Fiches réalisées par Arnaud LEONARD

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Fiches réalisées par Arnaud LEONARD
(Lycée français de Varsovie, Pologne)
à partir de sources diverses, notamment des excellents « livres du professeur »
des éditions Nathan (dir. Guillaume LE QUINTREC)
1
HC – A la recherche d'un régime politique en France de 1848 à 1879
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
Demier Francis, La France du XIXe siècle, 1814-1914, Le Seuil, 2000, coll. «Points Histoire», p. 163-322.
Rémond René, La Vie politique en France depuis 1789, tome 2, « La vie politique en France, 1848-1879 », Armand Colin, coll.
«U», 3e éd. 1986, 382 p.
J. Baronnet, Regard d’un Parisien sur la Commune, Gallimard/Paris bibliothèques, 2006.
Rougerie Jacques, La Commune de 1871, PUF, 1992, coll. «Que sais-je?», 128 p.
Rougerie Jacques, Paris insurgé, la Commune de 1871, Gallimard, 1995, coll. «Découvertes», 160 p.
Winock Michel, « La poussée démocratique 1840-1870 », in Berstein Serge et Winock Michel (dir.), Histoire de la France
politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914 », Le Seuil, 2002, coll. « L’Univers historique », p. 109-152.
J.-C. Caron, La nation, l’État et la démocratie en France de 1789 à 1914, coll. « U », A. Colin, 1995.
Caron, F., La France des patriotes de 1851 à 1918, Fayard, 1993.
M. Agulhon, Les Quarante-huitards, Gallimard, Paris, 1992.
Agulhon, M., 1848 ou l’apprentissage de la république (1848-1852), tome 8 de NHFC, Le Seuil, 1973.
Plessis, A., De la fête impériale aux murs des fédérés (1852-1871), tome 9 de NHFC, Le Seuil, 1973.
Mayeur, J.-M., Les Débuts de la IIIe République (1871-1898), tome 10 de NHFC, Le Seuil, 1973.
F. Furet, La Révolution : 1770-1880, Hachette, 1988 (réédition chez Pluriel en 2 volumes).
Furet (F.), Ozouf (M.), Le Siècle de l’avènement républicain, Hachette, 1986
J. Garrigues, La France de 1848 à 1870, coll. « Cursus », A. Colin, 1995.
P. Lévêque, Histoire des forces politiques en France, coll. « U », A. Colin, tome 1 (1789-1880), 1992, tome 2 (1880-1940), 1994.
A. Olivesi & A. Nouschi, La France de 1848 à 1914, Nathan, 2e éd. 1997.
É. ANCEAU, La France de 1848 à 1870. Entre ordre et mouvement, coll. « La France contemporaine », Livre de Poche, 2002.
E. Anceau (textes présentés par), Les grands discours parlementaires du XIXe siècle, de Benjamin Constant à Adolphe Thiers,
1800-1870, A. Colin/Assemblée nationale, 2005.
J. Garrigues (textes présentés par), Les grands discours parlementaires de la Troisième République, de Victor Hugo à
Clemenceau, 1870-1914, A. Colin/Assemblée nationale, 2004.
J. Ferry, La République des citoyens, anthologie présentée par Odile Rudelle, coll. « Acteurs de l’Histoire », Imprimerie
Nationale, 1996 (2 volumes).
H. Fréchet & J.-P. Picq, Lexique d’histoire politique de la France de 1789 à 1914, Ellipses, 1988.
J. Godechot, Les constitutions de la France depuis 1789, Garnier-Flammarion, 1970.
M. Mopin, Les grands débats parlementaires de 1875 à nos jours, La Documentation française, 1988.
H. Néant, La politique en France (XIXe-XXe siècle), coll. « Carré Histoire », Hachette, 2e éd. 2000.
B. Noel, Dictionnaire de la Commune, Mémoire du Livre, 2001.
S. Rials, Textes politiques français (1789-1958), coll. « Que sais-je ? », PUF, 2e éd. 1987.
N. Vivier (dir.), Dictionnaire de la France du XIXe siècle, coll. « Carré », Hachette, 2002.
R. Huard, Le suffrage universel en France, Aubier, 1991.
Rosanvallon, P., Le Sacre du citoyen : histoire du suffrage universel en France, Gallimard, (1992) 2001.
M. Offerlé, Un homme, une voix ? Histoire du suffrage universel, coll. « Découvertes », Gallimard, Paris, 2002.
J.-L. Mayaud (dir.), 1848, actes du colloque du cent cinquantenaire tenu à l’Assemblée nationale, Créaphis, 2002.
J. ETEVENAUX, Napoléon III, un empereur visionnaire à réhabiliter, De Vecchi, 2006.
P. Milza, Napoléon III, Perrin, 2004.
L. Girard, Napoléon III, Fayard, Paris, (1986), 1986, rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 2002.
J.-C. YON, Le Second Empire. Politique, société, culture, coll. « U », A. Colin, 2004.
Tulard (J.), Dictionnaire du Second Empire, Fayard, 1995
B. H. Moss, Aux origines du mouvement ouvrier français : Le socialisme des ouvriers de métier, 1830-1914, Les Belles Lettres,
1989.
C. Nicolet, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Gallimard, 1982.
J. GRONDEUX, La France entre en République. 1870-1893, Le Livre de Poche, 2000.
Audouin-Rouzeau (S.), 1870. La France dans la guerre, Armand Colin, 1989
S. Guichard, Paris 1871, la Commune, Berg International, 2006.
G. BOURGIN, La Commune, coll. « Que sais-je »,PUF, n° 581.
J. Rougerie, La Commune de 1871, coll. « Que sais-je ? », PUF, 1988 (1997).
J. ROUGERIE, Procès des Communards, Archives Julliard, 1964.
R. Tombs, La guerre contre Paris. 1871, coll. « Collection historique », Aubier, 1997 (édition originale, 1981).
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
2
« Faut-il réhabiliter Napoléon III ? », L’Histoire, juin 1997, n°211.
Napoléon III, TDC, N° 958, du 15 au 30 juin 2008
Les voies du suffrage universel, TDC, N° 831, du 1er au 15 mars 2002
Le Paris d’Haussmann, Au nom de la modernité, YVES CLERGET, TDC, N° 693, du 1er au 15 avril 1995
Carte murale :
Enjeux didactiques (repères, notions et
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
méthodes) :
savoirs, concepts, problématique) :
Entre 1848 et 1879, la France est plus que jamais déchirée par l’héritage
révolutionnaire, qui a ouvert les questions de l’égalité civile et de la démocratie.
Traversée par trois régimes (Seconde République de 1848 à 1852, Second Empire
de 1852 à 1870, IIIe République proclamée le 4 septembre 1870), cette période
est marquée tout entière par la question de l’adoption du suffrage universel. Si la
démocratie politique et sociale des premiers temps de la Seconde République
échoue, l’enracinement démocratique et l’apprentissage de la citoyenneté se
poursuivent néanmoins en profondeur, y compris sous l’Empire, par le biais du
plébiscite et, à partir de 1860, par son inflexion parlementaire. Au rythme d’une
histoire souvent tragique, la Troisième République consacre finalement la
maturité de la démocratie politique par l’instauration d’un régime libéral et
parlementaire, fondé sur un suffrage universel rétabli pleinement, ignorant
cependant des aspirations sociales qui se sont violemment exprimées dans
l’explosion communaliste de 1871.
Cette question d’histoire politique « classique » ne présente pas de difficultés
particulières. Il faut analyser les différents types de régimes expérimentés au
cours de cette trentaine d’années, sans se perdre dans un récit événementiel trop
détaillé. L’important est d’expliquer le fonctionnement de chacun de ces régimes
et les causes de son échec ou de son succès.
Il faut faire attention cependant à éviter une approche téléologique, qui
présenterait la Troisième République comme un point d’aboutissement
nécessaire. Le Second Empire, en effet, a été victime d’une guerre mal engagée,
beaucoup plus que de l’opposition républicaine. Les républicains modérés ont su
ensuite convaincre les Français, en se démarquant à la fois de la Commune et des
royalistes, encore puissants dans les années 1870.
BO 1ere : « De la Deuxième République à
1879 : la recherche d’un régime politique
On examine comment la France est à la
recherche d’institutions capables d’inscrire
l’héritage de la Révolution dans la société
nouvelle. La présentation des années 18701871 – de la défaite à la Commune - permet
de souligner cet enjeu. »
BO 4e actuel : « La France de 1815 à 1914 (4
à 5 heures)
L’accent est mis sur la recherche, à travers de
nombreuses luttes politiques et sociales et de
multiples expériences politiques, d’un régime
stable, capable de satisfaire les aspirations
d’une société française majoritairement
attachée à l’héritage révolutionnaire.
•Repères chronologiques : les révolutions de
1848 ; la Seconde République (1848-1852) ;
le Second Empire (1852-1870) ;
l’inauguration du canal de Suez (1869) ;
proclamation de la République (4 septembre
1870) ; l’Affaire Dreyfus (1898).
•Documents : Delacroix : La Liberté guidant
le peuple ; Victor Hugo : extraits des
Châtiments et des Misérables ; la loi sur la
séparation de l’Église et de l’État (1905). »
Comment expliquer l’instabilité politique de la France entre 1848 et 1879 ?
L’étude de cette question doit permettre de montrer l’affrontement des différents
courants politiques qui luttent pour le pouvoir ainsi que leurs valeurs respectives
: monarchistes (légitimistes et orléanistes ; les premiers, autour du comte de
Chambord héritiers de la monarchie absolue de droit divin, les seconds, autour du
comte de Paris défenseurs d’une monarchie parlementaire fondée sur un régime
censitaire), bonapartistes (on abordera alors la notion de césarisme, pouvoir
exécutif fort qui prétend s’appuyer sur le peuple) et républicains (on montrera
leur diversité : conservateurs, radicaux, socialistes
et leurs valeurs communes, notamment la défense du suffrage universel).
Socle : Nouveau commentaire
« La succession des régimes au cours de cette
période manifeste la difficulté de parvenir à
une stabilité politique jusqu’à l’enracinement
de la IIIe République malgré les crises
violentes qui ont marqué ses origines.
Ajout aux repères
La Commune (1871). »
Le Second Empire est, dès ses débuts, un régime ambigu. D’une part, il prétend
tenir sa légitimité du suffrage universel masculin, qui est rétabli dès 1851, et
multiplie les appels au peuple français par l’intermédiaire des référendums. De
l’autre, l’Empire s’affirme comme une monarchie autoritaire, au moins jusqu’en
1860 ; les pouvoirs de l’empereur sont immenses et les libertés restreintes. Après
cette date, le régime se libéralise progressivement et devient une monarchie quasi
parlementaire. Ces réformes rencontrent un certain appui populaire, même si le
gouvernement ne renonce pas à intervenir pour influencer le vote des électeurs.
L’historiographie récente a pris ses distances avec une vision caricaturale du
Second Empire, héritée de la propagande républicaine et des manuels de la IIIe
République. En maintenant le suffrage universel, même manipulé, le régime
bonapartiste a permis une certaine acculturation politique des Français. Le vote
pour le candidat officiel – souvent un homme nouveau – peut s’interpréter
comme un rejet des anciens notables. Par ailleurs, le régime est devenu quasi
parlementaire à l’issue d’un processus de démocratisation assez remarquable.
BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE
DE LA FRANCE, 1815-1914
La succession rapide de régimes politiques
jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures
: révolutions, coup d’État, guerre. La victoire
des républicains vers 1880 enracine
solidement la IIIe République qui résiste à de
graves crises.
Les régimes politiques sont simplement
caractérisés ; le sens des révolutions de 1830
et de 1848 (établissement du suffrage
universel et abolition de l’esclavage) et de la
Commune est précisé.
Situer dans le temps
- Les régimes politiques successifs de la
France de 1815 à 1914
- L'abolition de l'esclavage et suffrage
universel masculin en 1848 »
Comment l’idée de la République a-t-elle fini par s’imposer ?
Cette question permet de développer une réflexion autour de la notion-clé du
suffrage universel et de souveraineté populaire. Elle conduit aussi à aborder la
3
notion de libertés fondamentales. Héritées de 1789, ces notions forment le socle
commun des républicains. Toutefois, il faudra aussi montrer les divergences qui
se font jour au sein du camp républicain, notamment en ce qui concerne la
conception de la République. Autrement dit, quelle République souhaitent les
Français ? Est-ce une République conservatrice (qui garantit les libertés
fondamentales, l’égalité civique mais se veut conservatrice sur le plan social),
une République radicale (dont les valeurs sont la défense de la laïcité et des
valeurs républicaines, la limitation des inégalités sociales) ou est-ce une
République sociale (héritière de 1793 et de ces valeurs plus égalitaristes) ?
L’étude de la Commune doit permettre de trancher cette question.
La Commune, comme l’a montré depuis longtemps Jacques Rougerie, n’est pas
la première révolution du prolétariat moderne comme l’avaient cru Marx et
surtout Lénine. Elle s’inscrit dans l’histoire du mouvement ouvrier français, celle
du « socialisme de métier » étudié par l’historien américain Bernard H. Moss. Les
revendications des Communards sont très proches de celles des « démoc-soc. »
de 1848 : organiser dans chaque branche d’activité des coopératives ouvrières,
avec l’aide d’une République résolument sociale. C’est l’échec de la Commune
qui a ensuite poussé les ouvriers français à prendre leurs distances avec les
républicains et à s’organiser sur leurs propres bases.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
Le plan chronologique s’impose ici. On analyse donc la IIe République, puis le
Second Empire. On présente ensuite la période très dense des années 1870-1871,
en approfondissant l’étude de la Commune (par exemple à travers l’itinéraire de
Louise Michel). Puis il faut montrer comment la IIIe République s’est imposée
entre 1871 et 1879, en étudiant d’une manière précise les institutions mises en
place (les lois de 1875 et le régime parlementaire).
Un questionnement transversal consacré à l’héritage de la Révolution dans le
débat politique permet de voir comment chaque famille politique se situe dans
cette problématique centrale. Les bonapartistes prétendent concilier les principes
de 1789 (souveraineté nationale) et un ordre monarchique. Les légitimistes
rejettent très largement l’héritage révolutionnaire et restent nostalgiques de la
France d’avant 1789. Les républicains modérés veulent achever l’oeuvre de la
Révolution, tout en se démarquant de ses aspects violents. Les républicains «
rouges » veulent poursuivre la Révolution, dont ils assument totalement
l’héritage. Les républicains puisent leurs références dans la philosophie des
Lumières et dans la Révolution de 1789 dont ils veulent faire vivre l’héritage :
liberté, égalité, souveraineté nationale, exaltation de la patrie. À partir de 1879,
contrôlant tous les rouages du pouvoir, ils mettent en place un régime
parlementaire qui assure la pré éminence du législatif sur l’exécutif et la
prépondérance de la Chambre des députés, des lois garantissant les libertés
fondamentales : liberté de la presse, de réunion, liberté syndicale. Ils posent ainsi
les bases d’une démocratie libérale et parlementaire.
Accompagnement 1ère : « Ce thème invite à
une réflexion sur la recherche d’institutions
efficaces pour un État important, dont la
société est marquée par les acquis et les
principes de la Révolution et engagée dans
les mutations liées au processus
d’industrialisation. Les questions des années
1848-1851 : démocratie sociale, articulation
entre représentation politique et suffrage
universel, entre autorité et démocratie, entre
exécutif et législatif et entre Paris et province
constituent le point de départ ainsi
que les enjeux durables. Le Second Empire
est un césarisme démocratique, dans lequel le
suffrage universel n’est pas remis en question
mais confisqué par une pratique autoritaire: la
souveraineté populaire est absorbée par un
homme. L’évolution libérale maîtrisée voulue
par Napoléon III :
hérédité, appel direct au peuple et
gouvernement représentatif, se brise sur sa
politique étrangère, inscrite dans la tradition
solidement ancrée de la gloire nationale.
La crise nationale qui court de septembre
1870 à mai 1871 illustre l’intérêt du temps
court et la valeur explicative de l’événement.
Le désastre de la guerre avec la Prusse
entraîne la proclamation de la république,
durablement marquée par le provisoire. Deux
conceptions s’affrontent alors : la vision
nationaliste de Gambetta qui veut poursuivre
la guerre heurte le libéralisme et la prudence
des républicains modérés et les aspirations à
la paix des ruraux. Le suffrage universel élit
une Assemblée majoritairement monarchiste,
qui confie le pouvoir exécutif à Thiers,
partisan de la paix. Une partie des Parisiens,
refusant que leur résistance, toute jacobine,
contre les Prussiens se termine ainsi, estimant
la république menacée et refusant la «
décapitalisation » de leur ville, s’insurge en
I. Révolutions et Seconde République (1848-1852) : l’échec d’une république
fraternelle, généreuse et démocratique
Les quelques mois charnières qui font suite à l’échec de la monarchie de Juillet et
à la révolution de 1848 témoignent d’une recherche effrénée d’institutions
efficaces pour diriger la France. Les acquis et les principes révolutionnaires
marquent les aspirations des « quarante-huitards », mais l’effervescence
passionnée et les libertés conquises qui s’ensuivent ne tardent pas à effrayer les
élites et la paysannerie. La période est marquée par de nombreux
questionnements : attitude face à la démocratie sociale, articulation entre
représentation politique et suffrage universel, entre autorité et démocratie, entre
exécutif et législatif, entre Paris et province…
On peut dire que le gouvernement reconnaît le droit au travail dans la mesure où,
le 25 février 1848, « il s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail ».
Mais cette déclaration n’est pas vraiment suivie d’effets. L’extrême gauche
républicaine réclame en vain la création d’un Ministère du travail (fondé en 1906
seulement par Clemenceau). Le gouvernement se contente de nommer une
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Commission du gouvernement pour les travailleurs, qui siège au palais du
Luxembourg sous la présidence de Louis Blanc et de l’ouvrier Albert. On
organise des ateliers nationaux, qui ne sont en fait que des grands chantiers de
charité, et non l’organisation du travail réclamée par Louis Blanc, supervisés par
le ministre Marie (représentant des républicains modérés fidèles au libéralisme).
Tous les ouvriers sans travail y sont admis, avec un salaire de 2 francs par jour.
Les ateliers sont organisés sur un modèle militaire (lieutenances, brigades,
escouades), mais avec des chefs élus. Au moment de leur dissolution, les ateliers
nationaux employaient 130 000 ouvriers (pour un coût de plus de 7 millions de
francs). Cette décision fut prise parce que les ateliers nationaux étaient considérés
comme un foyer d’agitation et parce qu’ils coûtaient cher à l’État, qui avait dû
augmenter de 45 % les impôts directs (c’est «l’impôt des 45 centimes», sousentendu par franc d’imposition, très impopulaire dans les campagnes).
La jeune République issue des événements de 1848 se veut girondine.
Immaculée, elle véhicule l’image d’un humanitarisme sincère dont sont issues les
aspirations diffuses des vainqueurs : démocratie, pitié et générosité, justice
sociale, fraternité… Elle répudie tout système et toute tentative de terreur. La
férocité jacobine de 1793 est condamnée. Il y a pourtant parenté entre les deux
épisodes révolutionnaires. La jeune vierge de 1848 s’adresse à sa « soeur » de
l’An II, reconnaissance explicite d’un héritage, d’une continuité entre les
révolutions de 1793 et 1848. Victor Hugo montrant bien la complémentarité des
deux républiques : « La première a détruit, la seconde doit organiser. L’oeuvre
d’organisation est le complément nécessaire de l’œuvre de destruction ».
Mais après la proclamation le 4 mai d’une république conservatrice, les meneurs
socialistes les plus résolus (Blanqui, Barbès, Raspail…) manquent, à l’issue
d’une manifestation désordonnée le 15 mai 1848, de faire vaciller le régime. Le
désir de réaction va être exaspéré par cet épisode. La dignité de la République
issue du suffrage universel a été violée, sa légitimité contestée par le peuple de
Paris. Les sanglantes Journées de juin rompent l’euphorie de la fraternité nouvelle
inaugurée par la révolution de février 1848. Les journées de juin 1848 sont
déclenchées par la décision du gouvernement de fermer les Ateliers nationaux
créés par le gouvernement provisoire de février pour lutter contre le chômage
(dans lesquels on versait un salaire aux chômeurs contre un travail, le plus
souvent de terrassement, dont l’utilité n’était pas toujours avérée) et d’enrôler les
chômeurs célibataires dans l’armée. La fermeture des ateliers, ainsi que l’élection
à l’Assemblée des révolutionnaires Leroux et Proudhon et de Louis Napoléon
Bonaparte mettent le feu aux poudres. Les ouvriers au chômage qui ne survivent
que grâce aux ateliers nationaux, sont acculés au désespoir suite à leur abolition.
L’arrestation en mai des leaders les plus connus empêche toute organisation
efficace Le 23 juin, Paris se hérisse de barricades. Les soldats de la Garde
nationale livrent durant 4 jours un cruel combat contre les insurgés.
L’insurrection parisienne de juin 1848
La France est déchirée une guerre civile qui oppose la classe ouvrière et les
partisans de l’Ordre. Un ouvrier accuse explicitement la bourgeoisie républicaine
d’avoir fusillé et déporté les militants de gauche révoltés les 23-26 juin 1848. Le
général Cavaignac, le « prince du sang », ministre de la Guerre puis chef du
pouvoir exécutif, est chargé de réprimer l’émeute. Le 26 juin, après des combats
sanglants, les dernières barricades tombent. La bataille se solde par quelques
exécutions sommaires et d’immenses rafles de suspects. 1 500 hommes attendent,
dans des prisons improvisées, la « transportation en Algérie ». L’écrasement de
l’insurrection par l’armée marque la fin de « l’illusion lyrique » et de la «
République sociale ».
Jean-Louis Meissonnier est l’un des peintres d’histoire et de scènes de genre les
plus populaires et les plus décorés de la monarchie de Juillet et du Second
Empire. Cette oeuvre, La barricade de la rue de la Mortellerie, illustre la terrible
répression des Journées de juin à Paris. Les affrontements sont acharnés entre un
camp « bourgeois » très résolu dont les valeurs d’ordre, de propriété, de liberté se
voient attribuées des mérites absolus et celui des « ouvriers socialistes »
combattant au nom de la justice, du bonheur et de la vie.
La Constitution du 4 novembre 1848
Dès le lendemain de la révolution de 1848, une Assemblée constituante est
formée d’une majorité de républicains modérés prêts à défendre la République
mars 1871. La Commune défend la
démocratie directe, mène une politique qui
anticipe sur celle de la Troisième République
et esquisse des projets (république sociale et
pour partie fédérale). Après son écrasement,
la période 1871-1879 est marquée par la
marginalisation de ceux qui refusent la
république et la victoire de la conception
libérale et parlementaire du pouvoir sur la
conception autoritaire. Le suffrage universel
tranche à plusieurs reprises, amenant la
démission de Mac-Mahon en janvier 1879.
Ce fait entérine une césure importante, pour
le fonctionnement des institutions comme
pour la recomposition du système des forces
politiques. »
L’INCONNU DE LA PREMIÈRE FOIS
À la suite de la Révolution de février 1848, le
gouvernement provisoire de la République
française décrète, le 5 mars, le vote universel,
c’est-à-dire le suffrage universel masculin. «
On entrait dans l’inconnu », écrit GarnierPagès, l’un des membres du gouvernement
provisoire. Dimanche de Pâques, 23 avril
1848, la scène a été souvent décrite : GarnierPagès trace les contours idylliques de ce
premier vote massif et apaisé des campagnes
avec 83 % des inscrits qui ont participé à ce
premier banquet civique !
Les électeurs, venus en cortèges au chef-lieu
de canton, ont été appelés, commune après
commune, nominalement par le président du
bureau de vote à qui ils remettent leur
bulletin de vote, qui a été rédigé à la main en
dehors du bureau, ou à défaut imprimé. Le
bon électeur est en effet celui qui est capable
d’écrire lui-même son bulletin, mais, la
population masculine étant analphabète à 50
%, les agents électoraux des candidats ont
répandu dans la population de fortes quantités
de bulletins imprimés.
Lors de ce premier vote, les pressions des
puissants, des prêtres et des représentants de
la jeune République n’ont pas dû manquer.
Le président glisse lui-même le bulletin dans
l’urne, tandis qu’un assesseur appose son
paraphe à côté du nom de l’électeur. Cette
procédure restera inchangée jusqu’en 1913,
date d’adoption de l’enveloppe et de l’isoloir.
Toutefois le vote aura désormais lieu dans la
commune et la procédure de l’appel nominal
des citoyens tombera en désuétude. Preuve
aussi de l’individualisation du vote : on vient
voter quand on le veut.
Toutefois, la belle unanimité quarantehuitarde est ternie par les contestations des
résultats à Limoges et surtout à Rouen, dans
les quartiers ouvriers. Deux mois plus tard, ce
seront 4 000 morts que l’insurrection de juin
fauchera. La pacification des conflits est une
condition, mais aussi une conséquence de la
gestion douce des passions politiques par le
vote. Si, par la loi du 31 mai 1850, le parti de
l’ordre exclut « la vile multitude » (Thiers),
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contre les velléités socialistes du peuple de Paris. Fortement inspirée de la
Constitution américaine, mais sans accorder la même prééminence au président,
elle vise à éviter la dictature d’une assemblée comme sous la Convention. C’est
pour cette raison que les pouvoirs sont si nettement séparés. De ce fait, en cas de
conflit entre l’Assemblée et le président, les institutions sont bloquées et la crise
ne peut être dénouée que par la force. Paradoxalement les députés de gauche de
l’Assemblée constituante, proches du peuple dans leur discours mais se défiant de
son vote dans le cas de l’élection d’un président au suffrage universel, se sont
opposés à ce mode de désignation du Président de la République. C’est
Lamartine, favorable à l’élection du Président au suffrage universel qui emporta
la décision par un discours dont « l’éloquence fut décisive » (J-J. Chevallier,
Histoire des Institutions politiques de la France, Dalloz, 1952, p. 251).
Cette Constitution semble plutôt instaurer un régime présidentiel. En effet, le
suffrage universel élit directement une Assemblée unique et un Président, qui ont
donc une légitimité équivalente (comme aux États-Unis). Le Président ne dispose
pas du droit de dissolution, qui est un élément constitutif du régime
parlementaire. Les ministres sont nommés par le Président, mais la question de
leur responsabilité n’est pas clairement réglée. L’article 68 commence ainsi : « Le
président de la République, les ministres, les agents et dépositaires de l’autorité
publique sont responsables, chacun en ce qui les concerne, de tous les actes du
gouvernement et de l’administration ». On ne sait pas ici s’il s’agit d’une
responsabilité pénale individuelle ou d’une responsabilité politique collective.
Dans un régime parlementaire, les ministres sont collectivement responsables
devant le Parlement ; dans un régime présidentiel, chaque ministre est
responsable devant le Président. La pratique politique de la IIe République fut
d’abord parlementaire (ministres choisis dans la majorité parlementaire), puis le
Président Louis-Napoléon Bonaparte décida, en 1849, que les ministres seraient
responsables devant lui seul.
Éloge du suffrage universel
Dans ce célèbre discours, Victor Hugo célèbre le suffrage universel d’une double
manière :
– le suffrage universel établit l’égalité politique entre les citoyens (masculins), ce
qui permet de transcender les inégalités sociales et de donner la parole à tous ;
– ce faisant, le « droit du suffrage » abolit le « droit d’insurrection », rendant
inutile le recours à la violence, à « l’émeute ». Ce second argument est destiné
aux conservateurs, qui s’apprêtent à restreindre le droit de vote. S’ils portent
atteinte au suffrage universel, ils pousseront les ouvriers, privés du droit de vote,
à se tourner de nouveau vers l’insurrection. C’est ainsi la droite qui est présentée
comme fauteuse de désordre et la gauche républicaine comme une force de paix
sociale.
L’élection présidentielle de décembre 1848 porte en tête Louis-Napoléon
Bonaparte, le candidat du parti de l’Ordre suivi de très loin par le général
Cavaignac qui avait réprimé dans le sang le mouvement ouvrier de juin 1848. Les
autres candidats partisans d’une république modérée ou sociale n’obtiennent que
des résultats dérisoires. Cette tendance est confirmée lors des élections
législatives de mai 1849 qui donnent une majorité très large au parti de l’Ordre.
Louis Napoléon Bonaparte, élu président de la République le 10 décembre 1848,
soutient la répression de la propagande démocratique prônée par le Parti de
l’ordre et son chef Louis Adolphe Thiers. Tout un arsenal législatif vise à limiter
l’impact des mesures libérales prises dans le contexte euphorique de février et à
favoriser l’encadrement du peuple par les notables, les fonctionnaires ou le
clergé. La loi Falloux (15 mars 1850) illustre bien cette volonté puisqu’elle fait
du cléricalisme une pièce maîtresse du système conservateur. La religion, par le
biais de l’enseignement primaire, doit inculquer au peuple le respect de l’ordre et
de la propriété. La réforme électorale du 31 mai 1850 marque une nouvelle étape
dans la lutte contre les « Montagnards ». S’il est désormais impossible de revenir
sur le suffrage universel, « esprit de la constitution », il est possible d’en limiter
la portée. La loi du 31 mai restreint le corps électoral par l’ajout d’une condition à
l’inscription sur les listes. Trois ans de domicile continus sont exigibles des
votants, ce qui exclut les migrants, les « vagabonds ». La loi du 31 mai, une fois
appliquée, réduit le corps électoral de près d’un tiers, le nombre d’électeurs
passant de 9 600 000 à 6 800 000. Tout le jeu politique s’en trouve changé.
Louis Napoléon Bonaparte demande à l’Assemblée nationale de l’autoriser à
écrêtant ainsi l’électorat de 3 millions de
personnes, le suffrage universel est rétabli par
Louis Napoléon Bonaparte en 1851. C’est
donc sous un régime autoritaire, sans liberté
d’expression et avec le poids des
candidatures officielles, que les Français vont
aussi apprendre à voter. La participation est
importante lors des trois plébiscites
victorieux (1851, 1852, 1870). Les élections
de 1869 dénotent cependant un net
changement par rapport aux pratiques
précédentes et la campagne électorale est
vraiment contradictoire dans les grandes
villes. Enfin, la Commune fait naître les
derniers grands débats autour du droit de
suffrage : peut-on laisser à la « canaille » le
droit de voter, voire pire, d’être élue ? En
1874-1875, le problème est réglé. Non par
l’exaltation du suffrage, mais par l’argument
de la continuité. Le droit au vote est
désormais irréversible. Seul le régime de
Vichy interrompra ce long apprentissage du
vote et du respect en suspendant les élections.
« LE SUFFRAGE UNIVERSEL A TUÉ LES
BARRICADES » (LE TEMPS, 1898)
L’instauration du suffrage universel masculin
s’est révélée un formidable instrument de
pacification sociale. Il est à la fois cause et
conséquence du processus séculaire de
civilisation des mœurs et d’apprentissage du
contrôle de soi et du respect des autres.
Désormais, l’électeur doit avoir troqué ses
vieux modes d’expression du
mécontentement (émotions populaires,
émeutes, journées révolutionnaires) contre la
reconnaissance de sa dignité et de son égalité
à l’égard d’autrui. Il doit apprendre à
patienter, à attendre les échéances légales. La
démocratie, que l’on appelle dorénavant
représentative, tend à être assimilée au seul
verdict des urnes (le peuple s’est exprimé)
commenté par les porte-parole de l’opinion
que sont les élus et les grands éditorialistes.
La République, c’est le droit de voter, mais
ce peut être aussi le droit de ne s’exprimer
que par le vote. La délégitimation de l’usage
de la violence et sa limitation dans les
conflits individuels et collectifs sera un
processus progressif. On a pu parler
d’exception française, la France ayant été le
pays dans lequel la révolution initiatrice
(celle de 1789) n’en finit pas de finir.
Cependant, le Grand Soir ou la Grève
générale révolutionnaire, symboles négateurs
de la régulation démocratique par le suffrage,
n’éclateront pas. Dans le même mouvement,
le personnel politique s’adapte lui aussi aux
modifications de la compétition politique
démocratique : respect du principe de
majorité, respect des droits des minorités,
alternance, réversibilité des décisions.
L’ennemi qu’il s’agissait de détruire
physiquement ou d’annihiler politiquement
devient un adversaire, gouvernant potentiel et
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briguer un second mandat alors qu’il n’est pas rééligible. Face au refus des
parlementaires, il tente un coup d’État le 2 décembre 1851, dissous l’Assemblée
et rétablit le suffrage universel.
Le coup d’État du 2 décembre 1851 : restauration ou mise en place d‘une
expérience politique originale ?
Louis Napoléon Bonaparte décide de dissoudre l’Assemblée, le Conseil d’État, de
rétablir le suffrage universel en abrogeant la loi du 30 mai 1850 qui limitait le
suffrage universel, de convoquer l’ensemble des électeurs pour de nouvelles
élections. On peut parler de coup de force car le pouvoir exécutif décrète, il ne
tient donc pas compte du pouvoir législatif ni du pouvoir judiciaire pour prendre
le pouvoir. Il affirme détenir sa légitimité du « Peuple français » au nom duquel il
décrète. Enfin, il instaure l’état de siège, s’appuyant sur l’armée pour maintenir
l’ordre. La seule conquête qui reste est le suffrage universel, mais il est dénaturé
et utilisé au profit du pouvoir.
La proclamation du 2 décembre 1851 est un texte essentiel qui fixe les
fondements du nouveau régime autoritaire. Elle s’inscrit dans une mise en scène
précise, ciblée et bien orchestrée. En effet, le coup d’État n’a pas pour vocation
de conquérir un pouvoir déjà en grande partie acquis mais de se prémunir contre
les résistances que pourraient susciter les nouvelles initiatives constitutionnelles.
La réussite de l’entreprise passe d’abord par une grande opération de propagande
qui doit faire accepter le fait accompli à l’opinion publique. Ainsi, dans la nuit du
1er au 2 décembre, le coup d’État débute-t-il par l’occupation de l’Imprimerie
nationale. A l’aube du 2 décembre, des afficheurs salariés de la préfecture
placardent sur tous les murs de Paris une proclamation à la population. Elle
annonce la dissolution de l’Assemblée législative, impopulaire parce que
conservatrice, la préparation d’une nouvelle Constitution, un plébiscite pour la
ratifier, le rétablissement du suffrage universel par abrogation de la loi du 31 mai
1850. Dans un premier temps, Louis Napoléon Bonaparte préfère la démagogie à
la violence. En rendant au peuple sa voix, il se place plus à gauche que
l’Assemblée dissoute. En satisfaisant l’aspiration des Français à la souveraineté
nationale, en fondant son régime sur la démocratie, il montre l’une des facettes de
son programme : « fermer l’ère des révolutions en satisfaisant les besoins
légitimes du peuple », conception à la fois antirévolutionnaire, ambitieuse et
paternaliste, mais aussi progressiste.
Contrairement à Paris, la province tente de s’opposer au coup d’État. Partout
où la propagande républicaine s’était développée, l’annonce de l’événement
donne le signe de l’insurrection. Le fondement de l’insurrection en province
comme à Paris repose dans l’article 68 de la constitution « Le président est déchu
[…], les citoyens sont tenus de lui refuser l’obéissance ». Comment ? L’article
précise que le pouvoir exécutif revient alors à l’Assemblée. Celle-ci n’ayant pas
eu le temps de s’en saisir, la résistance prend une forme improvisée, celle de
colonnes de paysans, guidés par des chefs ceints de l’écharpe rouge, manifestant
parfois avec violence leur mécontentement. La proclamation du préfet de l’Allier
du 4 décembre reflète l’interprétation que le nouveau pouvoir et le Parti de
l’ordre veulent donner de l’événement. L’insurrection, venue des campagnes
arriérées, y est assimilée à une jacquerie. Au-delà de la réaction
antirévolutionnaire, cette interprétation de l’insurrection provinciale est d’un
intérêt politique majeur. Le péril rouge devient la justification du coup d’État. Le
mythe de la jacquerie permet à Louis Napoléon Bonaparte d’infléchir sa
propagande. Pour sauver la société du péril révolutionnaire, il lui fallait
consolider l’État. Ainsi, le coup d’État qui le 2 décembre comportait une vague
composante de gauche est devenu, en quelques jours, une entreprise radicalement
conservatrice. À Paris, l’article 68 conduit quelques députés républicains, dont
Victor Hugo, à tenter de soulever le peuple : « Louis Napoléon trahit la
République ». Le 2 décembre, ces républicains élisent un comité de résistance qui
tente d’appeler le peuple de la capitale aux barricades. Les Parisiens n’ont pas
élevé de barricades spontanées. Le souvenir de la répression des journées de juin
1848 est encore vivace, d’autant que l’annonce de la restitution du suffrage
universel suscite des mouvements favorables. Les ouvriers parisiens ne veulent
pas résister au coup d’État parce que celui-ci renverse un régime républicain
conservateur qui leur a été hostile.
Pourtant la résistance s’organise au cri de « Vive la constitution ». Le 4
décembre, le duc de Morny décide la répression. En fin de soirée, les troupes,
supérieures en nombre et en armement, ont abattu la plupart des barricades. La «
appartenant à la même corporation des
hommes politiques professionnels. La
participation aux élections, parfois refusée à
l’extrême droite et à l’extrême gauche, est
utilisée par certains nouveaux entrants dans la
compétition à des fins de propagande avant
l’assaut final révolutionnaire. Peu à peu, pris
dans la machinerie démocratique, les partis
hors système et les tenants des régimes
monarchistes ou autoritaires apprennent, eux
aussi, à respecter le verdict des urnes, qui
seules confèrent le droit d’occuper
temporairement les positions de pouvoir
politique.
Le recrutement du personnel politique aura
tendance à se démocratiser et les titulaires de
mandat auront tendance à se
professionnaliser. C’est le temps des «
politiciens » comme les appellent leurs
détracteurs. Le mot apparaît vers la fin du
XIXe siècle et désigne ceux qui vivent, pour
reprendre le mot du sociologue allemand
Max Weber, pour et de la politique. Ce qui
signifie qu’ils sont rémunérés par leur parti
ou le plus souvent par une indemnité
parlementaire (instaurée très précocement en
France dès 1789, supprimée puis réinstaurée
en 1848 et définitivement en 1870). Les
membres des professions libérales (avocats
surtout, médecins, publicistes), de
l’enseignement (instituteurs et professeurs)
peuvent ainsi concurrencer les anciens
notables qui pouvaient financer leurs activités
politiques sur leur fortune et leurs loisirs. «
La fin des notables » (au début de la IIIe
République) n’est pas aussi brutale qu’on a
pu le dire. Certains arrivent à résister à la
concurrence des comités en s’adaptant, en se
spécialisant et en apprenant, eux aussi, les
techniques de démarchage électoral et de
recherche de voix en compétition
démocratique : rendre des services, certes,
mais également multiplier les affiches, les
journaux, tenir des réunions. Bref, faire
campagne.
« Le triomphe de la République », Estampe,
1870, musée Carnavalet, Paris.
Cette allégorie au titre explicite permet de
présenter clairement la problématique de la
période. La République triomphante, au
centre de l’image, est incarnée très
classiquement par une femme vêtue à
l’antique et coiffée du bonnet phrygien. Cette
Marianne tient, dans la main gauche, le
drapeau tricolore et, dans la main droite, un
glaive de justice. Derrière elle, une sorte
d’ange lève un flambeau qui éclaire le
monde. Deux angelots portent les symboles
de la démocratie : les droits de l’homme et le
suffrage universel. Autour de la République
sont regroupées les différentes composantes
du peuple français. À droite de l’image, un
forgeron représente le monde ouvrier, aux
côtés d’un paysan tenant une fourche. À
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fusillade des boulevards » montre la résolution des hommes de l’Élysée. Victor
Hugo, ainsi que soixante-dix autres représentants de la gauche, est contraint à
l’exil. Le coup d’État de décembre est, pour les républicains des années 1870, le
crime originel du régime bonapartiste. Ils insistent sur l’horreur de la fusillade qui
fit 400 morts sur les grands boulevards.
Un plébiscite approuve à une écrasante majorité un prolongement de son mandat
de 10 ans et la possibilité de réviser la Constitution.
Les institutions de 1852
« Il est dans la nature de la démocratie de s’incarner dans un chef ». Ces mots de
Louis-Napoléon Bonaparte reflètent l’esprit de la Constitution promulguée le 4
janvier 1852. Cette Constitution qui s’inspire des principes institutionnels du
Consulat, est un pas vers le rétablissement de l’Empire. Les institutions de 1852
sont celles d’un régime autoritaire, qui a certes conservé le suffrage universel,
mais où l’exécutif contrôle très étroitement le législatif. Les députés sont élus
selon le système de la candidature officielle. Le Corps législatif ne fait que voter
les lois proposées par Louis-Napoléon Bonaparte et préparées par le Conseil
d’État. Les éventuels amendements doivent être acceptés par le Conseil d’État.
Le Sénat, dont les membres sont nommés par Louis-Napoléon Bonaparte, peut
s’opposer à la promulgation d’une loi.
C’est au cours de sa tournée des départements à l’automne 1852, organisée par le
ministre de l’Intérieur Persigny, que le prince-président fut de plus en plus
accueilli par des acclamations le poussant officiellement à rétablir l’Empire et
que fut prononcée, lors du discours de Bordeaux, la fameuse phrase : « L’Empire,
c’est la paix » L’Empire est proclamé le 2 décembre 1852, jour anniversaire
du sacre de Napoléon Ier et de la bataille d’Austerlitz, puis approuvé par
plébiscite.
Ce régime semble en façade respecter certains principes nés de la Déclaration des
droits de l’homme comme la souveraineté populaire, l’existence d’une assemblée
issue de la nation, voire même un semblant de séparation des pouvoirs. Mais en
diluant les prérogatives des assemblées, en nommant leurs membres ou en
influençant les électeurs pour leur nomination, l’empereur s’arroge finalement un
contrôle total sur le travail législatif et ce d’autant qu’il est le seul à posséder
l’initiative des lois. Concentrant entre ses mains les pouvoirs, ce régime est donc
un régime autoritaire qui tire sa légitimité du plébiscite. On parle de césarisme.
Par la suite, le prince-président ne modifiera pas les dispositions
constitutionnelles majeures. Cette période constitue donc la matrice du Second
Empire, césarisme démocratique dans lequel le suffrage universel n’est pas remis
en cause mais confisqué par une pratique autoritaire incarnée par un homme.
II. Napoléon III et le Second Empire Empire, une monarchie autoritaire ?
Fils d’Hortense de Beauharnais et de Louis Bonaparte, frère cadet de Napoléon
Ier, Louis-Napoléon passe son enfance en exil, à Arenenberg, en Suisse. Élevé
dans le culte du Premier Empire et dans l’attachement aux principes
révolutionnaires, il apparaît très tôt comme un révolutionnaire exalté. En 1831, il
combat aux côtés des carbonari en Italie. La mort du duc de Reichstadt, le 22
juillet 1832, fait de lui le seul à pouvoir relever le nom des Bonaparte.
Après avoir été successivement exilé, proscrit, prisonnier, évadé, la révolution de
février 1848 lui donne l’occasion de revenir en France. Alors inconnu de la
plupart des Français mais bénéficiant de la légende à laquelle son nom est
attaché, il remporte l’élection du 10 décembre 1848 et devient le premier
président de la République française. Après le coup d’État du 2 décembre 1851, il
fait rédiger une nouvelle constitution qui lui octroie de très larges pouvoirs et
établit un régime aux apparences démocratiques mais en réalité liberticide. La
dignité impériale une fois rétablie, il dirige la France pendant 18 ans. Il instaure
alors une certaine pratique du pouvoir à l’origine d’une tradition politique qui
connaîtra une longue postérité: le bonapartisme.
« Napoléon le Petit », comme le surnomma Hugo, est en fait une personnalité
beaucoup plus complexe que ne le laisse penser la multitude de caricatures qui
fonde sa légende noire. S’inspirant du modèle économique anglais, il favorise
l’entrée de la France dans la révolution industrielle. Auteur de L’Extinction du
paupérisme, il fait voter – tardivement – une législation en faveur des ouvriers.
Visionnaire sur le plan de la politique extérieure, il veut redonner à la France une
place au sein du concert européen tout en défendant le principe des nationalités.
gauche, les soldats fraternisent avec les
ouvriers en blouse et les bourgeois (on
aperçoit un chapeau haut de forme à l’arrièreplan). Marianne foule aux pieds les symboles
du pouvoir monarchique : une couronne et
une main de justice, posées sur un coussin
pourpre. Au premier plan de l’image, les
monarchistes dévalent les marches du
pouvoir : ils sont chassés par la République.
À gauche de l’image, on reconnaît les
royalistes, avec leurs principes (le droit divin,
la Charte de 1814). Leur prétendant, le comte
de Chambord (représenté d’une manière
réaliste), portant les attributs de la royauté
(manteau fleurdelisé et sceptre), chancelle.
Les trois autres personnages sont des
partisans des Bourbons. Le comte de
Chambord (1820-1883), petit-fils de Charles
X, est le prétendant à la Couronne pour la
branche
« légitime » des Bourbon, sous le nom de
Henri V. Profitant de la victoire des royalistes
aux législatives de février 1871, il
rentre en France pour tenter la restauration.
Mais la « fusion dynastique » avec le
prétendant des Orléans (le comte de Paris)
s’avère impossible, notamment parce que le
comte de Chambord refuse d’adopter le
drapeau tricolore (refus réitéré dans une lettre
du 23 octobre 1873, qui fait définitivement
échouer la restauration). L’idéologie
légitimiste peut être définie globalement
comme contre-révolutionnaire dans la mesure
où elle considère la Révolution française
comme une rupture néfaste dans l’histoire de
France. Le terme « dotations » et la bourse
que tient l’un des personnages sont des
allusions au « milliard des émigrés » (loi de
1825 accordant des indemnités pour les biens
confisqués aux émigrés). À droite, on assiste
à la déroute du bonapartisme. On reconnaît
aisément Napoléon III, dans son uniforme
impérial, et son fils (le Prince impérial),
accablés par la défaite de Sedan. Le terme «
plébiscite » renvoie à la doctrine bonapartiste.
La République semble chasser, en même
temps que Napoléon III, le Prussien
(uniforme vert) et l’Autrichien (uniforme
blanc), autres incarnations de l’idéologie
impériale et militariste.
C’est une République triomphante qui
est représentée (elle pose le pied sur les
symboles de la royauté). Mais elle est aussi
consensuelle, car l’ensemble des forces
politiques françaises sont représentées, des
monarchistes aux socialistes en passant par
les bonapartistes, les républicains modérés ou
encore les radicaux. C’est donc l’ensemble de
la Nation (on aperçoit au fond le génie de la
Nation) qui est rassemblée, comme elle
l’avait été jadis le 14 juillet 1790, autour de
valeurs communes et de la Constitution de
1875.
Plantation d’un arbre de la Liberté
8
Sa politique artistique et culturelle, longtemps méprisée, est ambitieuse. Désirant
faire de Paris la capitale la plus moderne du monde, il encourage un nouvel
urbanisme qui transforme la ville médiévale en Ville lumière. La défaite de
Sedan, le 2 septembre 1870, sonne le glas du régime. La Troisième République
naissante diabolise alors Napoléon III et le Second Empire. Les historiens
s’attachent aujourd’hui à réévaluer l’homme et son oeuvre politique.
L’économie française sous le Second Empire
Sous le Second Empire, le développement économique est largement dû à
l’impulsion de Napoléon III lui-même, passionné par les questions économiques
(grâce à ses lectures de jeunesse et à ses visites dans les principales régions
économiques d’Angleterre avant 1848, lors de sa jeunesse aventureuse). Jouent
aussi un rôle la découverte de nouvelles mines d’or en Californie (1848) et en
Australie (1850) et la mise en place d’un système bancaire moderne.
L’aménagement de la France prolonge celui de la monarchie de Juillet (loi sur les
chemins de fer de 1842) en l’amplifiant. Noter l’accent mis sur les transports
(voies ferrées, ports, canaux), les grands travaux (assèchement de la Sologne et
surtout des Landes), l’urbanisme (qui se poursuit jusque dans les années 1890) :
c’est sous le Second Empire que la France est entrée vraiment dans la révolution
industrielle.
Partisan des idées des saint-simoniens (qui voyaient le progrès humain se réaliser
par le développement d’une économie moderne) et adepte du libre-échange
(l’abaissement des droits de douanes devant permettre la modernisation des
industries grâce à la concurrence avec l’étranger), Napoléon III est à la base de la
modernisation économique du pays. Il imposa parfois ses idées : les négociations
aboutissant au traité de libre-échange avec le Royaume-Uni (janvier 1860) furent
menées secrètement, une partie du gouvernement et des milieux d’affaires étant
opposés à l’ouverture des frontières.
On peut réfléchir à la personnalité originale de Louis Napoléon Bonaparte à la
fois prétendant au trône et sensible aux professions de foi libérales. Le 4 juin
1848, Louis Napoléon Bonaparte revient à la politique. Il est élu député à
l’Assemblée. C’est lui encore que les Français choisissent le 10 décembre 1848 à
la présidence de la IIe République. Cette victoire, à l’origine directe du Second
Empire, s’explique par l’alliance qu’il noue avec le comité de la rue de Poitiers,
notables nostalgiques des anciennes monarchies, influents mais pas assez pour
rassembler les électeurs, et par un nom connu de la France entière. Le souvenir de
Napoléon Ier, de la grande Armée, transmis dans les familles est un atout majeur
à l’heure où la campagne électorale de masse n’existe pas. Contrairement aux
croyances de Thiers, l’homme fort du comité de la rue de Poitiers, Louis
Napoléon Bonaparte n’est pas « un crétin qu’on mènera ». Avec le personnage
émerge une sorte de doctrine inédite qui n’est pas celle du Parti de l’ordre et de
l’Assemblée conservatrice. Louis Napoléon Bonaparte se croit légitime au point
qu’il fondera bientôt sur cette légitimité son droit à violer la Constitution qu’il
n’aura pu réformer. Comme son oncle, il croit aux principes sociaux et juridiques
de 1789, mais contrairement à lui, il a reçu une éducation moderne et ouverte.
Son exil en Grande-Bretagne lui a montré que la modernité industrielle
engendrait le paupérisme. Cette misère du peuple donne à l’État un devoir
d’intervention. S’il n’avait été prétendant au trône, l’auteur de L’extinction du
paupérisme aurait pu être socialiste. C’est là l’insurmontable contradiction de sa
pensée : l’idée que seul un pouvoir fort et non un pouvoir collectif peut engendrer
le progrès. « Faire le bien, améliorer le sort des populations » : Louis Napoléon
Bonaparte se fait son propre propagandiste. C’est lui qui invente le voyage
présidentiel. Il fait quatorze voyages entre 1849 et 1851 afin de présenter ses
idées et de préparer indirectement une prise du pouvoir, la Constitution lui
interdisant toute réélection. Tel est l’objectif de ses discours entre démagogie et
aspirations sociales sincères (à Dijon en juin 1851…).
Au matin du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte fait afficher un «
appel au peuple » où il légitime le coup d’État et annonce une nouvelle
Constitution, inspirée du Consulat. L’expression « fermer l’ère des révolutions »
doit se comprendre à deux niveaux. Il s’agit d’abord de clore la période
révolutionnaire commencée en 1789, de mettre un terme à ce processus, en luttant
contre les « passions subversives » et en proposant des institutions durables. Mais
il s’agit en même temps de pérenniser les acquis de 1789, de fonder
La plantation d’arbres symbolisant la liberté
renoue avec une pratique remontant à la
révolution de 1789 et à la plantation des «
arbres de mai » sous l’Ancien Régime. En
1848, les cérémonies ont lieu généralement
en présence du clergé, traduisant par là une
constatation : la révolution de 1848 n’est
nullement anticléricale. La cérémonie ici
représentée exprime un certain unanimisme.
C’est le temps de « l’illusion lyrique ».
Cette lithographie célèbre le suffrage
universel. Elle témoigne de l’enthousiasme
pour le vote de tous malgré les déceptions
apportées aux républicains par les votes
de décembre 1848 et de mai 1849. Une jeune
femme, drapée en blanc et coiffée d’un
bonnet phrygien, symbolise la liberté ; elle
tient dans la main gauche la table des
Droits de l’homme, appuyée sur une presse
d’imprimerie, et dans la main droite un
flambeau qui éclaire l’urne (la lumière
symbolise la raison). Celle-ci est apportée par
un homme en blouse et lavallière. Vers cette
urne convergent, à gauche et en arrière-plan,
des cortèges d’hommes unis fraternellement.
On distingue symboliquement, au premier
rang, de droite à gauche, un paysan, un
bourgeois, un ouvrier et un soldat. LedruRollin, accoudé à un arbre de la liberté,
contemple ce spectacle comme celui de sa
victoire. À droite, les députés du parti de
l’Ordre (Falloux, Montalembert, et Thiers)
semblent perplexes
voire craintifs.
Cette lithographie permet aussi l’association
de l’idée républicaine et du suffrage universel
avec celle de progrès matériel. L’urne
électorale est entourée d’une corne
d’abondance d’où sortent des fruits. Les deux
cortèges d’électeurs sortent l’un d’un quai où
accostent des bateaux à vapeur, l’autre d’une
gare de chemin de fer. Le succès de la IIe
République est ainsi fondé sur le suffrage
universel mais aussi sur le développement
économique, conformément aux idées
développées par Saint-Simon.
Discours de Bordeaux, 9 octobre 1852
C’est le discours le plus important de la
tournée entreprise en 1852 pour amener
l’Empire. Louis-Napoléon Bonaparte (futur
Napoléon III) définit son règne à venir en
levant l’hypothèque qui pèse sur la tradition
dont il est l’héritier : la guerre en Europe. Le
Second Empire sera synonyme de paix. Le
neveu de Napoléon Ier reprend le thème de la
réconciliation nationale mais en y ajoutant
une nouveauté, le progrès technique et
l’expansion de l’économie.
Expansion coloniale et politique extérieure
du Second Empire
Les opérations en Europe sont destinées à
faire oublier le congrès de Vienne. Le
9
définitivement un système inspiré par la Révolution française. L’autre formule du
texte qui définit bien le programme bonapartiste dans son rapport à la Révolution
est : « la France régénérée par la révolution de 89 et organisée par l’Empereur ».
On retrouve, en effet, là toute l’ambiguïté du bonapartisme, qui prétend concilier
la souveraineté nationale et l’ordre monarchique.
Le Second Empire se réserve le droit de désigner aux électeurs le « bon choix » à
faire. On craint en effet que les électeurs, peu habitués au suffrage universel, ne
se laissent abuser par des démagogues : à droite, c’est la peur de voir élire des
candidats « rouges », à gauche, celle de voir les électeurs tomber sous l’influence
des notables (le châtelain, le curé…). Cela explique les hésitations de 1848 à
mettre en place le suffrage universel, puis la loi de mai 1850 le restreignant. Ici, il
est maintenu, mais guidé. Le préfet intervient en donnant des instructions aux
maires : désignation du « bon candidat », mise à disposition d’un seul bulletin de
vote, service d’ordre pour empêcher les adversaires de se manifester, incitation au
retrait d’un candidat.
Les réformes politiques
On constate qu’après 1863 l’opposition au régime est de plus en plus présente au
sein du corps législatif (8 élus en 1852 contre 74 en 1869), alors que l’intérêt des
Français pour les élections ne cesse de grandir. Cette force nouvelle de
l’opposition s’explique en partie par la libéralisation progressive du régime :
amnistie de 1859, réformes du décret sur la presse et du fonctionnement des
institutions. Des réformes importantes sont adoptées au cours des années 1860, ce
qui aboutit, en 1870, à un régime quasi-parlementaire. Le Corps législatif obtient
le droit d’adresse en 1860 et, surtout, le droit d’interpellation en 1867, qui lui
permet de critiquer la politique du gouvernement. Le droit d’initiative des lois est
partagé à partir de 1869 entre l’Empereur et le Corps législatif, qui obtient ainsi
une prérogative fondamentale dans un régime démocratique. La liberté de la
presse (1868) et l’assouplissement du système de la candidature officielle pour
les législatives de 1869 permettent à l’opposition de renforcer ses positions au
Corps législatif. En 1870, le régime devient presque parlementaire, puisque les
ministres sont responsables devant le Corps législatif (gouvernement dirigé par le
républicain rallié Émile Ollivier). Toutes les ambiguïtés ne sont cependant pas
levées, puisque l’Empereur reste « responsable devant le peuple français » et
qu’il fait ratifier par plébiscite ces réformes.
Dans son discours, Napoléon III insiste sur le fait que son régime associe « ordre
et liberté » et qu’il repose sur des « bases plébiscitaires », donc sur l’approbation
du peuple français. En effet, le corps législatif est élu au suffrage universel
masculin direct et le Second Empire a eu recours par trois fois à des référendums
au cours de son existence. On peut donc appeler « césarisme démocratique » cette
pensée politique qui entend appuyer un pouvoir fort, incarné par l’empereur,
garant de l’ordre, sur un lien direct avec le peuple par le biais du suffrage
universel. L’objectif du référendum est double. D’abord, faire « ratifier les
réformes libérales réalisées ces dix dernières années », ensuite rendre « plus
facile, dans l’avenir, la transmission de la Couronne ». Napoléon III cherche donc
à consolider son régime alors que l’opposition progresse. Le gouvernement
n’hésite pas à intervenir pour prôner le oui au référendum de mai 1870, en
utilisant non seulement l’administration préfectorale et les magistrats
municipaux, mais aussi le clergé. Il réussit son pari, puisque les électeurs
approuvent massivement sa politique en mai 1870.
Un bonapartiste convaincu : Haussmann
Selon Haussmann, le régime impérial apporte la stabilité à un pays, grâce au
principe monarchique de l’hérédité. Bien tenu en mains par ce pouvoir fort, le
pays est respecté de ses voisins, notamment parce que son chef est égal en dignité
aux autres dirigeants (Haussmann pense aux « grands monarques » qui dirigent
l’Empire austro-hongrois, la Prusse, la Russie, voire la Grande-Bretagne).
Haussmann oppose nettement le régime impérial au régime parlementaire, qui
plongerait le pays dans les divisions politiques, ce qui serait un obstacle au «
développement de sa grandeur et de sa puissance ». Mais sa définition du
bonapartisme est toutefois étonnante, puisqu’il prétend concilier l’hérédité et la
souveraineté nationale, l’Empire « autoritaire » et la démocratie. La Constitution
garantirait les droits de la nation, dont l’Empereur est le représentant. L’Empire
serait « la seule forme pratique de la démocratie », incarnée en quelque sorte dans
un homme fort. On retrouve là les ambiguïtés du « césarisme démocratique »
congrès de Paris (1856, mettant fin à la
guerre de Crimée), la guerre d’Italie (1859)
redonnent la première place à la France et en
font le champion des nationalités. La
politique coloniale, un projet personnel de
Napoléon III, consolide (en Algérie) ou jette
(au Sénégal, en Indochine) les bases du
deuxième empire colonial français, qui
s’épanouira sous la IIIe République.
Napoléon III se veut autant l’empereur des
Français que des Arabes. Si la politique de
protection de la propriété des indigènes
connaît un succès mitigé, la politique
algérienne de Napoléon III, très favorable aux
indigènes, génère une forte opposition de la
part des colons français. Par hostilité à la
tentative du « royaume arabe » beaucoup
de colons se rallient aux républicains. Ils
accueilleront avec joie la proclamation de la
République qui devra faire face à
l’insurrection de 100 000 moujahidin en
Kabylie, dans le Constantinois et dans
l’Oranais ; le soulèvement ne fut écrasé qu’en
1872.
La colonisation en Indochine est la
conséquence du désir de Napoléon III de
protéger les missionnaires français persécutés
par l’empereur d’Annam. La conquête de la
région de Saigon (1859-1861) prive l’Annam
d’une partie de ses ressources en riz, ce qui
oblige l’empereur d’Annam à céder la
Cochinchine à la France. Le protectorat sur le
Cambodge voisin permet ensuite de contrôler
le cours du Mékong et de se lancer dans des
expéditions d’exploration vers le Laos et la
Chine du Sud (mission Doudart de Lagrée en
1866-1868).
L’expédition du Mexique (« la grande pensée
du règne »), destinée à se faire rembourser les
créances mexicaines et à créer un grand
empire catholique favorable à la France en
Amérique latine, est un échec coûteux. Cet
échec et la montée de la Prusse après 1866
(victoire de Sadowa contre l’Autriche) font
que la France n’est plus aussi triomphante
qu’aux alentours des
années 1860.
Napoléon III a combattu à la tête de ses
troupes durant la guerre franco-prussienne,
déclarée le 19 juillet 1870. L’offensive
victorieuse des armées prussiennes dans le
nord de l’Alsace en août 1870 contraint
l’armée française à faire retraite. Tandis que
le maréchal Bazaine se laisse bloquer dans
Metz, le maréchal Mac-Mahon et Napoléon
III se replient fin août à Sedan avec 100 000
hommes, espérant pouvoir réorganiser leurs
troupes. La cuvette de Sedan est entourée de
collines boisées d’où l’artillerie prussienne
peut bombarder la ville. Au terme d’un siège
très court, Napoléon III décide de capituler le
2 septembre pour éviter un massacre. Comme
le Premier Empire, le Second Empire
s’achève dans la défaite.
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théorisé par Napoléon III. Le césarisme peut être défini au travers du portrait
qu’Haussmann dresse de lui-même. Il se dit « démocrate » et « libéral » mais
aussi « autoritaire ». Régime qui se veut démocratique car la Constitution émane
de la « souveraineté du Peuple », libéral car il reconnaît des « droits inaliénables
» « imprescriptibles », reprenant ainsi les termes de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen. « Autoritaire », car il faut un exécutif fort, stable, aux
mains d’un « délégué » héréditaire de la Nation, désintéressé, qui rivalise en
dignité avec « les plus grands monarques ». Dans la réalité, l’aspect autoritaire
l’emporte sur tous les autres, le suffrage universel est encadré, les libertés sont
limitées. Il oppose l’Empire au régime parlementaire qui, selon lui, conduit à une
compétition des partis, à l’instabilité ministérielle et, finalement, à l’impuissance
du pouvoir exécutif. Le régime parlementaire conduit à privilégier les intérêts
partisans plutôt que la grandeur et la puissance de la patrie. Mais on peut noter
que Haussmann reste réfractaire au régime parlementaire, alors que le régime a
évolué dans ce sens en 1869-1870.
La liberté d’expression
Elle n’est pas de mise entre 1851 et 1860. Les opposants au régime sont
emprisonnés ou exilés. C’est seulement en 1859 que Napoléon III autorise ces
derniers à rentrer en France. La presse a été placée sous surveillance par un décret
en février 1852. Un journal ne peut être publié qu’après avoir reçu «
l’autorisation préalable du gouvernement ». Les journalistes ne peuvent rendre
compte librement de certains sujets politiques, notamment des discussions au
Sénat et au Conseil d’État, et des procès pour délit de presse. Plus grave, tout
périodique contrevenant à ce décret peut être suspendu voire supprimé sans
jugement, par simple décision ministérielle.
III. La crise de 1870-1871 : l’Année terrible
Le peuple de Paris pendant le premier siège
Les sources montrent l’agitation du peuple parisien dans l’atmosphère
surchauffée du premier siège de Paris, qui a engendré la Commune.
Les orateurs de l’extrême gauche attendent de la Commune tout d’abord la
victoire : il faut « chasser les Prussiens ». Tous les historiens ont souligné le fort
sentiment patriotique qui animait les futurs Communards. Les Communards sont
en premier lieu des combattants qui veulent se battre alors qu’on ne les envoie
pas au combat, et qui y gagnent la conviction d’avoir été trahis par le
gouvernement provisoire Favre-Trochu, désigné le 4 septembre 1870 pour mener
la lutte contre la Prusse. Le patriotisme du XIXe siècle est une valeur portée par
la gauche en directe filiation de la Révolution et des souvenirs des soldats de l’An
II. Patriote est alors un corollaire de républicain, aussi bien pour les ouvriers que
pour les classes moyennes.
On attend aussi de la Commune l’instauration de « la véritable République »,
c’est-à-dire de « la République démocratique et sociale ». Les Communards se
réfèrent principalement à la République jacobine, celle des sans-culotte et de
Robespierre. L’extrême gauche parisienne met ses espoirs dans « la Sociale », qui
s’occupera enfin du peuple, qui apportera l’égalité (« il faut que le château soit
abaissé un peu et la chaumière élevée beaucoup »). L’État encouragera les «
associations ouvrières qui remplaceront les patrons » : c’est le vieux programme
de la gauche (formulé par Louis Blanc dans les années 1840), qui consiste à
organiser dans chaque métier des coopératives ouvrières. Le financement sera
fourni par des confiscations, notamment aux dépens de l’Église. Ces
revendications reviennent à mettre en cause implicitement le gouvernement de
Défense nationale. Si on réclame la « véritable République », c’est bien que le
régime en place est considéré comme une fausse République, ni démocratique, ni
sociale, et pas assez énergique face à l’ennemi. La « république à dix monarques
» fustigée ici, c’est précisément le gouvernement de Défense nationale, qui
gouverne la France du 4 septembre 1870 au 13 février 1871, composée d’une
dizaine de membres. Il s’agissait de républicains modérés (Jules Ferry, Jules
Favre, Jules Simon…) ou radicaux (Léon Gambetta, Pelletan…). Aucun
représentant de l’extrême gauche n’y siégeait depuis la démission de Rochefort
(le 1er novembre 1870).
Il ne faut pas toucher à Paris
Le 28 janvier, l’armistice est signé. Paris doit capituler après des semaines de
siège. L’Assemblée nationale, élue le 8 février 1871, siège, depuis le 12 février, à
Napoléon III annonce des réformes politiques
Napoléon III justifie les réformes, en
affirmant que la France est prête pour plus de
libertés. En février 1853, Napoléon III
avait déclaré : « À ceux qui regrettent qu’une
part plus large n’ait pas été faite à la liberté,
je répondrai : la liberté n’a jamais
aidé à fonder d’édifice durable, elle le
couronne quand le temps l’a consolidé ». En
1867, après « quinze années de calme et de
prospérité », il estime donc que son pouvoir
est suffisamment fort pour accorder plus de
liberté aux Français. L’Empire libéral serait
en quelque sorte le prolongement logique de
l’Empire autoritaire. Cet argumentaire
s’adresse à ceux qui pourraient s’opposer à
ces réformes, c’est-à-dire à la fraction la plus
autoritaire des bonapartistes, celle qui ne
comprend pas la libéralisation du régime.
Rouher, à qui ce message est adressé, est l’un
des chefs de file de ces bonapartistes « durs»
(les «mameluks»), qui ont ensuite combattu
Émile Ollivier en 1870. Dans cet extrait,
l’Empereur annonce un assouplissement de
la législation sur la presse, un élargissement
du droit de réunion
et un pas vers le régime parlementaire. En
effet, même s’il continue à refuser l’idée d’un
gouvernement responsable devant
le parlement, Napoléon III entend créer un
lien entre les ministres et les deux
assemblées.
THIERS
Les discours de Thiers en 1850 sont
éclairants quant aux rapports entretenus entre
la bourgeoisie et les classes laborieuses dites
dangereuses. « Il faut tout faire
pour le pauvre » excepté lui donner le droit
de vote. La « vile multitude », héritière de la
violence spontanée jacobine ou de la
jacquerie, n’est pas en capacité de se
prononcer, faute d’éducation politique, sur le
« sort ou l’avenir du pays ». Elle évoque pour
Thiers cette populace à l’instinct sanguinaire
qui « a perdu toutes les républiques »
modérées. La phobie des « rouges » explique
l’incommunicabilité entre la IIe République
et le peuple. Le socialisme y est encore de
l’ordre non pas du discutable, mais du
pervers ou du pathologique.
Les « libertés nécessaires » selon Thiers en
1869
C’est le programme de l’opposition libérale à
l’Empire en réponse au discours du trône de
1864. Thiers, alors opposant orléaniste à
l’Empire, définit les « libertés nécessaires » :
la garantie du citoyen contre l’arbitraire du
pouvoir, la liberté de la presse et la liberté des
élections. Ces trois libertés devant déboucher
sur le droit d’interpellation et, à terme, sur le
régime parlementaire. Le discours de Thiers
repose sur l’acceptation du suffrage
universel. L’auteur est un des hommes
politiques les plus importants de l’époque. La
11
Bordeaux, puisque Paris a été assiégée par les Prussiens. Les conditions de
l’armistice font obligation au gouvernement provisoire, dont Bismarck ne
reconnaît pas la légalité, de procéder à des élections d’où doit sortir un pouvoir
légal. Le 8 février, une Assemblée nationale est élue dans un pays en large partie
occupé et dans une précipitation exigée par les Allemands. Le résultat se solde
par une victoire très nette des monarchistes se donnant pour le parti de la paix, sur
les républicains partisans de la reprise des combats. La France, assommée par le
désastre revient à ses élites traditionnelles. Paris, profondément républicain,
s’offense de ce résultat et craint la restauration.
L’extrême-gauche, galvanisée par la résistance héroïque du peuple parisien lors
du siège de la capitale (septembre 1870-janvier 1871), trouve humiliante la paix
que négocie le gouvernement français. Elle s’accompagne, en effet, de la perte de
l’Alsace-Lorraine et d’une occupation du territoire jusqu’au paiement
d'indemnités de guerre (5 millions de francs-or). Le défilé des Prussiens dans la
capitale (le 1er mars), la suppression par l’Assemblée Nationale (le 8 mars) de la
solde des gardes nationaux (seule ressource des ouvriers mobilisés) et du
moratoire sur les loyers finissent d’exaspérer les Parisiens et expliquent en grande
partie le soulèvement de la Commune. Les maladresses de l’Assemblée achèvent
d’exaspérer les Parisiens et les poussent dans la révolte. La première maladresse
est la décapitalisation de Paris. Après la signature des préliminaires de paix (le 1er
mars) et l’évacuation de Paris par les troupes prussiennes, l’Assemblée peut
rentrer dans la capitale. Mais les députés monarchistes se méfient de l’agitation
parisienne et proposent de s’installer à Versailles. Les « ruraux », comme on
appelle les députés de l’Assemblée, décident que le nouveau siège du pouvoir
sera Versailles, siège symbolique de l’ancienne monarchie
déchue mais qui pourrait bien être restaurée. Louis Blanc (1811-1882), théoricien
du socialisme, en exil à Londres de juin 1848 à septembre 1870, est député de la
Seine. Il intervient au nom de la gauche républicaine, dont il est l’un des chefs
avec Gambetta. Louis Blanc essaie de mettre en garde l’Assemblée nationale
contre les conséquences de la décision qu’elle s’apprête à prendre : la «
décapitalisation » de Paris. D’une façon prémonitoire, Louis Blanc affirme que le
peuple de Paris ne supportera pas, après les souffrances qu’il a endurées au cours
du siège par les Prussiens, de voir Paris privée de son rang de capitale ; il risque
alors de se révolter, « l’horrible guerre étrangère » laissant la place à « une guerre
civile plus horrible encore ». La seconde maladresse est une autre épreuve
d’humiliation : les Prussiens auront le loisir d’entrer et de défiler dans Paris,
Thiers, chef de l’exécutif, ayant jugé que la sauvegarde de Belfort valait bien une
petite occupation de Paris par les Uhlans.
Assemblée parisienne constituée de délégués de la Garde nationale au lendemain
des élections de février 1871, le Comité central des vingt arrondissements dirige
temporairement la capitale et fait procéder à l’élection d’une Commune, qui se
veut la continuatrice de la Commune insurrectionnelle de 1792. Les Parisiens,
durement touchés durant le siège de Paris, n’acceptent pas la paix et se
considèrent comme trahis. On peut évoquer quelques-uns des thèmes majeurs du
programme des Communards : mandat impératif, gouvernement direct,
responsabilité des fonctionnaires, instruction laïque, gratuite et obligatoire,
séparation de l’Église et de l’État, suppression du budget du culte et des couvents
(les Communards partagent avec les Républicains conciliateurs cette hostilité à
l’institution religieuse quand ce n’est pas à la religion elle-même, parce que
l’Église a partie liée avec l’ensemble des forces réactionnaires), impôt progressif,
fin du service militaire et des armées permanentes remplacées par une Garde
nationale… Ces décisions ont été appliquées entre mars et fin mai 1871. Dans
tout cela, pas de socialisme mais l’idéal de la République « démocratique et
sociale », défendue par le Paris populaire, celui des insurrections romantiques du
XIXe siècle. L’échec des tentatives de conciliation entre Assemblée nationale et
Conseil communal, aggravé par la pression des révolutionnaires, radicalise le
mouvement qui se transforme en révolution politique et sociale. Le 18 mars, le
peuple parisien s’insurge. Le gouvernement de Thiers se retire à Versailles,
repousse la tentative de conciliation des maires parisiens (dont Clemenceau) et
coupe la ville de ses communications avec l’extérieur. L’isolement de Paris,
l’attentisme du reste de la France, permettent à A. Thiers avec la complicité de
Bismarck, de préparer la répression. La proclamation d’A. Thiers aux Parisiens
datée du 8 mai 1871 témoigne de l’interprétation du mouvement communard par
les « Versaillais ». La Commune, présentée comme un pouvoir illégitime,
minoritaire et dictatorial, partisan de la guerre à outrance et empêchant par là
situation sous le Second Empire reste
intolérable pour l’opposition menée par
Thiers. Le Second Empire ne respecte pas
l’habeas corpus, fondement de la liberté
individuelle, puisque de simples suspects
peuvent être condamnés sans procès. La
répression policière a longtemps été forte.
Pour Thiers, la presse a un rôle essentiel à
jouer dans la vie politique d’un pays car elle
permet « d’échanger les idées », elle «
enfante l’opinion publique ». L’auteur
réclame donc une plus grande liberté pour les
journaux, mais pas une liberté totale. Le
journaliste ne doit pas pouvoir « outrager
l’honneur des citoyens », c’est-à-dire les
diffamer, et ne doit pas pouvoir « troubler le
repos du pays », c’est-à-dire appeler à des
révoltes violentes. Les journaux sont loin de
disposer d’une telle liberté sous le Second
Empire, même si la situation s’est nettement
améliorée depuis 1868. Même si le Second
Empire a maintenu le suffrage universel
masculin, les élections ne se déroulent pas de
manière démocratique. Les résultats des
élections législatives sont biaisés par la
pratique de la candidature officielle. Elle
permet au régime d’obtenir de confortables
majorités. Thiers souhaite l’instauration d’un
régime parlementaire dans lequel le
gouvernement est responsable devant
l’Assemblée et dans lequel les élus disposent
de l’initiative des lois. Or, sous le Second
Empire, aucune des assemblées (Sénat ou
Corps législatif) ne possède le pouvoir de
renverser le gouvernement ou de proposer
une loi. Ces revendications de l’opposition
sont peu à peu prises en compte, l’Empire
autoritaire deviendra un Empire libéral.
« La République sera conservatrice ou elle ne
sera pas »
Depuis février 1871, A. Thiers, chef de l’État,
exerce pleinement ses pouvoirs. Le 17 février
1871, il a été élu par l’Assemblée « chef de
l’exécutif de la République française en
attendant qu’il soit statué sur les institutions
de la France ». Après la Commune, la loi
Rivet (31 août 1871) a confirmé Thiers dans
ses fonctions
de président de la République. Le 13
novembre 1872, lors de l’ouverture de la
session de l’Assemblée nationale, il se
prononce pour une « République
conservatrice ». Ce discours montre
l’évolution politique de l’ancien orléaniste,
chef du parti de l’Ordre, désormais convaincu
de la nécessité d’instaurer une république
pourvu qu’elle soit autoritaire. Âge de 74 ans,
Thiers est une sorte de patriarche de la
politique, après un itinéraire politique
sinueux en apparence, puisqu’il a été ministre
de Louis-Philippe, chef du parti de l’Ordre en
1848, défenseur des « libertés nécessaires »
sous Napoléon III. En fait, ce parcours
politique est cohérent : Thiers a toujours
défendu une ligne politique centriste, libérale,
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même la pacification et la réorganisation d’un pays exsangue, le chef du
gouvernement en appelle à la répression pour « en finir avec la guerre civile ».
Marianne prend pour les conservateurs le visage effrayant de la « Sociale ».
Une répression féroce (21-28 mai 1871)
Avec l’aide de Bismarck qui libère des prisonniers français, Thiers peut
rassembler une armée de 130 000 hommes qui lui permettra d’écraser la
Commune. Les Versaillais entrent dans Paris par l’ouest, leur progression
méthodique pour reconquérir la capitale se ralentissant au fur et à mesure que
l’on se rapproche de l’Est ouvrier. Le 23 mai, 500 barricades s’élèvent dans Paris.
À partir du 24 mai, Paris devient le lieu d’une véritable chasse à l’homme. Cette
« Semaine sanglante » prend fin au cimetière du Père-Lachaise le 28 mai. Après
la Commune, une fois la République installée, il deviendra un des lieux
symboliques des rassemblements de la gauche. Il y a peu de photographies fiables
relatives à la « semaine sanglante ». Beaucoup semblent être des reconstitutions,
et il n’est pas inutile de rappeler qu’une photographie n’est pas forcément une
source primaire qui échapperait à d’éventuelles manipulations.
Les Communards, peu à peu refoulés dans les quartiers de l’Est, malgré les
barricades, pratiquèrent la stratégie de la terre brûlée qui n’épargna même pas le
siège de leur pouvoir, cet Hôtel de Ville bientôt incendié et le palais
des Tuileries, qui ne sera pas reconstruit. Au milieu des combats, une foule
enragée réclame l’exécution des otages que la Commune tenait emprisonnés
depuis le début du mois d’avril : des gardiens de la paix, l’archevêque de Paris,
Monseigneur Darboy et d’autres prêtres, des civils considérés comme des
mouchards, en tout une centaine d’individus sont passés par les armes. Le bilan
de la répression est difficile à établir. L’historien britannique Robert Tombs a
tenté de dénombrer les victimes d’une manière très méticuleuse.
L’historiographie a souvent avancé le chiffre de 17 000 morts dans les rangs des
Communards, voire un chiffre plus élevé. Selon Tombs, le bilan est sans doute de
10 000 Communards tués au cours de la « semaine sanglante » (pour l’armée
versaillaise, le bilan est de 400 tués et 1 100 blessés graves). Même si le nombre
des morts a donc été revu à la baisse, il reste énorme. Surtout, il faut souligner
que, dans leur très grande majorité, ces Communards ne sont pas morts dans la
fureur des combats, mais dans des exécutions sans jugement systématiquement
organisées par les chefs de l’armée versaillaise. Tombs insiste sur ces massacres
planifiés dans un cadre quasiment légal, par des forces militaires et policières
intervenant après les combats. « Comme nous l’avons montré, la Semaine
sanglante fut en grande partie une tuerie froide et impersonnelle. […] Si
l’écrasement de la Commune a marqué en France la fin de l’ère des révolutions, il
a été un des signes avant-coureurs de l’ère moderne des génocides » (Tombs,
pages 345-346). A ce triste constat s’ajoutèrent encore 37 309 prisonniers (dont
819 femmes et 538 enfants). Les jugements, par des tribunaux militaires, durèrent
quatre ans. Il y eut 93 condamnés à mort, 251 aux travaux forcés, 4 586 déportés
en Nouvelle-Calédonie (dont Louise Michel) et 5 207 peines de prison (dont 90
enfants). Les derniers prisonniers et déportés sont amnistiés en 1880.
La Commune de Paris reste dans la mémoire du mouvement ouvrier et du
socialisme comme une aube annonciatrice de l’avenir. Elle est plutôt la dernière
des insurrections du Paris des révolutionnaires, la rencontre de la tradition
révolutionnaire, fille de 1793, du mouvement républicain avancé et socialiste de
la fin de l’Empire, d’une réaction patriotique face à la défaite, d’une affirmation
d’autonomie communale face à Versailles et à l’Assemblée nationale.
IV. La IIIe République s’impose entre 1871 et 1879
Le vote de février 1871 et la conquête républicaine des campagnes
Le pourcentage des suffrages aux élections législatives du 8 février 1871 oppose
une France de l’ouest, majoritairement rurale qui, assommée par le désastre, est
revenue à ses élites traditionnelles, à une France de l’est, minoritaire, la France
industrielle et urbaine, conquise par les idéaux républicains. La représentation de
l’Assemblée en 1871 confirme la majorité monarchique et permet d’en présenter
les trois grandes tendances orléaniste, légitimiste et bonapartiste, aux aspirations
divergentes. Après « l’année terrible », la France se recueille dans l’ordre et la
paix. Les républicains ont besoin du vote des paysans, parce que ceux-ci
constituent la majorité de l’électorat dans une France encore rurale (les paysans
représentent 69 % de la population à cette date). Le vote conservateur de 1871 fut
plus une réponse à la guerre qu’une volonté de réaction. Les campagnes ont
refusant aussi bien la réaction (les blancs) que
la révolution (les rouges). La forme du
régime
(monarchie ou république) est pour lui
secondaire. La formule «la République, déjà
essayée à deux reprises et sans succès » fait
référence bien sûr aux deux premières
républiques, considérées comme des
expériences peu concluantes par Thiers. La
Première République (1792-1799) a connu
des troubles importants (notamment la
Terreur) et a mené au pouvoir Napoléon Ier.
La IIe République (1848-1852) s’est terminée
de la même façon, en amenant sur le trône
Napoléon III. Mais la IIIe République sera la
bonne! La République
est devenue selon Thiers le régime le plus
souhaitable, parce que le « pouvoir
héréditaire » n’est plus d’actualité. La
monarchie a montré ses limites, d’abord avec
l’échec de Louis-Philippe (renversé en 1848),
puis avec la chute de Napoléon III
(balayé par la défaite en 1870). La nation
veut maintenant « se régir elle-même ». Ce
ralliement de Thiers à la République honnie
inquiète les monarchistes partisans de la
restauration et majoritaires à l’Assemblée. Ils
le poussent à la démission le 24 mai 1873.
Thiers a eu raison trop tôt, puisqu’il a été
renversé par les monarchistes en 1873. Mais
la suite des événements lui a donné raison,
puisque les républicains opportunistes, menés
par Gambetta et Ferry, ont rassemblé une
majorité de Français en 1876 et 1877 autour
d’une République modérée, conservatrice. À
sa mort, le 3 septembre 1877, juste avant les
élections législatives décisives, Thiers est
salué comme l’un des chefs du parti
républicain.
Destruction de la colonne Vendôme le 16 mai
1871
Sous la Commune, le peuple communie dans
de grandes cérémonies quasi religieuses ou
lors de séances solennelles d’exorcisme dont
l’une aboutit à la destruction de la colonne
Vendôme dénoncée comme un « symbole de
force
brute et de fausse gloire, une affirmation du
militarisme ». Lorsque les Communards
tentent une sortie le 3 mai 1871, ils sont
facilement arrêtés et les prisonniers sont
fusillés. En représailles, la Commune arrête
des otages, détruit la maison de Thiers et abat
la colonne Vendôme (érigée avec les canons
russes et autrichiens pris à la bataille
d’Austerlitz et surmontée d’une statue de
Napoléon), symbole pour elle du militarisme.
Ce « grand mât tout en bronze, sculpté de
victoires, et ayant pour vigie Napoléon »,
comme la décrivait Balzac a connu bien des
aléas, chaque gouvernement lui ayant, tout au
long du siècle, imposé sa marque. Gustave
Courbet, nommé président de la commission
des Musées et délégué aux Beaux-Arts en
13
donné, en février 1871, une majorité aux monarchistes, qui incarnaient la paix –
ce qui avait exaspéré les républicains les plus avancés (voir la formule de Gaston
Crémieux, chef de l’extrême gauche marseillaise : « majorité rurale, honte de la
France ! »). Léon Gambetta (1838-1882) a démissionné du gouvernement de
Défense nationale le 6 février 1871. Élu député du Bas-Rhin, il a démissionné au
lendemain du traité de Francfort, pour protester contre la cession à l’Allemagne
de l’Alsace-Lorraine. Réfugié à Saint-Sébastien (Espagne), il est un spectateur
attristé de la guerre civile entre Communards et Versaillais. Réélu député lors des
élections partielles de juillet 1871, il décide de devenir le « commis voyageur de
la République », pour réaliser la « conquête républicaine des campagnes » : il
s’agit de proposer à l’électorat rural une République rassurante. C’est à ce
moment que Gambetta prend ses distances avec le radicalisme et se rapproche des
républicains modérés de Jules Ferry. Gambetta conçoit la propagande
républicaine dans les campagnes comme un travail quotidien mené par des
militants de terrain. Il s’adresse ici à des républicains issus du monde rural et il
leur demande de convaincre leurs concitoyens là où ils les trouveront, dans leur
travail ou leurs loisirs : « dans les foires, dans les marchés, dans vos jeux ». Les
paysans doivent parler aux paysans, la frange la plus avancée du monde rural doit
convaincre la masse des « huit millions d’agriculteurs » de voter pour les
républicains. Pour ce faire, il faut donner du régime républicain une image
rassurante, de progrès et surtout d’ordre. Gambetta veut renverser l’argumentaire
de ses adversaires, qui assimilent la République à la Commune, au « spectre
rouge », à la subversion sociale. Non, « ceux qui recherchent le trouble, le
désordre, ce n’est pas nous », ce sont eux, les monarchistes. L’ordre est du côté
de la République, tandis que la monarchie représente « les aventures » (référence
à la défaite militaire de 1870), une « politique de castes » et la « domination d’un
seul », c’est-à-dire la remise en cause des acquis de 1789. Le discours prononcé à
Château-Chinon le 26 octobre 1877, s’inscrit dans cette entreprise de fondation
d’une « République des paysans », selon le mot de Jules Ferry.
Élu président de la République en mai 1873, le maréchal Mac-Mahon, militaire
de tradition légitimiste, est chargé de « garder la place » jusqu’à la restauration de
la monarchie. Les trois représentants des partis monarchistes siégeant à
l’Assemblée sont le comte de Chambord pour les légitimistes, le duc d’Aumale
pour les orléanistes et le Prince impérial pour les bonapartistes. Faire de MacMahon, maréchal très populaire par ses victoires lors des guerres de Crimée et
d’Italie, royaliste mais sans envergure politique, un président de la République,
permet aux royalistes d’attendre un changement d’opinion du comte de
Chambord. C’est la raison de la création du septennat. Mais « Henri V » refuse
une nouvelle fois de changer d’avis, malgré le ralliement du comte de Paris (août
1873). Il ne reste plus qu’à faire durer la majorité royaliste jusqu’à la mort du duc
de Chambord (sans enfants) pour que la couronne revienne alors au comte de
Paris, prêt à accepter une monarchie constitutionnelle et le drapeau tricolore.
Mais quand « Henri V » meurt en 1883, la République est aux mains des
républicains depuis trois ans ! La restauration a échoué parce que le comte de
Chambord a refusé d’être un roi constitutionnel acceptant le drapeau tricolore et à
cause des manoeuvres des légitimistes et des bonapartistes. Après l’échec de la
restauration, il ne reste plus à l’Assemblée qu’à se rallier à une république de
compromis.
Les lois de 1875 et le régime parlementaire
Mais le calme, loin de favoriser les conservateurs, oeuvre pour la République.
Certes, le régime politique reste provisoire, mais le temps va conduire à ce
paradoxe d’une Assemblée nationale monarchiste qui, par les lois
constitutionnelles de 1875, fonde la République. Cette évolution est attestée à la
fois par les élections législatives partielles mais aussi par les élections locales. De
janvier 1872 à la chute de Thiers le 24 mai 1873, ont lieu pas moins de trente-huit
élections ! Toutes révèlent la constance et l’ampleur des succès républicains. De
cette évolution de l’opinion, de cette pesée du suffrage universel, l’Assemblée
subit les contrecoups. Henri Wallon (1812-1904), professeur d’histoire et député
du Nord, catholique centriste, présente son amendement le 30 janvier 1875. Il est
voté d’extrême justesse, grâce à l’appui inattendu du centre droit. L’amendement
fonde la République, en droit.
Il faut attendre les lois constitutionnelles de 1875 pour que le suffrage universel
soit enfin libre de contraintes, mais il s’agit encore d’un suffrage exclusivement
masculin. Les trois lois de 1875 définissent un régime parlementaire. La loi du 24
septembre 1870, avait alors proposé au
gouvernement de Défense nationale de
déplacer la colonne aux Invalides. Les
Communards la mettront bas sans
ménagement et Courbet devra payer sa
restauration de ses propres deniers.
George Sand présente la Commune comme
une sorte de dérapage, dû à l’inexpérience
politique du peuple de Paris. Selon elle, en
effet, il a commis trois erreurs :
– il a exagéré les conséquences de la défaite
militaire face aux Prussiens et surtout les
responsabilités du gouvernement de Défense
nationale, accusé de « trahison » pour ne pas
avoir pu arrêter l’avance des Prussiens.
– il a surestimé le poids de la droite
monarchiste, sans comprendre que Thiers
était en train de rallier une partie des
royalistes à la République ; croyant la
République en danger, il a donc cru que seule
la Commune de Paris pourrait la sauver.
– il a placé sa confiance dans un « parti
essentiellement populaire » qui en fait
n’existait pas, puisque la Commune, très
divisée, fut incapable de définir un véritable
programme de gouvernement.
Le parti des « honnêtes gens »
Ce texte – très caractéristique de la littérature
« versaillaise » mais particulièrement violent
dans sa formulation – permet de faire
comprendre l’état d’esprit des conservateurs
affolés par la Commune. Feydeau propose
une vision totalement manichéenne de la
société française : d’un côté les « honnêtes
gens » (expression souvent utilisée les années
suivantes par les tenants de « l’Ordre moral
») ; de l’autre, les « scélérats » et les «
gredins », explicitement assimilés aux
Communards et aux socialistes. La Commune
n’est pas interprétée comme un phénomène
politique, mais comme un phénomène
criminel. Dans cette perspective, l’auteur
appelle de ses voeux un régime autoritaire,
une réaction au sens strict du terme, puisqu’il
propose de revenir à Louis XIV en rejetant
les « conquêtes de 89 » et le « régime
parlementaire ».
Marianne est de retour
Édouard Guillaumin, dit Pépin (1842-vers
1910), fut l’un des principaux collaborateurs
de l’hebdomadaire républicain Le Grelot
(1871-1905). En entendant La Marseillaise,
les trois personnages à l’arrière-plan sont pris
de réactions violentes. Le royaliste tourne le
dos et se bouche les oreilles, dans une posture
ridicule (sa perruque s’envole). Le jésuite
lève les bras au ciel, comme s’il invoquait un
secours divin, et ses traits expriment un
véritable affolement. Le bonapartiste semble
pris d’un malaise qui va le terrasser. Les
ennemis de la République disparaissent ainsi,
comme des fantômes, dans un lointain
14
février organise le Sénat. Celle du 25 février organise le fonctionnement des
pouvoirs publics (Assemblée et président de la République). Celle du 16 juillet
1875 organise les rapports entre les pouvoirs publics. On ne peut parler de
Constitution de 1875, car il n’y a pas de texte d’ensemble voté en une seule fois,
ni de proclamation de grands principes en préambule. Le gouvernement est
responsable devant les deux chambres et le président de la République peut
dissoudre la Chambre des députés. Ce régime parlementaire se distingue par deux
traits originaux : les pouvoirs importants du Sénat et du président de la
République. La loi du 25 février 1875 donne des pouvoirs étendus au président de
la République. Incarnant en quelque sorte la République, il « préside aux
solennités nationales » et représente la France vis-à-vis des puissances étrangères.
Mais il ne se contente pas de ce rôle de représentation : il hérite du droit régalien
de grâce ; il est chef des armées ; il nomme « à tous les emplois civils et militaires
», ce qui signifie, notamment, qu’il nomme les ministres. Enfin, il participe au
processus législatif, dans sa phase initiale (initiative des lois) et dans sa phase
finale (promulgation). La dernière clause de l’article 3 citée ici signifie que le
Président est politiquement irresponsable : le contreseing ministériel est normal
dans le cadre d’un régime parlementaire où le gouvernement est responsable
devant l’Assemblée. L’article 5, qui donne le droit de dissolution au président de
la République, est conforme aux principes du régime parlementaire. Au total, le
président est à la tête de vastes pouvoirs, mais son mode de désignation limite son
autorité. Le précédent du 10 décembre 1848, marqué par l’opprobre du
bonapartisme, excluait l’élection directe du Président par le peuple. Contrôle et
équilibre des pouvoirs fondent donc un système complexe qui peut ouvrir la voie
à des interprétations diverses. Tous les éléments du régime parlementaire sont
réunis ici. La relation entre l’exécutif et le législatif est équilibrée. Le président
de la République peut dissoudre la Chambre des députés. Symétriquement, la
Chambre des députés ou le Sénat peuvent censurer le gouvernement, qui est
responsable devant les deux chambres. L’élection du président de la République
au suffrage universel indirect, par les deux chambres réunies en « Assemblée
nationale » (on dit aussi en congrès), et non au suffrage universel direct (comme
en 1848), va dans le sens du régime parlementaire. Le Sénat est élu au suffrage
universel indirect, par un collège de grands électeurs où le monde rural est
surreprésenté. Cela lui donne un caractère moins démocratique que la Chambre
des députés, défaut dénoncé pendant longtemps par les radicaux. Par ailleurs, son
rôle politique est important : le Sénat peut aussi renverser le gouvernement sous
la IIIe République (cela s’est produit en 1896, aux dépens du ministère
Bourgeois, et en 1938, aux dépens du 2e ministère Blum). Pourtant, le Sénat ne
peut pas être dissous et il doit donner son accord au Président pour une éventuelle
dissolution de la Chambre des députés.
Les élections du 20 février 1876 sonnent le glas de la droite et l’avènement de la
gauche. La crise du 16 mai 1877 a infléchi les institutions, en affaiblissant
l’exécutif (le président de la République renonce à utiliser le droit de dissolution)
au profit de la Chambre des députés. On parle de « crise du 16 mai » parce que, le
16 mai 1877, le président de la République, Mac-Mahon, demande au président
du Conseil, Jules Simon, de démissionner. Cette demande de démission ouvre
une crise politique, dans la mesure où Mac-Mahon ne fait pas une lecture
strictement parlementaire de la Constitution. Pour lui, le président du Conseil est
responsable devant l’Assemblée (dominée par une majorité républicaine), mais
aussi devant le président de la République. Étant donné que Mac-Mahon
n’approuve pas la politique menée par le gouvernement, il choisit l’épreuve de
force : il tente d’abord de former un nouveau gouvernement, confié à de Broglie
(un homme très marqué à droite, qui incarne la politique « d’ordre moral » menée
en 1873-74) ; puis, il dissout la Chambre qui a mis immédiatement en minorité de
Broglie.
C’est le président de la République qui est visé implicitement par Gambetta dans
ce discours. Quand il affirme que « personne, à quelque degré de l’échelle
politique ou administrative qu’il soit placé » ne pourra résister au suffrage
universel, il pense évidemment à Mac-Mahon. Il doit se soumettre ou se
démettre, parce que les républicains sont majoritaires. La « seule autorité devant
laquelle il faut que tous s’inclinent » est le suffrage universel qui désigne une
majorité à la Chambre, dont le gouvernement doit être issu. Mac-Mahon s’est
d’abord soumis au régime parlementaire, dans la mesure où il a pris acte de la
victoire des républicains aux législatives d’octobre 1877 et a accepté la formation
d’un gouvernement issu de la majorité parlementaire (ministère Dufaure). Puis
brumeux.
La dissolution est présentée par Daumier
comme un gros nuage noir qui obscurcit le
ciel au-dessus de l’Assemblée nationale.
Devant l’Assemblée, le peuple observe avec
inquiétude l’arrivée de ce nuage menaçant.
Le peuple est classiquement représenté par la
double figure de l’ouvrier (personnage de
gauche, coiffé d’une casquette) et du
bourgeois (personnage central, coiffé d’un
chapeau et vu de dos). La dissolution est donc
considérée par le dessinateur comme une
menace planant sur la démocratie.
Ce que l’on appelle la « constitution »
Grévy est en fait l’interprétation des lois
constitutionnelles de 1875 par le nouveau
président de la République, élu en février
1879 au lendemain de la démission de MacMahon. Dans son premier message au
Parlement (rappelons que la tradition
républicaine interdit au président de la
République de se rendre dans l’enceinte du
Parlement), Jules Grévy définit sa conception
des relations entre l’exécutif et le législatif.
En affirmant « Soumis avec sincérité à la
grande loi du régime parlementaire, je
n’entrerai jamais en lutte contre la volonté
nationale, exprimée par ses organes
constitutionnels », il signifie en fait qu’il
n’utilisera pas le droit de dissolution que lui
confèrent pourtant les lois constitutionnelles
de 1875. En effet, dans la culture
républicaine, fondée sur la primauté du
Parlement, élu par le peuple, une dissolution
est perçue comme une atteinte à la
souveraineté populaire et donc,
implicitement, comme une tentative
d’instauration d’un régime autoritaire. Elle
évoque le pouvoir personnel et les souvenirs
de 1851. C’est au nom de cette conception
que les républicains avaient dénoncé la
dissolution opérée par Mac-Mahon après la
crise du 16 mai 1877. En imposant cette
interprétation des lois de 1875, les
républicains posent le socle d’un régime
exclusivement parlementaire, dans lequel la
plus grande partie du pouvoir revient à la
Chambre des députés. Votant lois et budgets,
accordant ou refusant sa confiance au
gouvernement, participant avec le Sénat à
l’élection du chef de l’État, ne craignant plus
le risque de dissolution, elle est le pivot du
système institutionnel, le lieu des grands
débats politiques et des joutes oratoires. À
l’inverse, le président de la République, qui
se prive de l’exercice de l’un de ses pouvoirs
essentiels, voit son influence réduite. La
constitution Grévy est donc l’une des étapes
qui conduisent au glissement du régime
parlementaire vers un régime d’assemblée.
15
Mac-Mahon s’est démis : il a démissionné le 30 janvier1879 parce qu’il ne
voulait pas cautionner des mesures d’épuration de l’armée prises par le
gouvernement républicain (il s’agissait de révoquer des officiers monarchistes).
Conformément à l’article 3 de la loi du 16 juillet 1875, le Congrès se réunit à
Versailles et élit Jules Grévy. Les républicains parviennent donc à se rendre
maîtres de la Chambre des députés (1876) puis du Sénat et enfin de la présidence
de la République (1879). La phrase soulignée signifie concrètement que Grévy
renonce à faire usage du droit de dissolution, dont son prédécesseur Mac-Mahon
avait abusé. Plus aucun président de la IIIe République n’osera utiliser son droit
de dissolution. Cela modifie le fonctionnement des institutions, puisque le droit
de dissolution est la contrepartie de la responsabilité ministérielle dans un régime
parlementaire. Dès lors, le président de la République perdrait l’arme que lui
avaient donnée les lois de 1875 face à la Chambre à qui allait le véritable pouvoir.
Les lois de 1875 ont ainsi évolué dans le sens d’un régime d’assemblée, c’est-àdire d’un régime où l’exécutif est étroitement soumis au législatif.
Les élections de 1871 se jouent sur la poursuite ou non de la guerre. L’emporte la
province conservatrice favorable à la paix ; les républicains et Paris sont battus,
les bonapartistes laminés car rendus responsables de la défaite. Les élections
suivantes (1876, 1877) sont marquées par la réapparition des bonapartistes et
surtout la progression des républicains, qui profitent de la mise en place d’une
République conservatrice qui n’effraie pas les électeurs. Orléanistes (partisans du
comte de Paris) et légitimistes (partisans du comte de Chambord) n’arrivent pas à
s’entendre. En 1881, les bonapartistes ont disparu, faute de prétendant (le prince
impérial meurt en 1879 dans la guerre contre les Zoulous), les royalistes reculent,
tandis qu’apparaissent les premiers députés radicaux. La République est
solidement installée.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
En 1879, les républicains sont parvenus, non sans mal, à conquérir le pouvoir.
Unis en février 1848, ils ne tardent pas à se diviser, ce qui conduit à leur
affaiblissement et à la victoire du parti de l’Ordre puis à la proclamation de
l’Empire en 1852. Durant l’Empire, ils se montrent des adversaires résolus, mais
peu entendus, du régime. C’est à la faveur de la guerre contre la Prusse qu’ils
proclament la République le 4 septembre 1870. Mais la Commune est à nouveau
l’occasion pour les républicains de se diviser. Les monarchistes en profitent pour
prendre le pouvoir grâce aux campagnes qui aspirent à la paix. Déterminés,
profitant des erreurs et des hésitations des monarchistes, les républicains
parviennent à imposer la nature républicaine du régime (amendement Wallon en
1875). Puis, ils vont entreprendre une lente, mais efficace, conquête de l’électorat
en diffusant les valeurs républicaines, en montrant que la République pouvait
aussi assurer l’ordre, la paix et la prospérité. C’est donc grâce au suffrage
universel qu’ils parviennent à se rendre maîtres une à une des institutions de la
IIIe République.
La victoire totale des républicains, en 1879, a donc eu deux causes distinctes :
d’une part, ils ont bénéficié des conséquences de la déclaration de guerre de
Napoléon III à la Prusse ; d’autre part, ils ont su consolider cette chance
historique en ralliant le peuple français à leur cause. En 1879, toutefois, les idées
républicaines n’ont pas véritablement été appliquées. Les lois constitutionnelles
de 1875 ont été votées par une assemblée monarchiste. L’objectif des
républicains, après 1879, sera donc d’appliquer leur programme libéral et
démocratique, ce qui sera la grande oeuvre du début des années 1880.
Selon l’historien François Furet, 1879 met fin au processus révolutionnaire
entamé par les Français un siècle plus tôt. En effet, la nature républicaine du
régime n’est plus remise en cause après cette date, si l’on excepte la parenthèse
douloureuse de Vichy. Reste aux républicains, qui ont triomphé des autres forces
politiques, à enraciner la République. C’est à l’école et au service militaire que
les républicains vont par la suite assigner ce rôle.
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
16
HC – Victor Hugo
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Poète, dramaturge, romancier, dessinateur ; pair de France, député, exilé
politique, sénateur ; orateur politique de talent, acharné à promouvoir le suffrage
universel, à combattre la peine de mort, à défendre les opprimés. Engagé sur tous
les fronts, Victor Hugo (1802-1885) se révèle résolument moderne.
Plus et mieux que quiconque, Victor Hugo a été l’emblème de son siècle. Il a su
construire sa pensée politique au fil des courants sans jamais se laisser
embrigader, et, au bout du compte, n’a eu qu’une seule et même aspiration du
début à la fin de sa carrière : le social, l’amélioration du sort des défavorisés, la
lutte pour les droits de l’homme. Cet idéal politique a également été un idéal
littéraire. Victor Hugo a mis son œuvre au service de son combat pour la justice :
une vie immense pour une œuvre immense.
Sources et muséographie :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Ouvrages généraux :
Avner Ben Amos, Les funérailles de Victor Hugo in Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Gallimard, 1984, Tome 1, pp. 473 et sq.
Les Années Hugo, 1802-1885 / sous la dir. de Jacques Marseille. - Larousse, 2002. - 216 p.
GASIGLIA-LASTER, Danièle. - La Gloire de Victor Hugo : [exposition], Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 1er octobre
1985 - 6 janvier 1986 [organisée par la Réunion des musées nationaux]. - Éd. de la Réunion des musées nationaux, 1985. - 810 p.
PICON, Jérôme ; VIOLANTE, Isabelle. - Victor Hugo : la légende et le siècle. - Textuel, 2001. - 192 p. - (Passion).
VAN TIEGHEM, Philippe. - Victor Hugo : un génie sans frontières : dictionnaire de sa vie et de son œuvre. - Larousse, 1985. 255 p.
DECAUX, Alain. - Victor Hugo. - Perrin, 2001. - 1036 p.
GOHIN, Yves. - Victor Hugo -Presses universitaires de France, 1987. - 125 p. - (Que sais-je ?).
GROSSIORD, Sophie. - Victor Hugo : et s’il n’en reste qu’un… - Gallimard ; Paris-musées, 1998. - 176 p. - (Découvertes.
Littérature).
GUILLEMIN, Henri. - Hugo. - Nouv. éd. - Seuil, 2002. - 222 p. : ill. - (Écrivains de toujours).
KAHN, Jean-François. - Victor Hugo, un révolutionnaire suivi de L'Extraordinaire métamorphose. - Fayard, 2001. - 960 p.
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Victor Hugo, du cœur à l'œuvre, TDC, N° 827, du 1er au 15 janvier 2002
VAN TIEGHEM, Philippe. - Victor Hugo : portrait d'un génie. - L'Histoire, 2001. - P. 32-71. - (L'Histoire, n° spécial ; 261).
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
Enjeux didactiques (repères, notions et
savoirs, concepts, problématique) :
méthodes) :
BO 4e actuel : « La France de 1815 à 1914 (4
à 5 heures)
L’accent est mis sur la recherche, à travers de
nombreuses luttes politiques et sociales et de
multiples expériences politiques, d’un régime
stable, capable de satisfaire les aspirations
d’une société française majoritairement
attachée à l’héritage révolutionnaire.
•Repères chronologiques : la monarchie
constitutionnelle en France (1815-1848); les
révolutions de 1830 ; les révolutions de 1848
; la Seconde République (1848-1852) ; le
Second Empire (1852-1870) ; l’inauguration
du canal de Suez (1869) ; proclamation de la
République (4 septembre 1870) ; l’Affaire
Dreyfus (1898).
