoneMD), un
dérivé phénylpipérazine synthé-
tique, est un antidépresseur de plus
en plus prescrit. Elle bloque les
récepteurs 5-HT2 (postsynaptiques)
et inhibe le recaptage de la séroto-
nine et de la norépinéphrine (présy-
naptique)(1). Ses effets indésirables
étant habituellement bien tolérés,
elle constitue un traitement intéres-
sant pour soulager les symptômes
de dépression. Effectivement, elle
exerce moins deffets anticholiner-
giques, α1-adrénolytiques, antihis-
taminiques et sédatifs que les autres
antidépresseurs traditionnels(2-3).
Nous décrirons ici le cas dune
patiente ayant reçu de la néfazo-
done et qui a présenté une insuffi-
sance hépatique nécessitant une
transplantation du foie.
Présentation du cas
G. B., une patiente âgée de
66 ans, se présente à lurgence pour
une douleur abdominale ainsi que des
nausées et vomissements qui persis-
tent depuis trois à quatre jours sans
présence de sang ou de bile et non
associés à la prise de ses médica-
ments, mais qui semblent être pires le
matin. De plus, elle mentionne avoir
des urines très foncées (comme du
PepsiMD) depuis deux jours. La
patiente se plaint dune perte dappé-
tit, dinsomnie, de fatigue et dune
perte de poids (de 3 à 5 lb). Elle
ajoute que son mari, qui se trouve au
même hôpital, est en phase terminale
dun cancer œsophagien et que cela
laffecte énormément. La patiente
éclate en sanglots.
À lexamen physique, les signes
vitaux sont normaux : tension
artérielle de 130/70, pulsation à 86 et
rythme respiratoire à 20. Les
poumons sont clairs et la fonction
cardiaque est normale (bruits du
cœur B1et B2normaux, B3ou B4 sans
murmure). Lexamen de labdomen
révèle une hépatomégalie, une région
épigastrique et sub-hépatique tendre
ainsi quun érythème palmaire. Il y a
absence dascite, de foetor hepaticus
ou dastérixis et peu dangiomes stel-
laires (spider nevi). Les yeux présen-
tent une sclère de couleur jaune et le
teint général est jaunâtre. Le diag-
nostic provisoire de jaunisse est posé.
Les valeurs de laboratoire et leur
évolution sont données au tableau I.
La patiente na pas de problèmes
de santé particuliers à part lhyperten-
sion, lhypothyroïdie et une cholécys-
tectomie. G.B na pas dantécédents
dabus dalcool, de transfusions ou de
promiscuité sexuelle ni dantécédents
familiaux de maladie hépatique ou
dhémochromatose. Elle ne fume plus
depuis six ans. Elle na aucune
allergie déclarée.
Le profil pharmacologique est
présenté au tableau II. La néfazodone
a été introduite trois semaines avant
sa visite à lurgence pour traiter une
dépression consécutive à la maladie
de son mari. Par ailleurs, la patiente
venait de terminer, dix jours aupara-
vant, un traitement de pénicilline
orale de deux semaines pour une
infection urinaire. De plus, la patiente
prenait le médicament en vente libre
ArtécholMD (à base dartichaut) depuis
une semaine pour un épisode de
douleur abdominale survenue la
semaine précédente.
Au jour 2, G. B. est admise à
l’étage. Son état est stable; il y a
toujours présence de jaunisse et de
douleurs épigastriques. Une analyse
urinaire révèle la présence de sang
(25 érythrocytes/ml), de leucocytes
(500/ml), de bilirubine (100 mmol/l)
et durobilinogène (68 mmol/l);
lurine est brune et dapparence
trouble. Des tests de virologie sont
demandés afin de vérifier sil y a
Linsuffisance hépatique grave
associée à la néfazodone
(SerzoneMD)
Christian Coursol, pharmacien
Tableau I
Évolution des résultats de laboratoire
Test
Bilirubine totale
Bilirubine conjuguée
ALT
AST
ALP
LDH
γ- GT
Amylase
RIN
PTT
PT
Albumine
Ictérique
Référence
3-17 mmol/l
0-5 mmol/l
5-40 U/l
15-55 U/l
35-145 U/l
110-220 U/l
1-40 U/l
20-220 U/l
1
20-30 sec.
10,5-13,2 sec.