•Documents : Delacroix : La Liberté guidant
le peuple ; Victor Hugo : extraits des
Châtiments et des Misérables ; la loi sur la
séparation de l’Église et de l’État (1905). »
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
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SOUS LA MONARCHIE (1814-1848)
Sous la Restauration, Victor Hugo, à l’instar du jeune Marius des Misérables, est
d’abord monarchiste avant d’apprendre à préférer la liberté et la république. Il a
bénéficié, sous le règne de Louis XVIII (1814-1824), d’une gratification et d’une
pension grâce à ses premiers poèmes. L’influence de sa mère, plutôt royaliste, et
l’aura de Chateaubriand ont fortement contribué à cette orientation politique,
mais déjà, en 1823, Han d’Islande dénonçait la peine de mort et les supplices.
Dans ce roman, Hugo est l’un des premiers à décrire une révolte ouvrière
provoquée par la misère. Et si le poète a certes écrit une Ode à Charles X, qui
succède à Louis XVIII en 1824, celle-ci comporte une condamnation de
l’échafaud. En 1826, il s’attaque à l’esclavage et au racisme, avec Bug-Jargal qui
retrace la révolte des Noirs dans l’île de Saint-Domingue en 1791 : le roman
insiste sur l’asservissement colonial et dénonce la répression exercée par les
Blancs.
De même, les œuvres où sont mis en scène des personnages royaux font part de
sentiments mitigés vis-à-vis de la monarchie. Le personnage éponyme de
Cromwell (1827), au moment d’être sacré roi, refuse la couronne : « Ah !
Remportez ce signe exécrable, odieux ! » La préface de Marion de Lorme (1831)
célèbre le triomphe de la liberté et de ceux qui ont secoué le joug de la monarchie
absolue. L’œuvre avait été interdite, l’image de Louis XIII y paraissait trop
négative. D’autres œuvres, Le roi s’amuse (1832) et Ruy Blas (1838), exhibent la
vanité de la monarchie et sa décadence. Dès 1831, il se présente comme « placé
depuis plusieurs années dans les rangs [...] de l’opposition » et « dévoué et acquis
» depuis qu’il a eu « l’âge d’homme, à toutes les idées de progrès, d’amélioration,
de liberté ». Or, Hugo a atteint l’âge d’homme en 1827. En 1830, lorsque Charles
X dissout la Chambre, modifie la loi électorale et suspend la liberté de la presse,
Hugo est de tout cœur avec les partisans de la révolution qui s’ensuit. Il prendra
position en faveur de la liberté de la presse à deux reprises (1832 et 1848). En
1832, il écrit à Sainte-Beuve : « Nous aurons un jour une république, et quand
elle viendra, elle sera bonne. » Par ailleurs, il déclarera à maintes reprises qu’il
est devenu socialiste dès 1828, lorsqu’il a écrit Le Dernier Jour d’un condamné,
publié en 1829, pour montrer l’horreur de la peine de mort en imaginant le récit
d’un condamné qui sera exécuté dans quelques heures. Cette tendance
ouvertement démocratique apparaît encore plus nettement dans une nouvelle de
1834, inspirée d’un fait divers contemporain : Claude Gueux. Elle développe le
thème de la misère, mère du crime : un ouvrier parisien vole pour empêcher sa
famille de mourir de faim ; envoyé en prison, il est poussé à bout, tue le directeur
et est exécuté. L’œuvre met en cause le régime pénitentiaire et insiste sur les
causes sociales du crime. Hugo entreprend de justifier le malheureux qui aurait
pu devenir bon s’il avait pu aller à l’école. « Le sort le met dans une société si
mal faite qu’il finit par voler et la société le met dans une prison si mal faite qu’il
finit par tuer. » Dans la préface, Hugo s’adresse directement aux législateurs : «
Vous croyez être dans la question, vous n’y êtes pas. Que vous l’appeliez
république ou que vous l’appeliez monarchie, le peuple souffre... le peuple a
froid. » La même année, il écrit au directeur de la Revue du Progrès social pour
exprimer son désir d’un ordre social inspiré des principes de la Révolution
française. Entre les années 1834 et 1839, où l’on parle beaucoup de « civilisation
», il émet le vœu d’un parti qui se situerait entre celui « de la Restauration » et
celui « de la Révolution ».
LA IIe RÉPUBLIQUE (1848-1851)
Après l’abdication de Charles X en 1830, le changement apporté par l’avènement
de Louis-Philippe laisse un moment espérer une évolution sociale et politique,
mais le régime s’enferme dans le conservatisme. Début 1848, la monarchie est à
bout de souffle. Après la révolution de février 1848, il approuve chaudement la
décision de supprimer la peine de mort (lettre à Lamartine du 27 février 1848).
Candidat aux élections à l’Assemblée constituante, il explique, dans la célèbre
Déclaration du 26 mai 1848, ce qu’il attend de la république : la liberté, la
clémence dans la loi pénale, l’enseignement pour tous, le respect de la propriété
et de l’héritage, la dissolution de la guerre.
Après les émeutes de juin, il intervient, pendant tout le mois de juillet 1848, en
faveur de nombreux prisonniers politiques menacés d’exécution et de déportation.
Juillet 1849 est un moment crucial de la carrière politique de Hugo, élu député en
juin 1848 et en mai 1849. La poussée « démocrate-socialiste » lui donne
l’occasion de mettre à jour un projet de réforme dont l’idée le hante depuis vingt
Victor Hugo est le républicain exemplaire.
Pourtant rien ne prédisposait le jeune poète
royaliste à un tel destin. Né avec le siècle,
c’est dans les bouleversements du printemps
1848 qu’il s’ouvre à la République. Victor
Hugo fait partie de ceux qu’on appellera les «
républicains du lendemain ». Vicomte, Pair
de France, ancien commensal (c’est-à-dire
partageant la même table) de Louis-Philippe,
il est l’un de ces hommes de
droite, notables de la monarchie censitaire,
que la foule en armes, la fuite du roi, les
proclamations du gouvernement provisoire
ont projeté dans un nouveau régime.
D’abord déphasé par l’événement, il se
reprend et se distingue vite des conservateurs.
Invité à la plantation d’un arbre de la liberté,
place des Vosges, il y va d’un discours
enflammé, très applaudi, qui se termine par
un « Vive la République
universelle ! ». Ce type de manifestation,
pittoresque et sympathique, est
caractéristique du folklore révolutionnaire de
1848. Les nombreuses références de
l’écrivain à Dieu, à Jésus, à la croix
témoignent du rapprochement entre l’Église
et la République après un long siècle
d’hostilité. Cette plantation contraste avec
celles des lendemains de la révolution de
1830 où les arbres de la liberté étaient plantés
sans prêtre, symboles laïques opposés aux
érections de croix de mission d’avant 1830.
En 1848, au contraire, l’arbre n’est plus une
anti-croix mais le symbole de cette « nouvelle
religion », élan mystique vers une
communion fraternelle et universelle,
caractéristique de « l’esprit
de 1848 ».
Hugo met ici sa notoriété, son talent, sa verve
romantique au service des idéaux
révolutionnaires. Son discours reflète
l’humanitarisme sincère des quarantehuitards et distingue deux sortes de
républiques : la république des « terroristes »,
le régime de 1793, les sectateurs de la
guillotine qu’il rejette et la république
modérée, amie de l’industrie et du commerce,
favorable à la propriété, au
travail, à la famille, « la sainte communion de
tous les Français ». C’est cette dernière qu’il
appelle de ses voeux, la « république
universelle », une république soit, mais une
république raisonnable.
Adolphe Léon Willette (1857-1926) fut
l’un des principaux caricaturistes français de
la fin du XIXe siècle : il collabora au Chat
Noir, à L’Assiette au Beurre, mais aussi à la
Libre Parole illustrée de Drumont. Figure
marquante de Montmartre, Willette fut aussi,
aux côtés de son collègue Forain, l’auteur de
dessins antisémites. Mais ce personnage
complexe fut également l’un des illustrateurs
de Victor Hugo et un admirateur de son
18
ans. Dans son discours du 9 juillet 1849 à l’Assemblée, il demande qu’on prenne
tout ce que le socialisme a de bien fondé : son souci des misérables et sa méfiance
à l’égard des excès du capitalisme. Il en profite également pour demander une
enquête sur la situation des ouvriers et la pauvreté, ainsi que la création d’une
commission pour lutter contre la misère : « Il faut profiter de l’ordre reconquis
pour [...] créer sur une vaste échelle la prévoyance sociale. » Il donne la mesure
de son idéal : « Je veux une république si sainte et si belle que, lorsqu’on la
comparera à toutes les autres formes de gouvernement, elle les fasse évanouir,
rien que par la comparaison. »
En 1850, les votes de Hugo vont désormais à la gauche, et son combat contre
l’organisation injuste de la société s’intensifie. C’est à cette époque (janvier
1850) qu’il prononce un discours sur la Liberté de l’enseignement qui reste un
texte de référence pour les partisans de la laïcité. Il lutte aussi contre la peine de
mort, sur laquelle il revient à la charge à plusieurs reprises, en 1850. En avril, le
Parlement discute d’une proposition de loi sur la déportation, peine qui se
substituerait à l’échafaud. Hugo et Lamartine s’insurgent contre cette loi qui est, à
leurs yeux, une peine de mort déguisée. Le 11 juin 1851, lors du procès de son
fils Charles, qui avait protesté contre les circonstances odieuses d’une exécution,
il prononcera un réquisitoire contre la peine de mort, suivi d’un plaidoyer pour
son abolition (Avant l’exil).
En août 1850, lorsqu’il est élu président du Congrès international de la paix,
Hugo s’emploie à promouvoir la paix entre les États, et, le premier, il souhaite les
États-Unis d’Europe. Il imagine une « suprême révolution » pour faire accepter
un idéal démocratique (discours prononcé au Congrès de la paix du 14 septembre
1869).
LE SECOND EMPIRE (1852-1870)
Après la mort de sa mère, en 1821, Hugo a renoué avec son père, général de
l’Empire ; les dissensions entre ses parents l’avaient éloigné de lui. Il montre
alors des tendances bonapartistes. Sa fascination pour la légende napoléonienne
contribue à le rapprocher des libéraux, opposants aux Bourbons. S’il célèbre
Napoléon Ier dans Les Orientales (1829), c’est parce qu’il voit dans son épopée
un idéal de liberté.
Mais, après la révolution de 1848 qui conduit Louis-Philippe à abdiquer, si Hugo
soutient la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte, élu à la présidence de la
République le 10 décembre 1848, c’est parce qu’il redoute une dictature militaire
du général Cavaignac. En 1851, il regrette amèrement de l’avoir soutenu : « Quoi
? parce que nous avons eu Napoléon-le-Grand, il faut que nous ayons Napoléonle-Petit ! » II est contraint de s’exiler. Son pamphlet Napoléon le Petit (1852),
coup d’éclat littéraire en réponse au coup d’État politique de Louis-Napoléon
Bonaparte (2 décembre 1851), annonce les « années funestes » de 1851 à 1870.
Le recueil poétique Châtiments (1853) stigmatise le coup d’État et les crimes du
régime. Napoléon III est de nouveau dénoncé dans La Légende des siècles
(1859), où il est apparenté à une lignée de tyrans et de criminels. Hugo refuse, en
1859, l’amnistie des condamnés politiques et choisit de rester en exil. Enfin, en
1872, il n’hésitera pas à souligner, dans L’Année terrible, l’effondrement du
second Empire, avec son cortège de guerres et de défaites.
Pendant son exil, il poursuit son combat politique et humaniste, en incriminant les
causes sociales de la criminalité et en donnant la parole aux exclus. En 1862, dans
Les Misérables, la méditation de Jean Valjean, lorsqu’il est au bagne, reflète les
préoccupations de Hugo à l’égard des travailleurs. Le forçat ne peut en effet
s’empêcher de juger néfaste l’attitude d’une société qui l’a laissé manquer de
travail et de pain. Fantine dénonce le sort injuste réservé aux femmes :
abandonnée par l’étudiant dont elle est enceinte, elle sera contrainte de se
prostituer. Pour ce personnage, Hugo s’est inspiré d’une prostituée dont il avait
pris la défense. L’un des combats de Hugo, et non l’un des moindres, a été contre
l’inégalité entre l’homme et la femme : il a plaidé la cause des femmes pendant
quarante ans et s’est associé, en 1872 et 1875, aux actions menées en leur faveur.
À travers Cosette, traitée comme une esclave par les Thénardier, il dénonce la
misère de l’enfant. Quant au Gwynplaine de L’homme qui rit (1869), il veut se
faire le « Verbe du Peuple » et ouvrir les yeux des lords à la misère : « Milords, je
viens vous dénoncer votre bonheur [...] Il est fait du malheur d’autrui [...] Je suis
l’avocat désespéré et je plaide la cause perdue. »
L’AVÈNEMENT DE LA IIIe RÉPUBLIQUE
Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. Pour Hugo, cette guerre
n’est pas de nature à libérer les peuples. Lorsqu’il rentre d’exil, le 5 septembre
oeuvre, ce dont témoigne ce dessin. L’on y
voit Victor Hugo âgé, de retour d’exil, tenir
par la main une jeune fille portant le bonnet
phrygien ; le vieil homme
se fait le protecteur de la République qu’il
soutient en son jeune âge. Mais
parallèlement, il faut y voir bien entendu la
mise en scène des deux héros des Misérables,
Jean Valjean et Cosette.
L’émotion intense suscitée par la maladie
puis la mort de Victor Hugo, le 22 mai 1885,
décida le cabinet Brisson à organiser de
grandioses funérailles nationales : le 31 mai,
le corps de l’écrivain fut exposé à l’Arc de
triomphe puis, le lendemain, fut mené au
Panthéon, dont les portes furent rouvertes
pour l’occasion. Ce dessin aquarellé de
Guiaud, représentant la levée du corps le
1er juin, souligne le caractère majestueux
d’un événement destiné à instaurer un culte
républicain et à forger une mémoire
collective.
Dans les années 1885-1900, la mémoire de
Victor Hugo est héroïsée. Ses funérailles, le
1er juin 1885, furent l’un des moments forts
de la symbolique républicaine. Poète
national, il devient un « Saint laïque ». Son
oeuvre est décrite comme une sorte de
perfection littéraire. Son évolution politique,
du soutien à la monarchie dans sa jeunesse à
la République dans son âge mur, son refus de
toute compromission lors de son exil entre
1852 et 1870, sont cités en exemple. De
même, sa volonté que son corps fut
placé sur le corbillard des pauvres en fait
l’ami du peuple. Réunissant en sa personne le
talent littéraire en ses multiples facettes, la
capacité à encourir l’exil pour la défense de
principes, tout en demeurant attentif aux plus
modestes, il est présenté comme l’incarnation
de ce que la République a produit de
meilleur. Aussi ses œuvre et
sa personne sont-elles quasiment « sanctifiées
», données en exemple aux enfants des
écoles, mais aussi aux adultes comme en
témoigne un instituteur du Loir-et-Cher qui
organise des conférences dans son village,
dans lesquelles il se fait le héraut de l’oeuvre
hugolienne.
19
1870, il lance un appel à la paix. En février 1871, il est élu député et préside un
temps les réunions des députés de la gauche radicale. Le 18 mars, éclate
l’insurrection de la Commune, cette guerre civile sous le regard des Prussiens. La
Commune prône la spontanéité révolutionnaire contre « tous les stratégistes de
l’école monarchiste ». Les sentiments de Hugo sont mitigés : ses sympathies vont
du côté des insurgés, mais il est horrifié par leur violence. Il publie à ce sujet des
poèmes dans le Rappel. Il pense que « la Commune, chose admirable, a été
stupidement compromise par cinq ou six meneurs déplorables ». Sa maison de
Bruxelles est bombardée de pierres lorsqu’il offre publiquement asile aux
communards vaincus. Il les défend (notamment au Sénat où il est élu en janvier
1876) et mène inlassablement campagne jusqu’à ce que l’amnistie soit votée, en
juillet 1880. Ces années seront également consacrées au combat pour la
démocratie et à la réflexion sur le fait révolutionnaire. Quatre-vingt-treize (1874)
achève la réflexion de l’écrivain sur la Révolution à la lumière de la Commune.
Victor Hugo est de plus en plus préoccupé par la paix, qui à son avis ne peut
passer que par la liberté. Ses lettres aux Congrès de la paix de 1872, 1874 et
1875, témoignent de sa certitude d’une Europe républicaine future.
Laissons le mot de la fin au poète avec cette magnifique profession de foi plus
que jamais d’actualité : « Déshonorons la guerre. Non, la gloire sanglante n’existe
pas. Non, ce n’est pas bon et ce n’est pas utile de faire des cadavres. Non, il ne se
peut pas que la vie travaille pour la mort » (Depuis l’exil - Discours pour le
centenaire de Voltaire - 30 mai 1878). Hugo homme du XIXe siècle certes, mais
on peut difficilement être plus au cœur de l’actualité du XIXe siècle que celui qui
avait prôné les États-Unis d’Europe et lutté toute sa vie pour la paix et la
démocratie.
UN EXIL FERTILE
Recherché par la police de Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Hugo parvient à
gagner la Belgique quelques jours après le coup d’État (1851), à l’aide d’un faux
passeport procuré par Juliette Drouet. Le plus simple serait de se fixer à
Bruxelles, où il reste six mois et fera publier Napoléon le Petit et Les Châtiments.
Pour plusieurs raisons (désir de madame Hugo de trouver un mari convenable
pour Adèle, goût de la mère et des fils pour les spectacles et la vie sociale, etc.),
c’est le lieu d’exil que sa famille souhaite le voir adopter. Le moins que l’on
puisse dire, c’est que le choix des îles Anglo-Normandes, Jersey où il va habiter
pendant trois ans une maison louée (Marine-Terrace) puis Guernesey où il va
acheter, transformer, carreler, boiser, sculpter, tapisser et meubler Hauteville
House, ne s’impose pas. Celui de Jersey s’explique peut-être en partie par le
serment que Victor Hugo s’est fait d’aller chaque année sur la tombe de
Léopoldine. Si ses convictions républicaines lui interdisent désormais ce
pélerinage, du moins aura-t-il la consolation de se savoir aussi proche que
possible de la disparue, avec qui semble, un soir, s’établir une relation par le biais
du spiritisme. Victor Hugo est aussi sujet à des hallucinations nocturnes,
favorisées par l’atmosphère de sa maison de Guernesey qui avait la réputation
d’être hantée. Savoir si Victor Hugo, quoi que dise la « bouche d’ombre », est
totalement convaincu par les séances de tables, dont sont transcrits les dialogues,
est une vraie question : qu’il soit dû au doute ou à la peur de la folie, le brutal
abandon de ces pratiques, à peine mentionnées à partir de l’arrivée à Guernesey,
semble trahir une curieuse indifférence, voire un certain soulagement.
Le choix de Guernesey témoigne de la même obstination mais relève sans doute
de motivations plus diverses. Jusqu’à présent, l’argent est rare ; or la vie dans les
îles, alors très pauvres, est relativement bon marché. De plus, Victor Hugo a
appris à aimer ce lieu d’exil, le spectacle des tempêtes, les longues promenades
avec Juliette qui loge non loin de chez lui, et les bains de mer qu’il prend de juin
à septembre. Il ne souhaite pas quitter Jersey ; il en est expulsé pour avoir signé
une pétition en faveur d’un autre proscrit, lui-même expulsé après avoir reproché
par voie de presse à la reine Victoria sa visite à Napoléon III. Le statut des îles
Anglo-Normandes, rattachées à la couronne britannique sans y être totalement
assujetties, permet à Guernesey d’accueillir l’écrivain dont la réputation ne cesse
de s’étendre. La famille Hugo aura à cœur de s’intégrer à l’aristocratie
intellectuelle de Saint Peter Port, aussi réduite soit-elle. Les événements
familiaux seront notifiés dans la presse locale, y compris, en octobre 1863,
l’annonce erronée du mariage d’Adèle avec le lieutenant Pinson.
Arrivé à Guernesey, le 31 octobre 1855, en compagnie de François-Victor, dit «
Toto », et de la « malle aux manuscrits » contenant ceux des quatre premiers
livres des Misérables (abandonnés depuis 1848) et des Contemplations, Hugo
20
voit sa situation financière s’améliorer sensiblement dès la publication de ce
recueil. Le 16 mai 1856, en achetant Hauteville House, il devient, pour quinze
ans, « proscrit français et landlord anglais ». De cette double vie nous savons
beaucoup de détails, grâce aux Agendas*, livres de comptes tout d’abord destinés
à recevoir l’inscription des dépenses de l’écrivain. On y retrouve régulièrement
l’expression « compté avec ma femme », le salaire des domestiques et des
artisans, les allocations versées à ses fils, le coût des promenades en voiture avec
« JJ » (Juliette Drouet, installée là aussi dans une maison voisine) et le montant
des subsides offerts aux proscrits. Mais ces agendas vont bientôt devenir comment s’en étonner ? - sinon une œuvre, du moins une forme d’écriture de soi
d’où ne sont absentes ni la dissimulation, ni la mise en scène. Et tout d’abord à
cause de la durée. Commencés le 31 octobre 1855, les agendas couvrent la
totalité du séjour à Guernesey. Interrompus par l’anthrax de 1858 et les voyages,
ils sont complétés a posteriori de manière sommaire. Sur l’aménagement et la
décoration de la maison (« un chantier perpétuel » pendant dix ans), ils nous
apprennent, entre autres, l’origine des boiseries sculptées, parois démontées de
vieux coffres achetés dans les fermes au cours des promenades avec JJ. Sur les
relations familiales souvent tendues, Victor Hugo y reste très discret ; mais la
correspondance offre un autre éclairage : on écrit beaucoup du premier étage de
Hauteville House, occupé par sa femme et sa fille Adèle, au look-out du
troisième, où l’écrivain a son écritoire et sa chambre. II se borne à citer quelques
piques de sa femme ou de ses enfants, susceptibles de le justifier à ses propres
yeux comme à ceux des lecteurs futurs. Il lèguera à la Bibliothèque nationale tous
ses manuscrits dont aussi ces agendas, non destinés à la publication, du moins de
son vivant. Parce qu’il ne s’interdit aucune notation, si crue puisse-t-elle paraître
(en langage codé tout de même mais relativement déchiffrable), il y inscrit des
détails d’ordre sexuel concernant souvent les servantes (logées dans la chambre
voisine). De ses relations avec elles n’est pas exclu le dialogue : les lignes qu’il
consacre à chacune donnent une idée des conditions de vie dans ces îles ravagées
par la misère et la tuberculose, et témoignent que Hugo est loin d’y être
indifférent. D’où sa décision, en 1861, d’offrir un repas hebdomadaire aux
enfants pauvres, dont la liste s’allonge chaque semaine : initiative que l’on peut
juger paternaliste et théâtrale, mais qu’il veut exemplaire.
On ne trouvera pas d’échos dans ces agendas de la fuite, des mensonges, puis de
la folie d’Adèle (dont il ne découvrira l’ampleur qu’en 1872). Henri Guillemin «
se défend mal de l’impression que, pour les Hugo (la mère exceptée), la situation
très gênante dont Adèle est responsable dure un peu trop et qu’un malheur
toujours possible, évoqué avec effroi, terminerait tout, au mieux, dans le lointain
et le silence ». En revanche, les ultimes étapes du deuil de « Didine » - pensées
aux anniversaires, accrochage du portrait dans la salle de billard - se déchiffrent
sans peine. Je les lis aussi dans la dernière partie des Misérables, repris en 1860,
reformulées grâce à la fiction du désespoir de Jean Valjean après le mariage de
Cosette.
De manière générale, la vie à Guernesey semble offrir à l’écrivain les conditions
d’une alchimie plus efficace que jamais. Peut-être en a-t-il déjà l’intuition quand
(peu avant de rédiger une ardente défense de l’abolitionniste américain John
Brown, condamné à mort et exécuté) il refuse l’amnistie de 1859, validant ainsi
définitivement son statut de conscience républicaine de la France. Par un
mouvement dialectique particulièrement heureux, l’œuvre va s’alimenter sans
cesse de cette conscience politique affirmée par l’exil, que la fécondité de cette
période (avec notamment Les Châtiments, Les Contemplations, La Légende des
siècles, Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, L’Homme qui rit) contribuera
à renforcer. « Rocher d’hospitalité et de liberté », « l’île de Guernesey, sévère et
douce », et le « noble petit peuple » qui l’habite auront bien mérité que leur soient
dédiés Les Travailleurs de la mer.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
21
HC – Incarner la République (1879-1939)
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
L’idée républicaine aujourd’hui, Guide Républicain, ouvrage collectif édité avec le concours du groupe histoire et géographie de
l’Inspection générale de l’Éducation nationale , Éditions Delagrave et Scéren-CNDP, 2004, 433 pages.
Demier Francis, La France du XIXe siècle, 1814-1914, Le Seuil, 2000, coll. «Points Histoire», p. 163-322.
F. Démier, La France au XXe siècle, Seuil, Points Histoire, 2003.
Rémond René, La République souveraine, Fayard, 2002, 400 p.
Berstein Serge, « La synthèse démocrate-libérale en France 1870-1900 » et « Naissance des partis politiques modernes », et
Winock Michel, in Berstein Serge et Winock Michel (dir.), Histoire de la France politique, tome 3, «L’invention de la démocratie,
1789-1914», Le Seuil, 2002, coll. «L’Univers historique», p. 257-334.
Berstein Serge (dir.), La Démocratie libérale, PUF, 1998 (voir l’article qui concerne la France, p. 263-315 plus particulièrement S.
Berstein : “La synthèse démocrate-libérale en France et la naissance du modèle républicain (1870-1914)”).
S. Berstein, “La culture républicaine dans la première moitié du XXe siècle”, in O. Rudelle et S. Berstein, La République absolue,
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Cabanel Patrick, Les Mots de la laïcité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004.
DUCOMTE Jean-Michel, La laïcité, Milan, coll. « les essentiels », 2001, 63 p.
Duclert Vincent, Prochasson Christophe (dir.), Dictionnaire critique de la République, Flammarion, 2002.
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M. Rebérioux, La République radicale ? (1898-1914), Nouvelle histoire de la France contemporaine, Seuil, Points Histoire 1975.
George J., Mollier J.-Y., La plus longue des Républiques, 1870-1940, Fayard, 1994.
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(voir l’article de M. Agulhon sur la mairie, p. 167-193).
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AGULHON Maurice, Marianne au pouvoir, l’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Flammarion, 1989
Amaury Françoise, Histoire du plus grand quotidien de la IIIe République, Le Petit Parisien, instrument de propagande au service
du régime, PUF, 1972 (pour suivre la République à travers un quotidien et trouver des documents sources).
Wieviorka Olivier et Prochasson Christophe, La France du XXe siècle. Documents d’histoire, coll. « Points Histoire », Seuil, 1994
(textes classés par ordre chronologique : J. Ferry, le débat sur la séparation de l’Église et de l’État, la position de l’extrême droite,
des syndicalistes, etc.).
Pérouse de Montclos, Jean-Marie, Hôtels de ville de France, Imprimerie nationale/éditions Dexia, 2000.
Caspard Pierre (dir.), Le Patrimoine de l’Éducation nationale, Flohic éditions, 1999.
Gaulupeau (Y.), La France à l’école, coll. « Découvertes », Gallimard, 1992
Jean-François Chanet, L’École républicaine et les petites patries, Aubier, 1996
Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1880-1967, Armand Colin, Paris, 1968.
Pierre Albertini, L’École en France, XIXe-XXe siècle, de la maternelle à l’université, coll. «Carré», Hachette, Paris, 1992.
Ozouf (J.), (M.), La République des instituteurs, Gallimard-Seuil, 1992
Ozouf (J.), (M.), Nous les maîtres d’école : autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque, « Archives », Gallimard-Julliard,
1967
Ozouf Mona, L’École, L’Église, La République (1871-1914), Armand Colin, 1963, coll. « Points Histoire », Seuil, 1982.
A.-M. Thiesse, Ils apprenaient la France, Maison des sciences de l’homme, 1997.
J. Garrigues, Images de la Révolution, Du May- BDIC, 1988.
O. Ihl, La fête républicaine, Gallimard, 1991.
J.-M. Renault, Les fées de la République, Éditions du Pélican, Paris, 2002.
22
Ressources
– www.histoire-image.org : ce site propose des analyses d’images intéressantes sur une salle de classe et des plans commentés sur
la construction des écoles dans la Somme. Il analyse aussi l’intérieur d’une mairie peinte par Alfred Bramtot en 1891.
– www.inrp.fr/musée : le site du musée de l’éducation nationale à Rouen qui propose des idées pour visiter une salle de classe.
– www.archives.rennes.fr : le site des archives municipales de Rennes, extrêmement riche en vues et plans d’écoles utilisables en
classe.
– www.silapedagogie.com/le 19siecle.htm : ce site met à disposition des images, une bibliographie et quelques dates.
Documentation Photographique et diapos :
La Documentation photographique : La République sous la IIIe, N° 7003, 1990, sous la direction de Nicolas Rousselier.
Revues :
Mille ans d’école, « Les collections de L’Histoire », n° 6, octobre 1999, p. 41-74.
Dans la revue L’Histoire, des articles intéressants dans le n° 155, « Splendeur et misères de la République (1792-1992) », mai
1992 et le n° 289, « Dieu et la politique, le défi laïque », juillet 2004.
« Bonnet phrygien et Marseillaise», L’Histoire, n° 113, 1988, pp. 44-50.
L'espace de la classe, TDC, N° 808, du 15 au 31 janvier 2001
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
BO 1ère STG :
« La construction de la République. Moments et actes fondateurs (1880-1946).
Ce thème d’étude invite à une réflexion sur les fondements de la culture
républicaine et non à un panorama détaillé de ce que fut la Troisième République.
La démocratie républicaine est une construction politique progressive, désormais
bien installée mais qui a connu des crises qui l’ont gravement ébranlée, comme
l’Affaire Dreyfus, voire des remises en cause radicales, à l’image du régime de
Vichy qui s’installe pendant l’année 1940. Ces deux sujets d’étude visent à faire
comprendre aux élèves que la République et la démocratie ne sont pas des
données intangibles mais peuvent être l’objet de combats politiques et
idéologiques autour d’enjeux essentiels.
Le cadre chronologique large rend nécessaire une périodisation, que le professeur
choisira avec le souci de montrer comment s’opère la construction d’une «
conscience nationale », autour de quelques références collectives majeures, et
comment s’élargit le champ de la démocratie, grâce à un travail législatif qui
s’inscrit au coeur des grands débats politiques d’alors. Héritiers des hommes de
1789 et de 1848, les républicains sont souvent libéraux, positivistes, attachés à la
« mission universelle de la France » en ce qu’elle est porteuse de l’esprit des
Droits de l’homme et du citoyen. Cette « mission », à vocation civilisatrice,
trouve une traduction dans une politique active d’expansion coloniale. La
politique coloniale est resituée dans un contexte d’expansion générale des États
industriels et l’étude qui en est faite met en évidence l’essentiel de ses
motivations et de ses implications.
Le régime républicain fait aujourd’hui l’unanimité dans l’opinion française mais
il n’en a pas toujours été ainsi et il lui a fallu s’imposer peu à peu autour de
principes forts – la souveraineté de la nation, la démocratie, la laïcité- et de
symboles qui furent ceux de la France révolutionnaire puis libérale contre la
France monarchique et conservatrice. C’est pendant la période charnière 1880 –
1914 que s’opère cette consolidation républicaine, notamment par le biais d’une
oeuvre législative dont l’impact fut essentiel. L’unité républicaine et nationale est
personnifiée par la figure de Marianne, s’incarne dans la devise « Liberté-ÉgalitéFraternité » et se vit, localement, dans ce lieu de mémoire essentiel qu’est la
mairie (cf. M. Agulhon dans Les lieux de mémoire sous la direction de P. Nora).
Le mode d’accès à la nationalité française s’élargit avec la loi du 26 juin 1889
(droit du sol). La période étudiée joue un rôle décisif dans la structuration de la
vie politique française. Les républicains, partagés en deux tendances, modérée et
radicale, se heurtent à une opposition conservatrice (les catholiques modérés se
rallient toutefois à la République au début des années 1890). Les années 18801914 voient naître un puissant courant nationaliste, ancré à droite, qui se nourrit à
la fois des crises politiques ou sociales et des tensions internationales, et qui
développe un discours antiparlementaire, xénophobe, antisémite et revendique un
exécutif fort. Ce courant antirépublicain trouvera une occasion de concrétiser son
opposition dans la mise en place du Régime de Vichy en 1940. Dès les années
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
BO 1ère ST2S : « Incarner la République.
Les arts et le pouvoir se sont toujours
étroitement conjugués. On montre à partir de
l’étude des Mariannes et de deux lieux
emblématiques (une place de mairie et une
école) comment l’art est un langage
exprimant les valeurs, la grandeur et les
combats de la République. »
BO 1ere : « La République : l’enracinement
d’une nouvelle culture politique (1879-1914)
La culture républicaine qui s’impose
progressivement à partir des années 1880
associe respect de l’individu, prépondérance
de la Chambre des députés désignée par la
nation souveraine, rôle décisif de l’instruction
publique pour la formation du citoyen et le
dégagement d’une élite, réponse aux attentes
de la classe moyenne indépendante, adhésion
à un ensemble de symboles et de rites. Cette
culture est dominante au tournant des XIXeXXe siècles, ce qui ne signifie pas qu’elle n’a
pas des adversaires. »
BO 1ère ST2S : « La France en République,
de 1880 au début des années vingt
On montre que la République, forme
française de la démocratie libérale, est le
produit d’une construction. Le régime
républicain s’affirme à la fin du XIXe siècle
autour de grands principes, fondateurs et
intangibles. Les libertés, la laïcité et les droits
sociaux, souvent acquis dans la lutte, en sont
des marqueurs essentiels. De grands
soubresauts (l’affaire Dreyfus) divisent les
Français mais ne remettent pas en cause une
République qui résiste à l’épreuve de la
Grande Guerre. »
23
1890, le socialisme, porté par une expansion du mouvement syndical, devient un
grand mouvement politique, mais hésite entre réforme et révolution, patriotisme
et anti- militarisme. Dans l’entre-deux-guerres, des recompositions s’opèrent, qui
se cristallisent au moment du Front populaire.
Les idées républicaines se traduisent par une série de lois qui favorisent la
démocratie : liberté de réunion le 30 juin 1881 et liberté de la presse, de
l’imprimerie et de l’affichage le 29 juillet 1881, loi de juillet 1901 qui introduit la
liberté des associations laïques non professionnelles. La loi municipale d’avril
1884 confie l’élection du maire, auparavant nommé par le gouvernement, aux
membres du conseil municipal élu par la population. L’extension des droits
civiques trouvera son aboutissement avec le droit de vote des femmes
(ordonnance du 5 octobre 1944) et la garantie pour la femme, dans tous les
domaines, de droits égaux à ceux de l’homme (Préambule de la Constitution de
1946). Dans le domaine social, on légifère également : liberté des associations
professionnelles (loi du 21 mars 1884), autorisant les syndicats, loi sur les
assurances et les accidents du travail (1898), la création de retraites (1910), la
journée limitée à huit heures de travail (1919), la création des assurances sociales
(1928) et la semaine de 40 heures et la création des congés payés avec le Front
Populaire en 1936.
Sous l’impulsion de Jules Ferry, ministre de l’instruction publique, plusieurs lois
scolaires sont votées : gratuité de l’enseignement primaire (1881), obligation
scolaire de 6 à 13 ans (1882), loi sur la laïcité de l’enseignement public (1882).
Cette laïcisation de l’école, qui est un des principaux vecteurs de la diffusion de
la culture républicaine dans la population, prépare la laïcisation de l’État. Par la
loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, qui met fin au
Concordat de 1801, la République garantit la liberté de conscience pour tout
citoyen et le libre exercice de tous les cultes. Cette « loi de combat » d’une «
République menacée » est devenue, progressivement, une loi « d’apaisement »,
qui n’a cessé d’être interprétée depuis un siècle. »
De l’arrivée au pouvoir des républicains en 1879 à la veille de la Première Guerre
mondiale, la IIIe République enracine en France une nouvelle culture politique.
C’est cette culture républicaine que le programme nous invite à étudier, sans
entrer dans un récit événementiel détaillé. La notion de culture politique permet
de renouveler l’histoire politique en y introduisant une dimension socioculturelle. La culture politique se définit comme « l’ensemble des représentations,
des valeurs, des référents, des rituels qui constituent l’identité d’une famille ou
d’une tradition politique » (S. Berstein). On peut notamment utiliser les travaux
récents de Serge Berstein et Michel Winock, l’étude des « lieux de mémoire »
débutée par Pierre Nora, les travaux de Maurice Agulhon sur la symbolique
républicaine et ceux de Christian Amalvi sur les héros de l’histoire de France.
Cette question n’a pas suscité de débats historiographiques récents. Le sujet nous
invite clairement, au-delà de l’histoire événementielle, à raisonner en termes de
culture politique, aux confins de l’histoire politique et de l’histoire sociale. Les
travaux pionniers de Maurice Agulhon ont depuis longtemps ouvert cette voie.
On s’attachera donc particulièrement aux vecteurs de l’idéologie républicaine
(l’école, la symbolique) et à cette « politique au village » qui caractérise une IIIe
République qui s’est implantée en s’appuyant sur la majorité rurale.
Loin d’être castratrice des particularismes, l’École de la IIIe République est au
contraire soucieuse de construire des identités multiples : nationale sans doute,
mais également régionale. C’est là l’apport principal du livre de Jean-François
Chanet (L’École républicaine et les petites patries, Aubier, 1996) qui remet en
question une vision longtemps répandue complaisamment et présentant la
politique scolaire sous la forme d’une vaste machine à broyer les régionalismes.
Bien au contraire, sous la IIIe République, la construction de la grande patrie ne
pouvait être conçue sans le support des petites. La IIIe République, en mettant en
avant la nation et la langue française, n’a pas cherché la destruction systématique
des identités locales, ne serait-ce que parce qu’elle s’est enracinée dans un
électorat rural.
L’enseignement doit montrer, par des exemples concrets comme l’étude des
cahiers de doléances locaux, comment l’histoire de la « petite patrie » est
imbriquée dans celle de la « grande ». Chaque leçon doit apporter des
connaissances générales étayées par des exemples locaux. Dans sa préface au
BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION
POLITIQUE DE LA FRANCE, 1815-1914
La succession rapide de régimes politiques
jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures
: révolutions, coup d’État, guerre. La victoire
des républicains vers 1880 enracine
solidement la IIIe République qui résiste à de
graves crises.
L’accent est mis sur l’adhésion à la
République, son oeuvre législative, le rôle
central du Parlement : l’exemple de l’action
d’un homme politique peut servir de fil
conducteur. On étudie l’Affaire Dreyfus et la
séparation des Églises et de l’État en
montrant leurs enjeux.
Raconter des moments significatifs de la IIIe
République (Jules Ferry et l’école gratuite,
laïque et obligatoire : 1882; Affaire Dreyfus :
1894-1906 ; loi de séparation des Églises et
de l’État : 1905) et expliquer leur importance
historique »
Activités, consignes et productions des élèves
:
Accompagnement 1ère : « Le programme
centre l’étude de la première époque de la
Troisième République sur la culture politique
qui s’impose après 1879 et il en précise les
composantes. La culture républicaine domine
la période 1879-1914, définissant un
ensemble de références comme l’inscription
dans la lignée philosophique des Lumières et
du positivisme et la réclamation de l’héritage
idéalisé de la Révolution française. Cet
ensemble de valeurs partagées fonde une
pratique institutionnelle parlementaire, une
société de progrès graduels répondant aux
attentes majoritaires et dont l’école publique,
dégagée de l’influence jugée obscurantiste de
l’Église, est le moteur, le vote des grandes
lois républicaines, enfin un langage et des
rites adéquats (la Marseillaise devient hymne
national en 1879 et le 14-Juillet, fête
nationale en 1880).
Des antagonismes l’opposent à ceux qui, se
réclamant du socialisme, du nationalisme ou
de la droite contre-révolutionnaire, proposent
des alternatives ; mais ces derniers ne
peuvent ignorer le modèle républicain et tous
composent avec sa prégnance dans l’opinion.
Les crises, comme l’affaire Boulanger ou le
scandale de Panama, consacrent la solidité
des institutions fondées en 1875, rodées et
infléchies jusqu’en 1879. La violence
anarchiste est combattue, au nom d’une
démocratie politique où la démocratie sociale
doit provenir de réformes lentes. L’affaire
Dreyfus est l’occasion de l’affirmation des
courants nationalistes, auxquels est sensible
une partie des élites et de l’électorat
catholiques. Elle est surtout l’occasion de
l’approfondissement de la culture
républicaine autour du caractère sacré des
droits de l’homme, complétés par l’impératif
du « solidarisme » (ceux qui ont le mieux
24
livre de J.-F. Chanet, Mona Ozouf résume bien le problème : « Les pédagogues
républicains étaient convaincus qu’on ne peut apprendre sans se déprendre (des
habitudes d’un terroir, des réflexes d’une classe, des croyances enfin auxquelles
l’écolier villageois n’était que trop livré). Mais ils croyaient aussi qu’il n’y a
aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des
enfants, sur les voisinages et les fidélités. Ils professaient que le but de
l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine.
Ils tenaient d’autre part pour acquis que les êtres humains n’ont de densité et de
substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent Le moyen d’échapper
à cette contradiction […] a été, dans les manuels et chez les maîtres, le recours à
la métaphore de l’organisme. La grande patrie n’est pas seulement l’agrégat de
petites unités dont la liaison serait indifférente : au contraire, chacune des petites
patries s’acquitte des tâches auxquelles la vouent ses ressources et ses talents,
verse au trésor national le corbillon de ses inventions, de ses grands hommes, de
ses paysages, dans une réciprocité d’action qui fait de la grande patrie beaucoup
plus qu’une pluralité : une totalité ordonnatrice, animatrice, intégratrice, douée
d’une vie singulière. Ce qu’illustrent tant de livres de lecture qui, sur le modèle
canonique du Tour de la France par deux enfants font parcourir aux écoliers, tout
au long de l’année scolaire, les régions françaises pour leur rendre sensible
l’ensemble harmonique de leurs richesses. Entre la grande et la petite patrie, du
même coup, ni affrontement ni conflit. Une hiérarchie à coup sûr, mais qui
n’implique ni dominants, ni dominés, tout juste la reconnaissance que la figure
supérieure – la grande patrie – surplombe la figure inférieure et l’englobe. Ici
éclate le génie de l’épithète : quel autre destin pour la petite patrie que de
s’inscrire dans la grande ? »
réussi ont un devoir fiscal) et l’affirmation de
droits sociaux. La séparation des Églises et de
l’État de 1905, mûrie durant le ministère du
radical Combes, marque un aboutissement
logique, quoique longtemps différé, de la
sécularisation conduite par les républicains.
Au total, la France de la seconde moitié du
XIXe siècle offre un exemple d’évolution, au
rythme heurté, vers la démocratie libérale ;
celle-ci y revêt une forme spécifique : la
république. »
L’ouvrage de Jacques Ozouf, Nous les instituteurs, publié en 1967, est fondé sur
le recueil de témoignages écrits par des instituteurs formés à la fin du XIXe siècle
ou au début du XXe. Malgré le filtre de la mémoire, ils constituent un précieux
témoignage sur les conditions de vie de ces instituteurs et sur les valeurs qui ont
guidé leur choix de cette profession, puis la façon dont ils l’ont exercée. On y
retrouve, comme dans l’exemple présenté ici, la conception quasi sacerdotale de
leur fonction (l’on pense ici évidemment aux Hussards noirs évoqués par Charles
Péguy), mais également le sentiment d’une élévation sociale. Souvent issus d’un
milieu rural modeste, la plupart de ces instituteurs vivent leur métier comme une
promotion, l’entrée dans les classes moyennes grâce au savoir. Ils se perçoivent
donc comme l’exemple vivant de la méritocratie républicaine, fondée sur le
diplôme, seule susceptible à leurs yeux de donner à la société une fluidité
nécessaire. Enfin, sans surprise, ils affichent pour la plupart d’entre eux, un
engagement laïque marqué et le sentiment, par leur action, de participer au
triomphe de la Raison kantienne sur l’obscurantisme des « calotins ».
Mais cette image de hussard noir a été largement remise par la suite en question
par les historiens.
Si l’élection de Jules Grévy à la présidence de la République, le 30 janvier 1879,
marque l’achèvement de la conquête des institutions par les républicains, la
conquête des Français leur reste à faire. Il leur faut ancrer le régime dans tous les
esprits, l’imposer autant contre les tenants d’une République ardente et combative
que contre les nostalgiques du passé, partisans de la réaction politique et cléricale.
À la veille de la Première Guerre mondiale, ce sera chose faite. La
reconnaissance de libertés individuelles et collectives essentielles, l’oeuvre
scolaire, ont concouru à son enracinement. La consolidation du parlementarisme,
le rythme régulier des consultations électorales, l’apprentissage des pratiques
civiques et le déploiement d’une symbolique politique inédite ont fondé une
nouvelle tradition républicaine, familière et partagée, admise, bon gré mal gré,
par la plupart des forces politiques. Au fil des ans et des crises, le régime a
démontré sa capacité à incarner la nation.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
Accompagnement 1ère ST2S : « Il s’agit de montrer comment s’enracinent et se
manifestent notre démocratie libérale et notre culture politique républicaine, en
précisant l’ensemble des références qu’elles définissent.
En 1879, le président Mac-Mahon vient de « se démettre plutôt que de se
Quels symboles, quels rites, quels héros
unissent les républicains ?
La culture républicaine se construit autour de
symboles comme Marianne, l’allégorie de la
25
soumettre » aux scrutins qui donnent la victoire aux républicains au Sénat et à la
Chambre des députés. Les opposants à droite sont nombreux, organisés (bien que
divisés), profondément hostiles au régime et à ses valeurs. Mais ils se refusent au
coup d’État. Le régime républicain s’impose peu à peu, autour de principes forts
– la souveraineté de la Nation, la démocratie, la laïcité, les droits sociaux –
inscrits dans la lignée philosophique des Lumières, du positivisme et de la
revendication de l’héritage idéalisé de la Révolution Française. Ces valeurs
partagées devenues intangibles, fondent une pratique institutionnelle
parlementaire ainsi que l’édification d’une société de progrès graduels qui répond
aux attentes de la majorité des Français. De plus en plus unis par des
comportements uniformes (diffusés par l’État à travers l’école et l’armée
notamment), les Français s’identifient à ce « nouvel être collectif » apparu lors de
la Révolution française et qui, désormais acculturé, compose la Nation une et
indivisible que Fustel de Coulanges définit « comme une grande solidarité qui
suppose un passé mais repose aussi sur le désir de continuer la vie commune ».
Elle complète, par cet engagement à partager des valeurs communes, à la Patrie «
qu’on aime », et que des Français pleurent dans la perte de l’Alsace-Moselle. La
Nation est ainsi conçue comme un « consentement, le désir de vivre ensemble, la
volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » selon les mots
de Renan. La consolidation républicaine s’opère ainsi, non sans heurts
(notamment entre opportunistes et radicaux), entre 1880 et 1920 par le biais
d’une oeuvre législative dont l’impact fut essentiel et par l’apprentissage de
pratiques démocratiques. Le modèle républicain se concrétise en une série de lois
qui structurent durablement la vie politique et la société française en garantissant
les libertés fondamentales.
À partir de 1880, les Républicains contrôlent les leviers du pouvoir et
développent une œuvre législative fondamentale. Ils étendent les libertés
publiques : la législation relative à la liberté de réunion le 30 juin 1881 et à la
liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’affichage le 29 juillet 1881 fait entrer
la France dans l’ère de l’opinion. De grands quotidiens, comme Le Petit Parisien
ou Le Petit Journal ainsi que des publications régionales comme Le Progrès à
Lyon investissent villes et campagnes où ils répandent les valeurs de la
République. En 1884, la loi Waldeck Rousseau sur la liberté d’association
reconnaît l’existence des syndicats, celle de juillet 1901 introduit la liberté des
associations (à l’exclusion des congrégations) non professionnelles. Le mode
d’accès à la nationalité française s’élargit avec la loi du 26 juin 1889. Dans le
domaine social, on légifère également car la République promeut les droits
sociaux acquis souvent sous la pression des luttes ouvrières : loi sur les
assurances et les accidents du travail (1898), loi instaurant le repos hebdomadaire
(1906), la création de retraites (1910), la journée limitée à huit heures de travail
(1919). Sous l’impulsion de Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique,
plusieurs lois scolaires sont votées : gratuité de l’enseignement primaire (1881),
obligation scolaire de 6 à 13 ans (1882), loi sur la laïcité de l’enseignement public
(1882). Parallèlement, la pratique du vote se développe localement avec la loi
municipale de 1884 qui confie, tous les quatre ans, l’élection du maire auparavant
nommé par le gouvernement, aux membres du conseil municipal. À partir de
1902, l’augmentation de l’indemnité parlementaire favorise l’entrée de la petite
bourgeoisie à la chambre des députés. De manière révélatrice, un peintre, Alfred
Bramtot, célébrant le suffrage universel, décrit, en 1891 avec une volonté de
réalisme une scène de vote (son oeuvre aide à comprendre certaines réticences
face aux changements de procédure introduits par les lois de 1913 et 1914 qui
imposent l’isoloir et l’enveloppe). La laïcisation de l’école, qui devient un des
principaux vecteurs de la culture républicaine, prépare celle de l’État. La loi de
séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 réaffirme la liberté de
conscience et le libre exercice de tous les cultes. Elle marque l’aboutissement
logique de la laïcisation politique et de la sécularisation conduite par les
républicains. Ceux-ci y voient en partie le moyen de renforcer l’unité de la Nation
et d’assurer à chacun son intégration dans la République. Émile Combes, membre
du jeune parti radical, peut s’écrier en 1904 lors d’un banquet démocratique tenu
à Carcassonne : « La Démocratie devenue maîtresse de ses destinées marchera
d’un pas rapide et sûr dans les voies larges du progrès et de la liberté […] Le
gouvernement se regarde comme le fondé de pouvoirs d’une démocratie ennemie
des privilèges et met son honneur à assurer son triomphe. »
Certes, le modèle républicain rencontre les critiques de ceux qui, se réclamant du
socialisme, du nationalisme ou de la droite contre-révolutionnaire, proposent des
République ; portant le bonnet phrygien,
interdit avant 1879, elle symbolise la liberté
et au-delà la République. La culture
républicaine se propage également par des
fêtes et des rites : le 14 juillet, mais
également les banquets, dont la tradition
remonte à 1848, sont l’occasion de célébrer
de façon conviviale les grandes dates de la
République, ainsi que ses réalisations. Enfin,
les républicains se rassemblent autour du
culte de héros fédérateurs dont le principal est
Victor Hugo, gloire littéraire, exilé en 1851 et
symbole de l’opposition au bonapartisme. La
République n’est pas simplement une idée
abstraite ; elle doit s’incarner dans une
sociabilité et dans des héros ; aux côtés de
Victor Hugo, Louis Pasteur est l’autre « Saint
laïque », réunissant en sa personne le savoir
scientifique et l’attention aux plus modestes.
La Marseillaise, à l’instar du 14 juillet et du
drapeau tricolore, fut au centre des choix
politiques des années 1879-1880. Cette
période, où la République fixe définitivement
tous ses emblèmes, coïncide avec le choix
définitif du régime républicain. Comment
cette symbolique issue de la Révolution
française, qui divise
toujours les Français, a-t-elle pu jouer un rôle
unificateur ? La symbolique républicaine
s’inscrit tout d’abord dans la continuité
historique de la Révolution française. Elle lui
donne une assise populaire qui fait la force
des emblèmes révolutionnaires. C’est
pourquoi, la République, désireuse de balayer
les
traditions royaliste et bonapartiste, les
récupère. Ainsi Marianne, née Liberté,
symbole de la révolte devient l’incarnation de
la République qui, parvenue au pouvoir,
représente l’État. Elle incarne les deux
visages de la nation, l’un légaliste, l’autre
combattant. À cette filiation révolutionnaire
et républicaine s’ajoute la tradition militaire
dans une période de grande expansion
coloniale. La fête du 14 juillet mêle le
souvenir de la Révolution, la défaite de 18701871 et l’attente implicite de la Revanche
ainsi que l’orgueil des premiers succès
coloniaux. Cette symbolique harmonise des
sensibilités politiques différentes, patriotique
et militaire, nourrissant les espoirs de
revanche,
mais aussi populaire et contestataire.
L’imagerie d’Épinal, ainsi que la presse
populaire, en la diffusant largement,
contribuent à l’adhésion progressive des
Français au régime républicain et à ses
valeurs.
La Marseillaise
Après le départ de Mac-Mahon fin janvier
1879, une séance historique de la Chambre
présidée par Gambetta le 14 février 1879 fait
officiellement de La Marseillaise l’hymne
26
alternatives. Il n’est cependant jamais réellement menacé. Si l’affaire Dreyfus est
l’occasion pour les courants nationalistes de s’affirmer, elle favorise, de fait, un
approfondissement de la culture républicaine autour du caractère sacré des droits
de l’homme. L’opposition se voit finalement contrainte de composer avec la
prégnance du régime dans l’opinion.
À la veille comme au lendemain de la guerre, la République engage le combat
souvent avec brutalité contre les grévistes de tout bord. Clemenceau, en jacobin
convaincu, lutte contre l’agitation sociale des vignerons du midi, des
fonctionnaires ou des syndicalistes révolutionnaires et ne cède rien en 1919 aux
ouvriers de la métallurgie dont les revendications révolutionnaires servent un
gouvernement qui s’appuie sur la peur des bolcheviks.
L’épreuve de la Grande Guerre ne déstabilise pas davantage la République.
Contrairement à ce qui se passe dans les empires centraux, celle-ci démontre en
effet aux plus sceptiques qu’elle est capable de défendre la Patrie. Dès novembre
1919, les élections sont rétablies afin de renouveler la Chambre et le Sénat. Le
Bloc national ouvre la voie à la réconciliation avec les catholiques. La démocratie
se traduit par l’alternance qui porte au pouvoir une coalition de droite puis de
gauche. La presse couvre à nouveau les événements en toute liberté et le
syndicalisme est en plein essor. Certes des oppositions persistent. En 1920, le
congrès de Tours aboutit à la scission de la SFIO et à la naissance d’un Parti
Communiste et d’un nouveau syndicat, qui lui est lié, la CGTU. Mais leurs
revendications et leurs mots d’ordre, vecteurs d’un nouveau contre-modèle, ne
déstabilisent pas, pour autant, le régime. Les « années folles » s’annoncent
comme celles du triomphe de la République libérale même si celle-ci reste une
démocratie sociale inachevée. Par exemple, le droit de vote accordé aux femmes
par la Chambre des députés après la guerre est finalement refusé par le Sénat.»
La culture républicaine qui s’impose après 1880 repose sur des valeurs partagées
et l’édification d’une mémoire nationale qui intègre les héritages idéalisés des
Lumières et de la Révolution Française. Elle glorifie le régime, ses valeurs et ses
combats. La République s’invente, au-delà des rites nationaux (La Marseillaise,
hymne national à partir de 1879, le 14-Juillet, fête nationale à partir de 1880), un
langage artistique propre. Elle donne naissance à une nouvelle école artistique
qui, par les fresques, les peintures, les sculptures, l’architecture des bâtiments
publics cherche à ancrer dans la conscience nationale les idéaux et les valeurs du
régime. Elle mobilise artistes et architectes qui portent l’esprit de la République
dans les communes en définissant un « art républicain » qui s’exprime
notamment à travers une représentation symbolique, Marianne, et en deux lieux
emblématiques, la mairie (et sa place) et l’école. Il convient pourtant de se garder
de toute tentation de simplification excessive : si l’art républicain est vecteur
d’unification et pour une part d’une culture de masse, il prend en compte les
débats du temps, est sensible aux spécificités régionales et s’enracine dans un
passé parfois lointain.
« CE QU’A FAIT LA RÉPUBLIQUE »
Ce document est un tract républicain pour les élections législatives de 1881,
composé d’images d’Épinal. Depuis le second Empire, la propagande politique
recourt fréquemment à ces vignettes simples et colorées pour toucher un public
populaire, en particulier rural, encore marqué par l’analphabétisme et que la
presse n’atteint donc pas facilement. Il s’agit d’une imagerie de propagande. Les
images d’Épinal, colportées dans les villages et vendues un sou pièce, étaient
vivement coloriées au pochoir et conçues pour être comprises par tous, y compris
les analphabètes. Ici, les images d’Épinal sont utilisées sur un tract républicain. Il
comportait en tout 16 vignettes et en bas on pouvait lire : « Électeur républicain,
toi qui veux assurer le maintien de la République, vote pour M....... ».
D’après ce document, les principales réalisations de la République sont :
– la paix (et la libération du territoire avec la fin de l’occupation allemande
négociée en 1873 par Thiers) ;
– une démocratie parlementaire qui a retrouvé Paris comme capitale (1879) et
qui, en assurant la stabilité politique, permet la prospérité économique ;
– la liberté, en particulier la liberté de la presse (1881) ;
– l’instruction primaire pour tous (lois de 1881-1882).
La République est présentée comme un régime consensuel, facteur d’union entre
les Français. Dans la 5e vignette, monarchistes et conservateurs sont dénoncés
pour leurs rivalités. La 7e vignette, surtout, célèbre l’amnistie des communards
national, malgré une opposition monarchiste
qui y voit « le chant de la Commune ». À
partir de cette date, elle est chantée lors de
toutes les célébrations officielles et lors des
fêtes du 14 juillet. Elle est alors perçue
comme un outil pédagogique, un vecteur du
patriotisme et comme un moyen de célébrer
l’héritage révolutionnaire et ses héros. Entre
1880 et 1914, son enseignement est prescrit
dans les écoles, ce qui va assurer sa
diffusion à un degré encore jamais atteint.
Le 14 juillet
Le 14 juillet était célébré sous la monarchie
de Juillet et le Second Empire mais de façon
plus ou moins clandestine. Au début de la IIIe
République, les progrès des républicains
et leur soutien à cette célébration permettent
de multiplier les propositions en faveur de
cette date. Ces volontés bénéficient, de plus,
d’un très large soutien populaire. Aussi les
élus parisiens proposent-ils, le 18 mai 1878, «
une fête que la ville de Paris se propose de
donner, avec l’autorisation du gouvernement,
le 14 juillet prochain, anniversaire de la prise
de la Bastille ». L’année suivante, le conseil
municipal de Paris renouvelle ce «vœu
qu’une grande fédération nationale eût lieu
chaque année
à l’occasion de l’anniversaire du jour où le
peuple de Paris a renversé la forteresse de
l’arbitraire et de la tyrannie ». Et la fête a lieu
à Paris. Dès 1879, l’on avait fêté le 14 juillet.
Jules Grévy, président de la République, avait
alors présidé la revue militaire de
Longchamp. Une grande fête avait eu lieu au
Pré Catelan et le soir, un spectacle de ballets
avait été donné à la Chambre des députés à
l’initiative de son président, Gambetta.
Pourtant ce n’est que le 6 juillet 1880 qu’est
votée la proposition de Benjamin Raspail,
permettant d’officialiser ce que 1879 avait
inauguré. L’on célébrera à la fois la rupture
de 1789, symbolisée par la prise de la
Bastille, et la concorde de 1790, illustrée par
la fête de la Fédération. Malgré des
divergences marquées (les monarchistes y
voient une célébration de la Terreur alors que
les socialistes craignent que le message
révolutionnaire ne soit affadi par un climat
trop consensuel), la première célébration
officielle de la fête nationale a lieu le 14
juillet 1880 et donne lieu à un grand jour de
liesse populaire.
La fête prend quatre aspects principaux :
– la revue des troupes associée à la remise
des drapeaux afin d’exorciser la défaite par
une fraternisation populaire avec l’armée et
d’associer les républicains et les monarchistes
« unanimes à vouloir le redressement
militaire » ; l’événement n’attire pas moins
de 300 000 Parisiens ;
– la participation des garçons des écoles
primaires de la ville : en 1882, ce sont de
véritables « bataillons scolaires » qui défilent
27
présentée comme « un acte de clémence et de prévoyance politique » qui « a jeté
un voile sur les restes de nos discordes civiles ». La consécration des libertés
fondamentales par le régime est également soulignée : la 9e vignette célèbre le
respect absolu de la liberté de conscience et la 11e la liberté entière de la presse,
indissociable de la souveraineté de la nation. Les 14e et 15e vignettes insistent sur
la prospérité apportée par le régime républicain : l’économie est florissante et une
épargne sans précédent en témoigne. L’extension du réseau de chemin de fer
(célébrée par la 10e vignette) participe à cette prospérité. Par l’exaltation de
l’armée républicaine, tout d’abord, qui montre aux électeurs que la République
peut les défendre. Aussi la modernisation du matériel militaire (12e vignette)
autant que la mise en place de la conscription (4e vignette) et l’amélioration de la
retraite des militaires (13e vignette) sont-elles soulignées. Le tract montre
cependant que la République permet surtout de préserver la paix : c’est en effet la
Chambre des Députés, émanation du suffrage universel, qui peut déclarer la
guerre. Cette décision n’est plus aux mains d’un homme (3e vignette). Toutes les
catégories sociales sont représentées sur cette vignette – paysans, bourgeois,
clercs, militaires – dans une parfaite communion derrière le régime. Tous
contribuent aux progrès apportés par la République et tous bénéficient des mêmes
droits et libertés.
Cette imagerie relève de la propagande, dans la mesure où les adversaires
politiques sont caricaturés (le Second Empire est assimilé à la défaite de 1870),
où les réalisations du régime républicain sont exagérément célébrées (la
prospérité économique ne règne pas vraiment en cette période de Grande
dépression commencée en 1873) et où les oppositions sont passées sous silence
(les lois scolaires ne font pas l’unanimité).
Cette image d’Épinal a été diffusée à l’occasion des élections législatives
d’octobre 1881. Accompagnée d’un bulletin de vote en blanc à détacher, elle est
destinée à convaincre les électeurs de voter pour les Républicains, et dresse pour
cela en un ensemble de 16 vignettes la liste des réalisations qu’aurait à son actif
la toute jeune République.
En janvier 1879, les Républicains, enfin majoritaires, ont pris les rênes de la IIIe
République. Jules Grévy, républicain modéré, a été élu président de la
République. J. Ferry est président du Conseil, Gambetta président de la Chambre
des députés. Enfin au pouvoir, les républicains peuvent enfin travailler à
enraciner les valeurs républicaines en France. Les élections législatives de 1881
vont leur permettre de confirmer leur assise politique et marquer l’inscription
durable du régime en France.
Ce document met en évidence les différents éléments constitutifs de la « culture
républicaine » ainsi que le rôle de l’image dans la diffusion de cette nouvelle
culture politique. Il faut donc, dans un premier temps, procéder à l’identification
des différents éléments qui fondent le « modèle républicain », puis, dans un
deuxième temps, décrypter le rôle de ces images, utilisées comme outils de
pédagogie politique mais aussi de propagande politique.
L’image d’Épinal met en évidence plusieurs grands volets de l’oeuvre des
républicains :
• Vie politique : la République est d’abord présentée comme ayant débarrassé la
France du Second Empire, accusé d’être responsable de la défaite de Sedan et du
siège de Paris (vignette 1) et d’avoir concentré entre les mains d’un seul le
pouvoir de décider de la guerre (vignette 3). Elle a aussi mis fin aux manoeuvres
des anciennes forces politiques déchirées par leurs divisions (vignette 5 où sont
présentés à gauche les bonapartistes, à droite les monarchistes, au fond les
orléanistes – sous les traits de Louis-Philippe) et ramené à Paris le siège du
pouvoir exécutif et législatif (vignette 6) suite à la révision constitutionnelle de
juin 1879. La vignette 7 évoque, elle, la loi d’amnistie de juillet 1880 en faveur
des Communards. La République est donc présentée comme vecteur d’unité
nationale, de réconciliation et d’ordre. Elle apparaît aussi comme garante de la
souveraineté du peuple et de ses libertés fondamentales. Elle promeut la liberté de
conscience à travers la laïcisation de l’école (vignette 9) mais aussi la liberté de
réunion (1881) et la liberté de la presse (1881), évoquées dans la vignette 11
(trois personnages réunis au cabaret). La mise en scène du suffrage universel
masculin (vignette 16) souligne enfin le respect de la souveraineté populaire.
• Défense/Armée : la République a libéré le territoire de l’occupation allemande
(vignette 2) en septembre 1873, grâce au règlement anticipé de l’indemnité de
guerre exigée par le traité de Francfort. Le recours à l’emprunt, qui fut un grand
succès, a permis cette libération anticipée qui a contribué au prestige de Thiers,
sur la place de l’hôtel de ville ;
– le décor festif et républicain (visible sur le
tableau d’Alfred Roll) surtout sur la place de
la République et autour d’elle : guirlandes de
verdure, lampions, grandes fleurs tricolores,
drapeaux, trophées et arcs de triomphe,
statues, bustes, mâts de cocagne, oriflammes,
ballons lumineux, lanternes vénitiennes, jets
d’eau, lumières… Le
14 juillet 1880, la vedette du décor est
l’égérie symbolique du régime, Marianne,
dont les bustes sont innombrables et
couronnés de multiples fleurs tricolores ;
– la fête elle-même, avec les cérémonies
commémoratives de grands événements de
1789, les jeux de ballons, les concours
sportifs et nautiques, les retraites aux
flambeaux, les feux d’artifice, les petits bars
populaires et leur musique et, pour finir, le
bal dans la rue associant différentes classes
de la société mais en priorité le peuple de
Paris. La rue redevient pour une journée un
espace de liesse et de liberté. Pour Jules
Vallès : «On sera vraiment pour un jour en
République dans la ville livrée aux habitants,
au milieu des rues dont la vie familière et
libre fera échec à la vie officielle toujours
solennelle et déclamatoire. »
Le tableau d’Alfred Roll est une commande
officielle de l’État souhaitant commémorer la
première célébration de la fête devenue
nationale. Le décor est planté sur la toile :
Marianne sur la place de la République ; mâts
et drapeaux ; auvent pour les discours
officiels et la musique ; foule dense et
nombreuse qui se soude au décor. La volonté
de l’artiste est d’insister à la fois sur la
diversité sociale des participants (bourgeois,
classes moyennes, enfants du peuple…), la
joie de tous et l’unité de cette
foule nombreuse réunie autour de la
République et par là même autour du régime
récemment mis en place, la IIIe République.
Inaugurée lors des festivités du premier 14
juillet, en 1880, la statue de la place de la
République à Paris célèbre un régime
triomphant.
Le texte lu le 14 juillet 1880 à Mont-surLoir (Loir et Cher) a été publié la même
année à Blois par J.A.M. Bellanger sous le
titre explicite : « Prières d’un républicain et
commandements de la République
et de la Patrie ». On peut en trouver le texte
complet dans l’ouvrage de Pierre Nora, Les
lieux de mémoire, tome 1, Gallimard, 1984,
page 441. Le 14 juillet 1880, la IIIe
République est en place depuis 10 ans, mais
c’est seulement depuis 1879 que les
républicains sont véritablement installés
au pouvoir. Ce n’est que depuis le 6 juillet
1880 que le 14 juillet est devenu
officiellement fête nationale. C’est à
l’occasion de cette première célébration
officielle que des républicains du Loir-etCher se réunissent à Mont-sur-Loir, dans le
28
considéré comme le libérateur de la France. La vignette 4, elle, fait allusion à la
loi militaire de juillet 1872, qui a rendu le service militaire, d’une durée de 5 ans,
obligatoire et universel : bourgeois, ouvrier, prêtre (qui bénéficiaient autrefois
d’une dispense) et paysan sont désormais censés être égaux face à ce qui devient
un devoir civique. Dans les faits, le tirage au sort est maintenu et les soutiens de
famille, séminaristes et instituteurs sont exemptés. La vignette 12 souligne que la
République a préparé avec soin la défense du territoire national tandis que la
vignette 13 souligne l’amélioration des conditions de la retraite.
• Progrès social : l’oeuvre de la République en matière scolaire apparaît en bonne
place : la vignette 8 évoque la loi du 16 juin 1881 sur la gratuité de l’école
primaire, mais aussi la création de l’École normale supérieure (1880) et
l’accroissement du nombre des écoles normales (loi de 1879). La vignette 9
évoque, elle, la laïcisation de l’école, qui bannit le prêtre, le pasteur et le rabbin
des classes (loi de 1880).
• Progrès économique : la vignette 10 salue le développement du chemin de fer
rendu possible par le « plan Freycinet » de 1879 qui permet le désenclavement
des campagnes : l’image passe évidemment sous silence le rôle déterminant qu’a
eu le Second Empire dans la constitution du réseau ferré. Les vignettes 14 et 15
relient l’idée de prospérité économique et de croissance de l’épargne au régime
républicain : le monde rural est particulièrement mis en valeur car les
républicains sont conscients de la nécessité de conquérir le vote des campagnes.
Le thème de l’armée et de la défense nationale est en effet celui auquel est
consacré le plus grand nombre de vignettes (vignettes 4, 12 et 13 et thème
militaire présent aussi dans les vignettes 1, 2 et 6). La République semble ainsi
placer l’armée au centre de ses attentions. Cela s’explique bien sûr par le contexte
: après la défaite de 1870 face à la Prusse, la France, qui a perdu l’AlsaceLorraine, prépare la Revanche. Toutefois, le patriotisme affiché dans ce
document reste mesuré : la République est désignée comme porteuse de « paix »
(vignettes 3 et 12) et son armée, si elle est bien préparée, n’est qu’une armée
défensive (vignette 2 : « elle n’attaquera jamais personne… »). L’affirmation du
rôle majeur que la France accorde à son armée peut aussi être perçue comme la
volonté des Républicains de rassurer les électeurs sur la fidélité des troupes au
nouveau régime: certains hauts officiers, au début de la IIIe République, ne sont
guère « républicains ». Or le régime, pour s’installer, a besoin du soutien
inconditionnel de l’armée. Le 14 juillet 1880, sur l’initiative de Gambetta, le
président de la République a remis leurs drapeaux aux régiments qu’il a passés en
revue, témoignant ainsi du rapprochement entre l’armée et la République. Il est à
noter que la loi prive à cette date les militaires du droit de vote : il ne s’agit donc
pas ici de s’attirer les votes des soldats.
Le document dénonce, directement ou implicitement, les réalisations des régimes
précédents et des forces politiques opposées à la République : la politique
extérieure du Second Empire a mené au désastre de Sedan et au siège de Paris ;
Napoléon III ne donnait pas vraiment la souveraineté au peuple et a divisé les
Français (Commune de Paris) ; les forces opposées à la République sont divisées
et incapables de gérer le pays…. À l’inverse, il exalte toutes les réalisations de la
IIIe République, sans jamais nuancer l’éloge et en simplifiant les faits. Ainsi, le
développement du chemin de fer est attribué à la République, alors que l’essentiel
de l’effort en ce domaine a eu lieu sous le Second Empire (le plan Freycinet
n’ayant fait que parachever son oeuvre). Les divisions qui agitaient monarchistes,
orléanistes et bonapartistes sont dénoncées, mais celles, pourtant importantes, qui
séparent les républicains, ne sont pas mentionnées. La République apparaît
comme vecteur d’unité nationale : c’est oublier un peu vite les querelles autour de
la laïcisation. Quant au contexte économique, il est beaucoup moins florissant
que les vignettes 14 et 15 le laissent entendre, puisque la France est touchée
depuis peu par la « Grande Dépression ». La faiblesse des réformes sociales
mises en oeuvre par la République est aussi passée sous silence. Au total, le
document martèle avec force les différents éléments qui constituent « la culture
politique républicaine » que les nouveaux dirigeants entendent ancrer dans les
esprits français. La République apparaît, à travers ses images, comme l’héritière
de 1789, qui va parachever son oeuvre en faisant triompher les idéaux de la
Révolution : unité nationale, patriotisme, égalité, liberté, fraternité, progrès,
avènement de la Raison et de la civilisation, souveraineté nationale.
Alfred Bramtot est un peintre de l’école réaliste, spécialisé dans les portraits de
personnalités et les sujets mythologiques. Ce tableau d’inspiration civique,
cadre d’un banquet, rite habituel de leur
sociabilité, et récitent ces « prières
républicaines » qui sont une reprise
parodique des prières catholiques : Pater
Noster, Ave Maria, Credo et Confiteor.
Les références des auteurs sont nettement
ancrées dans la philosophie des Lumières du
XVIIIe siècle. Même si aucun auteur précis
n’est cité, les allusions sont explicites : «
l’homme est maître de lui-même », « la
liberté, fille de la nature », la « Raison ».
L’Homme est considéré comme un être libre,
doué de raison, capable de maîtriser son
destin. Il est donc en mesure d’échapper aux
tutelles et aux déterminismes pour conquérir
sa pleine autonomie. La référence politique
majeure est évidemment la Révolution
française, puisque c’est elle qui a
permis la concrétisation des droits, qui a
affirmé les valeurs fondamentales sur
lesquelles repose la République, et qui
constituent la « trinité démocratique
» : la Liberté chérie (reprise d’un vers
de la Marseillaise) opposée à l’antique
esclavage, l’Égalité et la Fraternité qui
conduisent à la communion des peuples. Ce
sont ces valeurs, inscrites au fronton des
bâtiments publics, que la République
s’attache à traduire en actes, par le vote des
lois de liberté dans les années 1880-81 (loi
sur la presse par exemple). Grâce à la IIIe
République, la Révolution serait enfin «
arrivée au port », selon la formule de
François Furet. La culture républicaine se
construit en réaction à l’Empire : sous le
Second Empire, de 1852 à
1870, « les droits de l’homme ont souffert et
sont demeurés comme morts ». Synonyme
d’arbitraire et d’absence de liberté, le régime
impérial apparaît comme l’antithèse de la
République. La date du 4 septembre qui
correspond à la proclamation de la
République, à la suite de la défaite de Sedan
face à la Prusse et à l’abdication de Napoléon
III, est donc perçue comme une résurrection.
C’est désormais à l’Assemblée nationale que
se situe le pouvoir, car c’est là que siègent les
représentants librement élus du peuple.
Valeurs républicaines, héritage intellectuel
des Lumières, héritage politique de 1789,
idéalisation du peuple souverain dans le cadre
d’une République parlementaire, patriotisme
(cf. allusion à
Gambetta) : ce sont là les traits structuraux de
la culture républicaine dans le dernier tiers du
XIXe siècle qu’exprime superbement ce texte
dont la forme n’est paradoxale qu’en
apparence. Elle révèle que l’idéal républicain
est perçu comme une foi, fondée sur des
principes intangibles (un dogme républicain),
des rites (les fêtes nationales), le rejet des
adversaires (les infidèles) et le sacrifice pour
la cause (les martyrs). La « religion
républicaine
» entend supplanter la religion catholique
29
commandé par la mairie des Lilas (Seine), semble à première vue ne restituer
avec une précision quasi photographique qu’une scène somme toute banale en
1891, où, un dimanche, les citoyens viennent accomplir à la mairie leur devoir
électoral. Pourtant, l’oeuvre, sans grande prétention artistique, est un hommage
au suffrage universel, à l’exercice de la souveraineté du peuple. Le vote, acte
majeur de la vie politique française, qui a lieu régulièrement lors de différentes
consultations, est le gage du caractère démocratique du régime républicain. La
finalité de ce scrutin en particulier ne peut donner lieu qu’à des hypothèses :
élections législatives, élections aux conseils généraux, d’arrondissement
ou municipaux. Le peintre situe l’exercice du droit de vote des hommes adultes
dans le cadre d’une salle de la mairie, décorée seulement du buste de Marianne et
du drapeau français. Le dépouillement et la sobriété du lieu accompagnent la
solennité et la gravité de l’opération. Le groupe des trois hommes debout devant
la table, auquel on ajoutera le personnage portant un haut de forme, exprime la
diversité sociale des électeurs. Les tenues vestimentaires, codées, sont
caractéristiques de l’ensemble des classes sociales urbaines : un homme en
canotier, typique des classes moyennes, un homme en haut de forme, un
bourgeois, un intellectuel ou un membre des professions libérales, aux bras
chargés d’une serviettes pleine de papiers, une « blouse », c’est-à-dire un ouvrier
(un parapluie sous le bras). On relèvera l’âge mûr des électeurs et leur sérieux
(mines graves et dignes). Si l’artiste souligne ainsi l’égalité des citoyens français,
quelle que soit leur condition, devant l’acte démocratique fondamental, l’absence
de femmes permet de rappeler que le suffrage dit « universel » n’est à l’époque
que masculin. Le tableau a aussi l’intérêt de montrer le déroulement de la
procédure du vote. Après avoir présenté sa carte électorale, obligatoire depuis
1884, à un secrétaire (assis à la table) qui lui remet un papier blanc sur lequel il
inscrit, hors de la salle, le nom du candidat de son choix (l’électeur peut
cependant venir avec un papier déjà rempli, ce qui semble être le cas du
personnage en canotier fouillant dans la poche de sa veste), l’électeur se présente
devant un second secrétaire qui vérifie et pointe son inscription sur les listes
électorales (personnage assis à gauche au bout de la table de vote). En plus de la
nationalité française, le plein exercice du droit de vote nécessite l’inscription sur
ces listes. Puis, son bulletin plié, il le remet au président du bureau de vote qui le
dépose dans une urne en bois fermée par deux serrures. Enfin, l’électeur vient
émarger (sa signature prouve qu’il a bien voté) sur une autre liste électorale tenue
par un dernier secrétaire, une plume à la main. Noter que l’on n’utilise encore ni
enveloppe ni isoloir, adoptés en 1913.
La République, le régime de tous les Français
Situé dans le département des Deux-Sèvres, le village de Mazières-en-Gâtine
accède à la notoriété lorsque Roger Thabault, qui en est sans doute l’instituteur,
lui consacre une monographie dont le titre complet est Mon village, ses hommes,
ses routes, son école. 1848-1914 : l’ascension d’un peuple. Publié en 1944, avec
une préface d’André Siegfried, l’un des fondateurs de la sociologie politique
française, le livre décrit minutieusement les transformations radicales introduites
dans un canton rural par l’installation de la République. Selon Thabault, la
République s’est d’abord rendue populaire en donnant aux citoyens la pleine
conscience de leur pouvoir. Locales comme nationales, les élections sont vécues
à Mazières avec le plus grand sérieux et la plus grande attention. La République
se rend aussi populaire par les rituels qu’elle impose dans tous les villages. Le 14
juillet, tel que le décrit Thabault, est autant la fête nationale que la fête du village
tout entier.
Défilé des bataillons scolaires place de la République à Paris, le 14 juillet 1883
La mise en scène, l’abondante symbolique et les couleurs franches de ce tableau
exaltent la ferveur et l’enthousiasme populaires qui entourent alors ce rituel. Cette
illustration de l’inauguration de la place de la République, le 14 juillet 1880, se
caractérise par une abondante symbolique républicaine et révolutionnaire. Les
drapeaux et les cocardes tricolores, les sigles « R.F. », les arbres de la liberté
foisonnent. Sur le monument central, la République avec son bonnet phrygien,
l’urne du suffrage universel, les incarnations de la Liberté (à droite) et de
l’Égalité (à gauche), célèbrent les fondements du régime. Les bataillons scolaires,
au premier plan, soulignent, pour leur part, le rôle fondamental de l’école dans la
consolidation de l’esprit républicain.
Cette peinture un peu naïve est un bon exemple de cette culture politique
en reprenant ses codes et en les inversant.
La tradition fait remonter les origines du
drapeau français à la date du 17 juillet 1789,
date à laquelle le roi Louis XVI, arrivé à
Paris trois jours après la chute de la Bastille,
est reçu à l’Hôtel de Ville par le maire Bailly
en présence de La Fayette. Il aurait alors
accepté de placer à côté d’une cocarde
blanche fixée à son chapeau un ruban bleu et
rouge aux couleurs de la ville. Il apparaît plus
probable que l’alliance des trois couleurs soit
née quelques jours auparavant à l’initiative de
La Fayette influencé par son voyage aux
États-Unis : pour donner un emblème
commun aux troupes qu’il dirigeait, il aurait
uni le blanc de l’uniforme des gardes
françaises au bleu et rouge de la milice
parisienne. La signification symbolique
attribuée au drapeau tricolore, perçu comme
un signe de réconciliation et d’unité retrouvée
entre « La Nation, la Loi, le Roi », garde sa
légitimité du fait du sens « monarchique »
attribué, pourtant seulement très
occasionnellement (lors des guerres), à la
couleur blanche. Rapidement, c’est ce sens
qui s’impose aux contemporains de la
Révolution. Le thème de la rue pavoisée au
14 juillet inspire à Raoul Dufy (1877-1953)
près de 11 tableaux et autant de variations.
Inauguré par Manet puis Monet dans La Fête
nationale, rue Montorgueil (1878), ce motif
des drapeaux, emblèmes de la Fête nationale,
est aussi repris par Van Gogh (1887)
Manguin et Marquet. Les drapeaux de Dufy
sont démesurément mis en valeur au sein de
la toile, dont ils occupent les deux tiers.
L’utilisation de ces grands aplats de couleurs
vives marque pour l’artiste une évolution vers
le fauvisme : Dufy utilise des contrastes
colorés pour provoquer une excitation
visuelle qui reflète celle de la rue en fête et de
sa frénésie.
Le banquet
C’est l’un des rites essentiels de la sociabilité
républicaine. C’est à la suite d’une campagne
de banquets que débuta la Révolution de
février 1848. Par la suite, les présidents de la
République honorèrent cette tradition,
particulièrement à l’occasion des expositions
universelles. Le 22 septembre 1900 (jour
anniversaire de la proclamation de la
République en 1792) c’est à l’initiative du
président Émile Loubet que tous les maires
de France, mais également ceux d’Algérie,
sont invités à un gigantesque banquet pour
célébrer l’anniversaire de la Ire République.
Le banquet a lieu au Grand Palais dans le
cadre de l’Exposition universelle. Il réunit 22
695 maires, soit environ les deux tiers d’entre
eux. Il témoigne ainsi de la puissance de la
démocratie municipale, de l’importance de
l’ancrage local de la République dans une
France encore massivement rurale : c’est à
30
nouvelle qui associe la République et la Patrie et où l’École et l’Armée
s’associent pour former des citoyens. La défaite de 1870-1871 provoqua un
énorme choc dans l’opinion française qui prit conscience de la faiblesse de sa
défense. La victoire prussienne fut considérée comme celle des instituteurs qui
surent préparer physiquement et moralement les garçons dès leur plus jeune âge.
D’où l’idée des bataillons scolaires destinés à assurer une première préparation
physique et militaire des enfants d’âge scolaire. Ces bataillons naquirent d’une
initiative parisienne : le premier fut formé en 1880 dans le Ve arrondissement de
Paris. Puis un décret du 6 juillet 1882, signé par trois ministres, Billot, le ministre
de la Guerre, Ferry, le ministre de l’Instruction publique et Goblet, le ministre de
l’Intérieur, généralisa cette initiative. Elle reçut le soutien de la Ligue de
l’enseignement et de la Ligue des patriotes. Le décret prévoyait la constitution de
bataillons formés de 4 compagnies de 50 enfants dans les écoles de plus de 200
élèves, l’armée fournissant l’encadrement. Revêtus d’uniformes empruntés aux
bataillons parisiens (avec un béret à pompon emprunté aux marins), ils
apprennent à évoluer au pas cadencé, à manier des fusils en bois et sont préparés
au tir. Trompettes et tambours leur permettent de défiler au son de La
Marseillaise et de chants militaires. Leur but essentiel est de défiler lors des fêtes
du 14 juillet où ils incarnent la « relève » militaire de la France. Les bataillons
défilaient à l’occasion de quelques manifestations publiques, comme ici lors du
14 juillet 1883. Mais cette expérience fut en réalité un échec. Leur organisation
était difficile car extérieure à l’armée et à l’éducation nationale et leurs effectifs
restèrent faibles, même à leur apogée en 1885 (62 bataillons dans toute la France
dont 24 dans le seul département de la Seine et au total environ 23 000 enfants).
Les enfants étaient trop jeunes pour recevoir une véritable formation militaire, ce
dont se rendirent rapidement compte les représentants de l’armée. Et surtout, les
bataillons étaient loin de faire l’unanimité, même chez les républicains. Les
bataillons furent finalement supprimés à Paris en 1892. Ils sont cependant
emblématiques de la volonté de formation du futur citoyen qui doit être prêt à
défendre la patrie et à se sacrifier pour elle. On pourra détailler ici la symbolique
républicaine associée à cette représentation du défilé : entre autres, le lion associé
au suffrage universel, symbole d’une république forte, Marianne au bonnet
phrygien, la référence à la Révolution française, etc.
I. Marianne
Le choix du nom de Marianne reste toujours une énigme. Ce prénom est celui de
l’héroïne d’une chanson populaire de 1792, du chansonnier Guillaume Lavabre,
originaire du Tarn, et s’exprimant en langue d’oc : il s’agit de la «Garisou de
Marianno », chanson faisant allusion à la guérison de la France par les grandes
victoires militaires de 1792. Cette chanson est bien connue dans le sud de la
France au milieu du XIXe siècle. Marianno, dans cette chanson est le symbole
d’une France populaire victorieuse, révolutionnaire, féminine et patriotique. Il se
trouve également que «Marie » est à cette époque le prénom le plus répandu et
que, pour les prénoms doubles, Marie-Anne vient juste après Marie-Louise.
Dernière remarque : au XIXe siècle, en Auvergne, une bourrée dont les paroles
sont « Je la veux, la Marianne, je la veux et je l’aurai » fait danser les paysans et
symbolise le désir de la femme aimée. Cela explique peut-être le choix de ce
prénom très usité, connoté par une double allusion à la maternité (la vierge Marie
et sa propre mère Anne) et à l’amour. Marianne donne une identité à cette
allégorie de femme à « l’antique » apparue pendant la Révolution et qui trône au
sommet de la barricade peinte par Eugène Delacroix en 1830. Elle incarne tout à
la fois la Liberté, la République et l’unité de la Nation. Les républicains au
pouvoir en 1880, allergiques à toute forme de culte de la personnalité, la
choisissent pour personnifier l’État. Marianne s’impose ainsi comme la nouvelle
figure du pouvoir central. La République cherche à s’affirmer par l’image en
laissant cependant toutes les sensibilités s’exprimer. Il n’y a, en effet, ni modèle
imposé ni bustes officiels. Ceux qui sortent des manufactures nationales ou qui
sont sculptés par des artisans locaux ont mille visages. L’apparence de Marianne
suscite le débat et révèle des nuances significatives dans l’interprétation des
valeurs et des héritages de la République : le bonnet phrygien qui rappelle les
combats révolutionnaires connaît une fortune différente dans les provinces
proches du pouvoir central et dans celles plus radicales du sud qui, avec le bonnet
rouge, affichent leurs choix politiques. Marianne s’identifie ainsi aux
représentations régionales, locales, voire individuelles de la République mais
impose une incarnation du régime qui transcende cette diversité. Sagement
ces forces que le président Émile Loubet rend
hommage dans son discours, prononcé sous
la protection du buste de Marianne, en
présence des membres du gouvernement, des
présidents des deux assemblées drapés de
l’écharpe tricolore. Il s’agit d’une sorte
d’apogée républicain, aux yeux du monde qui
observe l’Exposition universelle, mais aussi à
destination des Français, encore fortement
troublés par les soubresauts de
l’affaire Dreyfus.
Hansi et l’Alsace-Moselle
Le dessinateur Hansi appartient à la
génération des Alsaciens nés au lendemain de
l’annexion de leur province par l’Empire
allemand, suite au traité de Francfort signé le
10 mai 1871. La France est amputée de
l’Alsace (Belfort exclu) et du nord de la
Lorraine. C’est donc comme sujet de
l’empereur que naît à Colmar, en 1873, JeanJacques Waltz plus tard connu sous le
pseudonyme de Hansi. Dans les années 1890,
un nombre important d’Alsaciens se résignent
à l’annexion et souhaitent une certaine
autonomie dans l’Empire ; c’est ce qui
explique l’essor d’une véritable culture
alsacienne dans tous les domaines de l’art.
Jean-Jacques Waltz se consacre, lui, à la
peinture et au dessin. Il participe au
mouvement de la «Revue alsacienne » et
réalise des gravures à l’eau-forte et des
aquarelles reproduites en cartes postales sur
lesquelles il signe Hansi. Il adhère au courant
Vogesenbilder (Images des Vosges)
critiquant l’expansionnisme allemand et
désirant obtenir une autonomie réelle dans
l’Empire. La critique à l’égard des Allemands
est donc constante, même si elle est traitée
avec humour (ex : les touristes allemands,
sacs à dos et chapeaux tyroliens). Ses
multiples condamnations le rendent très
populaire à Paris.
Les opportunistes
La victoire venue, les divisions se font jour
au sein du camp républicain. Elles portent
essentiellement sur la conception des
institutions et sur la politique économique et
sociale. À l’extrême gauche radicale,
incarnée par Clemenceau, s’opposent ainsi
les opportunistes, républicains de
gouvernement, incarnés par Gambetta. À
partir de 1879, les républicains de
gouvernement se proclament, par la bouche
de Gambetta, hostiles à « la politique des
intransigeances » et favorables à celle des «
résultats ». De son côté, Jules Ferry souhaite
travailler « sans illusions et sans précipitation
». D’où le surnom d’« opportunistes » donné
aux républicains modérés, sans que ce terme
soit, à l’époque, connoté négativement. Ils
ont en effet la conviction que l’équilibre du
régime
repose sur une alliance entre une paysannerie
31
coiffée ou ornée d’un diadème parfois étoilé, elle investit peu à peu les mairies.
Elle se veut rassurante. La nudité de son sein est tantôt nourricière tantôt érotique
mais ses attributs, ses postures, rappellent très pédagogiquement les principes
fondateurs du régime : l’égalité lorsqu’un niveau est dessiné sur son front, la
liberté quand elle apparaît juvénile ou dévoilée, la fraternité lorsqu’elle a les
mains croisées. Devenue un emblème, érigée en statues qui portent le nom de
République ou de Nation (voir l’oeuvre de Dalou place de la Nation à Paris), elle
est finalement accolée à certains monuments aux morts de la Grande Guerre, et
porte, au-delà de la République, l’image de la France elle-même.
Maurice Agulhon a montré (Marianne au combat, Flammarion, 1979 et Marianne
au pouvoir, Flammarion, 1989), que Marianne, entièrement dénudée ou bien la
poitrine à demi-découverte, est une incarnation très marquée à gauche, surtout
lorsqu’elle est coiffée du bonnet phrygien. La Marianne de 1848 (celle de
Dubray) cumule les symboles : bonnet phrygien (la liberté), niveau (l’égalité),
poignée de main (la fraternité), peau de lion (la force), sein dénudé (liberté et
héroïsme à l’antique). Ces « symboles séditieux » sont interdits à partir de mars
1849. Il ne reste plus que le bonnet phrygien.
Il n'y a jamais eu de buste officiel de la République, mais celui qui fait la une du
Petit Journal de 1891 est plébiscité par 164 députés comme « la figure
personnifiant le mieux la République ». Ce buste apaisé d’une Marianne fleurie,
coiffée d’un très discret bonnet phrygien orné d’une cocarde tricolore se retrouve
même à Lorlange, en Haute-Loire, devant l'église et sa croix de mission. Ce buste
de Marianne offre une image à la fois consensuelle et rassurante de la République
: son visage est souriant et serein, son bonnet phrygien est à peine visible, la
couleur bleu domine, bien plus que le rouge, son épaule gauche est ornée de
fleurs et sur son collier, la Révolution célébrée est celle de 1792.
Les travaux de Maurice Agulhon (Marianne au pouvoir, Flammarion, 1989) ont
permis, entre autres choses, de définir une chronologie et une cartographie de
l’installation de monuments républicains. L’on relève qu’entre 1871 et 1878,
aucun monument de place publique n’est édifié : les gouvernements Thiers ou
ceux de l’ordre moral n’étaient, en effet, guère portés à l’affichage de la
République dans le paysage urbain. C’est donc assez logiquement à partir de
1879, avec la conquête des institutions par les républicains, que le nombre de
monuments se multiplie. Le pic se situe sans surprise en 1889, avec les
cérémonies du centenaire de la Révolution. Par la suite et jusqu’en 1914, la
construction de ces monuments se stabilise, avec une accentuation en 1904, liée
probablement au regain de tension consécutif au débat sur les congrégations.
Sur le plan géographique, la répartition des monuments par département révèle
nettement deux France : une France du nord et de l’est, dans laquelle les
monuments républicains sont rares, voire absents ; c’est pour l’essentiel, la
France conservatrice, dans laquelle les républicains se sont implantés
tardivement. À l’inverse, les départements voisins de Paris et surtout ceux du
Sud-Est sont marqués par une monumentalité importante : le littoral
méditerranéen, républicain depuis 1848, mais aussi le département de l’Allier,
terres de résistance au coup d’État de 1851, inscrivent leur idéal politique dans la
pierre et affichent leurs convictions par la statuaire. La carte des monuments peut
donc être mise en parallèle avec celle des suffrages républicains ou bien celles
concernant le vote de la loi de Séparation en 1905 et constituer ainsi la base
d’une étude de géographie politique.
L’évolution des bustes de Marianne et de la statuaire républicaine témoigne de
diverses conceptions de la République. Le choix a été fait ici de présenter deux
bustes de Marianne installés dans des communes rurales du département de
l’Allier, précocement républicain. Ils proviennent de deux communes du canton
de Saint-Pourçain-sur-Sioule, Montord et Loriges. Le premier a été érigé en 1871,
alors que la République est encore gouvernée par des conservateurs et dominée
par une Chambre des députés largement monarchiste qui craint tout ce qui
pourrait rappeler les soubresauts révolutionnaires. Le bonnet phrygien est donc
rejeté, car perçu comme représentatif de la subversion. Aussi, les communes qui
se dotent d’un buste de Marianne font-elles le choix du modèle proposé par le
sculpteur Doriot (habile commerçant, celui-ci a inondé les communes de ses
catalogues). Couronné d’épis de blé enserrant l’étoile des Lumières, au dessus
d’un visage serein aux cheveux strictement noués, il incarne le sérieux d’une
République qui veut rassurer la France rurale. Sur son opulente poitrine,
recouverte d’une toge, elle porte un collier de médailles sur lesquelles sont
rurale et une petite bourgeoisie urbaine qu’il
ne faut pas brusquer. Devant la montée des
radicaux et des socialistes, les opportunistes
et une partie des catholiques ralliés à la
République gouvernent ensemble dans les
années 1890. C’est pourquoi, également, et
contrairement aux radicaux, ils souhaitent
une laïcisation progressive de
l’enseignement. Si Clemenceau, de fait,
réclame dès 1876 la séparation des Églises et
de l’État ainsi qu’une laïcisation complète de
l’enseignement, Ferry va se montrer plus
prudent dans la mise en place de ces
réformes. Plus sensibles à la démocratie
sociale, les radicaux souhaitent également
l’établissement d’un impôt progressif sur le
revenu, que ne défendent pas les
opportunistes.
La République met en application ces
principes par un arsenal de lois qui fixent les
grandes libertés républicaines entre 1880 et
1885 et reviennent, en particulier, sur les
dispositions répressives de l’Ordre moral. La
loi du 29 juillet 1881 reconnaît ainsi la liberté
totale de la presse qui n’est plus soumise à
autorisation ni au cautionnement,
permettant un essor inégalé de la presse
d’opinion. La loi du 30 juin 1881, pour sa
part, reconnaît le droit de tenir des réunions
publiques sans autorisation, imposant
seulement une déclaration préalable et un
bureau. La République reconnaît également,
pour la première fois, la liberté syndicale par
la loi Waldeck-Rousseau de 1884 qui fait
suite à la loi Ollivier de 1864 supprimant le
délit de coalition instauré depuis la loi Le
Chapelier de 1791. Les lois Ferry de 18811882, enfin, consacrent la laïcité de
l’enseignement par la mise en place d’une
école gratuite, laïque et obligatoire, ôtant
à l’Église son influence dans la société et
combattant son autorité politique.
C’est à la fin du XIXe siècle que plusieurs
mouvements de véritables républicains se
regroupent pour aboutir à la fondation, en
1901, du premier parti politique, sous le nom
de « parti républicain-radical et radicalsocialiste ». Les différentes sources en sont :
les loges maçonniques du Grand Orient
décidant, en 1901, la constitution de comités
républicains ; la Ligue des droits de l’homme,
constituée d’intellectuels mais aussi très
implantée dans la France protestante ; les
sociétés de libre pensée ; l’école où les
instituteurs se montrent attachés aux
principes de laïcité ; les universités
populaires… Au début 1901, comités, loges,
parlementaires créent un comité d’action afin
d’organiser les manifestations du 14 juillet et
de lancer un appel pour la tenue à Paris d’un
« Congrès du parti républicain-radical », dont
il faut « assurer l’unité » pour « combattre le
cléricalisme, défendre la République » et
32
énumérées les activités que la République entend promouvoir : Agriculture,
Commerce, Beaux-Arts, Instruction, Justice, Science, Marine, Industrie.
D’évidence, cette statue entend propager la vision d’une République
conservatrice. La Marianne de Loriges a été produite l’année du centenaire de la
Révolution française. Elle est l’oeuvre du sculpteur Jean-Antoine Enjalbert
(1845-1933). Ce modèle fut le plus répandu dans les années 1890-1900, grâce au
soutien du sous-secrétaire aux Beaux-arts, ami de l’artiste ; peut-être est-ce dû
aussi au renom de l’artiste, auteur du fronton du Petit Palais et des figurines du
Pont Mirabeau à Paris. Réalisée à l’occasion des cérémonies de 1889, alors que la
République est désormais installée, bien que bousculée par la crise boulangiste, il
s’agit d’une Marianne bien plus combattante que la précédente. Certes fort prude
(sa poitrine est entièrement recouverte), elle se veut défensive (elle porte une
cuirasse, ornée d’une gorgone) et apparaît assez sévère. Mais elle revendique
fièrement son militantisme par le port du bonnet phrygien et de la cocarde
tricolore.
Le monument à la République, érigé à Toulon, place de la Liberté, en 1889-1890,
appartient à la même veine. Œuvre des frères Allar, architectes toulonnais,
financée par la Fédération républicaine du Var pour fêter le centenaire de 1789, la
statue fut inaugurée par le président de la République Sadi Carnot le 20 juillet
1890. Reposant sur la proue d’un navire, hommage à l’activité portuaire du lieu,
mais allusion également à la force qui avance (cf. le lion), elle est très
représentative de la statuomanie républicaine à son apogée. Drapée à l’antique,
portant le glaive à son flanc gauche, la République brandit la torche des Lumières
et soutient de son bras droit les tables de la Loi de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen. La tête ceinte de lauriers, surmontée d’un casque à cimier
dont le renflement prend l’aspect d’un lion, elle avance d’un pas décidé,
accompagnée par deux colosses, la Force (le faisceau des licteurs) et la Justice (le
glaive), et est encadrée par des chevaux marins.
réaliser un programme de « réformes
démocratiques » en vue des élections de
1902. Ainsi naît le parti radical bien enraciné
dans le pays et attaché à rassembler toutes les
voix du Bloc républicain.
Le principe du Parti radical est d’accomplir
les idéaux de 1789 (liberté, égalité, mais aussi
propriété). En 1907, le Parti radical cherche à
se démarquer du discours socialiste, qui
séduit de plus en plus d’électeurs (création de
la SFIO en 1905). Il s’agit pour les radicaux
de ne pas laisser le champ des revendications
sociales aux seuls
socialistes, tout en défendant un programme
modéré de gouvernement, dans la mesure où
ils sont au pouvoir depuis 1899. Leurs
objectifs sont ainsi en partie ceux qu’ils ont
déjà réalisés (souveraineté nationale, régime
parlementaire, laïcité – renforcée par la loi de
séparation de 1905). Certains de leurs autres
objectifs sont plus progressistes : abolition de
la peine de mort, impôt sur le revenu,
solidarité sociale et extension des droits de la
femme. À partir de 1907 (création du
ministère du Travail par Clemenceau)
plusieurs lois sociales seront d’ailleurs
votées. En 1914, les radicaux
mettront en place l’impôt sur le revenu.
C’est à l’occasion du centenaire de la Révolution que les conseillers radicaux
parisiens décident de construire ou d’aménager les mairies d’arrondissement et de
les doter de cette effigie unique symbolisant la République. Il s’agit de
commandes officielles accompagnées parfois de concours destinés à choisir
l’artiste le plus performant. L’administration de la mairie du 14e arrondissement
confie à Jules Blanchard l’exécution d’un marbre mis en place en juillet 1890,
intégré dans la boiserie et couronnant la cheminée monumentale de la salle des
mariages. Marianne est une jeune femme éclairée par la devise républicaine «
Liberté, égalité, fraternité ». Elle porte le bonnet phrygien, symbole de la
conquête des libertés. La cocarde tricolore accrochée sur le bonnet n’est pas
visible sur cette photographie. Autour du cou, la représentation de Méduse dont la
chevelure est ourlée d’un entrelacs de serpents ; Méduse est le symbole du mal,
présente sur le bouclier d’Athéna, Marianne est donc la nouvelle Athéna,
protectrice du peuple. L’entrelacs de serpents évoque le rajeunissement perpétuel,
la perfection et l’éternité. La couronne de chêne qui ceint le buste tout entier
représente l’exercice perpétuel de la justice. Devant cette mairie, le square s’orne
d’une autre Marianne en marbre offerte par le sculpteur Jean Baffier. C’est le seul
cas à Paris de la présence de deux Marianne dans une seule mairie.
L’anarchisme fut à la fin du XIXe siècle un
mouvement à la fois culturel et politique
international, qui a trouvé son expression
idéologique dans l’oeuvre de Bakounine qui
mettait en cause « le gouvernement de
l’homme sur l’homme». Les journaux
anarchistes prônaient la « propagande par le
fait », c’est-à-dire le terrorisme. Dès 1882,
plusieurs anarchistes se sont lancés dans
l’action directe : le procès de Lyon en 1883,
où 66 anarchistes (dont Kropotkine) sont
jugés, fait suite à un attentat place Bellecour
l’année précédente. Des troubles graves
débutèrent en 1890. Les années 1890 sont
marquées par la lutte violente des anarchistes
contre l’État républicain. La condamnation de
plusieurs anarchistes ainsi que le massacre de
Fourmies provoquèrent la série d’attentats de
1892 (des immeubles ravagés par des
explosions). Ces attentats semèrent la terreur
dans Paris. Une dénonciation permit d’arrêter
l’auteur de ces attentats : François-Claudius
Koeningstein, appelé Ravachol du nom de sa
mère. Il a raconté sa vie dans des mémoires
publiés par Jean Maitron : enfance terrible,
Ravachol est successivement berger, mineur,
chaudronnier ; il perd la foi à 18 ans et
s’intéresse au socialisme ; il se retrouve
ensuite sans travail à cause de la crise et
commet les crimes et délits dont on l’accuse
ici pour nourrir sa famille. Ravachol reprend
pour sa défense un thème classique du
courant anarchiste : c’est la société dirigée
par la bourgeoisie qui, par sa dureté et son
cynisme, crée les criminels. Ravachol a déjà
tué cinq personnes qui n’étaient pas des
En France, le savant Arago plaide en 1848 pour l’introduction des timbres
postaux, qui existaient en Angleterre depuis 1840. Jusque-là, le port de la lettre
était payé par le destinataire et calculé en fonction de la distance parcourue. Les
premiers timbres (1849) sont à l’effigie de Cérès, déesse romaine de la fertilité,
symbolisant une République généreuse de ses richesses. Ensuite les timbres
portent l’effigie du Prince-président, puis celle de Napoléon III. En 1871, on
revient à l’effigie de Cérès. Marianne en semeuse, dispensatrice des richesses de
la France et des lumières de la République, apparaît sur les pièces de monnaie,
puis sur les timbres à partir de 1897. Le véritable succès du timbre-poste «
républicain » et des monnaies auprès du public ne vient qu’en 1903 avec « la
Semeuse » du médailleur Oscar Roty (1846-1911). C’est une création originale et
non la reprise d’un modèle antique. Elle propose une synthèse entre les symboles
de la République radicale (bonnet phrygien) et de la République modérée (travail
et abondance). Elle est aussi la marque des liens entre la France pérenne agricole
et celle de l’avenir (geste volontaire, soleil levant, semence, récolte future).
33
II. La mairie
Les communes se voient dans l’obligation de se doter d’une mairie depuis la loi
du 5 avril 1884. Le régime, fidèle à ses valeurs libérales, n’impose pas de normes.
La loi stipule seulement que les bâtiments doivent être des locaux indépendants,
loués ou construits, mais affectés au service de la République qui entre ainsi au
coeur des villages. La place de la mairie devient un lieu privilégié de la vie
communale et le bâtiment qui abrite le maire élu par le conseil municipal à partir
de 1884, affiche de plus en plus souvent les insignes (RF) ou la devise du régime
(Liberté, Égalité, Fraternité). Mais les mairies, plutôt appelées hôtels de Ville
dans les grandes agglomérations, gardent souvent leurs décors anciens avec le
souci de conserver la valeur artistique de leurs édifices et de s’inscrire dans une
mémoire nationale apaisée (le buste d’Henri IV reste en place à Lyon, celui de
Louis XIV à Marseille), respectueuse des traditions régionales (viticulture et
commerce sont célébrés à Beaune). Bâtiments d’art, elles n’entendent pas se
défaire de leur patrimoine architectural et l’État républicain triomphant ne le leur
demande pas. S’impose pourtant un style néoclassique emprunté au XVIIe siècle,
cautionné par le Conseil des bâtiments civils, dans lequel les artistes n’hésitent
pas à peindre des décors fastueux, pompiers, peuplés d’allégories anciennes mais
aussi nouvelles (le Travail, la Liberté), toutes à la gloire de la République. L’art
républicain rend la mairie identifiable au citoyen.
III. L’école
La multiplication des écoles reste, après Guizot (1830), une priorité
gouvernementale à laquelle ne dérogent ni la loi Falloux (1850) qui incite à
ouvrir des écoles pour les filles, ni celle de Victor Duruy (1867) qui accroît les
obligations scolaires des communes et les encourage à pratiquer la gratuité. Dès
1863, il n’y a plus que 2 % de communes dépourvues d’écoles ; et la France
compte près de 70 000 écoles contre 42 000 en 1832. Dans cette bataille pour
l’école, l’enrichissement du pays, et en particulier celui des campagnes sous le
Second Empire, constitue un atout majeur. Il facilite notamment l’appropriation
par les communes de leurs locaux scolaires et, de plus en plus fréquemment, la
construction de bâtiments neufs. C’est ainsi que les villages commencent à se
doter d’une véritable maison d’école. Selon les prescriptions du ministre Rouland
(1858), celle-ci doit être « simple et modeste, mais commode, isolée de toute
habitation bruyante ou malsaine » et la salle de classe « planchéiée, bien éclairée,
accessible aux rayons du soleil » et bien aérée. Depuis 1851, la classe comporte,
réglementairement, des tables-bancs, une estrade pour le maître, un poêle, et, sur
les murs, un tableau noir, des maximes religieuses et de morale, des planches
pour la lecture, le calcul et le système métrique, une carte de la France, une autre
du département. Mais bien des témoignages démontrent que ces exigences
limitées sont encore loin d’être partout satisfaites en 1870.
JULES FERRY ET LES PETITES ÉCOLES DE LA RÉPUBLIQUE
Aux yeux des républicains, qui accèdent durablement au pouvoir en 1879, après
l’épisode réactionnaire de l’Ordre moral, la souveraineté populaire appelle un
développement rapide de l’instruction. En démocratie, le citoyen doit être un
homme éclairé. Son émancipation implique, de surcroît, que l’école elle-même
s’émancipe de la tutelle de l’Église catholique dont la doctrine officielle, énoncée
par Pie IX, combat les principes de 1789 et la philosophie des Droits de
l’Homme. La priorité accordée à l’éducation obéit enfin à un impératif patriotique
: la débâcle de 1870 n’a-t-elle pas, en effet, apporté la preuve de la supériorité de
l’instituteur prussien ?
En une décennie, marquée par la forte personnalité de Jules Ferry, tour à tour
ministre de l’Instruction publique et président du Conseil, l’enseignement
primaire est profondément remanié. En juin 1881, la question de la gratuité des
écoles primaires publiques, dont bénéficiaient déjà près de 60 % des élèves, est
définitivement réglée. Plus âprement débattue, la loi du 28 mars 1882 rend
obligatoire l’instruction élémentaire et instaure la laïcité de l’enseignement
dispensé dans les écoles publiques. En classe, la morale et l’instruction civique
remplacent donc la prière et le catéchisme. À partir de 1886, le corps enseignant
primaire public est également laïcisé. La multiplication des écoles normales,
grâce à la loi Paul Bert (1879), contribue à la relève des congréganistes par des
laïcs, particulièrement dans les écoles publiques de filles où les sœurs
accueillaient encore, en 1880, autant d’écolières que les maîtresses laïques. Dès
lors, l’enseignement confessionnel se replie vers les écoles privées qui
représentants de l’État, avant d’être conquis
par les idées anarchistes. Par cet attentat à la
bombe contre un magistrat en mars 1892 pour
lequel il comparaît, il donne sans le savoir le
signal d’une vague d’attentats anarchistes en
France. Pour punir le dénonciateur, des
anarchistes lancèrent une bombe contre le
restaurant où il avait été arrêté. Il y eut deux
morts. Devant les Assises de Paris, Ravachol
sauva sa tête mais fut condamné à mort pour
un autre crime. Les attentats reprirent en
1893. Le 9 décembre 1893, Vaillant vise la
Chambre des députés en lançant une bombe
qui blesse plusieurs députés. L’illustration du
Petit Journal, du 23 décembre 1893, rend
compte de cet événement qui créa l’émoi
dans l’opinion. Cet émoi fut utilisé par
Casimir-Périer pour justifier les lois
d’exception qui touchèrent les anarchistes
mais aussi les socialistes.
L’isoloir
Jusqu’en 1913, les conditions du scrutin ne
garantissaient pas le secret du vote pourtant
affirmé dans la constitution de 1848. L’isoloir
est l’aboutissement d’un lent apprentissage
du suffrage universel durant
tout le XIXe siècle. Les lois du 29 juillet
1913 et du 31 juillet 1914 codifient les
conditions du vote : l’électeur bénéficie d’une
enveloppe, de l’isoloir et glisse lui-même son
bulletin dans l’urne. Il est donc débarrassé de
toute pression et libre de son choix.
Il faut noter qu’en 1924, les programmes
d’étude pour le secondaire deviennent
identiques pour garçons et filles, ce qui
permet l’équivalence entre les baccalauréats
masculin et féminin. Les études supérieures
s’ouvrent plus largement entre les deux
guerres : par exemple, Simone de Beauvoir
obtient l’agrégation de philosophie en 1929,
Simone Weil en 1931.
L’Union française pour le suffrage des
femmes rassemble des républicaines issues de
la bourgeoisie ou des milieux intellectuels.
Ses moyens d’action ne sont pas
spectaculaires, contrairement à ceux des
féministes britanniques. En 1914, elle
réclame le droit de vote aux élections
municipales. D’autres mouvements
féministes plus radicaux réclament l’égalité
totale entre hommes et femmes.
L’argumentation des femmes de l’UFSF
s’appuie sur les capacités d’expertise
considérées comme propres aux femmes,
destinées à protéger les valeurs familiales.
Selon elles, le vote des femmes doit avoir un
rôle de moralisation sociale. Le vote des
femmes a été adopté par la Chambre des
députés en 1919, 1922, 1925, 1935 et 1936 ;
chaque fois, il a été repoussé au Sénat par les
conservateurs et les radicaux, ces derniers
craignant l’influence de l’Église catholique
34
accueillent, vers 1900, près d’un quart des élèves.
L’élan nouveau donné par l’État républicain porte ses fruits. De 1880 à 1900,
l’école élémentaire gagne près de 700 000 inscrits, atteignant la quasi-totalité des
enfants scolarisables. En outre, la fréquentation s’améliore et l’absentéisme
saisonnier tend à se résorber. L’obligation légale n’est d’ailleurs pas seule
responsable de ce progrès qualitatif, grandement facilité par la croyance accrue
des familles en l’utilité de l’instruction primaire.
LA COMMUNALE : UN ESPACE FONCTIONNEL ET SYMBOLIQUE
Les progrès de la fréquentation permettent de généraliser des formes
d’organisation pédagogique qui ont déjà fait leurs preuves dans les grandes villes.
Dès 1868, Octave Gréard, alors directeur de l’enseignement primaire de la Seine,
avait imposé aux écoles de Paris une division en trois cours : élémentaire, moyen
et supérieur. En 1882, Ferry étend ce modèle à tout le pays. La classe unique
cesse alors d’être la référence implicite de la réflexion pédagogique, même si elle
reste pour longtemps la réalité la plus courante, du fait de la dispersion de
l’habitat et de la priorité donnée à la construction d’écoles distinctes pour les
filles et les garçons dans les villages.
Unique ou non, la classe, pour être pédagogiquement efficace, ne se conçoit plus
sans un matériel, un mobilier et un agencement de l’espace tout à fait spécifiques.
Le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, proche collaborateur de
Ferry, dresse ainsi la liste type du matériel pédagogique approprié : des tableaux
muraux pour la lecture et l’écriture, un grand tableau ardoisé d’au moins un mètre
carré pour chaque cours ou division, un boulier compteur, un nécessaire métrique
ou un tableau mural des poids et mesures, des objets pour le dessin géométrique
au tableau noir (règle, équerre, compas, rapporteur), un globe terrestre, les cartes
murales de la Terre, de l’Europe et de la France, une collection d’images pour
l’enseignement de l’histoire, un appareil pour projections lumineuses, des
instruments simples pour les expériences de physique et de chimie, des
collections d’histoire naturelle, un diapason ou un petit harmonium, un portique
et ses agrès, enfin les outils usuels pour les travaux manuels.
Réglementairement (depuis 1882), la salle de classe doit avoir une forme
rectangulaire, un sol « parqueté en bois dur », une hauteur sous plafond d’au
moins quatre mètres, ne pas excéder cinquante places et offrir une superficie
minimale de 1,25 m2 par élève. Au large pupitre de quatre ou six places, les
textes recommandent de substituer, faute de mieux, le pupitre biplace. Ce dernier,
moins propice aux « contagions » et plus aisément adaptable à la taille des
enfants, facilite en outre les allées et venues du maître et permet une répartition
plus méthodique des élèves selon leur niveau et leur mérite.
L’effort financier sans précédent, alors consenti par l’État et les communes en
faveur des maisons d’école, aide à la diffusion de ces nouveaux standards. Entre
1878, date de la création de la Caisse des écoles, et 1895, plus de 15 000 écoles
sont ainsi construites et 30 000 autres rénovées. Ce vaste chantier suscite une
importante réflexion architecturale et réglementaire qui prend en compte les
prescriptions récentes des hygiénistes. Il en résulte, quelles qu’en soient les
variantes, un modèle de bâtiment encore familier à nos yeux : un espace clos, à
l’écart de la rue, avec sa cour, son préau, ses lieux d’aisance, le logement de
l’instituteur et les salles de classe, bien éclairées, où les rangées de pupitres
s’ordonnent soigneusement au pied de l’estrade magistrale.
Dans l’espace de la classe, aucun emblème n’est formellement prescrit.
Toutefois, à l’initiative des communes, le « temple du savoir » s’orne
fréquemment d’un buste de Marianne, qui prend la relève du crucifix et du buste
du roi ou de l’empereur régnant. Au cœur du village, la nouvelle école, souvent
associée à la mairie, a également valeur de symbole. Avec son architecture
soignée, aisément repérable, elle est un monument à la gloire de la République et
de la Science.
Une plus grande attention est portée aux bâtiments scolaires. Avec la loi du 19
février 1878 et l’arrêté du 17 juin 1880, l’État se veut architecte, contrôle les
plans et les devis. C’est l’occasion pour les républicains d’exprimer leurs
conceptions positivistes, de rendre sensible l’idéal de progrès social que la
République défend et dont l’école publique est le moteur. L’attention portée aux
contenus des enseignements laïques se double d’une politique architecturale qui
encadre la construction des écoles afin d’en faire de véritables fabriques de
culture républicaine. L’architecture se veut cette fois normative, typique de la
commande publique. L’institution se doit d’inscrire dans l’espace une idéologie
de l’effort et du travail. D’où des façades nues, austères, construites dans les
sur les femmes. Noter que le premier pays
européen à accorder le droit de vote aux
femmes est la Finlande en 1906 et que les
autres États ont élargi le droit de vote après la
Grande Guerre. Les Françaises voteront pour
la première fois en 1944.
Parmi les changements qui affectèrent la
société française à la fin du XIXe siècle, la
généralisation de l’enseignement et
l’alphabétisation de la majorité comptent
parmi les plus décisifs. Mais la question
scolaire n’est pas qu’une question
d’alphabétisation. Elle s’est confondue avec
le débat politique, en particulier sur la
laïcisation de l’État. En effet, l’école
publique, telle qu’elle a été instituée à partir
des lois scolaires de 1881-1882, devint le
vecteur privilégié des valeurs républicaines.
Les programmes très complets mettaient
l’accent sur la connaissance et l’amour de la
patrie, la citoyenneté, la démocratie, la
laïcité. Les républicains escomptaient
ainsi enraciner la République laïque par le
biais de l’école. Les membres des
congrégations catholiques furent donc exclus
de l’enseignement public. Les écoles
publiques devinrent donc exclusivement
laïques, tandis que les catholiques
développaient l’enseignement privé.
Mais l’application de ces lois se heurta à des
obstacles matériels, vite surmontés par un
effort sans précédent du gouvernement, et
surtout à des obstacles politiques : le rejet de
la République et de la laïcité par opposition
politique ou fanatisme religieux. Cependant,
la législation finit par s’imposer et
l’illettrisme recula considérablement.
LES FONCTIONS DE L’ÉCOLE DANS LE
PROJET REPUBLICAIN ?
L’École est au coeur du projet républicain.
Les lois votées à l’initiative de Jules Ferry en
1881-1882 la rendent gratuite, laïque et
obligatoire jusqu’à 12 ans. Elle a plusieurs
fonctions : diffuser les valeurs républicaines
issues de 1789, émanciper les individus de
toute influence religieuse, intégrer les
Français autour d’un même sentiment
patriotique, tout en affirmant les
appartenances locales. Elle renforce l’identité
nationale, sans pour autant
nier l’enracinement dans la petite patrie,
assurer une promotion sociale par le diplôme,
en fonction du talent et du travail, donc du
mérite de chacun.
Jules Barni (1818-1878) apparaît comme
l’incarnation de la philosophie républicaine.
Il fut l’introducteur et le propagateur en
France de l’oeuvre de Kant qu’il traduisit et
commenta (Critique de la raison pratique,
précédée des Fondements de la métaphysique
des moeurs, par E. Kant, Ladrange, 1848).
Proche des milieux républicains dès avant
35
matériaux du pays, qui coïncideront avec les intérieurs simples des salles de
classe. Le bâtiment devient un sanctuaire qui s’impose face à l’église. Le
rapprochement mairie-école apparaît comme la solution la moins onéreuse à de
nombreuses communes et fait de ce bâtiment un centre de la vie communale. Pas
de particularismes régionaux donc ou très peu : la salle de classe est paramétrée,
forcément rectangulaire, la place de l’estrade et du tableau noir déterminée, la
surface occupée par chaque élève calculée tandis que la hauteur des fenêtres
intègre les préoccupations des hygiénistes attentifs à la lutte contre la myopie.
L’école devient un lieu tout entier affecté à ses propres finalités. La cour établit
parfois une aire transitoire entre la rue et la classe mais, bien souvent, clôt
l’endroit sur lui-même. Le pouvoir s’incarne dans l’architecture, la République
entend bien gagner les esprits. »
Les Hussards noirs de la République
Créées par les lois Ferry de 1881-1882, les écoles normales d’instituteurs, puis
d’institutrices (loi Paul Bert) furent, durant toute la IIIe République, considérées
comme l’un des temples de la République. Destinées à former les maîtres qui
transmettront le savoir au peuple, elles étaient également perçues comme le lieu
d’inculcation des valeurs fondatrices à ceux qui deviendront le vecteur de la
République dans les campagnes et les villes. Le personnage de l’instituteur est
donc essentiel à la compréhension de la culture républicaine. Le photographe
représente ici ceux d’Aubenas (Ardèche) au début du XXe siècle. Instituteurs
d’âge mûr, arrivés probablement vers le terme de leur carrière, nommés dans un
poste urbain après des débuts en milieu rural, ils prennent la pose, fiers et sereins,
unis par une même conscience de leur mission et également par des pratiques
vestimentaires communes : portant costume et gilet, chemise blanche et
lavallière, ils sont de petits notables locaux, qui se considèrent comme les
indispensables piliers de la République. L’on pense inévitablement aux Hussards
noirs décrits par Charles Péguy en 1913 dans L’Argent : « De tout ce peuple, les
meilleurs étaient peut-être encore ces bons citoyens qu’étaient nos instituteurs.
C’était le civisme même, le dévouement sans mesure à la cause commune. Notre
École normale était le foyer de la vie laïque, de l’invention laïque dans tout le
département. […] Ils venaient nous faire la classe. Ils étaient comme les jeunes
Bara de la République. Ils étaient toujours prêts à crier Vive la République ! Vive la nation, on sentait qu’ils l’eussent crié jusque sous le sabre prussien […]
Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes, sévères,
sanglés. Sérieux et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine
omnipotence. […] Un long pantalon noir, mais, je le pense, avec un liseré violet.
[…] Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien tombante. Cet uniforme civil
était une sorte d’uniforme militaire, encore plus sévère, encore plus militaire,
étant un uniforme civique.» Issu d’un milieu très modeste, d’abord socialiste et
dreyfusard, Charles Péguy s’est ensuite converti au christianisme. Grâce à
l’école, Péguy s’est élevé jusqu’à l’École nationale supérieure. Il dit ici sa dette
aux instituteurs de son enfance. C’est également comme cela que les décrit
Marcel Pagnol en 1956, lorsqu’il porte un regard rétrospectif sur la génération de
son père. L’on notera que, pour en parler, il utilise constamment un vocabulaire
de nature religieuse (mission, Saints, comparaison de la hiérarchie du ministère
de l’Instruction publique à celle de l’Église catholique), ce qui montre encore une
fois que la culture républicaine est vécue comme un engagement qui se situe sur
le registre de la foi en des valeurs.
Auteur d’un manuel primaire qui fut répandu à des millions d’exemplaires,
animateur de la grande Histoire de France, Ernest Lavisse (1842-1922) fut selon
la formule de Pierre Nora, « l’instituteur national ». Après avoir travaillé avec
Victor Duruy entre 1863 et 1868, puis avoir été le précepteur du prince impérial
après 1868, Ernest Lavisse se convertit à la République après 1870. Professeur à
la Sorbonne, puis directeur de l’École normale supérieure, il se fit alors le
propagateur d’un roman national fondé sur la continuité d’une histoire de France
qui, partant des Gaulois, passant par la monarchie capétienne, puis la Révolution
et l’Empire, aboutit naturellement à la République, quintessence des valeurs
nationales. Dés lors, la conception lavissienne de l’histoire scolaire est marquée
par la volonté de conforter le sentiment national, de développer l’amour de la
patrie par le culte des héros nationaux, de Vercingétorix à Jeanne d’Arc, de
Bayard à Bara, des soldats de l’An II aux héros de la Défense nationale en 1870.
Sur la couverture même du livre destiné aux élèves du cours moyen, la France est
1848, libre penseur et franc-maçon, il adhère
aux idéaux de février 1848, refuse de prêter le
serment au régime impérial en 1852, ce qui
lui vaut une révocation de son poste de
professeur de philosophie et le conduit à
l’exil à Genève. Proche de Gambetta, il
contribue à l’action du gouvernement de la
Défense nationale en 1870, est élu député de
la Somme en 1872. Il fait partie des députés
qui votèrent les lois constitutionnelles en
1875, puis des 363 qui exprimèrent leur
défiance à l’égard du gouvernement issu du
16 mai. Outre ses travaux proprement
philosophiques, il publia plusieurs ouvrages
de vulgarisation, parmi lesquels s’impose son
Manuel républicain en 1872, devenu pour
plusieurs décennies, à la suite du manuel de
Charles Renouvier (Manuel républicain de
l’homme et du citoyen paru en 1848), l’une
des références
majeures des républicains : il y diffuse, sur
la base d’un rationalisme kantien, sa vision
d’une société laïque, composée d’individus
égaux, libres et informés, capables de
maîtriser leur destin et de construire une
société de paix et de progrès, dont la guerre
serait bannie et dans laquelle l’arbitrage serait
la solution des conflits. Jules Barni se fait
l’avocat de l’instruction, fondement de toute
société républicaine. L’École y est décrite
comme le lieu où se diffuse la connaissance,
où s’aiguise la Raison et où se forment les
individus libres. Les futurs électeurs y
exercent leur sagacité et y posent les bases de
leur citoyenneté. L’École est donc un lieu
central pour toute société républicaine qui
doit être offert à tous, au nom de l’Égalité, et
dégagé de toute tutelle
religieuse afin que la liberté de conscience
soit garantie : obligatoire et laïque, l’École
sera le pilier sur lequel pourra s’appuyer la
République. L’on retrouve ici les arguments
qui conduiront au vote des lois Ferry en
1881-1882, ainsi que la plupart des thèmes
qui seront diffusés par les manuels scolaires,
notamment ceux de morale ou d’histoire,
dans un registre à la fois moralisateur et
parfois un peu simplificateur (cf. l’opposition
assez binaire entre le despotisme qui jouerait
de l’ignorance des masses et la République
porteuse des Lumières et de la Raison).
Le Don Quichotte est un hebdomadaire qui
fut crée en 1874 à Bordeaux. Défenseur de
positions républicaines très fermes,
caractérisé par un anticléricalisme marqué, il
eut pour unique illustrateur Charles GilbertMartin (1839-1905). La revue, transférée à
Paris en 1887, disparut en 1893, après mille
numéros. Le dessin proposé ici est très
explicite : publié au lendemain de la victoire
républicaine, alors que s’élaborent les lois
scolaires, il utilise une thématique très
classique dans les milieux républicains. La
composition du dessin oppose le haut et le
36
exaltée comme une personne qu’il faut aimer. On peut y avoir une continuité avec
la France de Michelet et une anticipation de la « madone aux fresques des murs »
dont le jeune Charles de Gaulle se fit plus tard « une certaine idée ».
Le Tour de la France par deux enfants : une image de la France qui hésite entre
tradition et modernité
Ce « livre de lecture courante » connut un immense succès (3 millions
d’exemplaires vendus de 1877 à 1887). Écrit par G. Bruno, pseudonyme
d’Augustine Fouillée, le livre fait parcourir la France à deux jeunes Lorrains en
quête d’une famille, au lendemain de la défaite contre la Prusse. La fiction
soutient un objectif à la fois pédagogique et civique : faire lire et voir la France
aux enfants des écoles afin qu’ils l’aiment. Ouvrage scolaire, Le Tour de la
France par deux enfants, est à la fois un manuel de lecture destiné à transmettre
des connaissances variées aux écoliers, mais c’est aussi un livre qui se donne
pour objectif de développer les qualités morales, le civisme et le patriotisme des
petits Français. Le périple des deux héros sert de prétexte à une description du
pays. Il offre aux lecteurs une vision de la France à la fois teintée de
traditionalisme mais aussi de modernité. Ainsi se côtoient les images d’une
France traditionnelle avec les moulins à vent ou à eau, les ateliers où s’affairent
des artisans consciencieux et expérimentés, les paysans travaillant la terre comme
un jardin, et celles d’une France plus moderne, symbolisée par l’utilisation de la
vapeur, des machines ou encore de l’électricité. On montre aussi les innovations
de la seconde révolution industrielle : trains, tramways, automobiles,
motocyclettes, bicyclettes et surtout le métro ou l’éclairage des lieux publics par
l’électricité. Le métropolitain a tous les avantages rapidité, coût de transport
modique, importance du nombre de personnes véhiculées. C’est lui qui est le
symbole de cette France moderne. Mais on n’oublie pas de montrer que la ville
n’est pas la seule à profiter du progrès, les campagnes évoluent aussi et se
modernisent. L’introduction des principes coopératifs, l’irrigation offrent de
nombreux avantages pour cette majorité des Français.
En classe avant six ans
La création de « salles d’asile », dont la première s’ouvre à Paris en 1826, à
l’initiative d’Émilie Mallet et de Jean-Denys Cochin, est une œuvre de
bienfaisance destinée à pallier les conséquences de l’oisiveté sur les jeunes
enfants dont les mères sont contraintes de travailler. La salle d’asile n’est pas
seulement une garderie pour les enfants pauvres, de 3 à 6 ans, c’est aussi une
classe dont les élèves, plusieurs centaines parfois, serrés les uns contre les autres
sur des gradins, s’initient au catéchisme à l’aide d’images, à la lecture avec des
planches murales, à l’écriture avec des ardoises, et au calcul grâce à des bouliers,
selon des méthodes en partie inspirées de l’école mutuelle. Le service rendu par
les salles d’asile devient vite, en ville, indispensable. En 1870, on en compte déjà
plus de 4 000. Leur intégration à l’enseignement primaire, en 1881, sous le nom
d’écoles « maternelles », est une reconnaissance de leur succès mais c’est aussi
un risque de perdre leur spécificité au bénéfice d’exigences scolaires plus
classiques. Le remaniement des classes (effectifs moins nombreux), un mobilier
plus approprié (des tables au lieu de gradins), et l’importance accordée aux jeux,
à l’instar des jardins d’enfants de Froebel, préservent l’originalité de la
maternelle.
Cette pédagogie est légitimée par les psychologues de l’enfance et plébiscitée par
les parents. Depuis La Maison des enfants de Maria Montessori (traduit en 1919)
et les travaux du Dr Ovide Decroly, connus dans les années 1930, le jeu éducatif
individuel y occupe une place centrale. Lié d’abord à un programme précis
d’acquisitions sensorielles et motrices, il tend ensuite à devenir aussi un moyen
d’expression. Les parents adhèrent à cette pédagogie et apprécient le rôle de
socialisation qu’assume l’école maternelle, plus problématique dans la grande
ville contemporaine que naguère dans le milieu villageois.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
À la notable exception des monarchistes et d’une partie des syndicalistes gagnés
aux thèses anarchistes, la plupart des Français peuvent se reconnaître dans le
tableau dressé par Roger Thabault d’une nation de citoyens, dont la vie politique
est rythmée aussi bien par les élections que par les rites républicains. Ceci peut
être confirmé par l’absence de véritable opposition à l’entrée en guerre en 1914 et
par la formation très rapide d’une Union sacrée autour de la République.
bas, l’école laïque, porteuse de lumière
(rayons solaires) et l’école congréganiste
vecteur d’obscurantisme (le noir de la bouche
d’égout). Il met en scène d’un côté les forces
de Progrès, porteuses du savoir émancipateur
(les livres) et de l’autre celles
du passé, de l’Ancien Régime, opposées à la
liberté et à l’émancipation populaire. La
représentation, très binaire, voire caricaturale,
est représentative d’un laïcisme de combat.
Les missions de l’École ont été définies par
les lettres aux instituteurs envoyées par Jules
Ferry, ministre de l’Instruction publique.
Elles ont ensuite été reprises par tous les
échelons de la hiérarchie et notamment par
les inspecteurs d’académie. Ces missions sont
au nombre de trois : il s’agit d’enseigner la
France, de faire la France ou pour reprendre
une formule de Michelet, de former une
nation à partir d’un agrégat de peuples
désunis. L’École est institutrice de la Nation ;
elle doit porter les valeurs patriotiques,
notamment par le biais des cours d’histoire et
de géographie qui enseignent le territoire et
tracent le roman national. Elle doit par
ailleurs veiller à faire des républicains :
l’enseignement des valeurs héritées de 1789
doit permettre à la fois de souder les Français
et de consolider un régime encore fragile,
notamment dans le monde rural. L’on
retrouve donc cette association
République/Patrie évoquée par Gambetta en
1873. Mais au-delà de cette volonté unitaire
que l’on pourrait juger uniformisatrice, il
s’agit aussi de préserver les identités locales.
L’inspecteur d’académie suggère, pour
étudier la Révolution française, de partir des
exemples locaux, lorrains dans le cas présent.
Parallèlement aux lois Ferry, le
développement des subventions permet la
construction et l’aménagement d’écoles
primaires. Ces écoles de la République
adoptent une même disposition, symbole de
la volonté de l’État de s’approprier le
domaine de l’éducation : mairie au milieu,
deux classes à gauche et logement de
l’instituteur à droite.
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
37
HC – L’Affaire Dreyfus et la IIIème République
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
En décembre 1894, le capitaine Dreyfus est condamné pour espionnage au
service de l’Allemagne. Comment une affaire d’espionnage s’est-elle transformée
en crise politique qui divise les Français ?
La troisième République, qui a donné à la presse, par la loi du 29 juillet 1881, une
liberté quasi totale, a vu se multiplier, dès les années 1880, ce qu’on appelle, déjà,
des « affaires » dans le montage desquelles les journaux jouent un rôle décisif.
Mais les oppositions que l’affaire Dreyfus a suscitées, les mécanismes et les
idéologies qu’elle a mis à jour, les valeurs autour desquelles elle s’est jouée, ses
conséquences, enfin, lui confèrent une importance tout à fait exceptionnelle.
L’Affaire, avec une majuscule et sans prédicat, c’est l’affaire Dreyfus et elle
seule.
Sources et muséographie :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Ouvrages généraux :
Berstein Serge, « Le moment Dreyfus et l’approfondissement d’une culture politique républicaine», in Berstein Serge et Winock
Michel (dir.), Histoire de la France politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914», Le Seuil, 2002, coll.
«L’Univers historique», p. 415-466.
BIRNBAUM P. (dir.), La France de l’Affaire Dreyfus, Gallimard, 1994.
P. Birnbaum, L’affaire Dreyfus : la République en péril, coll. « Découvertes », Gallimard, Paris, 1994.
R. Bachollet, Les cent plus belles images de l’Affaire Dreyfus, Paris, Kharbine-Tapabor, 2006.
V. Duclert, Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote, Fayard, 2006.
V. Duclert, L’affaire Dreyfus, coll. « Repères », La Découverte, Paris, 2006.
V. Duclert, Dreyfus est innocent ! Histoire d’une affaire d’État, Larousse, 2006.
L. Gervereau, C. Prochasson (sous la direction de), 1894-1910, L’affaire Dreyfus, BDIC, 1994, catalogue d’exposition.
A. Pagès, Émile Zola. Un intellectuel dans l’affaire Dreyfus, Séguier, Paris, 1991.
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
L’affaire Dreyfus, La République en question par Madeleine REBÉRIOUX, TDC, N° 676, du 15 au 31 mai 1994
« L’affaire Dreyfus, vérités et mensonges», L’Histoire, n° 173, janvier 1994.
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
Enjeux didactiques (repères, notions et
savoirs, concepts, problématique) :
méthodes) :
BO 1ère STG : « L’affaire Dreyfus est retenue
ère
Accompagnement 1 STG :
comme événement décisif dans la
« Plusieurs crises marquent la vie politique et sociale de la Troisième République. vie politique française et la lutte pour les
L’Affaire Dreyfus, qui n’est au départ qu’une affaire d’espionnage au ministère
droits de l’homme. »
de la Guerre puis un scandale judiciaire devint le révélateur des profonds clivages
politiques et idéologiques qui traversaient l’opinion française.
BO 1ere : « La République : l’enracinement
D’un côté les anti-dreyfusards, attachés à l’honneur de l’armée française,
d’une nouvelle culture politique (1879-1914)
nationalistes, parfois anciens monarchistes, catholiques, et antisémites ; de l’autre La culture républicaine est dominante au
les républicains, attachés à la justice et aux droits de l’homme (la Ligue des
tournant des XIXe-XXe siècles, ce qui ne
Droits de l’Homme a été créée en 1898 à l’occasion de l’Affaire Dreyfus pour
signifie pas qu’elle n’a pas des adversaires. »
défendre un individu, innocent, contre la raison d’État), et des « intellectuels »,
terme créé pour l’occasion, dont la figure cent rale est Emile Zola…
BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE
L’Affaire Dreyfus provoqua, au delà de quelques exceptions individuelles, une
DE LA FRANCE, 1815-1914
importante recomposition politique selon la traditionnelle ligne de fracture entre
La victoire des républicains vers 1880
droite et gauche, la droite étant majoritairement antidreyfusarde tandis que la
enracine solidement la IIIe République qui
gauche soutenait Dreyfus. La République fut au coeur des passions que souleva
résiste à de graves crises. On étudie l’Affaire
l’Affaire Dreyfus. Cette affaire révéla la profondeur du courant antisémite en
Dreyfus et la séparation des Églises et de
France mais mit aussi à mal le prestige de l’armée, dont la République avait fait
l’État en montrant leurs enjeux.
une « arche sainte » pour préparer la revanche contre l’Allemagne. Elle montra
Raconter des moments significatifs de la IIIe
également insuffisances du milieu parlementaire qui ne sut pas, à quelques
République (Jules Ferry et l’école gratuite,
laïque et obligatoire : 1882; Affaire Dreyfus :
exceptions près, prendre nettement position dans l’Affaire.
1894-1906 ; loi de séparation des Églises et
L’Affaire Dreyfus est donc une crise majeure que dut affronter la République,
crise à portée immédiate mais qui eu aussi des conséquences plus lointaines
de l’État : 1905) et expliquer leur importance
historique »
puisque les courants idéologiques qui s’exprimèrent alors s’affrontèrent jusqu’à
la Seconde guerre mondiale. »
38
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
On commémore en 1994 le centenaire de l’Affaire et aussi en 2006. À vrai dire,
il n’est guère plus facile de dire quand elle a commencé que quand elle s’achève.
C’est le 15 octobre 1894 que le capitaine Dreyfus est arrêté sur ordre du ministre
de la Guerre, le général Mercier, et le 22 décembre qu’il est condamné à
l’unanimité par le conseil de guerre de Paris à la déportation perpétuelle pour
avoir « livré à une puissance étrangère un certain nombre de documents secrets
ou confidentiels intéressant la défense nationale ». C’est le 5 janvier 1895 qu’il
est dégradé en public. Mais on peut tout aussi bien soutenir que la « véritable »
Affaire, celle sur laquelle l’opinion va se déchirer, ne commence que fin 1897début 1898 avec, comme point d’orgue, la publication par Zola dans L’Aurore du
13 janvier 1898 de sa « Lettre ouverte au président de la République », titrée par
Georges Clemenceau, directeur du journal, « J’accuse… ! ». Et quand l’Affaire
va-t-elle se clore ? Avec la grâce du capitaine, signée par le président de la
République, Émile Loubet, le 19 septembre 1899, et qui entraîne la retombée de
la campagne d’opinion ? ou avec la pleine et entière réhabilitation de Dreyfus par
la Cour de cassation, le 12 juillet 1906 ?
Il est raisonnable d’accepter les dates les plus « ouvertes », celles qui couvrent le
destin personnel du capitaine et la reconnaissance, aujourd’hui incontestable, de
son innocence, et pas seulement les années où une partie des Français se sont
passionnément opposés à son sujet. Sans prétendre « raconter » l’Affaire, tentons
d’abord de fournir les éléments chronologiques nécessaires à toute réflexion.
Accompagnement 1ère : « L’affaire Dreyfus
est l’occasion de l’affirmation des courants
nationalistes, auxquels est sensible une partie
des élites et de l’électorat catholiques. Elle
est surtout l’occasion de l’approfondissement
de la culture républicaine autour du caractère
sacré des droits de l’homme, complétés par
l’impératif du « solidarisme » (ceux qui ont le
mieux réussi ont un devoir fiscal) et
l’affirmation de droits sociaux. »
L’Affaire à grands traits
À l’origine, il y a, fin septembre 1894, l’arrivée à la « Section de statistique » –
autrement dit le Service de renseignements français qui dépend du ministre de la
Guerre – d’un « bordereau » : une lettre non signée, annonçant à l’attaché
militaire auprès de l’ambassade d’Allemagne à Paris, Maximilien von
Schwartzkoppen, l’arrivée prochaine de renseignements confidentiels portant sur
divers points. C’est le commandant Joseph Henry, un « rustre » sorti du rang, qui
le présente à ses collègues. Du côté du lieutenant-colonel Sandherr, un antisémite
convaincu qui dirige la Section de statistique, et de Mercier, le ministre de la
Guerre, un général républicain qui cherche à se laver des accusations de favoriser
« les Juifs » formulées à son encontre par des journaux comme La Libre Parole,
les soupçons se portent très vite sur le capitaine Alfred Dreyfus, membre depuis
peu du service. Pourquoi ? Il est riche. Alors, pour quelles raisons aurait-il trahi ?
D’origine mulhousienne, il a en outre choisi la France et non l’Allemagne, à
laquelle l’Alsace a été cédée par le traité de Francfort en 1871. La comparaison
entre son écriture et celle du bordereau – seule base d’accusation – n’est pas
convaincante. Mais quoi ? Il faut un coupable. Ayant passé par les Grandes
Écoles, Dreyfus appartient à la nouvelle armée technicienne jalousée par les
officiers sortis du rang. Surtout, il est juif, et une grande campagne a été
organisée contre la présence dans l’armée, « l’arche sainte », des Juifs, ces
étrangers.
La condamnation du capitaine par le conseil de guerre de Paris, le 22 décembre
1894, est acquise au prix d’un déni de droit scandaleux, mais… qui ne fait pas sur
le moment scandale. Les juges militaires ne s’étonnent pas qu’on leur transmette,
de la part de Mercier, au moment du délibéré, un « dossier secret » auquel ni
Dreyfus, ni son avocat n’ont eu accès. Convaincus de tenir la preuve, ils
condamnent le capitaine à la déportation à vie, la peine de mort pour raison
politique ayant été abolie en 1848. Nombre de gens du peuple, de socialistes, de
syndicalistes – Jaurès, par exemple – trouvent cette peine bien douce si on la
compare à la mort à laquelle de « simples soldats coupables d’une minute
d’égarement ou de violence », selon la déclaration de Jaurès à la Chambre le 24
décembre 1894, sont condamnés sans barguigner. Justice à deux vitesses… On se
console pourtant, sauf chez les Dreyfus. Le capitaine, lui, n’a pas cessé de crier
son innocence : il ne parvient même pas à comprendre ce qui arrive à l’officier
discipliné qu’il était.
Les premiers convaincus de son innocence ? Une poignée d’hommes : Mathieu,
le « frère admirable » ; Ferdinand Forzinetti, le commandant de la prison du
Cherche-Midi, témoin du désespoir de Dreyfus ; un journaliste juif enfin, de
sympathies anarchistes, Bernard Lazare, qui, à partir de 1896, prend en main la
recherche de la vérité. C’est grâce à eux que, le 10 novembre 1896, une photo du
Le bordereau à l’origine de l’affaire
Des similitudes d’écriture le font attribuer au
capitaine Dreyfus, alors que le véritable
auteur est le commandant Esterhazy, un
officier français d’origine hongroise, à la
moralité douteuse et couvert de dettes de jeu.
Entre 1888 et 1894, six Français ont déjà été
condamnés pour espionnage au profit de
l’Allemagne.
DEVENIR DREYFUSARD
Ils furent au début bien rares, les dreyfusards,
voire bien marginaux : des individus
longtemps isolés. On tiendra pour
emblématique le comportement du
lieutenant-colonel Picquart – il ne se confie
qu’à son ami Leblois, avocat, à qui il fait
jurer le secret – ou celui, dans À la recherche
du temps perdu, du duc de Guermantes,
convaincu de l’innocence de Dreyfus et qui
découvre que sa femme fait dire des messes
pour le capitaine.
Pourquoi, au fil des ans, devient-on
dreyfusard ?
Plusieurs raisons :
. la défense du droit bafoué pendant le procès
de 1894 : position incarnée par le fondateur
de la Ligue des droits de l’homme, Ludovic
Trarieux, par une personnalité catholique
comme P. Viallet, fondateur du Comité
catholique pour la défense du droit, par
Georges Sorel au nom de la « conscience
juridique » ;
. le respect du raisonnement scientifique et
des règles de méthode qui permettent de
découvrir les « faux ». C’est l’éthique
professionnelle, qui domine chez de
nombreux intellectuels : historiens (Gabriel
Monod, Charles Seignobos), philologues
(Gaston Paris), biologistes (Émile Duclaux) ;
. la haine de l’antisémitisme, un danger, une «
barbarie » beaucoup moins bien perçus à
l’époque qu’aujourd’hui : Bernard Lazare,
Émile Zola ;
. l’espoir de relations nouvelles entre la classe
ouvrière et les intellectuels : Jean Jaurès ;
. la méfiance (le mot est faible) envers le
militarisme et le cléricalisme, l’Armée et
l’Église étant perçues comme deux
institutions qui s’opposent au libre examen :
Jean Allemane, Sébastien Faure, Anatole
39
« bordereau » est publiée dans Le Matin et que, un an plus tard, est démasqué son
véritable auteur : le commandant Walsin Esterhazy, un condottiere perdu de
vices. Le lieutenant-colonel Georges Picquart, nommé en 1895 à la direction du
Service de statistique, était parvenu à cette conclusion dès août 1896. Il ne l’avait
pas rendue publique. Mais, pour garantir son silence, ses chefs – les généraux
Gonse et de Boisdeffre – l’avaient envoyé en Tunisie.
L’Affaire entre alors dans sa phase explosive : celle-ci va durer plus d’un an. Des
intellectuels s’étonnent, s’indignent : il faut réviser le procès ; on les appelle les «
révisionnistes ». Ils ont accès aux colonnes de quelques journaux : Le Figaro, Le
Siècle, L’Aurore, puis La Petite République.
Fin 1897, Zola dénonce dans Le Figaro l’antisémitisme – c’est sa belle « Lettre à
la jeunesse » –, avant d’accuser, le 13 janvier 1898, dans L’Aurore, l’état-major,
les ministres de la Guerre et les conseils de guerre d’alimenter ou de couvrir
l’ignominie. En face, la presse antisémite – La Libre Parole, La Croix,
L’Intransigeant – se déchaîne et Le Petit Journal (qui n’est nullement antisémite
et tire à près d’un million d’exemplaires) affirme qu’en critiquant le conseil de
guerre c’est la nation tout entière que l’on met en péril. De procès en procès –
Esterhazy, acquitté en janvier 1898, Zola, condamné au maximum en février –, de
pétition en pétition, le monde des « intellectuels » se mobilise et le débat gagne
de larges couches de la société, jusqu’à troubler la vie privée des familles
bourgeoises : « Ils en ont parlé », cette légende elliptique accompagne une
caricature du dessinateur antisémite Caran d’Ache où l’on voit un déjeuner de
famille tourner en pugilat, la soupière gisant à terre et les chaises renversées… De
nombreux socialistes – Lucien Herr, tôt convaincu et très actif, Victor Basch,
Jean Allemane, Jean Jaurès entrent dans l’arène. Pendant l’été 1898, Jaurès
démontre, dans son recueil d’articles Les Preuves, les mensonges accumulés par
l’état-major, cette « forgerie de faux ». Démasqué, le commandant Henry avoue ;
arrêté, il se suicide le 31 août.
Impossible, dès lors, de s’opposer à la révision du procès ? Pas du tout : il suffit
de présenter comme « patriotiques » les faux fabriqués par Henry, de collecter de
l’argent pour son fils, pour sa veuve. Les ministres de la Guerre, les présidents du
Conseil démissionnent en cascade, plutôt que de devoir porter le fer dans la plaie,
d’engager la révision. Le Parlement s’éveille lentement de sa torpeur : le Sénat
d’abord, avec le vieil Auguste Scheurer-Kestner qui a convaincu, entre autres,
Zola et Clemenceau de l’innocence du capitaine. La Cour de cassation, après
avoir longtemps tergiversé, casse finalement l’arrêt de 1894 et renvoie Dreyfus
devant un nouveau conseil de guerre. Lorsque celui-ci se réunit à Rennes, en
août-septembre 1899, un nouveau gouvernement est en place depuis juin, présidé
par Pierre Waldeck-Rousseau, un avocat respecté qui avait fait voter en 1884 la
loi légalisant les syndicats. Il avait fallu une tentative de putsch, conduite par Paul
Déroulède en janvier 1899, pour que les reclassements politiques qui
s’esquissaient depuis quelques mois prennent forme autour de la « défense de la
République » : c’est le premier gouvernement où siège un socialiste, Alexandre
Millerand, au ministère de l’Industrie ; le ministère de la Guerre, quant à lui, est
confié au général de Galliffet, un des anciens massacreurs de la Commune, mais
décidé à mater dans l’armée ceux qui alimentent la campagne contre « la gueuse
», la République.
En septembre, donc, tombe l’incroyable verdict de Rennes : Dreyfus est à
nouveau condamné, mais avec… circonstances atténuantes. Waldeck-Rousseau
propose alors de faire gracier le capitaine par le président de la République. C’est
chose faite, pour le plus grand désarroi des dreyfusards, qui, eux, attendent
l’entière réhabilitation. Elle sera acquise en 1906.
Pour en finir avec les questions anciennes
Essayons à présent de réfléchir aux principaux problèmes sous-jacents à
l’Affaire, à ceux, tout au moins, qui intéressent aujourd’hui les historiens.
Pour cela, rappelons d’abord ceux qui ont cessé de les intéresser. Il faut être le
colonel Paul Gaujac, responsable du Service historique de l’armée de terre, pour
suggérer en 1994 qu’on discute encore aujourd’hui de l’innocence du capitaine. Il
faut être attaché à la tradition du roman-feuilleton – les journaux de la fin du
XIXe siècle en publiaient deux ou trois par jour ! – pour accorder de
l’importance, une importance historique s’entend, aux histoires de « dames
voilées », aux rencontres secrètes dans les églises, aux mystérieux télégrammes,
bref, aux divers procédés mis en œuvre à l’état-major pour avertir Esterhazy que
son rôle réel va être rendu public. Et le rocambolesque militaire a lui aussi perdu
France, Joseph Reinach.
Au total : pour « la Justice et la Vérité ».
ÊTRE ANTIDREYFUSARD
Les antidreyfusards furent longtemps
majoritaires. Être antidreyfusard allait de soi
dans les cercles politiques, chez les
catholiques, dans les milieux populaires. Audelà du conformisme dominant, il faut
pourtant s’interroger sur les raisons pour
lesquelles se développa un antidreyfusisme
militant. Du plus répandu au moins fréquent,
distinguons trois cas :
. l’attachement à l’armée, gardienne de la
patrie, de l’ordre intérieur et de la hiérarchie,
et le respect de la chose jugée : c’est le cas,
outre les militaires, d’hommes comme
Ferdinand Brunetière, le directeur de La
Revue des deux mondes. Jules Lemaître, le
président de la Ligue de la patrie française,
Charles Maurras, pour qui l’ennemi principal
est le désordre né du monde moderne. Pour
eux, l’armée est un garde-fou ;
. l’antisémitisme qui se nourrit de courants
très divers : antijudaïsme catholique (« ils
sont maudits si nous sommes chrétiens »),
antisémitisme économique (la « banque juive
» parasitaire), antisémitisme nationaliste.
Ainsi Rochefort, l’ancien communard, ainsi
Drumont, pour qui les Juifs sont les plus
étrangers des étrangers (« Hors de France, les
Juifs ! La France aux Français ! » La Libre
Parole, 22 décembre 1894) ;
. la priorité au « sang » et à la « race » au sens
biologique et physiologique du terme. Citons
un anthropologue de Montpellier, Georges
Vacher de Lapouge, J. Soury et son disciple
le plus célèbre, Maurice Barrès : il ne peut y
avoir, selon lui, de vérité qui vaille que «
française » ; Zola ne peut « penser français »
en raison du sang italien qui coule dans ses
veines (Le Journal, 1er février 1898).
Pourtant, rien n’est jamais joué à l’avance
chez un individu. À chaque moment, chacun
choisit. Ainsi Barrès : Léon Blum, qui le
connaissait bien et qui l’admirait, fut
longtemps convaincu que, comme ses amis
de La Revue blanche, il choisirait le camp
dreyfusard.
À l’origine, les socialistes ne veulent pas
s’impliquer dans « l’Affaire ». Radicaux et
socialistes – en particulier Jules Guesde qui
ne sera jamais dreyfusard – voient dans
l’affaire Dreyfus une affaire exclusivement
bourgeoise, propre à diviser, sans profit, le
monde ouvrier : en quoi le sort d’un officier
juif, issu d’une riche famille de patrons du
textile, pourrait-il intéresser les ouvriers ?
LA LIGUE DES DROITS DE L’HOMME
La Ligue pour la défense des droits de
l’homme et du citoyen, dite Ligue des droits
de l’homme, ou encore LDH, est née au cœur
de l’affaire Dreyfus entre février et juin 1898.
40
ses charmes, même si les vertus comparées de deux canons sont au centre d’un
livre récent. À l’autre bout de la chaîne explicative, l’étude minutieuse du
comportement des partis souffre de deux difficultés majeures. Ceux-ci n’existent
pas encore : il n’y a en France que des groupes parlementaires ; quant à l’étude du
Parlement, elle est de peu de rapport : ce n’est pas dans ce milieu que l’Affaire
prend racine, ni qu’elle se déploie. La sociologie de l’Affaire, enfin, suppose des
études locales difficiles : de l’aristocratie au monde ouvrier, toutes les classes
sociales sont profondément divisées, l’indifférence l’emportant plus souvent
qu’on ne croit, surtout en province et surtout chez les paysans.
Dans plusieurs domaines, en revanche, la connaissance historique a enregistré de
réels progrès au fil des dernières années.
La bataille de l’écrit
Les antidreyfusards sont surtout des académiciens (22 d’entre eux signent une
pétition contre la révision du procès) et des auteurs ou artistes connus comme
Jules Verne, Maurice Barrès, Charles Maurras, Degas ou Renoir. Parmi les
dreyfusards, outre Zola, on trouve Charles Péguy, Anatole France, des
professeurs et des scientifiques.
Lorsque Émile Zola publie sa lettre au président de la République, Félix Faure, le
13 janvier 1898, il est un écrivain en pleine gloire. Convaincu de l’innocence du
capitaine depuis les révélations de Picquart, conforté dans son analyse par la
rencontre de la famille Dreyfus, il propose à Clemenceau, directeur du journal
L’aurore, un texte auquel manque un titre ; Clemenceau proposera « J’accuse ».
Par ce texte, Zola se situe dans la longue tradition d’engagement politique de
l’intellectuel, illustrée notamment par Voltaire au XVIIIe siècle, Hugo au XIXe.
L’analyse du texte peut être à la fois historique et littéraire. Le ton est
catégorique, marqué par l’accumulation de verbes d’action et de volonté
(utilisation répétée du « je » qui témoigne d’une engagement personnel),
volontiers polémique, agressif et/ou ironique. Le rythme anaphorique (répétition
en tête de chaque paragraphe de l’expression « J’accuse ») donne une impression
de certitude martelée, accentuée par la multiplication de paragraphes courts.
L’exorde (« J’attends ») sonne comme un défi. Ce pamphlet est
incontestablement un bel exemple d’éloquence, sans doute un peu emphatique,
mais très efficace. Zola met en cause l’ensemble de la hiérarchie militaire qui a
eu à traiter le cas d’Alfred Dreyfus depuis 1894. Il accuse nominalement Du Paty
de Clam d’avoir été à l’origine d’une machination. Il en fait donc le coupable
premier, mu par une intention diabolique. Mais au-delà, il accuse ses supérieurs
successifs non seulement de l’avoir laissé agir, mais ensuite de s’être rendus
complices du crime. Il énumère les raisons qui ont pu les motiver : la faiblesse,
mais aussi la volonté de sauver à tout prix l’honneur de l’armée, par esprit de
caste au sein de l’ « Arche sainte », jugée inattaquable dans un pays hanté par la
défense de ses frontières. Mais, au-delà, il met en cause aussi la passion cléricale
: l’on pense ici à l’engagement antidreyfusard de plus grande partie de la
hiérarchie et de la presse catholiques (cf. La Croix, journal des
Assomptionnistes). Enfin, il dénonce le crime judiciaire qui a été commis : un
accusé a été condamné sur la base d’un dossier secret qui n’a pas été
communiqué à ses défenseurs, après la manipulation des pièces, voire la
fabrication de faux. Par conséquent, Zola s’attaque non seulement à des individus
et à une caste militaire, mais aussi à la violation des grands principes qui fondent
la République : la présomption d’innocence, le droit à un procès équitable sur la
base de pièces connues de toutes les parties, la défense des droits individuels, le
refus de la raison d’État et au-delà, la Raison, le progrès, la liberté de conscience,
c’est-à-dire toutes les valeurs issues des Lumières du XVIIIe siècle, puis de 1789.
L’on comprend dés lors pourquoi il oppose de façon binaire les champs lexicaux
de la vérité et du mensonge, de la lumière et de l’obscurantisme. Pour ce cri qui
lui vaudra insultes, condamnation au cours d’un procès d’une violence inouïe,
puis l’exil, Zola fut bien, comme le proclama Anatole France le 5 octobre 1902,
lors des obsèques de l’écrivain, l’ « un des moments de la conscience humaine ».
Le texte de Zola cause un scandale énorme et marque l’entrée en politique des «
intellectuels » (terme créé à cette époque à partir du mot russe « intelligentsia »)
qui combattent pour « la Vérité » et « la Justice ». C’est à l’occasion de l’affaire
Dreyfus que le terme « intellectuel » fut employé pour la première fois, avec une
connotation péjorative, par Maurice Barrès.
Georges Clemenceau ne manifeste, au départ de l’Affaire en 1894, aucun doute
quant à la culpabilité d’Alfred Dreyfus. Le 25 décembre 1894, il publie un article
Défenseur de tous les droits, c’est aujourd’hui
la plus ancienne des organisations de ce type.
C’est pendant le procès Zola que Ludovic
Trarieux, ancien ministre de la Justice,
républicain modéré très hostile aux socialistes
et aux anarchistes, décide de créer « quelque
chose, une ligue » pour dénoncer la façon
dont les droits sont bafoués dans l’Affaire et
défendre les principes fondateurs des temps
modernes, énoncés dans la Déclaration des
droits de 1789. Il groupe autour de lui des
universitaires désireux de s’engager, un ou
deux hommes d’affaires, quelques
parlementaires proches de ses options
politiques : c’est le premier comité central de
la Ligue. Aucun socialiste, bien sûr.
Mais en même temps adhèrent à la ligue de
jeunes professeurs de tendance socialiste ou
radicale, soucieux de ne pas se borner à
signer des pétitions : ainsi Victor Basch à
Rennes, Célestin Bouglé à Montpellier,
Charles Seignobos à Paris. Ils s’efforcent
d’infléchir la Ligue en direction d’activités
militantes – réunions publiques notamment –
et de formes d’alliances concrètes entre
intellectuels et ouvriers.
C’est l’un d’eux, un fils de pasteur protestant,
venu au dreyfusisme et au socialisme sous
l’influence de Jaurès qui succède à Trarieux
en 1903 : Francis de Pressensé réorientera
alors l’action publique de la Ligue en
direction des droits économiques et sociaux
(défense des syndicalistes CGT), des droits
des colonisés et des droits des femmes, ces
derniers ayant été défendus au reste dès les
premières années.
Ces différentes options, qu’il n’est pas
toujours facile d’harmoniser, vont traverser
au XXe siècle toute l’histoire de la Ligue.
Édouard Drumont (1844-1917) fut l’un des
principaux porte-parole du courant
antisémite à la fin du XIXe siècle et
particulièrement lors de l’affaire Dreyfus.
Auteur en 1886 d’un pamphlet intitulé La
France juive, essai d’histoire contemporaine,
qui connaîtra plus de 200 éditions
successives, il y dénonce « les puissances
d’argent », et plus spécialement « la
mainmise des grandes familles juives sur la
finance internationale ». En 1892, le
pamphlétaire fonde enfin son propre
quotidien, La Libre Parole, dont le premier
numéro paraît le 20 janvier. Dans ses
colonnes, Édouard Drumont est l’un des
premiers journalistes à dévoiler le scandale
politico-financier de l’affaire de Panama. Au
mois de mai 1892, Édouard Drumont mène
campagne contre la présence des Juifs dans
l’armée, « l’arche sainte ». En 1893, il fonde
La Libre Parole illustrée, supplément
hebdomadaire de son quotidien, qui paraîtra
jusqu’en septembre 1897. Le 29 octobre
1894, La Libre Parole fut à l’origine du
déclenchement « médiatique » de l’affaire
41
intitulé « Le traître » dans lequel il écrit : « Comment un être humain peut-il se
faire si déshonoré qu’il ne puisse attendre qu’un crachat de dégoût de ceux-là
même qu’il a servis ? ». Par la suite, ses conversations avec le sénateur ScheurerKestner, puis les révélations du colonel Picquart emportent progressivement sa
conviction qu’il y a eu violation de la légalité. Scandalisé par la violation des
droits de la défense, il engage son talent de polémiste au service de la cause de la
justice et de la vérité. Lui qui n’avait jusqu’alors que peu écrit, fait ses débuts de
journaliste. Entre 1898 et 1903, il écrit 3 300 pages, soit dans L’Aurore qu’il a
fondée, soit dans La Dépêche du Midi. Il s’agit de la campagne de presse la plus
abondante qu’un journaliste ait consacré à une affaire (voir la réédition de ces
articles depuis 2001 chez Mémoire du Livre sous la direction de Michel Drouin,
tome 1 L’Iniquité). En janvier 1898, sollicité par Zola, Clemenceau accueille la
lettre au président de la République que celui-ci vient d’écrire. Il en trouve le titre
: J’accuse. Zola étant traîné en justice, ainsi que L’Aurore, Clemenceau se fait
avocat et assure lui-même la défense de son journal. L’extrait proposé ici
provient de sa plaidoirie le 21 février 1898. Autant qu’un homme, Dreyfus, qu’il
ne connaît d’ailleurs pas, Clemenceau défend des principes, qui sont ceux de
1789, c’est-à-dire le primat de la Loi, le respect de la justice due à tous, la
garantie du droit. L’illégalité qui a été commise en 1894, c’est-à-dire la
condamnation sur la base d’un dossier secret, est une violation de ces principes,
quelle que soit par ailleurs l’opinion que l’on ait sur l’individu Alfred Dreyfus.
Accepter cette violation du droit, serait entériner un formidable retour en arrière,
à l’avant-1789, vers les temps de l’arbitraire et du bon plaisir. L’invocation de la
raison d’État, c’est-à-dire en l’occurrence la nécessité de défendre l’honneur de
l’armée, par les adversaires de Dreyfus, serait la négation des droits des
individus, qui, depuis 1789, fondent la démocratie. Au fil de cette plaidoirie, c’est
bien une culture républicaine qui se dessine, de la part d’un homme pour lequel la
révolution est un bloc : supériorité du pouvoir civil sur le pouvoir militaire,
primat du droit de l’individu sur ceux de la société, rejet des arguments d’autorité
formulés au nom de la raison d’État, référence constante, bien qu’implicite au
rôle fondateur de 1789.
Même si le cinéma vient au monde en même temps que l’Affaire et si le grand
Méliès, dreyfusard convaincu, tourne une Affaire Dreyfus admirable au moment
où s’achève le procès de Rennes, on reviendra d’abord sur la « bataille de l’écrit
». La presse joue un rôle décisif dans la constitution de l’affaire en Affaire.
Jamais les quotidiens n’ont disposé, jamais plus ils ne disposeront d’un tel
pouvoir. C’est La Libre Parole, le journal du pape de l’antisémitisme, Édouard
Drumont, qui, en quelques articles, amène le ministre de la Guerre à rendre
publique l’affaire d’espionnage. C’est la presse qui diffuse, qui distille les
informations : L’Aurore relance l’Affaire, on l’a vu, en ouvrant ses colonnes à «
J’accuse… ! », le 13 janvier 1898 ; La Petite République en publiant pendant
l’été, et en feuilleton quotidien, Les Preuves de Jaurès ; La Fronde, premier
quotidien rédigé uniquement par des femmes, conjugue le ton de l’information et
celui de la pitié. Les caricatures viennent à l’appui du texte et parfois le
remplacent. Les pétitions, les télégrammes emplissent les colonnes des journaux :
le fondateur de La Revue historique, Gabriel Monod, confie en novembre 1897
au Figaro ses angoisses ; ce sont celles d’un honnête homme.
La mobilisation des intellectuels
D’un honnête homme et d’un « intellectuel ». Ce mot, employé au substantif, ne
désigne pas, à vrai dire, une profession, mais une pratique citoyenne, une posture.
En 1893, ce fut celle des écrivains révolutionnaires les plus connus – Octave
Mirbeau, le romancier, Élisée Reclus, le géographe, Bernard Lazare, le publiciste
– mobilisés pour soutenir le livre d’un ouvrier typographe anarchiste, Jean Grave,
emprisonné pour avoir publié chez Stock La Société mourante et l’anarchie.
En 1897-1899, écrivains et artistes, savants, universitaires surtout entrent en lice.
Les voilà, les signataires de pétitions, les auteurs de « lettres ouvertes » et
d’articles savants et parfois véhéments, ceux qui vont témoigner dans les procès,
qui parlent dans les meetings ou, plus modestement, expédient à leurs collègues,
à travers la France, les documents authentiques que diffuse la Ligue des droits de
l’homme.
Du côté des professeurs, des universitaires, toutes les disciplines ne participent
pas avec la même vigueur à ce combat pour que chacun, impartialement informé,
puisse exercer librement son jugement. L’audience de ceux qui enseignent le
Dreyfus. Alors que l’arrestation de Dreyfus
est tenue secrète, Drumont demande la
confirmation de la récente arrestation d’un
traître : est-il vrai, interroge le journal, « que,
récemment, une arrestation fort importante a
été opérée par ordre de
l’autorité militaire ? ». Le dessin proposé ici
n’est que l’un des exemples, probablement
pas le plus virulent, du délire antisémite dont
La Libre Parole fut le propagateur. Publié
dans les premières semaines de l’Affaire
(Dreyfus est arrêté, mais n’a pas encore été
jugé), l’on y retrouve tous les stéréotypes
véhiculés dans ses colonnes à propos du Juif,
dont Dreyfus ne serait que l’exemple le plus
visible. L’on y voit Dreyfus, dénoncé comme
traître, agenouillé devant une bassine remplie
de pièces d’or (la récompense pour sa
trahison), tenter d’effacer les marques de son
infamie. Un Juif affublé du cordon de la
franc-maçonnerie tente de l’aider dans cette
tâche. Implicitement, Drumont dénonce le «
syndicat juif » à l’oeuvre pour défendre le
traître, mais également sa puissance
financière mise au service des ennemis de la
France. Il en appelle donc au seul verdict
possible : la peine de mort. En témoigne la
légende du dessin : « Juifs, chez nous, en
France, le sang, seul, lave une tache comme
celle-là ». Manière de souligner que selon lui,
les Juifs ne sont pas la France ; ils sont au
contraire l’anti-France qui complote grâce à
son argent contre les intérêts nationaux. Ce
sont là les traits structuraux de
l’antisémitisme qui se développe au XIXe
siècle, différent de l’antijudaïsme à l’oeuvre
jusqu’alors, notamment par son insistance
obsessionnelle sur les caractères physiques
supposés des Juifs.
Édouard Couturier publie cette affiche alors
que le second procès Dreyfus va s’engager à
Rennes devant le Conseil de guerre le 7 août
1899. Les dreyfusards semblent avoir
remporté une première victoire en instillant le
doute sur le verdict de 1894, et en mettant au
jour les manipulations destinées à convaincre
les juges et l’opinion de la culpabilité du
capitaine. Aussi l’affiche de Couturier sonnet-elle comme un cri de victoire et semble-telle annoncer la fin de l’Affaire, close par
deux dates figurant dans la partie supérieure
(1894-1899). L’on y voit deux personnages
féminins, la Vérité brandissant son miroir et
la Justice, glaive à une main et balance à
l’autre, incarnation de la loi dont elle porte
l’inscription sur le front. Ces deux allégories
rappellent évidemment l’allégorie
républicaine, Marianne, dans sa
représentation combattante. L’affiche est
également une mise en scène. À Dreyfus,
héros malgré lui, mais premier héros de
l’Affaire, par son comportement exemplaire
et son courage, dont le portrait est situé en
haut à droite, Couturier oppose « les forces
42
latin, le grec ou l’allemand est moindre que celle des historiens ou des
philologues, détenteurs d’une « méthode » sûre qui les rend aptes à distinguer une
pièce fausse d’un document authentique. Comme eux, les spécialistes des
sciences « dures » – ainsi Émile Duclaux, directeur de l’Institut Pasteur –
dénoncent dans la justice militaire l’institution qui ne respecte aucune des règles
nécessaires à la recherche de la vérité ! Forte pensée : le respect de « la science »
et des savants, l’école laïque l’enseigne à tous les petits Français. Efficacement ?
C’est une autre histoire ! On oublie vite quand – et c’est le cas le plus général –
on quitte l’école à treize ans pour entrer dans une société parcourue par de fortes
pulsions d’antisémitisme et de nationalisme xénophobe, d’autant plus fortes
qu’elles sont irrationnelles.
LA MÉDIATISATION DE L’AFFAIRE
La scène sur laquelle se déroule l’Affaire ne se limite ni aux tribunaux, ni au
Parlement (longtemps quasi silencieux : « Il n’y a pas d’affaire Dreyfus »), ni
même à la presse, évoquée par ailleurs, ou aux cartes postales, aux images
d’Épinal, nombreuses. La vie de salons, si active à l’époque, les maisons
d’édition et, pour finir, les meetings : autant de lieux privés, semi-publics ou
publics à travers lesquels les oppositions s’affirment, la vérité finalement
s’affiche.
Les salons, ces lieux où gens du monde, écrivains, hommes politiques se
rencontrent. L’Affaire oblige les maîtresses de maison, étonnées, à choisir leur
camp. La comtesse de Loyne ne se contente pas de recevoir les antidreyfusards :
elle finance leur presse. Madame de Caillavet, l’amie d’Anatole France, la
marquise Arconati-Visconti tiennent des salons dreyfusards où l’on reçoit
même… un socialiste comme Jaurès.
Les maisons d’édition : les antidreyfusards n’ont pas de politique éditoriale,
confiants qu’ils sont dans le soutien de la majorité de la presse. Les dreyfusards
ont au contraire avec eux un éditeur, Pierre-Victor Stock, proche des anarchistes
et homme du monde en même temps. C’est lui qui publie, en novembre 1896, la
célèbre brochure de Bernard Lazare, Une Erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire
Dreyfus. Puis quelque 150 volumes et les comptes rendus exhaustifs des grands
procès que la Ligue des droits de l’homme se charge d’expédier.
Les meetings enfin, animés par les antisémites, mais aussi, de plus en plus, par
des intellectuels dreyfusards dont la protection physique est assurée par les
ouvriers des Bourses du travail : il en est ainsi à Montpellier par exemple. À
Rennes, Victor Basch, futur président de la Ligue des droits de l’homme,
assassiné par la milice le 10 janvier 1944, obtient l’adhésion à la section de la
ligue de plusieurs centaines d’ouvriers. Ainsi naîtront, pour une part, les
Universités populaires.
Antisémitisme, xénophobie, nationalisme
Depuis une vingtaine d’années, en même temps que grandissait la conscience du
génocide nazi, des travaux de plus en plus nombreux ont été consacrés à
l’antisémitisme. Ils ont mis en évidence sa forte présence dans la presse de
l’époque, y compris celle, majoritaire, qui ne fait pas profession d’antisémitisme.
Maints stéréotypes y circulent, hostiles aux Juifs, maints mots à connotation
méprisante : « juiverie » par exemple. Ils ont montré son caractère interclassiste,
avec prédominance pourtant des boutiquiers, des domestiques, bien encadrés par
leurs clients ou leurs patrons, sans oublier l’armée, voire telle administration de la
République. Ils ont repéré, dans des cas extrêmes, des propos ignominieux
appelant à « rôtir tous les Juifs ». Bref, comme le montrent l’élection de Drumont
à Alger en 1898 et la constitution, unique dans notre histoire, d’un petit groupe
antisémite à la Chambre où se côtoient catholiques et radicaux, l’Affaire a porté à
son paroxysme un état d’esprit largement préexistant, au reste composé
d’éléments très divers.
On remarquera pourtant que « les Juifs » sont loin d’être la cible unique des choix
d’exclusion qui se développent alors en France. L’extrême diversité, la
polysémie, des usages du mot « race » en fournit la démonstration. On croit à
l’existence d’une « race » allemande – elle « nous » a enlevé l’Alsace et la
Lorraine –, d’une « race » britannique dont l’existence est ravivée en 1898 par les
graves événements de Fachoda, d’une « race » italienne surtout : sale race, apte à
jouer du couteau et, en acceptant de bas salaires, à priver les bons Français de
leurs emplois. Étranges vraiment ces immigrés italiens, ces étrangers, au point
qu’à Aigues-Mortes, en 1893, huit d’entre eux, ouvriers des salines, sont restés
du mal », les responsables de l’iniquité,
repoussées en bas de l’escalier, renvoyés en
quelque sorte vers les ténèbres : on y voit les
généraux de Boisdeffre, ancien chef d’ÉtatMajor général en 1894 et Zurlinden, ministre
de la Guerre en 1895 et en 1898, le général
Cavaignac, ministre de la Guerre en 1899,
mais également Jules Méline, président du
Conseil du 28 avril 1896 au 15 juillet 1898
(on le reconnaît à ses abondants favoris aux
pieds de Marianne), accompagnés par le père
Stanislas du Lac qui brandit la croix (ce
jésuite était le directeur de conscience de
certains militaires, dont Cavaignac et de
Boisdeffre). La collusion entre le « sabre et le
goupillon » est explicitement dénoncée par ce
caricaturiste républicain. Quant à du Paty de
Clam, organisateur de l’enquête contre
Dreyfus en 1894 et Mercier, ministre de la
Guerre à la même date, leur tête a déjà été
coupée : la justice est passée ! L’optimisme
dreyfusard de Couturier sera quelque peu mis
à mal lorsque le Conseil de guerre de Rennes
condamnera à nouveau Dreyfus, avec «
circonstances atténuantes ». L’Affaire n’était
donc pas encore terminée.
Entre 1880 et 1900, si des ligues marquées à
droite apparaissent (Ligue de la Patrie
française), d’autres, d’inspiration humaniste
et libérale surgissent dans des familles de
pensée qui veulent faire fructifier l’héritage
de 1789. C’est le cas de la Ligue des Droits
de l’homme née, lors de l’affaire Dreyfus, au
coeur des soubresauts consécutifs au procès
de Zola. Des témoins de celui-ci, inquiets des
violences physiques et verbales qui se
multiplient, éprouvent alors la nécessité d’un
sursaut. Le 19 février 1899, une réunion se
tient chez le sénateur Scheurer-Kestner, entre
Joseph Reinach, Ludovic Trarieux, ancien
ministre de la Justice, et Yves Guyot,
directeur du journal Le Siècle. Rejoints par le
biologiste Émile Duclaux, Jean Pschirari, et
quelques amis, ils décident la création d’une
Ligue française pour la défense des droits de
l’homme et du citoyen. La première
assemblée générale se tient le 4 juin 1898.
Son texte fondateur rappelle les circonstances
de sa création et les principes qui la guident.
Fortement liée au combat pour Dreyfus,
Picquart et Zola, elle s’engage sur la défense
de valeurs : la primauté des droits
individuels, le refus de la haine antisémite, la
préservation des acquis de la Révolution
menacés par les nationalistes. Au-delà, il
s’agit de s’engager pour faire vivre une
République dans laquelle la liberté ne soit pas
un vain mot. C’est donc bien d’un
militantisme en faveur de la démocratie qu’il
s’agit, de la part de personnes issues, pour
l’essentiel de milieux intellectuels, fustigées
par les nationalistes, mais revendiquant leur
responsabilité active dans le fonctionnement
de la République.
43
sur le terrain au terme d’une chasse à l’homme. Et, plus étranges encore que les
autres, ces Juifs dont la nature pernicieuse, la « race » est révélée par leur
accoutrement, par le langage aussi que parlent ceux qui fuient les pogroms et les
interdits réactivés dans la Russie lointaine.
Les antidreyfusards qui envoient des dons à La Libre Parole le font par
antisémitisme. On repère les formes historiques de l’antisémitisme : catholique
(les curés), « économique » (les commerçants ruinés par les Juifs), nationaliste
(appel « au drapeau ») et même raciste (référence aux « enjuivés », même si le
racisme moderne n’est pas encore vraiment développé : il faut attendre l’entredeux-guerres). Il faut donc insérer l’antisémitisme dans le « nationalisme », un
concept qui s’impose en France à la fin du XIXe siècle où il acquiert le statut
d’idéologie dominante pour une large fraction de la population, un concept que
l’Affaire parviendra à politiser en l’assimilant à l’antidreyfusisme. Pour en
comprendre la force, et, finalement, la défaite politique, il faut situer l’Affaire
plus largement dans la crise que traverse alors la République.
La crise de la République
Lorsque l’Affaire se noue, en effet, en 1894, la crise de la pratique et de la culture
républicaines est déjà profonde.
Crise éthique de longue durée, liée à l’imbrication des intérêts de certaines
entreprises capitalistes, audacieuses, et des pouvoirs des parlementaires. Le
scandale de Panama en 1892 l’a mise en évidence ; ses échos se font entendre
jusqu’à la fin de 1897 et ne sont pas pour rien dans les hésitations de certains
dirigeants socialistes à rallier le camp dreyfusard. Nombre d’entre eux en effet
voient dans la campagne qui s’esquisse alors pour la réhabilitation du capitaine
une occasion de remettre en selle les « panamistes » battus en 1893. Plus
profondément, la République a perdu son image de pureté : dur de penser qu’elle
ne fait pas mieux que les « comptes fantastiques d’Haussmann » !
Crise politique aussi, et culturelle, qui s’enracine dans la question religieuse. Le
ralliement des catholiques au régime républicain, auquel le cardinal Lavigerie a
appelé en 1890, a permis aux fils les plus conservateurs de Jules Ferry de passer
avec les « ralliés » – tous les catholiques ne le sont pas – de fructueuses alliances.
Les élections de 1893 en sont l’occasion : voici à la présidence du Conseil
Dupuy, Méline, Ribot, désormais libérés de la pression militante de gauche
qu’avaient fait peser sur eux les radicaux. Dans l’opinion publique, ces nouveaux
dirigeants – Panama a été funeste à leurs prédécesseurs – passent pour fort peu «
républicains » ; ils font risette aux curés, ce qui est mal vu, et la presse dirigée par
les Assomptionnistes, La Croix notamment, a renoncé à les prendre pour cible et
leur substitue les « rouges » et les Juifs.
Crise sociale enfin, elle aussi, bien sûr, culturelle et politique. À la veille de
l’Affaire, une lecture de la presse qui ne privilégie pas à l’excès La Croix et La
Libre Parole montre l’omniprésence de la peur des « rouges », de la peur sociale.
Ce qui l’alimente ? Les attentats anarchistes qui ont visé pendant trois ans
notables et lieux symboliques, des cafés des quartiers chics au Palais Bourbon,
pour finir par le président de la République ; les progrès des Bourses du travail,
aussitôt réprimés – celle de Paris est fermée en 1893 – et la naissance de la CGT ;
la victoire électorale enfin remportée par les socialistes aux élections législatives
de 1893 : quelque cinquante députés avec Guesde et Jaurès, Millerand et Viviani.
La Révolution est-elle pour demain ?
Or, depuis des années, la République est en panne de réformes sociales : l’impôt
sur le revenu, les retraites, les assurances sociales – ce fleuron de l’Allemagne
bismarckienne – dorment au placard. Le Parlement a adopté (pour sécuriser
l’opinion ?) les lois dites antianarchistes que les défenseurs des droits et le bon
peuple ont qualifiées de « lois scélérates ». Beaucoup d’ouvriers, de petites gens,
déjà sensibilisés, quelques années plus tôt, par la crise boulangiste, sont en passe
de perdre confiance dans Marianne, naguère tant aimée. D’autant qu’une crise
économique de longue durée s’est abattue sur l’ensemble des pays capitalistes.
Génératrice de chômage, elle alimente aussi, en France, où l’industrialisation
s’est faite à pas de velours, le mécontentement de l’atelier et surtout de la
boutique menacée par les grands magasins ; elle met en difficulté les nouveaux
bacheliers et les jeunes écrivains d’avant-garde, encore peu connus. Beaucoup
adoptent alors des attitudes protestataires : voici venu le temps des pétitions, des
revendications, des manifestations, le temps de l’affaire Dreyfus. On l’a compris :
la crise de la République, telle que Marianne était sortie des grandes réformes
libérales des années 1880, était ouverte. De fortes questions émergeaient que la
Pour défendre la République menacée par les
nationalistes (le nationaliste Paul Déroulède
tente même un coup d’État dérisoire en
1899), les républicains modérés, les radicaux
et les socialistes s’allient à la Chambre des
députés pour soutenir un cabinet de « défense
républicaine » confié à Waldeck-Rousseau en
1899. Cette politique de la défense
républicaine contre l’extrême-droite sera
réutilisée par les radicaux, alliés à la droite
dans le cabinet Doumergue au lendemain de
la manifestation du 6 février 1934.
Les conséquences politiques de l’Affaire sont
très importantes. La droite nationaliste est
discréditée par ses outrances. La gauche se
remobilise autour des valeurs républicaines et
donne une majorité au gouvernement de
Défense républicaine de Waldeck-Rousseau
en 1899. Dans le cadre de ce nouveau clivage
droite/gauche, le centre, qui gouvernait la
France depuis vingt ans, éclate. Une partie
des « progressistes » (républicains modérés),
celle qui s’est engagée dans le dreyfusisme,
rejoint la gauche et forme l’Alliance
républicaine démocratique (WaldeckRousseau, Poincaré) ; une autre partie,
composée des antidreyfusards, glisse vers la
droite et forme la Fédération républicaine
(Méline).
44
tradition de la grande Révolution coloriait en France de tons originaux. Le
mécontentement social, politique, culturel allait-il bénéficier au populisme, au
nationalisme ? Les socialistes parviendraient-ils à s’en dégager sans s’isoler du
peuple républicain ? Les conditions seraient-elles créées pour qu’un vaste
mouvement populaire écarte la voie antisémite et xénophobe et rappelle que la
République est fondée sur la défense, sans exclusive, de l’égalité des droits, sur
une culture populaire laïque appuyée, au-delà de l’école, sur un accord tacite ou
explicite avec les intellectuels, enfin sur les pratiques d’interpellation du pouvoir
qui caractérisent la citoyenneté à la française ?
Contrairement aux propos tenus plus tard par Péguy, un des premiers partisans de
l’innocence du capitaine, la victoire des dreyfusards ne saurait se résumer à une
défaite du « dreyfusisme », à un passage de la belle « mystique » à la vilaine «
politique ». En s’inscrivant en politique, les valeurs dreyfusistes – la quête de la
vérité, de la justice, du droit – ont certes perdu de leur éclat. Elles ont servi les
intérêts, parfois étroits, du Bloc des Gauches, lui-même du reste tôt trahi. Mais
elles ont assuré, outre la réhabilitation du capitaine, le recul de l’antisémitisme et
du nationalisme, l’essor du mouvement populaire, syndical et associatif, et la
séparation des Églises et de l’État.
Ces questions vont alimenter largement les recherches sur l’Affaire pendant
l’année de son centenaire. Depuis une vingtaine d’années, l’antisémitisme, nourri
par la mémoire du génocide, a été au cœur de nombreuses recherches sur
l’Affaire. Aujourd’hui, c’est sur la crise de la République et sur le nationalisme
dont l’antisémitisme est une des manifestations que se polarise l’attention.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
Cause morale au départ (la défense d’un homme injustement condamné), l’affaire
Dreyfus est rapidement devenue un conflit d’idées, mettant aux prises deux
systèmes de valeurs inconciliables. Le rôle de la presse est déterminant. Pour
défendre Dreyfus, Zola utilise la presse pour porter des accusations publiques qui
obligent les autorités à réagir. C’est seulement à partir de «J’accuse », et donc de
1898, que l’affaire devient l’Affaire, déchaîne les passions et divise les Français.
Les dreyfusards s’engagent en effet au nom de valeurs universelles : justice,
vérité, droits de l’homme, compassion pour l’innocence châtiée. À l’inverse, les
antidreyfusards combattent au nom de valeurs particularistes : défense de la
nation contre tout ce qui la menace, défense de l’armée au nom de la cohésion
nationale (c’est « l’esprit de corps » dénoncé par Zola). Ils luttent ce faisant au
nom d’une vision holiste de la société, qui implique la préservation prioritaire de
l’État et de la nation, y compris contre les droits d’un individu, y compris par le
mensonge. Les dreyfusards, au contraire, héritiers des Lumières, défendent
l’individu contre la raison d’État devenue, selon les mots de Jaurès, « de la
lâcheté politique », un « crime de l’autorité ». À la défense des droits de l’homme
qui sous-tend le combat dreyfusard s’oppose, inconciliablement, la morale de la
société organique, liée à l’antisémitisme, et du primat de la nation défendue par
les antidreyfusards. L’Affaire met en lumière l’ampleur du courant antisémite en
France.
Sur le plan politique, la droite et la gauche se sont clairement affrontées.
L’Affaire a provoqué un rapprochement entre les radicaux, les socialistes et
certains républicains modérés. Elle donne un regain de vigueur au nationalisme,
conjugué à l’antisémitisme à droite. Avec la victoire des dreyfusards, l’affaire
Dreyfus permet tout d’abord la consolidation philosophique et morale de la
République, en faisant triompher l’éthique des droits de l’homme. Elle entraîne
en effet l’abandon par une partie de la gauche de ses préjugés antisémites qui
pesèrent dans son hésitation à rallier la cause de Dreyfus, considéré comme un
simple bourgeois, une incarnation des classes dirigeantes. Les forces
républicaines s’accordent dès lors pour condamner l’antisémitisme, qui se trouve
associé à l’extrême droite nationaliste dont il est devenu l’une des composantes
essentielles. L’affaire Dreyfus conduit surtout à l’application de l’un des
fondements du programme républicain : la Séparation des Églises et de l’État.
L’attitude des catholiques dans l’affaire a en effet révélé aux républicains
l’importance de la consolidation du régime et de ses valeurs dans l’opinion. La
dénonciation du cléricalisme est alors apparue comme le moyen d’éviter une
nouvelle affaire Dreyfus ; d’où l’importance, aux yeux des républicains, de la
laïcisation de l’enseignement. Conjuguée à une volonté d’apaisement, cette idée a
entraîné l’exécution d’un projet de séparation longtemps différé.
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
45
HC – La France à la « Belle Epoque »
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Sources et muséographie :
Produit phare de la Belle Époque, la carte postale « inventée » en Autriche dans les années 1860, n’est autorisée en France qu’au
début des années 1870 et n’est illustrée qu’à partir des années 1880. Produites à des centaines de millions d’exemplaires entre
1900 et 1914, les cartes postales fournissent de nombreux témoignages sur la vie quotidienne ou sur l’imaginaire des Français de
la Belle Époque.
Ouvrages généraux :
Winock Michel, La Belle Époque, la France de 1900 à 1914, Perrin, 2002, coll. «Pour l’histoire», 432 p.
Dominique Lejeune, La France de la Belle Époque, 1896-1914, coll. « Cursus », Armand Colin, Paris, 2000.
Charle Christophe, Paris fin de siècle, culture et politique, Le Seuil, 1998, coll. «L’Univers historique», p. 7-48.
Rebérioux M., La République radicale ? 1898-1914, Seuil, 1975.
Weber E., France fin de siècle, Fayard, 1986.
Rioux Jean-Pierre, Sirinelli Jean-François, Histoire culturelle de la France, tome 4, «Le temps des masses : le XXe siècle», Le
Seuil, 1998, p. 6-111.
J.-P. Rioux, Chronique d’une fin de siècle, France, 1889-1900, coll. « Points », Seuil, 1991.
Berstein Serge, «Naissance des partis politiques modernes», in Berstein Serge, Winock Michel (dir.), Histoire de la France
politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914», Le Seuil, 2002, coll. «L’Univers historique», p. 415- 466 (p. 438443 sur le Parti radical).
M. Leymarie, De la Belle Époque à la Grande Guerre. Le triomphe de la République (1893-1918), coll. « Références », Le Livre
de Poche, 1999.
S. Ageorges, Sur les traces des expositions universelles, Paris 1855-1937, Parigramme, 2006.
L. Aimone et C. Olmo, Les Expositions universelles (1851-1900), Belin, 1993.
B. Schroeder-Gudehus et A. Rasmussen, Les Fastes du Progrès. Le guide des expositions universelles (1851-1992), Flammarion,
1992.
Alain Weill, Les maîtres de l’affiche 1900, Bibliothèque de l’Image, 2001.
D. Franck, Les années Montmartre. Picasso, Apollinaire, Braque et les autres, Mengès, 2006.
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Visant un tableau de la France à la Belle Époque, le sujet impose de dresser un
bilan complet des forces et des faiblesses de la France de 1900 à 1914. Pour y
parvenir, il faut envisager l’évolution économique – la croissance retrouvée est un
des éléments qui permettent de définir la Belle Époque – et l’évolution sociale, ce
qui permet de souligner le poids écrasant du monde rural dans la France de cette
époque. Il faut ensuite montrer comment la République, renforcée par l’affaire
Dreyfus devient le régime de la très grande majorité des Français, avant de
présenter les éléments qui font de Paris l’une des capitales européennes les plus
attractives.
La confrontation de documents permet de faire apparaître la coexistence, dans la
France à la Belle Époque, de régions et d’activités encore très traditionnelles et
d’autres régions et d’autres activités déjà très modernes. C’est l’un des axes les
plus importants de l’étude à mener sur cette période.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
L’expression « Belle Époque » est apparue en 1919 pour désigner la période
heureuse de l’avant-guerre. Aucun journaliste, aucun écrivain ne semble avoir
inventé cette formule, née spontanément. Il s’agit donc d’une expression
rétrospective et nostalgique, désignant la période d’avant 1914 comme un âge
d’or, une période révolue de stabilité. La Belle Époque, pour les Français des
années 1920, s’oppose à la Grande Guerre et à tous les bouleversements qu’ils
sont en train de vivre : inflation, instabilité monétaire, révolution soviétique,
naissance du fascisme… Comme toutes les notions désignant un âge d’or, la
notion de Belle Époque propose une vision idéalisée, idyllique et statique d’une
période, gommant toutes ses contradictions, une image construite par opposition
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
BO 1ere S actuel : « Tableau de la France à la
“Belle Époque”.
On présente des traits majeurs de la France
durant la quinzaine d’années qui précèdent la
guerre : poids et contrastes du monde rural,
croissance économique, vie politique
marquée par la constitution de partis et la
domination des radicaux, large consensus
républicain et patriotique et rayonnement
culturel de Paris. »
Activités, consignes et productions des élèves
:
Accompagnement 1ère : « L’expression de «
Belle Époque » date de l’après-guerre, quand
les survivants de l’épreuve affirment leur
aspiration à une reconstitution à l’identique.
Le point de départ retenu par le programme,
1900, pallie les hésitations de la périodisation
(la césure traditionnelle de 1896 entre Grande
Dépression et reprise s’exprime nettement
dans le mouvement des prix, alors que les
performances de la production demeurent
médiocres jusqu’au milieu des années 1900).
46
aux problèmes du présent. C’est l’oeuvre d’une mémoire sélective et
euphorisante, qui crée une impression trompeuse d’immobilité. Ce genre de
représentations rétrospectives est courant : pensons à l’imagerie des Trente
Glorieuses, inventée dans la crise de la fin des années 1970…
Les contemporains de 1900 n’ont évidemment pas parlé de « Belle Époque ». Ils
ont conscience de vivre une époque de croissance et de progrès, après la Grande
Dépression des années 1873-1895. Péguy écrit en 1913 (dans L’Argent) : « le
monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé depuis trente ans ».
Mais ils sont confrontés à toute une série de problèmes : le développement du
socialisme et du syndicalisme révolutionnaire, l’agitation de l’extrême droite
nationaliste, etc. Beaucoup parlent de décadence, de dégénérescence, de « fin de
siècle »…
L’historien doit donc se méfier du mythe de la Belle Époque et dresser un tableau
nuancé de la France à cette période. Celle-ci correspond à « la quinzaine d’années
qui précèdent la guerre ». On la fait commencer généralement en 1896 (fin de la
Grande Dépression, reprise de la croissance économique), mais ce point de départ
n’est bien sûr qu’un repère parmi d’autres.
– La France de la Belle Époque connaît une forte croissance économique surtout
portée par l’essor de nouvelles industries.
– Mais cette croissance est ralentie par l’étroitesse des structures économiques et
par le malthusianisme d’une grande partie des Français.
– La France de la Belle Époque est aussi une puissance en pleine expansion, mais
reste méfiante vis-à-vis de l’extérieur (protectionnisme de Méline).
Pourquoi la « Belle Époque » ?
La fin de la Grande Dépression
Mise au point à la fin des années 1880, l’automobile est l’un des secteurs clés de
la seconde industrialisation, dont le développement met un terme à la phase de
dépression qui touche toutes les économies européennes jusqu’aux années 1890.
Elle est aussi l’objet d’une compétition acharnée entre les grandes nations
industrielles, qui expose leurs productions dans des salons entièrement consacrés
à l’automobile : le premier de ces salons est créé France en 1898, l’année où
Renault produit sa première voiture.
La fin de l’affaire Dreyfus
L’affaire Dreyfus porte au maximum de leur intensité les affrontements politiques
de la fin du XIXe siècle. Regroupant autour de la droite nationaliste et antisémite
tous ceux qui refusent que la raison d’État et l’honneur de l’armée cèdent devant
les droits d’un homme, le camp antidreyfusard devient antirépublicain en 1899
quand, longtemps hésitante, la justice donne raison aux arguments des
dreyfusards regroupés autour de Zola, Clemenceau et Jaurès pour défendre non
seulement Dreyfus mais aussi l’idée même des droits de l’homme. La grâce de
Dreyfus suivie des mesures énergiques prises par le gouvernement de défense
républicaine conduit par Waldeck-Rousseau met fin à une affaire qui ébranle la
République.
Au cours des vingt années qui précèdent la Grande guerre, la France se modernise
rapidement sous l’effet d’une forte croissance économique. Les progrès
techniques de la seconde révolution industrielle et les découvertes scientifiques
des chercheurs français engendrent un grand optimisme concernant l’avenir du
pays. Ces progrès sont d’autant plus ressentis qu’ils sont à l’origine d’une nette
amélioration des conditions de vie des populations avec les débuts de la
consommation de masse, la diffusion du mode de vie urbain et de la culture de
masse. Cependant, cette évolution ne profite pas également à toute la population.
Ainsi, une grande partie des campagnes reste en marge de la modernisation,
tandis que les conditions de vie des prolétaires sont toujours difficiles.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
Les traits retenus par le programme l’ont été
pour leur contribution à la compréhension de
l’histoire nationale durant la Belle Époque et
ultérieurement. L’étude de la croissance
économique peut être incluse dans le
paragraphe précédent ou articulée avec lui, en
soulignant traits communs et spécificités :
cycle industriel rythmant de plus en plus le
développement économique, fluctuations
longues communes à tous les espaces
envisagés mais accentuées, étroitesse du
marché intérieur, etc. S’intéresser au monde
rural apparaît une évidence : au début de la
période, il rassemble 22 millions de Français
et le secteur agricole fait pratiquement jeu
égal avec l’industrie au sein du PIB. On
comprend l’enjeu idéologique et politique
que représente durablement la ruralité.
Malgré ses traits communs, un univers aussi
ample ne peut être homogène, ce que montre
une esquisse de la diversité des sociétés
rurales et des différences introduites par la
structure agraire, les modes d’exploitation et
la distinction salariés/exploitants.
L’expression « large consensus républicain et
patriotique » rappelle que, vers 1900, un
double mouvement s’achève : l’État-nation
est l’espace commun et la République, forme
française de la démocratie libérale, est
victorieuse dans les rapports de force
politiques et culturels. Pour autant, des
clivages existent parmi les républicains sur
l’attitude à avoir envers le catholicisme, la
politique de défense nationale ou la nécessité
et la vision d’une action socio-économique.
C’est dans ce contexte d’ensemble et face à
ces questions vives que se déploie la vie
politique des années 1900-1914. Même si des
modérés y jouent un rôle majeur (WaldeckRousseau et Poincaré), le programme met
l’accent sur les radicaux. Cela s’explique par
la novation que représente la fondation en
1901 du Parti républicain radical et radicalsocialiste et son arrivée au pouvoir en 1902.
Constitué initialement d’une fédération assez
lâche, ce parti occupera durablement une
place importante sur l’échiquier politique. Sa
fondation est représentative de la croissance
des structures collectives (SFIO, mouvements
de jeunesse, syndicats, etc.). Son double
statut de capitale incontestée et de villemonde, au fort rayonnement symbolisé par
l’Exposition universelle de 1900, explique
que l’on accorde à Paris une attention
particulière. Parmi les entrées possibles, le
programme privilégie l’attraction culturelle
que Paris exerce à l’échelle nationale et
internationale. »
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
47
HC – La séparation des Églises et de l’État
Approche scientifique
Approche didactique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant,
spatiale) :
après) :
La loi de séparation des Églises et l’État marque-t-elle une fracture ou un
apaisement ?
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
Cabanel Patrick, Les Mots de la laïcité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004.
DUCOMTE Jean-Michel, La laïcité, Milan, coll. « les essentiels », 2001, 63 p.
Wieviorka Olivier et Prochasson Christophe, La France du XXe siècle. Documents d’histoire, coll. « Points Histoire », Seuil, 1994
(textes classés par ordre chronologique : le débat sur la séparation de l’Église et de l’État, etc.).
G. DOISY, J.-B. LALAUX, À bas la calotte : la caricature anticléricale et la séparation des Églises et de l’État, Éditions
Alternatives, 2005.
Ozouf Mona, L’École, L’Église, La République (1871-1914), coll. « Points Histoire », Seuil, 1982.
J. Lalouette, Les Églises et l’État, La Découverte, 2005.
P. Cabanel, 1905, la séparation des Églises et de l’État en 30 questions, Geste éditions, 2005.
1905, la séparation des Églises et de l’État, Les textes fondateurs, présentés par D. de Villepin, Perrin, collection Tempus, 2004.
J.-P. Scot, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905, coll. « Points », Seuil, 2005.
M. Dixmier, J. Lalouette, D. Pasamonik, La République et l’Église. Images d’une querelle, La Martinière, 2005.
M. Larkin, L’Église et l’État en France. 1905 : la crise de la Séparation, Privat, 2004.
J.-M. Mayeur, La Séparation des Églises et de l’État, Éd. de l’Atelier, Paris, 1966.
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
L’Histoire, n° 289, « Dieu et la politique, le défi laïque », juillet 2004.
La laïcité 1905-2005, TDC, N° 903, du 1er au 15 novembre 2005
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
Enjeux didactiques (repères, notions et
savoirs, concepts, problématique) :
méthodes) :
À la fin du XIXe siècle, le régime républicain s’est enraciné. Être républicain,
c’est alors être fidèle à l’héritage de 1789 et aux lois fondatrices des années 1880,
c’est être attaché à la nation et à la pratique du débat. L’éventail politique des
partis qui naissent offre un large choix aux électeurs républicains ; ce ne sont plus
les institutions qui font débat mais, pour un temps encore, les relations avec
l’Église et, plus durablement, la question sociale.
Sous la pression des mouvements anticléricaux, les radicaux font voter en
1905 la loi de séparation des Églises et de l’État et la suppression du Concordat.
Voulue par ses auteurs, notamment A. Briand, comme une loi d’équilibre, cette
loi est cependant l’occasion d’affrontements, lors des inventaires des possessions
de l’Église. Pourtant, elle contribue, à terme, à un apaisement de la querelle
religieuse lorsque les milieux catholiques reconnaissent qu’elle leur offre une
bien plus grande liberté que le régime du Concordat.
Accompagnement 1ère : « La séparation des Églises et de l’État de 1905, mûrie
durant le ministère du radical Combes, marque un aboutissement logique,
quoique longtemps différé, de la sécularisation conduite par les républicains. Au
total, la France de la seconde moitié du XIXe siècle offre un exemple
d’évolution, au rythme heurté, vers la démocratie libérale ; celle-ci y revêt une
forme spécifique : la république. »
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
BO 1ère STG : « Moments et actes fondateurs
(1880-1946)
A - On montre comment la République est
fondée sur trois piliers en s’arrêtant sur
quelques moment décisifs.
Préparée par la laïcisation de l’école, la loi de
1905 décide la séparation entre État et
religions, garantit la liberté de pensée et de
culte pour chaque citoyen, crée les conditions
d’une pacification sociale. »
BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE
DE LA FRANCE, 1815-1914
La succession rapide de régimes politiques
jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures
: révolutions, coup d’État, guerre. La victoire
des républicains vers 1880 enracine
solidement la IIIe République qui résiste à de
graves crises.
L’accent est mis sur l’adhésion à la
République, son oeuvre législative, le rôle
central du Parlement : l’exemple de l’action
d’un homme politique peut servir de fil
conducteur. On étudie l’Affaire Dreyfus et la
séparation des Églises et de l’État en
montrant leurs enjeux.
Raconter des moments significatifs de la IIIe
République (Jules Ferry et l’école gratuite,
laïque et obligatoire : 1882; Affaire Dreyfus :
1894-1906 ; loi de séparation des Églises et
de l’État : 1905) et expliquer leur importance
historique »
Activités, consignes et productions des élèves
:
48
LA GRANDE ŒUVRE DE LA IIIE REPUBLIQUE
Dès qu’ils ont en charge les affaires de l’État, les républicains entreprennent la
laïcisation de la société. En 1880, une loi supprime l’obligation du repos
dominical ; en 1881, une autre le caractère confessionnel des cimetières ; en
1884, le divorce est légalisé ; en 1887, les obsèques civiles sont facilitées tandis
que diverses mesures laïcisent le personnel des hôpitaux. Mais c’est surtout
l’adoption, en 1881, 1882 et 1886, des grandes lois scolaires qui marque
l’avènement de la laïcité telle que nous la connaissons. Ces lois, en instaurant un
enseignement respectant une stricte neutralité en matière confessionnelle, visent à
former des citoyens. L’instruction est à la fois le but et le moyen de la République
: le but parce que la République ne peut survivre sans citoyens éduqués, le moyen
parce que seuls des citoyens instruits comprennent l’intérêt de pérenniser le
régime politique qui les rend acteurs de leur propre destin et de la construction de
l’unité nationale. Pour cela, l’école doit résister à tous les particularismes, qu’ils
soient religieux, culturels ou linguistiques, et instituer un rapport singulier avec la
République qui explique les passions entretenues autour de la question scolaire.
Ces mesures prises, les républicains ne sont pas pressés de réaliser la séparation
des Églises et de l’État. Ils sont nombreux à penser que les dispositions du
Concordat permettent le contrôle de l’Église. Les républicains modérés estiment
aussi qu’un contrôle pacifié de l’Église permet de canaliser les revendications
ouvrières qui constituent pour eux un péril plus grand encore que la religion
catholique pour la République et les libertés individuelles. L’heure semble donc à
l’apaisement d’autant que le nouveau pape Léon XIII vient d’estimer compatibles
République et catholicisme. Ce ralliement crée pourtant de nouveaux problèmes
car, pour le pape, il ne s’agit pas d’adopter les principes républicains mais de
demander aux catholiques français de jouer le jeu des institutions républicaines
afin d’influencer l’action politique dans un sens chrétien. Les nouveaux
affrontements ainsi provoqués entraînent aussi la montée de l’antisémitisme.
L’AFFAIRE DREYFUS JOUE UN ROLE DECISIF
C’est dans ce contexte qu’intervient l’injuste condamnation du capitaine Alfred
Dreyfus (juif), accusé de trahison avec l’Allemagne. Ce qui aurait pu rester une
tragique erreur judiciaire devient une affaire d’État en raison de l’attitude de
l’Église qui voit dans l’affaire un complot des protestants, des juifs et des francsmaçons pour mettre à mal les traditions catholiques. Les congrégations entraînent
l’Église à faire corps avec le renouveau contre-révolutionnaire, et leurs journaux,
La Croix et Le Pèlerin en particulier, déchaînent une violente campagne qui
révèle aux républicains leur influence redoutable.
Dans ce climat délétère, la gauche remporte les élections législatives de 1898.
Waldeck-Rousseau constitue un gouvernement de défense républicaine qui aura
toute légitimité pour encadrer les congrégations. Il fait adopter la loi du 1er juillet
1901 sur les associations. De cette loi l’histoire n’a retenu que la liberté offerte à
la création d’associations. Mais, à l’époque, elle visait surtout le contrôle des
congrégations en leur imposant une autorisation par le Parlement sous peine
d’être déclarées illicites. Après la nouvelle victoire des républicains aux élections
législatives de 1902, le président du Conseil, Émile Combes, conduit une
politique résolument anticléricale. Son gouvernement ne souhaite pas la
séparation parce qu’il veut disposer de tous les moyens que permet le Concordat
pour mettre un terme à l’influence des congrégations. Waldeck-Rousseau voulait
les contraindre à respecter les lois de la République ; Combes, lui, veut les mettre
hors la loi. Les demandes d’autorisation soumises au Parlement sont
pratiquement toutes refusées ou ajournées et, en juillet 1904, il fait adopter une
loi qui leur interdit l’enseignement.
La dissolution d’un grand nombre de congrégations est prononcée ainsi que la
fermeture de nombreux établissements avec confiscation de leurs biens. Ces
mesures exaspèrent le nouveau pape Pie X et, comme il n’est pas disposé à des
arrangements, les sources de conflits vont accélérer la nécessité de la séparation.
La contestation par le pape de la nomination des évêques par le gouvernement
français, sa protestation à la suite de la visite du président de la République
française au roi d’Italie et son exigence que les évêques de Dijon et de Laval –
considérés comme trop proches du pouvoir républicain – démissionnent,
entraînent la rupture des relations diplomatiques le 29 juillet 1904 et Combes se
résout à la séparation. Il dépose en octobre 1904 un projet qui vise le
démantèlement des Églises. Tous les représentants de toutes les religions
manifestent leur vive opposition à ce projet qui suscite aussi de fortes réserves de
la part des républicains. Il ne sera jamais débattu car Émile Combes est contraint
Émile Combes fut l’artisan de la laïcisation
totale de l’État français. Il fit d’abord des
études de théologie et soutint une thèse sur
saint Thomas d’Aquin. Mais il perdit la foi et
entreprit des études de médecine. Il devint
praticien en 1866. Gagné aux idées radicales,
il devint maire puis sénateur. Il succéda à
Waldeck-Rousseau en 1902 à la présidence
du Conseil et entreprit de faire fermer les
établissements des congrégations non
autorisées. 2 500 établissements scolaires
furent ainsi fermés, ce qui provoqua des
résistances à Paris et dans le Finistère
notamment. Il fit également voter une loi
interdisant l’ouverture d’écoles nouvelles et
fit fermer les écoles ouvertes depuis 1901. Il
justifia ces mesures par la nécessité de
protéger la République contre toute influence
cléricale. Il franchit un pas supplémentaire
par la loi du 7 juillet 1904, en faisant interdire
l’enseignement à toute congrégation, même
autorisée : 2 398 écoles furent touchées par
cette loi. D’autre part, la tension s’accentua
avec la Saint-Siège à propos de la nomination
des évêques. Selon le concordat de 1801, le
gouvernement français les nommait et le pape
leur donnait l’institution canonique après une
entente préalable qui évitait les conflits. En
1903, l’entente préalable disparut et le pape
refusa de nommer cinq des évêques proposés.
Tout cela aboutit à la condamnation par le
pape Pie X de la politique anticléricale
du gouvernement français en 1904 et à la
rupture des relations officielles entre la
France et le Saint-Siège. Combes présenta le
projet de loi sur la Séparation, mais il dut
démissionner en janvier 1905 à cause de
l’affaire des fiches (le ministre de la Guerre
utilisait des fiches sur les officiers, établies
par les loges maçonniques, pour épurer
l’armée de ses éléments monarchistes et «
cléricaux »).
Géographie de la laïcisation
Une France majoritairement ancrée à droite
qui refuse la Séparation s’oppose à une autre,
favorable à une politique de laïcisation,
parfois anticléricale, souvent radicale voire «
rouge ». On retrouve sans surprise dans la
première catégorie les provinces de l’Ouest
(Normandie, Bretagne,
Vendée) et de l’Est (Lorraine, mais
également la frange méridionale du Massif
central, départements de l’Aveyron, de la
Lozère, de l’Ardèche et de la Haute-Loire).
Dans la seconde catégorie figurent le littoral
méditerranéen, très anciennement
républicain, la vallée du Rhône, la frange
nord du Massif central (départements de
l’Allier, du Cher) ainsi que Paris et la partie
sud du Bassin parisien. Une utile
comparaison de ces cartes pourrait être
conduite, non seulement avec les cartes
électorales, mais également avec celles de la
pratique religieuse ; l’on y verrait alors
49
à la démission en janvier 1905 à la suite du scandale provoqué par la révélation
au Parlement que les mutations et avancements des fonctionnaires, préfets, souspréfets et officiers de l’armée dépendaient de renseignements sur leur pratique
religieuse fournis par le réseau des loges maçonniques.
Cette lithographie, très anticléricale, annonce la loi de séparation des Églises et de
l’État qui occupe les débats publics dans les années 1904-1905. Elle donne le rôle
central à Combes (alors même que la loi fut promulguée après la chute de son
gouvernement), inspiré par un Voltaire réjoui, dans la rupture du noeud gordien
entre la République (figurée en « Marianne de petite vertu ») et l’Église,
représentée par le Pape, mécontent et impuissant.