35-51 g/l
----
Jour 1
224
123
5 002
----
331
2 022
85
142
3,0
29
34,4
35
4+
Jour 2
222
116
4 454
3 862
292
----
75
169
3,8
31,8
41,7
34
4+
Jour 3
317
133
4 957
2 357
378
----
95
203
3,5
33,8
37,1
34
4+
Jour 4
311
----
3 398
1 635
313
562
75
145
3,8
----
----
36
4+
Valeurs de laboratoire
Légende : ALT : alanine aminotransférase; AST : aspartate aminotransférase; ALP : phosphatase alcaline;
LDH : lactate déshydrogénase; γ-GT : gamma-glutamyl-transférase; RIN : rapport international normalisé;
PTT : temps de céphaline activé; PT : temps de prothrombine ou temps de Quick.
Pharmacovigilance
Québec Pharmacie vol. 48, no6, juin 2001 481
présence dune hépatite dorigine
virale. Un test de dépistage dintoxi-
cation à lacétaminophène ou lalcool
sest révélé négatif. De plus, on
procède à un test pour le dépistage
danticorps antinucléaires (ANA) afin
de vérifier la possibilité dune hépatite
auto-immune.
Au jour 3, les tests ANA et de
virologie savèrent négatifs (voir le
tableau III). L’état de la patiente se
détériore : le taux denzymes hépa-
tiques augmente et une coagulopathie
sinstalle. On introduit alors la
vitamine K, quon administrera par
voie sous-cutanée à raison de 10 mg
une fois par jour pendant trois jours.
La patiente vomit un liquide verdâtre :
on lui donne du dimenhydrinate
PO/IV, 25-50 mg toutes les quatre à
six heures, au besoin. Une échogra-
phie abdominale révèle une légère
dilatation ductale intra-hépatique;
rien nindique la présence dune
tumeur de Klatskin ou dune pierre
biliaire ductale.
Le jour 4, l’état de la patiente
sest encore détérioré: une encéphalo-
pathie hépatique (grade I à II) sest
ajoutée à la coagulopathie. La
patiente présente de lastérixis, de
lataxie et de la confusion (elle dit se
sentir sur un nuage). On introduit le
lactulose p.o. à raison de 30 ml stat
puis 30 ml toutes les trois heures
jusqu’à deux selles par jour ainsi que
le métronidazole (FlagylMD), 500 mg
p.o. trois fois par jour.
Le jour 5 à 2 h, G. B. est trans-
férée à un autre centre hospitalier;
elle recevra une greffe de foie le lende-
main, jour où son mari décède.
Discussion
Lorsque linsuffisance hépa-
tique progresse rapidement au
cours des deux à trois semaines
suivant le début des symptômes, on
parle dinsuffisance hépatique
fulminante(4). Plusieurs causes sont
possibles, mais les principales sont :
lhépatite virale (de 50 à 65 %) et
lhépatite dorigine médicamenteuse
ou causée par des substances
toxiques (de 25 à 30 %)(4). Lhépatite
dorigine médicamenteuse est de
deux types : prévisible et fonction
de la dose ou idiosyncrasique et
non fonction de la dose. Il est à
noter que les lésions hépatiques
peuvent être de même type dans les
deux cas. Toutefois, les réactions
idiosyncrasiques ont tendance à
survenir au cours des premiers
jours ou des premières semaines de
traitement; de plus, elles sont rares,
intenses et souvent décrites comme
une hypersensibilité hépatique au
médicament(5). Linsuffisance hépa-
tique, ou cirrhose, peut mener à
plusieurs complications médicales
incluant lictère, lhypertension
portale (ascite, œdème,
hépatosplénomégalie, rupture des
varices œsophagiennes),
neuropathies périphériques,
encéphalopathie hépatique,
syndrome hépato-rénal et autres
problèmes dordre infectieux.
Imputabilité
Il est difficile d’établir avec
certitude un lien entre lhépatotoxi-
cité fulminante et la néfazodone
puisque la réintroduction du
médicament était impossible. On
sait toutefois que la patiente ne
présentait aucune maladie ou
antécédent pouvant causer une
insuffisance hépatique. Une intoxi-
cation à lacétaminophène a été
exclue et les tests de virologie nont
pas révélé une hépatite virale. Par
ailleurs, le test de dépistage des
anticorps antinucléaires (ANA) sest
révélé négatif, ce qui exclut la
possibilité dune hépatite auto-
immune. Pour ce qui est des causes
probables dorigine médica-
menteuse, on ne note que lintro-
duction récente de néfazodone, de
pénicilline et dArtécholMD. Des cas
de lésions hépatiques ont déjà été
associés à la pénicilline(6). Cepen-
dant, l’état des patients saméliorait
dès larrêt du traitement(6). G. B.