L’Église est représentée d’abord par le pape, aveuglé par sa tiare « à la prussienne
», et par un moine grassouillet apparemment ivre-mort qui apparaît couché au
premier plan. Il tient d’ailleurs une croix sur laquelle figure un verre. Le pape
retient par des liens une Marianne « de petite vertu » qui incarne une République
enchaînée à la papauté par le Concordat de 1801. Voltaire, philosophe des
Lumières et incarnation de l’esprit laïque et franc-maçon (triangle), apparaît ici
comme un nouveau « Dieu» soutenant par ses rayons bénéfiques l’œuvre d’Émile
Combes. Ce dernier s’efforce de trancher avec sa francisque la corde qui retient la
Marianne. Le noeud qu’il s’apprête à trancher est complexe, comme pour
symboliser l’ancienneté des liens entre l’Église et l’État français et pour souligner
la difficulté de la tâche. Cette lithographie anonyme évoque la rupture des liens
diplomatiques entre la France et le Vatican (intervenue le 29 juillet 1904 sous le
cabinet Combes) sous forme d’une caricature où l’Église apparaît sous des traits
peu flatteurs : un moine grassouillet au nez rouge, coupable de gloutonnerie et
d’ivrognerie, le pape porte au cou un chapelet transformé en tire-bouchon, le pain
de l’eucharistie est une brioche… Les détails de l’habit du pape renforcent la
violence anticléricale des propos : l’Esprit Saint apparaît emprisonné dans une
cage, l’Agnus Dei apparaît sous les traits d’un âne tandis que les clous de la
passion ornent de confortables pantoufles. Le propos, violemment moqueur,
dénonce à la fois l’opulence et les abus d’une Église fort éloignée de la société
civile. Par ailleurs, la Marianne, jeune prisonnière de l’Église, apparaît
consentante et satisfaite de voir ses liens coupés. Elle semble tendre la corde pour
faciliter l’opération, même si son attitude reste prudente et réservée. La laïcité est
représentée comme le triomphe de l’esprit des Lumières, incarné par Voltaire.
LA LOI DE SEPARATION DU 9 DECEMBRE 1905
La loi de 1905 ne sera donc pas, contrairement à une idée reçue, l’œuvre d’Émile
Combes. Elle est largement inspirée du rapport de la Commission parlementaire
présidée par Ferdinand Buisson. Libre-penseur et radical, Ferdinand Buisson fut
nommé directeur de l’enseignement primaire par Jules Ferry en 1879. Il occupa
ce poste durant 19 ans et fut le véritable maître d’oeuvre de l’école républicaine.
Ardent défenseur de la laïcité et de la liberté de conscience, il assigne à
l’enseignement la mission de former des citoyens critiques et vigilants. Il est une
personnalité importante du parti radical. Laïque indiscutable, il préside
l’Association nationale des libres-penseurs et la Ligue de l’enseignement. Sous
son autorité, cette commission a fait un gros travail grâce à l’impulsion de son
rapporteur – Aristide Briand, un député à l’aube d’une brillante carrière politique
qui se révèle un homme de conciliation. À rebours de la tendance générale, il
propose une loi de pacification face à ceux qui veulent maintenir la
prépondérance de l’Église catholique dans le fonctionnement de notre société
mais face aussi à ceux qui veulent la contrôler ou la désorganiser en lui imposant
un fonctionnement démocratique autonome du pape ou ceux encore qui veulent
éradiquer la religion, cause d’aliénation des consciences. Il faut beaucoup de
conviction et de talent à Briand pour que soit adoptée, dans un contexte
d’affrontement, une loi acceptable par tous.
C’est en effet une loi de raison qui est définitivement votée le 9 décembre 1905 et
qui est publiée au Journal officiel le 11. Elle se caractérise par trois idées-force.
En premier lieu, elle affirme deux principes essentiels : d’une part, une double
liberté, de conscience et de culte dès l’article 1 (« La République assure la liberté
de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes »), et, d’autre part,
l’indépendance réciproque de l’État et des Églises indiquée dans l’article 2 (« La
République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte »). Cela ne
veut pas dire que l’État les méconnaît, cela signifie qu’il les connaît tous et n’en
privilégie aucun, ce qui implique sa neutralité, celle des services publics et des
combien jusqu’au début du XXe siècle, le
facteur religieux demeure, comme l’a montré
depuis André Siegfried l’école
française de sociologie électorale, un facteur
décisif de clivage politique, structurant dans
la très longue durée les « tempéraments
électoraux ». Pourtant la géographie de la
résistance aux inventaires ne coïncide pas de
façon mécanique avec celle de la pratique
religieuse ; il n’ y a certes pas de résistance
hors des pays de chrétienté, mais à l’inverse,
des terres encore très imprégnées de la
tradition catholique, tels le Béarn ou la
Savoie, demeurent calmes.
Le Midi rouge
Aups, petite bourgade du Haut-Var,
appartenait au XIXe siècle à ce midi rouge
étudié par Maurice Agulhon. La région fut un
des hauts-lieux de la résistance au coup
d’État du 2 décembre 1851. Une colonne,
érigée sur la place du village, témoigne
depuis la fin du XIXe siècle de l’ampleur
de la répression dont furent alors victimes les
républicains ; après 1870, la ville perpétua
cette orientation nettement ancrée dans une
gauche républicaine, laïque, parfois
anticléricale. Le département
du Var est l’un de ceux où les monuments
et statues républicains, furent les plus
nombreux. En 1905, au moment du vote de la
loi de Séparation, les mots « Liberté, Égalité,
Fraternité » furent peints sur le portail de
l’église Saint-Pancrace. Ils ont été apposés
pour souligner que l’édifice appartenait
désormais à la République.
La collégiale n’est d’ailleurs pas la seule
à arborer cette inscription : c’est aussi le cas
des églises de Salernes et de Villecroze.
Rappelons par ailleurs que le département du
Var avait élu député Maurice Allard,
collaborateur de La Lanterne, libre penseur et
anticlérical farouche, l’un des plus véhéments
partisans d’une séparation rapide
et totale des Églises et de l’État.
EXCEPTIONS A LA LOI
Dans les trois départements d’Alsace et de
Moselle, qui étaient sous souveraineté
allemande pendant la période où sont
adoptées en France les grandes lois laïques,
subsistent diverses dispositions relevant du
droit local : un statut scolaire particulier où
l’enseignement religieux est obligatoire, un
statut différent pour les associations et le
maintien du Concordat. D’autres exceptions
perdurent dans l’application de la loi de 1905.
En Guyane, on n’est jamais revenu, même
avec la départementalisation, sur une
ordonnance de Charles X du 27 août 1827,
toujours en vigueur ; elle ne reconnaît que le
culte catholique qui bénéficie d’un
financement public. À Saint-Pierre-etMiquelon, en Nouvelle-Calédonie et en
Polynésie subsiste un système dérivé des
50
fonctionnaires à l’égard des convictions individuelles. Cette indépendance permet
à la République de n’obéir qu’à ses lois démocratiquement adoptées. L’État ne
doit pas céder à des injonctions religieuses ou partisanes et nul n’est autorisé à
s’exprimer au nom des citoyens s’il n’a pas été librement mandaté par eux. Il
s’agit de permettre à la communauté politique de s’organiser sans qu’il lui soit
nécessaire de faire référence à une transcendance. La République n’accepte aucun
credo obligé, n’en interdit aucun et n’en impose pas. Mais, dans le même temps,
l’État s’interdit toute ingérence dans les questions religieuses. Après de longs
débats entre les républicains, la loi fait clairement le choix de la liberté pour les
Églises de s’organiser comme elles le souhaitent en indiquant, notamment dans
l’article 4, que les associations cultuelles « se conformeront aux règles
d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ».
La troisième idée-force se trouve dans le titre cinq, dit de « police des cultes » : la
loi y définit la liberté du culte comme une liberté publique devant s’exercer dans
le respect de l’ordre public et des personnes. Elle interdit que dans les lieux de
culte se tiennent des réunions politiques, soit prononcé un discours ou affiché un
écrit tendant à résister à l’autorité publique. L’interdiction de toute pression de
toute nature pour exercer ou empêcher d’exercer un culte montre que sa pratique
reste liée à une liberté de choix individuel, qui ne doit être ni contraint, ni interdit.
OPPOSITIONS ENTRE CATHOLIQUES ET LAÏQUES
Il s’agit donc bien d’une loi « juste et sage » selon la formule de Jaurès. Aristide
Briand peut affirmer aux catholiques « qu’elle leur a généreusement accordé tout
ce que raisonnablement pouvaient réclamer leurs consciences ». Aux
anticléricaux les plus radicaux qui pensaient que la loi ne protégerait pas
suffisamment les personnes « contre les méfaits de la liberté religieuse », il
répond : « Une loi qui se proposerait de réduire les individus ou leur pensée à
l’impuissance ne pourrait être qu’une loi de persécution et de tyrannie. Faire
évoluer les consciences ne peut être que l’œuvre de la pensée, elle-même servie
par une propagande active et intelligente. »
Pour convaincre la majorité républicaine, Briand a bénéficié de l’habileté
juridique de Francis de Pressensé, le député socialiste du Rhône, président de la
Ligue des droits de l’homme, et de l’appui efficace de Jaurès, pour qui il était
urgent de régler la question religieuse afin de traiter enfin la question sociale.
Jaurès est convaincu qu’il faut assurer la liberté religieuse car on ne fera pas
disparaître « la vieille chanson qui berce la misère humaine ». Contrairement à de
nombreux libres-penseurs, il ne pense pas que la République doive arracher les
consciences humaines à la croyance et ne croit pas qu’ait été démontré « que,
derrière les nuages, il n’y avait que des chimères et qu’on a éteint dans le ciel des
lumières qu’on ne rallumera plus ! ». Il fera front avec beaucoup d’éloquence aux
plus anticléricaux qui, comme Clemenceau, le traitent de « socialo-papalin » et
l’accusent de trahir la laïcité en livrant la République à l’Église romaine. Il
convainc les républicains qu’en donnant la liberté à l’Église catholique, loin de
renforcer ses moyens de contester la République, on créera les conditions de son
évolution de l’intérieur pour qu’elle accepte finalement les principes républicains.
L’histoire se chargera de lui donner raison.
Pourtant, en 1905, cette loi suscite l’incompréhension et la vive opposition des
catholiques. L’opposition va d’abord se manifester à l’occasion des inventaires
des biens des Églises avant leur attribution aux associations cultuelles. Une
maladresse ou une provocation dans la rédaction de la circulaire d’application
portant sur l’ouverture des tabernacles déchaîne de violentes passions. Les
adversaires les plus virulents de la loi appellent à refuser « cette profanation du
lieu sacré où réside le corps du Christ » et organisent de nombreuses
manifestations dont l’une fait un mort. Dans ce contexte, le gouvernement est
contraint à la démission. Considérant, à la veille des élections législatives, que «
le recensement des cierges dans une église ne vaut pas une vie humaine », le
nouveau ministre de l’Intérieur, Georges Clemenceau, décide de surseoir aux
inventaires par mesure d’apaisement.
Vainqueur des élections législatives du printemps 1906, le gouvernement doit
faire face à la condamnation des associations cultuelles par le Vatican. L’article 9
de la loi indique que, à défaut d’associations pour recueillir les biens d’un
établissement public du culte, ces biens seraient attribués à des établissements
communaux d’assistance ou de bienfaisance. La situation est donc cornélienne :
ou le gouvernement ferme les 40 000 églises sans affectation, disposition
impensable, ou il recule devant l’Église catholique. Pour l’obliger à rester dans la
décrets Mandel de 1939, qui autorisent les
missions religieuses à constituer des conseils
d’administration afin de donner une situation
juridique à la gestion des biens utiles à
l’exercice des cultes. À Mayotte, la religion
musulmane constitue toujours la base du
statut des personnes.
Le dessin proposé par Myrep, probablement
en 1905 ou 1906 (sa date précise est
inconnue) peut être interprété de deux façons.
On peut y voir en premier lieu une volonté de
ridiculiser la politique de Briand, sa tentative
d’apaiser la querelle religieuse par une
politique consensuelle. En effet, les
personnages ne sont pas à leur avantage :
Briand en maître de cérémonie, rose à la
boutonnière, conduit un cortège (de mariage)
vers la terre promise de la République. Dans
ce cortège hétéroclite figurent toutes les
familles, des monarchistes, des bonapartistes
et des socialistes, des laïques militants et des
membres du clergé (La Croix en poche), y
compris le pape qui accourt. La politique
d’apaisement voulue par Briand semble être
une vaine tentative pour unir les contraires !
Mais le dessin n’est pas anticlérical et peut
également être lu comme une reconnaissance
d’une réalité en cours d’évolution : les
catholiques se ralliant à la République depuis
la fin du XIXe siècle, la querelle religieuse
est peut-être bien en train de s’estomper,
même si les soubresauts liés à la querelle des
Inventaires peuvent donner l’apparence du
contraire. Briand serait alors en train de
gagner son pari.
Avocat de formation, c’est en tant que
militant socialiste qu’Aristide Briand (18621932) est entré dans la vie politique et qu’il
est élu député de la Loire en 1902. Bien que
jeune parlementaire, il est chargé en 1905 de
rapporter le projet de loi de séparation des
Églises et de l’État. Au sein de la commission
des Lois, composée de 33 membres et très
divisée sur le sujet, il se révèle comme un
arbitre efficace entre les anticléricaux
militants, les catholiques libéraux et les
ultramontains intransigeants. Aussi, dans son
discours, essaie-il de présenter la loi comme
un compromis acceptable par toutes les
parties, comme un texte de bon sens et
d’équité. Cette volonté irénique est sans
doute favorisée par le contexte du 3 juillet
1905 : c’est en effet le moment de la crise
franco-allemande à propos du Maroc, crise
qui concourt à créer une atmosphère d’union
nationale. Briand prend soin de souligner
l’esprit d’ouverture qui préside à la loi et veut
donc marquer sa différence avec
l’anticléricalisme le plus virulent, rompre
avec les excès du combisme et insister sur les
aspects les plus consensuels du texte : liberté
de culte, libre jouissance des églises. Si la loi
est finalement votée par 341 voix contre 233,
le consensus souhaité par Briand n’est pas
51
légalité, malgré elle, Aristide Briand, devenu ministre de l’Instruction et des
Cultes, fait adopter une loi qui stipule que « les édifices affectés à l’exercice du
culte sont laissés sans titre juridique à la disposition des fidèles et des ministres
du culte pour la pratique de leur religion ».
Cette attitude libérale, comme celle adoptée lors des inventaires, a largement
contribué à faire accepter la loi. Mais tout n’a pas été réglé miraculeusement ; il a
fallu du temps pour que les catholiques admettent l’intérêt pour eux de cette
liberté offerte à tous. Il faudra la guerre de 1914-1918 et l’Union sacrée pour que
l’Église adopte une attitude plus conciliante et que soient négociés, pour gérer les
églises, les statuts d’associations diocésaines que le Conseil d’État estimera
conformes à la loi 1905. Mais si l’Église s’accommode de fait de la séparation,
elle s’oppose à son application dans les trois départements d’Alsace et de
Moselle, redevenus français en 1918, et elle condamne toujours la laïcité comme
contraire « aux droits formels de Dieu ».
Ainsi, l’opposition entre catholiques et laïques ne fait que se déplacer du champ
juridique au champ social. Dans la plus grande partie du xxe siècle, les
associations laïques vont s’opposer aux associations catholiques que crée alors
l’Église pour « refaire nos frères chrétiens et faire pénétrer toute la société par le
christianisme ». Mais c’est surtout dans le champ scolaire que les conflits sont les
plus vifs autour de la concurrence entre écoles publiques et écoles catholiques.
Avec la défaite de 1940, l’Église catholique espère obtenir du gouvernement du
maréchal Pétain qu’il revienne sur les lois laïques. Ce sera le cas pour les lois
scolaires et les congrégations, mais le gouvernement de Vichy n’a pas pu ou pas
eu le temps de remettre en cause la loi de 1905.
APRES LA LIBERATION, LA LAÏCITE DEVIENT UN PRINCIPE
CONSTITUTIONNEL
On trouve dans le célèbre roman de Gabriel Chevallier, Clochemerle, justement
intitulé, une illustration parfaite des relations parfois tendues qui ont pu exister
entre l’Église et l’État. Dans les années 1920, encore marquées par la « guerre des
deux France », à Clochemerle-en-Beaujolais, le maire Barthélémy Piéchut décide
avec l’instituteur Ernest Tafardel de faire construire un urinoir près de l’église du
curé Augustin Ponosse… Cette anecdote est le début d’un conflit truculent,
mettant aux prises des personnages plus nuancés qu’on ne le dit habituellement.
Dans cet excellent roman, comparable à La Jument verte de Marcel Aymé, le
village de Clochemerle est inspiré de celui de Vaux-en-Beaujolais, et l’intrigue
puise à la source de nombreux faits divers de l’époque. Au début du siècle,
l’emplacement d’urinoirs a effectivement fait l’objet de batailles politiques et
juridiques. Ce fut aussi le cas à propos des sonneries de cloches et même du port
de la soutane en public ! Les recueils de textes de jurisprudence administrative en
relèvent de nombreux exemples jusque dans les années 1930.
Les solidarités issues de la Résistance « entre ceux qui croyaient au ciel et ceux
qui n’y croyaient pas » ont contribué à aplanir les conflits. L’Assemblée des
évêques et cardinaux de France admet la laïcité « comme souveraine autonomie
de l’État », tout en affirmant que seule l’Église catholique est source de vérité. Il
faudra le concile de Vatican II dans les années 1960 pour que les évêques de
France admettent sans réserve la liberté de conscience et le pluralisme religieux.
Si une telle évolution a pu se concrétiser en France, c’est bien parce que l’option
de Briand et Jaurès a été retenue et que l’application de la loi de 1905 a toujours
été bienveillante et lucide. Le Conseil d’État, par le biais de sa jurisprudence sur
le port des soutanes, les processions ou les sonneries des cloches, a toujours
facilité la pratique religieuse, y compris dans les lieux publics, à la seule
condition qu’elle respecte l’ordre public et les personnes. Aussi, les catholiques
se sont progressivement convaincus du bien-fondé d’une laïcité au sein de
laquelle ils avaient toute leur place. La laïcité ne s’est donc pas imposée à eux, ils
se la sont appropriée.
Ainsi, le conflit des deux France (la France laïque, de gauche, et la France
catholique, de droite) s’est très largement estompé dans la deuxième moitié du
XXe siècle. Chemin faisant, la coopération entre militants aux convictions
différentes dans des combats pour la paix ou contre les injustices et les inégalités
a fait tomber bien des malentendus et des incompréhensions. Avec les Trente
Glorieuses, l’évolution des mœurs et des mentalités liée à l’amélioration du
niveau de vie, au progrès de l’éducation, aux moyens de communication, au
développement des activités sportives et culturelles a rapproché les personnes
par-delà leurs croyances. Seule la question du financement de l’enseignement
trouvé : par l’encyclique Vehementer Nos (11
février 1906), le pape Pie X condamne la loi
récuse donc la création des associations
cultuelles qu’elle prévoyait.
Face à la loi de 1905, qui vit les catholiques
manifester majoritairement et parfois
violemment leur hostilité, la réaction ne fut
pas absolument unanime. Les plus
intransigeants, parmi lesquels le Comte de
Mun, député du Finistère, pourtant arrièrepetit-fils du philosophe rationaliste Helvétius,
la condamnent sur un ton très pathétique et
sur le mode de la déploration («
Consommatum Est !» : c’en est fait !). Ils y
voient la fin de la France catholique, la fin de
l’union quasi ontologique entre la France et
l’Église, opérée par Clovis et perpétuée
ensuite par tous les régimes. Derrière cette
loi, ils voient la main des Juifs (le Sanhédrin)
et des francs-maçons, encore une fois dans
une oeuvre antifrançaise. L’on voit que si
Albert de Mun s’est rallié à la République en
1893, à la suite de l’appel de Léon XIII, il
n’en a pas autant oublié ses préventions
xénophobes et antisémites, et les exprime
dans le journal des Assomptionnistes, La
Croix, qui s’est signalé, entre 1894 et 1905,
par des positions antidreyfusardes très
virulentes. Cette réaction à chaud, quasi
épidermique, d’un catholique assez
traditionaliste augure mal des possibilités
d’apaisement de la querelle religieuse. Il n’en
va pas de même chez certains catholiques
plus libéraux, dont l’abbé Lemire (18531928), député du Nord depuis 1893 sous
l’étiquette « socialiste chrétien », célèbre
pour son combat contre la peine de mort,
pour la réduction du temps de travail (à 11
heures par jour !), la réglementation du
travail des femmes et des enfants, ou encore
la promotion des jardins ouvriers, ainsi que
d’autres prises de position qui lui valurent de
fréquentes critiques de la part de sa
hiérarchie. Dans le Mercure de France, il
publie en avril 1907, un article qui va à
l’encontre de prises de position de l’épiscopat
et des catholiques français. Bien qu’ayant
voté contre la loi de Séparation, il considère
que, finalement et tout bien considéré, cette
loi peut être une chance pour l’Église
catholique. Celle-ci n’est certes plus religion
officielle et ne bénéficie plus d’aucune
protection ; mais loin de l’affaiblir, la loi la
libère du carcan que pouvait représenter la
tutelle de l’État. Elle donne aux catholiques
un cadre dans lequel leurs initiatives pourront
s’épanouir et leur fournit l’occasion d’une
nouvelle expansion. L’on pourra se reporter
au livre de Jean-Marie Mayeur, L’abbé
Lemire, 1853-1928, un prêtre démocrate,
1968.
Les milieux anticléricaux se réjouissent du
vote de la loi de Séparation, mais regrettent
52
privé, essentiellement catholique, reste alors une question réellement
conflictuelle. La constitution en 1953 du Comité national d’action laïque (Cnal)
et la forte mobilisation des militants laïques n’empêchent pas, en 1959, l’adoption
de la loi Debré qui prévoit un financement public pour les établissements privés
signant un contrat avec l’État. La proposition du Cnal, en 1972, de créer un
service public unifié et laïque figure dans le programme de l’ensemble des partis
politiques de gauche. Mais cette mesure n’est pas mise en œuvre quand ils
parviennent au pouvoir en 1981. De nos jours, le conflit scolaire semble pacifié
après les deux grandes manifestations de 1984 pour le maintien d’un
enseignement privé financé par l’État et de 1994 pour la défense de la priorité au
service public. Dans ce contexte où la sécularisation et la coexistence pacifique
entre les diverses conceptions paraissaient acquises, la laïcité semblait devoir être
rangée au rayon des truismes, quand ce n’était pas à celui du ringardise.
NOUVELLE DONNE A L’HEURE DE LA CONSTRUCTION EUROPEENNE
Mais, dans un monde aujourd’hui apparemment sans frontières, au moment où
des mutations inédites sont à la fois porteuses d’améliorations et d’inégalités
sociales, dans une France où le pluralisme culturel et religieux est devenu une
évidence, la laïcité retrouve une actualité dans un contexte français qui a
beaucoup changé. De nouveaux mouvements religieux sont apparus et le
Parlement a estimé nécessaire d’adopter une loi, le 12 juin 2001, afin de renforcer
la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits
de l’homme et aux libertés fondamentales. Dans le même temps, le débat,
fortement médiatisé depuis 1989, sur le port de signes religieux, en particulier le
voile islamique, fait rage. Une loi est finalement votée le 15 mars 2004
interdisant tout port de signes religieux dans l’enseignement public.
Au-delà de ces questions, le pluralisme religieux conduit certains à s’interroger
sur une modification de la loi de 1905, mais la philosophie politique de cette loi
constitue toujours une bonne réponse au nécessaire « vivre ensemble » dans une
humanité plurielle. Cela suppose simplement que soit « laïcité gardée » selon la
formule de Jaurès. Les revendications identitaires ou les pratiques religieuses
doivent pouvoir légitimement s’exprimer dans la société sans contrainte ni
suspicion, mais à la condition qu’elles n’empiètent pas sur la délibération
politique et ne s’imposent pas à ceux qui ne veulent pas les partager. La laïcité
exige de ne pas rester inerte face à des revendications ou des comportements
contraires aux libertés fondamentales, aux droits des personnes, à l’égalité
homme-femme. Respecter des traditions culturelles n’oblige pas à accepter des
conceptions discriminantes pour les personnes ou les groupes. La liberté
religieuse n’implique pas la liberté laissée aux religions et à leurs représentants
d’imposer à l’ensemble de la société les règles qui leur sont spécifiques. Dans le
même temps, l’attitude laïque n’est pas d’asséner des vérités mais de développer
des arguments pour convaincre de la pertinence de ces vérités. Il faut prendre
garde de ne pas qualifier hâtivement de valeurs universelles s’imposant à tous
certaines normes culturelles liées à notre histoire et à nos traditions. La laïcité est
une éthique permettant de débattre de tout avec tout le monde.
Cela suppose qu’en France la laïcité soit réellement vécue au quotidien et ne se
cantonne pas au ciel des idées. La misère est sourde à l’égalité de droit,
l’exclusion est grosse de révoltes et le « vivre ensemble » paraît alors une
provocation. Les injustices et la dignité bafouée sont sensibles aux sirènes des
extrémismes. La laïcité réclame la justice sociale, l’égale dignité et la lutte contre
toutes les discriminations pour que soient, à la fois et dans le même temps,
garanties l’expression de la pluralité des convictions et l’émancipation
individuelle dans la paix civile. Au choc des passions doit se substituer un
échange fécond nourri d’un même terreau de tolérance et de solidarité qui
constitue ce qu’il y a de meilleur dans les principes républicains et les
spiritualités diverses, religieuses, agnostiques ou athées. Des citoyens libres,
égaux et fraternels doivent construire un destin commun partagé dans le respect
réciproque des convictions de chacun et avec le sens des responsabilités pour la
recherche de valeurs communes sans lesquelles le « vivre ensemble » n’est pas
possible. Nos valeurs républicaines auront la force de l’exemplarité en Europe et
dans le monde si notre République est dans la réalité des faits ce qu’elle déclare
être dans la Constitution : démocratique, laïque et sociale.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
son caractère tardif et incomplet à leurs yeux.
Dès le lendemain du vote par la Chambre des
députés, ils expriment par l’intermédiaire du
journal La Lanterne leur satisfaction teintée
de réserve. Ils y reprennent les arguments
traditionnels des milieux anticléricaux, sur un
ton polémique voire violent, très fréquent
dans ce type de publication : les religions
sont associées au fanatisme, à la superstition
et dénoncées par des esprits qui se veulent
rationalistes et libres penseurs comme une
forme d’exploitation de la crédulité des
hommes. Comme bien souvent, elles sont
aussi présentées comme une escroquerie
morale et sans doute aussi matérielle. En tout
cas, elles sont décrites comme antithétiques
des valeurs républicaines : la victoire de l’une
signifie la disparition de l’autre. Ces
arguments sont repris en images par une
campagne de dessins et d’affiches d’une
importance et d’une violence aujourd’hui
oubliée ; ainsi, l’hebdomadaire La Calotte, au
nom très significatif, qui paraît de septembre
1906 à décembre 1912, donne de façon
exclusive dans les charges anticléricales et
fait un usage quasi systématique des
déformations des personnages, sous la plume
de dessinateurs aux pseudonymes
évidemment adaptés à l’objet de cette presse :
Lange-Gabriel, Saint-Fourien, A. Mac… Le
dessin proposé ici, publié un an après le vote
de la loi, mais en pleine crise des Inventaires,
est l’un des plus modérés. Un poulpe géant,
coiffé d’un chapeau d’ecclésiastique, est
présenté comme l’incarnation de la
Compagnie de Jésus, dont Ignace de Loyola
fut le fondateur au XVIe siècle, et au-delà, de
l’Église romaine, accusée de contrôler
l’ensemble des activités humaines :
l’enseignement, mais aussi la justice, l’armée
(encore une fois la collusion entre le sabre et
le goupillon !), les colonies soumises à
l’exploitation avec la bénédiction de Rome, et
même les usines. Elle apparaît comme une
force d’oppression des travailleurs, des
peuples colonisés et des enfants qu’elle
endoctrine. Face à elle, Marianne, coiffée de
son bonnet phrygien, combat vaillamment,
hache à la main. Elle a déjà réussi à libérer
l’enseignement de la tutelle religieuse et à
arracher un jeune garçon au monstre (allusion
aux lois Ferry de 1881-1882).
Elle poursuit son combat qui peut sembler
inégal, mais qu’elle emportera, car la bête
effarée ne saurait résister à la détermination
des individus qui veulent se libérer. L’usage
d’un fond rouge, repris sur la bandeau titre,
opposé au noir des « calotins » renforce cette
opposition entre forces du bien et forces des
ténèbres.
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
53
HC – Clemenceau
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Cf primaire
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
Michel Winock, Clemenceau, éditions Perrin, septembre 2007, 580 pages
Annick Cochet, Clemenceau et la Troisième République, Denoël, 1989
Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, Fayard, Paris, 1988
Philippe Erlanger, Clemenceau, Grasset-Paris-Match, puis Librairie Académique Perrin, 1968
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Jean-Baptiste Duroselle, « Clemenceau dictateur ? », L’Histoire, n° 17, novembre 1979, p. 75-77
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
Georges Clemenceau est à la fois l’un des plus contestés et l’un des plus
indiscutables dirigeants du parti radical de la Belle Époque : maire du 18e
arrondissement à l’époque de la Commune, il est élu député de Paris en 1876 et
s’impose comme chef des radicaux. En désaccord avec les opportunistes sur le
rythme et la portée des réformes à accomplir, particulièrement dans le domaine
social, il acquit, après son élection, grâce à ses qualités d’orateur, une réputation
de « tombeur de ministères ». Il contribua notamment à la chute des cabinets
Gambetta en 1882 et Ferry en 1885 sur la politique coloniale à laquelle il était
hostile.
Compromis dans le scandale de Panama, il doit s’écarter de la vie politique, avant
d’y revenir à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Sa présidence du conseil de 1906 à
1909, lui vaut les surnoms de « briseur de grèves » et de « premier flic de France
».
BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE
DE LA FRANCE, 1815-1914
La succession rapide de régimes politiques
jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures
: révolutions, coup d’État, guerre. La victoire
des républicains vers 1880 enracine
solidement la IIIe République qui résiste à de
graves crises.
L’accent est mis sur l’adhésion à la
République, son oeuvre législative, le rôle
central du Parlement : l’exemple de l’action
d’un homme politique peut servir de fil
conducteur. »
Georges Clemenceau fut l’homme aux quatre têtes : le Tigre qui déchire les
ministères ; le dreyfusard qui mène pendant neuf ans le combat du droit et de la
justice ; le premier flic de France qui dirige d’une main de fer pendant trois ans le
ministère de l’Intérieur ; enfin le Père la Victoire qui, rappelé à 76 ans à la tête
d’une France en guerre et au bord de l’abîme, conduit, indomptable, le pays
jusqu’à l’armistice et la paix avec l’Allemagne. Cet homme de la gauche
républicaine incarne une " certaine idée de la France ". Ce n’était pas exactement
celle du général de Gaulle - mais, pour reprendre une expression de Charles
Péguy, tous deux ont eu la charge d’empêcher que la France disparaisse de la
carte du monde. Ce n’est pas le moindre de leurs mérites.
Michel Winock, historien de la IIIe République, s'est essayé à une biographie de
Clemenceau après beaucoup d'autres historiens, dont Philippe Erlanger et JeanBaptiste Duroselle.
Cette nouvelle biographie du Tigre dessine un personnage entier, sarcastique,
batailleur, d'une énergie à revendre mais par-dessus tout animé par l'amour de la
France et de la République.
Georges Clemenceau, rappelons-le, ne donnera sa pleine mesure qu'à 76 ans,
quand il sera appelé à la présidence du Conseil pour raffermir le moral des
troupes et des citoyens au plus fort de la Grande Guerre.
Dès le début de la IIIe République et pendant plus de quarante ans, il construit sa
réputation d'éternel opposant, justement surnommé le «tombeur de ministères». À
la tribune de la Chambre des députés ou du Sénat, il se fait fort de ne jamais
laisser passer une critique et répond à ses contradicteurs par une répartie
redoutable. Michel Winock ne se fait pas faute de nous rappeler ses bons mots.
Doté d'un réel courage physique, Clemenceau ne rechigne pas non plus à
54
convoquer sur le pré ses adversaires. Redoutable bretteur, il s'est ainsi battu avec
Déroulède, Drumont et également le pauvre Deschanel (élu président de la
République en 1920 au nez et à la barbe de Clemenceau, il démissionnera au bout
de neuf mois pour cause de maladie mentale).
L'historien Michel Winock donne vie au personnage du Tigre. Il montre en
particulier comment l'expérience douloureuse de la Commune a façonné son
tempérament et ses convictions. Nommé maire de Montmartre par le
gouvernement provisoire dès l'automne 1870, le jeune médecin assiste impuissant
au meurtre des généraux Thomas et Lecomte. Il réprouve l'attitude de la foule
mais ne peut s'empêcher d'en vouloir aux dirigeants républicains qui, autour
d'Adolphe Thiers, l'ont provoquée par leur empressement à mettre fin à la guerre,
faisant fi des souffrances et des sacrifices endurés par la population.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
HC – Jules Ferry
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Cf primaire
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
Pierre Barral, Jules Ferry, une volonté pour la République, Presses universitaires de Nancy, 1985.
François Furet (dir.), Jules Ferry, fondateur de la République, EHESS, 1985.
Jean-Michel Gaillard, Jules Ferry, Paris, Fayard, 1989, 730 p.
Claude Lelièvre, Jules Ferry : la République éducatrice, Hachette éducation, 1999.
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
On peut souligner le paradoxe de celui qui laissa son nom à des réformes
essentielles de notre histoire contemporaine: il était extrêmement impopulaire.
Rejeté par la gauche pour ses idées antijacobines, anticommunardes et
colonialistes, il était aussi la bête noire de la droite conservatrice et catholique
pour son anticléricalisme et pour avoir imposé la laïcité à l’école. Son
colonialisme lui valait aussi l’hostilité des nationalistes qui voyaient les soldats se
détourner de la ligne bleue des Vosges pour des horizons plus lointains.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE
DE LA FRANCE, 1815-1914
La succession rapide de régimes politiques
jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures
: révolutions, coup d’État, guerre. La victoire
des républicains vers 1880 enracine
solidement la IIIe République qui résiste à de
graves crises.
L’accent est mis sur l’adhésion à la
République, son oeuvre législative, le rôle
central du Parlement : l’exemple de l’action
d’un homme politique peut servir de fil
conducteur. »
Activités, consignes et productions des élèves
:
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
55
HC – La question coloniale en France sous la IIIe République
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Cf primaire
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
Gilles Manceron, 1885 : le tournant colonial de la République, Paris, La Découverte, 2007, 166 p.
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
WINOCK Michel, « Une République très coloniale », « La colonisation en procès », L’Histoire, numéro spécial n° 302, octobre
2005, pp. 40-49.
Les abolitions de l'esclavage, TDC, N° 663, du 1er au 15 novembre 1993
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
À partir de 1885 et jusqu’en 1914, le débat colonial, sans jamais occuper la place
de l’École, de la laïcité ou de la question sociale, voit s’affronter à la Chambre
des députés et dans la presse, partisans et adversaires de la colonisation. Alors
que les premiers, reprenant l’argumentaire développé par Jules Ferry, mettent en
avant la mission civilisatrice des « races supérieures », la nécessité de s’assurer
des débouchés économiques ou l’accroissement de la puissance de la nation
colonisatrice, les seconds soulignent le coût de ces expéditions lointaines, leur
absence de légitimité et relèvent qu’elles détournent la France de la défense du
sol national tout en l’exposant au péril d’un nouveau conflit. Peu sont sensibles
aux effets négatifs sur les pays colonisés, même si la gauche socialiste et
anarchiste dénonce, avec une inégale vigueur, les mauvais traitements réservés
aux indigènes, la brutalité des méthodes des militaires et la corruption des
administrateurs coloniaux. Rares sont ceux, toutefois, qui, comme Grandjouan,
prennent le parti des peuples colonisés et considèrent leur émancipation comme
inévitable.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
Ces documents sont à replacer dans un contexte commun qui est celui des débats
parlementaires ouverts le 27 juillet 1885 pour discuter d’un projet de loi « portant
ouverture au ministre de la Marine et des Colonies (…) d’un crédit extraordinaire
de 12 190 000 francs pour les dépenses occasionnées par les événements de
Madagascar ». Les députés profitent surtout de cette occasion pour débattre de la
politique coloniale dans son ensemble. Jules Ferry, quatre mois après la chute de
son gouvernement, en profite pour justifier sa politique expansionniste dans une
longue intervention, interrompue à de nombreuses reprises, le 28 juillet. Le
corpus propose des extraits des interventions cette fois anticoloniales de Frédéric
Passy (le 28 juillet) et de Georges Clemenceau (le 31 juillet). Les crédits sont
finalement votés par 277 voix contre 120, avec une importante abstention.
Le «grand débat» de 1885 a lieu alors que par la prise de possession de l’Annam
et du Tonkin et l’extension de sa domination au Congo et à Madagascar, la
France connaît une inflexion très sensible de la politique coloniale. Jules Ferry est
tombé le 30 mars 1885 sur la question du désastre de Lang Son et atteint des
sommets d’impopularité (« Ferry Tonkin »). Dans ce discours du 28 juillet devant
la Chambre des députés, « remarquable de logique et de clarté » (Denise
Bouche), il tente une justification a posteriori de sa politique, organisant les
thèmes épars présentés depuis des années en un discours colonial cohérent,
n’hésitant pas à utiliser à la fois l’argument économique et l’argument politique et
moral, c’est-à-dire à réunir les trois aspects de l’idée coloniale. Jules Ferry défend
sa politique coloniale après la chute de son gouvernement, à la suite de la guerre
JAURES, LES COLONIES ET LE
PLURALISME CULTUREL
Jaurès a longtemps été convaincu de la
prééminence de la civilisation européenne.
En 1895, devenu socialiste, il condamne
l'expédition à Madagascar. Mais les
socialistes se préoccupent alors peu des
questions coloniales, y compris au sein de
l'Internationale. Au début du XXe siècle,
Jaurès perçoit mieux la réalité des conquêtes
et de l'exploitation coloniales. Il dénonce les
exactions commises par l'armée et les
violations des droits de la personne. À cette
époque, il découvre les civilisations non
européennes. Il s'interesse tout
particulièrement à la civilisation arabomusulmane. Lors d'un discours prononce le
1e février 1912 à la Chambre, il revendique
les droits politiques pour la population
musulmane en Algérie : que « l'on fasse des
Arabes des citoyens ayant droit à une
représentation légale et à une part de pouvoir
56
du Tonkin (30 mars 1885). Ces idées furent reprises en 1890 dans Le Tonkin et la
mère patrie (où il utilisa l’expression « course au clocher »). Clemenceau, député
de la Seine, violemment hostile à la politique des opportunistes, répond point par
point à l’argumentation de Ferry lors du même débat. La condamnation de
l’expansion coloniale provient aussi de la droite la plus nationaliste (Paul
Déroulède) et de la gauche socialiste (Jaurès) ou antimilitariste, anticlérical et
anarchiste (L’Assiette au beurre).
Rayonner ou abdiquer ?
« On peut rattacher le système (d’expansion coloniale) à trois ordres d’idées: à
des idées économiques, à des idées de civilisation, à des idées d’ordre politiques
et patriotique » (Raoul Girardet) :
– économique: l’expansion coloniale doit permettre de trouver pour l’industrie
française les débouchés qu’exige son développement et que menace la
concurrence des autres puissances manufacturières, un argument qui prend
d’autant plus de relief que le renversement du cycle économique (phase B de
Kondratieff depuis 1873) prend dans les années 1980 l’allure d’une véritable
dépression et se traduit par un retour au protectionnisme (tarif de 1881).
– humanitaire : l’action colonisatrice est fondamentalement définie comme une
oeuvre d’émancipation. «Par elle se poursuit la lutte entreprise depuis plus d’un
siècle au nom de l’esprit des Lumières contre l’injustice, l’esclavage, la
soumission aux ténèbres » (Raoul Girardet). Patrie du droit et de la justice, la
France a un devoir civilisateur : elle doit répandre les bienfaits de la Science, de
la Raison et de la Liberté.
– politique et patriotique : la colonisation est une nécessité pour rester une nation
de premier plan. Ferry se défend d’avoir cherché dans l’expansion un palliatif à la
décadence de la France ; en revanche, pour lui, « rayonner sans agir […] c’est
abdiquer ».
La force ou le droit ?
Clemenceau répond point par point à l’argumentation de Ferry dans son discours
du 31 juillet 1885.
– économique? Clemenceau assure que la colonisation gaspille «l’or et le sang de
la France », expression de l’économiste libéral et député de gauche Frédéric
Passy. La colonisation n’apporte aucun profit et dilapide les ressources du pays,
les frais de pacification puis d’administration étant énormes.
– politique et patriotique ? C’est en fortifiant la France de l’intérieur qu’on pourra
la faire rayonner à l’extérieur. Clemenceau considère que l’expansion coloniale
isole diplomatiquement la France, le tout avec la complicité machiavélique de
Bismarck, heureux de voir se dresser contre elle l’Italie (Tunisie) ou le RoyaumeUni (Égypte).
– humanitaire ? La partie la plus mal reçue du discours de Ferry concernait les
races supérieures et inférieures. «Vous osez dire cela dans le pays où ont été
proclamés les droits de l’homme! » crie un député radical. Et Clemenceau – son
opinion à propos des races est remarquable à une époque où les préjugés racistes
sont unanimement partagés – d’ajouter : «Races supérieures, races supérieures,
c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des
savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue
dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à
l’Allemand ».
Consolation ou revanche ?
F. Passy se livre ici à une critique de l’expansion coloniale au nom du
libéralisme. Pour lui, l’entreprise coloniale est un gaspillage (« sans fruit, sans
profit, sans résultat », « se fondre sous le soleil des tropiques », « engloutir audehors nos trésors »), gaspillage des ressources économiques et financières mais
aussi des ressources humaines au nom des guerres de conquête (« verser sur des
terres ou arides ou insalubres et inhospitalières le sang de nos enfants, mêlé, il est
vrai, au sang de ceux que nous appelons des barbares »). On notera ici les termes
péjoratifs utilisés pour désigner les contrées colonisées.
Pour Déroulède comme pour Clemenceau, l’expansion coloniale détourne la
France de la «ligne bleue des Vosges » et donc des menaces continentales et
l’empêche de se relever, lui fait oublier les «provinces perdues». « J’ai perdu
deux soeurs et vous m’offrez vingt domestiques! » s’exclame-t-il au cours du
même débat. La colonisation française confronte ainsi « deux nationalismes » (R.
Girardet). C’est la grandeur de la France que chaque parti défend. Cependant, les
moyens préconisés sont opposés : à un nationalisme d’expansion mondiale
(«ouvert »), s’oppose un nationalisme de rétraction continentale («fermé»). Le
politique ». Il s'oppose au protectorat (juin
1912) et en appelle au « respect des droits et
des intérêts » du peuple marocain. Il ne va
pas jusqu'à préconiser par principe
l'indépendance. En revanche, il pressent les
revendications des mouvements nationalistes
: « Il y a de partout des forces morales neuves
qui s'éveillent, un appétit de liberté, un
appétit d'indépendance, le sens du droit qui,
pour s'affirmer, nous emprunte quelquefois
nos propres formules » (discours à la
Chambre, 28 juin 1912).
L’Assiette au beurre, 9 mai 1903
Le président de la République Émile Loubet
(1899-1906) appelle à son secours Léon
Bourgeois (président de la Chambre des
députés, 1902-1904), Armand Fallières
(président du Sénat, 1890-1906) et Théophile
Delcassé (ministre des Affaires étrangères,
1898-1905) pour retenir l’Algérie.
Remarquer, dans le fond, une Marianne
représentée en matrone militarisée tenant
enchaînées les colonies françaises. Cette
illustration de Grandjouan (1875-1968) est
parue en couverture du numéro spécial du
journal satirique L’Assiette au beurre sur les
colonies (Colonisons) du 9 mai 1903,
totalement consacré aux exactions commises
dans les colonies. Le président Émile Loubet
(1899-1906) y apparaît en train d’essayer de
retenir une figure allégorique de l’Algérie qui
s’affranchit de la tutelle d’une « mère patrie »
représentée par un militaire effrayant qui tient
en laisse les peuples colonisés. L’Algérie
apparaît sous les traits d’une belle jeune
femme, parée des atours que l’imagerie
populaire attribuait aux « envoûtantes »
femmes du Maghreb. Dessinateur engagé,
Jules Grandjouan est un fervent militant
anarchiste, qui rejette toute forme d’autorité
(État, armée, etc.). Cette critique de la
colonisation est exceptionnelle car elle est
radicale : le slogan « L’Algérie aux Algériens
» suggère le soutien de l’artiste à une
potentielle indépendance de l’Algérie. Aucun
autre article ou dessin de Grandjouan ne
permet de confirmer s’il a véritablement
envisagé cette indépendance. Minoritaire au
début du siècle, le discours anticolonialiste,
qui s’exprime dans certains journaux
satiriques illustrés, se concentre alors sur la
dénonciation des abus et des exactions des
colons, sans jamais remettre en question la
légitimité de l’entreprise coloniale. On peut
aussi noter que Grandjouan, malgré ses
convictions, n’échappe pas à l’utilisation des
stéréotypes raciaux répandus à l’époque.
En 1903, un procès retentissant s’achève à
Montpellier, celui des 87 « agitateurs
fanatiques » accusés d’avoir suscité «
l’insurrection » de Margueritte (Aïn Torki).
Dans ce village de paysans dévots, des colons
qui refusent de se convertir à l’Islam sont
massacrés en 1901. C’est sans doute cet
57
débat intervient à une époque où le sentiment de revanche est accru, après une
période d’hébétude nationale. Déroulède fait allusion au soutien qu’il sollicite de
députés de gauche comme de droite. De fait, la question coloniale transcende les
clivages partisans traditionnels (d’où la chute de Ferry provoquée par l’union des
opposants de tous bords à la politique opportuniste). À l’inverse, se constitue à la
Chambre des députés en 1892 un groupe colonial dont le chef, Eugène Étienne
(1844-1921) député d’Oran depuis 1881, devient sous-secrétaire d’État aux
colonies de 1889 à 1892, puis plusieurs fois ministre à partir de 1905 et préside la
Ligue coloniale française jusqu’en 1914. La liste des hommes politiques qui ont
fait partie du « groupe colonial » est impressionnante : Félix Faure, Raymond
Poincaré, Paul Deschanel, Gaston Doumergue, Paul Doumer, Albert Lebrun…
tous futurs présidents de la République !
Le socialiste Jean Jaurès condamne la colonisation (1896)
Jaurès est, comme souvent, enclin à mettre en cause moins les hommes que les
nécessités implacables du système économique capitaliste. C’est lui qui est
responsable à la fois des préjudices subis par les travailleurs des métropoles et
des violences sans nom imposées aux peuples colonisés. Reprenant des
arguments développés par Clemenceau, il affirme que les produits français seront
grevés de taxes pour financer la colonisation et inaccessibles aux travailleurs
alors même qu’il faudrait augmenter les salaires et cesser de gaspiller les deniers
nationaux en aventures extérieures. Il dénonce aussi les risques de conflits que les
affrontements entre puissances risquent de provoquer ainsi que l’affairisme, la
cupidité et les violences qu’entretient la conquête. Retournant contre les tenants
de la «mission civilisatrice » leurs arguments moraux, il montre que la
colonisation entraîne au contraire un processus de « déshumanisation», de
«brutalisation des moeurs» qui fait, selon Hannah Arendt, de l’impérialisme une
des origines du totalitarisme, c’est-à-dire de l’accomplissement de l’État
criminel.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
épisode révélateur de la fragilité de l’ordre
colonial qui inspire à Grandjouan cette
caricature en couverture d’un numéro spécial
consacré aux colonies. Le célèbre dessinateur
retourne habilement la symbolique de la
femme émancipatrice. L’Algérie est
représentée par une ravissante berbère, dont
le voile vole au vent, alors que la France est
une épouvantable marâtre qui enchaîne les
colonies. Le président Loubet tente
vainement de mobiliser le parti colonial (dont
sont membres les hommes politiques évoqués
en légende, comme Léon Bourgeois ou Raoul
Delcassé) : rien ne semble pouvoir s’opposer
à la volonté d’un peuple…
« La civilisation ! »
Caricature parue dans L’Assiette au beurre,
avril 1911.
À la veille de 1914, la critique de la
colonisation reste marginale dans une opinion
gagnée par la « poussée chauvine» ou
sensible à l’idéal humanitaire qui l’anime.
Même Jaurès, s’il défend indéniablement les
peuples colonisés, affirme que la colonisation
est « acceptable à condition d’employer des
méthodes neuves » et les socialistes les plus «
intransigeants », blanquistes ou guesdistes,
sont souvent d’ardents partisans de
l’assimilation. Des oppositions plus franches
se font jour parmi ceux qui ont prêté la main
à la colonisation ou qui ont une connaissance
de la réalité du terrain et en ont mesuré les
horreurs, comme Paul-Étienne Vigné, qui a
pris part, comme médecin militaire, à des
expéditions de maintien de l’ordre au Sénégal
et en Guinée et publie La sueur du burnous en
1911. L’anticolonialisme radical se retrouve à
l’extrême-gauche comme dans cette
caricature de l’Assiette au beurre. Les
indigènes croulent sous le poids des impôts –
au nom du principe que les colonies ne
doivent rien coûter à la métropole – et
subissent le travail forcé qui décime les
populations. Ils sombrent
dans les vices apportés par les Européens
(l’absinthe) et se voient imposer la religion
chrétienne et une instruction qui cherche à les
convaincre de force de la filiation qui les lie à
la France. La caricature force le trait et n’est,
paradoxalement, pas dénuée d’un certain
racisme, donnant une vision du « nègre
primitif » qui n’est pas sans faire écho au «
bon sauvage» des Lumières : l’autre est ici
moins perçu dans sa vérité que comme
prétexte à une charge contre les valeurs
libérales et individualistes occidentales.
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
58
HC – Jean Jaurès
Approche scientifique
Approche didactique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant,
spatiale) :
après) :
Jean Jaurès apparaît aujourd’hui comme l’une des figures tutélaires de la
République dont il constitue une référence majeure.
1859-2009, 150e ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE JEAN JAURÈS
Sources et muséographie :
De Jaurès
« Critique littéraire et critique d'art » in Œuvres Paris : Fayard, 2000. vol. 16.
« Philosopher à 30 ans » in Œuvres Paris : Fayard, 2000. vol. 3.
« L'affaire Dreyfus » in Œuvres Paris : Fayard, 2001. vol. 6 et 7.
Ouvrages généraux :
Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005, 326 pages
GALLO Max, Le Grand Jaurès, Paris : Robert Laffont, 1984, 2001.
REBÉRIOUX Madeleine, Jaurès : la parole et l'acte, Paris : Découvertes-Gallimard, 1994.
Vincent Auriol, Jean Jaurès, 1961.
Henri Guillemin, L'arrière-pensée de Jaurès, Paris, Gallimard, 1966, 234 pages
François Fonvieille-Alquier, Ils ont tué Jaurès !, Paris, R. Laffont, 1968
Harvey Goldberg, Jean Jaurès, la biographie du fondateur du parti socialiste français Trad. de l'anglais par Pierre Martory, Paris,
Fayard, 1970
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Jaurès, Un homme au cœur de son époque, Catherine Moulin, TDC, N° 867 du 1er au 15 janvier 2004
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin 2005 326 p
Ce n’est pas une biographie prétexte pour analyser une période historique. En
même temps, l’auteur fait preuve d’une grande lucidité pour rendre compte des
hésitations, des difficultés, voire des contradictions de l’homme politique qui
aujourd’hui est l’objet d’un consensus quelque peu paresseux. Car s’il a suscité
un réel dévouement et provoqué souvent l’admiration, il a été aussi critiqué, haï,
menacé par ses adversaires bien sûr, qui, pour les plus extrêmes, ont armé la main
de celui qui fut son assassin, le 31 juillet 1914, mais il a été aussi souvent
controversé par ses propres “ amis ”. Jean Jaurès, cet homme de paix – c’est
l’image universellement connue – a été également un homme de conflit.
Déranger le monde
C’est ce que permet de comprendre ce livre. Jean Jaurès, en effet, n’a pas cessé
de vouloir “ déranger le monde ”. Ce jeune intellectuel, qui avait tout pour être
une notabilité républicaine dans l’université ou la politique, a consacré sa vie à
lutter pour une humanité réconciliée. Comme Madeleine Reberioux, récemment
disparue, Jean-Pierre Rioux montre bien l’importance de son enracinement
militant dans la circonscription de Carmaux et la rencontre avec la grève
ouvrière. Mais il avait un système de pensée longuement travaillé et fort solide
qui a largement déterminé son engagement. Son exigence spirituelle, qui lui a fait
considérer l’éminente dignité de l’homme, l’a tenue éloigné du libéralisme
utilitariste, mais tout aussi bien du “ révolutionnarisme ” qui confond les fins et
les moyens. Mais c’est elle qui lui fera refuser la perpétuation des inégalités.
L’unité du monde – expression d’un être universel – sera toujours au fond de ses
convictions. Cela explique sa rencontre problématique avec le marxisme. Le
grand mérite de Marx était pour lui d’avoir rapporté l’idée socialiste au
mouvement social. Et cela quelles qu’ont été ses critiques sur un déterminisme
qu’il n’a jamais fait sien, il l’a toujours affirmé. Ainsi, alors qu’il avait bien des
raisons de partager les critiques que fit Bernstein, à la fin des années 1890, des
principales thèses marxistes, il a refusé de le suivre pour ne pas brouiller le but. Il
y a eu nombre d’études consacrées aux conceptions du socialisme de Jaurès. Mais
les chapitres que Jean-Pierre Rioux consacre au “ marxiste démocrate ” et à “
l’historien ”, réalisent des synthèses tout à fait convaincantes. Sa conception de
l’histoire et sa vision du social se conjuguent étroitement. Et sans mettre en cause
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE
DE LA FRANCE, 1815-1914
La succession rapide de régimes politiques
jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures
: révolutions, coup d’État, guerre. La victoire
des républicains vers 1880 enracine
solidement la IIIe République qui résiste à de
graves crises.
L’accent est mis sur l’adhésion à la
République, son oeuvre législative, le rôle
central du Parlement : l’exemple de l’action
d’un homme politique peut servir de fil
conducteur. »
59
l’idée du progrès, elles montrent que Jaurès ne voyait pas le socialisme comme le
déroulement d’une histoire fatale. Jaurès n’a jamais eu une attitude orgueilleuse,
il a éprouvé tôt les difficultés de l’action et ne les a jamais mésestimées. Le
réformisme de Jaurès trouve là son fondement avec le souci de procéder par
étapes, de consolider les progrès, d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre.
Bien qu’il ait travaillé de manière de plus en plus confiante avec Édouard
Vaillant après 1904, il a été tout à fait étranger au blanquisme.
Un autre grand intérêt du livre est de suivre pas à pas l’action proprement
politique de Jaurès. Il n’a pas été naturellement un homme de parti, il était plus à
l’aise dans la vie intellectuelle et la vie parlementaire, où ses talents personnels
trouvaient particulièrement à s’employer. Son rôle dans l’affaire Dreyfus, une
fois formée sa conviction qui n’a pas été immédiate, illustre ce fait.
Indépendamment de l’attentisme de ses amis de l’époque, pensons à Alexandre
Millerand ou à René Viviani, et des critiques des socialistes guesdistes, il s’est
lancé dans la bataille et avec ses écrits, rassemblés dans Preuves, il a contribué
fortement au succès de la révision.
L’artisan de l’unité socialiste
Pourtant, Jean Jaurès va consacrer sa grande énergie essentiellement à la
construction d’une organisation unitaire. Cela n’a rien eu d’aisé. Il a dû accepter
nombre de compromis par rapport à sa vision d’un socialisme ouvert. Malgré sa
virulence au congrès d’Amsterdam, en 1904, contre le dogmatisme de la socialdémocratie allemande, il n’a pas refusé le jugement de l’Internationale. Et l’unité
de 1905, où le Parti socialiste, Section française de l’Internationale ouvrière, a pu
se constituer, s’est fait largement aux conditions des guesdistes. Mais, trois ans
plus tard, à Toulouse, en 1908, il a réussi à imposer sa vision du socialisme,
alliant l’action réformiste et la perspective révolutionnaire. Les équilibres ont
continué a être fragiles dans le nouveau parti. Mais, Jaurès pensait que la
République ne pourrait pas tenir ses promesses démocratiques sans la force de “
la classe ouvrière organisée ”. Il travailla également dans le même esprit au
rapprochement avec le syndicalisme de la CGT, qui s’était donné, en 1906 avec
la charte d’Amiens, un projet propre. En définitive, la force et le fait qu’il peut
être, à juste titre, considéré comme le fondateur de la conception française du
socialisme, vient de ce qu’il n’a pas voulu choisir entre la République et le
socialisme. Sa compréhension des traditions et des réalités françaises lui a permis
de trouver des formules porteuses d’avenir. Sa définition, à la fois, déterminée
mais ouverte de la laïcité l’a bien montré, notamment lors de l’élaboration de la
loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Mais cela n’est pas allé sans
ambiguïtés. Jean-Pierre Rioux les souligne bien au fil des événements. La
synthèse – la fameuse synthèse jaurésienne – peut avoir l’inconvénient de
retarder le moment des choix et les rendre alors plus difficiles. Sa mort a laissé
ouverte la question sur ce qu’aurait été sa décision finale en août 1914.
Ces réflexions qui se dégagent du travail de Jean-Pierre Rioux suggèrent
suffisamment la richesse de ce livre. Le seul regret que l’on peut avoir est que
certains éléments – notamment le rôle de Jaurès dans la deuxième Internationale
et ses rapports avec les autres dirigeants socialistes – n’aient pas été abordés. Les
dernières pages évoquent la mémoire laissée par Jaurès et les utilisations qui en a
été faite. Elle donnent là aussi envie d’une histoire plus circonstanciée des usages
de la mémoire. Ce sont là seulement des envies que suscite le livre. Tellement on
aimerait passer plus de temps avec “ notre Jean ”. J’ajouterai qu’écrite, qui plus
est, d’une plume alerte et sûre, cette biographie, qui fera date, doit s’inscrire
également dans une réflexion sur ce qu’est et peut être dans l’avenir l’identité du
socialisme français.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
L’aura de Jaurès s’étend au-delà de la gauche, dont les différentes composantes
ont revendiqué et se sont disputé très tôt l’héritage. Paradoxalement, son rôle se
trouve souvent réduit à quelques stéréotypes. Or Jaurès est un des principaux
acteurs politiques de la France de la IIIe République avant la Première Guerre
mondiale, impliqué dans toutes les grandes questions de son époque avec le souci
de la justice sociale, inséparable d’une vision profondément humaniste.
DE LA PAIX À LA GUERRE : LA MORT DE JAURÈS
Né en 1859 à Castres, Jean Jaurès est, dans la période qui précède la guerre de
1914, la principale personnalité du mouvement socialiste, en France comme au
plan international, depuis la mort d’August Bebel, le pape du socialisme
Député du Tarn à 26 ans, il a d’abord comme
modèles Jules Ferry et Léon Gambetta et
siège à l’Assemblée parmi les
opportunistes, républicains socialement très
modérés. Jaurès trouve alors les socialistes
trop violents, voire dangereux pour une
république qui vient à peine de s’affirmer.
Profondément marqué par les idées de 1789,
Jaurès croit alors la république capable de
faire triompher la liberté et l’égalité grâce à
60
allemand. Orateur réputé, professeur de philosophie, écrivain, il était aussi député
de Carmaux dans le Tarn. La sauvegarde de la paix était depuis plusieurs années
l’un de ses principaux soucis : suivant l’une de ses formules célèbres, le
capitalisme portait en lui la guerre « comme la nuée dormante porte l’orage » – ce
qui ne l’empêchait nullement de croire à la nécessité de la défense de la patrie. Il
avait, quelques années plus tôt, écrit L’Armée nouvelle, ouvrage dans lequel il
précisait sa conception de l’armée et de la défense nationale. Il préconisait de
réduire le service actif à une très brève période d’instruction et lui substituait la
notion de « nation armée » par l’intermédiaire de fortes milices démocratiques.
Ses prises de position pacifistes lui avaient valu des attaques d’une très grande
violence, venant en particulier des milieux nationalistes. Lorsque éclate la crise, à
la fin du mois de juillet 1914, il pense que le gouvernement français est pacifique
et ne porte pas de responsabilité dans les événements, mais que le mouvement
socialiste international doit faire pression pour qu’une solution arbitrale soit
trouvée. Le Bureau socialiste international, organisme dirigeant de la IIe
Internationale, dont il fait partie, se réunit à Bruxelles, le 29 juillet, et en appelle
aux peuples pour qu’ils imposent l’arbitrage international. Le 30 juillet, dans
l’après-midi, Jaurès rentre à Paris, où il apprend avec angoisse la mobilisation
générale russe. Le lendemain, 31 juillet, il multiplie les démarches auprès des
ministres pour que des efforts nouveaux soient tentés afin de sauver la paix. Alors
que, dans la soirée, il est en train de dîner avant d’écrire son article pour
L’Humanité (dont il était le directeur), il est assassiné par un jeune nationaliste.
Son enterrement, le 4 août, devait être la première grande manifestation d’union
des Français pour la défense nationale.
ANNEES DE JEUNESSE ET DE FORMATION
Jean Jaurès est né en 1859 à Castres (Tarn) dans une famille bourgeoise. Son père
est négociant, mais des revers de fortune conduisent la famille à s’installer dans
une ferme, près de Castres. Jaurès en garde un enracinement profond à la terre, à
sa région et un attachement à la culture occitane. Il parle, du reste, couramment
l’occitan, notamment lors des campagnes électorales ! Brillant élève, Jaurès est
un bon exemple de la promotion par l’instruction publique : lauréat au concours
général puis au concours d’entrée à l’ENS, il est reçu à l’agrégation de
philosophie. Étudiant à Paris, il fait ses premières expériences de la politique en
allant fréquemment assister aux débats du Palais-Bourbon. De 1881 à 1885, il
enseigne la philosophie au lycée d’Albi, puis à l’université de Toulouse.
Parallèlement, il travaille sur ses thèses (De la réalité du monde sensible et Les
Origines du socialisme allemand). Rien, dans ses origines familiales ni dans son
parcours scolaire et universitaire, ne le prédispose à évoluer vers le socialisme.
Aux élections législatives de 1885, il est élu sur la liste des républicains dits «
opportunistes » dans le Tarn. Plus jeune député de la Chambre, il est avant tout
un observateur en apprentissage. C’est d’abord un admirateur de Jules Ferry et
ses votes sont fidèles à l’orientation politique de ce dernier. Mais Jaurès prend
très vite conscience que « l’ordre social [...] n’est pas conforme à la justice ». Il y
consacre ses premiers travaux parlementaires. Il croit que le parti républicain va
mettre en œuvre la législation nécessaire pour répondre à la question sociale. Il
n’est pas alors un adepte de la lutte des classes et croit au contraire possible «
d’amener l’apaisement social ». Mais il est déçu puis indigné par l’inertie
parlementaire du « grand parti républicain ».
Si le socialisme constitue à ses yeux un « idéal lumineux », il n’y a pas encore
adhéré. Il hésite, s’interroge. Le 27 juillet 1890, il est élu conseiller municipal à
Toulouse dont le maire est un radical.
Jaurès est adjoint à l’Instruction publique jusqu’en janvier 1893.
Cette expérience contribue à son évolution vers le socialisme. Parallèlement, il
débute une carrière féconde de journaliste.
À partir du 21 janvier 1887, il collabore régulièrement à La Dépêche de
Toulouse. Sous le pseudonyme du « Liseur », il y assure même une chronique
littéraire de 1893 à 1898.
L’ENTREE EN SOCIALISME (1891-1893)
L’évolution amorcée dans les années 1888-1889 se poursuit, enrichie par ses
lectures, notamment celle du Capital de Karl Marx. Le contexte politique et social
accélère cette évolution. La déception de Jaurès à l’égard du régime est renforcée
par les scandales politico-financiers, comme celui de Panamá en 1892. Par
ailleurs, de nombreuses grèves éclatent face à des patrons qui veulent étouffer les
quelques droits sociaux reconnus aux ouvriers (comme le droit syndical en 1884).
La répression de la manifestation pacifique du 1er mai 1891 à Fourmies,
l’alliance des ouvriers et de l’élite bourgeoise
la plus éclairée. Il est un des députés
républicains les plus sensibles au sort de la
classe ouvrière et il utilise son éloquence
pour défendre les premières lois sociales de la
IIIe République (liberté syndicale, création
des caisses de retraite ouvrière…). Son ardeur
à promouvoir des réformes sociales est
remarquée favorablement par la Revue
socialiste. Elle explique sa déception devant
le conservatisme croissant des opportunistes
et sa conversion progressive au socialisme.
JAURES, L'INTERNATIONAL
Son adhésion à l'Internationale socialiste
conduit Jaurès à s'engager totalement contre
le colonialisme et la guerre, un engagement
exceptionnel en son temps.
Les choix de Jaurès en faveur de
l'internationalisme, son militantisme dans la
principale instance où celui-ci s'inscrit au
tournant du siècle, l'Internationale ouvrière et
socialiste, n'avaient rien d'évident : les
notables de sa famille étaient amiraux et
défendaient « le drapeau de la France », son
frère faisait lui aussi carrière dans la marine
nationale ; après la défaite de 1870,
l'atmosphère chez les républicains était plutôt
au repli de la nation sur elle-même, nourri par
la peur de l'Allemagne, ou à l'expansion
coloniale, à la domination, sous des formes
diverses, sur des peuples que nous désignons
aujourd'hui comme appartenant aux « pays du
Sud », et qui étaient alors présentés comme
des ignorants, voire des sauvages. En un
quart de siècle, la France, l'Europe, le monde
vont changer. Jaurès aussi. Même si les
rapports avec l'Allemagne et la « question
coloniale » maintiennent leur exceptionnelle
prégnance.
Adhésion au socialisme
Lorsque Jaurès se présente pour la première
fois aux élections législatives, dans le Tarn,
en 1885, sur une liste républicaine, il se
félicite sans réserves des bienfaits que la
République apporte aux peuples du Tonkin :
« Ces peuples sont des enfants », nous allons,
en les instruisant, les rendre adultes. C'est
l'idéologie républicaine. Et, une fois élu, il
vote sans problème les crédits destinés à faire
face à une hypothétique attaque allemande.
Un républicain parmi d'autres. Son évolution
est fondamentalement liée à son adhésion au
socialisme, mais aussi à sa culture
personnelle, à sa sensibilité, à une
intelligence politique et culturelle qui l'amène
à refuser de faire carrière et à mesurer
l'ampleur des désastres humains qui se
préparent.
Parmi les premiers signes concrets de son
évolution, il faut ranger sa réflexion
philosophique. Philosophe de formation, il
consacre, en 1891-1892, sa deuxième thèse
aux origines du socialisme allemand. Ce
choix, très original, le conduit à considérer
61
particulièrement sanglante (neuf morts), marque profondément Jaurès. La
rencontre avec certains hommes comme Lucien Herr, bibliothécaire à l’ENS
depuis 1888, ou comme Jules Guesde contribue aussi à son évolution décisive.
Élu municipal, il côtoie aussi les ouvriers, militants socialistes. La grève des
mineurs de Carmaux, qu’il soutient, entre le 16 août et le 3 novembre 1892, le fait
définitivement entrer dans le socialisme. Car Jean-Baptiste Calvignac, mineur
socialiste élu maire de la cité ouvrière, a été licencié par le marquis de Solages,
administrateur des mines et député, sous le prétexte que son mandat entraînait
trop d’absences au travail. Pour Jaurès, il s’agit d’une remise en cause
inacceptable du suffrage universel, de la démocratie et du droit ouvrier. La grève
connaît un très vif retentissement à l’échelle nationale. En octobre 1892, le
marquis de Solages démissionne de son mandat de député ; le président du
Conseil, Émile Loubet, réintègre Calvignac. « La victoire ouvrière de Carmaux
donnera un élan nouveau à la démocratie », commente Jaurès.
Les militants socialistes le choisissent comme candidat pour l’élection législative
partielle de janvier 1893 dans la circonscription de Carmaux. Il est élu sur le
programme du Parti ouvrier français et reste fidèle à cette circonscription jusqu’à
sa mort. Devenu militant socialiste à 34 ans, il acquiert désormais une « nouvelle
dimension » ; à partir de ce moment le grand orateur se révèle.
LEADER DE GREVES (1893-1900)
L’action menée par Jaurès durant la grève de Carmaux, ajoutée à son charisme,
lui confère un prestige inégalé. Entre 1893 et 1900, il est appelé sur de multiples
lieux de grève à travers la France. À l’époque, il était fréquent que des
parlementaires socialistes se relaient auprès des grévistes pour les soutenir, les
conseiller et assurer une forme de légitimité face au patronat. Il anime alors de
nombreux meetings dans lesquels il exhorte les ouvriers à s’organiser. À ses
yeux, la grève est une « arme tristement nécessaire », indispensable aux ouvriers
pour défendre leurs droits et tenter d’améliorer leur condition. Elle est aussi
l’occasion de faire progresser l’organisation ouvrière. Il rédige des articles
consacrés au conflit social en cours et à ses enjeux, notamment dans La Petite
République, quotidien socialiste parisien auquel il collabore. Il interpelle le
gouvernement à la Chambre. En 1895 éclate la grève des verriers à Carmaux,
deux délégués ouvriers ayant été renvoyés pour une absence syndicale. Jaurès
conseille et aide à organiser le financement de la grève. Face à la résistance et à la
répression organisées par Rességuier, patron de combat de la verrerie, qui met en
place un lock-out, dans une ville où les forces de l’ordre sont omniprésentes,
Jaurès suggère avec succès de créer une verrerie ouvrière à Albi. Propriété
collective du prolétariat, elle est inaugurée le 25 octobre 1896. Jaurès chante alors
La Carmagnole, debout sur une table !
En devenant socialiste, il s’est rallié aux « conceptions économiques » de Marx.
Il condamne le système capitaliste, ses conséquences sociales, les crises et la lutte
des classes qualifiée d’« antagonisme profond, inévitable » qu’il génère. Il
dénonce également la concentration financière croissante du capital. Pour mettre
un terme à la dépendance des salariés, que Jaurès qualifie de « servitude », et à la
situation de guerre sociale qu’engendre le capitalisme, il faut mettre en œuvre une
autre société reposant sur la collectivisation de la propriété des moyens de
production. Jusque vers 1897-1898, il partage avec d’autres leaders socialistes un
messianisme certain, annonçant la fin prochaine du capitalisme, le socialisme
étant à l’horizon. Il porte également un intérêt constant aux paysans et aux
problèmes agraires. Il est, du reste, profondément convaincu de la communauté
d’intérêts qui existe entre les ouvriers et les petits paysans. À la Chambre, il
s’oppose en particulier à la politique agricole de Méline ; en 1897, il propose un
ensemble de réformes pour améliorer la condition paysanne (création de
syndicats et de prud’hommes agricoles, mise en place d’un crédit agricole à bon
marché, d’un système de retraite pour les petits exploitants et les ouvriers
agricoles, etc.).
Cependant, il ne saurait y avoir, pour un peuple, d’émancipation sans instruction.
C’est pourquoi Jaurès attache une importance fondamentale à l’école. « Nous
avons pensé que, pour préparer l’émancipation du producteur, il fallait d’abord
émanciper l’homme par l’éducation, le citoyen par la pratique de la liberté. C’est
là le sens profond de cette œuvre de laïcité où nous voyons, au point de vue
social, la condition première de l’affranchissement du peuple » (24 mai 1889).
Jaurès promeut le développement d’un enseignement démocratique et laïque. Le
professeur qu’il était ne cesse de porter attention à la dimension pédagogique de
la question scolaire : à partir de 1905, il donne, chaque semaine, un article à la
l'Allemagne, de Luther à Marx, comme un
foyer de valeurs qui cheminent aux côtés des
Lumières françaises et qui ont, elles aussi,
prétention à l'universalité. Le thème lui a très
vraisemblablement été inspiré par le Congrès
socialiste international qui s'est tenu à Paris,
en juillet 1889 : le parti social-démocrate
allemand a joué un rôle déterminant dans la
fondation d'une nouvelle organisation
internationale, à base ouvrière, balbutiante
encore, mais qui affirme clairement son
objectif : non pas constituer un « parti
mondial », mais prendre acte des conditions
nationales dans lesquelles s'affirme le
mouvement ouvrier et socialiste, et les
respecter. Longtemps privée de tout appareil,
et de toute bureaucratie, l'association qui
vient de naître se veut outil de coordination
entre des mouvements fort divers, supposés
regrouper des ouvriers, et qui se mettent
d’accord sur des actes symboliques reconnus
comme fondant l’unité de « la classe » : ainsi
en est-il du 1er Mai.
L’Internationale ouvrière et socialiste
Rien ne pouvait mieux convenir au jeune
Jaurès : les cadres nationaux (en France, la
République) sont maintenus ; la classe
ouvrière est porteuse du refus de toute
exploitation nationaliste de la crise. Mieux :
l’Internationale se veut à la fois ouvrière et
socialiste. Un rêve... soumis à rude épreuve
lors du congrès de l’IOS à Londres en 1896.
Jaurès choisit « l’action législative et
parlementaire » comme un des moyens pour
substituer la « propriété socialiste » à la «
propriété capitaliste ». Ce choix est aussi
celui des socialistes et des syndicalistes
allemands, autrichiens, etc. Les Anglais sont
divisés, les Belges hésitants. Du côté français,
les conséquences sont graves : les
anarchistes, influents dans le syndicalisme en
cours d’organisation, sont éliminés. Jaurès
perd une partie de son influence sur le monde
ouvrier. Reste à organiser le parti responsable
de cette action parlementaire. L’exception
française déploie tous ses atours. L’affaire
Dreyfus la nourrit. La combativité de Jaurès
lui donne sens. Finalement, il se plie en 1904
aux décisions de l’Internationale : la SFIO
vient au monde en 1905.
Jaurès dès lors représente le parti socialiste
unifié dans les instances de l’Internationale.
Le problème colonial et la lutte contre la
guerre dominent les années 1905-1914. S’y
insèrent des problèmes plus proches, en
apparence, de ceux d’aujourd’hui : ceux des
étrangers qui viennent travailler en France ;
ceux des peuples nouveaux qui accèdent à la
reconnaissance internationale en luttant
contre ce que l’on commence à appeler
l’impérialisme.
Dénonciation du colonialisme
Qu’est-ce qu’être internationaliste dans une
société, celle de la France, qui est à la tête du
deuxième empire colonial ? Comme tous les
62
Revue de l’enseignement primaire. Il souligne qu’il importe de soustraire les
enfants à l’influence « néfaste » du cléricalisme.
L’AFFAIRE DREYFUS (1894-1899)
En décembre 1894, Alfred Dreyfus est condamné par le conseil de guerre. À la
Chambre, Jaurès réagit vivement à ce jugement : il y voit la manifestation d’une
justice de caste évitant à un officier la peine capitale requise à plusieurs reprises
contre de simples soldats. Mais l’affaire prend, en 1898, la dimension politique
d’une affaire d’État. Le 13 janvier, Zola publie « J’accuse », dans le journal
L’Aurore, ce qui lui vaut d’être poursuivi et condamné. L’armée, le
gouvernement et les nationalistes refusent toute révision du procès. L’affaire
mobilise dès lors de nombreux intellectuels et hommes politiques, dont Jaurès. Il
s’attache ensuite à démonter le dossier d’accusation en démontrant qu’il repose
sur une série de faux. Il publie une suite d’articles intitulés « Les preuves » dans
La Petite République et multiplie les meetings à travers la France. Enfin, le 19
septembre 1899, Dreyfus est gracié par le président de la République et il sera
réhabilité en 1906.
Pour Jaurès, les principes de base de la République sont menacés lors de cette
crise. À Lyon, en octobre 1898, il dénonce « la coalition des réactionnaires et des
césariens ». Selon lui, démocratie et socialisme relèvent d’une même démarche et
le socialisme ne pourra triompher si la République est abattue. Jaurès est aussi
conscient que l’affaire Dreyfus est une grave remise en cause des droits de la
personne. Or la lutte des classes ne doit pas obliger les ouvriers à « s’enfuir hors
de l’humanité », et le prolétariat a, ici, l’occasion de prouver « qu’il serait capable
demain de lutter pour l’humanité » (Le Mouvement social, janvier 1899).
D’autres socialistes sont loin de partager les convictions de Jaurès, les guesdistes
notamment lui reprochent de délaisser l’objectif qui consiste à faire triompher le
socialisme.
VERS « LE BEAU SOLEIL DE L’UNITE SOCIALISTE » (1898-1905)
À partir de 1898, l’unité des socialistes, divisés en cinq mouvements différents,
devient la priorité de Jaurès qui a toujours déploré leur émiettement en « sectes ».
En effet, en 1898, il ne croit plus en l’imminence de la chute du capitalisme ni à
l’avènement prochain de la révolution. Dans La Petite République, en octobre
1901, il analyse ainsi son évolution : « J’ai vu aussi à Lille, Roubaix, Paris,
Carmaux, Rive-de-Gier, que la puissance capitaliste était grande et plus résistante
que Guesde ne nous l’avait dit. » D’où la nécessité d’un parti qui unisse tous les
socialistes. Le contexte de l’affaire Dreyfus avait déjà permis de les rapprocher
et, le 16 octobre 1898, a été créé le Comité de vigilance socialiste, appelé Comité
d’entente en janvier 1899. Le 3 décembre 1899, le congrès de Japy semble
prometteur. Sur le plan idéologique, l’accent est mis sur la lutte des classes et le
collectivisme, et une ébauche d’organisation est mise en place.
Mais l’illusion ne dure guère. Lors du congrès de Wagram, en septembre 1900,
les guesdistes claquent la porte, suivis, l’année d’après à Lyon, par les
vaillantistes. C’est qu’aux multiples sources de discorde s’est ajoutée la question
du ministérialisme. En effet, dans le contexte de la crise politique qui
accompagne l’affaire Dreyfus, s’est constitué un ministère de « Défense
républicaine » présidé par Waldeck-Rousseau. Pour la première fois, un
socialiste, Alexandre Millerand, entre au gouvernement comme ministre du
Commerce et de l’Industrie. Pour les socialistes, la question de savoir si l’un des
leurs peut participer à un « gouvernement bourgeois » est d’autant plus aiguë que
le général de Galliffet, le « fusilleur de la Commune », y siège aussi comme
ministre de la Guerre. Pour Jaurès, « il vaut mieux soutenir un gouvernement qui
défend les acquis de la République que de faire le jeu des nationalistes » (9
novembre 1900). Position que récusent absolument les guesdistes et les
vaillantistes. S’engage alors une très vive controverse idéologique. Mais Jaurès
doit aussi subir des attaques personnelles virulentes : ses adversaires socialistes
dénoncent « le châtelain de Bessoulet », du nom d’une propriété possédée par sa
femme dans le Tarn. Sa famille n’est pas épargnée : le 7 juillet 1901, sa fille
célèbre sa communion solennelle. Cet événement privé vaut à Jaurès une terrible
campagne de presse de la part des guesdistes et de divers anticléricaux. Que de
caricatures le représentent alors avec une bouteille d’eau du Jourdain, parfois
avec sa fille !
Ce schisme au sein des socialistes aboutit à la création de deux partis : d’une part,
le Parti socialiste de France, créé en novembre 1901, et qui regroupe guesdistes et
vaillantistes, et, d’autre part, le Parti socialiste français fondé à Tours en mars
1902 autour de Jaurès, Allemane, Briand et Millerand. Le face-à-face fratricide
socialistes français, Jaurès est, depuis 1895,
hostile à de nouvelles conquêtes, coûteuses,
pour la métropole, en argent et en hommes.
Comme beaucoup d’autres socialistes
français, il dénonce la « barbarie coloniale »
mise en œuvre au Congo en 1903-1904, et il
s’indigne en avril 1911 du soutien de fait de «
la gauche » aux scandales financiers qui
dévorent l’Indochine. Qu’est-ce donc que
cette « gauche » ? Mais, bien informé, il va
beaucoup plus loin. Ces peuples, que
Marianne entend coloniser, ne sont pas des «
enfants », comme il le croyait dans les années
1880. Pourquoi la France refuse-t-elle aux
Arabes d’Algérie les droits civils et civiques
que, en 1870, elle a reconnus aux Juifs ?
Pourquoi se croit-elle le droit d’insulter et de
traiter de « fanatiques » les patriotes
marocains qui, à Fez, en mars 1911,
défendent leur patrie ? Pourquoi des
socialistes français, Marcel Cachin en tête, se
préparent-ils à expulser les paysans
marocains de la vallée du Sebou, pour les
remplacer par des « colons français et
socialistes » ? Oui, pourquoi ? D’où viennent
ces discriminations, cette inégalité
consubstantielle au régime colonial ?
Un régime que Jaurès pourtant ne se décide
pas à condamner dans son principe : il ne
renonce pas à le rendre perfectible, dans la
République. Et c’est par une autre voie
qu’éclate son originalité. Il est le premier à
évoquer la diversité et la grandeur des
cultures dont les Algériens, les Marocains et
les Tunisiens, les Chinois aussi sont les
héritiers. Devant la Chambre médusée, il
narre la légende des Alyscamps où se
reflètent le monde chrétien et le monde
musulman : « Je voudrais que la France,
aujourd’hui, fût sage selon la loi sarrasine. »
Et, en ce qui concerne le Maroc, « Mais
enfin, messieurs, il y avait une civilisation
marocaine capable des transformations
nécessaires ». Ainsi Jaurès, qui ne lit pas
l’arabe, parvient-il à transgresser la culture
judéo-chrétienne dont le système scolaire
français le faisait l’héritier. Le voilà bien cet
« international » ! Et le voilà qui s’inscrit
dans un réseau interprétatif où
l’Internationale ouvrière et socialiste
n’occupe qu’une place maigrichonne. Ces
cultures constituent la diversité de l’humanité
: tous semblables, tous différents.
Le problème, avec ce diable d’homme, c’est
qu’il croit ce qu’il dit. Et que ses découvertes
ne se limitent pas aux sociétés directement
colonisées. Au cours du long voyage en
bateau qui le conduit en 1911 en Amérique
latine, non seulement il apprend le portugais
sur le navire qui le conduit à Rio de Janeiro,
mais il pose le problème, en Argentine et en
Uruguay, des liens entre les Italiens et les
sociétés du cône Sud, dans des conditions qui
permettent l’émergence de cultures dites
métisses.
63
prend fin sur l’injonction de l’Internationale socialiste réunie à Amsterdam en
août 1904 pour son sixième congrès. Au terme de débats très vifs, une motion
invite les socialistes à s’unir dans chaque pays au sein d’un seul parti. Les 23 et
24 avril 1905 se tient le congrès du Globe. Il débouche sur la création de la SFIO
(Section française de l’Internationale ouvrière), premier véritable parti politique
moderne en France. Mais les motions adoptées désavouent les positions
jaurésiennes. En effet, ni les syndicats ni les coopératives ne sont admis au sein
du parti et la participation des socialistes à un gouvernement est proscrite.
Toutefois, pour Jaurès, l’essentiel est acquis : l’unité est faite.
Cependant, certains socialistes refusent d’adhérer à la SFIO. Ils forment ce qu’on
appelle les « socialistes indépendants ». Ils refusent les bases doctrinales et la
stricte discipline du nouveau parti, notamment l’interdiction de participer à un «
gouvernement bourgeois », par conviction idéologique, mais aussi pour préserver
leur carrière politique. Parmi eux figurent Briand, Millerand, Viviani. Jaurès les
condamne fermement. Bien que ses positions aient été mises en minorité lors du
congrès du Globe, Jaurès affirme de plus en plus son influence au sein de la SFIO
au fil des années. Le 18 avril 1904 paraît le premier numéro de L’Humanité,
journal socialiste dont Jaurès est le fondateur et le directeur, et dont il écrit
chaque jour l'éditorial. La qualité du quotidien en fait une référence et contribue à
la diffusion des idées jaurésiennes. Après 1908, il rallie régulièrement la majorité
sur ses positions aux congrès de la SFIO, qui s'affirme comme un parti de classe
et de révolution ayant pour but de détruire le système capitaliste et d'instaurer le
socialisme. Il doit se battre pour faire progresser « l'évolution révolutionnaire » :
c'est ici que se mesure nettement l'influence jaurésienne. En effet, il est convaincu
depuis 1898 que la révolution n'est pas imminente, il est étranger à toute idée de «
grand soir » et de recours à la violence pour renverser le capitalisme. Il mise donc
sur le suffrage universel pour permettre aux socialistes de conquérir des mairies
appelées à être des « laboratoires », des « vitrines » du socialisme et d'agir au
Parlement. Car les réformes successives sont importantes pour apporter des
améliorations immédiates à la dureté de la condition ouvrière (durée du travail,
retraites ouvrières, droits syndicaux, etc.), mais aussi pour introduire
progressivement dans la société capitaliste des bribes de socialisme. La pensée
jaurésienne est donc bien une pensée révolutionnaire (il ne s'agit pas d'aménager
le capitalisme mais bien de le détruire), cependant cette « évolution
révolutionnaire » passe par une action légale et réformatrice. Jaurès, qui se définit
comme un « éducateur du peuple », insiste d'ailleurs sur la nécessité de «
propagander », ce qu'il fait amplement en sillonnant la France pour participer à de
multiples conférences, meetings et manifestations.
UN GRAND PARLEMENTAIRE
Jaurès s'est toujours montré très hostile aux mouvements antiparlementaires ; en
octobre 1909, il s'indigne : « Crier “À bas le Parlement”, c'est crier “À bas la
classe ouvrière” ! » La mémoire collective a gardé le souvenir du grand orateur
parlementaire, capable de renverser des ministères à la suite d'un discours, à
l'exemple du 21 novembre 1893, lorsqu'il interpelle le républicain conservateur
Charles Dupuy : « Vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère
humaine [en faisant les lois scolaires] et la misère humaine s'est réveillée avec
des cris, elle s'est dressée devant vous et elle réclame aujourd'hui sa place, sa
large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n'ayez pas pâli. » Ses
adversaires raillent « la dictature du verbe », le « ministère de la parole ».
Durant ses mandats électoraux de député socialiste (1893-1898 puis 1902-1914),
il participe activement aux grands débats parlementaires mais travaille beaucoup
aussi en amont pour présenter des amendements, des propositions de loi sur des
sujets très variés et dans le cadre des commissions parlementaires (Affaires
étrangères, Défense nationale). Cette activité protéiforme est en rapport avec la
conception qu'il a du rôle de député : exprimer les aspirations populaires et les
traduire si possible par des réformes, mais aussi éclairer les électeurs quitte à être
en désaccord avec eux et leur rendre des comptes. Dans les années 1902-1905,
l'essentiel de son activité se développe au Parlement où, depuis les élections
d'avril-mai 1902, une majorité composée de radicaux et de socialistes forme le «
Bloc des gauches ». Élu vice-président de la Chambre en janvier 1903, il défend
le principe d'une alliance avec les radicaux sur des objectifs forts comme la
politique de laïcité, la séparation de l'Église et de l'État, l'impôt sur le revenu. Il
défend le principe de la discipline républicaine rendu indispensable par le scrutin
d'arrondissement mais il préconise la représentation proportionnelle qui présente
à ses yeux l'avantage d'être génératrice de justice et de clarté dans le débat
Le cercle maudit de la guerre
Et pourtant, la guerre, ce monstre, cette
dévoreuse d’hommes, menace tous les êtres
humains. Culture ou pas, il se représente en
Europe, ce chantier de la tragédie, les
souffrances des victimes. C’est dans les
Balkans qu’en 1912-1913, il les voit mourir :
« par milliers et par milliers, ils ont souffert
de la soif jusqu’au délire [...]. Et voilà que le
choléra, collaboration de la nature à la
sauvagerie humaine, fait son apparition ».
Retour à la culture tragique des Grecs : « Ne
sortirons-nous jamais de ce cercle maudit ? »
Nous rencontrons ici l’internationalisme
émotionnel qui lui permet de communiquer,
en même temps, ses informations et sa
passion. Nous connaissons mieux aujourd’hui
les voies, à la fois sérieuses et haletantes, qui
le conduisent à définir les fossoyeurs d’une
Europe inexistante : l’Autriche-Hongrie, la
Russie, fragilisées de l’intérieur par leurs
minorités nationales. Bref, Jaurès a
conscience que l’Alsace-Lorraine n’est plus
le foyer d’où jaillit le geyser du conflit. La
menace, désormais européenne, tend à se
mondialiser : la Russie touche à l’Asie ;
l’Autriche-Hongrie, par l’Empire ottoman, de
même.
L’internationalisme de Jaurès s’est lui aussi
transformé. Il se déploie désormais sur deux
plans, sans s’y investir avec la même ardeur.
Premier mode de régulation, des conférences
internationales périodiques, un projet né en
1899, confirmé en 1907, dans un milieu où se
rencontrent des juristes et des hommes
politiques ; côté français, c’est Léon
Bourgeois, radical, fondateur du «
solidarisme », peu à son aise lorsqu’il lui faut
se battre au Parlement. Pas plus qu’une
ébauche, ce projet ; mais un mélange de cour
internationale, et non européenne, de justice
et de compétences diplomatiques. « Il n’y a
pas d’effort perdu », écrit Jaurès. Un espoir
donc, lointain, et dont il ne possède pas la clé.
Dans l’immédiat pourtant, le temps presse : il
faut rapprocher « la réalité » de « l’idée »,
telle est non pas tant la stratégie que la
nécessité imposée par la menace de guerre.
Jaurès débarque au congrès de Stuttgart (du
16 au 24 août 1907), tout affûté du soutien
qu’Édouard Vaillant et lui-même, désormais
associés, ont obtenu de la SFIO. Y compris
pour imposer un arbitrage international, il
faut une arme ; la classe ouvrière la tient dans
ses fortes mains : c’est la grève générale,
l’outil des producteurs qui permet au « génie
ouvrier » de rejoindre les antiques traditions
du repli sur l’Aventin. Glorifiée, parfois de
façon abstraite, elle détient des pouvoirs
quasi mythiques, susceptibles de générer de
l’histoire universelle s’ils sont mis au service
de la paix, s’ils sont utilisés avant que la
tornade ne se déchaîne.
Après, c’est trop tard. Jaurès assume ici non
seulement cette fonction d’alerte à laquelle
64
électoral.
Si les alliances politiques sont effectives durant le ministère de « Défense
républicaine » (1899-1902) et le « Bloc des gauches » (1902-1905), le divorce est
consommé avec le ministère Clemenceau (1906-1909). Jaurès reproche
notamment au « premier flic de France » autoproclamé d'être un « briseur de
grèves ». Durant ces années, il s'efforce de ne pas s'éloigner de la classe ouvrière.
En janvier 1904, il participe à une commission parlementaire créée à la suite de la
grève des ouvriers et ouvrières du textile dans le Nord. Frappé par leur profonde
misère, il les soutient et dénonce les industriels du textile. En 1906, lors du
congrès d'Amiens, la CGT affirme sa totale autonomie par rapport aux partis
politiques, son caractère révolutionnaire et la pertinence du recours à la grève
générale insurrectionnelle. Jaurès défend avec succès à la SFIO le principe d'une
« coopération volontaire » entre le parti et la CGT, respectant l'autonomie de cette
dernière. Enfin, en 1906, il crée, au sein de L'Humanité, une tribune libre à
disposition de la CGT. Ces prises de position le rapprochent de la CGT,
rapprochement concrétisé en 1914.
LA MONTEE DES PERILS (1904-1914)
À partir de 1904, les problèmes internationaux prennent une part importante dans
son activité politique. Le 7 février 1904, la guerre russo-japonaise éclate sur fond
d'impérialisme. Pour Jaurès, ce conflit soulève deux problèmes majeurs. Le
mécanisme des alliances, tout d'abord : le risque est donc grand de voir un jour un
conflit régional dégénérer en un conflit généralisé. D'autre part, cette guerre
donne également à Jaurès l'occasion de dénoncer les méfaits de la diplomatie
secrète qui a abouti à la signature du traité entre la Russie tsariste et la France
républicaine. En 1905, la crise marocaine l'inquiète. Le spectre d'une guerre
franco-allemande se profile dangereusement. Jaurès y voit tout à la fois la
conséquence, une fois encore, de la diplomatie secrète, mais aussi le produit des
convoitises et des marchandages impérialistes, menés par ceux qu'il appelle « les
maquignons de la patrie ». En 1912, il prononce à la Chambre un discours dans
lequel il s'oppose au traité de protectorat sur le Maroc. Il met en cause le système
capitaliste dès 1895 : « Votre société, violente, chaotique, porte en elle la guerre,
comme la nuée porte l'orage. » Mais il dénonce précisément les fauteurs de
guerre. L'état-major, tout d'abord. Jaurès s'en prend à une « armée de caste »
coupée du peuple et n'a de cesse de dénoncer le militarisme dans lequel il voit par
ailleurs un ennemi de la République. Aux officiers supérieurs s'ajoute «
l'internationale des obus et des canons ». Laquelle est étroitement liée aux
gouvernements. Mais il s'inquiète aussi de « la griserie nationaliste et chauvine »
qui gagne les peuples.
Comment, dès lors, préserver l'humanité du pire ? Jaurès n'agit pas par
antipatriotisme. En 1894, il affirme : « Nous voulons la patrie française et
républicaine libre et forte, mais nous ne voulons pas que, sous prétexte de
patriotisme, on jette les uns sur les autres les peuples affolés. » Il cherche à agir à
deux niveaux. Au niveau national, il se mobilise contre les budgets militaires
mais aussi contre la loi portant le service militaire à trois ans en 1914. Cependant
il cherche à être une force de proposition : ainsi ce projet de réorganisation
militaire, fondée sur une armée populaire, formée de milices éduquées et
entraînées, à vocation défensive, qui donne naissance à un ouvrage intitulé
L'Armée nouvelle (1911).
Au niveau international, Jaurès préconise une politique « de désarmement
simultané entre les nations » et une « politique d'arbitrage international applicable
à tous les litiges », proposition novatrice pour l'époque et qui préfigure les
objectifs de la SDN. Il recommande de résoudre certains problèmes
internationaux par la négociation bilatérale et les concessions réciproques. Ainsi
pourrait-il en être, selon lui, de la question de l'Alsace-Lorraine pour laquelle il
propose une large autonomie au sein du Reich. Proposition qui détonne dans une
France où la « Revanche » est prônée jusque dans les écoles. Par ailleurs,
l'arbitrage international doit être étendu au domaine économique et social.
Mais Jaurès mise aussi sur l'organisation internationale du prolétariat et donc sur
l'action de la IIe Internationale socialiste, fondée en 1889. Depuis 1900, il siège
au Bureau socialiste international (BSI), son organisme coordinateur, et, à partir
de 1905, il y représente la SFIO avec Édouard Vaillant. Pour Jaurès,
l'Internationale doit élaborer une politique, lutter contre les menaces de guerre et
agir pour la paix. En 1912, devant la vive inquiétude suscitée par la première
crise balkanique, il obtient la convocation d'un congrès extraordinaire à Bâle,
malgré l'opposition du SPD. Il y prononce un discours resté célèbre. Il fait
son nom est resté attaché, mais aussi, dans le
système politique français, un rôle original de
passeur entre le « parti », la SFIO, et le
syndicat, la CGT.
On est en 1907. Il échoue. Comme à
Copenhague, en 1910, et à Bâle, en 1912. Il
ne parvient pas à ébranler les gros bataillons
du parti allemand, le « parti-guide » dans
l’Internationale, celui qui a modelé la
majorité des partis de l’Europe centrale et
orientale. Il ne se décide pas non plus à le
contester de front, comme il l’avait fait à
Amsterdam en 1904. Souvenir d’une défaite
malgré tout cuisante ? Pourquoi pas ? Fidélité
à la confiance qu’il avait mise, vingt ans plus
tôt, dans la validité des choix nationaux ?
Espoir de conquérir la majorité dans
l’Internationale, à force de pédagogie, à force
d’avoir raison ? L’analyse des rapports du
Bureau socialiste international (BSI), et de la
correspondance qui s’y échange, pèse dans ce
sens. Si l’Internationale a été jugée
susceptible, en 1913, d’obtenir le prix Nobel
de la paix, elle le doit, largement, au prestige
de Jaurès, à sa volonté de ne se laisser
enfermer dans aucun choix partisan, et
d’accompagner, en novembre 1912, dans
l’immense cathédrale de Bâle, mise à la
disposition d’un congrès convoqué dans
l’urgence, le son des cloches, la parole latine
et la poésie de Schiller.
Lutte acharnée pour la paix
L’optimisme de la volonté n’est rien, ou
presque rien, s’il n’est escorté par l’action et
par la connaissance. Deux domaines où
Jaurès est superstar. Aucune de ses
interventions, à la Chambre, au BSI, en
congrès bien sûr, qui ne soit fondée sur des
lectures étendues (la presse, les revues, en
allemand puis en anglais, les rapports
parlementaires) et des informations
d’ampleur internationale : sur la Tunisie, la
Turquie, la Russie même, il a ses réseaux, et
L’Humanité leur fait écho. Bref, ce très grand
orateur est le contraire d’un rhéteur et
l’ampleur internationale qu’il a acquise le
préserve d’un pré carré hexagonal. Mais
qu’est-ce que la science, qu’est-ce que la
connaissance, qu’est-ce que la vision
politique de l’humanité en crise, qu’est-ce
que la parole, sans l’acte ?
La grandeur de Jaurès, c’est donc aussi, et
peut-être d’abord, d’agir. Qu’est-ce à dire, au
plan international ? D’abord l’action
parlementaire ne suffit pas : le prolétariat
veut être « l’acteur de son propre drame » ; il
faut multiplier, et il y participe, les meetings,
les manifestations populaires ; il faut
défendre, dans la rue et devant les tribunaux,
ceux que poursuit la justice de la République,
dès lors que, sur le fond, un accord existe
pour l’essentiel ; il faut s’expliquer sur les
projets militaires et contre la loi de trois ans ;
il faut explorer, s’agissant de l’AlsaceLorraine, d’autres solutions que celles de « la
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adopter la résolution qui « déclare la guerre à la guerre ». Depuis 1907, il
préconise, en cas de déclenchement d'un conflit, le recours à « la grève générale
ouvrière internationalement organisée », à laquelle la CGT est très attachée, mais
à laquelle les sociaux-démocrates allemands sont résolument hostiles. Ces
propositions lui valent, plus que tout le reste, le déchaînement de campagnes de
haine. « Herr Jaurès » est présenté, dans la presse à grand tirage, dans de
multiples caricatures et par divers auteurs (de Péguy à Maurras), comme un
traître à sa patrie, vendu à l'Allemagne (« reptile du Kaiser », selon Urbain
Gohier), fossoyeur de l'armée, de l'Alsace-Lorraine et des intérêts français.
Lorsque survient la crise de juillet 1914, Jaurès n'anticipe pas l'ampleur du péril,
pas avant l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie, le 23 juillet. Divers faits peuvent
avoir contribué au fléchissement de sa lucidité, dont le rapprochement avec le
SPD qui signe le 1er mars 1913 un manifeste commun avec la SFIO sur
l'arbitrage international, et la victoire de la gauche, le « parti de la paix » aux
élections législatives de 1914. Le 25 juillet, apprenant la rupture des relations
diplomatiques entre l'Autriche et la Serbie, il parle aux Lyonnais « avec une sorte
de désespoir », dénonce les méfaits de l'impérialisme, la diplomatie secrète, le
mécanisme des alliances, mais il veut croire « encore malgré tout qu'en raison
même de l'énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute,
les gouvernements se ressaisiront ». Il mise sur la médiation proposée par
l'Angleterre à l'Allemagne et à la Russie. Mais il compte surtout sur la
mobilisation du prolétariat. Puis il s'efforce de mobiliser l'Internationale.
Le 30 juillet, de retour à Paris, il rencontre Viviani, président du Conseil et
ministre des Affaires étrangères, pour l'exhorter à faire pression sur la Russie et à
soutenir la médiation britannique. Mais, le 31 juillet, alors que l'Allemagne
décrète « l'état de danger de guerre », Jaurès comprend que la diplomatie
française, prise dans les rets de son alliance militaire et des intérêts économiques
et financiers, a laissé faire la Russie qui a commencé à mobiliser dès le 29 juillet.
En soirée, accompagné d'une délégation socialiste, il est reçu par Abel Ferry,
sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Jaurès reproche avec véhémence au
gouvernement d'avoir « parlé trop mollement à notre allié russe. Nous allons vous
dénoncer, ministres à la tête légère, dussions-nous être fusillés. » Jaurès pense
écrire dans L'Humanité une sorte de « J'accuse », pour présenter au grand jour les
causes et les responsables de la crise. Mais, alors qu'il dîne au Café du Croissant,
il est assassiné d'un coup de revolver par un nationaliste, Raoul Villain. « Ils ont
tué Jaurès..., c'est la guerre. »
LA MODERNITE DE JAURES
L'action politique et l'activité militante de Jean Jaurès ne doivent pas occulter le
fait qu'il fut aussi un très grand journaliste, un brillant intellectuel : critique
littéraire avisé, amateur d'art, philosophe, historien. Enfin, la parole de Jaurès
s'avère d'une grande modernité et d'une grande actualité. Modernité d'affirmer la
nécessité d'aller plus loin dans l'approfondissement de la République, les droits
sociaux étant indissociables des droits politiques. Modernité de la lutte pour les
droits de la personne : en 1908, Jaurès combat pour l'abolition de la peine de
mort. Modernité de la prise en compte des cultures régionales au sein de la
République, modernité de la pleine reconnaissance des civilisations non
européennes. Modernité enfin du plaidoyer pour un arbitrage international et le
rejet de la solution militaire pour résoudre les conflits. Jaurès a encore aujourd'hui
beaucoup à nous dire.
guerre pour le droit ». C’est alors que Le
Matin, L’Écho de Paris et les Cahiers de la
quinzaine crient au loup, « À mort Herr
Jaurès », dont les caricatures s’ornent
désormais d’un casque à pointe. Réponse de
Jaurès : il faut s’opposer publiquement aux
forces obscures qui entendent mettre la main
sur le Maroc ou les Balkans. Partout
s’éveillent des « forces morales neuves ». Le
foyer de l’action internationale se déplace
dans leur direction. Sur la terre entière, et
quelque visage que se donnent les forces de
domination. Là est l’ultime internationalisme.
Fin juillet 1914, l’assassinat de Jaurès
exprime son échec et confère à l’homme une
grandeur inouïe. Aujourd’hui, où nos
collèges, nos lycées comptent de nombreux
élèves venus du vaste monde et socialement
discriminés, on peut à nouveau se poser la
question : où sont les forces neuves, les
forces vives ? Jaurès avait posé la question.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
66
HC – L'Europe et l’affirmation des nationalismes de 1848 à 1914
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
Hermet Guy, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Le Seuil, 1996, coll. «Points Histoire», p. 9-38 et 135-164.
Girault René, Peuples et Nations d’Europe au XIXe siècle, Hachette Éducation, 1996, coll. «Carré Histoire», p. 142.
J.-C. Caron et M. Vernus, L’Europe au XIXe siècle. Des nations aux nationalismes, 1815-1914, coll. « U », Armand Colin, 1996.
Y. Santamaria et B. Waché, Du Printemps des peuples à la Société des nations. Nations, nationalités et nationalismes en Europe,
1850-1920, La Découverte, 1996.
A. Sellier et J. Sellier, Atlas des peuples d’Europe centrale, La Découverte, 1991.
A. Sellier et J. Sellier, Atlas des peuples d’Europe occidentale, La Découverte, 1995.
Cabanel (P.), La question nationale au XIXe siècle, la Découverte, Repères, 1997
Michel (B.), Nations et nationalismes en Europe centrale, Aubier, 1995
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Cette « introduction » permet de faire le point sur des problèmes majeurs,
responsables en partie de la Première Guerre mondiale et de la montée des
totalitarismes de l’entre-deux-guerres. Il s’agit surtout de montrer comment les
problèmes nationaux et les aspirations libérales deviennent des préoccupations
majeures dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Ces mouvements ont déjà été étudiés en Seconde : on a pu montrer de quelle
façon il s’agissait d’héritages de la Révolution française et de l’Empire. Pour les
élèves, leur étude s’est cependant arrêtée avec les échecs de 1848 et le triomphe
fréquent de la réaction. Dans l’ensemble, vers 1850, l’Europe ressemble encore
beaucoup à celle mise en place par le Congrès de Vienne. A la veille du premier
conflit mondial, elle est profondément transformée, même si la démocratie a du
mal à s’imposer.
Il s’agit de faire comprendre la notion de nationalisme de puissance qui, après
1848, succède au « nationalisme d’existence » dont l’objectif était de placer sous
un même drapeau des peuples qui avaient conscience de leur unité.
René GIRAULT, Peuples et nations d’Europe au XIXe s., définit le «
nationalisme d’existence » comme « un mouvement intellectuel, suffisamment
adopté par un peuple pour former un sentiment profond dans sa mentalité
collective, selon lequel la création d’une entité nationale, une nation
individualisée et reconnue, devient un but majeur pour le peuple en question » (p.