avait terminé son traitement à la
pénicilline depuis une semaine et
ses symptômes s’étaient accrus par
la suite. Par contre, elle prenait
ArtécholMD depuis une semaine
pour un épisode de douleur épigas-
trique, ce qui nous laisse croire que
lhépatotoxicité était déjà en train
de sinstaller et que la prise dArté-
cholMD visait à traiter ces symptô-
mes. Lartichaut, un des ingrédients
actifs du médicament, ne semble
pas causer de problèmes hépatiques
particuliers (mais il est contre-
indiqué en présence dobstruction
biliaire ou dhépatite active)(7, 8). En
ce qui a trait à la néfazodone, qui a
été introduite trois semaines avant
ladmission de la patiente à lurgen-
ce, précisons quau moins cinq cas
dinsuffisance hépatique grave ont
été associés à cet agent(6). Cette
toxicité hépatique sexplique par
une pharmacocinétique non
linéaire, un métabolisme hépatique
étendu, une diminution de la
clairance hépatique chez les
personnes âgées et une structure
apparentée à celle de la trazodone
(DésyrelMD), dont les effets hépato-
toxiques sont bien connus(6). En
effet, le métabolisme hépatique de
la partie m-chlorophenylpipérazine
Pharmacovigilance Linsuffisance hépatique grave associée à la néfazodone (SerzoneMD)
Tableau III
Tests virologiques et immunologiques
Tests effectués
Anti-hep A IgM AB
Anti-hep A Total AB
Anti-hep B Core AB
Anti-hep C virus AB
CMV IgG AB
Mono (EBV)
ANA
Résultats
Négatif
Négatif
Négatif
Négatif
Négatif
Négatif
Négatif
Tableau II
Profil pharmacologique
Médicament
SerzoneMD (néfazodone)
ProveraMD (médroxyprogestérone)
PremarinMD (œstrogènes conjugués)
AvaproMD (irbesartan)
SynthroidMD (lévothyroxine)
Apo-Clonazépam
Posologie
100 mg p.o. BID
2,5 mg p.o. DIE
0,625 mg p.o. DIE
150 mg p.o. DIE
150 mcg p.o. DIE
0,5 mg p.o. QHS PRN
À l'admission
Retiré
Retiré
Retiré
Retiré
Maintenu
Maintenu
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(commune à la néfazodone et à la
trazodone) sexerce par lintermé-
diaire du CYP2D6, qui présente un
polymorphisme génétique(3). Par
conséquent, une concentration
plasmatique à l’équilibre plus élevée
est atteinte chez les métabolisateurs
lents(3).
Le laboratoire de pathologie a
effectué une biopsie du foie
explanté. On a diagnostiqué une
nécrose hépatocellulaire massive
aiguë, ce qui corrobore une insuffi-
sance hépatique fulminante causée
par un médicament(2, 3). En effet, ce
type de lésion hépatique signifie
une mort cellulaire aiguë et
subite(3).
Selon lalgorithme de Naranjo,
le lien entre la néfazodone et lin-
suffisance hépatique fulminante est
probable (score de 6). La vitesse
dapparition de leffet toxique, son
intensité et sa très faible incidence
nous laissent croire à une réaction
idiosyncrasique probablement liée à
la présence dun métabolite de la
néfazodone, puisquaucune toxicité
hépatique directe na été associée à
la molécule mère(9).
Conclusion
La néfazodone, un antidé-
presseur relativement nouveau sur
le marché, entraîne peu deffets
indésirables et est un agent efficace
pour le traitement des symptômes
dépressifs. Son fort métabolisme
hépatique incite à la prudence chez
les patients présentant des dysfonc-
tions hépatiques, particulièrement
les gens âgés. Plusieurs options de
traitement sont possibles. Même si
la réaction dinsuffisance hépatique
grave revêt un caractère rare, il nen
demeure pas moins que son appari-
tion rapide et lintensité de la réac-
tion commandent un suivi plus
étroit de la fonction hépatique et de
l’état clinique du patient. Il serait
donc recommandé de vérifier les
taux denzymes hépatiques en
début de traitement, puis à interval-
les réguliers au cours des premiers
mois. Le traitement devrait être
cessé dès que les résultats de labo-
ratoire semblent indiquer une
fonction hépatique anormale.
Cette chronique est sous la responsabilité
de Marie Larouche, B.Pharm., M.Sc.,
et de Chantal Joly, B.Pharm., DPH.
Manuscrit soumis le 28 février 2001.
Texte final remis le 26 mars 2001
et révisé par Chantal Joly.
Pour toute correspondance :
Christian Coursol, B.Pharm., candidat à
la maîtrise en pratique hospitalière
Centre universitaire de santé McGill,
Hôpital Royal-Victoria
Département de pharmacie
687, av. des Pins Ouest
Montréal (Québec)
H3A 1A1
Tél. : (514)-842-1231, poste 4030
Courriel :
Références
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