176). Le « nationalisme de puissance » peut se définir ainsi : « Il ne s’agit plus de
créer un État pour répondre au besoin d’exister d’une nation, mais de légitimer la
puissance acquise par la croissance démographique et économique, par le
rayonnement politique et culturel, en invoquant la nécessité d’un indispensable
destin national » (R.GIRAULT, op. cit., p. 142).
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
BO 1ere : « Cartes politiques de l’Europe
en 1850 et en 1914 : États, régimes politiques
et revendications des nationalismes
On mentionne la création des États-nations,
les aspirations nationales non satisfaites et le
nationalisme de puissance, les différences qui
séparent les démocraties libérales des pays de
tradition autoritaire. »
BO 4è actuel : « Les mouvements libéraux et
nationaux (3 à 4 heures)
À partir d’une carte, les mouvements libéraux
et nationaux sont présentés comme les
épisodes de la lutte qui oppose l’Europe
traditionaliste restaurée en 1815 aux
aspirations nouvelles des peuples léguées par
la période révolutionnaire. Pour le montrer,
on prend pour exemples les révolutions de
1848, les unités nationales en Italie et en
Allemagne.
• Cartes : États et nations en Europe en 1914.
•Repères chronologiques : Rome, capitale de
l’Italie (1870) ; proclamation de l’Empire
allemand (1871). »
BO 4e futur : « L’AFFIRMATION DES
NATIONALISMES
Au cours du XIXe siècle, les revendications
nationales font surgir de nouvelles
puissances, bouleversent la carte de l’Europe
et font naître des tensions.
Une étude au choix parmi les suivantes :
- L’unité allemande.
- L’unité italienne.
- La question des Balkans.
67
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Nations et nationalités en 1850
Cette grande carte permet de faire appréhender la diversité culturelle de l’Europe.
On peut commencer par rappeler que la langue reste le principal critère de
l’identité nationale. On peut ensuite, à partir de la légende, repérer les grandes
familles linguistiques. On peut enfin, à partir des frontières de 1850, réfléchir aux
rapports entre nations et États, en soulignant la situation particulièrement
complexe de l’Europe centrale et orientale.
La comparaison de la carte des États en 1850 et de celle des États en 1914 permet
de faire apparaître d’importants changements en Europe.
- D’un côté, on note la « simplification » de la carte, avec l’unité italienne et
l’unité allemande (l’étude détaillée de ces deux processus n’est plus au
programme, mais on peut en présenter les grandes étapes).
Un tableau met en évidence les similitudes des deux unités. Alors que les
tentatives précédentes (celle de 1848 notamment) étaient issues de mouvements
populaires, celles de la deuxième moitié du siècle sont menées par deux États, la
Prusse, le plus puissant des États allemands d’une part, le royaume de PiémontSardaigne d’autre part, seul dans la péninsule à être doté d’une constitution. Deux
maîtres d’oeuvre aussi : Bismarck et Cavour, auxquels il faut adjoindre un
homme d’action, Garibaldi. Dans les deux cas, ces mouvements impliquent
l’Autriche qui domine l’Allemagne du Sud par son emprise sur la Confédération
germanique, qui occupe la Lombardie, la Vénétie. La France est l’autre grande
puissance impliquée, puisque Napoléon III se fait d’abord le champion de la
cause nationale italienne avant de changer de cap sous la pression des
catholiques. Par ailleurs, elle laisse carte blanche à la Prusse avant de se rendre
compte de son erreur.
Le sort de l’Autriche-Hongrie se règle en différentes étapes : défaites en Italie
(1859) face aux franco-piémontais, défaite face à la Prusse à Sadowa (1866) qui
l’écarte de l’Allemagne du Sud et permet à l’Italie d’obtenir la Vénétie.
La défaite de Sedan permet à la Prusse de parachever son œuvre et même
d’annexer l’Alsace-Moselle.
- De l’autre côté, on peut repérer la « balkanisation », ou, pour employer une
terminologie plus neutre, la multiplication de nouveaux États dans les Balkans,
suite au recul de l’Empire ottoman.
C’est dans la péninsule balkanique, instable depuis le début du XIXe siècle
(indépendance de la Grèce en 1828) que se situe le début de l’engrenage des
alliances qui en 1914 aboutira au premier conflit mondial avec l’assassinat de
François-Ferdinand à Sarajevo. Les Balkans constituent un domaine géopolitique
traditionnellement instable. L’affaiblissement permanent de l’Empire ottoman
suscite l’affirmation des mouvements nationaux et les convoitises des grandes
puissances. Les premiers sont dominés par les problèmes religieux : les chrétiens
orthodoxes s’insurgent contre la puissance turque musulmane. Ils sont attisés par
la Russie qui joue la carte du panslavisme, encourageant par exemple les Serbes à
contester la domination autrichienne sur les autres slaves du Sud. C’est ainsi par
exemple qu’en 1877, profitant des révoltes des populations chrétiennes de
Bulgarie et de Bosnie, la Russie, obsédée par le contrôle des détroits, lance une
offensive contre les Turcs. C’est le début pour les grandes puissances d’un
partage des zones d’influence dans les Balkans. Les petits États balkaniques,
encouragés par la Russie, infligent une nouvelle défaite à l’Empire ottoman en
1912 et provoquent la disparition de la puissance turque d’Europe hormis
L’étude s’appuie sur des oeuvres artistiques
ou sur la biographie d’un personnage
emblématique (Bismarck, Cavour) et
débouche sur la comparaison des cartes de
l’Europe en 1848 et en 1914.
Connaître et utiliser un repère chronologique
en liaison avec l’étude choisie
Situer sur une carte les principales puissances
européennes à la fin du XIXe siècle
Décrire et expliquer les conséquences des
revendications nationales au cours du XIXe
siècle »
Activités, consignes et productions des élèves
:
Accompagnement 1ère : « Cette introduction
vise à opérer des constats éclairants pour la
suite, enrichis par un retour sur les acquis et
par quelques explications ; elle peut et doit
être brève.
L’étude de cartes politiques (frontières et
régimes) révèle la coexistence :
– d’États multinationaux et d’États-nations,
dont certains s’organisent durant la période.
On observe que persistent des revendications
nationales non satisfaites. Ces informations et
le travail conduit sur les cartes étudiées
précédemment permettent d’aborder les
tensions que nourrit le nationalisme de
puissance (rivalités coloniales, implication
des grandes puissances dans les Balkans,
russification des minorités, etc.) ;
– de pays de tradition autoritaire et de pays de
tradition libérale. La démocratie libérale est
réalisée en Europe du Nord et de l’Ouest ; on
l’a déjà abordée grâce au cas français. Elle
constitue une référence, y compris dans les
régimes politiques autoritaires, dont certains
en ont une lecture formelle (Russie). Une
tradition autoritaire multiséculaire appuyée
sur les hiérarchies sociales traditionnelles est
un frein vers l’évolution démocratique
(Allemagne, Autriche-Hongrie). »
La carte humoristique (mais l’est-elle
vraiment ?) permet d’évoquer les tensions en
Europe. Elle met en évidence les ambitions
de la Russie prête à engranger de nouveaux
territoires, l’agressivité de la Prusse qui a en
apparence déjà absorbé les autres États
allemands et qui menace les États proches
(Pays-Bas, Belgique, Autriche). La France
sur la défensive : le statut de l’AlsaceMoselle ne semble pas nettement défini (en
principe elle ne bascule qu’après septembre
et n’est absorbée officiellement par le Reich
qu’en 1871). La Turquie d’Europe sommeille
(« L’homme malade » de l’Europe ?). La
Grande-Bretagne veille sur une Irlande tenue
en laisse.
Le document est d’origine britannique : c’est
une caricature (traduite en français) illustrant
les tensions en Europe à la veille du conflit.
Par l’intermédiaire de chiens (ou autre figures
68
Constantinople. Mais les accords de 1913 multiplient les mécontentements et sont
porteurs d’une nouvelle crise.
Pour comprendre l’attentat de Sarajevo, cause immédiate de la Première Guerre
mondiale, il faut avoir quelques notions sur :
– ce qu’est l’Empire austro-hongrois ;
– ce qui se passe dans la péninsule balkanique entre 1878 et 1914.
La carte de l’Empire austro-hongrois permet de montrer qu’il s’agit d’un Empire
multinational, dans lequel les populations slaves sont nombreuses. Parmi cellesci, les Slaves du Sud (« Yougo-Slaves ») regardent vers la Serbie voisine, qui a
accédé à l’indépendance en 1878. En Bosnie-Herzégovine, occupée (1878) puis
annexée (1908) par l’Autriche, se trouvent notamment des populations serbes.
Les régimes politiques en Europe en 1914
Cette carte permet d’opposer deux types de régimes politiques et d’observer dans
chacun des groupes des variations significatives.
1. Les régimes parlementaires
• Des régimes parlementaires libéraux
– En France, la IIIe République, proclamée en 1870, est en 1914 bien enracinée.
Le gouvernement passe dans les mains des républicains modérés, dont le
président Poincaré qui construit face à la menace allemande un rempart constitué
par la loi des 3 ans de service militaire et l’alliance franco-russe.
– Le Royaume-Uni, dont la couronne est portée par le roi Georges V (de 1910 à
1936), se démocratise par l’élargissement du droit de vote, le Home Rule (loi
d’autonomie adoptée en 1912 au profit de l’Irlande) et une législation sociale
moderne (fixation du salaire minimum, assurances sociales). La puissance
économique de l’Empire britannique se trouve concurrencée par les États-Unis
et l’Allemagne.
– La Belgique, indépendante depuis 1830, est une monarchie parlementaire dont
le roi est, depuis 1909, Albert Ier. La conférence de Londres de 1831 l’oblige à
une neutralité perpétuelle, ce qui n’exclut pas qu’elle possède une armée et des
forts pour se défendre.
NB: seuls quatre États européens ont donné le droit de vote aux femmes avant le
traité de Versailles : la Finlande (en 1906), la Norvège (en 1907), le Danemark
(en 1915), le Royaume-Uni (en 1918).
• Des régimes en voie de libéralisation
– En Italie, la monarchie née en 1861, dont la couronne est portée par VictorEmmanuel II de 1900 à 1944, a vite adopté un système démocratique : elle établit
en 1912 un suffrage universel à la mesure de ses progrès économiques et de ses
ambitions coloniales.
– En Serbie, État proclamé en 1882, la couronne est portée par Pierre Ier. Le
régime s’oppose à l’annexion par l’Autriche de la Bosnie en 1908 et à la création
du royaume d’Albanie en 1913. Il compte sur son identité slave qui lui garantit
l’alliance de la Russie.
– La Grèce, monarchie indépendante depuis 1830, bascule en 1915 dans le camp
des empires centraux sous la conduite du roi Constantin.
2. Les régimes autoritaires
• Un régime autoritaire conquérant
Le Second Reich allemand (l’Allemagne), proclamé à Versailles en 1871, est une
monarchie constitutionnelle autoritaire, dont l’empereur Guillaume II est
souverain de droit divin et dont le chancelier est, depuis 1909, BethmannHollweg. Sa puissance militaire l’incite à des visées coloniales en Afrique et à
une politique de développement de sa flotte qui inquiètent le Royaume-Uni et la
France, ainsi qu’à une propagande pangermaniste visant à regrouper les « peuples
allemands » en une «Grande Allemagne », qui constitue une sérieuse menace
pour la paix en Europe.
• Des régimes autoritaires fragilisés
– L’Empire d’Autriche-Hongrie est divisé en deux royaumes d’Autriche et de
Hongrie depuis 1867 mais placé sous la « double couronne » de l’empereur
François Joseph. Il s’est modernisé grâce à une constitution garantissant en
principe aux citoyens les libertés fondamentales et le suffrage universel (depuis
1907) ainsi qu’un régime parlementaire. En réalité le pouvoir revient entièrement
à la double couronne, que l’armée voudrait unique pour recentraliser l’Empire.
En Autriche, la vie politique est dominée par l’agitation des minorités nationales
(Polonais, Tchèques, Slaves du sud). La Bosnie-Herzégovine, peuplée de Slaves
comme l’ours russe et le « rouleau
compresseur »), elle prend nettement position
en faveur du camp de l’Entente (attitude
agressive du teckel allemand – c’est la race
de chien favorite de Guillaume II – et du
roquet autrichien). On peut aussi relever le
moustique prêt à piquer du côté de la Bosnie
et le sultan qui contrôle les détroits.
Les régimes politiques en Europe en 1914
Cette carte montre la complexité d’une
typologie des régimes politiques. Aucun
critère n’est à lui seul suffisant pour classer
les États dans une catégorie sûre. La forme
républicaine n’est pas suffisante, puisqu’on
trouve seulement trois républiques dans
l’Europe de 1914 et que certaines monarchies
sont incontestablement des démocraties
libérales (le Royaume-Uni, la Belgique, la
Suède, etc.). Il faut donc éviter une
focalisation – très française – sur la
République.
Le suffrage universel n’est pas non plus un
critère suffisant, puisque des régimes
autoritaires ou semi-autoritaires peuvent s’en
accommoder et que le Royaume-Uni en est
resté à un suffrage censitaire élargi. Sans
parler du vote des femmes, qui n’existe qu’en
Finlande et en Norvège.
L’existence même d’un parlement ne signifie
pas nécessairement qu’une démocratie
parlementaire fonctionne, car l’assemblée
peut n’être qu’une chambre d’enregistrement
sans réels pouvoirs.
On a donc essayé de classer les États
européens selon la « vraie » nature de leur
régime, au-delà des apparences. Les
évolutions qu’ont pu connaître les États
européens rendent le classement parfois
difficile. Ainsi la Russie, considérée en 1914
comme un régime autoritaire, a cependant
connu un début d’ouverture après la
révolution de 1905. L’Espagne, qui a traversé
de nombreuses crises politiques, n’est pas
facile à figer dans une catégorie…
Pour présenter les régimes politiques, la carte
n’a pas semblé être le support idéal : elle ne
permet pas de montrer avec assez de
précision de quelle façon a progressé le
libéralisme entre 1850 et 1914 ; un tableau
synthétique mettant en place une typologie
des régimes européens a semblé plus
judicieux.
69
orthodoxes est annexée en 1908. En Hongrie, le système électoral censitaire livre
le Parlement aux grands propriétaires fonciers ; la vie politique est dominée par
les revendications nationalistes des minorités croate, serbe, roumaine, slovaque.
– L’Empire russe, soumis au tsar autocrate Nicolas II, s’est donné à la suite de la
révolution de 1905 une constitution d’apparence libérale. Mais la Douma
(parlement), élue au suffrage restreint, n’a en fait aucun pouvoir. L’Empire russe
reste traumatisé par sa défaite face au Japon, en 1905, qui a mis fin à ses projets
d’expansion en Extrême-Orient.
– L’Empire ottoman est considéré comme « l’homme malade » du fait de ses
problèmes internes. D’abord, la révolte progressiste des « Jeunes Turcs » est en
lutte contre le régime autoritaire et théocratique du sultan Abd-ul-Hamid (18421918), qui leur concède une constitution qu’il s’empresse de ne pas appliquer.
Ensuite, le pouvoir central opprime les minorités chrétiennes, les Arméniens
(massacrés en 1896) et les Crétois (massacrés en 1897). Enfin la défaite des
troupes turques dans les Balkans en 1911-1912 contraint l’Empire à abandonner
l’essentiel de ses positions en Europe. Ces problèmes intérieurs conduisent
l’Empire à se chercher un appui extérieur en s’alliant avec l’Allemagne en 1914.
Les systèmes d’alliances en Europe en 1914
La carte permet d’identifier aisément les « Empires centraux » (Allemagne,
Autriche-Hongrie), pris en tenaille par la Triple Entente et menacés d’une guerre
sur deux fronts, avec la Russie à l’est, la France et le Royaume-Uni à l’ouest.
L’Italie apparaît comme le maillon faible de la Triple Alliance, à cause de ses
contentieux territoriaux avec l’Autriche. On a vu plus haut que l’unité italienne
s’était largement faite contre l’Autriche. On peut souligner ici qu’il reste des
populations italiennes dans l’Empire austro-hongrois. C’est l’Italia irredenta,
l’Italie « non rachetée », non délivrée de la domination autrichienne et que
revendiquent les nationalistes italiens : le Trentin, l’Istrie avec Trieste et Fiume,
la Dalmatie avec Zara (Zadar). On sait que l’Italie est entrée en guerre parce que
les Alliés lui ont promis les terres irredente (traité secret de Londres en 1915). On
notera enfin la différence entre les États neutres au sens strict du terme, c’est-àdire dont la neutralité est un statut juridique avec des garanties internationales, et
les États qui ne sont engagés dans aucune alliance (et susceptibles de rejoindre un
camp en cas de guerre).
1914, LA FIN DES ILLUSIONS (JEAN-JACQUES BECKER)
Quand éclate la crise d’août 1914, l’Europe n’avait plus connu de conflit
généralisé depuis la fin des guerres napoléoniennes. Pourquoi, après un siècle,
toutes les puissances – ou presque – se retrouvent-elles engagées dans une lutte
totale ? La brutalité du passage de la paix à la guerre, en un peu plus d’une
semaine, à la fin du mois de juillet 1914, a fait croire à la postérité que la période
précédente n’avait été qu’une « veillée d’armes ». En réalité, il n’en a rien été : le
trait dominant chez les peuples européens fut alors la stupeur.
Dans l’Europe du début du XXe siècle, les oppositions sont liées aux
concurrences coloniales et aux questions nationales.
Au plan colonial d’abord, le déséquilibre est flagrant entre les puissances
britannique et française d’une part, et la puissance allemande d’autre part. La
question est restée peu aiguë, tant que l’Allemagne a été gouvernée par Bismarck.
Mais le vieux chancelier a été contraint à la retraite en 1890 et le jeune empereur
Guillaume II, s’affirmant partisan d’une Weltpolitik (politique mondiale),
proclame que « l’avenir de l’Allemagne est sur l’eau » et engage la construction
d’une grande flotte de guerre. Les rivalités sont devenues plus vives,
particulièrement à propos du Maroc en 1905 et en 1911 : l’Allemagne n’entend
pas accepter qu’une des dernières terres encore libres passe sous l’influence
française sans obtenir au moins quelque compensation.
Mais ce sont surtout les questions nationales qui divisent l’Europe. Le principal
agent de l’histoire au XIXe siècle a été le facteur national. Toutes les nationalités
ont cherché soit à se regrouper, soit à s’émanciper. Mais les définitions de la
nationalité sont diverses, des nationalités différentes étaient mélangées sur un
même territoire ; des intérêts d’ordre politique, stratégique, culturel, religieux,
économique, ont également interféré, de sorte que la solution des problèmes
nationaux ne pouvait aller sans de grandes difficultés. Sans doute, plusieurs
questions sont circonscrites ou ne sont pas de nature à provoquer des conflits
majeurs. C’est, par exemple, le cas des deux territoires enlevés à la France par
l’Allemagne en 1871 parce qu’étant de langue allemande : les Français n’ont pas
70
oublié l’Alsace et la Lorraine, mais rares sont ceux qui seraient disposés à une
guerre pour reprendre les « provinces perdues ». C’est le cas également des terre
irredenti, le Trentin, Trieste et l’Istrie, possessions autrichiennes que revendique
l’Italie : la revendication est en veilleuse depuis que celle-ci, par dépit d’avoir été
supplantée par la France en Tunisie, s’est alliée à l’Autriche-Hongrie et à
l’Allemagne, dans le cadre de la Triple Alliance.
Les Balkans, en revanche, offrent un terrain privilégié aux conflits nationaux. Au
cours du XIXe siècle, toute une série de nationalités ont conquis leur
indépendance sur l’Empire ottoman, maître de ces régions depuis le Moyen Âge :
la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro, de sorte qu’au
début du XXe siècle, les Turcs ne possèdent plus que la Macédoine, la Thrace et,
du moins en théorie, la Bosnie-Herzégovine. Mais cette dernière province est
administrée depuis 1878 par l’Autriche-Hongrie, qui l’annexe en 1908. Tandis
que la Thrace est revendiquée par les Bulgares, la Macédoine par les Grecs, les
Bulgares et les Serbes. Ces mêmes Serbes n’admettent pas que la BosnieHerzégovine, à dominante serbe, soit possession autrichienne : ils soutiennent le
mouvement « yougoslave », qui revendique que l’ensemble des Slaves du sud de
l’Empire austro-hongrois, Croates, Slovènes, Bosniaques, lui soit soustrait et
réuni à la Serbie.
À ces revendications nationales s’ajoutent les intérêts des grandes puissances.
L’Autriche-Hongrie, qui a renoncé à posséder un empire colonial, considère les
Balkans comme son prolongement naturel et entend non seulement ne rien
abandonner de ce qu’elle y possède, mais étendre son influence vers le sud en
direction de la Méditerranée : la possession de la Bosnie-Herzégovine lui permet
de contrôler la route de Salonique. De son côté, la Russie, principale puissance
slave et orthodoxe, considère les Slaves des Balkans comme ses protégés
naturels, et elle entend, à travers les Balkans, atteindre les Détroits (Bosphore et
Dardanelles), qui désenclaveraient l’Empire russe en direction de la
Méditerranée.
Les Balkans, terre de tous les dangers
Les guerres balkaniques de 1912 et de 1913 mettent en lumière les problèmes de
cette région. En 1912, encouragés par certains diplomates russes, Grecs,
Bulgares, Serbes et Monténégrins avaient constitué la Ligue balkanique pour
chasser les Turcs de la région ; en octobre, les coalisés attaquent, sont vainqueurs
et s’emparent des territoires convoités, la Thrace et la Macédoine. Les Bulgares,
qui ont été les principaux artisans de la victoire, réclament une part de la
Macédoine, où Grecs et Serbes se sont déjà installés : une nouvelle coalition se
forme, contre les Bulgares, entre les Grecs, les Serbes et les Roumains, auxquels
se joignent les Turcs. Accablés sous le nombre, les Bulgares ne conservent
qu’une fraction de la Thrace, avec cependant un accès à la Méditerranée, tandis
que Grecs et Serbes se partagent la Macédoine.
Ces guerres internes aux Balkans se doublent d’une crise internationale :
l’Autriche-Hongrie entend ne pas laisser se développer l’influence des Russes et
réfréner les appétits de leur principale protégée, la Serbie ; elle s’oppose
catégoriquement à ce que celle-ci atteigne la mer Adriatique et, pour l’en
empêcher, un nouvel État est créé : l’Albanie. L’Autriche-Hongrie aurait même
souhaité aller plus loin : mater la Serbie, pour atténuer la pression qu’elle fait
subir à la frontière méridionale de l’empire, mais elle en est dissuadée par son
alliée, l’Allemagne. Ainsi les Balkans, par le mélange des passions nationales (le
nationalisme serbe est particulièrement vivace) et des intérêts des puissances
(l’Allemagne, en outre, développe son influence en Turquie), se révèlent la région
de tous les dangers, une véritable poudrière. Une poudrière dont l’incendie serait
d’autant plus dangereux que, à partir de ce conflit localisé, par le jeu des
alliances, les puissances européennes pourraient se trouver entraînées bien audelà d’un simple conflit local. Car, si le reste de l’Europe est en paix,
l’exacerbation des sentiments nationaux, sous la forme des nationalismes, n’est
pas sans danger.
Antagonismes et nationalismes
Il n’y a pas véritablement de nationalisme britannique, même si les Anglais sont
souvent convaincus d’être la race « gouvernante » par excellence et ne peuvent
tolérer qu’une puissance navale vienne les concurrencer et mettre en cause leur
sécurité. La construction par les Allemands d’une grande flotte de guerre avait
provoqué, vers 1908, une véritable panique en Angleterre, mais elle était
71
retombée par la suite. La question d’Irlande et les risques de guerre civile dans
l’île, liés à l’application du Home Rule, retiennent bien davantage l’attention de
l’opinion britannique que les problèmes continentaux.
En France, il existe un mouvement nationaliste important. Il a longtemps été
représenté par la Ligue des patriotes, dont le programme comprend la « revanche
» et la reprise de l’Alsace-Lorraine, mais son influence est devenue très faible ;
une autre organisation, nationaliste et monarchiste, l’Action française, est, par
contre, très dynamique et en pleine expansion. Son antigermanisme est violent,
mais elle s’intéresse en priorité aux problèmes d’ordre intérieur, son combat est
surtout dirigé contre la République. Le nationalisme français est d’abord un
nationalisme défensif, qui entend lutter contre tout ce qu’il considère comme la «
décadence ».
Le nationalisme russe se manifeste surtout à l’intérieur de l’empire : il pousse à la
russification de cet empire et s’en prend aux minorités nationales, les « allogènes
». Le panslavisme, volonté de développer son influence sur l’ensemble des
Slaves, explique l’intérêt que la Russie porte aux Balkans, sans que pour autant il
soit très actif, sinon chez certains diplomates.
Le nationalisme allemand est le plus redoutable. L’Allemagne est le seul pays
d’Europe où le nationalisme est franchement tourné vers l’extérieur et prend un
caractère nettement agressif. La notion de « peuple élu » s’est développée, fondée
sur les succès militaires, économiques, culturels ; elle se prolonge par l’idée
qu’une race supérieure a des droits sur les peuples inférieurs. Le «
pangermanisme » aspire à ce que l’Allemagne dispose en Europe de « l’espace
vital » qui lui revient, au détriment des Slaves, qui devraient être refoulés plus à
l’est. Il veut également acquérir dans le monde des colonies ou des zones
d’influence suffisantes. L’influence du pangermanisme n’est pas négligeable dans
les milieux d’affaires, politiques et universitaires ; elle se combine avec une
inquiétude très largement répandue chez les Allemands, la crainte de «
l’encerclement », qui se traduit par des sentiments violemment anti-russes. Cette
hantise conduit à majorer l’importance de l’alliance autrichienne : l’Allemagne ne
peut permettre que l’Autriche-Hongrie soit affaiblie.
Dans leur masse, les peuples européens sont pacifiques. Quand on les consulte,
comme c’est le cas pour le peuple français lors des élections d’avril-mai 1914, ils
le manifestent. Un peu partout progresse l’influence de la social-démocratie,
adversaire convaincue des nationalismes. Il n’existe aucune raison majeure de
conflit, pas de volonté belliqueuse dans les gouvernements, peu influencés –
même le gouvernement allemand – par le nationalisme.
Mais, depuis dix à quinze ans, la tension a considérablement augmenté. La
répartition des principales puissances européennes en deux grandes alliances en
est la principale cause. Les États se raidissent sur leurs droits, il n’y a nulle part
volonté de désarmer ces tensions et, en particulier, de rassurer l’Allemagne, que
sa puissance et son dynamisme pourraient rendre dangereuse. L’Europe est au
sommet de sa puissance, mais sa stabilité intérieure est à la merci d’une crise
secondaire…
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
À la veille du déclenchement de la guerre, les deux blocs d’alliances sont de
puissance égale et ne peuvent donc, en théorie, s’affronter. Cependant, il existe
deux foyers possibles de mise à feu d’un conflit généralisé : dans les Balkans, la
Bosnie, dominée par l’Autriche mais soutenue par la Serbie que les Russes et les
Français soutiendraient ; en Europe du Nord-Ouest, la Belgique, porte d’accès
pour l’Allemagne à la Manche et à la France du Nord, mais dont la neutralité ne
pourrait être violée sans qu’aussitôt le Royaume-Uni et la France interviennent.
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
72
HC – La Première guerre mondiale
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Comment tant d’hommes ont-ils pu accepter autant de souffrances aussi
longtemps ? La Première Guerre mondiale, une guerre interminable. La Première
Guerre mondiale : la Grande Guerre. Pourquoi peut-on dire que la Première
Guerre mondiale a été « le suicide de l’Europe » ?
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Sources et muséographie :
L’historial de la Grande Guerre de Péronne propose des expositions en ligne (rubrique « Service éducatif ») :
www.historial.org
Ce mémorial ne prétend pas être un musée d’histoire militaire. Il veut surtout retracer le vécu du conflit, la construction d’une
véritable « culture de guerre » qui marquera profondément les populations pour l’avenir.
Exposition en ligne proposée par le mémorial de Caen, « La guerre de 1914-1918 : la couleur des larmes, les peintres devant la
Première Guerre mondiale » (rubrique « L’histoire en ligne ») : www.memorialcaen.fr/fr/index.php
Ouvrages généraux :
Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie critique de la Grande Guerre 1914-1918, Bayard, Paris,
2004. [Un outil indispensable avec plus d’une centaine d’articles critiques et des illustrations.]
Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Annette, 14-18, retrouver la guerre, Gallimard, 2000, coll. «Bibliothèque des histoires», 272
p. [Un livre fondateur de l’historiographie culturelle de la guerre.]
Audoin-Rouzeau (S.), Becker (A.), 1914-1918, Gallimard, coll. « Découvertes », 1998
Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18. Les combattants des tranchées, Armand Colin, Paris, 1987.
Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre, CRDP, Amiens, 1995.
Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, « Violence et consentement : la « culture de guerre » du premier conflit mondial », in
Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Seuil, Paris, 1997, pp. 251-271.
Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao, Henri Rousso (dir.), La violence de guerre, 1914-1945. Approches
comparées des deux conflits mondiaux, Complexe, Bruxelles, 2002. [Un ouvrage nécessaire pour mieux illustrer la continuité
entre les deux guerres mondiales.]
S. Audouin-Rouzeau, La guerre des enfants 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, A. Colin, Paris 1993.
Jean-Jacques Becker, L’Europe dans la Grande Guerre, coll. «Sup», Belin, Paris, 1996.
J.-J. Becker, Le traité de Versailles, Que sais-je ? PUF, 2002.
Jean-Jacques Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau (dir.), Les sociétés européennes et la guerre de 14-18, Université de Paris XNanterre, Centre d’histoire de la France contemporaine, 1990.
Centre de recherche de l’Historial de Péronne, 14-18 la Très Grande Guerre, éd. du Monde, 1994.
A. Becker, Les monuments aux morts, Errance, Paris 1998.
A. Becker, Oubliés de la Grande Guerre, populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Noêsis, Paris 1998.
Georges L. Mosse, De la Grande Guerre aux totalitarismes : la brutalisation des sociétés européennes, Hachette littérature, Paris,
1999. [Un ouvrage fondamental avec une préface de Stéphane Audoin-Rouzeau.]
Winter J., 14-18, Le Grand Bouleversement, Presses de la Cité, 1997.
J.-J. Becker, J.Winter, G. Krumeich, A. Becker et S. Audouin-Rouzeau, Guerre et cultures, 1914-1918, A. Colin, Paris 1994.
J.-M. Winter, La Première Guerre mondiale, Sélection du reader’s digest, 1990.
Antoine Prost, Jay Winter, Penser la Grande Guerre, un essai historiographique, Seuil, Paris, 2004.
A. Prost, Les anciens combattants 1914-1940, coll. «Archives » Gallimard-Julliard, Paris 1977.
John Horne, Alan Kramer, 1914, les atrocités allemandes, Tallandier, Paris, 2005. [L’ouvrage fondamental sur les atrocités
allemandes de 1914.]
John Horne, State, Society and Mobilisation in Europe during the FWW, Cambridge Press, Cambridge, 2000. [La référence
sur la notion de mobilisation sociale et culturelle.]
Frédéric Rousseau, La guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, Seuil, Paris, 1999.
R. Cazals et F. Rousseau, 14-18, le cri d’une génération, Privat, Cahors 2001.
Christophe Prochasson, Anne Rasmussen, Au nom de la patrie : les intellectuels et la Première Guerre mondiale, 1910-1919, La
Découverte, Paris, 1996.
N. Offenstadt, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), O. Jacob, Paris 1999.
B. Cabanes, La victoire endeuillée, Le Seuil, 2004.
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Miquel (P.), La Grande Guerre, Fayard, 1983.
Robin Prior et Trevor Wilson, La Première Guerre mondiale. Atlas des guerres, Autrement, Paris, 2001. [Un atlas utile.]
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Anne Duménil, Le soldat allemand de la Grande Guerre : institution militaire et expérience de combat, 2 vol., thèse de la faculté
73
d’histoire et de géographie, Université de Picardie Jules-Verne, décembre 2000.
Thierry Hardier, Jean-François Jagielski, Combattre et mourir pendant la Grande Guerre, Imago, Paris, 2001.
Olivier Lepick, La Grande Guerre chimique, PUF, Paris, 1998.
Jacques Meyer, La vie quotidienne des soldats pendant la Grande Guerre, Hachette, Paris, 1967.
Éric Hobsbawn, L’âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Complexe, Bruxelles, 1990. [Une synthèse stimulante.]
Mark Mazower, Le continent des ténèbres. Une histoire de l’Europe au XXe siècle, Complexe, Bruxelles, 2005. [Une synthèse
stimulante.]
Pedroncini (G.), Les Mutineries de 1917, PUF, 1967.
Werth Nicolas, Histoire de l’Union soviétique, de l’Empire russe à l’Union soviétique (1900-1990), PUF, 2001, coll. « Thémis
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Documentation Photographique et diapos :
S. Audouin-Rouzeau, « La Guerre au XXe siècle : 1. L’expérience combattante », La Documentation photographique, n° 8 041,
La Documentation française, Paris, 2004.
A. Duménil, « La guerre au XXe siècle, 2. L’expérience des civils », La Documentation photographique, n° 8 043, La
Documentation française, Paris, 2005.
Revues :
1914-1918: La Grande Guerre / Collectif, in LES COLLECTIONS DE L'HISTOIRE N° 21, Octobre-Décembre 2003
I. POURQUOI LA GUERRE
- Le conflit était-il inévitable ? (Jean-Jacques Becker) : Quel enchaînement fatal a conduit à la guerre alors que, jusque-là, on avait
su résoudre les conflits par la voie diplomatique ? Ce ne sont pas les haines ou les passions nationalistes qui ont provoqué le
premier conflit mondial. Les alliances nouées par les puissances européennes leur ont tendu un véritable piège où elles se sont,
l'une après l'autre, précipitées
- L'échec des pacifistes (Michel Winock) : Le monstrueux carnage de 1914-1918 défie encore la raison. Comment cela a-t-il été
possible ? Une constatation s'impose : le pacifisme, fragile, n'était pas en mesure de résister à l'exaltation de l'idée nationale
- Vienne, fossoyeur de l'Europe (Pierre Grosser) : Pour expliquer l'embrasement soudain de l'ensemble d'un continent, on a
envisagé toutes les hypothèses. Mais on a sans doute minimisé le bellicisme suicidaire des dirigeants austro-hongrois
- La dernière journée de paix (Jean-Pierre Rioux) : En ce vendredi 31 juillet 1914, on vit, on aime, on trime comme un beau jour
d'été. Quelques signes, à peine, d'un danger auquel on ne veut pas croire. Brutalement, l'assassinat de Jaurès, qui a tenté de sauver
la paix jusqu'à la dernière minute, en appelle à la défense de la patrie : "Jaurès est mort ! Vive la France !"
II. COMBATTRE
(En 1914-1918, la guerre se révèle d'une brutalité inédite. Le champ de bataille n'a jamais été si meurtrier, ni les batailles aussi
longues. À Verdun, les hommes s'affrontent durant 10 mois ! Mais comment ont-ils tenu ?)
- L'épreuve du feu (Stéphane Audoin-Rouzeau) : Jamais la guerre n'aura été si violente. Au-delà du nombre de morts, accablant en
lui-même, les combats sur le front ont atteint un degré de brutalité inconnu jusqu'alors. Reste à expliquer l'impensable: comment
les hommes ont-ils tenu ?
- Mise au point: Vers l'émancipation des femmes (Par le travail, la guerre a-t-elle contribué à l'émancipation des femmes ?)
- Les enfants de l'union sacrée (Stéphane Audoin-Rouzeau) : En 1914-1918, les enfants aussi ont "fait la guerre". Véritables
combattants parvenus au front par hasard, ou héros légendaires inventés de toutes pièces par la propagande officielle, ils
témoignent de l'engagement de tout un pays dans ce qui apparaît alors comme une croisade contre la barbarie
III. BILAN D'UNE TRAGÉDIE
- Aux morts, la patrie reconnaissante (Annette Becker) : Après la guerre, la France se couvre de monuments aux morts, et tout le
pays communie dans la célébration de ses disparus, autour d'un jour férié, le 11 novembre, et d'un symbole, le soldat inconnu. La
joie de la victoire est vite oubliée. Seuls restent le chagrin et la litanie des noms de ceux qui ne sont pas revenus)
- Un héros inconnu à l'Arc de triomphe
- Enquête sur les fusillés (Nicolas Offenstadt) : Soldats exécutés pour "lâcheté" ou fuite devant l'ennemi... Les fusillés de la
Première Guerre mondiale se comptent par centaines, dans tous les camps, et bien avant les grandes mutineries de 1917.
Aujourd'hui, grâce au travail effectué dans les archives, on en sait plus sur les conditions de ces exécutions
- Mise au point: Les mutinés de 1917 (Des soldats exténués, désorientés, désespérés se rebellent contre une guerre interminable)
- Mise au point: Le plaidoyer de Stanley Kubrick ("Les Sentiers de la gloire": Un film culte, et un pamphlet antimilitariste)
- Le XXe siècle commence en 1914 (Serge Berstein) : La Première Guerre mondiale a produit le communisme et le fascisme.
Nées de l'ébranlement du conflit, ces deux idéologies totalitaires bouleverseront l'histoire du XXe siècle. La guerre a peut-être
porté un coup fatal à l'humanisme démocratique
Les écrivains de la Grande Guerre, TDC, N° 759, du 1er au 15 septembre 1998
J.-J. Becker, L’année 14, TDC, N° 682, du 15 au 31 octobre 1994
Historiens et géographes, Dossier : Enseigner la Première Guerre Mondiale, n° 369, février 2000.
« Octobre 1917, la Révolution russe », L’Histoire, n° 206, janvier 1997.
« Sur l’année 1917 », Historiens et Géographes, n° 315, juillet-août 1987.
Carte murale :
74
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
La guerre qui s’ouvre en 1914 est totalement nouvelle, car elle dépasse le cadre
européen par la mobilisation des empires coloniaux et par l’engagement des
États-Unis. C’est un conflit qui entraîne les sociétés entières et transforme,
pendant plus de quatre ans, le fonctionnement politique et la vie culturelle de
différents États. Antoine Prost et Jay Winter ont montré dans leur ouvrage
(Penser la Grande Guerre, un essai d’historiographie, Le Seuil, 2004), que si les
causes, les enjeux et les conséquences du conflit sur le plan politique continuent à
être largement étudiés, c’est la culture de guerre, en particulier la question de la
violence, qui paraît être au centre des préoccupations des historiens
contemporains.
BO 1ere L-ES : « La Première Guerre
mondiale et les bouleversements de l’Europe.
On présente brièvement les grandes phases
du conflit puis on insiste sur son caractère de
guerre totale et sur ses conséquences. Cette
étude inclut l’événement majeur constitué par
la révolution russe. »
Le sujet ne s’affranchit pas encore totalement d’une historiographie militaire et
diplomatique classique dès lors que les grandes opérations militaires doivent être
connues et que les traités de paix et leurs conséquences géopolitiques ont toute
leur importance. Néanmoins, en centrant l’étude de la Première Guerre mondiale
sur la problématique de la guerre totale, on intègre parfaitement les deux grands
tournants de l’historiographie de la Grande Guerre.
- À partir des années 1960, l’histoire sociale met en avant une guerre où les
acteurs sont des groupes de masse : les soldats, les femmes, les ouvriers. Cette
guerre est une guerre totale car elle mobilise l’ensemble des groupes sociaux. Ce
courant historiographique revient également sur la mobilisation économique et
les sécificités d’une économie de guerre. On insiste sur les « nouvelles formes
d’intervention de l’État » – qui dépassent, d’ailleurs, le strict cadre économique et
concernent également l’encadrement de la société. Cette étude permet de faire le
lien avec le pouvoir économique et politique, entre l’expérience de la Première
Guerre mondiale et le fonctionnement des totalitarismes de l’entre-deux-guerres.
- Un tournant culturel est amorcé par l’historiographie à partir des années 1980 et
qui s’épanouit dans les années 1990. Cette configuration historiographique a
renforcé l’approche comparatiste et la problématique de guerre totale. Elle
cherche à comprendre comment la guerre a pu pénétrer en profondeur les
discours, les pratiques et les représentations des sociétés. Les chercheurs
européens, notamment groupés autour de l’Historial de la Grande Guerre à
Péronne, ont remis au centre de la question l’expérience combattante et la
mutation de la violence du champ de bataille. L’évidence d’une élévation du
seuil de brutalité et l’imprégnation des sociétés occidentales par cette violence
meurtrière permettent alors de mieux comprendre les violences totalitaires et
génocidaires de l’entre-deux-guerres et celles de la Seconde Guerre mondiale.
On peut reprendre le concept de « brutalisation » de l’historien américain George
L. Mosse afin de réfléchir sur les liens « entre la violence de la période et celles
des totalitarismes » et, plus largement, sur une guerre civile européenne qui
courrait de 1914 à 1945. Prenant acte de l’éloignement générationnel avec
l’événement et de la déprise de la guerre dans nos sociétés, ce courant
historiographique cherche à comprendre comment la Grande Guerre a fait sens
pour les contemporains. À travers la notion de « culture de guerre », il cherche à
reconstruire « un corpus de représentations du conflit cristallisé en un véritable
système donnant à la guerre sa signification profonde » (Stéphane AudoinRouzeau, Annette Becker). Ayant une approche totale de la guerre, cette
historiographie élargit ses sources : écrits officiels comme privés, de l’avant
comme de l’arrière, objets du quotidien des combattants comme des civils. Le
choix d’insérer l’étude des révolutions russes de 1917 dans celle de la Première
Guerre mondiale semble également dicté par la volonté de faire le lien entre
guerre totale, révolution et totalitarisme. L’incapacité de la Russie à mener une
véritable guerre totale met à jour les dysfonctionnements sociaux, économiques et
politiques d’un pays, tout en diffusant une violence propice aux révolutions et à la
guerre civile. Il s’agit, dès lors, de mettre en avant le fonctionnement de la «
brutalisation » russe.
La guerre totale n’est plus seulement l’affaire des militaires mais de l’ensemble
de la société. Cette mobilisation générale de sociétés et d’économies déjà
fortement industrialisées entraîne inévitablement une élévation sans précédent des
violences de guerre. Les documents doivent introduire cette problématique
fondamentale de la guerre totale et de relier la Première Guerre mondiale à deux
BO 1ere S : « Les Français dans la Première
Guerre mondiale
Après avoir décrit l’entrée en guerre, on
étudie les manières dont les Français vivent le
conflit, en insistant sur le fait que la société
dans sa quasi-totalité est touchée par le deuil.
Une ouverture sur certains prolongements de
la Grande Guerre (apaisement des luttes
religieuses, organisation du souvenir,
évolution des rôles féminin et masculin, ...)
achève l’étude. »
BO 3e actuel : « Après avoir situé
chronologiquement les grandes phases
militaires du conflit, on insiste sur le
caractère total de cette guerre (économie,
société, culture), sur les souffrances des
soldats et les difficultés des populations. Le
bilan de la guerre inclut les révolutions de
1917 en Russie, la vague révolutionnaire qui
suit et son écrasement.
Cartes : l’Europe et le monde en 1914.
L’Europe dans les années vingt.
Documents : extraits du traité de Versailles.
Un roman ou un témoignage sur la guerre de
1914-1918. »
BO 3e futur : « LA PREMIÈRE GUERRE
MONDIALE : VERS UNE GUERRE
TOTALE (1914-1918)
La Première Guerre mondiale bouleverse les
États et les sociétés :
- elle est caractérisée par une violence de
masse ; après la présentation succincte des
trois grandes phases de la guerre on étudie
deux exemples de la violence de masse :
. la guerre des tranchées (Verdun),
. le génocide des Arméniens.
- avec la révolution russe, elle engendre une
vague de révolutions en Europe ; l’étude
s’appuie sur la présentation de personnages et
d’événements significatifs,
- elle se conclut par des traités qui dessinent
une nouvelle carte de l’Europe source de
tensions. L’étude de la nouvelle carte de
l’Europe met en évidence quelques points de
tensions particulièrement importants.
Connaître et utiliser les repères suivants
- La Première Guerre mondiale : 1914 -1918,
la bataille de Verdun : 1916 ; l’armistice : 11
novembre 1918
- La révolution russe : 1917
- La carte de l’Europe au lendemain des
traités
75
questionnements essentiels : celui de l’industrialisation de l’économie et des
sociétés occidentales et celui de la mort de masse durant les deux guerres
mondiales.
Décrire et expliquer la guerre des tranchées et
le génocide des Arméniens comme des
manifestations de la violence de masse »
Depuis les commémorations de 1998, on assiste à un regain d’intérêt pour la
Grande Guerre. C’est en 1998 que sont parues les Paroles de poilus aux Éditions
Librio. Elles constituent pour nous des témoignages dont il faut cependant savoir
se méfier. A. Becker et S. Audouin-Rouzeau ont écrit dans la préface de leur livre
14-18 retrouver la Guerre à propos de cette entreprise éditoriale : « fruit d’un
«appel à témoin » lancé par Radio France et auquel huit mille personnes ont
répondu, c’est sans doute l’une des publications les plus médiocres jamais éditées
à partir de sources directes écrites en 1914-1918. À ce titre, l’immense succès de
sa « réception » est d’autant plus significatif : on ne peut sérieusement nier qu’un
tel scandale éditorial a répondu aux attentes des Français sur la Grande Guerre.
Outre l’opacité de la sélection des écrits, l’ensemble tend vers une version
idéalisée du monde combattant et les commentaires sont particulièrement
significatifs d’une lecture tronquée de la guerre ».
Le XXe siècle, commencé par l’attentat de Sarajevo en 1914, s’est d’une certaine
façon terminé aussi à Sarajevo, quand la guerre a embrasé la Yougoslavie au
début des années 1990. Parler de la Grande Guerre, c’est finalement revenir sur
l’événement qui, selon les travaux d’Hobsbawm, fut la matrice du XXe siècle.
L’historiographie de la Grande Guerre a été revivifiée par de jeunes historiens,
comme Annette Becker, Stéphane Audouin-Rouzeau, Rémy Cazals, Frédéric
Rousseau ; ce qui n’empêche les «grandes figures » de demeurer (Jean-Jacques
Becker, Antoine Prost). Tous se sont attachés à montrer que :
– La guerre de 1914-1918, qui a mis aux prises presque toutes les nations
européennes, ne peut plus être traitée uniquement dans une optique nationale.
– La guerre de 1914-1918 ne peut pas être uniquement traitée sous des angles
militaire, diplomatique et économique. Elle a fait naître une culture de guerre
européenne dont les hommes ont conservé la mémoire.
La principale question que pose la Première Guerre mondiale aux historiens est la
suivante : comment des hommes ont-ils pu endurer et assumer la violence
nouvelle née de la guerre moderne ?
Il faut intégrer ici la notion de brutalisation (ou « l’ensauvagement ») que l’on
doit à l’historien américain George L. Mosse. Les massacres coloniaux, puis la
Première Guerre mondiale, auraient engendré une brutalisation des moeurs
expliquant en partie la violence de masse des décennies suivantes. Le
totalitarisme est né de la guerre totale. Le processus de civilisation (cf. Norbert
Elias, La civilisation des moeurs, 1939, réédition Calmann-Lévy, 1973) qui avait
accompagné le développement des sociétés démocratiques depuis le XVIIIe
siècle semble interrompu pour laisser la place à une violence de nature
anthropologique. Ce premier conflit militaire de l’âge démocratique a absorbé
toutes les ressources matérielles, mobilisé toutes les forces économiques et
sociales, remodelé les mentalités des pays du Vieux Monde. Tout en étant au
départ une guerre classique entre États, elle se transforma peu à peu en un
gigantesque massacre. On expérimenta alors la guerre de masse moderne, capable
de transformer des champs de bataille étendus sur des dizaines de kilomètres en
gigantesques cimetières. Avec ses tranchées, ses canons et ses armes chimiques,
la «guerre totale» inaugurait l’ère des massacres technologiques et révélait
l’horreur de la mort anonyme de masse. Esthétisée par les futuristes italiens,
célébrée par les fascismes comme berceau d’une communauté nationale
régénérée, cette guerre a accouché du premier génocide du XXe siècle, celui des
Arméniens, et préfiguré les exterminations massives de la Seconde Guerre
mondiale. Le carnage de 1914-1918 est une expérience fondatrice : là se forge un
nouvel ethos guerrier où les anciens idéaux d’héroïsme et de chevalerie se
combinent avec la technologie moderne, le nihilisme se rationalise, le combat se
transforme en destruction méthodique de l’ennemi et la perte d’énormes quantités
de vies humaines pouvait être prévue, voire planifiée, comme une donnée
stratégique. Cette guerre marque le début d’une brutalisation de la vie politique,
qui façonne en profondeur l’imaginaire d’une génération. Les historiens l’ont
d’ailleurs définie comme la « génération de 1914 », la « génération du feu» ou
encore la « génération du front », celle de l’écrivain pacifiste Erich-Maria
Remarque mais aussi celle du caporal Adolf Hitler. Ce traumatisme laisse une
empreinte durable sur le paysage mental des sociétés européennes et la guerre fut
souvent érigée en métaphore du XXe siècle : la période entre 1914 et 1945
76
inaugure l’âge de la « guerre civile mondiale ». Elle fut le théâtre d’un
enchaînement de révolutions et contrerévolutions perpétué et radicalisé par la
naissance de l’URSS, puis des régimes fascistes. La guerre mondiale se
transforme ainsi en guerre civile mondiale.
Le débat se noue entre historiens autour de la question du consentement à la
guerre, ou de son refus. S. Audoin-Rouzeau et A. Becker parlent de consentement
patriotique, en se fondant surtout sur le témoignage des élites qui encadraient la
population. S’appuyant sur les témoignages des poilus, R. Cazals et F. Rousseau
préfèrent l’hypothèse d’un réseau de contraintes (obéissance, soumission,
résignation, éducation) pesant sur les poilus, dont les carnets révèlent la
persistance d’un for intérieur pacifiste. Un jeune historien de Dijon, V.
Chambarlhac, résume le débat comme l’opposition entre «une histoire d’en bas et
une histoire d’en haut ». R. Cazals et F. Rousseau parlent, quant à eux, de
l’opposition entre une « culture de haine exagérée et une culture de paix occultée
». Il faut donc envisager la Grande Guerre dans son aspect fondateur d’une
violence totale qui marque tout le XXe siècle. Il importe aussi d’en étudier la
mémoire grâce aux monuments aux morts qui sont érigés sur le territoire français.
Ces œuvres présentent un double témoignage, sur le déroulement de la guerre et
sur les mentalités des survivants.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
La guerre qui éclate en août 1914 aurait pu reproduire le schéma classique des
conflits précédents (guerre de Crimée, de Sécession, balkaniques), c’est d’ailleurs
ce à quoi s’attendaient les opinions publiques comme les états-majors. Pourtant
les masses humaines qui s’y trouvent plongées, la multitude des pays qui y
participent et l’étendue des pertes en font la première des guerres mondiales.
Triomphe paradoxal de la civilisation industrielle, elle voit les techniques
industrielles systématiquement utilisées au service de la destruction, et pourtant
elle reste un combat de soldats, mais à l’échelle inédite d’une Europe capable de
mobiliser tous ses hommes par l’extension de la conscription systématique et de
puiser dans ses colonies. Ces spécificités en font une véritable matrice du jeune
XXe siècle. Les bouleversements territoriaux qu’elle entraîne jouent encore un
siècle après, tandis que la chute du tsarisme qu’elle provoque permet
l’établissement du premier régime communiste, qui va imposer un nouveau tour
aux relations internationales. Le discrédit du libéralisme démocratique, enfin,
prépare le terrain aux totalitarismes.
Accompagnement 1ère : « L’étude vise à
prendre la mesure de cet événement majeur et
à analyser son caractère de guerre totale,
phénomène novateur à cette échelle, qui
consiste à mobiliser toutes les forces d’un
pays pour détruire l’adversaire. Les grandes
phases du conflit sont donc présentées en
interaction avec les stratégies d’adaptation
des États aux nouvelles conditions de la
guerre. Elle s’attache aussi à montrer, à l’aide
de quelques exemples, que les effets d’un
conflit d’une telle ampleur sont multiples.
Ainsi, la guerre est-elle à l’origine de
nouvelles formes d’intervention de l’État,
d’un bouleversement géopolitique du
continent et de la mise en question de
nombreux régimes et traditions politiques. La
mémoire collective de l’entre-deux-guerres,
quel que soit le pays concerné, est
durablement marquée: deuil collectif,
commémorations, pacifisme. La brutalisation
des rapports humains invite à poser la
question des liens entre la violence de la
période (ainsi du massacre des Arméniens,
premier génocide du siècle) et celles des
totalitarismes. La Première Guerre mondiale
est la matrice des révolutions en Russie.
L’empire affronte au début des années 1910
une transition instable (industrialisation
rapide, état d’ébullition social récurrent,
apparente solidité politique) qui ne permet
pas d’augurer de l’avenir, dans un sens ou
dans un autre. Son entrée en guerre est
synonyme de désastre militaire, de pertes
humaines et territoriales ; l’économie ne
résiste pas au conflit, le ravitaillement du
front et de l’arrière n’est plus assuré, le pays
s’installe dans l’inflation et la pénurie ; le tsar
et le pouvoir centralisé sont discrédités : en
1917, la Russie s’autogère. La guerre agit
comme un amplificateur des blocages et des
fragilités antérieures et un formidable
I. LE DEROULEMENT DE LA GUERRE
Quelle que soit l’intrigue historique retenue, elle devra, pour être en adéquation
avec la recherche universitaire, faire une large part aux hommes (combattants et
civils, hommes, femmes et enfants). Afin d’adopter une démarche synthétique
plutôt que cumulative, on conseille de centrer toute la réflexion relative à la
Grande Guerre autour de la problématique de la guerre totale.
Mourir à Sarajevo
L’attentat n’avait pas provoqué une émotion considérable en Europe. On prêtait à
l’héritier du trône autrichien des projets, à vrai dire assez flous, d’une
organisation nouvelle de l’empire pour succéder à la formule du dualisme qui
reposait sur la primauté allemande et hongroise ; mais ce n’était pas une
personnalité très considérée. Une seule certitude : il était hostile à toute opération
militaire contre la Serbie. En Autriche, un parti de la guerre, animé par le ministre
des Affaires étrangères, le comte Berchtold, et le chef d’état-major de l’armée,
Conrad von Hetzendorf, entend profiter de l’événement pour mater la Serbie.
Deux obstacles à cette action. D’abord l’opinion autrichienne, les milieux
d’affaires, le chef du gouvernement de la partie hongroise, le comte Tisza, qui
n’étaient guère favorables. Ensuite l’Allemagne, qui, l’année précédente, à
l’occasion du conflit balkanique, avait refusé de soutenir un projet similaire.
Néanmoins, l’empereur Guillaume II et les chefs militaires estimaient que cela
avait été une erreur. Une mission autrichienne, envoyée à Berlin, recueillit
l’accord des autorités allemandes. Par contre, les divergences à l’intérieur de la
monarchie austro-hongroise retardèrent des décisions qui ne seront définitivement
prises que le 19 juillet.
Le 23 juillet au soir, un ultimatum, inacceptable pour la Serbie car il l’eût
transformée en protectorat autrichien, lui était adressé par l’Autriche-Hongrie. La
77
Serbie en acceptait malgré tout la plupart des conditions, mais, poussée à
l’intransigeance par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie lui déclarait la guerre, le 28
juillet.
Les gouvernements allemand et autrichien estimaient qu’il était possible que le
conflit reste circonscrit : la Russie n’interviendrait pas, et l’Angleterre encore
bien moins. Hypothèse doublement fausse, aux conséquences incalculables. Tout
en comprenant la légitimité de la réaction autrichienne à la suite de l’assassinat de
l’héritier du trône, la Russie ne pouvait laisser accabler la Serbie, dont la
responsabilité dans l’attentat n’était d’ailleurs pas prouvée : en s’abstenant, elle
aurait abandonné toute l’Europe balkanique à l’influence germanique. Du côté
français, on souhaitait que la Russie reste prudente, mais il n’était pas question de
se dérober aux obligations de l’alliance. Pour montrer le caractère limité du
conflit, l’Autriche-Hongrie n’avait pas procédé à une mobilisation générale. C’est
la Russie qui accomplit l’acte décisif, en lançant l’ordre de mobilisation générale,
sans d’ailleurs en avoir averti la France.
L’Allemagne, de son côté, ne pouvait pas abandonner une alliée qu’elle avait
poussée à agir. Mais son entrée dans le conflit impliquait inévitablement celle de
la France. Le plan de guerre allemand (plan Schlieffen, du nom du chef d’étatmajor de l’armée de 1891 à 1906) prévoyait dans un premier temps de porter
l’effort principal à l’ouest, puis, après avoir accablé l’armée française en six
semaines environ, de se retourner contre la Russie, à la mobilisation réputée
lente. Devant l’immensité des conséquences, Guillaume II hésitait, mais son étatmajor le « bousculait » : le 31 juillet, vers 16 heures, au même moment, France et
Allemagne lançaient l’ordre de mobilisation générale. Le 2 août, en application
du plan qui prévoyait un large mouvement tournant par la Belgique, le
gouvernement allemand sommait la Belgique de laisser libre passage à ses
troupes. Le 3 août, l’Allemagne déclarait la guerre à la France. Quant à
l’Angleterre, extrêmement hésitante à s’engager dans un conflit continental, la
violation de la neutralité belge la décidait : le 4 août, elle déclarait à son tour la
guerre à l’Allemagne. Seule pour le moment des grandes puissances européennes,
l’Italie proclamait sa non-belligérance.
Le feu aux poudres
La vitesse avec laquelle le feu avait pris était stupéfiante, d’autant plus que, dans
des circonstances comparables, des négociations avaient pu être engagées et les
crises finalement désamorcées. Les états-majors en sont largement responsables
et, plus que tout autre, l’état-major allemand. Convaincu du danger que courrait
l’Allemagne quand le réarmement russe, entrepris après la défaite russe dans la
guerre de Mandchourie de 1904-1905, serait achevé et que les lignes de chemins
de fer stratégiques en construction approcheraient des frontières allemandes, il
était partisan d’une guerre préventive contre la Russie : l’occasion lui sembla
bonne. Les autres états-majors, tenus par la rigidité des plans et par l’ampleur des
mobilisations générales, terrorisés à l’idée de prendre du retard sur l’adversaire,
se montrèrent tout aussi belliqueux. Les pouvoirs civils s’inclinèrent devant
l’autorité militaire ; en France, le chef d’état-major, le général Joffre, arracha
littéralement à un gouvernement hésitant l’ordre de mobilisation générale.
Une des grandes forces internationales, l’Internationale socialiste, avait fait de la
lutte pour le maintien de la paix un des grands axes de sa politique. Des projets de
grève générale, en cas de menace de guerre, avaient été évoqués, sinon décidés.
Réuni à Bruxelles, le 29 juillet, le Bureau socialiste international appela les
peuples à faire pression sur leurs gouvernements pour rechercher une solution
d’arbitrage et, effectivement, d’importantes manifestations en faveur de la paix
eurent lieu, en France et en Allemagne en particulier. Mais le mouvement fut pris
de vitesse par les événements. À peu près partout, socialistes et syndicalistes se
rallièrent à la défense nationale de leurs pays respectifs. Dans cette crise où ils
distinguaient mal les responsabilités des impérialismes, mais où les sentiments
nationaux apparaissaient au premier plan, ils moulèrent leur attitude sur celle des
opinions, partout entraînées par une vague de patriotisme.
Au mois de juillet 1914, l’atmosphère n’était à peu près nulle part à la guerre.
Mais, dans tous les pays européens, un sentiment l’emporta, celui d’être victime
d’une agression. Les Français sont convaincus d’être agressés par l’Allemagne,
les Allemands et les Austro-Hongrois sont persuadés d’être menacés par les
Russes, et réciproquement, tandis que les Anglais considèrent l’invasion de la
Belgique comme une attaque contre eux-mêmes… Ce sentiment général
conduisit chacun des peuples européens, quelquefois avec enthousiasme, la
accélérateur de l’histoire : moins de trois ans
séparent la mobilisation de la chute du régime
impérial et huit mois cette dernière de la prise
du pouvoir par les bolcheviks.
L’étude de la Première Guerre mondiale est
propice à un travail avec les professeurs de
français, de langues étrangères ou d’arts
plastiques sur les corpus épistolaire et
littéraire ou les représentations de la guerre ».
Accompagnement 3e : « La Première Guerre
mondiale et ses conséquences.
On doit renoncer au récit chronologique des
phases du conflit et privilégier la mise en
évidence de ses grandes caractéristiques : son
aspect total et la brutalisation des rapports
humains qu’il a impliquée. Cela permet de
faire comprendre, par delà les conséquences
plus immédiates de la guerre, étudiées dans
son bilan, sa résonance profonde et
traumatique sur le siècle qui commence. La
notion de brutalisation (mal traduite du terme
anglais brutalization que le néologisme «
ensauvagement » aurait mieux fait
comprendre) reflète la place fondatrice de la
violence liée à la guerre. Des recherches
récentes ont mis en évidence cette violence
d’un conflit marqué par le premier génocide
du siècle, celui des Arméniens, et pendant
lequel, pour la première fois en Europe,
s’ouvrent des camps de concentration ; cette
pratique, partagée par tous les belligérants
pour les ressortissants de pays ennemis,
atteint des groupes entiers de population (tels
ces Français et surtout ces Françaises de la
région de Lille qui ont été déportés en Prusse
orientale). Si l’extermination des Juifs et des
Tziganes n’est pas directement issue de la
Première Guerre mondiale, certains des
hommes qui ont vécu ce conflit deviennent
capables d’appliquer une haine
exterminatrice : à deux reprises, en 1931 et en
1939, Hitler invoque la déportation des
Arméniens pour justifier sa politique
antisémite. Il faut donc envisager le conflit
dans son aspect fondateur d’une violence
totale (totalitaire ?) qui marque le XXe
siècle. »
« De la production de masse à la mort de
masse »
L’usine d’obus à gaz du Creusot, propriété de
Schneider, en 1915.
Elle illustre la massification de la production
industrielle lors du conflit et la
transformation d’une économie de paix en
une économie de guerre, caractérisée
notamment par un fort interventionnisme des
États et par une nécessaire croissance de la
main d’oeuvre industrielle. Le choix de
montrer une usine Schneider du Creusot
permet de revenir sur un exemple
caractéristique de l’âge industriel, de la
croissance économique, ainsi que du travail à
la chaîne, et de comprendre que la violence
78
plupart du temps avec résolution, au moins avec résignation pour la paysannerie
russe, à s’associer à la défense nationale. En ces premiers jours du mois d’août
1914, partout, les sentiments nationaux triomphent. Le cas le plus frappant est
celui du peuple belge qui, agressé par son puissant voisin, au lieu de se soumettre,
se soulève, indigné, pour défendre son pays. Au cours du mois d’août 1914, en
l’espace de quelques jours, l’Europe se couvre littéralement d’hommes en armes,
comme cela ne s’était jamais vu dans l’histoire. C’était la conséquence de cette
institution nouvelle : la mobilisation générale. À elles deux, la France et
l’Allemagne ont immédiatement mobilisé près de 8 millions d’hommes. Pour
l’ensemble de l’Europe, au milieu du mois d’août 1914, 6 millions de
combattants étaient prêts à entrer en ligne ou avaient déjà commencé à se battre.
La tradition a longtemps voulu que Français et Allemands se soient précipités
avec enthousiasme les uns contre les autres dans une guerre depuis longtemps
attendue et préparée. Mais cette représentation mérite d’être nuancée comme s’est
employé à le faire l’historien allemand Gerd Krumeich. Si Krumeich ne conteste
pas qu’à Berlin s’est développée une véritable liesse patriotique, il rappelle aussi
l’importance des manifestations socialistes contre la guerre, à Berlin et dans
beaucoup de villes, le 27 juillet 1914. Ainsi, l’enthousiasme guerrier rapporté
dans la presse allemande est une transposition du modèle berlinois alors
qu’ailleurs, il semble avoir été doublé voire contredit par un sentiment de désarroi
et de panique comme en témoigne par exemple la ruée sur les caisses d’épargne,
la constitution de stocks alimentaires, la chasse aux espions... Les sources
recensées concernent également davantage les villes que les campagnes.
L’attitude des Allemands au moment de l’entrée en guerre est alors beaucoup
plus complexe qu’on ne l’a dit, même si la poussée belliqueuse est forte. Pour
l’historien Wolfgang Mommsen, l’explication réside dans l’idée qui s’était
répandue en Allemagne depuis le début du siècle, mais surtout depuis 1910-1911
d’une « guerre inévitable », fondée sur la nécessité de défendre les intérêts
allemands, à laquelle il faut ajouter la force des sentiments nationalistes. Si l’on a
le sentiment que le début de la crise provoque un très grand enthousiasme,
particulièrement sensible dans les classes moyennes, la première réaction
d’insouciance joyeuse ne semble durer que très peu de temps et, comme le note
un autre historien allemand, il est « peu probable que l’ouvrier ou le paysan
allemand fussent partis joyeusement à la guerre ».
LA MONDIALISATION DU CONFLIT
C’est d’abord le jeu des alliances qui a précipité en quelques jours l’Europe dans
le conflit. Faillite de la diplomatie européenne, la guerre n’a pu être contenue
dans les limites initialement prévues et s’est muée en conflit généralisé.
Pierre Milza explique en ces termes la mondialisation du conflit : « Au moment
où se noue la crise de l’été 1914, l’extension des empires coloniaux, des aires
d’investissement et des zones d’influence contrôlées par les Européens, qui a
caractérisé la seconde moitié du XIXe siècle et les premières années du XXe
siècle, fait qu’un conflit survenant au “centre” et opposant les principales
puissances du Vieux Continent a toute chance de gagner rapidement la
“périphérie” du système international. D’abord parce que les belligérants se
trouvent dès le départ face à face en un certain nombre de points, sur mer et audelà des mers. Ensuite et surtout parce que, tous les moyens étaient bons pour
vaincre l’adversaire – blocus, subversion, pressions exercées sur les neutres,
contournement à l’échelle planétaire, etc. –, la guerre totale conduit quasi
inéluctablement à la guerre mondiale. » (Les collections de l’Histoire n° 21,
octobre-décembre 2003, p. 74).
La guerre de 1914 fut très tôt appelée « la Grande Guerre », car elle dépassait par
son ampleur tout ce que l’histoire avait connu jusque-là. Après le deuxième grand
conflit du siècle, l’habitude fut prise de la dénommer « Première Guerre mondiale
». En réalité, ce fut surtout une guerre européenne, à laquelle une partie du monde
se trouva mêlée. On se battit en Afrique, où Anglais, Belges et Français
s’emparèrent des colonies allemandes ; en Extrême-Orient, le Japon, entré en
guerre aux côtés de l’Entente, limita sa participation à la conquête des territoires
sous occupation allemande en Chine et dans le Pacifique. En outre, la France fit
appel à des soldats recrutés dans ses colonies, tandis qu’aux côtés des
Britanniques combattaient les soldats des Dominions (Canada, Australie,
Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud) et que d’importantes troupes indiennes
étaient utilisées au Moyen-Orient. Les États européens qui n’avaient pas
de la Première Guerre mondiale n’est
possible qu’avec l’industrialisation préalable
des systèmes économiques de production. La
présence d’ouvriers, pourtant en âge de
combattre, permet de rappeler qu’être
mobilisé ne signifie pas forcément combattre.
Face à la nécessité d’augmenter la production
d’armement, dès l’automne 1914, de
nombreux ouvriers ont été rappelés du front
pour venir travailler dans les usines.
Les gaz
Dès août 1914, des chercheurs allemands se
sont mis au travail afin d’utiliser le gaz
asphyxiant. C’est lors de la bataille d’Ypres
en avril 1915 que, pour la première fois, les
troupes françaises sont confrontées au chlore.
Les soldats se protègent d’abord avec des
masques et des lunettes rudimentaires. Puis
les Alliés mettent au point des masques
répondant au défi chimique allemand.
Comme le précise S. Audouin-Rouzeau: «il
s’est passé dans la guerre des gaz ce qui s’est
produit en général en 1914-1918: la défensive
l’a emporté sur l’offensive». Les gaz tuèrent
finalement beaucoup moins qu’on ne l’a dit.
On estime globalement à 94000 le nombre
des morts par gazage (environ 30000 pour les
armées allemande, britannique et française).
C’est relativement peu par rapport aux 29000
hommes que perd l’armée française par mois
en 1915. Faute de protection suffisante, les
soldats russes sont les principales victimes
des gaz (56000 morts). Avec l’utilisation des
gaz, la Grande Guerre entre dans la
modernité (usage des armes chimiques) et
franchit aussi une nouvelle étape dans
l’horreur. Elle annonce bien les drames du
XXe siècle.
La barbarie de l’ennemi
Le viol lourdement souligné par l’affiche
renvoie à des peurs primitives qui doivent
évacuer la raison de tout débat sur la guerre.
La « Kultur » allemande est opposée à la
civilisation, comme le militarisme prussien
est irréductible à la grâce de la fraîche
Amérique. Cette préfiguration du mythe de
King Kong va plus loin que l’habituelle
identification des Allemands aux Huns,
puisqu’ici Guillaume II est réduit par sa
pilosité, sa dentition, son gourdin (image
lourdement psychanalytique à l’heure où
triomphe le docteur Freud) et la sauvagerie de
sa libido au stade le plus brut de l’animalité.
La distinction entre civils et militaires n’a
plus la même force dans cette guerre. Le
discours de Clemenceau, comme ses bons
mots (« la guerre est une chose trop sérieuse
pour la confier aux militaires ») souligne
cette volonté d’atténuer cette coupure. Les
civils sont appelés à des efforts et à une
discipline toute militaire, et dans la classe
politique comme aux armées l’obéissance
79
d’emblée été engagés dans la guerre furent vivement sollicités de le faire : le
premier à y entrer fut l’Empire turc, très partiellement européen, aux côtés de
l’Allemagne, dès le mois de novembre 1914. Il fut suivi par l’Italie qui, bien
qu’appartenant à la Triple Alliance, s’engageait aux côtés de l’Entente en mai
1915. Ce fut ensuite le tour de la Bulgarie, aux côtés des puissances centrales, en
octobre 1915, puis de la Roumanie et de la Grèce, aux côtés des Alliés,
respectivement en août 1916 et en juin 1917. Par ailleurs, l’Allemagne avait
déclaré la guerre au Portugal, en mars 1916. Quant aux États-Unis, d’abord
farouchement neutres, c’est la décision allemande d’engager la guerre sousmarine à outrance qui provoqua leur entrée en guerre, le 2 avril 1917, suivie par
toute une série d’États d’Amérique latine, dont le Brésil. Le dernier grand État à
entrer dans le conflit, au moins formellement, fut la Chine, qui se rangea aux
côtés de l’Entente, le 1er août 1917, essentiellement pour faire pièce au Japon et
l’empêcher de prétendre à l’héritage allemand en Chine. On se battit enfin dans
les airs, sur mer et surtout sous la mer : la guerre aérienne et la guerre sousmarine furent deux des grandes innovations de la guerre de 1914-1918.
Pour les Français, la guerre de tranchées est stratégiquement un échec,
puisqu’elle empêche de reprendre le terrain occupé par l’adversaire, et de fait elle
semble favoriser les Allemands qui la systématisent en premier, organisant une
défense en profondeur par la création d’un réseau de lignes successives reliées
entre elles par des boyaux. La tranchée en Champagne est révélatrice de
l’organisation qui a longtemps prévalu en France : à la différence des Allemands
qui très vite les bétonnent pour se prémunir de l’humidité, les Français ne peuvent
pas, contre toute évidence, les considérer comme définitives et les tiennent
essentiellement comme des points d’appui pour les assauts qui doivent libérer le
territoire national.
L’année 1915 est la plus meurtrière après les pertes records des premiers mois, et
l’usage des gaz impose le port des masques protecteurs, qui limitent fortement le
champ visuel. Les caques rondes des tommies, comme leurs armements, sont de
peu d’efficacité face à la puissance de feu de l’artillerie lourde : c’est l’effet de
souffle qui est ici meurtrier (les cadavres ne sont ni déchiquetés, ni défigurés).
L’artillerie n’a cessé de se perfectionner tout au long de la guerre et des
révolutions industrielles. L’artillerie lourde comme l’artillerie de campagne – et
le fameux 75 français – ont causé plus de 70 % des blessures sur le front Ouest.
Cela s’explique par la puissance de l’artillerie et la vulnérabilité des soldats : les
abris sont peu profonds – il y a aussi le risque de l’enfouissement – et le corps
n’est pas protégé sauf par le casque. Mais même ce dernier ne peut protéger des
éclats d’obus à pleine vitesse. Les atteintes au corps sont particulièrement
traumatisantes : démembrements, éventrations, dilacérations, volatilisations.
La mitrailleuse est également une arme extrêmement efficace sur le champ de
bataille : c’est sur elle que viennent se fracasser les vagues d’assaut qui se lancent
à travers le no man’s land. Les balles ont gagné en vitesse de pénétration et
peuvent provoquer de graves lésions internes. Les gaz ne représentent que 1 %
des pertes sur le front Ouest, mais les attaques chimiques sont particulièrement
craintes par les combattants et le port du masque est vécu comme un élément
supplémentaire de déshumanisation. Si les victimes par armes blanches sont
difficiles à estimer, l’intensité des combats au corps à corps ne doit pas être
oubliée. Les boyaux sont de bien piètres protections face aux marmitages
ennemis (les explosifs arrivent verticalement), aux sapes (explosions souterraines,
sous la tranchée ennemie) et aux gazages (les toxiques, plus lourds que l’air, se
répandent dans le goulet et le remplissent). Enfin, les chocs traumatiques et les
névroses de guerre sont des conséquences directes de cette violence du champ de
bataille. Cette violence du champ de bataille tient aussi beaucoup aux tactiques
employées : celle de l’offensive à outrance pour les assauts et celle de la
défensive à outrance de la première ligne. Côté français, il faut attendre Pétain
pour voir s’imposer une doctrine mesurée de la défensive qui n'hésite pas à perdre
volontairement du terrain.
II. COMMENT LES SOLDATS ONT-ILS PU SURVIVRE A L’ENFER ?
Cette guerre industrielle, dans laquelle les hommes sont un matériel comme un
autre, a été perçue comme une véritable « boucherie » humaine. Comment les
soldats ont-ils vécu les combats et ont-ils pu « tenir » ?
LES ARTISTES ET ECRIVAINS-COMBATTANTS
La Grande Guerre, comme aucune autre, a donné naissance à une production
doit être la première des vertus. Cette
équivalence (« politique intérieure, je fais la
paix ») entre deux domaines qu’en temps de
paix tout cherche à séparer (l’uniforme donne
droit à des réductions aux spectacles, mais les
militaires sont interdits de vote) s’inscrit dans
une logique centenaire: le concept
révolutionnaire de la nation en arme, de
l’armée citoyenne, a conduit les armées à
n’être essentiellement constituées que de
civils en uniforme.
LA RELIGION AU SERVICE DE LA
GUERRE
Évêque anglican, Arthur Winnington-Ingram
est un personnage officiel dans un régime où
l’État n’est pas séparé de la religion
nationale, l’anglicanisme. Les discours sont
prononcés au début de la guerre, au moment
des plus lourdes pertes.
L’idée principale est la barbarie des
Allemands qui en fait une menace pour
l’humanité. La protection des faibles et des
traités violés par l’agression allemande
justifie théologiquement la guerre, qui en
devient une guerre sainte. À ces arguments
s’ajoute en 1915 la barbarie allemande et
ottomane, qui menace la civilisation
chrétienne. En 1915, l’enjeu s’est élargi :
l’Europe entière est désormais concernée, il
ne s’agit plus seulement pour l’Angleterre de
libérer Anvers, revolver braqué sur la tempe
de la Grande-Bretagne, mais de triompher
dans un combat manichéen. La violence des
propos est en contradiction absolue avec la
non-violence évangélique, qu’elle puisse se
retrouver publiquement dans la bouche d’un
prélat prestigieux témoigne de la
contamination des valeurs guerrières dans
l’ensemble de la société. On voit par là que
les discours anticonformistes devaient être
plus que marginalisés, et donc que l’ensemble
de la population, soumise en permanence à ce
type de propos, se trouvait embrigadée.
Le génocide arménien
La fin du XIXe siècle avait vu le mouvement
Jeune Turc appuyer le redressement de
l’empire sur un nationalisme intégral
défavorable aux nombreuses minorités. Les
Arméniens avaient alors subi des massacres
de grande ampleur, mais l’ouverture d’un
front caucasien et la perspective de voir les
Arméniens de l’empire soutenir les Russes,
leurs protecteurs traditionnels dans le
Caucase, entraînent l’extermination
systématique de la population arménienne.
La tragédie des Arméniens s’inscrit dans un
double contexte, celui de la guerre entre
l’Empire ottoman et la Russie, mais aussi
celui de la constitution d’un nationalisme turc
exclusif. L’échec de la démocratisation de
l’empire (1878) a remis en cause le principe
traditionnel de respect des non-musulmans,
protégés par le statut coranique du dhimmi.
80
écrite abondante : journaux de tranchées, journaux de l’époque tels le Rire Rouge,
l’Illustration, etc., lettres, témoignages multiples des poilus ; mais aussi carnets
de bord, poèmes et romans de la part d’écrivains qui voulaient rendre compte
d’une expérience qui s’est peu à peu transformée en cauchemar. Les écrivainscombattants ont écrit pour rendre compte de l’incompréhensible et pour tenter de
le comprendre, balayant les clichés de gloire et d’héroïsme dont l’arrière
agrémentait la catastrophe. Ainsi certains témoignages ont-ils été publiés à chaud
: Le Feu d’Henri Barbusse (1916), Sous Verdun et Nuits de guerre de Maurice
Genevoix en 1916 (et Les Eparges et Ceux de Quatorze, 1916 à 1921) ; en 1919,
Les Croix de bois de Roland Dorgelès. En Allemagne, en 1920-21, Orages
d’acier, le journal de guerre d’Ernst Jünger, puis, en 1928-29, À l’Ouest, rien de
nouveau, d’Erich Maria Remarque, qui fit scandale. En Italie, Emilio Lussu a
écrit en 1937 un « roman » intitulé Les Hommes contre, précisant, dans sa
préface, qu’il n’avait fait que transposer ses souvenirs de guerre. Protagonistes
du drame, les écrivains furent donc d’irremplaçables témoins. Et cette tranche
d’histoire, séisme historique et culturel, confère à leur témoignage des traits
spécifiques : ceux de l’épopée et de la poésie cosmique. Toutefois, excepté
Jünger, aucun d’eux n’a exalté l’événement : ils ont voulu au contraire en
dénoncer l’horreur.
Quelques témoignages essentiels
B. Cendrars, La main coupée, 1946.
J. Giono, Le grand troupeau, 1931.
L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.
J. Romains, Les hommes de bonne volonté, 1932 à 1947, tome XVI, Verdun.
G. Apollinaire, Calligrammes, 1918.
Henri Barbusse (1873-1935) est un écrivain engagé dans le combat pacifiste, en
particulier depuis la publication de son témoignage sur la guerre, Le Feu, qui
reçoit le prix Goncourt en 1916. Après la guerre, il collabore à L’Humanité et
s’engage auprès du Parti communiste français.
Roland Dorgelès (1885-1973) publie en 1919 Les Croix de bois qui est un des
ouvrages les plus émouvants sur la vie des poilus. Il veut témoigner des
souffrances qu’il a lui même vécues en tant que soldat. La guerre des tranchées
n’a rien d’une nouveauté, et les descriptions de Dorgelès ne dépareraient pas une
chronique de la guerre de Trente ans (1618-1648). C’est l’extension du front sur
des centaines de kilomètres qui est nouvelle, comme l’irruption dans ce type de
guerre d’une tranche entière de la population. Ce passage est tiré des dernières
pages du livre, dans lesquelles il dénonce l’apparent oubli dans lequel sont
tombés tous les morts de la guerre : la société d’après-guerre veut oublier les
souffrances endurées et s’étourdit dans les « années folles » : « tous ces vivants
ingrats qui déjà vous oublient ». Pourtant, les « champs de croix » qui ont fleuri
sur les champs de bataille, marquent les paysages et, contrairement à ce que
pense l’auteur, dans les mentalités des Européens d’après-guerre, l’oubli n’est
qu’apparent.
Genevoix, jeune Normalien et futur chantre de la quiétude solognote, témoigne
avec bien d’autres de la présence dans les conditions les plus communes des
classes les plus privilégiées, ici les intellectuels diplômés.
Ernst Jünger (1895-1998), officier allemand, est blessé sept fois durant la guerre
et s’engage ensuite dans les corps francs. « Néo-nationaliste », il voit dans la
guerre un moyen de régénérer le peuple allemand. Il influence fortement
l’émergence du nazisme même si lui-même n’y adhérera jamais. Il mènera une
prolifique carrière d’écrivain et insistera sur les valeurs humanistes et spirituelles.
Dans sa préface de la première édition d’Orages d’acier (1920), il glorifie la
guerre et la fascination qu’il a éprouvée, pour l’action et la mort. Il traduit le
sentiment de beaucoup de combattants allemands, qui veulent valoriser la défaite
et se dire qu’ils ne sont pas morts pour rien. Cette exaltation de la mort et de la
gloire des combats se retrouve chez les partisans d’Hitler dans les années 1920 et
1930. Selon A. Gide, Orages d’acier constituait le plus beau livre sur la guerre.
Empreint d’une conception nietzschéenne de la vie, Orages d’acier paru en 1920.
Lors d’une réédition du livre en 1960, E. Jünger écrivait : « l’ébauche de ce texte
remonte à l’automne 1914 et au journal de guerre tenu par un volontaire de dixneuf ans. (…) À présent la Grande Guerre est entrée dans l’histoire ; elle a
entraîné d’autres suites que ne l’espéraient ses combattants. Les souffrances sont
tombées dans l’oubli; les blessures se sont refermées. Les survivants de la
Somme et des Flandres, de Langemark et de Douaumont sont désormais des
vétérans ; ils sont séparés de ces lieux de sacrifices, non pas seulement par les
Les premiers massacres à grande échelle ont
lieu en 1894-1896, puis en 1909. L’accession
au pouvoir du nationalisme jeune turc
correspond en effet à une volonté de traiter
radicalement le problème des minorités. Les
défaites de 1912 aggravent la pression sur les
Arméniens, suspects de vouloir à leur tour
constituer une nation. L’idéologue et activiste
du panturquisme, Enver Pacha, fait porter sur
les Arméniens la responsabilité des défaites
face aux Russes en janvier 1915. De
l’idéologie ultranationaliste à la décision
d’élimination systématique, le pas est alors
d’autant plus facilement franchi que 20 ans
de massacres ont préparé le terrain à une
extermination de masse. En avril, l’élite
arménienne de la capitale est arrêtée puis
assassinée, et le 24 mai le ministre de
l’Intérieur donne l’ordre de déporter les
populations civiles convaincues d’espionnage
et de trahison. Aucun élément solide ne vient
corroborer cette dénonciation des Arméniens
comme ennemis de l’intérieur. Des 2 millions
d'Arméniens vivant dans l'Empire Ottoman
en 1914, entre la moitié et les deux tiers a
disparu dans la déportation.
Plus d’un million d’Arméniens ont trouvé la
mort dans les massacres et déportations
organisées en 1915 par les autorités turques.
Depuis la fin du XIXe siècle, la situation de
la minorité chrétienne au sein de l’Empire
ottoman s’est détériorée (massacres de 1894,
1896, 1909). Par cette dépêche, le consul de
Kharpout en Anatolie orientale informe
l’ambassadeur des États-Unis des violences
extrêmes qui sont alors perpétrées contre les
Arméniens. Le 24 avril 1915, le ministère de
l’intérieur a ordonné d’emprisonner les
dirigeants politiques et communautaires
arméniens suspects de sentiments
nationalistes. Nombre d’entre eux sont
exécutés sans procès. À Kharpout, les
notables sont arrêtés début mai, torturés et
fusillés. Une loi provisoire du 30 mai autorise
par la suite les responsables militaires à
déporter les populations suspectées de vouloir
porter atteinte à l’effort de guerre ottoman.
Le consul américain identifie aussitôt ces
mesures au souhait de « détruire la race
arménienne ». La déportation est l’outil de
cette volonté d’éliminer les Arméniens : les
femmes, vieillards et enfants doivent
rejoindre la Mésopotamie mais les conditions
sont telles que les plus faibles sont
condamnés à une mort certaine. Dans le
même temps, des massacres sont
régulièrement organisés. C’est sur la base de
ces informations établissant la volonté
génocidaire des autorité turques que
l’ambassadeur des États-Unis alerte ensuite
son gouvernement, dénonçant des actes
reposant sur la planification, l’objectif
d’éradication totale de la communauté
arménienne et sa mise en oeuvre
systématique. Dans ce texte, le consul fait
81
années, mais aussi par l’afflux d’images nouvelles. (…) Si je saisis cette occasion
de dédier les Orages d’acier aux combattants français de la Première Guerre
mondiale, qu’ils veuillent bien y voir plus qu’un geste, l’accomplissement d’un
voeu profond. J’y joins mon espoir d’une amitié étroite et toujours croissante
entre nos deux patries (…) ». E. Jünger décrit ici une humanité nouvelle, née de
la guerre. La Grande Guerre a conduit à une « banalisation » de la violence
verbale (le langage guerrier) et physique (l’acte de tuer). La brutalité guerrière a
été, en quelque sorte, transférée à l’intérieur des sociétés européennes en crise.
Le texte de Blaise Cendrars (1887-1961), engagé volontaire dans la légion
étrangère durant le conflit est rédigé à Nice en Février 1918, alors qu’il est en
convalescence à l’hôpital. Il nous éclaire sur ce type de combat et sa dimension
traumatique qui est à l’origine d’une forte « pulsion de silence » (S. AudouinRouzeau) chez les combattants du XXe siècle. Ce document est donc tout à fait
précieux et se fait l’écho du contraste presque absurde entre la mort industrielle
infligée par l’armement moderne et la dimension animale du corps à corps au
couteau, destiné ici au nettoyage des tranchées ennemies après l’assaut. La
prédominance des armes à feu se traduit par une mort anonyme infligée à longue
distance. Dans le combat de tranchées, le soldat doit braver « la torpille, le canon,
les mines, le feu, les gaz », la mitrailleuse, armes typiques de la guerre
industrielle. L’auteur insiste ici sur le caractère déshumanisé de ce type de
combat en évoquant la « machinerie anonyme, démoniaque, systématique,
aveugle ». Persiste néanmoins la mort infligée de près, au corps à corps, en
particulier à l’arme blanche. Les dernières phrases, terribles, montrent le
consentement au meurtre du poète. Blaise Cendrars perd un bras dans les
combats. Le texte rétrospectif et poétique rend compte de façon paradoxalement
réaliste de la sauvagerie des combats. La guerre de tranchées n’offre plus
tellement la possibilité d’actes héroïques individuels. Ce texte, extrait de La Main
coupée, est publié seulement en 1946. Blaise Cendrars a attendu 20 ans avant de
témoigner en relatant son expérience de la guerre. Ce livre est conçu comme un
enchaînement de portraits et de souvenirs. L’auteur rend hommage à tous les
hommes qui ont traversé cette guerre avec lui, transformant la chose la plus
atroce, la guerre, en une aventure humaine et une leçon d’amitié. Blaise
Cendrars a été l’assistant d’Abel Gance pour la réalisation du film J’accuse, ainsi
qu’un des figurants. Réalisateur français né en 1889, Abel Gance réalise son
premier film en 1911. Très marqué par la guerre, il réalise J’accuse sur un ton
nettement pacifiste, reprenant le titre du célèbre article de Zola. Il y dénonce la
folie meurtrière.
D’autres qui ne furent pas des combattants au sens strict du terme, appartiennent
également à cette génération du feu. Ce fut le cas de Georges Duhamel (18841966). Médecin depuis 1909, il demande en 1914 à être versé dans le service
armé en tant que chirurgien. Affecté successivement en Artois, en Champagne,
sur la Somme, puis dans le secteur de Verdun, il commence dés 1915 à accumuler
les récits qui constitueront La vie des martyrs, publiée le 25 mars 1917, puis
d’autres récits, Civilisation, en 1918 ou Les sept dernières plaies en 1928. Le
premier de ces livres est un témoignage certes marqué du sceau de la littérature,
mais construit à partir d’évènements vécus ; il est donc parfaitement recevable
pour l’historien, même si certains l’ont récusé (Norton Cru, Témoins, 1929). Il est
en particulier très utile en ce qui concerne l’aspect médical de la guerre, à propos
duquel les récits sont rares (cf. Sophie Delaporte, Gueules cassés : les blessés de
la face pendant la Grande Guerre, Noésis, 2001). Outre la description des
traumatismes liées aux combats et aux mutilations, Georges Duhamel se fait le
témoin de la mort de masse qui est la première caractéristique de la Grande
Guerre. Aussi son oeuvre est-elle hantée par les cimetières de guerre, si différents
des cimetières traditionnels. Tombes d’hommes exclusivement, alignement de
croix artisanales, paysage de boue à peine entrecoupé des vestiges d’une
végétation dévastée conduisent Duhamel à s’interroger sur le sens du conflit. Il y
trouve probablement les sources de son pacifisme ultérieur ; mais pour l’instant,
il insiste sur la nécessité du devoir à accomplir pour la défense du sol : « Il y a
donc quelque chose de plus nécessaire que la vie… puisque nous sommes ici ».
Réédition de La Vie des Martyrs et autres récits du temps de guerre chez
Omnibus en 2005 avec une préface de Jean-Jacques Becker.
Mobilisé dès 1914, Gabriel Chevalier (1895-1969), fut blessé en 1915 mais
retourna au front jusqu’à la fin du conflit. Dessinateur et écrivain, auteur de
nombreux romans dont le fameux Clochemerle, il témoigne, dans cet ouvrage
publié en 1930, de la terreur qu’ont suscitée les bombardements.
état d’une « entreprise probablement sans
précédent dans l’histoire » et souligne
l’horreur de la méthode utilisée par les Turcs.
En France, le monument national est situé
dans la capitale, sous l’arche de l’Arc de
Triomphe : c’est le « tombeau du soldat
inconnu », dont le corps est choisi parmi les
innombrables cadavres anonymes des soldats
français tombés à Verdun. Le « Soldat
inconnu » britannique quitte Boulogne le 11
novembre 1920 à destination de Londres à
bord du contre-torpilleur Verdun. Le roi
George dévoile ici à Whitehall un cénotaphe
monumental devant lequel on aperçoit le
cercueil du « Tommy » inconnu qui est
ensuite transporté à l’abbaye de Westminster
où il repose dans un caveau du transept nord.
Les Anglo-saxons ont préféré associer le
souvenir de la guerre à l’édification d’un
équipement public – hôpital, bibliothèque,
salle de réunion – portant une plaque rendant
hommage aux victimes militaires et civiles,
alors que les monuments à la gloire des
soldats tués, avec la liste de leurs noms, sont
pratiquement réservés aux seuls cimetières
militaires, dont beaucoup sont en France.
En Allemagne, le monument aux morts de
Hambourg fait figure d’exception en se
situant sur la place de l’hôtel de ville. Par sa
position de vaincue, l’Allemagne n’entretient
pas le même rapport que la France au
souvenir de la guerre. La commémoration
prend d’autres formes, d’autant plus que le
nouveau régime doit impérativement, pour
s’enraciner, couper avec les conditions
tragiques de sa naissance. Les uns sont
d’inspiration pacifiste et évoquent la douleur
des
victimes civiles ; les autres, d’inspiration
nationaliste, glorifient les guerriers. Aux
monuments publics, rares, sont préférés des
rappels plus discrets. La tradition persistante
des liens entre les Églises et l’État explique la
fréquence des plaques commémoratives dans
les temples et les églises (monument aux
morts de la cathédrale d’Ulm…). Celui de
Magdebourg, situé dans la cathédrale, évoque
les thèmes de la douleur et de l’aspiration à la
paix – ce qui lui valut d’avoir été menacé de
destruction par les nazis. Même si la
composition de la sculpture y est hiératique,
il veut exprimer la communauté de la douleur
autour de la mort et de la croix chrétienne : la
jeunesse, encadrée par les soldats, la croix
des cinq années de guerre, l’évocation sur le
socle du désespoir des mères, de la mort des
fils et du traumatisme des pères.
Dessin humoristique et polémique d’un
artiste allemand, en 1920, George Grosz : «
les blessés de guerre finissent par devenir une
calamité »
Le dessinateur met l’accent sur deux aspects
de l’Allemagne d’après guerre : le contraste
82
Mais la durée de la guerre, l’accoutumance à une situation exceptionnelle qui
s’installe, conduisent aussi à un relâchement des efforts et à une remontée de
l’individualisme, qu’enregistre la littérature: alors que son ami Cocteau prête sa
plume avant-gardiste à des dessins nationalistes, Raymond Radiguet fait scandale
en racontant l’adultère d’une épouse lassée par l’absence de son mari.
Le texte de Giono est particulièrement révélateur de la façon dont la Grande
Guerre fut acceptée en 1914-1918, puis refusée après-coup. En 1930, Jean Giono
rejette son engagement passé. L’écrivain refuse la guerre, vingt ans après.
L’auteur cherche à se disculper de son acceptation et de sa participation à guerre.
Au fond, il nie presque son action guerrière. Il ne se trouve qu’une excuse, sa
jeunesse et la propagande de ses aînés.
Le roman autobiographique
Erich-Maria Remarque (1898-1970) a analysé de façon réaliste et critique son
engagement dans la guerre dans À l’Ouest, rien de nouveau, paru en 1928. La
parution une dizaine d’années après est intéressante à souligner, car l’auteur a
intériorisé et analysé avec recul son expérience. Il en a tiré des convictions
profondément pacifistes et sera ainsi considéré par les Nazis comme un mauvais
Allemand. Dans cet extrait, l’écrivain va beaucoup plus loin que ce concept de «
brutalisation » : il exprime le gâchis, l’inhumanité, la bestialité voulue par les
hommes et incontrôlée par ceux-là mêmes qui l’ont provoquée. Remarque écrit ce
que la censure lui a interdit d’écrire pendant la guerre. Sa description est d’autant
plus bouleversante qu’elle démontre, par contraste entre la dégradation physique
extrême et l’intense attachement à la vie, que le soldat ne s’est jamais résigné à la
mort.
Le poème de guerre
En Grande-Bretagne, la mémoire de la guerre s’est cristallisée autour des oeuvres
despoètes soldats (war poets). Le poème atteste de l’horreur de la guerre de
tranchée. Siegfried Sassoon (1886-1967) fut parmi les premiers à s’engager en
août 1914. Reconnu pour sa bravoure, il fut blessé en 1917. C’est au cours d’un
séjour au Craiglockhart Hospital en Ecosse qu’il rencontre W. Owen. Il adressa
au Parlement britannique un Manifeste contre la guerre qui fut publié dans le
Times. Il dut cependant repartir au combat. Wilfred Owen (1893-1918) fut, avec
son ami Siegfried Sassoon, l’un des principaux poètes de la Première Guerre
mondiale. Mobilisé en 1915 dans les Artist’s Rifles, il fut tué le 4 novembre
1918. La nouvelle de sa mort parvint à sa famille le jour même de l’armistice, le
11 novembre 1918. La plupart de ses poèmes ont été publiés après sa mort.
Certains d’entre eux ont été mises en musique, notamment par Benjamin Britten.
Le journal de guerre
Marcel Poisot est médecin au front et raconte en 1 400 pages manuscrites « sa »
guerre, du premier au dernier jour.
Louis Barthas, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918,
Préface de R. Cazals, La Découverte, (1997) 2003.
Marc Bloch, Écrits de guerre 1914-1918, Armand Colin, Paris, 1997.
Les carnets de l’aspirant Laby, 28 juillet 1914-14 juillet 1919, médecin dans les
tranchées, Bayard, Paris, 2001.
Paul Tuffrau, 1914-1918. Quatre années sur le front, Carnets d’un combattant,
Imago, Paris, 2003.
Les lettres de poilus
Ces lettres interceptées ont le mérite de traduire la réalité de la vie des soldats et
leurs sentiments, souvent bien moins patriotiques qu’on a voulu le montrer,
proches du découragement et de la révolte.
La peinture
Le tableau Canons en action de Gino Severini (1915). Noter que bon nombre de
peintres futuristes sont fascinés par la guerre et sa puissance : ils seront par la
suite séduits par le fascisme. Mais Severini reste à Paris et participe au
mouvement cubiste après la guerre. Ce tableau est construit de façon très
dynamique : rayonnement des courbes ; vocabulaire exprimant l’action («
vibrations, frémissements, éventrements, chargent », etc.). Le coeur est constitué
du groupe « canon/soldats », ce que Severini appelle les « soldats-machines ».
Jaillissent pêle-mêle les sentiments du peintre à la fois fasciné et dégoûté par :
• l’esthétique de la guerre (« bruit + lumière »...)
• la puissance de la guerre (« éventrement, éclairs, la terre monte »...)
• la « normalité » de la guerre qui fait partie des sensations de la vie
(frémissement de l’herbe…) ;
• l’horreur de la guerre (« puanteur, anéantissement »…)
entre le profiteur nanti et engraissé par le
profit, ne manquant de rien et le pauvre
invalide meurtri dans ses chairs. Ce misérable
ancien combattant espère récupérer quelques
miettes du bon repas du riche ; Georges
Grosg fait ici allusion aux indemnités
réclamées et non reçues par le blessé de
guerre.
En quoi la guerre a-t-elle inauguré un cycle
de violences politiques en Europe ?
Envisager l’impact direct de la guerre sur les
régimes politiques du début des années 1920
permet de bien saisir le rôle de la Première
Guerre mondiale comme entrée dans le XXe
siècle. Il s’agit donc de montrer que la guerre
et la révolution russe provoquent une vague
révolutionnaire sans précédent en Europe.
L’Allemagne et l’Italie sont le théâtre
d’affrontements particulièrement violents qui
mettent aux prises partisans d’une révolution
socialiste inspirée par la Russie et partisans
de la contre-révolution. C’est l’occasion de
voir émerger en Italie le parti fasciste et en
Allemagne des corps francs (groupes
paramilitaires nationalistes) dont certains se
retrouveront aux côtés des nazis. L’objectif
est de comprendre que la Première Guerre
mondiale est à l’origine de tensions
politiques, de violences
de guerre en temps de paix qui préfigurent les
affrontements des années 1930 voire la
Seconde Guerre mondiale (fascisme contre
communisme). Il s’agit d’illustrer ici la thèse
centrale de l’ouvrage très important de
l’historien américain G. Mosse, De la Grande
Guerre au totalitarisme, paru chez Hachette
en 1999.
La sortie de guerre en Allemagne
G. Mosse, dans son ouvrage De la Grande
Guerre au totalitarisme. La brutalisation des
sociétés européennes, inaugure le concept de
brutalisation. L’intérêt majeur de ce concept
est de tenter de répondre à cette question qui
obsède l’histoire contemporaine : pourquoi la
Shoah ? Mosse trace donc un trait entre la
Grande Guerre et l’avènement du nazisme en
Allemagne. Son idée majeure est que la
guerre a confronté les sociétés à la mort de
masse et que l’effet principal en a été
l’acceptation et non le refus. Il décrit un
processus qui mène à une indifférence
croissante à l’égard de la mort. Les sociétés,
selon lui, sont marquées par une contagion,
en temps de paix, par des habitudes et des
pratiques consacrées sur les champs de
bataille. Il y aurait donc eu exportation de la
violence de guerre dans le domaine civil.
En Allemagne, à l’automne 1918, la situation
militaire est difficile et l’on assiste alors à
une sorte de piège politique confectionné par
l’état-major. Ce dernier, le 29 septembre,
informe le Kaiser de la nécessité de demander
l’armistice sur la base des « 14 points » du
83
D’où une certaine ambivalence des sentiments. L’homme subit-il l’action ou y
participe-t-il ? C’est toute l’ambiguïté de ce tableau futuriste.
La photographie
Ce document rappelle que les combats vont laisser des traces irrémédiables
chez les anciens combattants et dans la société : les « gueules cassées » sont des
témoins des horreurs de la guerre. Sur le site www.gueules-cassees.asso.fr
de l’Union des blessés de la face et de la tête (fondée en 1921), on trouve tout
l’historique et le traumatisme persistant de ces blessures mutilantes. Refusant
l’isolement, l’Union des blessés de la face et de la tête lance en 1927 une tombola
à l’origine de la Loterie nationale.Le film La Chambre des Officiers, de François
Dupeyron (2001), le rappelle également. Ces anciens combattants pèseront de
tout leur poids dans la vie politique française durant les décennies qui suivent la
guerre.
L’IMAGE, UN SUPPORT ESSENTIEL DE LA MOBILISATION ?
L’effort de guerre est soutenu par la propagande, dont l’image est le principal
vecteur. Tous les domaines, tous les publics sont visés : c’est bien le début de la
guerre totale. L’image (affiches de propagande, affiches de publicité, cartes
postales) a comme avantage d’être facilement accessible à des publics pas
toujours à l’aise avec l’écrit, et de transmettre des messages souvent plus subtils
(subliminaux). Tout ceci va contribuer à forger une « culture de guerre » qui
familiarise la population avec la guerre et banalise la violence.
Ces affiches de propagande encouragent l’effort de guerre. Elles ont été
commandées par le Royaume-Uni et l’État français qui veulent mobiliser les
hommes et des capitaux. Il faut rappeler que le Royaume-Uni n’a pas le service
militaire obligatoire : le recrutement est sur une base volontaire, contrairement à
la France. Les deux affiches sont datées de 1915, quand les États prennent
conscience que la guerre va sans doute durer. Elles ont comme but d’organiser
l’effort de guerre. Les capitaux à drainer sont l’épargne populaire. Les affiches de
publicité : Le poilu, héros positif, devient un support de vente ; pour le
consommateur, acheter ce produit s’associe à un devoir patriotique.
Le document est daté de l’Armistice de 1918 : on voit le soldat se « faire cirer les
pompes » par le Kaiser Guillaume II. Du célèbre « On les aura ! », on est passé à
« On les a ».
Les cartes postales : la première, carte à colorier, est destinée aux enfants qui
vivent aussi à l’heure de la guerre : propagande à l’école, père au front, jouets,
objets divers, images (cf. aussi les BD comme Bécassine). La seconde montre la
participation de la foi religieuse au combat que l’on estime juste et béni par Dieu
dans tous les camps. L’Église participe à l’effort de guerre.
Toutes ces images montrent des postures héroïques et déterminées : les deux
britanniques civil et militaire main dans la main ; les enfants du camp allié
également solidaires – faire reconnaître tous les Alliés avec leurs drapeau ;
souligner la France représentée par une petite Alsacienne, but de guerre ; les
poilus et le coq gaulois ; la soeur qui fait son devoir en tant qu’infirmière, mais
qui prie également pour que Dieu protège « les défenseurs de la Civilisation ».
L’ennemi allemand est également représenté sur trois documents : en horde
barbare à l’arrière plan, le soldat allemand (casque à pointe prussien) terrorisé par
le coq gaulois, le Kaiser humilié.
Tous ces supports sont là pour mobiliser, galvaniser toutes les énergies des
populations civiles afin de soutenir l’effort de guerre. Ils font appel au
patriotisme. La haine de l’adversaire soude les populations. On perçoit également
un sens idéologique donné à la guerre : c’est le combat de l’idéal républicain «
liberté, égalité, fraternité » (franc) face à l’autoritarisme « prussien » et le combat
juste de « la Fille aînée de l’Église » face aux Barbares.
Ces documents de propagande sont là pour soutenir l’effort de guerre des
populations et les inciter à participer directement ou indirectement aux combats.
Ils sont également importants pour soutenir le moral et le sentiment patriotique,
donner un sens aux sacrifices consentis. Toutes ces images sont conservées au
Mémorial de la Grande Guerre de Péronne, dans la Somme.
Peindre la guerre
Les peintres qui essayèrent de représenter les combats, les batailles, la guerre «
concrète » furent peu nombreux. La Grande Guerre, en effet, avec son cortège
d’horreurs, son inhumanité, son abstraction signe l’effacement de la peinture
d’histoire, telle qu’elle pouvait encore s’exprimer en 1914 dans l’imagerie. Les
président Wilson ; en même temps, il lui
demande la formation d’un gouvernement
parlementaire où les civils domineront. On
peut parler de piège dans la mesure où ces
derniers porteront le poids des négociations.
Guillaume II fait donc appel au prince Max
de Bade qui entreprend des réformes
accélérées amenant à l’adoption du régime
parlementaire et le gouvernement voit entrer
en son sein des socialistes. L’opinion et le
Reichstag apprennent tardivement la gravité
de la situation militaire ; c’est la stupéfaction
car la guerre ne se déroule pas en Allemagne
et que cette dernière est victorieuse à l’Est.
Mais l’effondrement de l’Autriche-Hongrie
menace les flancs sud du pays. Des
mouvements en faveur de l’abdication de
Guillaume II se multiplient, l’agitation
révolutionnaire se développe (mutinerie de
Kiel le 3 novembre ; à Munich le socialiste
Kurt Eisner proclame la République socialiste
de Bavière ; Dresde et Leipzig se soulèvent).
Toutes les dynasties tombent les unes après
les autres. Enfin, le 9 novembre c’est au tour
de Berlin de se soulever. L’armée fraternise
avec les ouvriers soulevés, Max de Bade
s’efface et cède la place aux socialistes mais
ces derniers sont divisés comme l’atteste la
concurrence pour la proclamation de la
république. Guillaume II s’enfuit aux PaysBas (et ne sera jamais jugé alors que c’était la
conséquence évidente du traité de Versailles).
Cette révolution est facile à détourner sur
cette confusion ; la légende du « coup de
poignard » de Ludendorff peut se développer
offrant l’image d’une Allemagne abattue par
des politiciens socialistes défaitistes depuis
1917. Il est aussi imputé à la république de
s’être soumise au « diktat » de Versailles,
puisque l’Assemblée constituante élue en
janvier 1919 l’a approuvé en juin.
La société allemande s’installe alors dans un
climat de violence qui doit être considéré
comme un legs de la guerre. Cette dernière se
prolonge dans les marches de l’Est aux
confins de la Pologne avec des éléments que
la république maîtrise tant bien que mal. En
effet, la démobilisation de l’armée laisse des
officiers et des sous-officiers qui créent des
corps francs pour défendre les frontières
orientales avec la Pologne et les États baltes.
La république doit aussi faire face à des
tentatives d’insurrection ; d’abord la révolte
spartakiste entre le 6 et le 13 janvier 1919,
menée par l’aile gauche de la socialdémocratie allemande, qui voit d’un bon oeil
la révolution russe et souhaite la rejouer en
Allemagne pour instaurer une dictature du
prolétariat. Les corps francs, qui ont aidé la
république à se maintenir, sont en fait
profondément anti-républicains. La
république finit par s’en rendre compte et
tente de les dissoudre au début de 1920 mais
trop tard, comme en témoigne la tentative de
putsch menée en mars 1920 par von Kapp qui
84
peintres se sont donc plutôt orientés vers une expression allégorique ou
symbolique de la guerre.
J. Nash et l’absurdité d’un combat qui mène inéluctablement à la mort.
Peu d’oeuvres représentent la tranchée au moment où il ne s’y passe rien, alors
qu’elle fait l’objet de nombreux reportages photographiques, notamment de
soldats qui veulent témoigner de leur ordinaire. Le tableau de J. Nash ne fait pas
exception à cette règle. Archétype de la peinture de bataille, ce tableau dépeint un
assaut auquel le peintre a participé, près de Cambrai. L’attaque décime le First
Artist Rifles ; John Nash fait partie des douze soldats, sur un effectif de quatrevingts, épargnés par les obus. De mémoire, il représente la scène. Cette dernière
révèle, à travers sa neutralité méthodique, l’absurdité de l’offensive à découvert
et la certitude du soldat de ne pas en ressortir vivant. L’adversaire est invisible ;
on ne voit pas la tranchée ennemie vers laquelle se dirigent les soldats, comme
s’ils n’allaient que vers la mort. À l’horizon, la fumée des tirs d’artillerie se noie
dans l’horizon brumeux. On notera l’apparente résignation des hommes au
second plan, qui avancent sous le feu, épaules et tête courbées. L’un est à genou,
se rendant à la mort, alors qu’au premier plan des cadavres gisent dans la
tranchée.
Vallotton cherche à représenter non une bataille en elle-même, mais la vérité
d’une bataille. Il utilise pour la première fois dans son oeuvre les techniques du
cubisme, ne renonçant pas néanmoins à la perspective et à la représentation du
paysage. On ne peut être que frappé de l’absence des hommes sur ce tableau. Des
triangles et des cônes s’entrecroisant symbolisent les forces antagonistes, sans
que l’on puisse savoir où sont les armées plongées dans le combat. Les couleurs
dominantes, le noir, le bleu et le rouge, confèrent à ces formes, dont on ne peut
déterminer si elles surgissent de la terre ou s’y enfoncent, un caractère inquiétant
et menaçant. On peut imaginer qu’il s’agit des tirs croisés de l’artillerie. Ces
lignes mettent en valeur les nuages blancs et noirs du premier plan représentant
peut-être les effets des explosions ou des gaz. Au second plan, le paysage nous
apparaît désolé, hérissé de tronc d’arbres déchiquetés ; là aussi le contraste est
saisissant entre une partie de ce qui devait être une forêt, embrasée, et une autre
plongée dans l’obscurité. Au fond, un paysage vallonné, nu, informe, terne,
complète le décor. Sur l’une des pentes se dessine un cratère d’où surgit ou bien
où plonge un grand cône noir. C’est une vision de l’enfer que le peintre peint ici.
Peut-être le ciel bleu clair à l’horizon annonce-t-il l’aube et l’espoir. Ainsi ce
tableau, à mi-chemin entre l’abstraction et le réalisme, représente-t-il une guerre
déshumanisée, symbole de la guerre industrielle, une guerre aveugle où la mort
vient de nulle part et de partout, où l’on ne sait qui vous tue et qui l’on tue, où les
combattants sont invisibles, un combat obscur de forces brutales, d’une violence
inouïe qui dépasse l’homme qui pourtant l’a déclenchée.
Nevinson, Les Sentiers de la gloire
Par opposition au tableau précédent, ce sont des hommes qui nous sont ici donnés
à voir, deux cadavres de Tommies. Ce n’est pas le combat qui est représenté mais
le moment qui le suit. C’est la mort que l’auteur cherche à peindre. Dans cette
oeuvre également elle est anonyme. Les cadavres sont face contre terre, au milieu
des barbelés. Le peintre représente ce que chaque combattant a vu des dizaines de
fois, des camarades tombés sous le feu au cours d’assauts inutiles. C’est le
caractère vain et absurde de cette mort que souligne le titre qui contraste
singulièrement avec la scène représentée. Cette toile de Nevinson n’a rien de
commun avec ses oeuvres cubo-futuristes de 1915 et 1916. Le peintre adopte ici
un réalisme détaché de toute géométrie, presque photographique. Les Sentiers de
la gloire est ainsi une œuvre sur laquelle le commentaire esthétique a peu de
prise, dans la mesure où l’effet produit est essentiellement moral et politique.
Ainsi la toile est-elle interdite d’exposition en 1918.
Otto Dix
Sur ce tableau, la lumière des fusées nous révèle ce que la nuit dissimule : un
amas de corps, des crânes et des membres entremêlés, déchirés. Ce « feu
d’artifice » n’est autre qu’une danse macabre. Otto Dix, dans une de ses oeuvres
les plus expressionnistes, entend représenter la violence exacerbée des combats
par le heurt des couleurs et la déformation des corps. Les explosions de rouge, de
blanc, les éclats de bleu recouvrent pour partie le vert et le gris. C’est un
sentiment de répulsion et de terreur que le peintre semble vouloir nous
communiquer.
Les oeuvres proposées ici abordent la représentation de la guerre à travers celle
du champ de bataille, de la souffrance et de la mort. Cette dernière envahit les
oblige le gouvernement à fuir mais qui
échoue grâce à la grève générale. Kapp doit
s’enfuir non sans avoir lancé ses sbires sur les
quartiers juifs de Berlin. Les années suivantes
sont très agitées, marquées par des putschs
militaires (deux en 1923 dont celui d’Hitler
en Bavière). La violence politique est
endémique ; ainsi en 1919 et 1922 on compte
376 assassinats politiques, notamment contre
des personnalités républicaines et modérées.
On le voit, la sortie de la guerre en
Allemagne s’accompagne d’attitudes
agressives, de guerres civiles larvées, de la
négation de l’adversaire politique et social.
On prolonge ainsi en temps de paix la
déshumanisation de l’ennemi qui avait cours
dans les années de guerre.
La sortie de guerre en Italie
En Italie, la guerre a désorganisé l’économie
notamment dans les campagnes où les levées
ont été nombreuses. Si l’industrie a
progressé, l’arrêt des commandes de l’État
pose un problème de reconversion sur fond
d’inflation liée au gonflement de la masse
monétaire. De cette crise économique
découle une crise sociale marquée par de
fortes tensions au sein des campagnes où les
paysans fortement mobilisés ne voient pas la
concrétisation de promesses faites au cours
du conflit, notamment sur le partage des
terres. En ville, si les ouvriers ont plutôt
bénéficié du conflit, le retournement de la
conjoncture est douloureux : blocage des
salaires, hausse des prix, rationnement. Les
gouvernements n’ont guère d’autorité pour
gérer ces crises en raison du résultat des
élections de 1920 qui voient la forte
progression de deux partis : le Parti socialiste
italien (où dominent les révolutionnaires) et
le Parti populaire italien (catholique) toujours
réticent vis-à-vis des bourgeois libéraux.
Dans ces conditions, les gouvernements
manquent d’assises solides en particulier pour
résoudre l’agitation sociale qui se développe
fortement à la campagne comme en ville,
c’est le biennio rosso. Dans les campagnes,
l’agitation prend le visage dès 1919 de
l’occupation des grands domaines et de
l’organisation des ouvriers agricoles en
syndicats. Ces actions sont soutenues par des
syndicalistes catholiques, des prêtres et des
socialistes. L’essentiel dure jusqu’à la fin de
1920 et reflue ensuite mais suscite l’hostilité
non seulement des grands propriétaires mais
aussi des petits et des moyens qui se sont
multipliés à la faveur du conflit. Dans l’Italie
industrielle, les grèves se multiplient, parfois
accompagnées de violences et surtout
d’occupations d’usines au printemps (comme
chez FIAT d’avril à septembre 1920). Elles
se colorent d’une tonalité bien plus
révolutionnaire mais s’essoufflent à la fin de
l’année en raison du contexte général
et de vagues promesses du patronat. C’est au
85
tableaux, les dessins, les gravures, obsessionnellement. C’est la diversité des
solutions plastiques utilisées, à la mesure de la difficulté à surmonter pour
représenter un conflit inédit (une guerre mécanique, souterraine, extrêmement
meurtrière dont les artistes soulignent l’absurdité et le caractère déshumanisé) qui
apparaît ici.
III. LES CONSEQUENCES DE LA GUERRE
Dans l’ensemble, ce sont 74 millions d’hommes qui ont été mobilisés. Le total
des pertes varie de 8,5 à 10 millions selon que les prisonniers ont été
comptabilisés avec les disparus ou avec les morts. Il est sans précédent dans
l’histoire. Les pertes (morts et disparus) par rapport aux mobilisés, dépassent 28
% en Allemagne, France, Autriche-Hongrie et Russie. Ce sont des hommes
jeunes (60 % ont entre 20 et 30 ans et 12 % moins de 20 ans). Contrairement à
une idée reçue, ce sont les officiers d’infanterie très exposés, donc les élites
sociales qui payent le plus lourd tribut. On pourra faire remarquer aussi que la
grippe espagnole qui a touché tous les fronts entre l’été 1918 et le printemps 1919
a tué environ 1 million de soldats. Les conséquences économiques sont lourdes
car il faudra verser des pensions aux invalides, aux veuves aux orphelins. La
chute de la natalité pendant le conflit engendrera les classes creuses des années
1930 (très marquées en France).
La guerre a engendré une dynamique révolutionnaire qui triomphe en Russie. Ce
pays devient le coeur de la révolution communiste. L’Europe est un continent
meurtri : les populations sont profondément traumatisées par ce massacre
collectif : les conséquences en seront durables, d’autant plus que les nouveaux
équilibres géopolitiques sont fragiles, tant au niveau des frontières qu’au niveau
de la démocratie. C’est l’apparent triomphe de la démocratie parlementaire avec
l’effondrement des empires autoritaires et l’établissement de nombreuses
républiques. C’est aussi le triomphe partiel du principe des nationalités qui donne
naissance à de nouveaux pays. Mais déjà se profilent un certain nombre de
menaces : l’émiettement de l’Europe centrale et orientale fragilise les nouveaux
États. Certains révèlent des dysfonctionnements démocratiques favorables au
rétablissement de pratiques autoritaires, ce qui est déjà le cas de la Hongrie (prise
du pouvoir du Régent Horthy). La Turquie, sous couvert de république laïque, est
également sous l’autorité de fer de son nouveau dirigeant : Mustafa Kemal (18811938) dit Atatürk, à partir de 1923. Le terrain est prêt pour l’éclosion des
totalitarismes.
Comment la Russie est-elle devenue communiste ? Vers une révolution
mondiale ? Peut-on, avec Lénine, affirmer que la guerre fut le « plus beau cadeau
fait par l’Allemagne à la révolution » ?
La guerre a permis l’éclosion des révolutions russes : d’abord en provoquant
l’insurrection de Petrograd (février 1917) et l’effondrement du tsarisme déjà
fragilisé par des secousses antérieures, puis la chute du gouvernement provisoire,
favorable à la poursuite de la guerre. La contestation de cette décision a permis la
montée en puissance des bolcheviques qui, s’appuyant sur le mouvement des
soviets, parviennent à s’emparer du pouvoir en octobre 1917. Les dates des
événements sont données dans le calendrier orthodoxe, le calendrier julien. Ce
calendrier est en retard de 13 jours sur le calendrier grégorien occidental.
La révolution qui met fin au régime tsariste correspond à une double logique.
C’est d’abord celle qui, tout au long du XIXe siècle, a souligné l’inadaptation du
système autocratique aux évolutions de la société russe. La dynastie des
Romanov est en effet à la tête d’une construction politique autoritaire et
traditionnellement absolutiste, qui n’arrive à se réformer que par à-coups. En
1861, les moujiks ont été libérés du servage, mais aucune réforme agraire n’a
accompagné cette transformation juridique, qui n’a pas pu entraîner
d’amélioration des niveaux de vie ni de la productivité agricole. En 1905, Nicolas
II a dû concéder aux élites bourgeoises un relatif partage du pouvoir avec la
création d’une Douma, mais les réformes successives l’ont vidée de toute
efficacité et représentativité. Ainsi, lorsqu’éclate la guerre, le régime est coupé de
la bourgeoisie occidentalisée, qu’elle soit libérale ou révolutionnaire, mais s’est
aussi coupé des masses paysannes, malgré son populisme. Les
dysfonctionnements de ce régime autoritaire, caricaturalement résumés par le
recours au guérisseur Raspoutine, sont accentués par la guerre. La gestion
personnalisée des opérations militaires est contre-productive, et l’accumulation
des difficultés extérieures (défaites) et internes (désorganisation de l’économie),
pousse la bourgeoisie libérale et révolutionnaire modérée à se saisir du pouvoir
moment où reflue le mouvement général
(1920-21) que l’offensive contrerévolutionnaire se développe et que le
fascisme y trouve des soutiens.
Mussolini a encouragé la création
d’escouades armées, les squadre. Ils portent
les chemises noires du deuil de la patrie
humiliée. Ces groupes retranscrivent dans le
civil l’opposition ami/ennemi de la guerre. Ils
ont recours à la violence physique comme
mode de rapport politique et sont armés d’un
manganello (gourdin) et utilisent l’huile de
ricin (purgatif) pour humilier leurs
adversaires. On y retrouve des anciens
combattants, des aventuriers voire des repris
de justice, des chômeurs (car ils reçoivent
une solde), des jeunes bourgeois. Bref, c’est
un mouvement disparate uni par la haine du
communisme, la nostalgie de la guerre, le
sentiment d’être une nouvelle élite. Ils vont
trouver à s’employer dans le contexte du
biennio rosso. À la campagne, au début de
1920, certains se mettent au service de grands
propriétaires pour lutter contre le
syndicalisme rural. Les squadristes vont donc
se transformer en armée de la contrerévolution au service des grands
propriétaires, semant la terreur parmi les
militants paysans, les dirigeants de
coopératives rurales ou les membres
socialistes des municipalités. L’alliance entre
les élites italiennes et le squadrisme se traduit
par un soutien matériel (les squadre sont bien
équipés et l’armée voit d’un oeil favorable
ces hommes souvent issus de ses rangs),
financier et politique. À la fin de 1920, les
expéditions punitives gagnent les
centres urbains (journaux de gauche, maison
des syndicats) mais il faut bien noter que
c’est à l’automne 1920, quand le mouvement
révolutionnaire est en recul, que se déclenche
cette contre-révolution : la bourgeoisie et les
élites ne font plus confiance à l’État tandis
que le danger leur paraît encore présent. La
lutte est menée au nom de la nation et de la
propriété, rencontrant le soutien de tous les
anti-socialistes. Le fascisme devient ainsi le
rempart des classes moyennes et s’arroge le
monopole du patriotisme. La terreur
squadriste permet de démanteler dans les
campagnes les organisations socialistes. Le
pouvoir central laisse faire et n’intervient
vraiment que dans les cas où il y a une riposte
socialiste. On estime le nombre de victimes
entre 1919 et 1922 entre 3 000 et 4 000, côté
socialiste, contre 500 du côté fasciste.
86
lorsque la foule et la troupe fraternisent à Petrograd, condamnant ainsi l’ancien
régime militaro-populiste qui se voit privé de ses deux soutiens.
Lénine propose son programme, connu sous le nom de « Thèses d’avril », le 7
avril 1917, dans le n° 26 de la Pravda. Rappelons que Lénine revient de son exil
en Suisse, traversant l’Allemagne en wagon plombé. Les Allemands ont autorisé
son passage, pour déstabiliser encore un peu plus la Russie, toujours en guerre.
Après les émeutes bolcheviques manquées de juillet, Lénine a été contraint de
s’exiler en Finlande et revient clandestinement pour préparer l’insurrection
d’octobre 1917.
La seconde révolution, celle d’octobre, résulte de la rencontre de deux tendances,
d’un côté l’incapacité du nouveau pouvoir à répondre aux attentes de la
population, de l’autre l’opportunisme des bolcheviques qui savent mieux
qu’aucune autre organisation occuper l’espace ainsi vacant. Le légalisme du
gouvernement libéral lui fait commettre deux fautes tactiques. La continuation de
la guerre d’abord, dans l’espoir de profiter d’une victoire commune qui pourrait
servir de base à l’établissement d’un régime démocratique. Or celle-ci est
profondément impopulaire, et la réorganisation nécessaire des armées sur de
nouveaux principes affaiblit encore plus sa valeur militaire. Le délai nécessaire
ensuite à l’organisation de premières élections au suffrage universel entraîne une
érosion rapide de l’autorité du gouvernement, qui en est réduit à s’appuyer en
août sur les bolcheviks pourtant clandestins pour contrer la menace contrerévolutionnaire du putsch Kornilov. Alternant les phases clandestines et
officielles, les dirigeants bolcheviques réussissent à contrôler les soviets, de plus
en plus concurrents avec le gouvernement pour capter le soutien populaire. C’est
cette légitimité qui permet à un parti sous-représenté de s’emparer du pouvoir. En
réalité, le débat fut vif, en particulier du côté des mencheviks qui s’opposent au
coup de force bolchevique, et que Trotski finit par jeter « dans les poubelles de
l’histoire ». On est loin du mythe d’Octobre, fabriqué par le cinéaste S.M.
Eisenstein qui veut montrer le rôle du peuple dans la prise du Palais d’hiver,
donnant ainsi sa légitimité au mouvement insurrectionnel. La révolution
d’Octobre est devenue aussi vite le sujet d’un film, parce que l’événement a eu
d’emblée une dimension historique mondiale et parce qu’en outre la propagande
soviétique l’a mythifié. C’est le Comité central du Parti qui demanda à Eisenstein
de réaliser un film sur la révolution d’Octobre. Ce sont les événements de
Petrograd de février à octobre 1917 qui sont présentés dans ce long métrage.
L’ouvrier Nikandrov joua le rôle de Lénine. Les paysans, en Ukraine sous la
conduite de l’anarchiste Makhno, ou dans la région de Tambov, se dressent
contre les réquisitions dans un réflexe ancestral en Russie, illustré à la fin du
XVIIIe siècle notamment par la révolte de Pougatchev. Les ouvriers résistent à
l’accroissement de leur charge de travail exigé par le communisme de guerre. Les
révolutionnaires non bolcheviques, comme ceux de Kronstadt, n’acceptent pas la
confiscation de la révolution. La Tcheka de Dzerjinski est à l’origine de la
terreur, dont elle profite aussi puisque ses attributions en sont renforcées. Comme
pour celle de 1793, cette période d’exception motivée par l’urgence du danger
perdure une fois la menace repoussée, d’où la défection des marins de Kronstadt.
L’établissement de l’arbitraire par le décret du 5 septembre permet non seulement
de combattre ponctuellement les Blancs, mais aussi d’établir la nécessaire
dictature du prolétariat.
L’État doit se transformer en État de guerre afin d’assurer le ravitaillement de
l’armée rouge, la défaite des opposants, et donc la maîtrise du territoire et de la
population par l’État communiste. « En 1919-1920, les deux-tiers de la main
d’oeuvre industrielle du pays, soumise à une discipline militaire dans le cadre de
la mobilisation générale du travail, produisent exclusivement pour les besoins de
l’armée rouge. » (Nicolas Werth)
Méthodique et intransigeant, Lénine organise ensuite le mouvement international.
La vague révolutionnaire est européenne. Il faut toutefois distinguer les pays qui
connaissent des troubles plus ou moins graves sans prise du pouvoir comme la
France (grèves) ou l’Italie (luttes armées) et ceux dans lesquels, les communistes
tentent de s’emparer du pouvoir sans succès (Berlin) ou avec succès (comme en
Hongrie de mars à août 1919 ou en Bavière avec l’éphémère « république des
conseils » en avril 1919). En France, il y a création du Parti communiste français
(d’abord SFIC) par Marcel Cachin (1869-1958). Socialiste de plus en plus
critique et pacifiste durant la guerre, il devient directeur du journal L’Humanité
en 1918. En décembre1920, au Congrès de Tours, il propose l’adhésion du Parti
socialiste français à la IIIe Internationale, provoquant la scission de la SFIO
87
socialiste.
En 1917, le SPD allemand s’est scindé en deux. La tendance opposée à la guerre
s’est constituée sous le nom de USPD. En son sein, une tendance dite spartakiste
est antimilitariste, pacifiste et internationaliste. Admirateurs de la révolution
bolchevique de 1917, ils veulent aboutir à une dictature du prolétariat dont
l’instrument serait les conseils d’ouvriers et de soldats. Ils sont très isolés en 1918
car ils ne veulent pas participer au pouvoir dans le nouveau régime né de la
défaite allemande (USPD et SPD). Ils sont même isolés au sein des Conseils
d’ouvriers et de soldats dans lesquels le SPD au pouvoir tient de fortes positions.
À la fin de l’année 1918, les spartakistes quittent l’USPD et fondent le KPD
(parti communiste allemand). En janvier 1919, le renvoi à Berlin du préfet de
police Eichhorn réputé proche de la gauche socialiste précipite la grève générale
dans une partie du monde ouvrier berlinois et l’insurrection spartakiste. Ces
derniers veulent prendre le pouvoir au nom des « soviets ». Le gouvernement ne
reste pas inerte et il va utiliser des corps francs (anciens soldats démobilisés
encadrés par les élites militaires de l’ancien Empire allemand) pour réprimer le
mouvement. La bataille dure une semaine (6-13 janvier) et se termine par
l’écrasement des spartakistes et de leurs chefs Karl Liebknecht et Rosa
Luxemburg. Cette « semaine sanglante » est un guerre civile dans la mesure où
de part et d’autre ce sont bien des citoyens allemands qui sont aux prises. On y
trouve des militaires (corps francs) et des civils.
Quels sont les nouveaux équilibres géopolitiques en Europe ?
Les principaux changements territoriaux concernent l’Europe centrale et
orientale. Noter cependant que la république d’Irlande est née au lendemain de la
guerre (1921), à l’issue de l’insurrection irlandaise de 1916 et de la guerre civile
qui s’en est suivie. Les grands empires ont disparu et sont morcelés du point de
vue territorial. Politiquement, cela représente une avancée, car les régimes
autoritaires sont abattus : c’est la victoire (apparente car éphémère) de la
démocratie.
• Empire allemand : l’Alsace-Lorraine redevient française ; perte des territoires
polonais, coupés en deux par le couloir de Dantzig.
• Empire austro-hongrois : explosion en plusieurs États, selon le principe des
nationalités ; mais principe pas entièrement respecté : fédération de nationalités
(Yougoslavie ; Tchécoslovaquie) ; maintien en place de fortes minorités (Sudètes
allemands). Perte de la Silésie et des provinces irrédentes en Italie.
• Empire russe : recul vers l’Est par la perte des Pays baltes, de la Pologne, de la
Bessarabie.
Toutes ces modifications fragilisent en fait la situation géopolitique de l’Europe,
car les nouveaux États n’ont pas toujours des structures viables, sont peuplés de
minorités insatisfaites, peuvent exciter la convoitise de certains voisins. En outre,
plusieurs régions sont contestées et suscitent des tensions qui peuvent dégénérer
en conflits ouverts (côte de l’Asie mineure entre Turquie et Grèce ; région du
Rhin ; Istrie et Dalmatie, notamment la ville de Fiume…).
Le traité de Versailles, le 28 juin 1919 est le plus important, car il scelle le sort
de l’Allemagne, à laquelle la paix est imposée sans négociation. Ce traité pose
problème dès les lendemains de la guerre, en particulier au niveau du paiement
des réparations. Le Royaume-Uni y était opposé. « L’Allemagne paiera », selon
le mot de Klotz, le ministre des Finances de Clémenceau, et les réparations
correspondent à une logique de réparation des destructions. Déjà en 1921,
l’Allemagne renâcle pour payer, d’où les intimidations des Français dans la Ruhr
avant d’occuper cette région en 1923. La question des réparations va
empoisonner les relations européennes durant toutes les années 1920, malgré les
plans de réétalement américains, plan Dawes (1924), puis plan Young (1929).
Rappelons aussi qu’au 11 novembre, si la plus grande part du territoire français a
été reprise, ainsi que l’Escaut, l’Allemagne dans ses frontières de 1871 est vierge
de troupes alliées : ceci rend possible l’affirmation, contre toute évidence, que
l’Allemagne n’aurait pas été vaincue, ouvrant à son tour la porte à un nouveau
mythe, qui puise à la théorie du complot, celui du « coup de poignard dans le dos
». Tiré d’un ouvrage de 1931, rapporté par E. Von Salomon, le texte met l’accent
sur les grandes batailles héroïques de l’armée allemande (l’auteur fait sans doute
allusion ici aux deux grandes batailles de la Marne, à Verdun, à la Somme) et au
nombre de tués de celles-ci. Mais il insiste surtout sur l’absence de défaite de
l’armée allemande et sur son repli en bon ordre : « notre brillante armée était là »,
« elle avait fait son devoir », « nos plus belles victoires », « l’armée n’était pas
vaincue ». Cette glorification de l’armée allemande n’a qu’un but : la défaite n’a
88
pas été militaire, elle est due à l’épuisement des civils ainsi qu’à leur défaitisme
et à un régime décadent.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
89
HC – Les Français dans la Première guerre mondiale
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
Becker (J.-J.), et Berstein (S.), Victoire et frustrations, nouvelle histoire de la France contemporaine, « Points histoire », Le Seuil,
1990.
Becker (J.-J.), Les Français dans la Grande Guerre, Laffond, 1980.
Ducasse A., Meyer J., Perreux, G., Vie et mort des Français, 1914-1918, Hachette, 1959.
Duroselle J.-B., La Grande Guerre des Français, Perrin, 1994.
Gerverrau L., Prochasson C., Images de 1917, BDIC, 1987.
Pedroncini G., Les Mutineries de 1917, PUF, 1967.
Prost A., Les Anciens combattants, 1914-1940, Julliard-Gallimard, « Archives », 1977.
Duroselle (J.-B.), Histoire de la Grande Guerre. La France et les Français, Richelieu, 1972.
Audoin-Dazaud (S.) et Becker (A.), 14-18, Gallimard, coll. « Découvertes », 2000.
Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Annette, 14-18, retrouver la guerre, Gallimard, 2000, coll. «Bibliothèque des histoires», 272
p.
Becker Jean-Jacques, La France en guerre, 1914-1918, la grande mutation, Complexe, 1996, coll. «Questions au XXe siècle», 224
p. (la bibliographie en fin de volume est très complète. À consulter)
Jean-Jacques Becker, 1914 : Comment les Français sont entrés en guerre ?, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, Paris, 1977.
Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs des combattants édités en français de 1915 à 1928, Presses
universitaires de Nancy, 2006. [L’ouvrage fondateur sur ce sujet, écrit en 1929.]
Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande Guerre. L’affaire Norton Cru, Seuil, Paris, 2003.
Stéphane Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre : 1914-1918, Agnès Viénot éditions, Paris, 2001. [Un ouvrage de microhistoire
sur le deuil.]
Yves Congar, Journal de la guerre, 1914-1918, Le Cerf, Paris, 1997. [Un témoignage exceptionnel d’un enfant durant la guerre.]
Antoine Prost, Les Anciens combattants, 1914-1939, Gallimard, Paris, 1977. [à propos des anciens combattants français.]
Histoire de la France religieuse, tome 4, « Société sécularisée et renouveaux religieux : XXe siècle» (dir. Rémond René, Le Seuil,
1992, coll. «L’Univers historique» p. 116-128) et Histoire des femmes en Occident, tome 5, « Le XXe siècle » (dir. Thébaud
Françoise, Plon, 1992, p. 31-74). Ces deux ouvrages fournissent les axes pour traiter les deux autres prolongements de la Grande
Guerre proposés : apaisement des luttes religieuses et évolution des rôles féminins et masculins
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Becker Jean-Jacques et al., «L’année 14. La fin des illusions», Textes et documents pour la classe, n° 682, CNDP, octobre 1994.
« Le poilu, héros ou victime ? dans La fabrique du héros, TDC, N° 943, du 1er au 15 novembre 2007 (Mort glorieux tombé au
champ d'honneur ou jeune victime d'une guerre absurde : apparemment successives, les deux images du soldat de 14-18 n'ont
cessé en fait de se superposer.)
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Ce programme s’affranchit d’une historiographie militaire et diplomatique
classique. En centrant l’étude de la Première Guerre mondiale sur la
problématique de la guerre totale et de son vécu par la société française, on
intègre parfaitement les deux grands tournants de l’historiographie de la Grande
Guerre. L’insistance sur l’étude du deuil, du souvenir, du religieux, épouse des
thèmes d’étude chers à des historiens comme Stéphane Audoin-Rouzeau (Cinq
deuils de guerres, 2001) et Annette Becker (La guerre et la foi : de la mort à la
mémoire 1914-1930, 1994) qui dirigent le Centre d’études de l’Historial de la
Grande Guerre.
L’une des énigmes posées par la Première Guerre mondiale réside dans une
question sans réponse assurée : comment les soldats ont-ils tenu pendant quatre
ans dans des conditions de violence inouïe et dans un environnement matériel
marqué par les pénuries, le froid, la boue ? La réponse fait l’objet d’une
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
BO 1ere S : « Les Français dans la Première
Guerre mondiale
Après avoir décrit l’entrée en guerre, on
étudie les manières dont les Français vivent le
conflit, en insistant sur le fait que la société
dans sa quasi-totalité est touchée par le deuil.
Une ouverture sur certains prolongements de
la Grande Guerre (apaisement des luttes
religieuses, organisation du souvenir,
évolution des rôles féminin et masculin, ...)
achève l’étude. »
BO 3e futur : « LA PREMIÈRE GUERRE
MONDIALE : VERS UNE GUERRE
90
controverse entre historiens. Pour certains (S. Audoin-Rouzeau et A. Becker),
c’est la force du sentiment national qui a permis aux poilus de tenir ; forgé par
l’école, par une morale républicaine inculquée de longue date, il repose sur le
sens du devoir pour défendre le sol national. Cette forte unité nationale conduirait
à une adhésion au conflit et expliquerait à la fois la faiblesse des désertions en
1914, le caractère limité des mutineries en 1918 et finalement la solidité de la
nation en guerre, unifiée dans une lutte contre un ennemi diabolisé et détesté.
Pour d’autres historiens (R. Cazals et F. Rousseau), cette vision occulte le fait que
la majorité des soldats auraient été contraints de subir ce conflit, soumis à des
forces d’encadrement auxquelles ils ne pouvaient échapper (répression en cas de
mutinerie ou de désertion, intériorisation d’une culture d’obéissance). Selon ces
derniers, les documents affichant le discours de haine émaneraient soit d’autorités
politiques ou morales, soit de journaux contrôlés par la censure, diffusant un
discours officiel. Entre l’école de la contrainte et celle du consentement, le débat
fait rage !
TOTALE (1914-1918)
On étudie deux exemples de la violence de
masse :
. la guerre des tranchées (Verdun),
. le génocide des Arméniens.
Décrire et expliquer la guerre des tranchées et
le génocide des Arméniens comme des
manifestations de la violence de masse »
La Grande Guerre joue un rôle unique dans l’histoire de la France.
Aboutissement de plus d’un siècle d’exaspération du sentiment national, elle clôt
un cycle d’affrontements ouvert au printemps 1792. Mais par le choc moral et
démographique qu’elle signifie, elle ouvre une séquence qui prendra fin trente
ans après. Au coeur du conflit, dans ses origines comme dans son déroulement, la
France expérimente sur une quinzaine de ses départements l’intensité des
destructions causées par les évolutions technologiques dont ont aussi bénéficié les
armes. La destruction des paysages renvoie aux souffrances des soldats qui, pour
certains, témoigneront de longues années dans leur chair de l’horreur de cette
expérience. L’acceptation globale de ces souffrances par une population pourtant
durablement habituée à la pratique critique de la démocratie s’explique par
l’imprégnation profonde des valeurs d’obéissance et de conformisme de la
civilisation bourgeoise issue de l’industrialisation. Le traumatisme de toute une
société prend ensuite des formes variées, du pacifisme à la fascination pour la
force des dictatures totalitaires, qui pèsent lourd sur le rôle de la France dans les
vingt ans qui suivent.
L’entrée en guerre des Français : consentement exalté ou adaptation résignée ?
Les historiens ont longuement polémiqué sur l’état d’esprit des Français
(enthousiasme ou consternation) au début de la guerre, chacun produisant des
photographies et des témoignages attestant son interprétation. Jean-Jacques
Becker (Comment les Français sont entrés dans la guerre, Presses de la Fondation
Nationale des Sciences politiques, 1977) pense que la déclaration de guerre fut
accueillie dans la stupeur par les populations, principalement rurales. Ce n’est
que dans un second temps que celle-ci fit place à la résignation et finalement à la
résolution. La guerre fut acceptée, sans véritable opposition, mais sans
enthousiasme guerrier. La controverse s’est amplifiée avec la publication du livre
de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker 14-18, retrouver la guerre, paru
en 2000 chez Gallimard. Rémy Cazals, historien de la Grande Guerre, a
notamment fait observer que « l’esprit de croisade est une vision intellectuelle, la
thèse du consentement exalté du plus grand nombre est à revoir (…). La notion
d’adaptation est plus exacte ici que celle du consentement, et mériterait d’être
examinée de près. De même, faudrait-il faire la part de la langue de bois. » Les
Souvenirs de guerre, 1914-1915 de l’historien témoin Marc Bloch constituent un
témoignage solide sur le « climat » parisien lors de la mobilisation. Pour lui, c’est
le calme, la sérénité qui règnent sur Paris : « la tristesse ne s’étalait point », les
soldats « n’étaient pas gais ; ils étaient résolus », puis il ajoute son propre
jugement : « ce qui vaut mieux ». Les départs n’ont pas lieu dans une ambiance
d’euphorie aveugle mais le plus souvent avec résignation et par devoir
patriotique. La surprise et l’inquiétude ont cédé la place à la résolution par
patriotisme défensif plus que par esprit revanchard (la reprise des provinces
perdues était alors rarement évoquée). Le ralliement des divers courants
d’opinion dans chacun des pays européens concernés peut s’expliquer par le
sentiment que chacun se pense agressé par le voisin porteur de valeurs
rétrogrades ; il lui faut défendre les siennes, progressistes, non seulement pour
lui-même mais pour instituer, après le conflit, la liberté et la paix.
Lorsque la mobilisation est décrétée en France le 1er août dans l’après-midi, la
première réaction est donc, pour la majorité de la population, en particulier rurale,
la stupeur et la consternation. Les réactions sont vives dans une population où la
91
conscience de l’éventualité d’une guerre n’existe que très faiblement. L’opinion
française, très vite convaincue que la France est victime d’une agression
allemande, est animée par la volonté de défendre le pays. Cette conviction
explique comment, en très peu de temps, les mobilisés partent à la guerre avec
résolution. Les populations sont aussi mues par l’espoir d’une guerre courte, telle
que l’envisage aussi les états-majors. S’il y a des moments d’enthousiasme, ces
derniers sont limités et circonscrits, notamment à l’occasion du départ des
régiments de leurs villes de garnisons ou encore de leur rassemblement dans les
gares.
Mutineries dans l’armée française
Après l’échec sanglant de l’offensive du Chemin des Dames en avril 1917, dès le
17 avril et jusqu’au début du mois de juin, dans la moitié des divisions de l’armée
française, des éléments d’unités refusent de monter en ligne (on estime leur
nombre à 40 000 soldats sur un total de 2 millions d’hommes). Les raisons
invoquées se rejoignent assez facilement : attaques sanglantes et non préparées,
repos et permissions insuffisants, nourriture peu satisfaisante.
Le sujet des mutineries est sensible dans l’historiographie. Guy Pedroncini, dès
les années 1960, a fourni une explication classique fondée sur les raisons
évoquées précédemment. G. Pedroncini affirme que «les mutineries ne sont pas
un refus de se battre, mais le refus d’une certaine manière de faire». Les mutins
manifestent rarement des sentiments révolutionnaires ; les officiers sont peu pris
à partie. Contrairement à ce que prétendent alors la plupart des généraux, sans
doute pour mieux taire leurs responsabilités, ces mutineries ne sont pas la
conséquence d’une propagande pacifiste venue de l’arrière et n’ont aucun motif
politique. Si les mutins ont également exigé une paix immédiate ou plus de «
liberté », c’est sans jamais remettre en cause fondamentalement l’institution
républicaine qu’était l’armée. Plus largement, l’historien américain, Léonard V.
Smith, a montré que les mutins ont toujours exercé leur refus dans le cadre d’une
vie démocratique héritée de la démocratie parlementaire de la IIIe République. En
revanche, on peut y lire une dénonciation de l’écart social qui séparent ceux qui
décident de la guerre et ceux qui la font.
L’ordre est rétabli par Pétain devenu général en chef des armées françaises.
Pétain, qui avait remplacé Nivelle à la tête de l’armée française en mai, a pu
relancer la dynamique militaire en améliorant nourriture et permissions et en
cessant toute grande offensive avant l’arrivée des troupes américaines. Ses
mesures (permissions, amélioration de l’« ordinaire ») permettent une reprise en
main de l’ensemble des troupes.
La répression du mouvement de mutineries n’a pas été aussi féroce que cela.
Néanmoins, 554 condamnations à mort sont prononcées et 49 (68 ?) d’entre elles
sont appliquées. Elles ont, on l’imagine, un effet désastreux sur l’état d’esprit des
soldats. Au total, cette période est marquée sur le terrain par une phase de
renégociations entre officiers et soldats. L’ardeur au combat des poilus en 1918
montre bien que la crise morale de 1917 est passée.
Les combattants coloniaux
Pour des raisons démographiques, la France a précocement songé à utiliser les
soldats de l’Empire pour sa défense. En 1914, l’état-major dispose de l’Armée
d’Afrique stationnée au Maghreb. Ce sont essentiellement des engagés ; la
conscription n’est en effet introduite que tardivement et encore avec beaucoup de
prudence dans les colonies. En se prolongeant, le conflit pousse les
gouvernements à se tourner de plus en plus vers les recrues issues de son Empire.
Entre 535 000 et 610 000 soldats ont été ainsi mobilisés, soit environ 10 % du
total des Français enrôlés. C’est surtout l’Afrique occidentale et le Maghreb qui
sont mis à contribution. C’est en Europe et sur le front oriental que la
participation des coloniaux est la plus importante. Par ailleurs, dès 1914, les
besoins de l’économie française exigent le recrutement d’un grand nombre de
travailleurs, jusqu’en Chine. Le gouvernement crée en 1916 un service
d’organisation de la main-d’oeuvre. Ce sont 220 000 hommes qui sont ainsi
recrutés durant le conflit, auxquels s’ajoutent 80 000 ouvriers auxiliaires,
mobilisés directement par les armées. Les Maghrébins représentent à eux seuls la
moitié des effectifs. Ils sont affectés dans les usines, notamment les usines
d’armement mais aussi dans les exploitations agricoles.
La Première Guerre mondiale a popularisé l’image des combattants coloniaux,
comme le montre l’image du tirailleur qui devient l’emblème de la marque «
92
Banania ». Cette image véhicule naturellement tous les stéréotypes de l’époque
sur ces soldats, dont beaucoup furent recrutés de force ou envoyés en France sans
leur demander leur avis. Les tirailleurs noirs étaient dits « sénégalais » mais
pouvaient provenir de plusieurs colonies et de plusieurs ethnies (le titre du livre
d’Hampate Bâ mentionne les Peuls, présents au Sénégal, mais aussi dans une
grande partie de l’Afrique de l’Ouest car ils sont issus d’une civilisation nomade).
La France fut d’ailleurs le seul pays belligérant qui aligna en Europe des
combattants coloniaux. Ces troupes servaient aussi aux travaux d’intendance et
de génie. Les coloniaux ont particulièrement souffert dans les combats :
conditions climatiques, combats systématiques en première ligne, grippe
espagnole qui les décime particulièrement pendant l’hiver 1917-1918.
Le cas des Sénégalais du chemin des Dames « sacrifiés » par le général Mangin
est célèbre. Ces tirailleurs constituent des troupes de choc lors des grandes
offensives de « percée », dont celle du chemin des Dames – près de Soissons – au
printemps 1917. Deux régiments de Sénégalais, soit 25 000 tirailleurs, recrutés
l’année précédente par le général Mangin, participent en avant-garde à cette
offensive lancée au matin du 15 avril. C’est un échec dès les premières heures. Le
député Ybarnegaray la dénonce à l’Assemblée nationale («Nivelle savait que les
Allemands étaient remarquablement retranchés »). Son collègue Diagne, député
noir, évoque un « sacrifice » des Sénégalais puisque 6 300 tirailleurs sur les 25
000 engagés, sont tués. Il ressort des témoignages des deux députés que le
général Mangin a sciemment sacrifié ces soldats coloniaux : il les réclament sous
prétexte qu’« ils font peur aux Allemands » (Mangin) malgré l’avis de plusieurs
généraux qui les jugent insuffisamment préparés et en sachant lui-même qu’il les
voue au massacre. Après cette dénonciation en règle d’une boucherie évidente,
les troupes coloniales sont mieux préparées et traitées.
Mais contrairement à une légende tenace, le taux de perte de ces unités ne
dépassa pas celui des combattants français, ne serait-ce que parce qu’ils ne prirent
pas part aux hécatombes de l’année 1914, la plus meurtrière
(proportionnellement) du conflit.
Aujourd’hui, dans l’étude des conséquences de la Grande Guerre, la recherche
historique met davantage l’accent sur les aspects humains que sur les aspects
diplomatiques, politiques ou économiques. En témoignent les salles consacrées
aux suites du conflit à l’Historial de Péronne, les travaux d’Annette Becker sur
les monuments aux morts, ou l’intérêt porté à une réalité très longtemps occultée,
celle des mutilés de guerre (voir le film de François Dupeyron, La Chambre
des officiers, 2002).
La mémoire du conflit a longtemps oublié certaines violences, trop centrée
qu’elle était sur les héros de la guerre, les martyrs de la patrie dont il fallait
entretenir le culte civique. Pourtant ces victimes avaient aussi été capables,
parfois, d’être des bourreaux ! « Plus jamais ça !», disaient les anciens
combattants de retour chez eux incapables dans un premier temps de dénoncer la
barbarie de la guerre et préférant afficher la volonté de défense du pacifisme. Et
pourtant, les douleurs du siècle ne faisaient que commencer. Peu à peu d’anciens
poilus, face aux dangers qui planaient sur l’Europe, n’hésitaient plus à raconter
leur guerre sans taire le pire dans l’espoir, sans doute, de préserver la paix et la
sécurité du monde.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
I. L’acceptation de la guerre
LE NATIONALISME FRANÇAIS
Il est souvent dit que la France, dans les années qui précèdent la guerre de 1914, a
connu une forte poussée nationaliste. Cette idée – fausse – est due en grande
partie à un livre à succès, Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, paru en 1911. Écrit par
deux jeunes écrivains, Henri Massis et Alfred de Torde, sous le pseudonyme
d’Agathon, il prétendait la jeunesse française acquise au nationalisme et à l’idée
de la guerre. En fait, il ne s’agissait là que de l’état d’esprit d’une fraction des
étudiants, au demeurant très peu nombreux à cette époque.
Le nationalisme français avait alors deux maîtres à penser : Maurice Barrès et
Charles Maurras. Ils sont tous les deux partis du sentiment de la « décadence »,
dont la guerre de 1870 aurait été la manifestation, pour appeler à la « renaissance
» française. La réflexion de Barrès était d’ordre moral : la renaissance passe par
Accompagnement 1ère : « Le fil conducteur
retenu par le programme est le vécu et les
représentations des Français ; il se veut,
comme les pistes proposées ci-dessous
l’explicitent, au service d’une analyse
globale.
Les premiers mois méritent une attention
particulière, parce que des traits durables se
cristallisent. L’opinion et les pouvoirs publics
font face à un conflit qui, quoique envisagé
depuis une dizaine d’années, les surprend par
sa soudaineté ; si le passage brusque de l’état
de paix à celui de guerre suscite d’abord
93
le respect des valeurs de la tradition et la fidélité au passé. Celle de Maurras était
d’ordre politique : il rejette la démocratie, le parlementarisme, la République et
appelle au retour à la monarchie.
En 1914, Barrès est à la tête de la Ligue des patriotes, dont jusque-là le président
avait été le poète Paul Déroulède, qui venait de mourir. Son programme est la «
revanche » et la reconquête de l’Alsace-Lorraine. Mais c’est un groupement en
déclin, qui n’a plus guère d’influence. Au contraire, l’Action française, dont
Maurras est l’inspirateur, a le vent en poupe. Mais si elle manifeste, à travers son
journal du même nom, un antigermanisme virulent, sa principale préoccupation
n’est pas d’ordre extérieur, mais d’ordre intérieur. Elle aspire avant tout à
renverser la « gueuse » (la République). Lors des élections d’avril-mai 1914, la
droite influencée par le nationalisme ne marque aucun progrès. C’est une majorité
de gauche, peu sensible au nationalisme, qui sort victorieuse des élections.
L’engagement des soldats mêle contrainte sociale, consentement personnel,
solidarité sociale et amicale voire un « caractère idéalisé » de la guerre.
L’Union sacrée
Elle montre le rassemblement de toutes les tendances politiques de la gauche
(socialistes et syndicalistes ralliés dès la mobilisation après la mort de J. Jaurès et
le discours de Léon Jouhaud – secrétaire de la CGT – lors de ses funérailles), du
centre (radicaux dont le plus connu est Clemenceau, les progressistes) jusqu’à la
droite traditionnelle : les catholiques (fraîchement ralliés à la république) et les
monarchistes (Charles Maurras). C’est l’union de la « gueuse » et du « goupillon
», l’apaisement de toutes les luttes idéologiques depuis l’affaire Dreyfus et
surtout la séparation de l’Église et de l’État (Querelle des inventaires).
Jaurès, « l’apôtre de la paix », accusé de trahison par les nationalistes, est
assassiné par Raoul Villain le 31 juillet. Le gouvernement, inquiet devant les
risques de troubles, souhaite que les obsèques du dirigeant socialiste prennent un
caractère d’union et que même les représentants d’organisations nationalistes –
Maurice Barrès notamment – soient présents. Le fait le plus marquant de la
cérémonie est le discours du secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux. Il
annonce le « devoir » des socialistes de « repousser l’envahisseur », alors que les
frontières françaises ne sont pas atteintes à cette date. L’argument de Jouhaux
afin de convaincre les socialistes d’entrer en guerre est que « cette guerre, nous
ne l’avons pas voulue » ; l’Allemagne en est donc entièrement responsable. Si
Jouhaux est convaincant et suivi, c’est que les Français sont au fond d’eux mêmes
des patriotes. Le gouvernement peut donc renoncer à appliquer le « carnet B »
prévoyant l’arrestation des dirigeants socialistes et syndicaux.
Le 4 août 1914, le président du Conseil René Viviani lit, à la tribune de la
Chambre des députés, un message du président de la République Raymond
Poincaré que les institutions de la IIIe République n’autorisent pas à s’adresser
directement aux parlementaires. L’expression « Union sacrée » qu’il emploie ici
(la France « sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera
devant l’ennemi l’Union sacrée ») n’est pas reprise immédiatement. On lui
préfère pendant quelques mois celle d’« union nationale » ou de trêve des partis.
Elle revêt ensuite un usage courant. Elle traduit bien les conditions dans
lesquelles le conflit éclate ; la France se considère directement agressée (« La
France vient d’être l’objet d’une agression brutale et préméditée »). C’est de ce
sentiment patriotique que l’Union sacrée tire ses origines. Elle trouve réellement
sa réalisation concrète que le 26 août avec l’entrée au gouvernement d’opposants
comme les socialistes J. Guesde et M. Sembat et A. Ribot appartenant à la droite
républicaine : les conflits politiques d’avant la guerre sont donc suspendus. En
revanche, la droite nationaliste n’« entre pas » au gouvernement. Il s’agit donc
d’une « Union sacrée » partielle. Mieux vaudrait dire à l’instar de J.-J. Becker
que cette union est en réalité une « trêve des partis ». Par ailleurs, ce sont les
circonstances qui ont fait durer cette union jusqu’en 1917 car, à l’origine, chacun
étant persuadé que les combats seraient courts, l’union ne devait pas se prolonger.
Au final, on peut dire que cette union constitue une espèce de « réflexe de
défense nationale » dont la France n’a pas le monopole puisqu’en Allemagne
aussi ce réflexe a joué sous l’appellation « Burgfrieden » (« paix civile »).
Cette Union sacrée reste solide jusqu’en 1916. L’usure de la guerre l’effrite à
partir de 1917. Appelé à la présidence du Conseil par Poincaré en novembre 1917
pour resserrer un gouvernement hésitant alors que s’effiloche l’Union sacrée,
Clemenceau affiche des accents à la Danton dans cette réponse à une
consternation ou résignation, très vite prévaut
un sentiment définitivement installé : le
patriotisme défensif et la résolution à se
défendre. Durant les quelques mois de la
guerre de mouvement, 300 000 Français sont
tués, 600 000 portés disparus, blessés ou faits
prisonniers : le pays entre dans une ère de
mort de masse. L’échec d’une victoire rapide
entraîne une série de remises en cause et
d’adaptations progressives. Parmi celles-ci, la
recherche d’un équilibre entre exécutif,
législatif et haut commandement et
l’engagement dans une guerre totale :
mobilisation de l’ensemble des ressources
humaines, intégration au phénomène guerrier
du potentiel économique et productif,
affirmation des moyens d’encadrement de
masse, recherche et banalisation de moyens
de destruction massive.
Fin 1914, la société est installée dans la
guerre : les années 1915-1917 constituent le
coeur de l’étude. Sur toute l’étendue du front
s’est constitué un réseau défensif formé de
deux positions parallèles. L’existence des
soldats des tranchées s’organise. Leur
résistance à l’inhumanité quotidienne et lors
des tentatives des états-majors de briser la
continuité du front (essais de percée de Joffre
en 1915, stratégie de l’usure en 1916 par les
Allemands, puis les Alliés) invite à poser des
questions difficiles : celles du consentement
et de l’acceptation de la violence, donnée et
subie. Un puissant sentiment de solidarité
nationale, la lutte individuelle et de groupe
pour la survie, l’intériorisation de l’idée que
l’adversaire appartient à l’univers de la
barbarie constituent des éléments de réponse.
En 1915 et 1916, l’arrière affirme le même
consensus, à partir d’un réseau identique de
convictions, favorisées par le maintien de
conditions de vie supportables, la persistance
de l’Union sacrée, la solidarité avec le front
et le conditionnement de l’opinion. Au
contraire, 1917 connaît une crise qui affecte
tous les secteurs. Sa résolution est le fait
d’une répression mesurée et d’une seconde
série de remises en cause et d’adaptations. En
demandant une «ouverture sur certains
prolongements de la Grande Guerre», le
programme souligne que l’ombre portée par
l’événement est durable et incite à examiner
si le conflit a créé les conditions nécessaires à
des changements structuraux. Le temps sera
trop bref pour analyser à parité les trois
exemples proposés : une analyse nuancée
associée à une ou deux évocations permettra
d’atteindre l’objectif visé. À titre d’exemple,
on pourrait souligner les traits suivants pour
ce qui est de « l’organisation du souvenir ».
Fin 1918, les deux tiers, voire les trois quarts
de la population française ont été touchés par
les deuils. Les monuments aux morts érigés
durant l’entre-deux-guerres et une foule de
plaques commémoratives font mémoire des
morts par leurs listes nominatives ; devenant
94
interpellation socialiste. L’opposition ancienne du radical énergique à ses rivaux
de gauche est soulignée par le rappel de leur impuissance à imposer la paix, avant
et pendant la guerre (conférence de Zimmerwald). La détermination de
Clemenceau évoque des pratiques de Comité de Salut Public, tout comme les
menaces qu’il laisse planer. En déférant devant la Haute Cour ses adversaires
Caillaux et Malvy, il s’impose d’autorité à une classe politique désemparée. Dans
ce discours, la fermeté du ton ne fait aucun doute : le gouvernement et les
Français doivent mener une « guerre intégrale ». Pour vaincre il préconise en
effet une discipline de fer, entend lutter contre les « campagnes pacifistes » et
exhorte les Français à une solidarité complète entre les civils et l’armée (« que
toute zone soit de l’armée »). Toute la société doit participer à l’effort de guerre ;
il hausse ainsi les ouvriers, paysans, vieillards, femmes, enfants au rang de «
poilus ». Ce discours constitue ainsi une réactivation intégrale de l’Union sacrée.
À la fin du texte, il annonce le maintien de la censure dans le but affirmé de
maintenir la paix civile. Mais le maintien des institutions et la confiance de
l’opinion relativisent son autoritarisme.
II. Combats et refus
Les témoignages directs sur les tranchées sont très nombreux, qui apportent
maints renseignements sur la vie quotidienne et les douleurs des soldats. Il s’agit
surtout de lettres que les familles conservent précieusement ; il en demeure
beaucoup dans les Archives civiles, nationales ou départementales et militaires ;
certaines ont été éditées, par exemple par Radio France-Librio en 1998. Des
journaux de tranchées sont aussi conservés par l’Armée et la Bibliothèque
nationale.
Les lettres à la famille constituent des documents d’apparence souvent décevante
du fait de la censure mais extrêmement précieux dès lors que l’on parvient à saisir
l’état d’esprit du soldat et ce qu’il imagine de la vie quotidienne de ses
correspondants. En France, plusieurs millions de lettres ont été expédiées. Toutes
témoignent de la nostalgie du passé proche et heureux, dont les soldats
s’efforcent d’entretenir les usages altruistes et les thèmes habituels de bavardage :
« permettez-moi de vous offrir mes meilleurs voeux de santé et de bonheur » ; « il
pleut beaucoup » ; « je vous remercie bien sincèrement » ; « il m’a bien fait
plaisir » ; « en attendant de bonnes nouvelles»… L’apparente banalité de ces
correspondances s’explique par l’autocensure. La censure officielle a posteriori
s’exerce systématiquement sur tout courrier. L’en-tête de la carte établit que
celle-ci « ne doit porter aucune indication du lieu d’envoi ni aucun renseignement
sur les opérations militaires…» Cette pratique, courante en temps de guerre, est
renforcée dès 1914 car presque tous les soldats ont le temps et le désir d’écrire
puisque, grâce aux lois scolaires, ils en ont récemment acquis le pouvoir et
découvert le goût. Par ailleurs, le soldat s’autocensure pour ne pas inquiéter ses
correspondants.
Verdun
Depuis août 1915, la ville de Verdun et son anneau de forts ont été désarmés à
l’initiative de Joffre. D’autre part, les Allemands sont bien placés puisqu’ils
tiennent l’Argonne et contrôlent les voies de communication : la ligne de chemin
de fer de Châlons est sous le feu de leur artillerie, tandis qu’au sud la voie ferrée
de Bar-le-Duc est coupée à Saint-Mihiel. La bataille est déclenchée le 21 février
1916 face à Verdun, là où le front français forme un saillant plus délicat à
défendre. Les Allemands soumettent Verdun à un bombardement d’une intensité
sans précédent. L’artillerie lourde allemande, le Trommelfeuer (« feu roulant »)
se déchaîne dans le secteur de Verdun. Les Alliés qui préparent alors une
offensive sur la Somme semblent pris de court : le fort de Douaumont tombe le
25 février, celui de Vaux le 7 juin. Jusqu’en juillet, les Allemands sont offensifs
et progressent de quelques kilomètres. La véritable bataille de Verdun correspond
à cette première phase. À partir de juillet, c’est au tour des Allemands d’être sur
la défensive (on constate en effet une sorte de lâcher-prise allemand à la fin du
mois de juin, lorsque des unités importantes sont transférées sur le nouveau «
théâtre » de la Somme pour parer à l’offensive franco-anglaise déclenchée le 1er
juillet 1916). Le 26 juillet 1916, alors que le fort de Douaumont est tombé aux
mains des Allemands, Joffre confie au général Pétain le commandement du
secteur. Ce dernier organise la défense et avertit l’adversaire : « Nous ne cèderons
pas un pouce de sol français ». Tout de suite Pétain met en place la logistique
des lieux de commémoration, surtout le 11Novembre (fête nationale à partir de 1922),
ils affirment une ambition civique.
Monuments et manifestations aident les
survivants à surmonter les disparitions, en
tissant des harmoniques entre la douleur
personnelle et la sacralisation collective. Par
le biais de leurs associations, les anciens
combattants (c’est-à-dire en 1920, 55 % des
plus de vingt ans) jouent un rôle dans
l’organisation du souvenir ; un alliage entre
pacifisme et patriotisme constitue l’une des
caractéristiques de ces associations. L’étude
de la Première Guerre mondiale est propice à
la mobilisation des études locales et des
ressources patrimoniales et à un travail sur les
corpus épistolaire et littéraire ou les
représentations de la guerre. ».
Accompagnement 3e : « La Première Guerre
mondiale et ses conséquences.
On doit renoncer au récit chronologique des
phases du conflit et privilégier la mise en
évidence de ses grandes caractéristiques : son
aspect total et la brutalisation des rapports
humains qu’il a impliquée. Cela permet de
faire comprendre, par delà les conséquences
plus immédiates de la guerre, étudiées dans
son bilan, sa résonance profonde et
traumatique sur le siècle qui commence. La
notion de brutalisation (mal traduite du terme
anglais brutalization que le néologisme «
ensauvagement » aurait mieux fait
comprendre) reflète la place fondatrice de la
violence liée à la guerre. Des recherches
récentes ont mis en évidence cette violence
d’un conflit marqué par le premier génocide
du siècle, celui des Arméniens, et pendant
lequel, pour la première fois en Europe,
s’ouvrent des camps de concentration ; cette
pratique, partagée par tous les belligérants
pour les ressortissants de pays ennemis,
atteint des groupes entiers de population (tels
ces Français et surtout ces Françaises de la
région de Lille qui ont été déportés en Prusse
orientale). Si l’extermination des Juifs et des
Tziganes n’est pas directement issue de la
Première Guerre mondiale, certains des
hommes qui ont vécu ce conflit deviennent
capables d’appliquer une haine
exterminatrice : à deux reprises, en 1931 et en
1939, Hitler invoque la déportation des
Arméniens pour justifier sa politique
antisémite. Il faut donc envisager le conflit
dans son aspect fondateur d’une violence
totale (totalitaire ?) qui marque le XXe
siècle. »
Du « bourrage de crâne » à l’héroïsation des
combattants.
Aux invraisemblances des premiers jours, qui
ne peuvent tenir bien longtemps, succèdent
les avis autorisés des experts, puis les
pseudo-témoignages, irréfutables, et les
explications des revers comme n’étant que
95
nécessaire : garnison des forts, mobilisation de l’artillerie et surtout mise en place
des moyens de transport permettant d’acheminer plus vite les troupes, les
munitions, le ravitaillement (« Voie sacrée » reliant la place assiégée à Bar-leDuc). Il obtient en outre des relèves régulières. Le 24 octobre, les Français
reprennent Douaumont et le 2 novembre le fort de Vaux. La bataille proprement
dite s’achève le 18 décembre. On en est alors revenu, à peu de choses près, à la
situation du 21 février. Les heurts dans le secteur ne s’arrêtent jamais vraiment
tout au long du conflit. L’avantage reste aux Français, mais c’est au prix d’une
terrible saignée. Le choix de Verdun pour porter un coup décisif s’explique
aisément : l’importance des fortifications qui entourent la ville avait imposé de la
maintenir dans le dispositif défensif français, alors même qu’elle était avancée
par rapport à la ligne de front. Elle constitue donc, malgré ses formidables
défenses, un saillant rentrant dans les lignes allemandes. Si la stratégie adoptée à
Verdun par le général von Falkenhayn reste encore en débat, il semble que
l’hypothèse la plus plausible est que, renonçant à effectuer une percée décisive («
l’offensive frontale est une méthode douteuse, inutile »), il aurait envisagé
d’utiliser le penchant des Français pour l’offensive à outrance afin de les «
saigner à blanc » en ayant recourt à la puissante artillerie allemande. La logique
stratégique mise en oeuvre constitue un sommet de la guerre d’usure. Il s’agit de
« saigner à blanc » l’armée française en l’obligeant à défendre à tout prix une
ville symbole (bien des fois Verdun a constitué, sur la Meuse, le dernier verrou
avant les plaines du Bassin parisien, en septembre 1792 par exemple). Le secteur
de Verdun est un Haut lieu de mémoire ; il est l’endroit où Charlemagne choisit
l’aigle à deux têtes comme emblème et où d’âpres batailles ont été livrées en
1792 et 1870. L’infériorité démographique de la France autoriserait l’Allemagne
à consentir dans cet assaut des pertes considérables, qui seraient moins
dommageables pour elle. La supériorité de l’artillerie lourde allemande ne réussit
pourtant pas à faire rompre les Français, malgré l’énormité des pertes, d’où une
dimension vite mythique de la bataille, « on ne passe pas », et des chefs, Pétain et
Mangin, crédités de la victoire. Les pertes s’élèvent à 240 000 Allemands et 260
000 Français. L’échelle doit être impérativement relevée pour expliquer la densité
des combats ici : c’est le nombre de morts au mètre carré qui fait de Verdun la
bataille la plus importante de la guerre (en victimes, la Somme a des arguments à
faire valoir). L’importance de la prise des forts de Vaux ou de Douaumont est
symbolique autant que stratégique, à partir du moment où ils sont au centre des
préoccupations de la propagande : Renoir s’en souvient dans La Grande Illusion
de 1937.
Pour qualifier Verdun, les historiens Gerd Krumeich et Stéphane AudouinRouzeau ont employé le terme de « bataille totale ». La dernière bataille classique
sur le front de l’ouest est celle de la Marne, où se sont engagées le gros des
armées allemande et française. C’est à la lumière de la pétrification du front
qu’est tentée l’offensive allemande à Verdun. On l’a vu, la stratégie allemande
visait à user les forces françaises. Pour l’état-major français, il est vital que les
Allemands ne percent pas : « ne pas se rendre, ne pas reculer d’un pouce, se faire
tuer sur place » ordonne le général Nivelle en juin. Ainsi, la bataille de Verdun
marque l’un des sommets de la guerre d’usure, d’abord par sa durée. La bataille
est aussi unique par l’importance des forces en présence et l’âpreté des combats,
marqués par un affrontement acharné dans les bois autour de Verdun, par la prise
de forts et leur reprise (Douaumont, Vaux), par l’éradication complète de villages
entiers. Ainsi, le village de Fleury change seize fois de camp en un mois (juillet)
avant d’être purement et simplement rayé de la carte. Cette bataille est marquée
par l’impact de l’artillerie lourde, domaine dans lequel les Allemands disposent
au départ d’une nette supériorité. La guerre se fait alors industrielle. C’est
l’horreur des combats qui marque les récits, tant allemands que français. Les
hommes sont soumis au déluge du fer et du feu, à l’insomnie, à la faim, à la soif,
hébétés par la violence des bombardements. Le champ de bataille est comme un
océan de boue, jonché de cadavres mutilés croupissant dans les trous d’obus,
dégageant des odeurs pestilentielles. La volonté et le courage des combattants
sont alors décisifs. Verdun est marquée par l’importance de la logistique, d’un
côté comme de l’autre, pour alimenter la bataille en hommes et en matériel. Sur la
« Voie sacrée », des milliers de camions français, à la cadence d’un véhicule
toutes les 15 secondes, forment une noria permanente. Bataille totale au niveau de
l’engagement matériel, physique, psychique, cette bataille d’usure comme on l’a
nommée par la suite, est la plus meurtrière de toute la guerre sur un espace aussi
restreint. Le seul véritable vainqueur de Verdun est ainsi la mort avec des pertes
des replis tactiques. Le décalage entre la
poursuite des combats, le piétinement des
troupes et la supériorité prêtée aux alliés
discrédite progressivement ce genre
journalistique, relayé dès lors par
l’héroïsation des combattants.
Le service photographique des armées envoie
des photographes couvrir les opérations et
rendre compte des destructions. La lourdeur
du matériel et les impératifs de pose, surtout
lorsqu’il s’agit comme ici d’autochromes
tirés sur plaques de verre, interdisent d’être
au cœur des combats. La ville de Reims n’a
pas bénéficié par hasard de ces rares images
en couleur. Intensément bombardée par
l’artillerie allemande toute proche, elle figure
en bonne place dans l’inventaire des griefs
que la France adresse à l’opinion publique
internationale pour convaincre de sa bonne
foi d’agressée. La destruction partielle de la
cathédrale, dont les tours sont soupçonnées
par les Allemands de servir d’observatoires,
illustre la rage destructrice des nouveaux
vandales. Cet enrôlement paradoxal du
baptême de Clovis et du sacre des rois dans le
combat de la République s’inscrit dans la
continuité de l’histoire officielle de Lavisse,
rattachant à la geste nationale l’Ancien
Régime pour son rôle dans l’édification de
l’État, désormais menacé par l’Allemagne.
La mort omniprésente
Dès que le mort est identifié, la terrible vérité
est annoncée à sa famille. La nouvelle est
souvent transmise par des canaux non
administratifs. Ce sont généralement les
soldats eux-mêmes qui se chargent
d’informer, ajoutant à la sécheresse du
constat administratif, le témoignage
vécu et l’exaltation des qualités du défunt. À
la douleur de la nouvelle s’ajoute la distance
entre le défunt et ses proches et l’absence
d’une véritable sépulture où honorer la
mémoire du disparu. La surmortalité militaire
interdit le fonctionnement habituel du deuil :
il est impossible de transférer les corps aux
familles pas plus que d’organiser des
funérailles privées. Les corps sont donc
inhumés à proximité du lieu de décès, dans
des cimetières communs lorsque les corps
sont identifiés, dans des fosses sans cela.
Tombé pour la France, le combattant n’en a
pas fini pour autant avec ses devoirs civiques,
sa sépulture a une fonction pédagogique et
exemplaire, au-delà du cercle familial elle
rappelle au passant la valeur du sacrifice.
Le conflit a fait en France plus de trois
millions de blessés et, parmi eux, un million
d’invalides dont plus d’un quart souffrant
d’un taux d’invalidité supérieur à 50 %; le
nombre des amputés est estimé à 60 000.
Le défilé de la victoire des Alliés eut lieu sur
96
françaises et allemandes qui s’équilibrent.
La bataille de la Somme
La bataille de la Somme constitue l’une des plus terribles de la Première Guerre
mondiale sur le front occidental, causant plus d’un million de morts, blessés et
disparus. En cela, elle est bien représentative des nouvelles formes de combats.
Elle montre la brutalité et la déshumanisation des combats qui provoquent la mort
de masse dans une guerre industrielle.
La Somme fut, plus que tout autre secteur, un espace où des soldats originaires de
plus de vingt pays s’affrontèrent. Dans l’histoire et la mémoire de la guerre,
Verdun a pris la première place pour les Français qui avaient alors fait face, seuls,
à l’offensive allemande. En revanche, c’est la bataille de la Somme qui est la plus
évocatrice du conflit dans les mémoires anglaise et allemande. Pour les
Britanniques, parce que le 1er juillet 1916 est le jour le plus sanglant de leur
histoire ; pour les Allemands, parce qu’elle fut la bataille défensive par
excellence, celle où ils eurent le sentiment de défendre leur patrie face aux
assauts ennemis, faisant la « garde de la Somme ».
Le barrage d’artillerie roulant devient une tactique courante de la bataille. Il
précède l’assaut et protège l’infanterie lors de l’attaque. 19 millions d’obus ont
été tirés par l’armée britannique durant la bataille de la Somme. Les soldats sont
épuisés par des bombardements incessants, par la tension nerveuse de l’attente,
de l’attaque redoutée. Ils vivent dans un environnement déshumanisé, où la mort
rôde. Le déluge de feu des tirs d’artillerie provoque l’effroi des combattants. Il
est la cause de traumatismes psychiques, tel le shell shock dû au souffle de
l’explosion. Les soldats se sentent impuissants devant l’intensité du feu. Côté
allemand, la veille sous le feu, malgré des pertes inouïes, créa un type nouveau de
soldat, formant des « troupes de choc » (Stosstruppen). On assiste à une
mythification immédiate de l’image du soldat, capable de résister, seul,
impassible face aux « orages d’acier », à la souffrance et à l’horreur des combats,
celui que, dans son ouvrage Orages d’acier, Ernst Jünger a décrit comme un
combattant « au visage d’acier ». Ce stéréotype du soldat du combat total
trouvera ses prolongements dans l’homme S.S., le soldat d’élite du IIIe Reich.
Le no man’s land constituait le territoire de l’horreur, celui du danger permanent,
dans un paysage de totale destruction, où se mêlaient cadavres et débris d’arbres
dans une terre éventrée par les tirs d’obus. Les combattants devaient durant
l’assaut s’élancer dans cet espace, sous les tirs d’obus et de mitrailleuses. La mort
est ainsi souvent infligée de manière anonyme. Mais les combats au corps à corps
s’imposent aussi quand le combattant arrive dans une tranchée adverse.
Promiscuité et solidarité
Vivre au front dans les tranchées, c’est connaître l’enfer au quotidien avec ses
malheurs ordinaires ; froid, boue, pluie, poux, rats, odeurs pestilentielles de la
mort et des cadavres en décomposition, etc. Comment vivre au milieu de
l’horreur ? Comment des millions d’êtres humains ont-ils pu endurer et
finalement assumer ces violences? S. Audouin-Rouzeau explique (cf. L’Histoire
n° 225, octobre 1998) qu’au sein des armées engagées le «groupe primaire» a une
importance fondamentale. Il s’agit de minuscules noyaux constituant le véritable
tissu des grandes unités. À l’intérieur de ces groupes, les soldats vivaient entre
eux, avec leurs règles, leur hiérarchie, leur vie sociale, leurs distractions et leurs
souvenirs communs. Ces petits noyaux constituaient à la fois une chance et une
garantie de survie. Appartenir à l’un de ces groupes, c’était être assuré d’une
entraide et, par-dessus tout, d’une assurance que l’on viendrait coûte que coûte
vous chercher sur le no man’s land en cas de blessure. Comme le dit S. AudouinRouzeau, «la fidélité aux copains a beaucoup fait pour l’accomplissement
quotidien de ce qu’il est convenu d’appeler le «devoir ». Un grand attachement
amical se noue entre les combattants d’une même unité (souvent une compagnie,
une section) et qui engendre une solidarité de groupe vitale à la survie. La mort
d’un combattant est souvent une violence psychique infligée à ses camarades :
perte d’un être cher, culpabilité de survivre, anticipation de sa propre mort.
Les mutineries de 1917
Les motivations des soldats sont évidemment multiples, celle-ci a le mérite d’être
représentative d’une attitude fréquemment apolitique chez les mutins (à l’opposé
des carnets célèbres du tonnelier Louis Bartas). Le rapport du général Mignot, à
propos du refus des 23e et 133e R.I. à Ville-en-Tardenois, est intéressant pour son
point de vue qui se veut objectif (un mot qui ressortit évidemment au domaine
les Champs-Élysées le 14 juillet 1919. Des
troupes de toutes les armées alliées y
participent avec tous les grands chefs de la
guerre dans une grande exaltation patriotique
sans que les absents soient oubliés. C’est un
millier environ de mutilés et de « gueules
cassées » qui ouvrent le défilé et qui
rappellent ainsi l’immensité des sacrifices des
hommes et leur lassitude : «Nous étions
revenus bien fatigués », écrit Marc Bloch
ajoutant ensuite que les soldats démobilisés
sont pressés de reprendre les métiers
abandonnés. Cinq « gueules cassées » étaient
aussi présentes lors de la signature du traité
de Versailles en juin 1919.
Ce tableau n’est pas l’oeuvre d’un artiste «
professionnel ». Il est peint par Jean GaltierBoissière qui, pendant la guerre, a dirigé un
journal de tranchées, Le Crapouillot, créé en
1915 et qui continue d’exister dans une veine
de plus en plus pacifiste et même
antimilitariste après 1918. On distingue l’Arc
de triomphe au fond à droite. Les spectateurs,
à gauche, sont massés dans une tribune
pavoisée de tricolore et séparés de l’avenue
par un cordon de soldats. Le peintre figure ici
une véritable galerie de mutilés. De gauche à
droite : un homme-tronc, blessé à la tête et
poussé dans un brancard ; un homme qui
marche sur des béquilles, un aveugle (homme
aux lunettes noires), un unijambiste, un autre
au visage bandé (« gueule cassée »), auquel il
manque une main ; un manchot qui a perdu
son nez et enfin un autre unijambiste. Au
second plan, on voit également trois borgnes.
L’ensemble est saisissant et donne
l’impression d’une accumulation d’infirmités,
la plupart dues certainement à l’artillerie ou
encore aux gaz aveuglants. L’impression de
choc est renforcée par le décor de la fête et le
style naïf de la peinture qui accentuent la
tristesse des visages. Galtier-Boissière
représente ici un condensé de toute l’armée :
certains mutilés sont en civil (certainement
démobilisés pendant le conflit) ; les autres
arborent des uniformes variés. On y voit des
hommes du rang mais aussi des sousofficiers
(l’aveugle aux lunettes) et des officiers
(l’homme au visage bandé, deux autres en
képi à l’arrière-plan). Tous portent une ou
plusieurs décorations. La diversité des tenues
et le désordre relatif de la marche contrastent
avec l’idée que l’on peut se faire d’un défilé
militaire. Ce tableau permet ainsi de montrer
les conséquences de la guerre et notamment
la masse des invalides de guerre qui
constituent les plus « visibles » des anciens
combattants. C’est l’ambiguïté du tableau
qu’il faut mettre en évidence : à la fois
illustration de l’hommage officiel rendu par
la nation aux combattants (décorations
militaires, foule, drapeaux tricolores) et
dénonciation de l’horreur de la guerre
(expression de souffrance des invalides,
97
militaire).
Censure et propagande
En France, la proclamation de l’état de siège, renforcée par une loi du 5 août
1914, interdit de publier toute information à caractère militaire non officielle. Un
« bureau de presse » est institué auprès du ministère de la Guerre pour veiller à
l’application de ces dispositions. Dès le mois de septembre 1914, le ministre de la
Guerre, Alexandre Millerand, institue une censure de nature politique, en donnant
l’ordre, par une circulaire datée du 19 septembre, d’interdire « les articles de fond
attaquant violemment le gouvernement ou les chefs de l’armée » et de « ne pas
permettre, en ce moment, d’articles tendant à l’arrêt ou à la suppression des
hostilités ». Pendant toute la guerre, la censure provoque une lutte acharnée entre
journaux et gouvernements successifs. Néanmoins, de 1914 au printemps 1915, le
sentiment patriotique, en dépit de ces protestations, fait accepter la censure. Par la
suite la contestation des journalistes, à laquelle s’ajoute celle des parlementaires
s’amplifie au point qu’un débat à la chambre, en janvier 1917, remet en cause
l’existence même de la censure. Quand il devient président du Conseil,
Clemenceau ne la supprime pas, mais l’allège et admet que le gouvernement
puisse être critiqué. Ce contrôle de la presse n’a pas seulement servi à préserver
le secret militaire et à éviter au gouvernement d’être critiqué ; il a aussi participé
à l’encadrement de l’opinion publique et à la formation d’une « culture de guerre
».
«Une» du journal Le Canard Enchaîné, le 10 septembre 1915
C’est durant la Première Guerre mondiale, alors que la presse française est
soumise à une censure implacable, que naît Le Canard Enchaîné, un périodique
anticonformiste, que ses fondateurs – le journaliste Maurice Maréchal et le
caricaturiste Henri-Paul Gassier, proches de la mouvance socialiste – veulent
libre, indépendant, bien informé et humoristique. Le premier numéro paraît le 10
septembre 1915. Le mot « canard » désigne populairement, et notamment dans
les armées, le journal quotidien, dont l’essentiel des propos se résume à des «
cancans ». L’une des « feuilles des tranchées », confectionnée par les soldats du
74e régiment d’infanterie dès l’été 1915, se dénomme « le canard du boyau », en
reprenant l’adjectif « enchaîné » au nouveau titre, « l’Homme enchaîné », que
Georges Clemenceau donne – pour protester contre la censure – à son périodique
originellement baptisé « l’Homme libre ». En somme, le titre ne trompe pas : ce
périodique de petit format est cancanier (« canard») et censuré (« enchaîné »), au
contraire des autres journaux qui, bien que censurés et participant de ce fait au «
bourrage de crâne », se présentent toujours comme s’ils disent la vérité.
L’autodérision vient tout d’abord des mots ou expression utilisés : « canard » à la
place de journal, « enchaîné », allusion à l’attachement du soldat à sa tranchée et
au mythe de Prométhée, « humoristique », « coin ! coin ! couin », etc. Elle est
aussi manifestée par ces dessins naïfs, clownesques, légendés sous forme de
petite bande dessinée simpliste mais néanmoins critique et incisive quant aux
allusions formulées à l’égard de la censure.
Le premier numéro du Canard se veut d’abord critique à l’égard des journaux
officiels ou des journaux censurés. Aussi le titre central, le plus gros après le nom
du journal, est « Pour faire un journal en 1915 ». En lisant la bande dessinée on
s’aperçoit tout de suite qu’il n’est plus possible d’écrire des feuilles libres puisque
«Madame Anastasie » (la censure) à l’aide de ses grands ciseaux, interdit toute
publication critique à l’égard du pouvoir. Tout ce qui pourrait être susceptible de
constituer un danger pour l’aboutissement d’une victoire totale du pays sur
l’ennemi est découpé et jeté aux oubliettes par la protectrice des informations
pour le public : «Madame Anastasie ».
L’intérêt de ce premier numéro du Canard enchaîné (journal toujours critique de
nos jours vis-à-vis des pouvoirs en place et de la société) est de dénoncer la
condition de la presse française en 1915 et plus généralement pendant la Grande
Guerre. La presse française est alors soumise à une censure implacable et sa
première mission semble être de se livrer au « bourrage de crâne » en affirmant
par exemple que les armes nouvelles sont moins meurtrières que les précédentes.
Le nouveau journal anticonformiste ne rencontre cependant pas le succès
escompté par ses créateurs en 1915 : les effets conjugués sur le public du
patriotisme et du bourrage de crâne constituent un front trop solide ; c’est ce qui
explique sa disparition le 4 novembre 1915 après la publication de cinq numéros
seulement. Un nouveau lancement a lieu en juillet 1916, répondant aux «
horreur concrète des blessures, relatif
désordre de la marche). Est ici davantage
suggérée l’idée d’une génération sacrifiée et
traumatisée que l’idée de victoire.
Le témoignage de M. Brana
M. Brana, directeur de l’école de Bayonne, à
l’occasion de la remise de la Légion
d’honneur qui lui est faite, le 15 août 1936,
nous livre le témoignage précieux de son
expérience de guerre et des séquelles que
cette dernière a engendrées. L’auteur (un
sergent mutilé, ancien instituteur, responsable
de l’Office des mutilés de la Meuse) entend
ici mener une véritable « croisade » pour
éviter l’oubli et faire en sorte qu’une telle
catastrophe ne se renouvelle : « pour que
cette haine nouvelle prévienne dans l’avenir
un nouveau conflit mondial ». Dans ce
discours de 1936, un ancien combattant,
invalide et pacifiste témoigne sur plusieurs
aspects de son vécu de la guerre. L’auteur
énumère ici les grands traumatismes liés au
conflit : la mort de masse et la transformation
des combats en véritable boucherie ; les
conditions de vie monstrueuses des poilus
dans les tranchées ainsi que la « bestialité »
des soldats sur le champ de bataille. C’est
donc une entreprise
de déshumanisation radicale que l’auteur
dénonce, qui a réveillé en l’homme des
instincts de cruauté et de barbarie et l’a
amené à prendre du plaisir à tuer. Le plus
nouveau dans un témoignage d’ancien
combattant est la transformation psychique
du soldat face à l’ennemi. Non seulement la «
peur » l’entraîne à assouvir « d’antiques
instincts de cruauté et de barbarie » mais
aussi, et comme des hommes ayant pris des «
stupéfiants », le soldat jouit de la destruction
de « l’autre » : « cette minute atroce avait
pour nous une saveur unique, un attrait
morbide ». Le combattant, peut-être
originellement pacifiste convaincu, est
devenu un criminel. C’est ce sur quoi le père
de la psychanalyse, Sigmund Freud a travaillé
en analysant les psychoses de guerre,
notamment dans son ouvrage, Considérations
actuelles sur la guerre et sur la mort. Il s’agit
d’un témoignage exceptionnel car ce genre
d’aveu n’est pas courant dans une société qui
a exalté l’héroïsme des soldats. Il faut du
courage pour tenir un tel discours le jour où
on lui remet la Légion d’honneur. Ce texte
illustre par ailleurs le courant pacifiste qui se
développe dans les années d’après-guerre.
Après le conflit, mais aussi dans les années
1920 et 1930, nombreux sont les
témoignages des survivants de la guerre,
devenus les historiens amateurs de leur vécu
et de leur condition de poilus. Ces anciens
combattants, de retour chez eux, ont bien
souvent adhéré à des associations de «
patriotisme pacifiste », selon l’expression de
98
professeurs de patriotisme » en utilisant la même arme que l’année précédente :
l’ironie. Ce journal put se maintenir ensuite jusqu’à la fin de la guerre. Il est, en
fait, très surveillé par les autorités militaires qui le jugent certes pacifiste mais
aucunement défaitiste : le journal souhaite la paix mais pas à n’importe quel prix ;
il attaque les « spécialistes » du « bourrage de crâne » mais – selon les mots
d’Alain Schifrès – il « aide le public à prendre son mal en patience au lieu
d’exaspérer son pacifisme ». C’est ce qui explique qu’il survit aux nouvelles
autorités civiles et militaires de 1916-1917, même s’il doit subir de sérieuses
récriminations de la part de la censure.
III. La patrie en deuil, par Annette Becker
Après l’armistice, la conférence de la paix et les traités, l’Europe procède au
décompte macabre de ses morts et de ses blessés. Celui-ci est aussi accompagné
d’une réflexion sur la brutalité, la violence, les énormes dégâts infligés aux corps
et aux esprits, les souffrances des civils, les chocs psychologiques causés par la
prise de conscience de l’hécatombe d’une génération d’hommes jeunes et le
profond sentiment de culpabilité à leur égard… Ainsi est née ce que les historiens
ont nommé plus tard la « culture de guerre ». Celle-ci est fondée sur le
traumatisme des survivants cherchant avant tout à rendre hommage aux disparus :
culte du « soldat inconnu », monuments aux morts, immenses cimetières, musées.
Chacun et chacune se doit de faire le deuil d’un proche, d’un ami et de surmonter
le « traumatisme de la guerre ».
Depuis la fin de la Grande Guerre, les monuments aux morts s’inscrivent dans
notre espace social et transmettent aux générations présentes le souvenir d’un
passé douloureux.
Sur le plateau de Craonne, au cœur du Chemin des Dames, se dresse depuis 1998
une sculpture de Haïm Kern, Ils n’ont pas choisi leur sépulture, commémorant le
quatre-vingtième anniversaire de l’armistice de 1918. Dans les mailles d’un grand
filet de bronze sont prises des têtes, toujours les mêmes, toujours différentes :
placées à des hauteurs et à des angles divers, elles n’attirent jamais ni la lumière,
ni les ombres, ni les yeux de la même façon. Ce sont les souffrances et les
conditions de la mort des soldats de la Grande Guerre qui ont ému l’artiste, et,
particulièrement, la multiplication des soldats rendus inconnus, déchiquetés par la
puissance inouïe de l’artillerie. Sur le plateau, quatre-vingt-dix ans après, les
agriculteurs labourent encore et encore des morceaux de métal, des morceaux
d’os, des morceaux de pourriture. Mais ils ne retrouvent jamais de visages. Haïm
Kern rend un visage, une vie, à ceux qui ont disparu par centaines de milliers,
avalés par la terre et le feu.
Une métaphore du deuil
L’artiste rend l’obsession de la disparition, de la sépulture et de son impossibilité
qui a été celle des contemporains de la Grande Guerre. Sur ce plateau, la mémoire
de cette guerre est toujours vivante : les fleurs que les visiteurs pèlerins viennent
déposer auprès de l’œuvre en témoignent. Dès les hécatombes de l’été 1914, et
plus encore après 1918, il y a eu un constant « retour » des morts. Chacun d’entre
eux est rappelé dans sa famille, son village, sa paroisse, son lieu de travail et par
l’État. Lors des manifestations du souvenir, toute fonction élective ou
administrative fait de son bénéficiaire, lui-même ancien combattant ou non, un
représentant du deuil pendant les années 1920-1930. Dans ces commémoraisons
infinies, liturgies politiques et deuils privés sont complémentaires. Il est toutefois
plus difficile de retrouver dans les archives les pleurs et les prières que les listes
de souscriptions aux monuments ou les délibérations des associations d’anciens
combattants. Les ferveurs se prolongent dans le désarroi du souvenir, souvent
dans un culte commun à Dieu et à la patrie. La France tout entière est devenue un
reposoir de la guerre et de la génération perdue. Les lieux de mémoire se
présentent sous une forme duelle : les uns sont érigés sur les champs de bataille,
lieux mêmes de la mort, les autres sur les lieux d’appartenance collective et
individuelle, nationale et locale, publique et privée, laïque et religieuse des
disparus. Là où ils travaillaient, aimaient, étudiaient, priaient, là où était leur vie,
se multiplient les marques du souvenir. Quant au sol ayant avalé les combattants,
il est désormais réservé à leur remémoration, sous forme de cimetières,
d’ossuaires témoins de la mort et du deuil fichés dans tout espace public ou privé
du pays et de ses colonies. Les monuments exigent une histoire à la fois politique,
économique, sociale, du genre, des représentations, de l’art. À guerre globale,
mémoire globale. Les représentations figurées y sont essentielles, œuvres
sculptées, construites, qui tiennent une place spécifique dans le paysage rural ou
l’historien Antoine Prost (Les Anciens
Combattants et la société française).
Les réclamations d’anciens combattants sont
aussi diverses que l’éventail social qu’ils
représentent. Le rêve d’une union des
anciens, traduisant dans la paix les vertus de
fraternité et d’égalité expérimentées au front,
a vite fait long feu. Parmi les principales
associations, on distingue l’Union nationale
des combattants, marquée à droite, l’Union
fédérale plutôt au centre gauche, et
l’Association républicaine des anciens
combattants, proche des communistes.
L’Union fédérale, la plus importante des
fédérations, ne peut empêcher la récupération
par les forces politiques de la dynamique des
anciens combattants, les Croix-de-Feu du
colonel de La Rocque en étant la plus
spectaculaire illustration.
L’instrumentalisation était inévitable, étant
donné le prestige sans pareil de la figure du
combattant : la persistance durable après
1951 de la revendication du transfert des
cendres de Pétain à Douaumont montre à quel
point la participation aux combats de 19141918 est supposée transcender toutes les
situations politiques. Enregistrant à leur corps
défendant l’impossibilité de cette union, les
associations se concentrent sur le travail de
mémoire, la pédagogie étant au centre de
leurs préoccupations : les discours du 11
novembre visent, par un rappel des horreurs
de la guerre, à éloigner son spectre des jeunes
générations.
La Grande Guerre est une telle épreuve
qu’elle envahit, jusqu’à l’obsession, la
mémoire collective avant que son souvenir ne
soit relayé par le vécu puis la mémoire de la
Seconde Guerre mondiale. La guerre apparaît
après 1918 comme le pire des possibles et
suscite un pacifisme profond et divers. Il
convient notamment de distinguer le
pacifisme comme attitude ou sentiment,
présent de façon diffuse dans l’opinion
publique et le pacifisme comme mouvement
organisé. Le pacifisme est le refus de la
guerre, de cette expérience longue, dure,
brutale et intense dont les sociétés viennent
de faire les frais. Les anciens combattants
apportent alors au sentiment pacifiste la
caution de leur autorité morale. Eux, dont le
patriotisme ne peut être suspecté, dont le
passé appelle le respect, qui parlent
d’expérience, disent avec force qu’il faut tout
faire pour qu’il n’y ait plus de guerre. Leur
pacifisme est d’abord émotionnel, affectif,
lourd de souvenirs nombreux et d’horreurs
vécues. Faire savoir la réalité de la guerre est
pour eux un devoir.
Les mouvements pacifistes organisés
s’enracinent dans ces aspirations. La Ligue
internationale des combattants pour la paix
(LCIP) propose un pacifisme « nouveau style
» reposant sur quatre principes : la négation
99
urbain.
Le 11 novembre, les rassemblements autour des monuments aux morts, les
drapeaux, le crêpe noir, les couronnes de fleurs, les discours créent une pédagogie
morale et civique, au cours de laquelle, le temps d’une cérémonie, les morts
rejoignent littéralement les vivants. Disparus et anciens combattants, maris et
veuves, pères et orphelins semblent se retrouver par la symbolique du cortège et
du silence, auquel s’ajoute la lecture à haute voix de la liste des disparus
(généralement par un orphelin de guerre) et la réponse de la communauté en
deuil, « mort pour la France ». Cet « amen » laïque est jusqu’à aujourd’hui, dans
les villages où la tradition perdure, l’un des moments les plus poignants de la
cérémonie.
Si les monuments aux morts sont bien souvent le lieu de l’identification avec les
héros et le lieu de la justification de leur sacrifice, il est d’abord ce que les
sculpteurs ont fait de la commande et ce que les participants aux cérémonies
commémoratives feront ensuite de leurs œuvres.
Multiplication des monuments aux morts
On avait érigé un certain nombre de monuments après la guerre de Sécession, les
guerres coloniales ou les guerres d’unification allemande dont la guerre francoprussienne de 1870-1871. Mais c’est à l’issue de la Grande Guerre qu’ils
devinrent universels, rappelant partout dans le monde des anciens belligérants – à
l’exception de la Russie devenue Union soviétique – l’omniprésence de la
tragédie de 1914-1918. Il est en effet frappant de constater que les vainqueurs et
les vaincus participent de la même frénésie commémorative et que les formes ne
diffèrent guère. Homogénéisation mondiale de l’espace public consacré au
souvenir des conflits. Les différents peuples en guerre ont ainsi représenté une
véritable « imitation de la Patrie ».
Les morts de la Grande Guerre ont partout fait l’objet d’un deuil national. Par
l’érection de monuments qui leur sont dédiés, il s’agit d’honorer le sacrifice des
morts. Il ne s’agit pas d’un culte individuel puisqu’il n’y a pas de tombe. Tous les
noms sont indiqués la plupart du temps de manière parfaitement égalitaire par
ordre alphabétique ce qui montre bien que chaque homme mort porte la mission
de tous, mission qui ne se soucie ni du rang ni du statut. Ainsi, en France, on
estime qu’en cinq ans (1920-1925) près de 30 000 communes ont érigé le leur. La
cérémonie pour la construction est l’occasion de réunir les anciens combattants,
les autorités et les donateurs locaux car l’aide de l’État est maigre. Pour la
plupart, ils expriment avec sobriété la reconnaissance de la patrie, certains plus
rares entretiennent la flamme patriotique, d’autres encore plus rares sont
clairement antimilitaristes.
Antoine Prost en distingue cinq types :
– le monument de la victoire sur une place publique représentant surtout des
allégories (coqs, couronnes, victoires). Le soldat y est le plus souvent idéalisé ce
qui est la marque du patriotisme. Les inscriptions sont sobres (« Morts pour la
France » ou la patrie).
– Le monument civique sur une place proche de la mairie, avec une stèle, pas
d’allégories mais plutôt une croix de guerre. Une seule inscription : « La
commune de « X » à ses morts ».
– Le monument patriotique et funéraire plus proche de l’église et du cimetière
avec un poilu, des drapeaux. Parfois, on voit une tombe ou un soldat drapé.
L’inscription est sobre où apparaît « À nos morts », « À nos héros »…
– Le monument funéraire. Assez souvent présent dans un cimetière (mais pas
systématiquement) il a une tombe ou une stèle parfois des gisants voire des
pleureuses et une inscription où on lit souvent « à nos enfants », « à nos fils, » «
aux victimes de la guerre ». On y trouve souvent une croix.
– Le monument pacifiste. Placé dans un cimetière ou sur une place avec des
parents, des veuves ou des enfants seuls voire une allégorie explicite (ouvrier
brisant une épée). On n’y lit aucune mention de la France ou de la patrie mais
plutôt « à nos morts » et très rarement une inscription explicite (« maudite soit la
guerre »). Le monument aux morts de Péronne, placé légèrement à l’écart du
centre-ville, est une oeuvre du sculpteur P. Auban. Il représente une paysanne de
la Somme agenouillée derrière le corps inerte d’un soldat, un poing vengeur
dressé vers le ciel. Il est difficile de savoir à qui s’adresse ce geste. Maudit-elle la
guerre ou l’ennemi qui a tué cet homme gisant devant elle ?
Il faut multiplier les chiffres des monuments visibles sur les places publiques par
quatre ou cinq au moins pour donner une idée de la tension commémorative des
années 1920 : chacun des morts a droit à son nom gravé publiquement dans sa
de l’idée de défense nationale, la lutte contre
la guerre par tous les moyens, le pacifisme
au-dessus des partis et des gouvernements, la
lutte pour l’union des peuples. Sont
proposées des approches plutôt
pédagogiques, privilégiant les actions
d’éducation, préconisant la suppression des
jouets militaires qui ont fleuri pendant le
conflit.
Le « culte du souvenir » : la mémoire
traumatisée ?
Pour la France, le bilan d’un million et demi
de tués ne sera (de loin) pas dépassé en 1945.
C’est dire que la mémoire collective
reste profondément marquée par ce premier
conflit mondial.
Devant le tragique bilan de la guerre, les
commémorations du sacrifice des soldats, en
édifiant et en entretenant des monuments
(monuments aux morts, ossuaires), en
organisant des cérémonies répond à un
double besoin de conservation d’une
mémoire individuelle et familiale
mais aussi d’une mémoire collective
(communale, nationale, voire corporatiste).
La commémoration ritualise aussi une
démarche civique et morale au cours de
laquelle les vivants retrouvent les morts.
À côté de la fièvre commémorative qui
s’empare des États, se dessine un important
élan de solidarité pour aider ceux qui
souffrent. On voit naître, pendant et après le
conflit, nombre d’associations destinées à
soulager le deuil des vivants. Ainsi, «
l’Association du Souvenir aux Morts des
Armées de Champagne » s’emploie à assurer
aux familles des disparus la visite annuelle
des tombes et témoigne de l’union de tous les
endeuillés en une « grande famille morale ».
Cela pose plusieurs questions autour du «
devoir de mémoire » en histoire : pour
entretenir quelles valeurs ? Pour gérer quel
avenir ? Ce « culte du souvenir » a-t-il encore
un sens aujourd’hui ?
Le dossier est construit sur la définition du
drame classique : unité de lieu (monuments
aux morts, cimetières), de temps (11
novembre) et d’action (commémorations et
témoignages).
L’importance de la commémoration s’impose
rapidement comme une évidence. L’immense
majorité des 38 000 monuments aux morts
sont édifiés avant la loi de 1922 instituant le
11 novembre comme fête nationale. Loin
d’être tous des exaltations nationalistes,
comme celui de Cambrai, ou des manifestes
pacifistes, pour une poignée d’entre eux,
représentés ici par celui d’Equeurdreville, ils
offrent plutôt, dans la variété de leur
symbolique, tout l’éventail des attitudes face
aux devoirs du souvenir. La dimension
communale est le premier point qu’ils
partagent : les noms qu’on y lit ne sont pas
inconnus, et par leur association à des entités
100
commune, mais aussi dans son entreprise, son école, sa paroisse, etc. Et les pièces
principales de millions de foyers se transforment en autels familiaux où l’on
expose photographies et souvenirs.
Pour le cénotaphe communal, on a choisi en France dans la plupart des cas une
stèle, souvent obélisque, du type de celles qui ornaient jusque-là les tombes des
cimetières. Ces monuments sont les moins chers et conviennent à l’esprit du
temps, celui du deuil. C’est comme si toutes les places publiques devenaient le
cimetière de la nation sacrifiée. L’association des mots offre une importante
nuance de sens : « À nos héros » ne proclame pas la même chose que « À nos
martyrs ». La liste des morts, deuxième élément de l’inscription, complète
l’impression funèbre. L’ordre alphabétique généralement choisi renforce
l’uniformité, proche de celle des cimetières militaires où reposent les corps.
Nommer est l’élément majeur : les noms rappellent les individus, leur redonnent
existence, quand la disparition sur le champ de bataille les vouait au néant.
Inscrire les noms, les lire, parfois toucher l’inscription comme on le voit sur
certaines photographies, c’est sortir les hommes de l’irréalité anonyme de la perte
et du vide.
On peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit à éviter d’ériger des
monuments ouvertement pacifistes et, lorsque c’est le cas, sur les raisons du
choix d’une inscription unique, généralement « Que maudite soit la guerre ». En
nombre infime – une dizaine sur le territoire français – leur style est par ailleurs
en tous points semblable à celui des autres monuments. Alors que la société est
largement traversée, au lendemain de 1918, par des courants pacifistes, pourquoi
la couverture monumentale ne le montre-t-elle pas davantage ? Il faut écarter
l’hypothèse de la volonté de l’État, dont les subventions ont été dérisoires.
Partout, les érections des monuments ont été spontanées, prises en charge par les
anciens combattants eux-mêmes ou par leurs familles, ce qui veut dire, après
1918, par la société tout entière en deuil.
Des œuvres d’art au service du souvenir
La tragédie du courage, celle du martyre et de la mort du combattant se partagent
les monuments à sujets sculptés. Dans Le Temps retrouvé, Marcel Proust fait dire
à son personnage Robert de Saint-Loup peu avant sa mort au front : « Rodin ou
Maillol pourraient faire un chef-d’œuvre avec une matière affreuse qu’on ne
reconnaîtrait pas. »
Les statues de « poilus », dont la familiarité chaleureuse qui remonte aux
premiers jours de 1915 est significative, se multiplient. Debout sur leur piédestal,
les combattants sont voués à continuer pour l’éternité leur combat héroïque, fatal,
exemplaire et vertueux. Leur guerre est aseptisée : pas de boue, pas de poux, pas
de sang, ils sont propres et frais comme des soldats de plomb ; Roger Vercel
(Capitaine Conan, 1934) l’a bien vu : « Le monument aux morts […] où le soldat
mourait debout, sans déranger un pli de sa capote, sans lâcher le drapeau qu’il
maintenait sur son cœur. »
Mais ces tombeaux sont vides. Et c’est là que réapparaît le principe de réalité. Les
cénotaphes sont édifiés comme autant de tableaux d’honneur posthumes. Et,
comme on ne peut glorifier ni exalter la mort, ces monuments choisissent de la
nier en représentant des soldats éternellement vivants, dont le bronze est la
résurrection. Les sculptures expriment la trifonctionnalité de l’union sacrée ; il a
fallu croire, combattre et travailler pour tenir dans la guerre. Les monuments
l’illustrent en pierre et en bronze. À leur sommet, souvent un coq, c’est la patrie,
puisque, par un rapprochement plus phonétique qu’étymologique, Gallus (le coq)
représente Galia (la Gaule) ; au centre, le combattant, au pied du monument, les
civils, vieillards, femmes ou enfants, observent l’exemple du soldat ou vaquent à
leurs tâches quotidiennes, celles de l’arrière, où ils « tiennent ». Sur certains
monuments commémoratifs du nord et de l’est de la France se lit la spécificité de
la souffrance des pays envahis puis occupés : tout le cortège des malheurs de la
guerre totale est présenté en réquisitoire. Logiquement, il s’agit d’ailleurs
davantage d’une dénonciation des crimes allemands que de la mise en valeur des
souffrances pour elles-mêmes. Souvent, on représente des ruines, dans lesquelles
sont pris soldats et civils, rappelant que, dans ces régions, l’arrière était devenu
l’avant. Si les monuments exaltent le courage des survivants et les soudent face à
l’épreuve, ils sont avant tout lieux de regrets où deuils, ferveurs religieuses et
patriotiques sont complémentaires. On le perçoit bien sur les monuments
paroissiaux de la France tout entière. Ces représentations de la guerre comme un
immense Vendredi saint, du front comme un Golgotha font des soldats autant de
Christ(s), du Christ un soldat. Sur les vitraux du souvenir dans les églises, le
abstraites que sont la patrie ou la nation, ils
participent à l’enracinement d’un patriotisme
républicain dans l’unité civique de base, la
commune. Par ailleurs, ils ont très souvent
une fonction réconciliatrice : si la
participation minoritaire de l’État à leur
érection (de 4 à 15 % de la dépense) leur
impose une stricte laïcité, celle-ci n’est pas
vécue comme anticléricale. De fait, le
monument est parfois dans le cimetière, voire
dans l’église, et les cérémonies
d’inauguration associent fréquemment le
clergé aux associations d’anciens
combattants.
La typologie des monuments aux morts,
érigés par souscription à l’initiative
d’associations d’anciens combattants, est
relativement étroite : républicains, héroïques,
civiques et consensuels, et, à de très rares
exceptions, comme ici à Equeurdreville, dans
la Manche, pacifistes. Seules deux communes
n’en auraient pas édifié.
Deux des monuments proposés se situent sur
le front : Péronne a été l’enjeu de la bataille
de la Somme en 1916 ; Bar-le-Duc, la base
stratégique de la bataille de Verdun, sur le
front lorrain. Ces deux communes ont été
directement concernées par les combats.
Fouesnant est en Bretagne (Finistère). Elle
n’a pas été concernée par le front. Mais la
liste impressionnante de noms rappelle que la
Bretagne a payé très cher sa participation à la
guerre : près de 300 000 morts.
Le monument de Péronne montre une mère
qui exprime sa haine pour la mort de son fils.
Son geste peut se comprendre de deux
manières : la haine pour l’Allemagne ou pour
la guerre.
Le monument de Bar-le-Duc représente les
soldats dans une position héroïque. Certains
monuments insistent davantage sur
l’héroïsation du sacrifice du soldat. Cela se
comprend ici, vu le contexte local.
Le monument de Fouesnant touche par la
simplicité de la représentation de la douleur
de la paysanne. Une douleur que l’on
comprend quand on observe la longueur de la
liste des morts et les noms inscrits (mêmes
familles).
La comparaison de ces trois monuments aux
morts doit mener à une réflexion sur le sens
de la guerre et du deuil de la nation : il s’agit
d’exalter le courage des soldats et d’exprimer
le chagrin des familles. Chaque commune de
France, mais aussi bon nombre d’entreprises,
d’institutions, de paroisses, ont voulu honorer
leurs morts à l’issue de la guerre.
Le monument funéraire de Lodève exprime
un très grand sentiment de tristesse, de
douleur et de solitude vis-à-vis de l’homme
absent qui est la force de travail, le chef de
famille. C’est la disparition d’une grande
partie d’une génération d’hommes qui est
dénoncée ici.
Le monument de Cambrai exalte la fraternité
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soldat chrétien rejoint le sacrifice du Christ en une Imitatio Christi. Quand la
mère du combattant, nouvelle Vierge Marie, retrouve son fils, le tient dans ses
bras, le monument devient Pietà. Stabat mater dolorosa. Ces mères affligées
donnent souvent aussi, par leur costume, une touche régionaliste aux monuments,
qu’une inscription en basque ou en breton les accompagne ou pas : de la Savoie
au Berry, du Finistère à la Lorraine, les femmes et les enfants en pleurs partagent
le deuil national mêlé à leur appartenance locale.
Pour témoigner de l’horreur
Les lieux de la mort ont été eux aussi convertis en lieux commémoratifs par le
maillage des cimetières militaires, des parcs paysagers/mémoriaux et des grands
monuments de champs de bataille. Aux saillants des offensives les plus dures, les
plus atroces, sur ces buttes témoins de la mort, on a construit des ossuaires. Si les
monuments aux morts sont des tombeaux vides, les ossuaires conservent les
restes de dizaines de milliers d’hommes, dont l’identité a été avalée par la terre et
le feu lors des combats. Les monuments des communes, comme ceux des
paroisses et des corporations, montrent des noms dont ils ignorent le corps ; les
ossuaires entassent des corps dont ils ignorent le nom.
Les 1 350 000 morts français ont envahi tout l’espace symbolique et affectif. Le
déroulement des deux journées parisiennes destinées à rappeler les sacrifices des
combattants le montrent assez précisément. Le 14 juillet 1919, on fête la victoire,
mais le poids de la perte l’emporte. En 1920, l’inhumation du Soldat inconnu doit
donner une place exceptionnelle à ces héros parmi les héros, les morts parmi les
combattants. Mais la définition du héros issu des messianismes de la patrie peut
varier et les polémiques sont ici aussi vives que la ferveur collective née de la
guerre, nouée autour du trauma dû aux millions de morts et de blessés. Ce qui
reste, en 1919, de l’union sacrée, c’est ce souffle né en 1914, vécu dans l’intensité
et le désarroi mêlés à travers les années de guerre, et que les commémorations
nationales réactivent dans le respect du sacrifice et, souvent, dans le sentiment de
l’horreur de son inutilité. La guerre a détruit des hommes, a détruit des familles,
la commémoration doit les faire revivre, et l’inhumation de « l’inconnu », son
adoption par la Nation tout entière peut être conçue comme leur résurrection.
Tout au long de la journée du 11 novembre 1920, « l’inconnu » est accompagné
par une famille fictive : une veuve de guerre, une mère et un père « orphelins »
d’un fils, un enfant « orphelin » de père. La guerre a inversé l’ordre logique de la
succession des générations, la commémoration vient y remédier : chacun adopte «
l’inconnu » comme son père ou son fils.
Curieuse généalogie enfantée par la guerre. Le culte du Soldat inconnu, c’est la
brutalisation de la guerre passée à la postérité mémorielle et l’invention
commémorative par excellence de la Grande Guerre : l’anonymat garantit
l’héroïsme et le deuil de tous. Les cérémonies du 11 novembre 1920 font sortir
dans les rues de Paris des milliers de gens en larmes, persuadés qu’ils voient
passer celui-là même qu’ils ont perdu.
La République peut s’autocélébrer, la ferveur appartient aux anonymes qui l’ont
défendue et sauvée, comme le résume un journaliste de L’Humanité : « Peut-être
est-il tombé près de moi en Artois, en Champagne ou à Verdun. Peut-être
m’avait-il montré les portraits de son père et de sa mère, de sa femme et de ses
enfants pendant nos longues stations aux tranchées ? » Cet « inconnu » est connu
de tous ceux qui l’avaient aimé, côtoyé et perdu.
Ce culte des morts et du souvenir, repris à l’échelle du pays, connaît deux temps
forts : le choix du soldat inconnu à Verdun et son installation sous l’Arc de
Triomphe puis, en 1927, l’inauguration de l’ossuaire de Douaumont par le
président de la République.
Dès 1916, le président du « Souvenir français » de Rennes propose d’inhumer un
soldat inconnu au Panthéon. Cette idée est reprise par les députés le 12 novembre
1919, mais une campagne de presse propose l’inhumation sous l’Arc de
Triomphe ce qui est décidé par une loi, votée à l’unanimité de l’Assemblée
nationale, le 2 novembre 1920. On rassembla à Verdun le 10 novembre 1920 les
cercueils de huit soldats inconnus provenant chacun d’un des huit secteurs tenus
pendant la guerre. Le soldat Auguste Thin, du 132 R.I. stationné à Verdun, choisit
le sixième cercueil, inhumé solennellement le lendemain.
Il est à noter que ces cérémonies commémoratives nationales sont toutes les deux
centrées sur Verdun, qui est l’emblème du combat de la France et le lieu où 500
000 Français et Allemands ont perdu la vie. Dix-huit nécropoles et quelques
carrés militaires sont installés pour recevoir les morts de la bataille de Verdun de
1916-1917. Les corps, enterrés au jour le jour pendant la bataille dans des petits
et la solidarité des combats, ses poilus
stylisés et indifférents à la mort étant guidés
par une puissante victoire paradoxalement
ailée et chenillée. À l’inverse, la veuve
démunie et les orphelins apeurés ne renvoient
qu’à la tragédie des survivants abandonnés.
Le monument de Cambrai se veut glorieux :
la victoire ailée occupe plus de la moitié de la
sculpture et elle est tirée par des hommes
bien vivants et valeureux. Pas question ici de
provoquer un quelconque regret ou doute à
l’égard de la conduite de la guerre ou de ses
conséquences.
Quand au troisième, même si la composition
de la sculpture y est hiératique, il veut
exprimer la communauté de la douleur autour
de la mort et de la croix chrétienne : la
jeunesse, encadrée par les soldats allemand et
prussien, la croix des cinq années de guerre,
l’évocation sur le socle du désespoir des
mères, de la mort des fils et du traumatisme
des pères.
Ces messages s’expriment par le matériau
utilisé pour la sculpture, par sa taille, par le
choix des personnages représentés et par
l’expression qu’ils transmettent, par l’effet de
mouvement ou d’éternité des attitudes, enfin
par l’emplacement des monuments.
Nouvelles commémorations
Si la brutalité du deuil reste intacte, les
formes modernes de communication se
mêlent désormais aux pratiques
commémoratives : après les attentats du 11
septembre 2001 à New York, internet est
devenu immédiatement un lieu de mémoire,
avec photographies et biographies des
disparus, ex-voto virtuels multipliés à l’infini
des consultations. En Australie, en France, les
noms des morts de la Grande Guerre sont
aussi désormais en ligne. Les noms, les
photographies ou la symbolique
architecturale : le « monument aux morts »
doit avant tout faire revivre ceux que l’on a
perdus pendant les conflits.
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cimetières du front ou abandonnés sur le terrain bouleversé par l’artillerie – où
beaucoup devinrent des « inconnus » –, sont rassemblés après la guerre dans des
ossuaires érigés dans ce but. Ces nécropoles ont été restaurées et réaménagées
dans les années 1960. Le soldat mort à Verdun symbolise toute une « génération
perdue », rassemblée dans d’immenses nécropoles qui invitent les générations
suivantes à désirer la paix universelle, donc à considérer la Grande Guerre
comme la « Der des der ». Ainsi, lorsque le jeune Henry de Montherlant,
secrétaire de l’ossuaire de Douaumont publie, en 1924, un « Chant funèbre pour
les morts de Verdun », il écrit : « Si on avait interrogé les combattants : “Vous
serait-il égal que la France fût vaincue ?”, un petit nombre, sans doute, eût
répondu : “Peu m’importe.” Mais si on leur avait demandé : “Vous serait-il égal
qu’il y eût après celle-ci de pareilles guerres ?”, pas un n’eût répondu que peu lui
importait. » Le bâtiment de Douaumont n’est pas encore achevé (il ne le sera
qu’en 1930) quand Pétain prononce un discours lors de l’inauguration de
l’ossuaire (19 septembre 1927), faisant de Verdun le symbole du patriotisme des
poilus et de l’enfer de la guerre, le « symbole des valeurs de la nation », un
nouveau haut lieu du nationalisme français ; mais la lanterne des morts, en forme
d’obus, est déjà dressée. Les restes de 130 000 soldats non identifiés y sont
recueillis. L’ossuaire de Douaumont mêle dans son architecture les références
chrétiennes, pour exorciser la mort, et la symbolique militaire avec cette
évocation d’un obus. Les champs de croix (cimetière de 15 000 tombes), qui ne
correspondent pas à des sépultures, ordonnent en surface le chaos de cette
immense fosse commune. Le cimetière a été construit à la suite d’une initiative
commune de Mgr Ginistry, évêque de Verdun, du maréchal Pétain, de la
princesse de Polignac et du député de Verdun, M. Schleiter. Une vaste
souscription nationale a permis sa construction. L’alignement des tombes et
l’ossuaire en lui-même symbolisent la mort de masse inaugurée par la guerre.
Aujourd’hui ce lieu accueille le Centre mondial de la paix pour exorciser en
quelque sorte « cette terre pétrie avec les os des morts » et où on dit qu’« il y a eu
tant de sang versé que le jour de la résurrection, les morts ne pourraient pas tous
tenir debout »...
Une tentative originale
À Biron (Dordogne), un « nouveau » monument aux morts est venu remplacer en
1995 l’obélisque érigé après la Grande Guerre. Son auteur, Jochen Gerz, a voulu
faire prendre conscience des difficultés de la mémoire, de ce passé qui ne passe
pas à force d’être ressassé sans être réapproprié. L’artiste a posé à tous les
habitants de ce petit village une question « secrète », connue seulement de lui et
d’eux. On peut supposer qu’ils ont été amenés à réfléchir aux raisons qui
pourraient les pousser à risquer leur existence aujourd’hui. Les réponses ont été
transcrites sur des plaques en émail rouge. C’est en quelque sorte un monument
interactif, doublement vivant puisque les habitants y ont dit ce qu’ils voulaient à
propos de leur vie et de la mort des leurs à la guerre à travers le siècle, et parce
qu’il reste de la place pour que de nouvelles plaques soient ajoutées. Les 127
plaques disent une douleur, une façon de voir d’aujourd’hui. « Toute ma
jeunesse, j’ai vu ma grand-mère pleurer pour ses fils. Elle en a perdu deux, le
troisième n’avait plus qu’un pied et le quatrième devait partir. Elle avait presque
perdu la raison, la pauvre femme. » « Mon cousin est parti de Biron à Dachau. Ils
l’ont forcé à jouer du violon pendant les pendaisons : ça lui a sauvé la vie. Il n’a
jamais touché au violon depuis. C’est sûrement insensé de donner sa vie, mais si
nous plongions de nouveau dans la guerre, oui, il faudrait le faire, pour défendre
la patrie, les siens, les terres, comme nos grands-parents et nos parents. » Les
habitants de Biron ont ainsi spontanément lié les souffrances des différentes
guerres à leur « nouveau » monument.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
103
HC – Les femmes et la Première Guerre Mondiale
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
La guerre a-t-elle donné plus de droits aux femmes ?
La Première Guerre mondiale a-t-elle vraiment été émancipatrice ?
Sources et muséographie :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Ouvrages généraux :
Fabienne Thébaud, La Femme au temps de la guerre de 14, Stock, 1986.
Histoire des femmes en Occident, tome 5, « Le XXe siècle » (dir. Thébaud Françoise, Plon, 1992, p. 31-74).
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
La Grande Guerre, événement fondateur, matrice d’un siècle de brutalités
extrêmes peut être considérée comme une rupture pour tous et toutes. En France,
les ouvrières passent de 490 000 à 650 000 entre 1913 et 1917, vêtements et
coiffures s’adaptant au monde de l’industrie mécanique. Mais l’événement
véhicule également une image plus discutable de moment décisif de
l’émancipation féminine, remise en question par Françoise Thébaud (en
particulier dans le tome V de l’Histoire des femmes, G. Duby, M. Perrot (dir)). .
Michelle Perrot résume « La guerre remet chaque sexe à sa place ».
L’histoire de la Première Guerre mondiale a été revisitée par l’Histoire des
femmes. L’histoire des ouvrières des usines de guerre a contribué dans les années
1970 à une autre histoire de la guerre, une histoire de l’arrière et de “ l’autre front
” (c’est le titre d’un numéro spécial de la revue Le mouvement social). Les études
ont permis de nuancer fortement l’image convenue de l’émancipation des femmes
pendant la guerre et a au contraire mis en avant l’histoire de la “ nationalisation
du corps des femmes ” (F.Thébaud). Fabienne Thébaud rappelle que les femmes
restent dans leurs rôles traditionnels : des mères, des épouses (la « Mater
Dolorosa » sur les monuments aux morts qui évoque les millions de
veuves qui ont subi les séquelles de la guerre), « passives et consolatrices » (rôle
des infirmières et des soeurs dans la consolation et le soutien), les hommes
demeurent les maîtres du jeu. Sans compter qu’elles en subissent aussi les
violences : le viol – dans les régions de combat – et l’exploitation dans les usines
de guerre (les femmes sont sous-payées). La guerre a aussi contribué à redéfinir
les rapports symboliques du masculin et du féminin. Seule l’image de la femme
associée au combat révolutionnaire est différente, en Russie, et en particulier
Rosa Luxemburg.
La relecture très contemporaine de l’histoire des sociétés européennes par la
brutalisation ou “ l’ensauvagement ” (travaux de Georges Mosse) fait pencher
l’objectif vers les souffrances du masculin. Si cette vision devient hégémonique
comme semble le craindre Annette Wieviorka (Le Monde des débats novembre
2000) elle provoquera un nouveau déséquilibre de l’histoire et un effacement des
perspectives précédentes.
La guerre a-t-elle été émancipatrice pour les femmes ? C’est la thèse qui a été
avancée par les historiens dans les années 1960-1970. Les recherches plus
récentes conduisent à une réponse très nuancée car les femmes ont accompli des
tâches parfois dangereuses et épuisantes. Au retour des combattants, elles ont
subi une démobilisation brutale et seules les Anglaises et les Allemandes ont
obtenu le droit de vote.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
Une faillite du féminisme international
Les mouvements féministes n’échappent pas à l’Union sacrée, au chauvinisme
parfois, profondément persuadés que le combat est une guerre du droit. Les
associations réformistes sont unies derrière les combattants, organisent des
activités d’aide aux soldats qui doivent beaucoup à l’héritage philanthropique ;
COLETTE (1873-1954)
Le débat sur les enfants du viol pendant la
Grande Guerre. Le texte est court. Depuis
1912, Colette s’adonne au métier de
journaliste. La guerre lui fournit la matière de
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elles font l’éloge de la natalité et de la maternité (une France forte a besoin de
fils) et elles condamnent l’avortement. Elles refusent de participer au Congrès
international de la Haye (1915). Toutefois, le pacifisme réapparaît, minoritaire,
avec la crise de 1917 et le procès d’Hélène Brion que la principale protagoniste
veut transformer en défense du féminisme.
La participation à l’effort de guerre
Servir est un souhait à peu près unanime. La participation des femmes prend deux
aspects qui font d’elles un rouage fondamental de l’économie de guerre.
Elle prend la forme du rôle traditionnel de la femme qui soigne (et réconforte)
sous les ordres des hommes compétents, les médecins. Très peu de femmes, en
effet dans le corps médical ; Marie Curie fait admettre toutefois son service
radiologique au front. Les « anges blancs », lyriquement louées pour leur
dévouement, et leur patience sont pour partie des salariées professionnelles mais
nombreuses sont les bénévoles (les deux tiers), appartenant aux classes moyennes
et supérieures. Travaillant pour l’essentiel à l’arrière, certaines sont admises au
front à partir de 1915.
Par ailleurs la participation prend aussi une autre forme, le remplacement des
hommes au travail : ce mouvement se fait dans la suite du développement du
travail féminin observé à la Belle Époque. On sait que les femmes représentaient
en 1914 environ 37% de la population active, répartis à peu près également entre
les trois secteurs.
Appel aux femmes françaises
René Viviani, député socialiste (ayant quitté la SFIO), fut le premier ministre du
Travail en France entre 1906 et 1910, avant de devenir chef du gouvernement de
juin 1914 à octobre 1915. La France avait déjà avant la guerre une forte maind’œuvre féminine (7,7 millions de femmes étaient au travail avant 1914 dont 3,5
millions de paysannes). Au total, la mobilisation des Françaises reste limitée et le
monde du travail, dans ses structures sociales, n’en est pas bouleversé. Selon les
statistiques du ministère du Travail, le personnel féminin de l’industrie et du
commerce retrouve, avec l’«arrivée» des femmes son niveau d’avant-guerre
(1913) et le dépassa de 20 % seulement à la fin de 1917, apogée de l’emploi
féminin. Viviani demande ici aux femmes de prendre en charge les travaux
agricoles que les hommes ont dû interrompre pour se rendre au front. La guerre a
éclaté en été, moment fort du calendrier agricole (cf. les allusions à la moisson et
aux vendanges). Pour mobiliser les femmes, Viviani fait appel au sentiment
patriotique, à la solidarité de tous au sein d’une nation qui défend « la civilisation
et le droit ». René Viviani s’adresse aux femmes qu’il considère comme des
citoyennes puisqu’il les associe à la défense de la patrie. Néanmoins, le texte
montre bien l’image de la femme dans la société française de 1914 : l’homme
combattant est l’acteur principal et c’est lui la référence (« préparez-vous à leur
montrer »). En outre, elle est associée systématiquement aux enfants : elle est
encore considérée comme « mineure ». La répartition des tâches est clairement
définie par le président du Conseil, et l’appel au travail des femmes se fait sans
autre contrepartie que le partage de la gloire à venir. Les retombées politiques
éventuelles ne sont donc pas à l’ordre du jour. Les promotions sociales ne sont
pas non plus spectaculaires, puisque les taches industrielles qui leur sont dévolues
restent de second ordre. Les Françaises doivent se charger de tâches urgentes en
août 1914. La guerre débute bien avant la fin des grandes vacances, la rentrée
tardive permettait traditionnellement la fin des moissons et des vendanges. C’est
donc ces tâches agricoles que les femmes et les enfants devront mener à bien,
dans une France encore majoritairement rurale et peu mécanisée, accoutumée à la
protection douanière (tarifs Méline). L’absence des hommes ne semble pas devoir
dépasser l’hiver.
Dès août 1914 demande est faite aux paysannes de remplacer «sur le champ du
travail ceux qui sont sur le champ de bataille » mobilisés juste à la période de la
moisson. Des femmes dirigent de fait pendant le conflit environ 800 000
exploitations. Dans la durée cette situation accélère la mécanisation quand les
moyens financiers le permettent. Mais des paysannes modestes doivent, elles,
remplacer non seulement les hommes mobilisés mais aussi les bêtes
réquisitionnées et parfois s’atteler à la charrue.
Dans l’industrie et les services, l’augmentation de l’offre d’emplois et les besoins
des familles de soldats expliquent une montée du travail féminin pour une fois
salué par les politiques comme par l’opinion. En 1917, le taux d’activité des
femmes en âge de travailler serait de 60%. La guerre longue, à partir de 1915, en
chroniques, d’articles plus ou moins
dramatiques. C’est le temps des Heures
longues. Au début de l’année 1915, l’opinion
publique s’émeut du sort des femmes violées.
Le problème est né avec l’invasion qui a
précédé. C’est moins le sort dramatique de
ces femmes qui émeut que celui de l’enfant à
venir. Faut-il garder l’enfant du viol ou faut-il
s’en débarrasser ?
La guerre modifie le contour des oppositions
traditionnelles. Au nom des valeurs
nationales, fortifiées par la guerre, tout un
courant d’opinion s’inquiète des menaces qui
pèsent sur l’avenir de la « race française ».
Beaucoup se disent préoccupés du sort des
femmes, mais la plupart ne voient dans ces
atrocités que l’altération inéluctable du sang.
Cette angoisse reçoit une caution scientifique
grâce à un corps médical largement gagné à
l’idée de l’avortement. Si Barrès n’est pas
loin de penser que l’avortement est un
moindre mal d’autres, plus expéditifs,
préconisent l’infanticide. La violence faite
aux corps des femmes aiguise la haine de
l’ennemi. Cette haine que le pacifisme
d’après guerre dérobe à notre attention et que
redécouvre aujourd’hui l’historiographie.
Dans l’autre camp, se retrouvent les Églises,
adversaires traditionnels de l’avortement,
mais aussi le mouvement féministe, dans son
ensemble. Ses représentantes, une Jeanne
Misme, par exemple, réclament le respect de
la vie au nom des valeurs de la maternité. Le
féminisme est à cette date majoritairement
attaché à la lutte contre l’avortement.
Le ton donné par Colette à sa chronique vise
à plus de silence sur le débat et semble
admettre que « l’instinct maternel » doit
l’emporter. Le problème du traumatisme et de
l’angoisse des femmes violentées lui paraît ne
pas devoir résister au temps d’une grossesse.
L’expression utilisée dans l’article sert de
titre à un ouvrage de Stéphane AudoinRouzeau, publié chez Aubier en 1995.
Femmes au labour
Ces femmes effectuent un travail de labour.
Dans le contexte de la photographie, avant la
guerre, la charrue devait être tirée par la force
animale, sans doute par des chevaux. Si les
femmes doivent désormais faire ce travail,
c’est que, dans les campagnes, hommes et
chevaux sont partis à la guerre. Il faut
rappeler, à ce propos, que la réquisition des
animaux a doublé la mobilisation des
hommes et que les armées de la Première
Guerre mondiale, même encore en 1918, sont
encore largement des armées hippomobiles.
Enfin, il faut préciser que cette photographie
appartient à la collection Tournassoud,
directeur du Service Photographique de
l’Armée. Cette photographie officielle n’est
donc pas une image prise sur le vif, mais
plutôt une reconstitution peut-être exagérée.
Elle illustre, cependant, l’expression de
105
effet, exige la mobilisation de l’arrière et la munitionnette en devient la figure
emblématique. Les femmes entrent dans des activités jusque là très masculines
comme la métallurgie et l’armement : des secteurs où leur présence avait été
regardée jusqu‘alors comme incompatible avec leur « nature ». Si la fabrication
des obus est l’aspect le plus spectaculaire de leur implication dans l’effort de
guerre, on les trouve aussi dans l’automobile, l’aéronautique, le livre… Dans
l’industrie aussi, leur présence conduit à la mécanisation et à la division des
tâches. Les salaires sont relativement élevés mais les journées lourdes, la
réglementation suspendue. A partir de 1917, les grèves de femmes deviennent
nombreuses. La syndicalisation a augmenté mais la méfiance de la CGT vis à vis
du travail féminin reste forte. Le statut de « remplaçantes » des travailleuses est
souvent souligné.
Les femmes travaillent à l’usine bien avant le conflit mais, avec la mobilisation
des hommes et en raison des fortes exigences de la guerre, elles jouent un rôle
indispensable dans les industries d’armement et portent le nouveau nom de «
munitionnettes ». Elles sont 430 000 en France au début 1918, elles viennent de
tous horizons et forment un quart de la main d’oeuvre. Elles sont nombreuses
dans les industries mécaniques, la fabrication de pièces fines, les transports. Leur
rôle est essentiel : le maréchal Joffre le reconnaît en remarquant que « si les
femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtent vingt minutes, les Alliés perdent
la guerre ». Le travail est particulièrement rude mais la femme n’a pas le choix
car « dehors, la misère guette », et il faut vaincre l’ennemi : « Il n’y a plus ni droit
ouvrier ni loi sociale, il n’y a plus que la guerre », dit le ministre de la guerre,
Millerand. Les conditions sont particulièrement pénibles : journées de onze ou
douze heures, travail de nuit ou le dimanche, accidents du travail et hausse de la
mortalité… En 1917, ces femmes sont à bout, elles se mettent en grève. Le
document insiste sur la pénibilité du travail, la force physique qu’il exige et la
fatigue extrême qu’il génère. La une de L’Excelsior est une photographie de
propagande : elle montre une jeune femme fière devant sa machine alors que le
travail y est certainement épuisant ; notons qu’elle travaille vêtue comme un
homme, sans aucune protection pour ses mains.
Le taux d’activité féminin n’a pas augmenté dans des proportions aussi élevées
qu’on l’a supposé ; il y a eu le plus souvent transfert de maind’œuvre féminine
des usines textiles ou du travail domestique vers la métallurgie et l’aviation. Le
contexte a favorisé la diffusion du taylorisme. Les « munitionnettes » étaient
donc principalement des ouvrières non qualifiées soumises à des tâches
répétitives (plus de 10 heures par jour), mais bien rémunérées par rapport à leurs
emplois habituels (grâce aux primes de rendement). L’encadrement était assuré
par les « mobilisés d’usine », des ouvriers qualifiés rappelés du front.
La féminisation des services a commencé avant la guerre : elle s’amplifie. À
l’école les institutrices s’occupent désormais aussi des « grands » et effectuent les
tâches administratives des mairies. Elles entrent dans l’enseignement secondaire
masculin. Elles deviennent beaucoup plus nombreuses dans les postes, les
transports, le commerce où leur présence s’était déjà affirmée.
Il est vrai qu’ainsi les femmes acquièrent une autonomie nouvelle et se prouvent
qu’elles peuvent exercer des responsabilités mais les voix ne manquent pas pour
dire que c’est provisoire.
Les grèves de 1917
Les manifestantes sont des ouvrières parisiennes qui défilent, accompagnées
pour certaines de leurs enfants, sous les yeux des forces de l’ordre. Elles
revendiquent une augmentation de leurs salaires et l’adoption de la « semaine
anglaise » c’est à dire le samedi après-midi chômé sans diminution de leurs
appointements.
En 1917, la crise est également sociale. Si jusqu’à la fin de 1916 l’activité
syndicale et les mouvements sociaux sont très faibles, en janvier 1917, en
revanche, des grèves d’assez grande ampleur éclatent en région parisienne. Elles
commencent avec les ouvrières de la haute couture, puis d’une série d’usines de
guerre. Ces grèves sont motivées par des revendication salariales, conséquence de
la hausse des prix (le pouvoir d’achat a baissé de 10,5 % depuis le début de la
guerre). Si le mouvement est rapidement circonscrit, l’importance des
rassemblements du 1er mai 1917 montre que le mécontentement et l’agitation
demeurent. Au mois de mai, les ouvrières de la haute couture donnent de nouveau
le signal de la grève qui s’étend alors à tous les secteurs de l’habillement. À la fin
du mois, elle gagne un très grand nombre d’usines travaillant pour la Défense
Clemenceau : « ces robustes femmes au
labour ».
Des ouvrières dans une usine de fabrication
d’obus en Angleterre
Le travail des femmes dans les usines n’est
pas une nouveauté, mais elles étaient
généralement employées dans le textile, la
métallurgie restant un secteur réservé aux
hommes. Au Royaume-Uni, pays plus hostile
que la France au travail des femmes, les
chiffres montrent qu’entre juillet 1914 et
novembre 1918 les effectifs féminins
connaissent une croissance de 50 % (passage
de 3,3 à 4,9 millions) avec une forte
féminisation de la main-d’oeuvre qui passe
de 24 à 38 %. La volonté de servir le pays et
l’attrait d’un travail bien rémunéré semblent
avoir attiré les femmes des middle et upper
classes dans les usines d’armement.
Dans le texte, la jeune fille est partagée entre
son devoir patriotique et son amour pour son
fiancé. Elle soutient son départ au combat :
sans le patriotisme des femmes, les soldats
n’auraient pas « tenu aussi longtemps ». Mais
en même temps, elle a peur de le perdre : elle
reflète la souffrance de millions de veuves, de
fiancées, de mères qui vivent, elles aussi,
avec l’attente de la mort.
Les marraines de guerre
Une figure emblématique de l’après-guerre :
la veuve
En France, on a dénombré 680 000 veuves de
guerre dont plus de la moitié ne se
seraient jamais remariées ; on en dénombre
environ 4 millions en Europe. En Allemagne
le chiffre serait de 500 000 veuves et plus
d’un million d’orphelins. Beaucoup d’entre
elles n’avaient aucune chance de se remarier,
faute d’hommes du même âge.
Pour l’ensemble des pays touchés, l’historien
J. M. Winter estime qu’un tiers des soldats
disparus, c’est-à-dire neuf millions, auraient
laissé des veuves, ayant chacune en moyenne
deux enfants.
La photographie ici provoque un immense
sentiment de tristesse de solitude et de
traumatisme : ne survivent que les grandsmères, mères et orphelins.
C’est en 1916 que, pour la première fois, une
femme, une des premières avocates de
France, S. Grinberg, rédige un Guide des
droits des veuves et des orphelins.
Käthe Kollwitz, artiste communiste
allemande, pacifiste, perd son fils lors de la
guerre en Flandres. Son fils, engagé
volontaire, est tombé à 18 ans en octobre
1914 en Flandres. En décembre, elle écrit à
son autre fils : « Par mon travail, je veux le
remercier à genoux ». En 1924, elle renonce à
le représenter gisant pour ne retenir que les
106
nationale. On compte au total 100 000 grévistes dans la région parisienne
auxquels il faut ajouter ceux d’un certain nombre de villes de province comme
Toulouse. Néanmoins, la reprise du travail est assez rapide quand les
revendications, essentiellement corporatives, sont satisfaites (les patrons accèdent
alors aux demandes faites par le gouvernement de calmer la situation).
Un lourd tribut de souffrances
Pour beaucoup, le quotidien est difficile, la vie chère et les ressources
insuffisantes (pénuries et difficultés sont d’ailleurs encore plus grandes en
Allemagne où le rationnement est instauré). Mais bien d’autres souffrances sont à
affronter : le deuil d’abord, des mères, épouses (700 000 veuves) et fiancées. Les
violences aussi. Dans les départements occupés, des femmes ont été arrêtées,
déportées, violées. Les viols de guerre, quand ils ont été suivis de grossesses ont
posé le problème de « l’enfant de l’ennemi » (Voir l’article de Colette. Stéphane
Audoin-Rouzeau a repris l’expression pour son livre, L’enfant de l’ennemi,
Aubier, Collection historique, 1995), de l’enfant de la honte et de la barbarie.
Avortement, infanticide sont-ils admissibles dans ce cas-là ? Le problème est
débattu à partir du sort et du sang de l’enfant (sera-t--il « impur » ?)… plus qu’en
tenant compte de la détresse de la mère. Après l’indulgence pour l’infanticide,
l’opinion tend à parier sur la force du sang français…
Le retour à la normale : des clivages renforcés entre les sexes
L’approche de la fin du conflit voit se développer critiques et craintes vis à vis
des femmes. La peur des guerriers de se trouver face à la concurrence au travail
s’ajoute à celle du brouillage des rôles. « Liberté de l’arrière », « frivolité », «
futilité », « infidélité » alimentent une opinion misogyne qui, par ailleurs, craint
la dénatalité. Repeupler la France, sauvegarder la race vont être les assignations
féminines tandis que les guerriers de retour doivent retrouver leur place de chef
de famille. Dès 1920, la Chambre adopte la loi réprimant « la provocation à
l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle » renforcée en 1923 par une
loi confiant le délit d’avortement aux magistrats professionnels des tribunaux
correctionnels (qui ne se laisseront pas émouvoir comme un jury). Les féministes
réformistes approuvent ces mesures
De fait, les « femmes à la maison » est un message explicite des pays belligérants
en 1918. La démobilisation féminine annoncée dès le surlendemain de l’armistice
en France, devient officielle en janvier 1919. Déjà, 500000 des femmes
employées dans l’armement ont été licenciées en novembre.
Les féministes françaises revendiquent le droit de vote que le Sénat leur a refusé
en 1920. Il faudra attendre 1945 pour pouvoir exercer ce droit.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
La guerre a permis une certaine valorisation et « émancipation » de la femme :
plus active, plus libre et responsable, elle obtient le droit de vote au RoyaumeUni, aux États-Unis et en Allemagne. Mais il convient de relativiser ce constat :
l’ordre social n’est pas vraiment remis en cause. La guerre a plutôt renforcé
l’image de la force et de la virilité. Les femmes sont associées à la guerre, elles
remplacent les hommes, mais ne sont pas vraiment reconnues.
Au début de la Grande Guerre, des voix se font entendre qui présentent la guerre
comme la grande émancipatrice de la femme. Pour remplacer les hommes partis
sur le front, les entreprises favoriseraient le transfert des femmes du foyer — dans
lequel la plupart seraient restées jusque là confinées — vers l’usine. La réalité est
plus complexe. Beaucoup de femmes travaillaient déjà. Les réalités de la guerre
moderne sont désormais modifiées par un engagement total des populations, au
front comme à l’arrière. Les femmes participent largement à l’effort de guerre,
dans des rôles traditionnels (les soins), et dans des rôles de remplacement des
hommes qui les rendent plus visibles. Par contre, la guerre ne change pas
fondamentalement les rapports entre les sexes. Elle contribue à les figer. La
valorisation symbolique du guerrier et la crainte d’un brouillage des rôles, dans
de larges secteurs de l’opinion, aboutissent même à les renforcer quand vient la
démobilisation. La liberté réelle ou supposée des femmes ne met-elle pas en péril
la famille d’avant-guerre ? Aussi, dès que se termine le conflit, les nécessités
d’un retour à l’ordre moral traditionnel coïncident-elles avec les impératifs du
repeuplement : il faut que les femmes retournent à la maison !
parents. Elle sculpte quelques années plus
tard deux statues monumentales en sa
mémoire où elle s’est représentée avec son
époux. En 1932, les deux sculptures sont
disposées à l’entrée du cimetière où est
inhumé le défunt. La posture de la mère
traduit l’accablement, celle du père un
chagrin retenu. Cette oeuvre, par sa longue
gestation, la lenteur de sa réalisation et le
choix de son emplacement témoigne du long
cheminement du deuil et de la difficile
libération des familles meurtries.
Cette femme exécute de nombreuses
lithographies dénonçant la misère et la faim
des populations allemandes. Romain Rolland
lui rend hommage en 1927 : « L’oeuvre de
Kathe Kollwitz est le plus grand poème de
l’Allemagne de ce temps, qui reflète
l’épreuve et la peine des humbles et des
simples. Cette femme au coeur viril les a pris
dans les yeux, dans ses bras maternels, avec
une sombre et tendre pitié. Elle est la voix du
silence des peuples sacrifiés. » Sur cette
affiche, elle exprime les souhaits des
pacifistes allemands : « Plus jamais la guerre
».
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
107
HC – L'art engagé en Europe, 1914-1939
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
A. Koestler, Le Zéro et l’infini, traduction française, 1938, rééd. Livre de Poche.
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
BO actuel : «
« L’art des années 1930, engagement et résistance »
BO 1ere : « »
Les années Trente, « années tournantes », montrent à quel point l’histoire est
contradictoire : des années de prospérité alternent avec des années de crise; des
visions utopistes progressistes côtoient le retour réactionnaire aux « vraies »
valeurs anciennes ; les velléités internationalistes cohabitent avec la montée des
nationalismes ; le pacifisme à toute épreuve est contré par la conscience
croissante de l’inévitabilité d’un deuxième conflit armé et la nécessité de lutter
contre le fascisme. A cette période trouble, les artistes se posent la question de
leur rôle social et de leur engagement politique. La question se pose avec d’autant
plus d’acuité que, depuis la fin du XIXe siècle, ils ont cherché à rendre l’art
autonome, à se libérer des contingences de l’histoire immédiate et de l’imitation
de la réalité. Les recherches formelles les plus révolutionnaires se sont opérées à
cause de cette « autonomie » de l’art, menant la plupart du temps à une distance
vis-à-vis de la réalité politique. A la charnière des deux conflits mondiaux, face à
la montée du nazisme et du fascisme, face à la réalité du régime stalinien, face à
la guerre d’Espagne, les artistes « s’attaquent » à cette aporie de l’art moderne qui
oppose liberté créatrice et message idéologique. Ils prennent position, s’engagent,
résistent. Toutefois, leur attitude n’est ni univoque ni unanime. Pour certains, la
résistance consiste justement dans la préservation de la liberté personnelle et de
l’indépendance apolitique de l’art. En 1936, Raoul Dufy clame, avec une sincérité
presque insoutenable au vu des événements futurs, l’indifférence sociale : « Si
j’étais Allemand et que je dusse peindre le triomphe de l’hitlérisme, je le ferais,
comme d’autres, jadis, ont traité, sans la foi, des sujets religieux. » De même, un
peu plus tard, le porte-parole de l’association des Artistes abstraits américains
(AAA) créée en 1937, George L. K. Morris rappelle aux artistes que leur devoir
est de faire, dans ces temps de guerre, une peinture d’imagination. L’Allemande
Leni Riefensthal qui participe à la propagande nazie conservatrice avec des films
techniquement avant-gardistes, demandera que ses oeuvres soient reconnues
exclusivement comme des créations plastiques. Et que dire de ceux qui
nourrissent, avec autant de sincérité que Dufy, l’espoir que le Führer ou le Duce
vont reconnaître l’art moderne ? Cet espoir anime les activités futuristes
orchestrées par Tommaso Filippo Marinetti ainsi qu’Oscar Schlemmer,
professeur au formellement très progressiste Bauhaus, qui envoie à Joseph
Goebbels en 1933, année de la fermeture du Bauhaus, une lettre où il tente de
défendre les artistes qualifiés de « dégénérés » par le régime nazi : « Les artistes
sont au plus profond de leur être apolitiques et il faut qu’ils le soient parce que
leur royaume n’est pas de ce monde. C’est toujours l’humanité qu’ils ont en tête,
la totalité à laquelle ils doivent être attachés. » A cela s’opposent les cris de Pablo
Picasso – « La peinture [est] un instrument de guerre offensive et défensive
contre l’ennemi » - et de Joan Miró – « Il n’y a plus de tour d’ivoire ». Comme
eux, nombreux sont les créateurs qui réalisent que, dans ce contexte, aucune
production artistique ne saurait être anodine. La Maison de la Culture à Paris
108
inaugure la « querelle des réalismes » (Louis Aragon, André Malraux, René
Crevel et Jean Cassou en 1934-1935 et puis les Cahiers d’art en 1939) prônant un
art engagé lisible, réaliste, anecdotique, accessible à tous, condamnant de manière
sous-jacente les peintres abstraits. Le chef surréaliste André Breton entreprend
une action commune avec Leon Trotsky exilé au Mexique : ils fondent la
Fédération Internationale pour un Art Révolutionnaire Indépendant et rédigent un
manifeste qui définit la situation actuelle de l’art comme intolérable et qui postule
que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. De
même, le muralisme mexicain – engagé, réaliste et monumental – atteint son
apogée dans les années trente avec Diego Rivera et David Alfaro Siqueiros. En
Allemagne, les photomontages de John Heartfield et la satire de George Grosz,
tous deux membres du parti communiste, dénoncent explicitement la montée du
nazisme. On peut inclure dans cette catégorie le photoreportage humaniste qui,
extirpant des images sur le vif, montre par des clichés anecdotiques et accessibles
comment les événements politiques s’impriment dans la vie des hommes.
D’autres artistes, notamment ceux proches du surréalisme, résistent par un art
plus personnel, reflétant sur un mode métaphorique l’irrationalité du monde – les
monstres de Miró, les machines éruptives inquiétantes de René Magritte, les
chimères de Max Ernst. Il y a aussi le cas Guernica, où Picasso, par une synthèse
efficace, trouve une solution à l’aporie moderne opposant liberté créatrice et
message politique. Ces questions se posent aussi aux artistes américains :
quelques-uns tentent de rendre compte, de manière moderne et non
conventionnelle, de leur engagement international et universel dans une
Amérique trop repliée sur la création-narration de ses mythes propres. Autre
possibilité – les artistes travaillant en Italie fasciste ou en Allemagne nazie
s’engagent par la satire déguisée : les allégories érotiques ou bibliques de Renato
Guttuso ou de Mario Mafai, les caricatures aux notes classicisantes d’Otto Dix et
de Rudolf Schlichter. Les paysans dépités de Kazimir Malevitch en URSS nous
renseignent sur le désespoir des révolutionnaires, anarchistes et trotskystes,
confrontés à la terreur stalinienne. Il y a aussi le silence, souvent ambigu. Le
Départ de l’Allemand Max Beckmann qui s’obstine à en nier la métaphore
politique, les photoreportages au conformisme imposé du russe Alexander
Rodchenko, les dessins de Paul Klee affligé par son exil forcé hors de
l’Allemagne. Or, l’exil est également une manière de résister. Orchestré, certes, à
la fin des années trente par le gouvernement américain qui veut récupérer les
grands noms de la culture européenne, l’exil sauve d’une mort certaine des
créateurs plus ou moins affirmés.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
I.
Otto Dix (1891-1969) est un des initiateurs, en 1920, du mouvement Dada en
Allemagne, qui souligne l’absurdité de la société brutalisée par la guerre. Il sera
par la suite poursuivi par les Nazis qui le jugeront décadent et trop critique.
Le peintre allemand Otto Dix, dont l’oeuvre a marqué la première partie du XXe
siècle, n’a été véritablement révélé au public français qu’en 1978, lors de
l’exposition «Paris-Berlin » au centre Georges Pompidou, qui étudiait les
rapports et les contrastes entre la France et l’Allemagne de 1900 à 1933.
Otto Dix est né en 1891 en Thuringe, près de Géra, dans une famille ouvrière. Il
étudie jusqu’en 1914 à l’école des Arts Décoratifs de Dresde, un des centres de
l’expressionnisme germanique où il assimile les nouveautés du Blaue Reiter, du
Brücke et du futurisme, il devient peintre de portraits. En 1914, porté sans doute
par l’atmosphère patriotique qui déferle sur l’Allemagne, il s’engage
volontairement et est incorporé à Dresde dans l’artillerie. Il reçoit une formation
de mitrailleur et à l’automne 1915, il est envoyé sur le front comme mitrailleur et
conducteur d’équipage, dans les Flandres en 1915, à la bataille de la Somme en
1916, puis part sur le front de l’Est, en Silésie et en Russie en 1917 où il est deux
fois blessé. Dès 1916, ses dessins de guerre sont exposés à Dresde. La guerre, qui
le traumatise profondément, deviendra le thème majeur de son oeuvre, à travers
ses toiles, mais aussi par de nombreux dessins et gravures. Dès 1916, est
organisée à la galerie Arnold de Dresde une première exposition de ses dessins.
Après son retour à Gera en 1918, la guerre devient l’un de ses thèmes principaux,
qu’il s’agisse des combats eux-mêmes ou, surtout des conséquences du conflit sur
la société allemande (Les joueurs de skat, Le marchand d’allumettes, Rue de
Prague, tous réalisés en 1920).
La Grande Illusion et la Belle Equipe
Sur l’affiche, le soldat allemand, identifiable
à son casque à pointe, surplombe la colombe,
symbole de la paix, prise dans les
barbelés d’un camp de prisonnier allemand
pendant la Première Guerre mondiale. Cette
affiche traduit le caractère pacifiste du film
réalisé par J. Renoir en 1937.
Quelle est la grande illusion ? C’est la futilité
de la guerre. Les leçons de la Première
Guerre mondiale n’ont pas été tirées,
l’Allemagne nazie de 1937 construit un
nouvel appareil guerrier et se prépare à
refaire la guerre. Cette oeuvre pacifiste
montre comment, pendant les guerres, les
affinités sociales peuvent se manifester
malgré les barrières nationales. C’est
pourquoi La Grande Illusion a été mise à
l’index par Hitler et Mussolini.
Réalisateur « traditionnel », J. Duvivier a
toujours nié la dimension politique de sa «
belle équipe », et le cinéma militant est
davantage à rechercher du côté du Renoir du
Crime de Monsieur Lange (1935), de La vie
est à nous ou de La Marseillaise (1936)
109
Le tableau proposé ici, intitulé Tranchées (Schutzgraben), appartient à une série
réalisée durant le temps même de la guerre, parmi laquelle on trouve Trou d’Obus
(1917), Trou d’obus avec balle traçante, Soleil couchant (Ypres) peints en 1917 et
1918. L’on voit ici un univers d’apocalypse, dont toute présence humaine a
disparu, laissant place à un paysage minéral, à peine parsemé de pieux plantés le
long de la tranchée. Le contraste entre la froideur des gris et la violence répétée
des rouges, évoque aussi bien le crépuscule d’une civilisation qui disparaît que le
sang des combattants qui y ont perdu la vie. L’on trouve donc ici les traits
caractéristiques de l’expressionnisme allemand qui choquera tant les milieux
traditionalistes, heurtera les nationalistes et plus tard les nazis qui y verront de
l’art dégénéré, détruiront certains de ces tableaux et interdiront à leur auteurs de
travailler.
Après la guerre, sa peinture réaliste du conflit (notamment son triptyque La
Guerre exposé à Dresde en 1929-1932) et ses caricatures des profiteurs de la
guerre font scandale. En 1923, la toile La Tranchée, décrivant les corps
démembrés et décomposés des soldats, provoque une telle fureur du public
qu’elle doit être cachée derrière un rideau par le Wallraf-Richartz Museum. En
effet, jouant soit sur de violents contrastes de couleurs, sur la déstructuration des
volumes et des corps, Dix exprime à la fois la brutalité destructrice du conflit et la
déshumanisation des êtres. En 1933, avec l’arrivée des nazis au pouvoir, il est
destitué de son poste de professeur à l’école des Beaux Arts de Dresde ; ses
oeuvres figurent parmi celles de l’exposition «Art dégénéré » organisée en 1937 à
Munich. Dans ses dessins, Dix montre les choses telles qu’il les voit : « C’est
pour çà que je suis parti à la guerre… Je voulais voir par moi-même comment un
homme peut s’écrouler tout à coup à mes côtés, et mourir, avec une balle qui le
frappe en plein milieu… On ne peut donc pas dire que je suis un pacifiste, n’estce pas ? (…) J’ai étudié la guerre de très près (…). Si un artiste veut travailler,
c’est pour montrer aux autres comment c’était. J’ai surtout représenté les atrocités
découlant de la guerre. J’ai choisi de faire un véritable reportage sur celle-ci, afin
de montrer la terre dévastée, les souffrances, les blessures. »
Otto Dix, Triptyque de La Guerre, tempera sur bois, 1929-1932, Gemäldegalerie
Neue Meister, Stadtmuseum, Dresde.
Ce tableau plus tardif (1929-1932) se veut plus solennel et n’est pas sans rappeler
l’influence des peintres allemands de la Renaissance, en particulier Matthias
Grünewald dans le Retable d’Issenheim (XVe siècle), conservé au Musée des
Unterlinden à Colmar, et que Dix a eu l’occasion d’étudier lors de son séjour en
Alsace, alors allemande (et la Création du monde de Michel-Ange dans la
chapelle Sixtine). Son style traduit une violence et une morbidité que souligne le
choix de couleurs crues. L’oeuvre entière reprend la forme d’un retable. Ce
tableau représente le panneau central que le peintre a structuré en deux parties : la
partie inférieure, une tombe ou plutôt une fosse commune, évoque la froideur et
l’immobilisme de la mort, voire une certaine sérénité. Cette représentation
contraste fortement avec la violence de la scène du haut, celle des
« vivants » sur le champ de bataille confrontés aux ruines et aux cadavres. Le
peintre a voulu traduire l’horreur de la guerre : champs de ruine avec un paysage
quasi lunaire creusé par les obus ; décomposition et enchevêtrement des cadavres
mutilés. On peut également remarquer la mort planant sur la scène sous la forme
d’un cadavre décharné. L’image d’un survivant au masque à gaz a un côté
dérisoire et déshumanisé.
L’œuvre est sans doute la plus célèbre d’Otto Dix concernant la Première Guerre
mondiale. Elle représente l’extrême violence du champ de bataille qui s’explique
en très grande partie par l’usage massif d’une artillerie de plus en plus puissante.
Le panneau central reprend la composition de La Tranchée, une oeuvre antérieure
de Dix. Plus aucun abri n’est possible, et le paysage est désolant : maisons
détruites, arbres calcinés. Les cadavres renforcent l’impression d’épouvante et le
seul être vivant est déshumanisé par le port d’un masque à gaz. Au-dessous, sur la
prédelle, les corps représentés peuvent être des combattants endormis ou bien
déjà morts dans un abri qui ressemble à un cercueil de fortune. Le panneau de
gauche représente le départ des soldats au front et celui de droite le retour de
blessés parmi les morts. Otto Dix dénonce ici l’extrême violence de la guerre. «
Je crois que personne d’autre n’a vu comme moi la réalité de cette guerre, les
déchirements, les blessures, la douleur. J’ai choisi le reportage véridique sur la
guerre ; je voulais montrer la terre torturée, les douleurs, les blessures» (in O.
Dix, E. Herscher 1992, propos rapportés par S. Sabavsky). Otto Dix vécut la
Première Guerre mondiale de l’automne 1915 jusqu’en décembre 1918, au front,
produits par la CGT, mais La Belle Équipe a
été rattrapée par l’esprit du temps. Tous les
thèmes de 1936 sont présents : le chômage, la
guerre civile espagnole et ses réfugiés, la
solidarité amicale, l’espoir dans la formule
des coopératives. Les relations entre les
différentes classes sociales apparaissent
également comme l’axe central de La Grande
Illusion. Sont mis en présence dans ce film
durant la Première Guerre mondiale deux
prisonniers français, le noble de Boeldieu et
le mécano Maréchal ainsi que leur geôlier
Von Rauffenstein, un aristocrate allemand.
En prônant la réconciliation sociale et
internationale, La Grande Illusion reflète le
pacifisme ambiant de la société française des
années 1930.
Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945),
romancier, essayiste et journaliste, ancien
combattant, est dans les années 1920 proche
des surréalistes ainsi que de l’Action
française, puis de certains courants du parti
radical au début des années 1930. Dans les
semaines qui suivent le 6 février 1934, il se
déclare fasciste, puis adhère en 1936 au Parti
populaire français de Jacques Doriot. Gilles
(1939, est son roman le plus connu : à travers
le personnage de Gilles Gambier, il présente
un tableau de la France de l’entre-deuxguerres se terminant par l’engagement du
héros aux côtés des franquistes, dans la
guerre d’Espagne. Censuré à sa parution, le
roman ne paraît dans sa version intégrale
qu’en 1942. Chantre de la collaboration,
Drieu La Rochelle se suicide en 1945.
Robert Brasillach : homme d’extrême droite,
écrivain, journaliste et critique de cinéma,
connu pour sa fascination par l’Allemagne
nazie et son engagement dans la
collaboration. Notre avant-guerre : il ne s’agit
pas d’un témoignage mais d’une réécriture.
Le livre est rédigé en 1939-1940 et couvre les
années 1925 à 1939 depuis l’arrivée de
Robert Brasillach, âgé de seize ans et demi, à
Paris pour préparer le concours d’entrée à
l’École normale supérieure. Cela explique la
filiation faite entre le 6 février 1934 et la «
Révolution nationale » avec, dans le texte un
télescopage entre la vision de l’État français
et celle de Clemenceau qui, en tant que
radical, considérait la Révolution française
comme un seul « bloc ».
Robert Brasillach (1909-1945), ancien
normalien, vient de l’Action française, qu’il
juge vite dépassée. Rédacteur en chef de Je
suis partout, il y exprime un antisémitisme
très virulent. Il est condamné à mort lors de
l’épuration, en 1945. Malgré les démarches
d’intellectuels auprès du général de Gaulle, sa
grâce est refusée et il est exécuté le 6 février
1945.
Brasillach a fait partie de cette génération
110
en France, dans les Flandres et en Russie. Avec les quelque 500 dessins que
constituent son oeuvre de guerre, Dix produit une contribution originale à
l’expressionnisme allemand. En 1923, Dix réalise un grand panneau qui
représente le carnage inutile : La tranchée. Cette composition politique crée un
scandale. Installé à Dresde à partir de 1929, il entreprend l’ultime version de La
guerre : une composition synthétique en plusieurs panneaux qui reprend La
tranchée comme élément central mais en atténuant l’agressivité. Il faut préciser
que Dix achève son oeuvre à la veille de l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il sera
l’une des figures emblématiques de ce que les nazis nommeront « l’art dégénéré
».
Le tableau Les Flandres est conçu par Otto Dix comme un rappel des horreurs de
la Grande Guerre au moment où l’Allemagne, devenue nazie, se lance dans une
dynamique belliciste. Son originalité vient de la précision de la description du
champ de bataille, des tons de feu du ciel et de la terre mais surtout de la
symbiose des corps morts ou blessés avec la boue : l’homme et la terre n’ont plus
d’existence que matérielle, ils sont mêlés l’un à l’autre et réduits en une seule et
même matière morte, dans un paysage devenu dantesque.
Dans ce tableau, appelé Les Joueurs de skat, trois mutilés de guerre jouent aux
cartes, comme dans une parodie caustique des Joueurs de cartes de Cézanne.
Éclairés par une ampoule sur laquelle est esquissée une tête de mort, ces «
gueules cassées » ne peuvent plus tenir leurs cartes en main sans l’aide de
multiples prothèses. Sur les boîtes crâniennes des deux joueurs de gauche, une
femme et un homme enlacés rappellent que les invalides sont condamnés à ne
plus avoir de relations sexuelles, si ce n’est en rêve. Le joueur de droite arbore
une dérisoire Croix de fer. Le recours au collage, typiquement dadaïste, a une
dimension ironique : les journaux font écho au « bourrage de crâne », alors que
sur la feuille d’aluminium qui sert de mâchoire au porteur de la croix de guerre,
l’artiste a inscrit ironiquement : « Prothèse de mâchoire inférieure de la marque
Dix ». Il devient à sa façon un profiteur de guerre ! Rien de surprenant à ce que
ce professeur à l’École des beaux-arts de Dresde soit l’objet de poursuites de la
part des nazis dès leur arrivée au pouvoir. Plus de 250 de ses toiles sont alors
détruites et il est contraint de s’exiler en Suisse.
II. Le Front populaire : un cinéma militant ?
Durant le Front populaire, militantisme politique et recherche esthétique donnent
naissance à des films qui font désormais partie de notre patrimoine artistique.
Septembre 1936 : trois ardents cinéphiles – Henri Langlois, Georges Franju et
Jean Mitry – fondent la Cinémathèque. La même année, des critiques de cinéma,
irrités par le conservatisme du Grand prix du cinéma français qui venait d’échoir
à L’Appel du silence (hagiographie du père de Foucauld réalisée par Poirier),
créent le prix Louis-Delluc sur des critères exclusivement artistiques. De fait, les
Delluc 1937, 1938 et 1939 iront aux Bas-Fonds (Renoir), Le Puritain (Musso) et
Quai des brumes (Carné), œuvres de qualité. Par ailleurs, à cette période, on
assiste à l’engagement politique de certains réalisateurs : « Le Front populaire
nous a légué des films qui sont indubitablement des œuvres à résonance sociale,
ceux de Renoir en particulier. » (Geneviève Guillaume-Grimaud, Le Cinéma du
Front populaire, Lherminier, 1986).
Un cinéma militant
Dès 1935, Jean-Marie Daniel réalise un moyen métrage indépendant racontant la
prise de conscience politique d’un chômeur, mais La Marche de la faim ne
connaîtra pas de distribution commerciale, et c’est le parti communiste qui, le
premier, comprend l’importance de la propagande par le cinéma. Il commande
donc un film pour le diffuser au cours de sa campagne électorale. Tourné en
février-mars 1936, La vie est à nous est financé par une collecte publique qui
fournit 50 kg de pièces, le PC assurant le reste du budget. Jean Renoir supervise
la coréalisation d’André Zwobada, Jacques Becker et Jean-Paul Le Chanois, mais
le film se veut entièrement collectif et, selon Paul Vaillant-Couturier (qui a
participé à l’écriture du scénario), « donne déjà une idée de ce que pourra être le
film français lorsqu’il sera dégagé de la servitude de l’argent et qu’il sera le film
du peuple » (L’Humanité, 2 octobre 1936).
Reprenant le plan du rapport de Maurice Thorez « L’union de la nation française
» présenté au VIIIe Congrès à Villeurbanne, le film juxtapose des documents
d’actualité et plusieurs séquences reconstituées ou de fiction pure, la politique de
« la main tendue » se marquant par l’absence de toute attaque contre l’armée et
l’Église. La vie est à nous n’obtient pas son visa de censure, ce qui est dans
intellectuelle qui rêve d’une régénération
autoritaire, d’une « révolution nationale »
dans l’esprit de Charles Maurras. En 1936, il
découvre, fasciné, la réalité du fascisme en
Italie et en Espagne et, de retour en France,
devient le rédacteur en chef de Je suis
partout. Il effectue un long séjour en
Allemagne en 1937, notamment à
Nuremberg. Après sa libération d’oflag, au
printemps 1941, il s’engage sans réserve dans
la défense de la collaboration. Ses écrits,
violemment antisémites, lui valent d’être en
1945 le seul intellectuel français condamné à
mort et exécuté.
Victor Serge (1890-1947) est le fils de Russes
exilés en Belgique, mais il devient membre
du Parti communiste russe, puis collaborateur
de Zinoviev au Komintern. À la mort de
Lénine il se rapproche de Léon Trotski, dans
l'opposition à la ligne de conduite du Parti
sous la dictature de Staline. Il en est radié en
1928 et est emprisonné par la Guépéou en
1933, et déporté en Sibérie. Il ne doit alors
son sauvetage qu'à une campagne
internationale de gauche menée en sa faveur,
notamment par Trotski, André Gide, André
Malraux, Romain Rolland, Henri Barbusse et
le Cercle communiste démocratique, à la
suite de laquelle il est libéré et banni d'URSS
en 1936. Journaliste dans des revues comme
en Belgique à Les Temps Nouveaux, Le
Libertaire, La Guerre Sociale, ou à Paris avec
L'Anarchie, écrivain avec des romans
humanistes et libertaires comme Les
Hommes dans la prison ou L'Affaire Toulaev,
témoin avec Mémoires d'un révolutionnaire
(1901-1941), il est un de ceux qui a contribué
à diffuser une image différente et critique de
l’URSS à l’étranger.
« Le vieil adage du nouveau Reich :
sang et acier »
John Heartfield est très engagé au parti
communiste avant l’accession de Hitler au
pouvoir. Son exil devient vital dès 1933, date
à partir de laquelle il multiplie les
photomontages, parfois cinglants, toujours
ironiques, critiquant la politique menée par
les nazie à l’intérieur comme à l’extérieur
mais surtout les méthodes. Ici la croix
gammée se transforme en un instrument de
torture dégoulinant de sang, en référence à la
violence extrême et criminelle perpétuée par
les nazis.
Ancien dadaïste, Helmut Herzfelde – il
anglicise son nom en John Heartfield pendant
la Première Guerre mondiale en guise de
protestation — a fait du photomontage une
extraordinaire arme pour dénoncer la montée
du nazisme. Militant communiste, il collabore
régulièrement au magazine ArbeiterIllustrierte-Zeitung. La férocité et l’acuité de
ses photomontages lui ont valu une
extraordinaire réputation et… la haine des
111
l’ordre des choses, mais ce qui l’est moins est qu’après la victoire l’interdiction
soit maintenue par Jean Zay, ministre en charge du cinéma, qui autorise
uniquement les séances privées, en raison de la tension persistante entre
socialistes et communistes. Pourtant satisfait du résultat, le PC commandera un
nouveau moyen métrage traitant de la misère des vieux retraités. Sorti en juillet
1937, Le Temps des cerises de Le Chanois ne connaîtra lui aussi qu’une
exploitation confidentielle, mais les deux films constituent néanmoins les seules
réalisations pionnières antérieures au courant militant post-soixante-huitard !
La Marseillaise et la Révolution
1939 devant célébrer le cent-cinquantenaire de la Révolution, le Front populaire
ne pouvait pas laisser passer un tel anniversaire. L’idée d’y consacrer un grand
film circule dans les milieux du pouvoir dès la victoire de 1936. Un documentaire
retrace déjà La Naissance de La Marseillaise (Séverac), mais le projet ne
s’affirme vraiment qu’au début 1937. La CGT met en place un comité de
coordination soutenu par le PC qui veut exalter une période fédérant tous les
Français. Le sujet est néanmoins délicat, le symbole représenté par l’hymne
national étant parfois discuté face à L’Internationale. Le projet sera donc lancé
comme « le grand film sur le Front populaire » et « le film de l’union de la nation
française », union fêtée lors des grandes manifestations populaires que furent les
14 juillet 1935 puis 1936. En mars 1937, Jean Renoir est désigné comme
réalisateur. Metteur en scène depuis 1924 (Nana, 1926 ; La Chienne, 1931 ;
Boudu sauvé des eaux, 1932 ; Madame Bovary, 1934, etc.), le fils d’Auguste
Renoir, « ce gros garçon qui lève le poing dans les meetings » (selon Bardèche et
Brasillach, intellectuels de droite) s’impose à Jacques Duclos après La vie est à
nous. C’est, selon l’expression consacrée, un « compagnon de route » du PC qui
donne des chroniques à Ce soir, le quotidien communiste dirigé par Aragon. De
plus, en 1935, Toni (passions méditerranéennes, esthétique néoréaliste et contexte
social accusé) puis Le Crime de monsieur Lange écrit par Jacques Prévert et le
groupe Octobre (le meurtrier de l’odieux patron est acquitté par le jury populaire)
ont donné des gages solides de ses idées de gauche tandis que Les Bas-Fonds
(1936, d’après Gorki) et La Grande Illusion (1937, pacifisme et solidarité
nationale au-dessus des catégories sociales) ont apporté le succès public à celui
qui est désormais LE grand cinéaste français. Une vente de tickets à valoir sur le
prix des places lors de la projection en salles amorce la production, le scénario
évolue constamment et les castings les plus délirants sont avancés. Mais, lorsque
le tournage débute, le film a été bien repris en mains par Renoir qui élimine les
célébrités de la Révolution pour faire incarner l’élan nouveau par les jeunes
anonymes de Marseille, tandis que l’esprit du passé reste figuré par Louis XVI et
Marie-Antoinette eux-mêmes. Le sens et la forme du film ainsi trouvés, Renoir
s’attache à l’exactitude profonde des choses. Non seulement les personnages sont
inspirés par d’authentiques fédérés de 1792 qui ont laissé leurs noms dans les
archives des Bouches-du-Rhône, mais toutes les séquences sont vraies, des
phrases du roi au maniement des armes. Quant à l’idéologie qui sous-tend le récit
historique, elle est celle du parti communiste en 1936, c’est-à-dire bien intégré au
gouvernement d’union des forces de gauche, et montre le PEUPLE luttant contre
le roi (sans combats de chefs, style Danton contre Robespierre) et dont le
pacifisme ne sera réduit que par l’invasion étrangère.
En fait, ce n’est plus la situation du Front populaire lors de la sortie du film en
février 1938. Les spectateurs boudent l’absence des vedettes attendues et les
critiques ne réagissent qu’en fonction de la ligne politique de leur journal. Sans le
lyrisme propagandiste du Cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1925) que l’on
retrouve un peu dans le Napoléon d’Abel Gance ressorti en 1938, et loin du genre
film à costumes pompeux et événementiel (Entente cordiale, L’Herbier, 1939) ou
humoristique et bourré de mots d’auteur (Remontons les Champs-Élysées, Sacha
Guitry, 1938), l’œuvre de Renoir ne pouvait que choquer parce que atypique dans
un genre habituellement très codifié. Pourtant, épousant les nouveaux courants de
l’Histoire (traiter de ce qui a entraîné le 10 août 1792 plutôt que de la prise de la
Bastille ; peindre la province ; désolenniser Louis XVI et échapper aux
conventions antiroyalistes), La Marseillaise est un film moderne qui construit une
épopée populaire autour de l’idée de nation. Traquant paradoxalement le
symbolique au moyen d’une mise en scène réaliste créatrice de sens, Renoir filme
brillamment une foi en marche.
Le cinéma reflet de son temps
Préférant aux leçons du passé historique l’engagement dans le présent contre les
choix de la politique étrangère non interventionniste, André Malraux filme quant
nazis. Il dut s’exiler dès l’arrivée au pouvoir
de Hitler, revenant s’installer en RDA en
1950 (il y meurt en 1968).
Photomontage de John Heartfield (18911968) dénonçant la terreur nazie
Né à Berlin, Heartfield, communiste, fuit
l’Allemagne nazie et se réfugie à Londres. Il
poursuit son activité artistique par ses
photomontages, dénonçant les fascismes,
subissant tout à la fois l’influence de
l’expressionnisme, du cubisme et du
futurisme. Le photomontage présenté ici
dénonce la violence du national-socialisme
évoquant la violence politique et culturelle (la
pratique des autodafés). Sur le photomontage,
on voit Goebbels, le ministre de la
propagande du Reich, en maître d’oeuvre de
l’autodafé. L’incendie du Reichstag,
intervenu dans la nuit du 27 au 28 février
déclenché par un chômeur d’origine
hollandaise, Marinus Van der Lubbe, que
l’on présenta comme communiste, fut
exploité par le régime pour interdire le parti
communiste allemand, emprisonner des
milliers de ses adhérents et suspendre les
libertés individuelles à travers le décret «
pour la protection du peuple et de l’État »
signé par Hindenburg. Ce photomontage met
en évidence la volonté d’épuration pour
parvenir à la pensée unique. C’est un
document d’origine
communiste – les communistes sont les
premières victimes de la répression nazie –
critiquant les autodafés allemands : on y voit
Goebbels, ministre de la Propagande,
organiser (sur fond de Reichstag lui aussi en
flammes, allusion à l’incendie de février
1933), la destruction d’oeuvres jugées antiallemandes, comme La Montagne magique
de Thomas Mann, des livres de Heinrich
Heine, Berthold Brecht mais aussi de Lénine,
un livre d’Ilia Ehrenburg, écrivain russe, À
l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria
Remarque (gothique) caché en partie, au
premier plan, par un ouvrage appelé Un
homme de notre temps. Il y a aussi Le Brave
Soldat Schweik de Hasek. Le bidon à droite
désigne le produit utilisé par « le pyromane
Goering » – allusion à l’incendie du
Reichstag que l’on distingue à l’arrière-plan.
L’autodafé de mai 1933 est spectaculaire
parce qu’il est le premier et qu’il rend visible
le projet nazi. Il n’est toutefois pas le seul
acte de barbarie culturelle perpétué par les
nazis : l’exposition sur l’art dégénéré, l’exil
ou la déportation de certains artistes majeurs
de cette période montre non seulement la
volonté de faire advenir une culture nouvelle
dans l’Allemagne devenue nazie, mais aussi
le désir profond de gommer les traces d’un
passé dérangeant pour les démonstrations
idéologiques du nouveau régime.
Photomontage de John Heartfield,
Arbeiter Illustrierte Zeitung, août 1935
112
à lui, en pleine guerre d’Espagne, les forces républicaines. Sierra de Teruel est un
hymne à la liberté, fiction documentaire mi-écrite mi-improvisée avec les
combattants eux-mêmes. L’interpénétration du réel et des reconstitutions renforce
la vérité et la sincérité de cette œuvre unique dont la déclaration de guerre
repousse la sortie à juin 1945 sous le titre L’Espoir. Si les personnages de La
Belle Équipe ne font pas de politique, le film de Julien Duvivier, tourné l’été
1936 dans un climat euphorique et sorti en septembre, saisit les principales
composantes de l’esprit de l’époque (il a été écrit avant la victoire électorale). Au
même titre que Le Jour se lève de Marcel Carné ou La Grande Illusion de Jean
Renoir, La Belle Équipe, que Julien Duvivier réalise juste après avoir tourné La
Bandera, illustre à merveille l’esprit de 1936, ce mélange de foi naïve en un
avenir heureux et d’inébranlable croyance en la bonté de l’humanité. Le scénario
du film, la personnalité des acteurs, la qualité des dialogues et de la musique –
c’est aussi dans ce film qu’est née la célébrissime chanson « Quand on s’promène
au bord de l’eau » –, tout concourt à faire de La Belle Équipe un des succès de
l’année 1936. Duvivier dut d’ailleurs, à la demande du public, changer la fin du
film jugée trop tragique pour « coller » à l’optimisme du moment. Il ne s’agit
donc pas d’illustrer promesses et espoirs des discours officiels dans cette histoire
de cinq chômeurs gagnant à la loterie. Enthousiasmés, ils achètent une petite
maison au bord de la Marne où ils vont aménager une guinguette. Mais les ennuis
s’accumulent et Gina (Viviane Romance) transforme en haine l’amitié robuste
qui liait Jeannot (Jean Gabin) et Charlot (Charles Vanel), jusqu’à ce que le
premier tue le second. Désespéré, il répète alors, hébété : « C’était une belle idée.
Une belle idée qu’on avait eue… Trop belle, bien sûr, pour réussir. » On voit la
symbolique du récit : la belle idée, c’est la solidarité ouvrière ; les camarades
forment une petite coopérative, la convivialité de classe qui les unit favorise
l’entreprise, un populisme chaleureux s’exprime par la chanson Quand on
s’promène au bord de l’eau, l’émotion étant à son comble lorsqu’ils triomphent
de la pluie et du vent en se couchant tous ensemble sur le toit de la maison
soulevé par la tempête. Mais on perçoit aussi les difficultés – chômage, mauvais
accueil des réfugiés espagnols – et le pessimisme final rebuta le public à tel point
que les distributeurs imposèrent une autre issue dans laquelle l’amitié virile est
préservée face aux manigances de la femme fatale ! En outre, aucun des autres
films tournés par Julien Duvivier d’ici la guerre ne retrouvera ce goût du social :
Pépé le Moko (1936) est un polar à Alger, L’Homme du jour (1936) une vitrine
pour Maurice Chevalier, Un carnet de bal (1937) ranime les souvenirs d’amours
anciens, Toute la ville danse (1938) adapte une opérette, La Fin du jour (1938)
filme les rancœurs de vieux comédiens en maison de retraite et La Charrette
fantôme (1939) est une fable fantastique nordique. C’est par contre avec
sympathie que Renoir décrit le milieu des cheminots dans son adaptation de Zola,
La Bête humaine (1938), et le monde rural vu par Marcel Pagnol n’est pas sans
pertinence (Regain, 1937 ; La Femme du boulanger, 1938) de même que sa
peinture féroce du milieu des affaires (Topaze, 1936). Indiscutablement le cinéma
de 1935 à 1939 s’inscrit moins hors du temps qu’à d’autres périodes de son
histoire et Jean Gabin multiplie alors avec succès les rôles de « prolo » comme il
s’abonnera à ceux de truand ou de notable dans les années 1960. En 1938, un
drame se situe dans la mine (Grisou, Canonge) et une comédie évoque les congés
(Vacances payées, Cammage) ; Prison sans barreau (Moguy, 1937) dénonce
l’enfance malheureuse et Monsieur Coccinelle (Bernard-Deschamp, 1938)
souligne l’antiparlementarisme de la petite bourgeoisie. Cependant la médiocrité
de ces films minore fortement leur force de témoignage. Si bien que, lorsque les
Menaces (c’est le titre d’un film de Gréville qui sortira en janvier 1940)
assombrissent inexorablement les relations internationales, La Règle du jeu, «
drame gai » de Renoir (juillet 1939), fustige une société dont les chamailleries
s’exacerbent entre un gouffre et une éruption volcanique, mais le public, une fois
encore, ne veut pas voir la description lucide de cette atmosphère de fin du
monde. C’est l’avant-guerre et le Front populaire n’est déjà plus qu’un souvenir.
Affiche du film Espoir d’André Malraux
Des combattants et un avion s’élancent vers l’ennemi, sous la lumière d’un soleil
aux couleurs rouge jaune violet du drapeau de l’Espagne républicaine. Dans les
jours qui suivent le coup d’État nationaliste espagnol, André Malraux part pour
Barcelone. Il contacte les républicains, puis revient en France pour obtenir une
aide officielle du gouvernement Blum. Malgré l’engagement du gouvernement
français dans une politique de non-intervention, il obtient une trentaine
L’auteur détourne ici une scène banale : le
traditionnel repas de famille. Tous les
membres de la famille sont réunis dans la
salle à manger, y compris le bébé dans sa
poussette et le chien sous la table. Mais tous
mangent du métal, puisqu’il n’y a plus de
beurre et que Goering a dit que « le métal a
fortifié le Reich ». Prenant au mot leur
dirigeant, ces « bons Allemands » mangent
donc du métal ! Cette caricature par
l’absurde, presque surréaliste puisqu’on voit
les convives avaler des morceaux de
bicyclette et mordre dans une hache, est une
dénonciation du régime nazi, bien installé à
cette date en Allemagne. L’obéissance
aveugle est un symptôme de l’embrigadement
de la population. Le décor de la pièce (papier
peint à croix gammées, coussin à l’effigie
d’Hindenburg, portrait d’Hitler) contribue à
faire des personnages des créatures
totalement aliénées par le totalitarisme.
Caricature antifasciste de Scalarini (18731948)
Employé des chemins de fer, Giuseppe
Scalarini (signe avec une échelle, scala en
italien, suivi de « rini ») fut influencé par
graphistes français tels que Caran d’Ache.
Socialiste, il devint bientôt le dessinateur de
plusieurs journaux de gauche et notamment
l’Avanti, en 1911. Opposant au fascisme, il
fut emprisonné et envoyé en relégation dans
les îles Lipari. La vignette présente le
fascisme comme le bras armé de la réaction.
Derrière le squadriste (identifiable à la tête de
mort sur la manche) armé d’un revolver, se
dissimule un personnage symbolisant le
capitalisme tenant un sac d’or portant la
mention « profits de guerre ». On retrouve
ici, la dénonciation classique du bourgeois
associé au « gros ». D’autres symboles
signalent que le dessin entend dénoncer la
complicité de l’ensemble des élites dans la
répression du mouvement ouvrier en 1920 :
fourche pour sa composante agraire, clef pour
sa composante industrielle et sac d’or pour sa
composante financière. D’autres symboles
dépassent des poches du capitaliste évoquant
la franc-maçonnerie et la religion chrétienne.
Le fasciste tire sur un cortège identifié
comme « prolétariat ».
Stefan Zweig, auteur juif autrichien, est l’un
des écrivains les plus réputés en Europe dans
les années 1930. Ses livres sont au nombre de
ceux qui sont brûlés lors des autodafés géants
organisés par les nazis. Réfugié au Brésil
pour fuir la barbarie nazie, Zweig retrace
l’évolution de l’Europe dans un livre de
souvenirs écrit en 1941 et publié en 1944,
après sa mort, à Stockholm. Dans un chapitre
de son livre-témoignage intitulé « Incipit
Hitler », il décrit l’ascension du Führer.
Ayant achevé son livre, Zweig se donne la
mort le 23 février 1942.
113
d’appareils et forme une escadrille de pilotes étrangers. Dans les premiers mois
de la guerre, cette escadrille fut la seule à s’opposer à l’aviation de Franco,
notamment lors de la bataille de Teruel.Peu à peu, tous ses appareils furent
détruits par les avions modernes envoyés aux nationalistes par Hitler et
Mussolini.
INTELLECTUELS ET ENGAGEMENTS POLITIQUES
Création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes
Trois semaines après le 6 février 1934, le journal socialiste Le Populaire publie
un manifeste, texte fondateur du futur « Comité de vigilance des intellectuels
antifascistes ». Ses trois signataires les plus notoires, le philosophe Alain, proche
du parti radical, Paul Langevin, compagnon de route du parti communiste, et le
socialiste Paul Rivet, préfigurent le futur Rassemblement populaire, né quelques
mois plus tard. Ce texte joua un rôle essentiel dans la mobilisation des
intellectuels de gauche contre le danger « fasciste ».
« Pour la défense de l’Occident »
Mussolini veut s’emparer du seul territoire de l’Est africain non encore colonisé
et venger le désastre d’Adoua en 1896 (échec de la conquête du pays par les
Italiens). La guerre n’est pas la promenade militaire prévue. Les troupes
éthiopiennes repoussent d’abord les Italiens, avant de ployer devant une armée
utilisant tous les moyens modernes dans les combats. La guerre d’Éthiopie
inaugure une nouvelle ère des relations internationales : mise en relief de
l’impuissance de la SDN à défendre un de ses membres, début du rapprochement
entre l’Allemagne et l’Italie. En France, les intellectuels de droite signataires du
texte s’opposent à l’interprétation de cette guerre et à la question des sanctions
éventuelles de la SDN.
André Malraux et André Gide en 1934
Dans les années 1930, l’antifascisme devient un thème très mobilisateur parmi les
intellectuels de gauche. Le parti communiste français qui, jusque-là, avait exercé
une attraction limitée, acquiert sur ce thème antifasciste un écho beaucoup plus
important qu’auparavant. Nombre d’intellectuels adhèrent au parti ou, sans en
être membres, s’alignent sur ses vues : ce sont les « compagnons de route » (ici
André Gide et André Malraux). Le voyage en URSS est alors à la mode. Les
visiteurs occidentaux, pour la plupart très procommunistes à l’origine, sont
soigneusement encadrés par des agents soviétiques qui cachent systématiquement
la réalité répressive et les échecs économiques du régime. André Gide est le
premier qui, parti avec des positions favorables à l’URSS, en revient avec un
point de vue plus nuancé. Son livre (Retour de l’URSS, 1936) scandalisa les
communistes et eut un grand retentissement.
François Mauriac et la guerre d’Espagne
Empreint d’un catholicisme fervent, romancier reconnu, membre de l’Académie
française à partir de 1933, François Mauriac s’engage en 1936 dans la défense
des civils lors de la guerre civile espagnole, ici après le bombardement de la ville
de Guernica par l’aviation nationaliste (avril 1937). Ce texte marque le début de
son engagement politique.
Miro et la guerre d’Espagne
Peintre espagnol proche de Picasso et des surréalistes français, Miro s’engage,
comme de nombreux artistes et intellectuels, dans le conflit qui ravage son pays à
partir de 1936. Plusieurs de ses oeuvres témoignent de la violence du conflit et
des souffrances des populations civiles, mais c’est cette affiche de 1937 qui
manifeste le plus son engagement en faveur des Républicains : il s’attache à
convaincre une opinion française majoritairement pacifiste de la nécessité d’une
intervention. Cet appel reste pourtant lettre morte, Léon Blum, moins par
conviction que par souci de maintenir l’alliance avec les radicaux, refusant toute
aide militaire à l’Espagne.
L’engagement des intellectuels dans la guerre d’Espagne
Une série de livres favorables aux républicains ou offrant une méditation sur la
guerre :
– Malraux raconte son combat ; Bernanos oppose aux idées totalitaires (nazisme,
114
fascisme, communisme) les valeurs de l’Évangile ;
– Koestler, journaliste capturé et condamné à mort, raconte sa captivité dans les
prisons franquistes ;
– Hemingway livre un roman de guerre et une méditation sur le destin de
l’homme.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
115
HC – Les droites en France 1848-1939
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
René Rémond, Les Droites aujourd'hui, Seuil, Points histoire, 2007, 271 pages
Rémond R., Les Droites en France, Aubier, 1982.
Sirinelli Jean-François (dir.), Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, (1992) 2004, 3 vol., 684, 771 et 956 p. (coll.
«Essais»)
P. Lévêque, Histoire des forces politiques en France, (1880-1940), vol. 2, Armand Colin, Paris, 1994.
R. Girardet, Le nationalisme français (1871-1914), Seuil, Points Histoire.
Z. Sternhell, Ni droite, ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Complexe, Bruxelles, (1983) 2000.
Z. Sternhell, La droite révolutionnaire (1885-1914), Seuil, 1978.
M. Winock, Histoire de l’extrême droite en France, Seuil, 1993.
M. Winock, Nationalisme, fascisme et antisémitisme en France, Seuil, 1994.
S. Berstein, Le six février 1934, «Archives », Gallimard, Paris 1975.
P. Manchefer, Ligues et fascismes en France, 1919-1939, PUF, 1974.
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
La Droite: Les hommes, la culture, les réseaux / Collectif, in LES COLLECTIONS DE L'HISTOIRE, N° 14, Janvier 2002
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Depuis une vingtaine d’années, une partie du débat historiographique sur les
années 1930 a porté sur l’ampleur, ou pas, d’une imprégnation fasciste en France
à cette date. Si l’historien Zeev Sternhell et plusieurs historiens anglo-saxons
considèrent que cette imprégnation a été profonde, la plupart des historiens
français ne partagent pas cette analyse. Tous se retrouvent cependant sur le
constat de l’importance de l’antifascisme comme moteur et ciment de l’union des
gauches françaises.
R. Rémond insiste, à propos du 6 février 1934, sur l’absence de coordination des
ligues (pas de « plan concerté » « pas de programme commun »), sur l’absence de
tactique de coup d’État prémédité. La manifestation ne réunit pas que des
militants aguerris mais « la foule habituelle des curieux ». Pour R. Rémond la
manifestation est la réponse à la crise économique et à la crise de la démocratie («
conséquences de la crise économique », « le vieux cri « à bas les voleurs »
exprime l’antiparlementarisme »). Par sa forme, elle prend donc selon lui racine
dans l’histoire nationale de la démocratie directe ; et les ligues, héritières d’une
tradition venue du bonapartisme, proposent une République à exécutif fort,
autoritaire, s’appuyant sur un mouvement populaire mais sans visée totalitaire de
soumission et de transformation de l’homme.
Z. Sternhell soutient le contraire ; admettant une définition plus large du
fascisme, il voit dans les Croix-de-Feu et Vichy un fascisme français. La
combinaison des formes d’organisation (« caractéristiques d’un mouvement de
révolte contre les principes et les règles du jeu démocratique ») mais aussi de
l’idéologie (« nationalisme antilibéral et autoritaire ») sont, selon lui, le
fondement du fascisme. Ce débat sur la nature des ligues et finalement de Vichy
sont toujours d’actualité.
Les Droites en France
Les Droites en France est un ouvrage d'histoire politique de René Rémond, publié
en 1954 sous le titre La Droite en France de 1815 à nos jours et généralement
considéré comme l'un des travaux les plus importants de la science politique
française et comme l'un des signes avant-coureurs du renouveau de l'histoire
politique dans les années 1980.
La première édition est publiée en 1954 aux éditions Aubier sous le titre La
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
Rencontre avec J. F. Sirinelli, à l'occasion de
la parution de Histoire des droites en France
(collectif, 1992)
Histoire des droites en France est un titre qui
mérite que l'on s'y attarde. D'abord, il y a ce
pluriel, « des droites », alors qu'on dit
toujours, communément, « la droite ».
Ensuite, ce « en France » qui laisse supposer
que les droites françaises ont une spécificité...
J. F. Sirinelli — C'est René Rémond qui, le
premier, a parlé des droites au pluriel. Au
début des années cinquante, il part des
différents courants de la droite. Puis, très vite,
il affirme qu'il y a des familles très
différentes, apparues à des phases différentes
de l'histoire française. Et qui, de ces
naissances successives, gardent des traits
spécifiques qui les opposent les unes aux
autres. Toute l'historiographie française a
confirmé, depuis, ce qui était initialement une
intuition. En ce qui concerne le deuxième
aspect, nous montrons que les droites naissent
précisément à l'été 1789, sur le problème des
pouvoirs conférés au roi dans le cadre d'une
monarchie constitutionnelle. Mais ce qui est
intéressant, c'est moins cette bipolarisation
que ce qui fait la spécificité française, à
savoir le côté aigu de cette opposition. Dans
le cas français, cette structure binaire engage
des cultures, c'est le thème du tome Il, et des
sensibilités, c'est le thème du tome III.
Qui dit « les droites » dit forcément « les
116
Droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d'une tradition
politique. L'ouvrage est mis à jour en 1963, après la fin de la Quatrième
République ; en 1968, après la crise de mai ; et en 1982, après le passage de la
droite dans l'opposition, cette quatrième édition prenant le titre actuel. L'ouvrage
a été prolongé et actualisé en 2005 par Les Droites aujourd'hui, dans lequel
Rémond revient sur les critiques adressées à sa thèse et en discute l’actualité.
La thèse des trois droites
Dans Les Droites en France, René Rémond développe une thèse novatrice selon
laquelle il n'y aurait pas en France une seule droite, mais trois, les droites
légitimiste, orléaniste et bonapartiste. Tout au long de son ouvrage, il s'efforce de
retrouver dans chaque courant de la droite l'essence de ces trois idéologies, et
analyse successivement les divers avatars de la droite pour y déceler l'héritage
légué par le légitimisme, l'orléanisme et le bonapartisme. Son étude met en
évidence une continuité, une filiation entre les différents mouvements de la droite
depuis les conflits du XIXe siècle. Il apparaît en réalité que la droite à évolué
depuis 1789, mais sans jamais trahir ses racines profondes.
L'ouvrage se compose de seize chapitres que l’on peut regrouper en trois parties :
1. Rémond tente tout d'abord de définir la droite et les trois courants qui la
composent (chapitres I à V).
2. Puis il montre les évolutions qu'elle subit et les difficultés qu'elle rencontre
entre la chute du Second Empire et la Seconde Guerre mondiale (chapitres VI à
XI).
3. Enfin, il s’intéresse au renouveau contemporain de la droite (chapitres XII à
XVI).
Recherche de la droite et des ses trois composantes [
Cette partie couvre les chapitres I à V, c'est-à-dire une période allant de la fin du
Premier Empire en 1815 aux débuts de la Troisième République en 1871.
Rémond s'attache tout d'abord à définir la droite : apparition historique du
concept, opposition à la gauche socialiste, etc. (chapitre I).
Puis il s'intéresse ensuite plus particulièrement aux trois courants qu'il distingue :
* Le légitimisme, héritier de l'ultracisme, est le premier d'entre eux (chapitre
III), il apparaît lors de la Révolution française, à laquelle il s'oppose. C’est un
courant réactionnaire, contestant les principes de 1789 et qui n'est au pouvoir que
de 1815 à 1830. Il s'enferme ensuite dans l'opposition, dont il ne sort qu'à
l’occasion de quelques coalitions (parti de l'Ordre et Ordre moral).
* L'orléanisme (chapitre IV), qui bien que lui aussi monarchiste, reconnaît
cependant la Révolution et assume parfaitement son héritage libéral et
parlementaire, mais préférant longtemps le suffrage censitaire au suffrage
universel. Il faut toutefois distinguer l'orléanisme de pouvoir (celui de LouisPhilippe), parfois autoritaire, et l'orléanisme d'opposition, plus libéral.
* Le bonapartisme (chapitre V), qui met tout particulièrement en avant la
personne du souverain, l'exercice solitaire et autoritaire du pouvoir. Il est
également marqué par le mépris des hiérarchies naturelles et la recherche
permanente du soutien des masses populaires, à travers notamment la pratique du
plébiscite. Le bonapartisme, tel qu'il a été pratiqué en particulier par Napoléon
III, reconnaît le suffrage universel même s'il se méfie des partis politiques et du
parlementarisme.
La droite sous la Troisième République
La Troisième République est traitée dans les chapitres VI à XI. René Rémond
distingue tout d’abord les diverses coalitions (chap. VI, VII et IX). La première,
l'Ordre moral (chap. VI), réunit les trois tendances de la droite de 1871 à 1879,
mais les deux traditions monarchiques ne parviennent à s'entendre, interdisant
ainsi toute Restauration. Le bonapartisme, quant à lui, s'affirme véritablement
comme une force à part entière, capable de survivre aux ambitions personnelles
de ceux qui le symbolisent et à la condamnation entraînée par la chute du Second
Empire.
Puis il faut attendre vingt ans pour qu'apparaisse une nouvelle coalition des
droites (chap. VII), mais les étiquettes et les programmes politiques sont
nouveaux, les monarchistes osent à peine s'afficher comme tels et les
bonapartistes ont disparu : c’est le « Ralliement ». En fait, l'influence de ces trois
mouvements se retrouve dans le nationalisme sous des formes différentes. Le
nationalisme offre un programme et scelle la première coalition, celle des antidreyfusards, qui reste hétéroclite et opposée au gouvernement. Toutefois avec le
Bloc national en 1919 (chap. IX) l'opposition d'hier passe au pouvoir et la droite
retrouve des scores comparables à ceux de 1871. Peu à peu, avec Raymond
gauches ». Un ouvrage historique peut-il
n'être consacré qu'aux droites ?
J. F. Sirinelli — La question est essentielle.
Les droites comme les gauches sont des
notions relatives qui s'articulent les unes par
rapport aux autres, qui constituent un axe
indissociable. Reste qu'une fois ce point
admis, l'historien a le droit de passer du grand
angle au microscope, et de focaliser sur la
partie droite. Mais, en creux, dans la mesure
où nous définissons les droites à toutes les
époques depuis 1789, il y a aussi, sinon une
histoire, du moins une définition des gauches.
Est-il possible de dire : « Ici commence la
droite, ici commence l'extrême-droite, ici
commence la gauche modérée », et ainsi de
suite ?
J. F. Sirinelli — En effet, il y a un problème
de limite, de frontière. Or, cette frontière a été
mobile, parfois élastique et souvent poreuse.
Ce qui pose d'ailleurs, au passage, le
problème du centre. Donc, sur la gauche de
cette droite, il y a un problème de
délimitation. Mais, de surcroît, sur la droite
de cette droite, se pose le problème de
l'ampleur et de la nature d'une éventuelle
extrême-droite. Pour y voir clair, nous avons
fait de la géologie, en essayant d'exhumer des
blocs de sensibilités et de cultures politiques
qui se sont constituées et qui ont souvent
perduré. En même temps nous avons fait de
la géodésie, c'est-à-dire une description du
paysage politique qui indique précisément ce
qui est de gauche, ce qui est de droite, ce qui
est d'extrême-droite, à une date donnée. Et
aussi ce qui est dans une sorte d'entre-deux et
appelle un examen minutieux. Car la
géodésie politique a toujours des zones
incertaines.
Avant 1789, la notion exprimée de droite et
de gauche n'existait pas. Cela veut-il dire
pour autant qu'il n'y avait ni droite ni gauche
? À l'inverse, depuis deux siècles, la vie
politique est marquée par ces deux
mouvements antagonistes. Cela va-t-il
perdurer ?
J. F. Sirinelli — C'est une question très large
! D'abord, la droite et la gauche représentent
des cristallisations de sensibilités et
d'opinions. On ne peut pas dire que 1789 soit
une sorte de « big bang » du politique, et
qu'avant il n'existait rien. Simplement, dans
un cadre de monarchie absolue, la question
ne se pose pas. Mais il y avait déjà des
sensibilités, il n'y a qu'à voir l'histoire du
XVIIIe siècle. À l'autre bout, deux siècles
plus tard, nous montrons que ces droites et
ces gauches ont évolué, se sont transformées,
face à des enjeux, au sens premier du terme,
c'est-à-dire des questions, des problèmes qui
sont en jeu à une date donnée, dans une
communauté civique donnée. On voit alors
des opinions se dégager, cristalliser, donner
117
Poincaré, le libéralisme économique et l'orthodoxie financière deviennent des
principes fédérateurs contre la gauche.
L'Action française et le maurrassisme (chap. VIII) exercent une influence
considérable pendant plusieurs années et semblent un temps réaliser la synthèse
des traditions : le nationalisme de l'Action française est monarchiste et antidémocratique, il est en cela héritier du légitimisme ; mais tout comme le
bonapartisme, ce courant célèbre le rôle du chef. Rémond trouve même une
parenté entre orléanisme et maurrassisme, qui partagent certaines sources
communes.
Enfin, Rémond analyse les ligues, la tentation fasciste et le régime de Vichy
(chap. X et XI). Le phénomène ligueur conduit à un certain éclatement des
droites : le régime s'inspire en partie du maurrassisme mais refuse la monarchie et
pratique le centralisme, et son personnel est issu de toutes les familles politiques.
Contrairement à une tradition historiographique qui voudrait que les Ligues qui
prospèrent dans les années 1930 ne soient qu'une variante française du fascisme
international, René Rémond préfère les analyser à l'aune de la tradition des
droites françaises. Il en fait plus les héritières du boulangisme, c'est-à-dire d'un
certain bonapartisme, que des précurseurs d'une quatrième droite d'essence
fasciste. Selon lui, Parti populaire français mis à part, on ne peut parler en France
de véritable fascisme. Cette question du « fascisme français » est l'objet de l'une
des plus importantes controverses historiennes de la deuxième moitié du XXe
siècle, et oppose des historiens français comme Rémond ou Pierre Milza, qui
relativisent la portée en France du fascisme et soulignent la singularité et la
caractère plus dictatorial et réactionnaire qu'idéologique et révolutionnaire du
régime de Vichy, à d'autres chercheurs, dont beaucoup d'étrangers comme Zeev
Sternhell, qui voient dans le nationalisme français de la fin du XIXe siècle l'une
des origines des mouvements fascistes européens.
Les droites après 1945
En 1945, on peut croire à la fin de la droite, discréditée par le régime de Vichy et
menacée par les partis de masse. Mais en 1952, elle réapparaît sur la scène
politique lorsqu'Antoine Pinay, l'un des seuls hommes de la Quatrième
République à avoir joui d'une réelle popularité, devient président du Conseil
(chapitre XII). Le libéralisme, d'inspiration orléaniste, fait son retour alors que la
droite contre-révolutionnaire se cantonne dans l'opposition.
Avec la Cinquième République et le gaullisme (chapitres XIII et XV), la droite
revient durablement au pouvoir ; et même si à l'origine le gaullisme ne se veut
pas de droite, il tire indéniablement ses sources dans un certain bonapartisme
rénové et libéral. La marque de l'orléanisme est sensible dans la constitution de la
Cinquième République : dualité entre chef de l'État et gouvernement,
bicamérisme assez prononcé, etc. ; mais la pratique constitutionnelle contredit
cette vision. René Rémond préfère, lui, y voir un nouvel avatar du bonapartisme :
les deux idéologies partagent un même souci de grandeur de la France, se font les
chantres d'un État fort, et font de l'appel direct au peuple, notamment par le
plébiscite un mode de légitimation et de gouvernement.
Actualisation de 2005
À l'automne 2005, René Rémond publie Les Droites aujourd'hui, qui prolonge
son ouvrage depuis longtemps devenu un classique. S'il considère que sa thèse de
la division de la droite en différentes familles depuis le XIXe siècle reste valide,
il reconnaît que la droite légitimiste a été marginalisée dans le système politique
français :
« La droite que j’appelais “légitimiste” afin de mettre en évidence son origine et
de souligner son ancienneté, mais que je préfère aujourd'hui appeler contrerévolutionnaire, n'existe plus guère que comme une survivance archaïque et
davantage comme école de pensée que comme expression d’une force politique. »
Il maintient cependant la distinction entre les droites libérales et autoritaires, dans
laquelle il voit un facteur toujours fortement structurant de la vie politique
française :
« La distinction entre les deux autres droites, “orléaniste” ou libérale, et
“bonapartiste” ou autoritaire, est plus vive que jamais : toute l'histoire des droites
sous la Ve République s'ordonne autour de leurs rapports et j’ai été amené à faire
dans ce livre une place importante au récit et à l’explication de leurs relations. De
surcroît, le moment n'est-il pas venu d'enregistrer la naissance ou de prendre acte
du passage à droite d'autres composantes du spectre politique et idéologique ? La
question se pose pour la démocratie d'inspiration chrétienne comme pour tel
rameau du radicalisme. »
naissance à des traditions dont certaines
viennent nourrir la gauche et certaines la
droite. L'histoire des droites est l'histoire des
mues que connaissent ces droites face aux
mutations des enjeux. Du coup, avec cette
vision dynamique, on en arrive à 1992. Bien
sûr, les droites et les gauches de 1992 n'ont
plus rien de commun avec celles de 1789. En
revanche, nous sommes en face de nouveaux
enjeux. Par exemple, l'identité nationale, le
problème de l'immigration, la bioéthique, la
morale républicaine... La façon d'aborder et
même de qualifier ces questions n'est pas la
même à gauche qu'à droite.
Cet aspect culturel, au sens large, évoque
l'affirmation, qui date de l'après-guerre, selon
laquelle « il n'y a plus d'intellectuels de droite
». Qu'en diriez-vous ?
J. F. Sirinelli — En effet, dans l'entre-deuxguerres, il y avait autant d'intellectuels de
droite que de gauche. Avant la guerre de 14,
il y avait même une certaine domination
intellectuelle de la droite à un moment où,
notons-le, c'est la gauche qui était au pouvoir.
À la Libération, il y a une sorte d'implosion,
dans la mesure où l'extrême-droite est très
largement compromise, avec la collaboration,
le nazisme, l'holocauste. Il y a un amalgame,
injuste historiquement, qui fait que la droite
tout entière, même la droite modérée, voit ses
idées délégitimées. Il faudra attendre la fin
des années 70 pour voir réapparaître des
intellectuels de droite en nombre, parfois
même d'extrême-droite comme « la nouvelle
droite ». Reste un problème de fond par-delà
le conjoncturel — le choc de la guerre —, n'y
a-t-il pas, à l'échelle du siècle, une
domination de la gauche intellectuelle ? Très
probablement oui. Cela renvoie à la
connotation négative de la droite. Le mot, au
seuil du XXe siècle, devient péjoratif, et il ne
s'en est jamais réellement remis.
En dessinant les cultures et les sensibilités
des droites, le livre fait courir un risque à ses
lecteurs, qui peuvent très bien l'ouvrir en se
croyant de gauche et le refermer en se
reconnaissant de droite, ou vice versa !
J. F. Sirinelli — Tout à fait ! À une remarque
près : on ne dit pas au lecteur « voilà votre
fiche d'identité ! ». Ce n'est pas un test
psychologique. Mais c'est vrai que, même
pour les auteurs et le maître d'œuvre, le livre
tend un miroir. Et ça peut être passionnant
pour chacun des lecteurs de s'analyser à
travers ces multiples facettes que sont les
sensibilités. Ce livre est l'histoire d'une
communauté nationale, qui est un agrégat de
destins individuels, et donc chacun peut
essayer de se définir, de s'identifier à travers
ce livre.
118
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
I. L’accès au pouvoir (1848-1879)
Les élections législatives générales de 1871 sont marquées par un fort succès de
la mouvance monarchiste. Elle obtient la majorité absolue avec 494 sièges
(légitimistes, orléanistes, bonapartistes, monarchistes modérés). La droite obtient
ce succès parce qu’elle est favorable à la paix, alors que les républicains incarnent
la guerre. Les Français s’affirment vite très favorables à la République et hostiles
au rétablissement de la monarchie. En 1876 et en 1877, les républicains
obtiennent une majorité écrasante à la Chambre des députés. Cette victoire des
républicains entraîne un conflit entre les députés et le Président monarchiste Mac
Mahon. Ce dernier finit par démissionner en 1879, ce qui permet à la République
de triompher.
L’éventail boulangiste
Le boulangisme peut se définir comme un
mouvement protestataire, voire populiste,
rassemblant une partie de la droite et une
partie de la gauche.
Sur une image de propagande boulangiste, on
voit le général encadré par la représentation
de deux faits qui ont contribué à sa popularité
: à gauche, sa prestance lors de la revue du 14
juillet
1886, à droite son commandement en chef
des troupes de Tunisie. Au registre inférieur
dansent ses partisans, qui vont de la gauche
(Alfred Naquet, exclu de l’extrême gauche
sénatoriale pour ses positions boulangistes) à
la droite (le journaliste Henri Rochefort,
Déroulède, le fondateur de la Ligue des
Patriotes, des royalistes). L’éventail évoque
autant la ronde des partisans du général que
leur répartition politique.
II. La République et le nationalisme : les critiques des opposants de droite à la
République parlementaire
À partir de 1885, la République doit faire face à un puissant mouvement
nationaliste. Antiparlementaire, il milite pour un pouvoir exécutif fort, voire
autoritaire. Souvent xénophobe, parfois antisémite, il dénonce « le règne de
l’étranger ». Il envisage l’éventualité d’un coup d’État. Ce nationalisme prend
plusieurs formes successives : le boulangisme entre 1885 et 1889, et les ligues,
dont la plus importante est l’Action Française après 1899.
Le débat parlementaire du 4 juin 1888 a lieu au Palais-Bourbon alors que la fièvre
boulangiste est à son zénith. Sa mise à la retraite en mars 1888 l’ayant rendu
éligible, le général Boulanger vient d’être élu simultanément dans plusieurs
circonscriptions, notamment dans le Nord et en Dordogne et, le 4 juin 1888, il
siège pour la première fois sur les bancs de la Chambre des députés. Son arrivée
survient alors que la IIIe République vient de connaître une crise ministérielle. Le
gouvernement Tirard a été renversé le 30 mars à la suite d’une proposition de
révision de la Constitution déposée par le député boulangiste Michelier. C’est
pour cette raison que, dès son entrée à la Chambre, Boulanger lit un manifeste
dans lequel il expose les motifs d’une révision constitutionnelle. Il insiste
particulièrement sur le climat de défiance qui, selon lui, s’est développé entre le
peuple et la majorité opportuniste, et dont le succès de son mouvement serait le
témoignage. Il met en cause le fonctionnement du régime parlementaire, dans
lequel la Chambre des députés a, selon lui, acquis des pouvoirs exorbitants,
notamment depuis que la constitution Grévy est devenue la règle. Aussi suggèret-il de la limiter à des fonctions strictement législatives : elle doit légiférer et non
gouverner. Les ministres ne devraient plus être responsables devant elle, afin que
le pouvoir exécutif gagne en autonomie. Enfin, il propose le renforcement du
pouvoir du président de la République. Pour des républicains des années 1880, un
tel programme, qui apparaît aujourd’hui finalement assez modeste, était au
contraire perçu comme une atteinte aux principes mêmes de la culture
républicaine. Toute évocation d’un renforcement de l’exécutif était ressentie
comme une volonté de retour à un régime autoritaire rappelant le Second Empire.
Toute tentative de limitation des pouvoirs de la Chambre des députés évoquait les
souvenirs du 16 mai 1877 et le combat fondateur engagé par Gambetta pour la
défense de la souveraineté absolue du peuple et de ses représentants. Aussi n’estil pas étonnant de voir deux grandes figures de la république parlementaire
répliquer à Boulanger : Camille Pelletan, député des Bouches-du-Rhône, évoque
un possible nouveau 2 décembre et Clemenceau exalte le parlementarisme dans
lequel il voit la quintessence de la République ; toucher à l’un serait menacer
l’autre. Au terme du débat, l’urgence demandée par Boulanger fut rejetée par 377
voix contre 186. Cette séance du 4 juin 1888 est donc un moment important dans
l’organisation de la défense de la République contre la menace boulangiste. La
présence de Clemenceau dans ce combat est particulièrement intéressante ; en
effet, dans un premier temps, lui et ses amis n’avaient pas été insensibles aux
premières initiatives de Boulanger, en raison notamment de son patriotisme antiallemand et avaient soutenu le général dans le journal La Justice. Ce n’est qu’à
partir de 1887 que Clemenceau comprit le danger de l’aventure plébiscitaire dans
laquelle Boulanger risquait de l’entraîner.
Hanté par le sentiment d’une décadence
française depuis la défaite de 1870, Maurice
Barrès s’engage dans le boulangisme au nom
d’un nationalisme à la fois républicain,
populiste et violemment antisémite. Candidat
à Nancy en 1889, à l’âge de 27 ans, il défend
un boulangisme plébéien dont le but est de
recomposer la nation autour de ses
institutions. Son programme témoigne de
cette alliance, propre au mouvement, entre
appel au peuple et renforcement de l’exécutif.
La caricature de La Bombe oppose le général
Boulanger, victorieux aux élections
législatives de 1889 et entouré de ses
partisans (en particulier Rochefort, directeur
de l’Intransigeant et Barrès, directeur de La
Cocarde), aux parlementaires apeurés et
reclus dans leur « Bastille ». Ce dessin
boulangiste dénonce la corruption,
l’oligarchie parlementaire et le régime,
présenté comme une fiction de démocratie.
Le scandale des décorations.
Le gendre du président de la République
Jules Grévy élu en 1879 à la place de Mac
Mahon démissionnaire, Daniel Wilson,
député de l’Indre-et-Loire, résidant à
l’Élysée, faisait trafic de décorations : une
légion d’honneur valait entre 25 000 et 30
000 francs. L’affaire fut découverte en 1887
et Grévy fut acculé à la démission. Wilson,
«Monsieur Gendre», fut condamné en
correctionnelle mais régulièrement réélu par
sa circonscription de Loches.
Le scandale de Panama
Le scandale de Panama (1889-1890) est né de
la liquidation judicaire de la Compagnie
universelle du canal inter-océanique du canal
119
La publication de cette caricature par Le Pilori le 14 juillet 1889 est significative
de ce que fut le boulangisme. Le choix de la date, marquant le centenaire de la
prise de la Bastille, ainsi que la revendication du suffrage universel, montrent que
les boulangistes se réclament de la Révolution française et se présentent comme
républicains. Boulanger est décrit comme le porte-parole de la nation qui le
soutient dans ses multiples élections : autour du canon se trouvent aussi bien des
bourgeois que des gens du peuple ou des intellectuels (Rochefort à gauche). En
effet, ceux qui se prétendent républicains et qui gouvernent depuis 1879 (les
opportunistes : on peut reconnaître Jules Ferry, et Charles Floquet contre lequel
Boulanger s’était battu en duel en 1888) seraient, selon Boulanger, les nouveaux
privilégiés qui ont trahi le message de 1789. Corrompus (cf. le scandale des
décorations en 1887, le gendre du président de la République, Wilson, vendait
des décorations officielles, comme la Légion d’honneur), ayant détourné
l’attention populaire vers des aventures coloniales (Tonkin) au lieu de la
concentrer sur l’essentiel (la préparation de la Revanche), ils ne méritent plus la
confiance populaire. Ils doivent donc être chassés du pouvoir, y compris par un
mouvement populaire violent. L’on voit donc que la menace d’un coup d’État
boulangiste n’était pas totalement illusoire en 1889 et qu’elle est explicitement
évoquée. Il s’agit pourtant à cette date d’un chant du cygne. En effet, le 27 janvier
1889, Boulanger a refusé de céder à la demande de ses amis de s’emparer du
pouvoir par la force, pariant sur sa capacité à prendre le pouvoir légalement pas le
biais des élections générales. Surtout, depuis le 1er avril 1889, sous la menace
d’un passage en Haute Cour « pour attentat contre la sûreté de l’État », il est en
fuite en Belgique et s’est donc discrédité. En conséquence, si cette affiche
témoigne bien de la thématique boulangiste, elle ne traduit plus la réalité
politique du moment : la menace boulangiste est passée.
En avril 1898, Charles Maurras s’allie à Maurice Pujo et à Henri Vaugeois pour
fonder le comité d’Action française. La naissance du mouvement d’Action
française s’opère en juillet 1899 au coeur des soubresauts de l’affaire Dreyfus. La
Ligue d’Action française est créée en 1899 par Maurice Pujo, directeur de la
revue littéraire, L’Art et la Vie, et Henri Vaugeois, professeur de philosophie. Ils
fondent une revue qui paraît tous les quinze jours, la Revue de l’Action française.
Pour poursuivre la lutte contre Dreyfus et ceux qui le soutiennent, que Maurras
présente comme des traîtres, un bulletin paraît en juillet 1899 ; il sera transformé
en quotidien en mars 1905. L’Action française se dote d’une doctrine de
restauration monarchiste sous l’influence de Charles Maurras, théoricien du
nationalisme intégral : « Si vous avez résolu d’être patriote, vous serez
obligatoirement royaliste». Le mouvement réalise l’amalgame de deux tendances
jusqu’alors bien distinctes, le traditionalisme contre-révolutionnaire et le
nationalisme. Ainsi Charles Maurras s’oppose au nationalisme de tradition
révolutionnaire, hérité de Michelet, et proclame sa confiance dans la royauté au
moment même où les monarchistes français ne sont plus qu’une minorité.
L’Action française reproche à la République fondée sur la démocratie
parlementaire d’être incapable d’avoir une politique étrangère cohérente et, donc,
de compromettre ainsi la défense de la France. Par ses lois et par sa tolérance, elle
favorise l’intégration des étrangers et la diffusion d’autres cultures. En prônant la
laïcité, la République rejette la culture française traditionnelle basée sur le
catholicisme et la monarchie. Les « influences religieuses directement hostiles au
catholicisme traditionnel » évoquées dans ce texte sont celles du protestantisme,
du judaïsme et de la franc-maçonnerie, forces qui constituent pour Maurras «
l’anti-France ». On peut noter que l’antisémitisme est assumé et revendiqué, aux
côtés du nationalisme. Pour l’Action française, seul un roi peut jouer le rôle
d’arbitre et maintenir une culture véritablement française. Les membres de
l’Action française se sont ralliés à la branche orléaniste ; ils soutiennent le comte
de Paris, petit-fils de Louis-Philippe, héritier de son cousin Chambord sans
enfants.
Si elle prétend vouloir restaurer la Monarchie, incarnation de la continuité
nationale depuis Clovis, l’Action française s’attaque surtout à un régime
républicain associé à l’étranger et au Juif, décrits comme l’ « anti-France ». Dès
sa création, elle est donc à la fois xénophobe et antisémite et son patriotisme est
ouvertement un patriotisme d’exclusion. Sa référence au catholicisme traditionnel
et à l’autorité ou à l’ordre la situe dans le champ des mouvements traditionalistes.
Elle appartient donc à la vaste nébuleuse nationaliste qui prospère à la fin du
XIXe siècle et trouve un terrain d’action favorable dans les divisions des
de Panama (qui révéla que de nombreux
députés avaient été achetés pour voter une loi
permettant l’émission d’obligations afin de
poursuivre les travaux, malgré des rapports
négatifs). C’est le premier des grands
scandales politico-financiers de la IIIe
République. Sous la
pression de l’opinion et des épargnants
ruinés, le Parlement somma le gouvernement
d’agir. Ferdinand de Lesseps,
des administrateurs et des ingénieurs furent
inculpés. Des listes de parlementaires ayant
touché de l’argent (les « chéquards
») circulèrent, mais seuls quelques boucs
émissaires furent atteints, les procès
n’aboutissant qu’à des sanctions
insignifiantes. Après la révélation du
scandale de Panama, dont le procès aboutira à
l’acquittement des parlementaires (sauf pour
un, Baïhaut, ministre des Travaux publics en
1886), un double sentiment de corruption et
d’impunité se répand dans l’opinion, faisant
le lit de l’antiparlementarisme.
La théorisation du nationalisme français à la
fin du XIXe siècle et son basculement à
droite sont indissociables de la montée d’un
antisémitisme virulent, abondamment
exploité par Drumont, Barrès et Maurras dans
leur lutte contre la République parlementaire.
Antérieur à l’Affaire Dreyfus, il s’est
développé avec violence dès les années 1880
comme en atteste l’affiche de Willette «
candidat antisémite du 9e arrondissement »
en 1889. Ces nationalistes d’exclusion, hantés
par la décadence française (« Les Juifs ne
sont grands que parce que nous sommes à
genoux ! Levons-nous » clame Willette)
mêlent au vieil antisémitisme religieux un
antisémitisme
anticapitaliste qui s’en prend aux Juifs censés
tenir la banque, la presse et le parti
républicain.
L’analyse du document « En avant ! ...arche »
constitue un bon complément pour définir
précisément les forces politiques en présence
au début des années 1930.
Ce document est une caricature parue dans la
presse quotidienne (Le Petit Parisien) qui
présente les principales forces politiques et
les Ligues vers le milieu des années 1930, un
an après le 6 février 1934, journée qui
symbolise l’affrontement gauche-droite.
Analyse détaillée, du bas vers le haut :
– première ligne : la présence de Blum
permet de déterminer qu’il s’agit d’une
représentation de la SFIO. On remarque aussi
des « groupes de défense » et jeunesses
socialistes (« les faucons rouges ») ;
– deuxième ligne : il s’agit cette fois du Parti
communiste (Cachin et Vaillant-Couturier),
avec son organisation (les « cellules »), la
drapeau rouge. L’« oeil de Moscou »,
symbolisé par le bolchevique (l’homme au
120
républicains face à l’affaire Dreyfus. Cependant, le poids intellectuel et politique
de l’Action française sera, dans le premier quart du XXe siècle (jusqu’à sa
condamnation par le pape en 1927), nettement supérieur à celui des autres
mouvements nationalistes.
À partir de l’affaire Dreyfus, Charles Maurras s’attache à théoriser le
nationalisme : il définit alors sa doctrine du « nationalisme intégral », fondée sur
une définition de la nation comme société organique. Sa préservation, objectif
prioritaire du nationalisme maurrassien, passe par la lutte contre-révolutionnaire,
et donc anti-républicaine, ce qu’illustre son article du Soleil paru le 2 mars 1900,
en même temps que par la lutte contre les quatre « États confédérés »
(protestants, francs-maçons, juifs et métèques). Le nationalisme, tel qu’il est
théorisé par Maurras, est l’affirmation de la primauté de la nation dans l’ordre
politique et social. Il fait d’elle la valeur suprême et subordonne toute autre
considération (même individuelle) à sa grandeur et à sa préservation. Il implique
une vision holiste de la société, l’individu devant s’effacer derrière les intérêts
nationaux.
Cette image d’Épinal, produite et diffusée en 1902, à l’occasion des élections
législatives, est un parfait exemple de l’antiparlementarisme et des stéréotypes
négatifs véhiculés à propos des députés par les mouvements nationalistes. Le
parlementaire y est présenté exclusivement sous des aspects négatifs, aussi bien
dans son allure que dans son comportement. Jouisseur et corrompu, sournois et
hypocrite, il est décrit comme amoral, fourbe et sans courage aussi bien envers
les siens qu’envers la patrie. L’accession aux fonctions politiques n’est pour lui
qu’un moyen d’enrichissement et de satisfaction de pulsions personnelles. Audelà de cette caractérisation, les nationalistes présentent les députés comme
associés aux forces de l’ « anti-France », la franc-maçonnerie et les Juifs. Soumis
à ces derniers, ils en recevraient rétribution et seraient leurs affidés. Le
caricaturiste reprend dans son dessin les stéréotypes antisémites, y compris
physiques, que diffuse alors la presse antidreyfusarde. En effet, l’affrontement
issu de l’affaire Dreyfus, bien qu’atténué, n’est pas encore éteint en 1902 et cette
affiche se situe dans une parfaite continuité avec celles qui furent diffusées par la
presse antidreyfusarde dans les années 1890. Après cette charge
antiparlementaire, la conclusion du caricaturiste semble évidente : face à des
députés lestés de tels défauts, le peuple doit se soulever et procéder à un « coup
de balai » qui « purgera » la République : cette thématique du coup d’État, voulu
par un peuple révolté contre ses élites corrompues, est l’une des composantes
classiques des courants populistes. Elle est vouée à une postérité féconde : au
cours des années 1930, les ligues d’extrême droite la reprendront à l’identique,
notamment lors de la manifestation du 6 février 1934.
Paul Déroulède (1846-1914) fut d’abord un fervent admirateur de Gambetta pour
l’action de Défense nationale que celui-ci dirigea en 1870. Par la suite, il fut l’un
des chantres du nationalisme français, dans ses poèmes (Les chants du soldat
publiés en 1872 connurent 129 éditions !), puis dans son action politique
(fondation de la Ligue des patriotes en 1882). Développant les thèmes de
l’héroïsme de la résistance face à la Prusse, des souffrances des provinces
perdues, il voua un culte à l’armée, « Arche sainte » qui aurait la mission
d’assurer la Revanche. Aussi l’affaire Dreyfus le vit-elle verser dans un
antidreyfusisme très marqué et, peu à peu, vers une thématique antirépublicaine.
Le 23 février 1899, lors des funérailles du président de la République, Félix
Faure, il tenta d’entraîner le général Roger dans un coup d’État contre l’Elysée.
Poursuivi, puis acquitté, il poursuivit son combat et lança un appel à l’armée le 19
juillet 1899, devant les délégués de la Ligue des patriotes. Il y exaltait l’Armée
(avec une majuscule !) et les valeurs qui la fondent (discipline, obéissance,
abnégation…) qu’il opposait aux flétrissures qui caractérisent les dirigeants du
pays, dominés selon lui par des sectes et des coteries (il faut comprendre Juifs et
francs-maçons !). Il alla même jusqu’à dénoncer la constitution et le
fonctionnement institutionnel de la République parlementaire. Il appelle à un
sursaut populaire et invite l’Armée à se dresser comme le parlement. C’est donc
bien à un coup d’État qu’il appelle. C’est ce qui explique que le gouvernement
l’ait fait arrêter dans les jours qui suivirent ; traduit en Haute Cour, il fut
condamné à dix ans de bannissement.
III. Les contestations au modèle républicain, en France, dans les années 1930
couteau entre les dents), rappelle l’affiliation
du PCF à la IIIe Internationale et donc sa
dépendance par rapport à Staline ;
– quatrième ligne : elle présente les «
Camelots du Roi » formation paramilitaire
royaliste dirigée par Léon Daudet), liés à
l’Action française de Charles Maurras. On y
distingue son drapeau blanc, sa presse, son
service d’ordre. On y trouve sur la même
ligne les francistes avec leurs uniformes et
attitudes fascisants ;
– cinquième ligne : elle présente la ligue des
« Croix de feu », organisation d’anciens
combattants dirigée par le colonel de la
Rocque ;
– sixième ligne : il s’agit d’autres formations
d’extrême-droite : « Solidarité française » a
été impliquée dans l’organisation de la
journée du 6 février 1934. La Solidarité
Française est une ligue fondée par le
parfumeur millionnaire François Coty,
propriétaire du Figaro et de L’Ami du Peuple.
Elle se transforme en organisation
paramilitaire dont les membres portent la
chemise bleue frappée du coq gaulois. Pierre
Taittinger, député de Paris est aussi le
principal responsable des « Jeunesses
patriotes », bien implantées dans le milieu
étudiant.
L’auteur de cette caricature met en évidence
le caractère militaire des principaux partis
politiques et « ligues » durant les années
1930 : uniformes, armes, propagande... Les
couvre-chefs (bérets, casquettes, chapeaux) et
les armes (cannes, gourdins, matraques) sont
également symboliques des appartenances
politiques. Ce document met donc en
évidence la violence politique que n’arrivent
plus à contrôler les forces de l’ordre présentes
sur la troisième ligne. Gauche et droite
s’affrontent de plus en plus violemment,
d’autant plus que certaines organisations sont
directement influencées par des puissances
extérieures (le fascisme italien d’une part,
l’URSS de Staline d’autre part).
Sacha Stavisky
Alexandre Stavisky (1886-1934), surnommé
« Monsieur Alexandre » dans les milieux
mondains, est un escroc international
fondateur du Crédit Municipal de Bayonne
qui, en émettant plus de 200 millions de bons
de caisse insuffisamment gagés, fait faillite
en décembre 1933. À l’issue de ce scandale
financier, Stavisky est arrêté mais prend la
fuite. Il est retrouvé mort le 9 janvier 1934, la
police conclura à un suicide.
Ce scandale financier n’est pas plus grave
que les précédents puisque l’enquête révèle
que Stavisky a déjà été arrêté en 1926 et a
bénéficié de puissantes protections politiques
qui se sont ingéniés à remettre le procès à
dix-neuf reprises ! Dans le contexte de la
crise des années 1930, ce scandale financier
devient l’Affaire Stavisky, c’est-à-dire le
121
Une république impuissante face à la crise
Ancien militant socialiste, Pierre Laval (1883-1945) est, dans les années 1930,
l’une des principales figures de la droite parlementaire. Aux côtés, entre autres,
d’André Tardieu et de Pierre-Étienne Flandrin, il participe à de nombreux
gouvernements et est lui-même président du conseil en 1931-1932 et en 19351936. Dans ce discours prononcé à la chambre des députés en novembre 1935,
Laval tente de justifier la politique par laquelle il a choisi de lutter contre la crise,
consistant à comprimer les finances publiques pour faire disparaître le déficit
budgétaire. Cette politique déflationniste, qui ne donne que peu de résultats, rend
la droite extrêmement impopulaire.
La lutte proprement économique contre la crise semblant ne donner aucun
résultat, nombreux sont ceux qui vont chercher des solutions sur le terrain
politique. Les années 1930 sont marquées par de multiples propositions de
changements institutionnels qui ont en commun de dénoncer la République
parlementaire, devenue inefficace, comme la principale responsable des malheurs
de la France et des Français. Dissolution de la Chambre des députés, élection
d’une constituante, révision de la Constitution, tels sont les changements
proposés par une grande partie de la droite convertie aux mérites d’un pouvoir
exécutif fort. Mais d’autres solutions, beaucoup plus radicales, sont également
envisagées : même si la France ignore les phénomènes de masse qui apparaissent
en Allemagne ou en Italie, une partie – minoritaire – de l’opinion connaît
néanmoins une tentation fasciste, qui se traduit par a prolifération des
mouvements comme les Jeunesses patriotes, les Croix-de-feu, Solidarité française
ou le parti franciste.
On veillera à différencier les analyses de droite de celles d’extrême droite. Si des
convergences existent dans les critiques, les solutions préconisées sont très
différentes. Les critiques de droite à l’encontre du régime parlementaire
s’appuient sur la perception de l’inefficacité de l’exécutif face à un pouvoir
législatif ressenti comme tout puissant. La droite met fréquemment en cause le
règne des partis et des intérêts particuliers, qui dénaturerait le fonctionnement
normal de la démocratie représentative. La valse des ministères est stigmatisée
comme un signe d’impuissance et d’archaïsme. Les solutions proposées par la
droite parlementaire consistent à promouvoir une réforme de la Constitution afin
de faciliter la dissolution de la Chambre des députés par l’exécutif. Cette
procédure est, en partie, prévue par la Constitution, mais elle est difficilement
applicable sur le plan institutionnel, d’autant que la tradition républicaine depuis
1877 l’a rendue caduque. Toutes les tentatives de réforme se heurteront à
l’opposition des parlementaires.
Changer la République ?
Cette affiche anonyme de 1934 dénonce l’instabilité ministérielle chronique de la
IIIe République. Celle-ci empêche de lutter efficacement contre la crise et ne
permet de mener une politique extérieure efficace, alors même que les régimes
dictatoriaux d’Italie et d’Allemagne enregistrent dans le même temps et dans ces
mêmes domaines des résultats spectaculaires. Pour une partie de la droite – et tout
particulièrement pour ceux qui suivent les idées exprimées par André Tardieu – il
est indispensable de rompre avec la tradition d’un pouvoir exécutif faible qui
prévaut depuis 1875 et, sans renoncer à la démocratie, de renforcer les pouvoirs
de la présidence du conseil. Quelle que soit la majorité au pouvoir, André Tardieu
s’oppose aux institutions mêmes de la IIIe République. Il critique d’abord la
prépondérance du législatif sur l’exécutif et souhaite donc un renforcement des
pouvoirs du gouvernement. Il évoque aussi les « moeurs » politiques (les
arrangements électoraux, le radicalisme et ses réseaux) à l’origine d’une forte
instabilité ministérielle. Le dysfonctionnement des institutions et les scandales, la
crise économique qui s’aggrave, le prestige de Mussolini accroissent le poids de
multiples ligues de droite et d’extrême-droite. De nombreuses voix demandent
dans les années 1930 une réforme de la Constitution de 1875, permettant d’établir
un pouvoir exécutif plus efficace. Les auteurs de cette affiche s’avancent
beaucoup en affirmant que cette réforme permettra au gouvernement de dissoudre
la chambre des députés, puisque cette possibilité existe déjà dans les institutions
de la IIIe République. Ils s’en prennent en fait à la tradition de la IIIe République
qui, depuis la tentative de coup d’État du 16 mai 1877, interdit au chef de l’État
de pratiquer une telle dissolution. Seul le Président Mac Mahon l’a utilisé le 25
juin 1877, avec l’aide d’un Sénat à majorité monarchiste contre une Chambre des
députés à majorité républicaine. Les conséquences constitutionnelles de cette
crise de 1877 sont considérables. Le droit de dissolution n’est plus jamais utilisé
procès, à travers un escroc, de la corruption
des hommes politiques de la IIIe République.
L’article du Canard Enchaîné s’attache avant
tout à souligner, avec l’ironie qui caractérise
l’hebdomadaire satirique, les liens que
Stavisky entretenait avec le « meilleur monde
» : des « personnalités politiques, mondaines
et religieuses », des « ministres », le «
gouvernement » et le député-maire radical de
Bayonne qui sera arrêté pour complicité. Les
ligues d’extrême droite, Action Française en
tête, trouvent dans cette affaire le moyen de
cristalliser le mécontentement des Français.
La chanson évoque les points forts de
l’affaire Stavisky. Les références sont
nombreuses, elles ne sont pas toutes
indispensables pour comprendre ce nouveau
scandale politico-financier (l’affaire de
Panama est d’ailleurs évoquée dans la strophe
1). Est évoqué (strophe 2) le Mont de piété
(Stavisky avait émis des bons à intérêt gagés
sur des bijoux volés ou faux). Le
gouvernement Chautemps est obligé de
démissionner, Dalimier, ministre du Travail,
ayant été mis en cause. C’est Daladier qui
devient président du Conseil : il révoque le
préfet de police Chiappe, suspect de
sympathie pour les ligues (strophe 4). La «
Combe aux fées », près de Dijon, est l’endroit
où fut retrouvé le cadavre du conseiller
Prince qui connaissait depuis longtemps les
activités de Stavisky. Le 6 février apparaît
comme la conséquence du scandale Stavisky
(« À bas les voleurs ») : c’est l’assaut du «
repaire » (l’Assemblée nationale) en strophe
5. La volonté d’abattre la République
s’affiche aussi à la fin de ce texte, de même
que l’expression « Révolution nationale », ce
qui ne laisse aucun doute sur l’orientation
politique des « Jeunesses patriotes ».
Renverser la République ?
Les critiques d’extrême droite vont plus loin.
La tradition antiparlementaire est ici bien
plus accusée. L’idée même de démocratie
représentative est dénigrée par les arguments
les plus divers et les plus éculés, puisqu’ils
circulent depuis l’épisode boulangiste. Les
députés sont accusés d’escroquerie, de
veulerie et même de trahison. La xénophobie
et l’antisémitisme sont deux moyens usuels
de cette démarche visant à discréditer
l’ensemble du système républicain. À
l’extrême droite, la solution proposée réside
dans la disparition des institutions
républicaines au profit de solutions
corporatives, s’appuyant sur le pouvoir
discrétionnaire d’un chef, à l’image des
régimes fasciste et nazi.
Pour l’extrême droite française, le régime
parlementaire est un régime piloté de
l’étranger par des juifs cosmopolites. Au
thème classique du « régime de l’étranger »
s’ajoute une dénonciation exagérée de la
corruption de la République, antienne
122
sous la IIIe République, quelles que soient les circonstances, car l’usage de la
dissolution apparaît comme une dérive monarchique. De plus, la fonction de
président de la République devient formelle, les affaires sont conduites par le
ministre qui dirige le Gouvernement avec le titre, non officiel jusqu’en 1934, de «
Président du Conseil ». Mais le plus important est qu’ils affirment ainsi la
nécessité d’une primauté de l’exécutif sur le législatif, qui est, elle, totalement
absente de la constitution de 1875.
L’émeute du 6 février 1934 a-t-elle changé la donne politique ?
La majorité des historiens se rejoignent aujourd’hui pour estimer que la
manifestation du 6 février n’a pas été un complot fasciste contre le régime. Même
si certaines organisations comme l’Action française, les Jeunesses patriotes ou
encore Solidarité française ont pour ambition de renverser le régime, cet objectif
ne semble pas à l’ordre du jour du 6 février. Il s’agit d’une journée d’action
organisée par les ligues dont l’objectif est de chasser la gauche du pouvoir et qui
dégénère en émeute. Grâce au plan, on peut d’emblée écarter l’idée d’une
tentative de coup d’État organisée par l’extrême droite ce jour-là. L’examen des
différents points de rassemblement et des différents parcours fait bien davantage
apparaître une démonstration de force des ligues et des organisations d’anciens
combattants contre le gouvernement Daladier, accusé de vouloir étouffer le
scandale de l’affaire Stavisky.
Le 6 février 1934 est avant tout le produit d’une exceptionnelle coalition de
mécontentements. Les mots d’ordre des ligues d’extrême droite – « À bas les
voleurs » dénonçant le scandale de l’Affaire Stavisky – voisinent avec les
revendications des organisations des anciens combattants, dont certaines, comme
l’ARAC, sont d’inspiration communiste. Convergeant vers la place de la
Concorde, séparée de la Chambre des députés par la Seine, les ligues émeutières
font le coup de feu contre les policiers. Le bilan humain est lourd (17 morts et 2
309 blessés). Ce sont les militants de l’Action Française qui paient le plus lourd
tribut. Sur la rive Gauche, les Croix-de-feu renoncent à participer à cette tentative
de coup de force et respectent la légalité républicaine. Cette attitude leur vaudra
le sobriquet de « Froides Queues » dans la presse d’extrême droite. Il n’y a donc
pas, à proprement parler de menace d’un coup d’État contre la République. Mais
par l’ampleur des rassemblements – on compte entre 30 et 50 000 manifestants ce
jour-là –, par le nombre des cortèges et par la violence des affrontements de la
place de la Concorde, la journée montre bien la République comme un régime
faible, à peine capable de résister à la pression de la rue. C’est d’ailleurs ce que
confirme la démission du gouvernement tout juste formé par Daladier, le soir
même de l’émeute. Menacée par l’extrême droite le 6 février 1934, la République
apparaît comme un régime faible et privé de ses soutiens traditionnels. Dès le 7
février, le président de la République, Albert Lebrun, fait appel à Gaston
Doumergue pour former avant tout un « gouvernement de trêve, d’apaisement ».
La Chambre des députés élue à gauche en 1932 accepte que Doumergue forme un
gouvernement d’Union nationale orienté à droite. De fait la démission de
Daladier et l’investiture du jovial Doumergue ont pour effet immédiat de faire
tomber la tension.
Manifestation pacifique odieusement réprimée ou tentative de coup d’État
fasciste évitée de justesse ?
La Revue des deux mondes titre « M. Daladier tomba dans le sang ». Pour Pinon,
les manifestants patriotes (anciens combattants et ligueurs) sont les victimes
innocentes du pouvoir sanguinaire de Daladier qui chute logiquement le
lendemain ; c’est alors la revue de référence de la droite modérée en France. Elle
couvre tout le spectre des tendances de droite, tel qu’il s’élargit et se durcit en
février 1934. En décembre de la même année, La Revue des deux mondes
publiera le discours de Philippe Pétain prononcé au dîner de gala de cette même
revue.
Les manchettes du Populaire et de l’Action française publiés au lendemain du 6
février 1934 permettent d’aborder la question de l’interprétation d’un des
principaux événements de la France de l’entre-deux-guerres. L’interprétation du 6
février est bien sûr contradictoire selon les deux camps qui s’opposent : la thèse
du « coup d’État » est essentiellement liée à la tentative des ligueurs les plus
extrémistes de prendre d’assaut le Palais-Bourbon, siège de la Chambre des
députés, honnie par l’extrême-droite (voir le dessin de Soupault). Le titre de
L’Action française, mouvement monarchiste et fondateur du nationalisme
intégral, rappelle l’affaire Stavisky (« Les voleurs »).
Cette déclaration est significative de l’interprétation par la gauche de cette
traditionnelle de l’extrême droite pour
fustiger un régime qui, depuis son apparition,
a souvent prêté le flanc aux critiques, du fait
des nombreux scandales financiers qui
émaillent son histoire. Corrompu, le régime
parlementaire est aussi accusé d’être un
fauteur de guerre. On voit poindre ici le
pacifisme d’extrême droite, qui se diffusera
avec d’autant plus de facilités que la montée
des périls sera menaçante. Si les solutions de
l’extrême droite sont contraires à l’idéal
démocratique et républicain, c’est d’abord
par la banalisation de la violence qu’elles
encouragent. Aux « coups de pied bien placés
» d’Henri Dorgères répond le « poing final »
sur la Chambre des députés de Paul Iribe.
Cette violence doit servir à faire disparaître
toute représentation nationale car c’est bien
cela qu’honnissent les partisans de l’extrême
droite, c’est-à-dire l’idée même d’une
émanation démocratique du peuple français.
Derrière la condamnation personnelle des
députés, il y a le refus du suffrage universel
sur lequel reposent la République et la
démocratie.
Ce texte de Solidarité française fournit une
illustration complète des principaux thèmes
de prédilection de l’extrême droite française
des années 1930. On y trouve en effet pêlemêle la xénophobie et l’antisémitisme –
exprimés par le mélange des noms, réels, de
Blum et Zyromsky, et ceux, fantaisistes, de
Kaiserstern et Schweinkopf (tête de cochon)
–, l’antiparlementarisme et la dénonciation
des compromissions financières des
gouvernements, la dénonciation du pacifisme
qui rend impossible toute défense de la patrie
et celle de l’impuissance gouvernementale
qui empêche toute lutte contre la crise. Le
slogan « la France aux Français » est la
réponse que ces admirateurs de l’Allemagne
nazie veulent imposer à la France. La
photographie des militants du parti franciste,
dont l’idéologie s’inspire du fascisme
mussolinien, témoigne quant à elle de la
visibilité acquise par l’extrême droite dans les
années 1930 : leurs uniformes, leur salut,
leurs mots d’ordre imités des dictatures
fasciste et nazie imprègnent la vie politique
de l’époque.
La montée des ligues
La crise économique et sociale ravive les
menaces contre la démocratie en favorisant la
montée des extrémismes. On peut évoquer
l’antiparlementarisme plus ou moins virulent,
la montée des ligues et de leur xénophobie.
La xénophobie et l’antisémitisme, classiques
de l’extrême droite, sont relancés aussi bien
par l’arrivée massive de travailleurs étrangers
dans un pays démographiquement déprimé
que par l’accession au pouvoir de Léon
Blum, qui horrifie tous les antisémites.
Une partie du sentiment antiparlementariste
provient de ligues diverses ; les caricaturistes
s’en donnent à coeur joie : celle de Ralph
123
journée : il s’agit d’accorder un vote de confiance au président du Conseil,
Daladier mais surtout Blum évoque le « coup de force » et la « réaction fasciste ».
L’appel au peuple « qui a fait la République » peut déjà être considéré comme
celui d’un rassemblement de toutes les forces républicaines. La journée du 6
février ne fut ni complètement pacifique ni complètement factieuse, mais son
déroulement rend possible les deux interprétations : l’affrontement des
manifestations avec la police consomme le divorce de l’extrême droite
nationaliste et de la République, tandis que la démonstration de force des ligues,
réalisées quelques mois seulement après l’arrivée de Hitler au pouvoir, soude
toutes les forces de la gauche contre le danger fasciste.
La caricature d’Iribe montre le cadavre de Marianne, après le 6 février, ausculté
par Herriot, Daladier, Chautemps, Paul-Boncour et Frot.
Abattre le gouvernement Blum
Après avoir été obligé de céder à la double pression de la victoire électorale des
forces de gauche et des grèves de juin, la droite traditionnelle et la droite extrême
mettent tout en oeuvre pour abattre le gouvernement Blum.
Le Centre de propagande des républicains nationaux est un institut de propagande
fondé en 1928 qui regroupe les partis de droite modérée. Dynamisé par Raymond
Cartier et Henri de Kérillis, figure de la droite nationale des années 1930, cet
organisme de promotion des idées de la droite française multiplie les affiches et
brochures. Les thèmes et les stéréotypes des affiches produites par ce groupement
montrent que l’idéologie modérée partageait une partie des fantasmes de
l’extrême droite anticommuniste, nationaliste et xénophobe.
Ici, une Marianne coiffée d’un bonnet phrygien à cocarde tricolore est menacée
par la faucille et le marteau des communistes et les trois flèches des socialistes.
Depuis 1934, la SFIO utilise ces trois flèches et les présente comme le symbole
de la lutte antifasciste. Conçues au départ pour barrer la croix gammée des nazis
sur les murs, on peut aussi y associer des mots d’ordre ternaires comme « pain,
paix, liberté », ce qui ajoute à leur emprise. Les trois flèches sont popularisées par
le groupe de Marceau Pivert et se généralisent à partir du Front populaire. Sur
cette affiche, une Marianne tricolore est donc agressée par des symboles «
importés », renforçant ainsi l’impression de danger pesant sur la République.
Une autre affiche du mouvement permet une analyse détaillée des difficultés que
le gouvernement Blum rencontre dès 1937. Le personnage de Marianne est autant
excédé par le déficit budgétaire croissant que par les piètres résultats de la
politique du Front populaire : tandis que le chômage continue d’augmenter, la
hausse des prix provoquée par l’inflation persistante annule les effets des
augmentations de salaires de l’année précédente, les grèves et les manifestations
se multiplient. À Clichy, en mars 1937, la police disperse avec une grande
violence une manifestation des Croix de feu et une contre manifestation de
l’extrême gauche. La gauche, une nouvelle fois assimilée à l’URSS, est aussi
dénoncée pour son incompétence.
Il faut souligner une extraordinaire mobilisation de la presse, largement aux
mains des élites financières et industrielles. La campagne de presse s’appuie en
premier lieu sur l’anticommunisme, largement répandu dans l’opinion publique.
Il s’agit surtout de détacher de la majorité, l’électorat et les hommes politiques du
Parti radical… Mais c’est surtout en se fondant sur les événements extérieurs
qu’on tente de développer la crainte du communisme. Pour la propagande de
droite, « le communisme c’est la guerre », et il prend ses exemples dans le passé
comme par exemple la révolution bolchevique en Russie en 1917, ou dans
l’actualité (la guerre d’Espagne). Le texte évoque aussi à la fin les risques pour
la propriété (« petite ou grande »), menacée par les théories marxistes (ceux qui
veulent « les soviets partout ») ou par ceux qui veulent « procéder par étapes »,
c’est-à-dire les socialistes.
Cette affiche du CRN a été créée en réaction à celle de la CGT. C’est un exemple
de la façon dont on a pu montrer l’influence de la IIIe Internationale et donc le
rôle de Moscou dans les affaires intérieures de la France : Blum, Herriot et
Cachin sont représentés comme des marionnettes manipulées par Moscou.
Dépenses militaires et « semaine des deux dimanches »
À partir du printemps 1938, Édouard Daladier, le leader radical qui avait été le
plus favorable au Front populaire, choisit de constituer une majorité d’union
nationale avec la droite. Le ministre des Finances, Paul Reynaud, a été choisi
parce qu’il incarne la droite libérale et rassure le patronat. Comme Édouard
Soupault rendant hommage à son collègue
Sennep n’est guère objective, puisque son
antiparlementarisme ne semble s’en prendre
qu’aux hommes de gauche. On peut
distinguer les radicaux Daladier et Herriot, et
probablement Blum (SFIO) et Cachin (PCF).
Cet antiparlementarisme se nourrit aussi des
scandales politico-financiers (Tardieu luimême est écarté lors de l’affaire Oustric)
(voir aussi l’affaire Stavisky). Ralph
Soupault, maurassien depuis 1924, rallie le
PPF de Jacques Doriot en 1936 et devient le
dessinateur vedette de Je suis partout. Je suis
partout, hebdomadaire d’actualité
internationale
(1930-1944), devenu proche du fascisme
(1932) et du nazisme (à partir de 1936-1937).
Interdit en 1940, Je suis partout reparaît et
devient un des journaux de la Collaboration
(cf Brasillach).
Le groupe le plus proche du fascisme est
certainement celui des francistes. Fondée en
1933, cette organisation n’a jamais eu que
quelques milliers d’adhérents. M. Bucard est
un admirateur de Mussolini et l’influence du
fascisme italien est visible : uniforme avec
béret basque, chemise bleue, cravate bleue,
baudrier, salut à la romaine, culte du chef
comme chez les Croix de feu de La Roque ou
au PPF de Doriot. Les modes d’action ont
aussi beaucoup de ressemblance avec ceux
des fascistes italiens : démonstrations de rue,
défilés paramilitaires, affrontements avec
d’autres organisations voire avec les forces
de l’ordre comme le 6 février 1934.
L’uniforme et le salut s’inspirent du salut
fasciste et les slogans évoquent le chef, le
corporatisme, la famille, l’importance de la
religion, le nationalisme : autant de thèmes
qui définiront plus tard la Révolution
nationale et Vichy.
Le régime parlementaire est honni de même
que les « Métèques ». Une xénophobie ultra
violente est au centre de l’article de H.
Béraud dans Gringoire : on peut remarquer
qu’un tel article, paru trois mois après
l’arrivée au pouvoir du Front populaire,
tomberait aujourd’hui sous le coup de la loi.
Créée en 1927, l’association d’anciens
combattants des Croix de feu devient un
mouvement politique ouvertement
nationaliste à partir de 1931, sous l’impulsion
de son principal dirigeant, le colonel François
de la Rocque. Les idées simples du
mouvement « Travail, Famille, Patrie » et
l’énergie de son chef lui permettent de
regrouper près de 400000 membres en 1935.
Les Croix-de-Feu sont alors l’une des forces
politiques les plus importantes du pays et se
posent en concurrents directs des partis
traditionnels.
Affiche de 1938 hostile au Front populaire
La comparaison avec l’Espagne, en guerre
124
Daladier, il cherche à gagner « la partie » de la production, en particulier
militaire, face à la concurrence des dictatures. À cette fin, il préconise de
supprimer les lois qui limitent la durée du travail. La présidence du Conseil
d’Édouard Daladier ne peut être analysée qu’en prenant en considération l’effort
militaire consenti pour le réarmement de la France et la conscience aiguë que
Daladier avait de l’imminence d’une guerre. Si Daladier est l’homme de Munich,
il ne fut pas l’homme que l’on a si souvent décrit, inconscient et imprévoyant
face aux totalitarismes, mais plutôt l’homme de la temporisation face à Hitler afin
de préparer une guerre victorieuse.
C’est à partir de 1936 et surtout de 1938 que les dépenses militaires progressent,
de manière spectaculaire. Or, ce fut un des arguments des pétainistes, en
particulier durant le procès de Riom en 1942 (procès dont les nazis finiront par
imposer l’abandon), d’affirmer que le Front populaire avait affaibli la France. Il
est très intéressant de relever que c’est en 1934 que les dépenses militaires sont
les plus basses ; Philippe Pétain est alors ministre de la Guerre, la puissance
militaire s’affaiblit comme elle ne l’avait jamais fait…
Une opinion publique pacifique plus que pacifiste
Les accords de Munich ont été l’occasion en France du premier sondage
d’opinion, réalisé par l’IFOP. On constate que l’image longtemps véhiculée d’une
France totalement pacifiste et soulagée par les décisions de Munich doit être
nuancée. Les scènes de liesse et les images de soulagement ne peuvent faire
oublier que plus de quatre Français sur dix désapprouvent la politique étrangère
de Daladier. On est loin de l’unanimisme pacifiste longtemps décrit à l’endroit
des Français de 1938. De la même manière, le sondage de 1939 indique
clairement que les trois quarts des Français sont favorables au recours à la force
contre l’Allemagne nazie en cas d’annexion de Dantzig. Consciente des dangers
que font courir les régimes totalitaires, l’opinion française se résigne à l’idée
d’une guerre qui apparaît de plus en plus inévitable.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
civile de 1936 à 1938, est très fréquente dans
la propagande de droite. Il s’agit de donner à
penser que le Front populaire (français)
conduira à la guerre civile et à la ruine,
comme son homologue espagnol, parce que,
dans les deux cas, c’est le communisme qui
est derrière. Pour l’extrême droite, mieux
vaut « Hitler que Blum et Staline ».
Le Front populaire est confronté à une
montée des extrémismes. Cette période reste
le « temps de la haine », la presse de droite ne
se privant pas d’attaques personnelles
notamment contre le président du Conseil et
les ministres. Roger Salengro, négociateur
des accords Matignon, inspirateur des lois
sociales, est victime d’une campagne de
calomnies, sur son hypothétique désertion
pendant la Grande Guerre menées par
L’Action Française et Gringoire qui le
conduit au suicide le 17 novembre 1936.
Un antimunichois nationaliste : « Un Verdun
diplomatique »
Henri de Kérillis, fils d’amiral, directeur des
usines Farman, puis journaliste, est un
nationaliste de droite, fondateur du Centre de
propagande des Républicains nationaux,
anticommuniste notoire qui fut hostile au
Front populaire au point de souhaiter
l’intervention en Espagne aux côtés de
Franco. Il fut toutefois le seul député non
communiste à voter contre la ratification par
le Parlement de l’accord de Munich. Les
antimunichois de droite, dont Henri de
Kérillis, regrettent que la France n’honore pas
les engagements diplomatiques qui la lient à
un pays ami. Nationaliste antiallemand, Henri
de Kérillis estime aussi que la France se prive
d’une alliance de revers contre l’ennemi
héréditaire. Réfugié aux États-Unis dès 1940
pour fuir la vindicte de Vichy, il y finira sa
vie comme farmer, après s’être opposé à De
Gaulle.
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
125
HC – Le Front populaire
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Une « question sociale ».
Le Front populaire représente une expérience politique originale. Il constitue un
moment charnière de l’histoire ouvrière et s’inscrit dans la mémoire collective
des Français.
Quels sont les caractères originaux de la crise en France ? La crise des années
trente a-t-elle été une menace pour la démocratie en France ? Comment expliquer
la portée symbolique du Front populaire ? Pourquoi le souvenir du Front
populaire reste-t-il aussi vif dans la mémoire nationale ? Peut-on lire dans les
années 1930 les origines de la déroute de 1940 ? Pourquoi la France est-elle
fragile face à la menace de la guerre ?
Sources et muséographie :
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Ouvrages généraux :
Winock Michel, La Gauche au pouvoir. L’héritage du Front populaire, Bayard, 2006.
Antoine Prost, Autour du Front populaire : aspects du mouvement social au XXe siècle, coll « UH », Seuil, 2006.
J.-P. Rioux, Le Front populaire, Tallandier, Paris, 2006.
M. Margairaz, D. Tartakowsky, « L’avenir nous appartient ! » Une histoire du Front populaire, Larousse, Paris, 2006.
Albert Kéchichian, Les Croix-de-Feu à l’âge des fascismes : Travail Famille Patrie, Champ Vallon, 2006.
Annie Lacroix-Riz, Le choix de la défaite, les élites françaises dans les années trente, Armand Colin, 2006.
J. Kergoat, La France du Front populaire, La Découverte, Paris, 2006.
Françoise Denoyelle et alii, Le front populaire des photographes, Terre bleue, 2006.
Roger-Viollet, Les congés payés en photos, Hachette Collections, Paris, 2006.
Martin Pénet, Été 36 sur la route des vacances en images et en chansons, Omnibus France musiques, 2006.
Jean-François Sirinelli (dir.), La France de 1914 à nos jours, PUF, Quadrige, 2004.
S. Berstein, M. Winock, La République recommencée, de 1914 à nos jours, Seuil, 2004.
J.-J. Becker, G. Candar, Histoire des gauches en France, La Découverte, Paris, 2005.
Brunet Jean-Paul, Histoire du Front populaire, 1934-1938, PUF, 2001 (1991), coll. « Que sais-je ? », 128 p.
Tartakowski Danielle, Le Front populaire, la vie est à nous, Gallimard, 1996, coll. « Découvertes Histoire», 144 p.
Monier Frédéric, Le Front populaire, coll. « Repères », La Découverte, 2002.
ORY Pascale, La Belle Illusion, culture et politique sous le signe du Front populaire (1935-1938), Paris : Plon, 1994.
BORNE Dominique, DUBIEF Henri, La Crise des années 30 (1929-1938), Nouvelle histoire de la France contemporaine, vol. 13,
coll. « Points Histoire », Le Seuil, Paris, 1989.
Olivier Dard, Les années 30, coll. « La France Contemporaine » dirigée par J.F Sirinelli, Livre de Poche, 1999.
L. Bodin et J. Touchard, Front populaire 1936, A. Colin, Paris 1985.
J. Bouillon et G. Valette, Munich 1938, A. Colin, Paris 1986.
Dominique Barjot (dir.), Industrialisation et sociétés en Europe occidentale, du début des années 1880 à la fin des années 60,
CNED/SEDES, 1997, pp. 185-201 et 235-246.
Jacques Marseille (dir.), L’Industrialisation de l’Europe occidentale, 1880-1970, ADHE, « Histoire économique », 1998, pp. 273293.
Serge Berstein, La démocratie libérale, PUF, Paris, 1998.
Berstein (S.), La France des années trente, Armand Colin, coll. « Cursus », (1988) 2002
Marc Bloch, L’étrange défaite, Folio Histoire, Paris, 1990.
J. Lacouture, Léon Blum, Seuil, Paris 1977.
Gaillard (J.-M.), Les 40 jours de Blum, Perrin, 2001
Lefranc (G.), Juin 1936, Gallimard, coll. « Archives », 1966
G. LEFRANC, Le Front populaire, coll. « Que sais-je », PUF, n° 1209.
Mossuz-Lavau (J.), Rey (H.), Les Fronts populaires, Castermann, coll. « XXe siècle », 1994
Ressources
Site évoquant la mémoire du Front populaire dans une commune de l’Essonne :
www.mairie-athis-mons.fr/index.php?p=histoire/il-y-a-60-ans-le-front-populaire.php
À Montreuil, avec un site qui propose des affiches et des photos d’une remarquable qualité :
www.montreuil.fr/2-8984-Galerie.php?Id=4
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Textes et documents pour la classe, « Le Front populaire », Espoirs et illusions, Nicolas Rousselier, n° 882, octobre 2004.
Michel Winock, « Chronique de 1936 », L’Histoire, 2006.
L’Histoire, n° 197, « 1936, le Front populaire », mars 1996.
L’Histoire, n° 58, « Les années trente de la crise à la guerre », juillet 1983.
126
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Auparavant souvent limitées à la compréhension du seul Front populaire et à une
recherche des éléments pouvant permettre de comprendre la défaite de 1940
(mais, du coup, très riche sur la compréhension du phénomène fasciste et de
l’antifascisme), les années 1930 sont désormais englobées dans la problématique
de la dépression des démocraties libérales, celles qui représentaient un modèle au
sortir de la Première Guerre mondiale. Le problème historique majeur est bien ici
celui de la crise d’efficacité des démocraties libérales face aux troubles
économiques, ce qui entraîne une crise de confiance de leurs opinions dans leur
capacité à s’adapter aux évolutions de la situation internationale. Les années 1930
sont un temps de crise pour toutes les démocraties libérales face à la dépression
économique et à la montée en puissance des dictatures.
L’étude de la France des années trente s’insère donc dans une problématique
historique plus vaste, la crise des démocraties libérales après la Première Guerre
mondiale. Les difficultés économiques des démocraties, européennes et
américaine, accroissent les doutes d’une fraction importante de l’opinion
publique quant à l’efficacité de ces régimes pour répondre aux défis du temps.
Les séductions des régimes autoritaires et de leurs supposées réussites
économiques jouent alors pleinement. Il est évident aussi que, dans ce contexte,
certains Français sont tentés de se tourner vers des « modèles » extérieurs qui
semblent « réussir » : le nazisme allemand et surtout le fascisme de Mussolini
pour les uns, le communisme stalinien pour les autres : c’est le sens de la
problématique à propos de la tentation totalitaire. Ces références extérieures ont
pour conséquence d’aggraver les divisions internes qui vont s’exacerber avec
l’arrivée au pouvoir de la coalition du Front populaire.Temps fort de la «
mémoire nationale », il l’est autant pour ses partisans que pour ses adversaires : le
Front populaire fut un moment de très forte mobilisation politique d’un grand
nombre de Français.
La situation de la France s’avère un peu particulière. Plus tardivement consciente
de la crise qui la touche, la France est pourtant plus profondément atteinte dans
ses fondements politiques. Dans la crise des années 1930, la France se distingue
par plusieurs aspects. L’économie, dont la modernisation et la concentration sont
alors plus limitées qu’ailleurs, semble au début protégée de la violence de la crise
financière et industrielle qui frappe les autres pays. Néanmoins les difficultés
apparaissent à partir de 1931 et la crise, si elle est moins brutale, est plus durable
qu’ailleurs. Les gouvernements se montrent en effet impuissants et leurs mesures
inefficaces. Nombreuses sont alors les victimes de cette crise : agriculteurs
confrontés à la baisse des prix, petits patrons touchés par le marasme des affaires,
anciens combattants et fonctionnaires souffrant de la politique déflationniste,
ouvriers confrontés à l’aggravation des conditions de travail et au chômage. Les
classes moyennes, soutien traditionnel de la République et de l’influent parti
radical sont donc parmi les principales victimes de la récession. La crise devient
politique, le mécontentement général favorisant la montée de
l’antiparlementarisme et l’activisme des ligues. La crise de régime y est plus
accusée que dans les autres démocraties libérales, comme les États-Unis ou la
Grande-Bretagne. Son « modèle républicain » affronte une contestation
multiforme, qui met en lumière les forces et les fragilités du système politique,
comme des valeurs et représentations républicaines. Cette gravité de la crise
française constitue donc un exemple particulièrement éclairant mais aussi très
particulier de l’évolution des « démocraties libérales durant les années 1930 ».
Le soixante-dixième anniversaire du Front populaire a été l’occasion d’un
important renouvellement bibliographique. Les ouvrages hagiographiques,
empreints de nostalgie, sont nombreux et dominent la production
commémorative. En cela, ils sont autant des sources de renouvellement de
l’histoire de cette période que des manifestations mémorielles sur ce « temps fort
de la mémoire nationale » que constitue le Front populaire.
La France des années 1930 est un exemple d’une démocratie libérale en crise,
dans un contexte de contraction de l’espace démocratique en Europe et
d’attraction des modèles autoritaires ou totalitaires. Espace de contact entre le
berceau démo-libéral de l’Europe du Nord-Ouest et les totalitarismes orientaux et
méditerranéens, la France des années 1930 est touchée par une crise multiforme
dans laquelle se joue la capacité du modèle démo-libéral à relever les grands défis
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
BO 1ère ST2S : « 1936 : la République et la
question sociale.
Le Front populaire, malgré sa brièveté, a
durablement marqué l’histoire de la France,
parce qu’il a impulsé des avancées sociales et
a cristallisé de grands débats républicains. Il
est devenu une référence majeure et
mobilisatrice. »
BO 1ere : « Les démocraties libérales durant
les années 1930 : l’exemple de la France.
La crise que connaît la France durant les
années 1930 est multiple : économique,
politique et sociale. Le Front populaire veut y
apporter des réponses. Il constitue un temps
fort de la mémoire nationale. »
BO 3e actuel : « Pour la France, dont la
tradition démocratique est plus ancienne et
plus solide [qu’en Allemagne], on montre la
remise en cause du régime parlementaire, la
violence de l’opposition droite-gauche, et
l’expérience du Front populaire. »
BO 3e futur : « LA RÉPUBLIQUE DE
L’ENTRE-DEUX-GUERRES :
VICTORIEUSE ET FRAGILISÉE
Deux moments forts :
- De la guerre à la paix (1917-1920), la vie
politique française est marquée par la fin de
l’union sacrée et le retour à la vie politique
parlementaire, dans un climat
d’affrontements politiques et sociaux.
L’étude s’appuie sur des personnages (par
exemple Clemenceau…) et
des événements (le Congrès de Tours)
particulièrement importants.
- Les années 1930 : la République en crise et
le Front populaire. L’étude s’appuie sur des
images significatives et quelques mesures
emblématiques du Front populaire.
Connaître et utiliser le repère suivant
- Victoire électorale et lois sociales du Front
Populaire : 1936
Décrire
- L’impact de la révolution russe en France
- Les principaux aspects de la crise des
années 1930
- Les principales mesures prises par le Front
populaire en montrant les réactions qu’elles
suscitent
127
du temps et notamment la question de l’irruption des masses dans l’espace public.
C’est bien l’histoire d’une « démocratie libérale sur la défensive » et de sa
capacité de résistance aux solutions radicales et alternatives que l’on doit
explorer.
Face à l’impuissance gouvernementale des années 1930 et à l’épuisement du
modèle tercio-républicain incarné par le radicalisme, l’expérience du Front
populaire marquera durablement la culture politique et la mémoire collective du
pays, malgré sa brièveté puisqu’elle s’achève en 1938. Le Front populaire
s’impose politiquement comme le mythe mobilisateur pour une gauche française
qui ne cesse de se référer à ce grand moment d’unité, durant lequel les divisions
issues du Congrès de Tours de 1920 sont surmontées pour créer une dynamique
politique victorieuse. Avec le Front populaire, la gauche marxiste véhiculant une
idéologie de rupture se trouve confrontée pour la première fois à la question du
pouvoir et la « gestion loyale » du capitalisme. En portant les revendications du «
monde du travail », le Front populaire déborde le terrain politique pour se
déployer au niveau social et culturel, dans la mesure où il marque le grand
moment l’intégration de la classe ouvrière française.
Parvenu au pouvoir, le Front populaire fait aboutir des mesures sociales
d’importance, qui reconnaissent la légitimité des revendications des ouvriers et
contribuent à leur intégration. Il participe à la réflexion sur la modernisation
politique (affirmation du rôle de l’exécutif, entrée de femmes au gouvernement,
sans néanmoins leur accorder le droit de vote). L’État se pose désormais en
arbitre entre les grandes forces sociales ; il étend ses compétences dans les
secteurs économiques (relance par la demande, régulation et impulsion) et
culturel (prolongation de la scolarité obligatoire, mesures pour démocratiser la
culture). L’existence du gouvernement de Front populaire est courte : elle
s’achève en 1938, année où l’échec économique est aussi avéré. Mais par sa
portée sociale, politique et symbolique (par exemple, mise sur le devant de la
scène des usines, dont les occupations sont fortement médiatisées etc.), la période
prend une place à part, sur laquelle le programme invite à se pencher. Elle est
ainsi durablement un élément majeur de la mémoire collective de la classe
ouvrière, dont elle fonde la fierté. Elle est aussi une référence clé du discours du
mouvement syndical et de la gauche, pour lesquels elle constitue un temps l’unité
d’action, d’expansion et de reclassement internes entre Parti radical, SFIO et PC.
Admiré, regretté, redouté ou haï (régime de Vichy), le Front populaire est un
mythe mobilisateur de notre histoire contemporaine.
Depuis 1936, le Front populaire apparaît comme un événement majeur car il
représente un tournant dans la vie politique et sociale nationale. Pour la première
fois, la victoire électorale est portée par un vaste mouvement populaire, que ce
soient les manifestations en faveur de la coalition depuis 1935, ou les occupations
d’usines au printemps 1936 ; cette mobilisation d’une partie de la société, des
syndicats et des partis, donne le sentiment d’une puissance collective capable de
défendre la République et de lutter contre la crise ; elle fonde alors la fierté de la
classe ouvrière. L’aspiration à une démocratie plus sociale, plus attentive aux
revendications ouvrières se traduit par les mesures significatives prises durant
l’été. La pratique du pouvoir évolue aussi : des femmes entrent au gouvernement
(trois femmes sont secrétaires d’État dans le gouvernement Blum : Cécile
Brunschvicg, à l’Éducation nationale, Irène Joliot-Curie, à la Recherche
scientifique, Suzanne Lacore, à la Protection de l’enfance), les syndicats
deviennent des partenaires officiels de l’État. Enfin dans la mémoire du Front
populaire il y a aussi « l’esprit de 36 », le souvenir d’une « embellie dans des vies
difficiles », les congés payés, l’accès plus large aux sports, aux loisirs, les efforts
de Jean Zay et Léo Lagrange pour mener une politique culturelle ambitieuse.
La victoire électorale aurait dû permettre aux partis de gauche de gouverner
pendant 4 ans. En fait l’expérience Blum ne dure qu’à peine un an. Le Front
populaire échoue dans sa politique de relance par la consommation. La croissance
ne revient pas, la production stagne, le chômage reste élevé, le pouvoir d’achat
s’érode. Les grèves restent nombreuses après 1936, signes de l’affrontement
durable entre employeurs et salariés sur l’application des réformes. La presse
d’extrême droite se déchaîne contre le gouvernement. L’horizon international, qui
ne cesse de s’obscurcir, divise l’opinion, la classe politique et les partis de
gouvernement ; antifascistes et pacifistes s’opposent sur l’opportunité d’une
intervention en Espagne en 1936, sur les accords de Munich deux ans plus tard.
En 1938, le gouvernement Daladier revient sur les mesures prises en 1936 pour
faire face aux nécessités du réarmement. La France apparaît comme un pays
128
fragile mais aussi divisé.
Enfin il paraît difficile d’analyser la France des années 1930 indépendamment de
son issue tragique, c’est-à-dire la débâcle de juin 1940, même si l’historien doit
se garder de tout regard rétrospectif. Le jugement toujours négatif que les
contemporains ont porté sur la IIIe République, que ce soit Marc Bloch dans
L’Étrange défaite ou les procureurs du tribunal de Riom, s’explique en grande
partie par la volonté de rationaliser une déroute inattendue. Ainsi la crise de 1940
plonge ses racines dans des années 1930 marquées par un recul de la cohésion
sociale et nationale.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
Accompagnement 1ère ST2S :
« Alors qu’il doit faire face à de fortes oppositions et que le contexte international
lui est largement défavorable avec la montée des totalitarismes en Europe, le
Front populaire s’applique à mettre en place une République sociale soucieuse
d’offrir à tous les mêmes droits, avec une volonté (toute radicale) de maintenir
l’ordre, le fonctionnement de la République et ses libertés. Ce sujet d’étude invite
évidemment à poser la question de l’intégration de la classe ouvrière à la
République ; il permet également de réfléchir à l’action sociale globale du Front
populaire.
Avec l’intégration des ouvriers, le Front populaire relève l’un des défis majeurs
que doit affronter la République pour s’enraciner. Si le Front populaire n’est pas
la première union de gauche à accéder au pouvoir sous la IIIe République, il est la
première alliance de la gauche incluant les communistes (qui promettent un
soutien loyal). Fort de 63 % des suffrages aux élections législatives de 1936, il est
à l’origine de droits sociaux qui forment « la législation […] la plus avancée de
l’histoire de France » (Michel Winock) et ce, malgré sa brièveté. Le 7 juin, les
accords de Matignon tentent, en effet, de mettre fin à une situation de grève
générale, avec occupation des usines déclenchée spontanément au lendemain de
la victoire de la coalition, non par la répression mais par des pourparlers qui
légitiment les revendications ouvrières. Le gouvernement se pose autant en
arbitre entre les grandes forces sociales qu’en législateur, puisque les lois des 11
et 12 juin 1936 sur les congés payés et la semaine de 40 heures viennent
compléter ce que la première grande négociation entre syndicats patronal et
ouvrier a permis d’obtenir. Ces deux mesures retentissent profondément dans la
mémoire collective ouvrière dont elles fondent en partie la fierté. Ces acquis de
1936 sont autant de thèmes mobilisateurs dans l’histoire du monde salarié, bien
au-delà de la seule expérience du Front populaire (mouvements sociaux de 1947,
1953, 1963, 1968…). Ils deviennent une référence clé du discours syndical et de
la gauche.
Le gouvernement de Front populaire est à l’origine d’autres innovations, parfois
éphémères, qui occupent une place majeure dans la lignée des grands débats
républicains. Il faut se limiter rigoureusement à ceux qui ont à voir avec la
question sociale :
– la question de l’élargissement de la citoyenneté conduit, pour la troisième fois
depuis la Grande Guerre, à un vote positif et même unanime (moins une voix) de
la Chambre sur le droit de vote des femmes. Dans le prolongement et afin de
s’opposer au vote négatif du Sénat, le Front populaire se risque à une innovation
avec la nomination de trois femmes à des postes de sous-secrétaires d’État : Irène
Joliot-Curie à la Recherche scientifique, Suzanne Lacore à la Protection de
l’enfance et Cécile Brunschvicg à l’Éducation ;
– la volonté de promouvoir une éducation, des loisirs et une culture pour tous,
récurrente sous le régime républicain, se concrétise par la loi sur l’allongement de
la durée de la scolarité obligatoire à quatorze ans, la réforme de Jean Zay pour
une école unique – qui ne vit pas le jour – et par l’intervention nouvelle de l’État
dans le domaine culturel ;
– pour la première fois, la question du vote des peuples colonisés est posée avec
le projet Blum-Violette, tentative timide et avortée d’accorder des droits
politiques aux musulmans d’Algérie, que l’historien Benjamin Stora qualifie d’«
occasion ratée ».
Au total, le Front populaire participe de la réflexion sur la modernisation
politique en renforçant notamment le poids de l’exécutif dans la vie politique
française : la tradition parlementaire est mise à mal par les décrets-lois, le nombre
de ministres et de secrétaires d’État augmente. D’autre part, l’État étend ses
Accompagnement 1ère : « Le programme
invite à faire de ce thème d’étude à la fois un
moment de l’étude de l’histoire de notre pays
et un cas particulier de la crise des
démocraties libérales durant l’entre-deuxguerres. Ce qu’est une démocratie libérale a
été abordé dans l’introduction de cette partie,
en se fondant notamment sur des traits
empruntés à la France de la Troisième
République. La France de la décennie 1930
est confrontée à une crise multiforme, au sein
de laquelle les aspects économiques, sociaux,
politiques et culturels sont interdépendants.
La dépression économique, perçue à partir de
l’automne 1931, est durable. L’impuissance
des gouvernements à l’enrayer nourrit le
doute et les
mécontentements (agriculteurs confrontés à
la baisse des prix, anciens combattants et
travailleurs du service public souffrant de la
politique déflationniste, ouvriers affrontés à
l’aggravation des conditions de travail). La
poussée d’antiparlementarisme – dont le 6
février 1934 marque un apogée –, l’instabilité
ministérielle et le dynamisme de modèles
politiques qui apparaissent plus modernes et
plus efficaces (communisme soviétique,
régimes fasciste et nazi) traduisent ou
renforcent ces causes de fragilité. Cependant,
la démocratie est suffisamment ancrée pour
résister. Parvenu au pouvoir, le Front
populaire fait aboutir les mesures sociales
d’importance, qui reconnaissent la légitimité
des revendications des ouvriers et contribuent
à leur intégration. Il participe de la réflexion
sur la modernisation politique (affirmation du
rôle de l’exécutif, entrée de femmes au
gouvernement, sans pour autant que les
femmes obtiennent le droit de vote). L’État se
pose désormais en arbitre entre les grandes
forces sociales. Il étend ses compétences dans
les secteurs économique (relance par la
demande, régulation et impulsion, notamment
en renforçant une « économie mixte ») et
culturel (prolongation de la scolarité
obligatoire, mesures pour démocratiser la
culture). L’existence du gouvernement de
Front populaire est brève : elle s’achève en
1938, année où l’échec économique est aussi
avéré. Mais, par sa portée sociale, politique et
symbolique (par exemple, mise sur le devant
de la scène des usines – dont les occupations
sont fortement médiatisées –, politisation des
129
compétences (de façon modeste toutefois) dans le domaine économique et
culturel : des réformes de structures sont mises en oeuvre. Les premières
nationalisations, instruments d’une politique keynésienne de résolution de la
crise, trouveront, tout comme les mesures sociales (prémices d’un d’Étatprovidence), un écho dans les réformes de la Libération. Ainsi la création de
sous-secrétariats à la Culture et aux Loisirs (ce dernier, baptisé « ministère de la
paresse » par la droite), animés respectivement par Jean Perrin et Léo Lagrange
inscrit durablement l’action de l’État dans le paysage culturel de la France.
Mais le Front populaire est traversé par des dissensions politiques liées au
contexte social et international des années 1930 qui mettent en jeu les principes
même de la République et qui vont précipiter la chute des gouvernements Blum.
Le débat spécifique et récurrent de la gauche entre réforme et révolution s’incarne
dans le « dialogue » entre le slogan des pivertistes selon lequel « tout est possible
! » et la réponse de Thorez : « Il faut savoir terminer une grève. »
Ainsi, admiré, regretté, vécu comme traumatique ou haï (par le régime de Vichy),
le Front populaire est un mythe mobilisateur de notre histoire contemporaine,
notamment en ce qu’il a nourri la nostalgie d’un temps érigé en âge d’or que
l’imaginaire collectif a affecté de bien des possibles. Devenu partie intégrante de
la matrice républicaine, il a contribué à forger la spécificité de la démocratie
française. »
LE FRONT POPULAIRE
Au sens précis du mot, le Front populaire désigne un rassemblement de plusieurs
organisations de gauche et notamment l’alliance inédite entre le parti radical, le
parti socialiste et le parti communiste. Le gouvernement dirigé par Léon Blum
entre juin 1936 et juin 1937 constitue le moment le plus marquant d’un régime
qui s’achève en 1938. Mais, au-delà des années 1930, il existe une signification
plus large du Front populaire. Celui-ci représente un tournant historique
fondamental en associant un mouvement social à un gouvernement légalement
désigné.
L’ORIGINALITE DU FRONT POPULAIRE
Pour la première fois, un gouvernement est présidé par un socialiste qui applique
un programme directement favorable aux classes populaires et, pour la première
fois aussi, un vaste mouvement social, caractérisé par des grèves et des
occupations d’usines, accompagne l’avènement d’un gouvernement qui tire sa
légitimité non seulement des élections mais aussi de la mobilisation d’une partie
de la société. Dans l’histoire longue de la France contemporaine, le Front
populaire met un terme au processus commencé sous la Révolution française et
continué jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il met fin à l’association entre violence
insurrectionnelle des masses et expression du mouvement social (comme le furent
les « journées » révolutionnaires de 1789 à la Commune de Paris de 1871). Au
lieu d’un face-à-face entre un mouvement de grèves ouvrières et un
gouvernement « bourgeois », il y a convergence entre le mouvement social et le
pouvoir politique. Jusqu’en 1936, la démocratie libérale instaurée par la IIIe
République pouvait paraître plus ou moins éloignée des préoccupations sociales.
Elle était fondée sur la théorie du libéralisme politique selon laquelle on gouverne
pour le peuple (faire des réformes utiles à tous) et non par le peuple. Avec le
Front populaire et en raison du mouvement social, la démocratie devient un
gouvernement pour le peuple par le peuple. La démocratie peut apparaître comme
la traduction directe des revendications économiques et sociales les plus
concrètes dans des réformes politiques inscrites dans les lois. En ce sens, 1936
illustrait le passage d’une démocratie libérale issue du XIXe siècle à une
démocratie sociale. Le gouvernement ne fait plus face à une poussière de citoyens
qui s’expriment individuellement par le bulletin de vote ; il doit compter avec de
nouvelles forces collectivement organisées qui représentent les intérêts
économiques et sociaux du pays (organisations syndicales et patronales). C’est
une nouvelle « alliance » qui apparaît ; elle ne met plus seulement en jeu les
électeurs et leurs députés par le canal de la campagne électorale et des
discussions parlementaires ; elle relie les citoyens devenus acteurs sociaux,
utilisant conjointement le bulletin de vote et l’action collective (manifestations,
grèves, occupations, syndicalisation, négociations), exerçant une double pression
sur leurs représentants politiques et sur les décideurs économiques et sociaux.
Cette « alliance » met en jeu une pluralité d’intervenants en raison de la division
des syndicats de salariés et de la division des organisations patronales.
Concrètement, pour les ouvriers et les salariés, le Front populaire a nourri un
relations et des revendications
professionnelles, etc.), la période prend une
place à part, sur laquelle le programme invite
à se pencher. Elle est ainsi durablement un
élément majeur de la mémoire collective de
la classe ouvrière, dont elle fonde la fierté.
Elle est aussi une référence clé du discours du
mouvement syndical et de la gauche, pour
lesquels elle constitue un temps d’unité
d’action, d’expansion et de reclassements
internes entre Parti radical, SFIO et PCF.
Admiré, regretté, redouté ou haï (régime de
Vichy), le Front populaire est un mythe
mobilisateur de notre histoire
contemporaine. »
Accompagnement 3e : « Il faut montrer la
façon dont, en France, l’enlisement dans les
difficultés débouche sur une poussée
d’antiparlementarisme et une crise des
valeurs et comment le Front populaire a pu
donner une brève impression d’embellie au
cours de ces « années tristes ». Mais, en
France, la démocratie résiste. Cette histoire
alimente notre mémoire collective et rejoint
les préoccupations du présent. »
Léon Blum, 1872-1950
Artisan de la signature des accords Matignon,
Léon Blum est, depuis le 6 juin 1936, le
premier socialiste chef d’un gouvernement.
Intellectuel d’avant-garde et juriste renommé,
membre du Conseil d’État, il s’engage
tardivement en politique. Son adhésion au
socialisme doit plus au dreyfusisme qu’au
marxisme. Il est très proche de Jean Jaurès.
Devenu député en 1919, il s’impose comme
un brillant orateur. En 1920, au congrès de
Tours, il ne peut éviter la scission avec les
communistes. Il réussit à définir la place
légitime des socialistes au sein de la
République mais il doit constamment
défendre la SFIO face aux attaques de la
droite et du PC. Léon Blum se bat contre les
divisions internes de son propre parti. Son
origine juive lui vaut de nombreuses attaques
antisémites. En 1936, appliquant ses idées de
rénovation en matière de méthode de
gouvernement et de politique économique, il
acquiert une stature nouvelle qui dépasse les
rangs de la gauche. Déporté à Buchenwald, il
revient en France en 1945. Son prestige reste
grand mais il ne retrouve pas de véritable
poids politique.
ACCORDS MATIGNON : DES ACCORDS
MAJEURS
Par l’instauration de réformes qui
bouleversent l’organisation du travail et du
temps libre, les accords Matignon restent un
moment fort de l’histoire des luttes sociales.
Sollicité à la fois par les représentants des
syndicats ouvriers et par ceux du patronat,
Léon Blum réunit en vue d’une conciliation
au sommet la CGT (Confédération générale
130
sentiment d’appartenance et d’identification positive au groupe social, une sorte
de sentiment de puissance collective. Les aspects plus concrets de la vie
économique et du travail, comme le salaire, les conditions d’hygiène, les congés
payés, la discussion avec le patron à travers un délégué syndical, ne dépendaient
plus de décisions locales et ponctuelles, soumises aux aléas de l’arbitraire et de
l’affrontement, mais de lois publiques placées sous la garantie de l’État
républicain.
L’ORIGINE DU SUCCES
La première phase commence au lendemain des émeutes du 6 février 1934. Le
Front populaire apparaît alors comme une alliance de diverses organisations de
gauche pour faire face à la montée de l’extrême droite et contrer un éventuel coup
de force « fasciste ». Le 12 février, un peu partout en France, des manifestations
voient défiler ensemble des partis et des syndicats jusque-là divisés. C’est de
manière indissociable une manifestation lancée contre la crise économique et
contre l’émeute du 6 février, qui avait révélé au grand jour la force des
organisations d’extrême droite ; le gouvernement légal avait été renversé par une
pression de la rue. Dans un contexte européen très tendu où de nombreux pays
avaient basculé dans le fascisme ou la dictature autoritaire, le 6 février pouvait
apparaître comme la première étape d’un scénario fasciste en France. Dès son
origine, le Front populaire présente donc une double particularité, sociale et
politique : sociale car il s’inscrit dans le contexte de la crise économique et de la
montée des revendications populaires, politique parce qu’il constitue une alliance
préventive de salut public pour sauver la République. Cette mobilisation «
antifasciste » avait aussi un intérêt stratégique. Elle permettait de développer une
alliance multiforme bien au-delà d’un simple cartel de partis politiques avec des
organisations de nature civique comme la Ligue des droits de l’homme et le
Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, des syndicats ainsi que des
organisations d’anciens combattants, et de pénétrer la société bien plus
profondément que n’aurait pu le faire une simple alliance électorale. Le ciment de
l’antifascisme et de la défense de la République a permis de placer la campagne
pour les élections législatives de 1936 sous le signe de ce qui rassemble, tout en
mettant de côté les divisions. En juin 1935, le Rassemblement populaire
enregistre l’adhésion du parti radical et du petit parti républicain socialiste. Leur
intégration incarne la tradition républicaine et signifie la possibilité d’une victoire
par les élections, pacifique et légale. Elle signifie aussi une plus grande
modération du programme. Représentant des classes moyennes, des
commerçants, des agriculteurs et des employés, le parti radical ne veut pas de
bouleversement social ou de novation économique. En janvier 1936, le
programme du Front populaire ne contient qu’un minimum de réformes de
structure (réforme de la Banque de France et nationalisation des industries
d’armement). De ce point de vue, il est moins audacieux et moins radical que le
New Deal aux États-Unis. La campagne électorale prélude au succès du 26 avril
et du 3 mai et à la vague de grèves qui l’accompagne. Cette période comporte une
phase de mobilisation politique (janvier-avril), puis une phase de grèves et
d’occupations d’usines (mai et début juin), enfin une phase politique et
gouvernementale (juin à août), lors des cent premiers jours du gouvernement
Blum. C’est la victoire électorale du Front populaire qui déclenche des
occupations d’usines et des grèves un peu partout (et non l’inverse). Mais c’est le
mouvement social qui impose son cahier de revendications. Sans ce mouvement,
le Front populaire aurait pu rester un simple cartel des gauches (alliance
électorale entre les radicaux et les socialistes) étendu aux communistes sur fond
de dramatisation des enjeux politiques nationaux et internationaux. Le terme de
Front populaire prend alors une autre dimension : il désigne l’expression et
l’irruption directe des salariés sur l’action d’un gouvernement.
LES NOUVELLES FORMES DU MOUVEMENT SOCIAL
Parties de la métallurgie, les grèves ont rapidement gagné l’ensemble du territoire
français et l’ensemble des secteurs d’activités, à l’exception de la fonction
publique. Au moment où Léon Blum forme son gouvernement le 4 juin, la grève
est devenue nationale et générale. Le mouvement social est profond mais aussi
complexe. Il ne faut pas le réduire à la seule classe ouvrière urbaine car il
concerne aussi des ouvriers agricoles, des employés de bureau et des grands
magasins, ce qui lui donne sur le moment un certain caractère d’unanimisme. Il
n’est pas non plus décidé à l’avance et orchestré par les dirigeants syndicaux. Il
est spontané et progresse en tache d’huile, par la vertu de l’exemple et de la
solidarité. Pour autant, il ne s’agit pas d’une action révolutionnaire qui recourt à
du travail) représentant les salariés et la
CGPF (Confédération générale de la
production française) représentant les
patrons. La signature des accords Matignon a
lieu le 7 juin 1936. Sous la pression de la
grève générale, le texte reprend en partie les
propositions avancées par Léon Jouhaux, le
secrétaire de la CGT.
DES REFORMES SOCIALES
D’ENVERGURE
Le contenu de l’accord comprend une
augmentation de salaires (de 7 à 15 % selon
les branches), le principe de conventions
collectives et l’élection de délégués du
personnel. Cette première partie du contenu
correspond à ce que le patronat concède à la
CGT. Il s’agit d’une négociation d’allure
classique pour mettre fin à une grève. C’est la
première fois cependant qu’une telle
négociation a lieu à l’échelle nationale et sous
l’arbitrage du chef du gouvernement. La
deuxième partie des accords est nouée entre
la CGT et le gouvernement. Celui-ci promet
de faire voter au plus vite deux lois sociales :
celle instaurant deux semaines de congés
payés et celle limitant à 40 heures sans
diminution de salaire la durée hebdomadaire
du travail. Ce sera chose faite dans les
semaines suivantes (entre le 9 et le 18 juin
1936). Les accords Matignon ont donc
représenté presque toutes les réformes
sociales du Front populaire. La réforme de la
Banque de France, la nationalisation des
industries d’armement et la création de
l’Office national du blé qui vise la
régularisation du marché et le soutien du
revenu paysan appartiennent aux réformes de
structure et concernent autant la politique
économique que le domaine social. Les
accords Matignon ont une portée symbolique
forte qui continuera d’inspirer la gauche
française jusqu’à nos jours, comme on l’a vu
avec la réforme des 35 heures. La générosité
affichée avec la hausse des salaires n’est pas
seulement une question de justice sociale et
de rattrapage du revenu. Il s’agit aussi, par le
renforcement du pouvoir d’achat des masses,
de développer une politique économique d’un
type nouveau. Le gouvernement n’attend pas
du marché un retour spontané à la croissance.
Il prend l’initiative de stimuler la
consommation et la production afin de faire
repartir à la hausse le circuit économique. Les
congés payés, doublés de la réduction du
temps de travail ne signifient pas seulement
un soulagement des peines et des fatigues
liées au travail en usine. Il s’agit aussi
d’ouvrir à tous le droit aux vacances et
l’accès à un temps de loisirs et de culture,
restés jusque-là des apanages symboliques de
la « bourgeoisie ». C’est pourquoi les images
d’ouvriers partant au bord de la mer auront
une telle importance : non pas que les milieux
populaires n’aient jamais connu la mer ou les
vacances avant 1936 mais parce que,
131
la violence, à l’intimidation et vise le renversement du régime politique. La
multiplication des occupations d’usines et de bureaux était certes une remise en
cause de la propriété privée des entreprises conçue comme un droit divin du
patron. Mais le mouvement a surtout voulu accompagner la mise en place du
gouvernement de Front populaire. Il a en quelque sorte devancé les réformes et
pris des gages sur le programme annoncé lors de la campagne électorale. Le fait
que les usines d’aviation (Bréguet au Havre, Latécoère à Toulouse et Bloch à
Courbevoie) aient été touchées les premières signifiait que les ouvriers voulaient
participer directement à la nationalisation des industries d’armement, réforme
inscrite dans le programme électoral de janvier 1936. Le mouvement social de
mai et juin marque ainsi une rupture dans l’histoire du mouvement ouvrier au
profit de la modération et de l’intégration des syndicats comme partenaires
officiels et reconnus de l’État. L’aspect le plus spectaculaire du bilan de mai et
juin 1936 est son caractère globalement pacifique : il ne débouche pas sur un
cycle d’insurrection et de répression. Le mouvement ouvrier français rompt ainsi
avec son histoire insurrectionnelle et tragique du XIXe siècle (des canuts lyonnais
en 1831 à la Commune de Paris en 1871). Le mouvement de 1936, par son
caractère pacifique et légaliste, est le fruit de la montée en puissance depuis trois
décennies des organisations syndicales. Celles-ci sont dorénavant capables
d’encadrer les grèves, de se faire les porte-parole des revendications ouvrières
auprès des pouvoirs publics et de faire cesser un mouvement dans un relatif bon
ordre. Signe de leur institutionnalisation, les syndicats sont conviés à la table de
négociations collectives où ils sont placés sur un pied d’égalité avec les
représentants du patronat et les membres du gouvernement (voir article p. 20-21).
Les syndicats, revêtus de ce rôle actif au cœur des institutions républicaines,
enregistrent, à partir de 1936, une nette progression. La CGT réunifiée voit ainsi
passer ses effectifs de 750 000 à 4 millions grâce au Front populaire. Les
manifestations et les grands défilés publics, officiellement reconnus comme
licites depuis un décret de 1935, n’ont plus le caractère de violence réelle ou de
mise en scène de « journée révolutionnaire » ; ils ont acquis un caractère collectif
de démonstration du pouvoir des masses et de leur unanimisme affiché. Ils ont
parfois un caractère de fête populaire et de réjouissance collective comme le 14
juillet 1936. D’une certaine manière, ils prennent le relais des cérémonies
publiques traditionnelles (voyages présidentiels, défilés militaires, inaugurations
des monuments aux morts).
LES NOUVELLES FORMES DE LA VIE POLITIQUE
À cette conjonction exceptionnelle du social et du politique, il faut ajouter les
conditions d’une mutation structurelle de la vie politique. Celle-ci a longtemps
été marquée par l’héritage du XIXe siècle : les députés étaient élus sur des
étiquettes assez vagues et restaient indépendants des organisations politiques.
Avec le Front populaire, au contraire, la vie politique se caractérise par la
présence de partis politiques capables d’imposer une discipline à leurs élus. Les
candidats sont choisis et présentés par le parti, ils doivent reproduire un
programme élaboré à l’avance et valable pour tout le territoire national. Ils
bénéficient aussi de la logistique militante et de l’organisation de grands meetings
qui mettent au premier plan des figures d’hommes politiques (Léon Blum,
Édouard Daladier ainsi que le jeune Maurice Thorez). Des techniques modernes
de propagande se développent par l’essor de la radio, la multiplication des tracts,
l’utilisation de voitures, de camions et de bus pour sillonner les villes, la banlieue
et les campagnes. La politisation de la France a pu atteindre un taux de
participation record de 84,3 %. Se prononçant sur un programme, les électeurs
pratiquent une démocratie moins indirecte et moins frustrante ; au lieu d’attendre
de longues discussions parlementaires qui préludent au vote des réformes, ils
peuvent espérer une exécution quasi immédiate des promesses contenues dans le
programme initial. Toutefois, la victoire du Front populaire lors des élections des
26 avril et 3 mai est en partie un trompe-l’œil. C’est plus une victoire du système
de désistements entre les trois partis (parti radical, SFIO et PC) qu’une véritable
victoire électorale auprès des Français (les Françaises ne votent pas). La gauche
enregistre un gain de seulement 300 000 voix entre 1932 et 1936. Si l’on
considère que de nombreux électeurs qui ont choisi des candidats radicaux
appartiennent en réalité à l’électorat centriste et modéré, il n’est pas du tout
évident que la gauche soit majoritaire dans le pays en 1936. La désignation du
socialiste Léon Blum à la tête du gouvernement, parce que la SFIO constitue le
groupe parlementaire le plus nombreux (146 députés socialistes contre 106
radicaux stricto sensu et 72 communistes sur un total de 618 députés), ne signifie
dorénavant, les 12 jours ouvrables par an de
congés payés constituent un droit social
reconnu par la collectivité et garanti par l’État
républicain. Les vacances ne sont plus
seulement fonction du niveau de revenus
mais une récompense accordée à tous les
travailleurs.
UNE NOUVELLE METHODOLOGIE
POLITIQUE
Au-delà du contenu des mesures, les accords
Matignon ont aussi un impact sur la méthode
de décision publique et plus généralement sur
la nature de la démocratie en France. Il y a
dorénavant un partage entre des réformes
prises au travers d’une négociation générale
entre syndicats des salariés et organisations
patronales sous l’arbitrage de l’État et des
réformes de procédé plus classique qui
continuent de passer par le Parlement et de
prendre la forme de lois (les congés payés, la
réduction du temps de travail, la réforme de
la Banque de France). Même si le circuit
politique habituel n’est pas abandonné, le
gouvernement n’est plus simplement l’arbitre
des discussions parlementaires mais aussi
celui des conflits qui opposent les forces
économiques et sociales elles-mêmes
puissamment organisées. La décision de faire
une réforme peut sortir des discussions entre
partenaires sociaux et non plus seulement de
l’enceinte du Parlement. L’hôtel Matignon,
où ont été signés les accords, est révélateur de
cette mutation. Jusqu’en 1935, le président du
Conseil (équivalent du Premier ministre, chef
de gouvernement) ne disposait d’aucun lieu
propre, d’aucun secrétariat, ni d’aucun moyen
administratif pour exercer sa tutelle et sa
coordination sur la politique
gouvernementale. Le plus souvent, il prenait
le portefeuille des Affaires étrangères, de
l’Intérieur ou de la Justice (les trois
ministères régaliens), ce qui affaiblissait sa
capacité de travail et de contrôle sur les
autres ministres. Chaque ministre et chaque
administration bénéficiaient d’une assez large
autonomie. Léon Blum fait du président du
Conseil un chef d’état-major, véritable
coordinateur du travail de tous les ministres.
En 1936, avec l’hôtel Matignon et le
secrétariat général à la présidence du Conseil,
il dispose des premiers moyens modernes
pour imposer une politique interministérielle.
DES CONSEQUENCES PROFONDES
La portée des accords Matignon sera réelle
sur les nouvelles modalités du gouvernement
démocratique après 1945. Des négociations à
l’échelle nationale pour sortir d’une crise se
reproduiront au moment de Mai 68 (accords
de Grenelle). Plus régulièrement, le ministre
de la Fonction publique, vis-à-vis des
syndicats de fonctionnaires, le ministre des
Affaires sociales, pour la consultation des
syndicats de salariés et de cadres sur les
questions de sécurité sociale, d’assurance
chômage et de politique sociale, font
132
pas que le nouveau gouvernement s’appuie sur une majorité politique solide. En
réalité, la victoire du Front populaire a masqué un chassé-croisé qui s’est opéré à
l’intérieur de la gauche. Les socialistes arrivent en tête des trois partis mais plus
en raison de l’affaiblissement des radicaux que grâce à leurs progrès véritables
(ils perdent même des voix par rapport à 1932). La SFIO ne peut donc pas
constituer un véritable parti dominant vis-à-vis de ses deux alliés. Les
communistes ont presque doublé leurs voix et forment un groupe parlementaire
de poids, mais refusent la participation au gouvernement qui s’en trouve de facto
affaibli. Enfin, les radicaux, dépouillés de leur rôle traditionnel de groupe
dominant, inquiets de la progression spectaculaire des communistes, tiennent
leurs engagements pour l’immédiat mais ne constituent pas un allié sûr, comme
on le voit dès l’automne 1936.
LES REFORMES ET LEURS ECHECS
Le gouvernement vise un double but. À court terme, il s’agit de lutter contre la
crise économique. À moyen terme, il s’agit d’intégrer les masses dans la
République. L’augmentation des salaires doit favoriser la consommation
populaire (politique dite de « reflation », contraire de la déflation) donc relancer
la production et l’emploi, réconcilier ainsi des mesures sociales avec l’efficacité
économique. Les masses doivent se sentir non plus les victimes mais les
bénéficiaires de la politique gouvernementale. Toutefois, l’application des
réformes s’avère décevante. Investisseurs et financiers n’ont pas accordé leur
confiance contrairement à ce qu’espérait Léon Blum ; des capitaux ont fui à
l’étranger, notamment en Suisse. La hausse des coûts de production et la cherté
de la vie sont venues absorber les gains de pouvoir d’achat obtenus en juin. La
dévaluation du franc annoncée le 26 septembre 1936 signe l’échec économique.
En février 1937, Léon Blum est contraint d’annoncer la « pause » des réformes
sociales. Sur le terrain, les réformes ont entraîné la fin des grèves mais la
situation est loin d’être apaisée. L’esprit réconciliateur des accords Matignon ne
dure pas. Une « guerre froide » (Antoine Prost) s’est installée entre les syndicats
ouvriers et les organisations patronales. Il ne s’agit pas d’une « revanche des
patrons », vision simplificatrice, mais plutôt d’une crise au sein du monde
patronal entre grands et petits industriels. C’est une révolte du petit patronat et
des milieux commerçants contre le grand patronat et contre le gouvernement
Blum. Né dans un espoir d’unanimisme social, le Front populaire a finalement
tourné à la recrudescence des tensions et des affrontements entre les différents
groupes sociaux.
LE TEMPS DES DIVISIONS
Mais le Front populaire restait une alliance fondamentalement fragile. Appelé à
former un gouvernement durable, capable de développer sa politique économique
et sociale sur plusieurs années, Blum ne reste au pouvoir qu’une petite année. Il
démissionne en juin 1937. Si les autres gouvernements jusqu’à l’automne 1938 se
réclament encore du Front populaire, le ressort est cassé. On retourne à
l’instabilité gouvernementale qui caractérise le régime parlementaire de la IIIe
République. C’est une déception et un échec personnel pour Léon Blum qui avait
tout fait pour organiser un type de gouvernement stable et efficace. Certes, les
divisions doivent beaucoup aux circonstances. L’imbroglio de la guerre
d’Espagne qui commence dès le mois de juillet 1936 (voir Focus) attise les
controverses. En décembre, les communistes, qui ont fait de l’intervention en
Espagne leur cheval de bataille, s’abstiennent dans un vote de politique étrangère
à la Chambre des députés et manifestent ainsi leur mécontentement à l’égard du
gouvernement. Les difficultés économiques (la dévaluation du franc, la
stagnation prolongée de la production, la hausse des prix qui annule les effets de
l’augmentation du pouvoir d’achat) refroidissent fortement l’ardeur des radicaux
sensibles aux plaintes des classes moyennes. Cependant, les divisions du Front
populaire sont aussi structurelles. Tout d’abord, la coalition gouvernementale est
fragile depuis le début en raison de la stratégie des communistes. Ceux-ci ont
choisi de soutenir le gouvernement de l’extérieur, sans y participer. Ils
nourrissent de ce fait la méfiance de leurs partenaires, socialistes et plus encore
radicaux. Petit à petit, certains députés de la majorité commencent à s’abstenir ou
à voter contre le gouvernement. Les habitudes parlementaires fondées sur la
liberté de vote individuelle des députés reprennent le dessus. En plusieurs paliers,
de l’automne 1936 au printemps 1938, on glisse d’une majorité de Front
populaire issue des urnes à une majorité de centre gauche (gouvernement
Chautemps de 1937) puis de centre droit (gouvernement Daladier-Reynaud de
1938) issue des recompositions à l’intérieur du Parlement. La logique du
désormais de la négociation collective et du
partenariat social l’un des aspects de leur
fonctionnement. Cet élargissement de la
démocratie par la consultation sociale
généralisée pose cependant des problèmes.
Pas plus que la démocratie « politique »
traditionnelle (partis politiques et assemblées
parlementaires), la démocratie « sociale »
n’est à l’abri d’une crise de représentativité.
Pour que les négociations avec les pouvoirs
publics et les décisions prises soient valables
et applicables, les organisations syndicales
comme les organisations patronales doivent
s’assurer du soutien de leur base. Celle-ci
comprend non seulement les adhérents aux
syndicats mais aussi l’ensemble des salariés
(ou l’ensemble des patrons) qui ne sont pas
syndiqués. Dans un pays comme la France,
où le taux d’adhésion aux syndicats est faible,
le risque de divorce entre les représentants et
leur base reste élevé. En ce sens, les
difficultés d’application des accords
Matignon au cours du second semestre de
1936, difficultés des syndicats vis-à-vis de
fractions plus radicales et révolutionnaires,
difficultés du patronat face au
mécontentement des petites et moyennes
entreprises, ont inauguré les difficultés
récurrentes de la négociation sociale en
France.
LA NOUVELLE METHODE DE
GOUVERNEMENT
Devant les divisions sociales, l’État est censé
jouer le rôle d’un arbitre actif et puissant. Il
ne se contente plus d’être une administration
classique qui gère les affaires « régaliennes »
(armée, police, justice) ; il s’engage
dorénavant au cœur de la vie économique et
sociale. Il développe sa capacité d’expertise
par des nouveaux moyens statistiques et par
la formation renouvelée de ses hauts
fonctionnaires (plus d’économie, moins de
droit). Le Front populaire consacre et
accélère ce mouvement : les décisions
publiques, par la loi et par l’administration
(règlements et décrets), pénètrent à l’intérieur
des usines et des bureaux. Il n’y a plus de
séparation entre la vie politique et la vie
économique comme dans le modèle libéral du
XIXe siècle. Les lieux de travail ne sont plus
considérés comme un domaine privé. Ils
deviennent des espaces publics, relevant du
droit social, pour les conditions de travail,
pour les conditions d’hygiène et pour une
grande partie de l’organisation
professionnelle. Sur le plan gouvernemental
strict, Léon Blum innove en nommant trois
femmes sous-secrétaires d’État et en
organisant son équipe à l’hôtel Matignon
autour de moyens renforcés dont le
coordinateur est Jules Moch, nommé
secrétaire général à la présidence du Conseil.
Utilisant aussi bien la tribune parlementaire
classique que le tremplin nouveau offert par
133
parlementarisme libéral a été plus forte que la modernisation de la vie politique
incarnée par les partis et un pouvoir exécutif renforcé. L’année 1938 marque
l’accélération de la crise interne des partis qui ouvre la voie à celle du régime.
S’ils ont réussi à reprendre la tête du gouvernement avec Daladier, les radicaux
sortent en réalité très affaiblis du Front populaire. Les querelles qui avaient surgi
au moment de l’adhésion en 1935, entre une aile droite et une aile avancée
représentée par Jean Zay, Pierre Cot et Pierre Mendès France, deviennent des
oppositions insurmontables. Il y a dorénavant une fraction du radicalisme passée
à droite et une fraction restée fidèle à la gauche. Les socialistes subissent un
revers plus cuisant encore. L’échec gouvernemental du Front populaire touche
directement Léon Blum ainsi que les principaux chefs de la SFIO tel Vincent
Auriol. Divisés sur le bilan du Front populaire, soumis à la surenchère des
courants révolutionnaires, les socialistes sont de surcroît divisés sur les questions
internationales, entre pacifistes intransigeants et réalistes. Les communistes
pourraient apparaître comme les bénéficiaires du Front populaire. Ils ont accru
leur audience auprès des paysans et des classes moyennes. Ils sont restés unis
malgré les aléas parlementaires et politiques. Mais, comme on le voit en 1939,
lors du Pacte germano-soviétique, ils restent fondamentalement dépendants de la
stratégie internationale du communisme décidée à Moscou. Le parti communiste
évolue par retournements successifs : considérant les socialistes comme des
traîtres dans les années 1920, il acceptait ensuite de s’allier avec eux, soutenait un
programme très modéré en 1936, puis radicalisait à nouveau son discours sur la
question de la guerre d’Espagne. Cette évolution entraîne à la fois le désarroi de
certains militants et une méfiance accrue de ses partenaires socialistes. Défiance
entre socialistes et communistes, virulence de l’anticommunisme chez de
nombreux radicaux vont rejaillir sous le gouvernement Daladier. La période a en
réalité profondément affaibli les partis, les hommes et les idées. La gauche se
présente éclatée et en partie discréditée à la veille des grandes tragédies françaises
des années 1939-1945.
UN « LIEU DE MEMOIRE »
Le bilan politique et social du Front populaire à la veille de la Seconde Guerre
mondiale est loin d’être positif. D’abord, parce que la victoire électorale de 1936,
censée ouvrir un gouvernement de législature, prêt à gouverner dans la durée (au
moins quatre années), a débouché sur une « expérience Blum » qui a duré moins
d’une année. Ensuite, parce que le bilan économique, aussi complexe soit-il,
révèle une stagnation économique de la France, un échec de la politique de
relance de la consommation et de retour à la croissance. Enfin, parce que les trois
partis politiques qui apparaissaient unis et puissants en 1936 se retrouvent en très
grande difficulté dès 1938. Avec un tel bilan, il est difficile de comprendre
comment la mémoire de cette période a pu non seulement survivre mais se
renforcer. Le Front populaire a été remémoré en fonction de contextes nouveaux
et dramatiques qui, par contraste, ont redoré son blason. Il fait figure d’âge d’or.
L’Occupation et le régime de Vichy ont ainsi contribué, bien involontairement,
au développement d’une mémoire positive. En fustigeant l’esprit du Front
populaire (qualifié d’esprit de jouissance par Pétain), en traînant en justice (le
procès de Riom) les hommes politiques jugés responsables de la défaite de 1940,
Vichy a fait du Front populaire la référence centrale de la culture politique de
gauche. À la Libération, y compris sous le Gouvernement provisoire présidé par
le général de Gaulle, une bonne partie des réformes qui avaient été envisagées
mais qui n’avaient pas eu le temps d’être votées constituèrent le programme et le
socle de la reconstruction de la France et de la rénovation de la démocratie
(nationalisations, Sécurité sociale, planification). Le Front populaire pouvait ainsi
apparaître comme le moment décisif qui avait ouvert la voie à l’ensemble du
modèle social qui a caractérisé la France depuis 1945, entre politiques
économiques d’inspiration keynésienne et développement de l’État providence.
Entretenu par la mémoire conjointe du parti communiste et du parti socialiste,
nourri aussi de publications multiples dans les années 1960 et 1970 notamment, il
fait figure de référence pour la gauche française de la seconde moitié du XXe
siècle comme l’avait été auparavant la Commune de Paris. Le Front populaire a
pu ainsi continuer de « résonner » dans les mémoires à la fois par les promesses
de grandes réformes économiques et sociales, par le rêve d’une réunification de la
gauche et par les idéaux de lutte contre le fascisme. Du point de vue de la logique
de la mémoire, il n’est donc pas erroné de dire que le Front populaire se relie aux
combats de la Résistance, aux grandes réformes de la Libération, à une partie de
l’esprit de Mai 68 et enfin aux grandes réformes des années 1981-1983. Il y a
la radio, Léon Blum ne se contente pas
d’arbitrer les discussions parlementaires ; il
prend la direction d’un pouvoir exécutif
rénové et veut s’adresser directement à la
nation.
LA NON-INTERVENTION EN ESPAGNE
La guerre d’Espagne entraîna le
gouvernement Blum dans une crise profonde.
L’aide française semblait pourtant logique :
le gouvernement républicain en Espagne,
attaqué par une rébellion militaire, incarnait
une stratégie de Front populaire. Une
intervention française pouvait constituer un
élément de lutte contre le fascisme européen.
Le gouvernement décida pourtant de ne pas
intervenir de manière directe. Sur le plan
extérieur, cette décision pouvait lui faire
perdre l’alliance avec la Grande-Bretagne,
pays hostile à toute ingérence étrangère. À
l’intérieur, l’hypothèse d’une intervention
soulevait déjà des oppositions (pour la
majorité des radicaux ainsi qu’une fraction
des socialistes). Les communistes étaient les
seuls à être unis sur une position claire (« Des
avions, des canons pour l’Espagne ! »). Au
total, la politique espagnole fut un échec.
L’accord de non-intervention entre les
puissances (août 1936) ne fut pas respecté par
l’Italie et l’Allemagne. Une partie de la droite
bascula dans un extrémisme nourri
d’anticommunisme et d’une certaine
sympathie pour le fascisme. Mais surtout le
débat sur l’intervention puis la défaite des
républicains en Espagne (1939) divisa
durablement les Français.
134
donc une victoire posthume du Front populaire qui a vu son importance croître
bien au-delà de son impact réel sur la France de 1936. La réforme des 35 heures
est la dernière manifestation en date de cet héritage. Sur un autre plan, celui des
individus et des groupes sociaux, on peut estimer que la période marque aussi un
moment privilégié où les identités à la fois professionnelles, sociales et culturelles
des milieux populaires ont définitivement basculé du négatif au positif et du
dépréciatif au revendicatif. Elles se sont en quelque sorte transformées en
identités valorisantes. C’est le thème, très présent dans les discours de l’époque,
de la dignité ouvrière, de la joie et de la fierté des milieux sociaux acteurs de la
mobilisation, des occupations et bénéficiaires des réformes sociales (congés
payés). De ce point de vue, l’identité ouvrière française s’est cristallisée à la fois
par l’action collective, par sa transcription au sein des pouvoirs publics (le fait
d’être reconnu et non plus réprimé ou toléré) et par l’accès à des pratiques
nouvelles. La « fierté » ouvrière et populaire dont parlent de nombreux témoins
peut aussi venir du fait que les militants, sympathisants et électeurs du Front
populaire ont pu avoir le sentiment de devenir les vrais défenseurs de la
démocratie, de la République et des idéaux de la France, en lieu et place des élites
défaillantes. Chaque individu n’a pas forcément eu conscience de toutes ces
dimensions de l’événement mais, si celui-ci est devenu un événement-mémoire,
c’est précisément en raison de son caractère polysémique : fierté d’une victoire
sur le terrain dans un type d’affrontement dur ouvrier/patronat ici, dignité
retrouvée plus symbolique que professionnelle ailleurs, accès à la consommation
et aux loisirs de la « bourgeoisie », sentiment de communion entre intellectuels et
militants ouvriers. Le Front populaire pour toutes ces raisons restera comme un
temps d’exception.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
S’il est indiscutable que les réformes du Front Populaire ont, à court terme,
considérablement amélioré les conditions de vie et de travail des Français, leurs
conséquences à long terme sont beaucoup moins positives. Non seulement
l’instauration des 40 heures ne fait pas reculer le chômage, mais l’inflation annule
les effets des augmentations de salaire prévues par les accords Matignon. Quant à
l’ambitieuse politique de grands travaux prévue par le programme du Front
populaire, elle est abandonnée faute de crédits suffisants, tout comme la création
d’un système de retraites. En quelques mois, l’immense espoir de 1936 auquel le
texte de Marc Bloch fait allusion est balayé et le gouvernement Blum doit revenir
à des méthodes plus classiques de lutte contre la crise. Celles-ci, comme le gel
des traitements des fonctionnaires annoncé dans le discours radiodiffusé de Blum,
dégradent à nouveau les conditions de vie du plus grand nombre mais ne
permettent pas non plus de sortir de la crise.
C’est un faisceau de raisons convergentes qui permet d’expliquer l’échec final du
Front populaire. Les réformes de 1936 ne devaient sûrement pas être faites en
même temps, mais elles n’ont certainement pas eu des effets aussi négatifs que
les adversaires du Front populaire ont bien voulu le dire. Le contexte économique
et financier a eu aussi un rôle important, mais non décisif, puisque l’on sait
aujourd’hui qu’une certaine reprise de la croissance a eu lieu pendant les mois du
Front Populaire, mais celle-ci a été ignorée faute de statistiques fiables. En fait les
raisons qui permettent le mieux d’expliquer l’échec du Front populaire sont celles
que Marc Bloch identifie en quelques lignes lucides. Les bourgeois français se
firent les adversaires impitoyables du Front populaire en voyant, ou en feignant
de voir, dans un gouvernement très modestement réformateur l’annonce d’une
révolution communiste imminente. Mais les partisans du Front populaire ne
furent pas plus heureux lorsqu’ils préférèrent étaler leurs divisions et jouer contre
leur propre camp, plutôt que de tenir les engagements pris lors de la formation du
Rassemblement populaire.
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
135
HC – Les régimes totalitaires dans les années 1930
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
Sur les totalitarismes, outre les caractères communs aux régimes totalitaires, en
quoi le stalinisme est-il différent des totalitarismes fasciste et nazi ? etc.
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
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présent», 450 p. (dont P. Burrin, « La violence congénitale du nazisme », in H. Rousso (dir.), Stalinisme et nazisme. Histoire et
mémoire, pp. 129-142 et K. Pomian, «Post-scriptum sur la notion de totalitarisme et sur celle de régime communiste », pp. 371382).
Nazisme et Communisme, deux régimes dans le siècle (présenté par Ferro Marc), Hachette Littératures, (1999) 2005, coll.
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M.CHOLOKHOV, Le Don paisible (Folio). L’épopée de la collectivisation vue par un écrivain proche du régime, mais
suffisamment lucide pour dénoncer, entre les lignes, l’extraordinaire violence faite aux paysans.
Merle Fainsod, Smolensk à l’heure de Staline, 1967 (les célèbres « archives de Smolensk », saisies par les Allemands en 1941 et
récupérées par les Américains au lendemain de la guerre. Présente les abus de la collectivisation forcée en 1930).
Ouverture pour les élèves
Zangrandi Ruggero, Le Long Voyage à travers le fascisme, Robert Laffont (le témoignage de Ruggero Zangrandi, jeune « fasciste
de gauche », montre l’enthousiasme de la jeunesse fasciste).
Scola Ettore, Une journée particulière, 1977 (ce film associant images d’archives et images de fiction évoque la société fasciste
après 1936).
137
Risi Dino, La Marche sur Rome, 1962 (ce film permet de montrer le profil des premiers fascistes – anciens combattants unis par
une solidarité de corps, marginaux –, les raisons de leur engagement – opportunisme ou au contraire engagement politique réel. Ce
film permet également de mettre en évidence les liens étroits qui unissent le fascisme et les élites italiennes – élites traditionnelles
ou nouvelles).
Rosi Francesco, Le Christ s’est arrêté à Eboli, 1979 (ce film est une adaptation cinématographique de l’oeuvre autobiographique
de Carlo Levi, dont un extrait mériterait d’être lu – par exemple, pour montrer la faible pénétration du fascisme dans les parties
isolées de l’Italie rurale).
Documentation Photographique et diapos :
Van Regemorter Jean-Louis, «Le stalinisme», La Documentation photographique, n° 8003, La Documentation française, juin
1998.
Musiedlak Jacqueline et Musiedlak Didier, « Les totalitarismes : fascisme et nazisme», La Documentation photographique, n°
7037, La Documentation française, octobre 1996.
Revues :
Dans la revue L’Histoire :
« Nazisme et communisme : la comparaison interdite », Furet (F.), n° 186, mars 1995
« Hitler-Staline, la comparaison est-elle justifiée ? », Burrin (P.), n° 205, octobre 1996
« Les crimes du communisme », numéro spécial, n° 247, octobre 2000 dont Stéphane Courtois, « Cent millions de morts ? Le
bilan d’une tragédie », pp. 36-45 et N. Werth, « Déportations, Goulag, famines… L’URSS ou le règne de la terreur », pp. 54-59.
« Le siècle communiste », numéro spécial, n° 223, juillet 1998
N. Werth, « Goulag : les vrais chiffres », L’Histoire, n° 169, septembre 1993, pp. 38-51.
Th. Serrier, « Günter Grass ou le cauchemar allemand », L’histoire n° 314, novembre 2006, pp. 28-29. (dans son autobiographie
en 2006, ce prix Nobel de littérature, grande figure morale de l’Allemagne d’après-guerre qui a toujours dénoncé le passé nazi de
l’Allemagne avoue en effet qu’il a servi, quelques mois durant, dans la Waffen SS à l’âge de 17 ans, le régime nazi ayant su
susciter l’enthousiasme des jeunes gens puisqu’il n’est ici jamais question de terreur).
« Hitler, portrait historique d’un monstre », in L’Histoire, n° 230, mars 1999.
« Hitler, le nazisme et les Allemands », Les Collections de L’Histoire, n° 18, janvier 2003 : dossiers complets ainsi qu’une
importante bibliographie.
« L’Allemagne de Hitler », L’Histoire, n° spécial janvier 1989, réédité en coll. « Points Histoire», Seuil, Paris 1992.
« Les fascismes », in L’Histoire, n° 235, septembre 1999 : dossier complet ainsi qu’une importante bibliographie.
Catherine Brice, «Croire, obéir, combattre. La religion fasciste » in L’Histoire, n° 264, avril 2002.
La propagande, TDC, N° 889, du 1er au 15 février 2005
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Comment expliquer l’adhésion massive des peuples aux régimes totalitaires ? En
quoi la Première Guerre mondiale a-t-elle favorisé la naissance des régimes
totalitaires ?
Traumatisés par la guerre ou menacés par la misère à cause des crises
économiques et sociales qui se succèdent, ou encore déboussolés par une société
industrielle qui lamine les hommes, les peuples se tournent plus ou moins
spontanément vers des hommes providentiels et des régimes qui leur assurent du
travail, rétablissent l’ordre et les mobilisent autour d’une grande cause nationale.
Les historiens marxistes analysent le développement des fascismes comme étant
le seul moyen pour les capitalistes de surmonter la crise économique (le
capitalisme libéral ayant montré ses limites) et d’abattre les communistes, qui
considèrent le capitalisme comme grand responsable de la crise économique. La
peur des possédants face au danger communiste a contribué au succès de ces
partis par leur financement et leur soutien. Ils espèrent une réorganisation des
structures économiques et la paix sociale. Cette explication est remise en cause
aujourd’hui, et on insiste davantage sur la brutalisation des sociétés par la guerre
et la mentalité des masses. De nombreux historiens, comme Georges Mosse,
voient la genèse des régimes totalitaires dans la « brutalisation » issue de la
Première Guerre mondiale et du poids qu’ont pris les masses populaires. De la
guerre naît une forme de brutalisation de la vie politique qui marque l’entre-deuxguerres. Le totalitarisme est à comprendre dans cette perspective. Enzo Traverso
écrit : « La diffusion du totalitarisme témoigne du sentiment dominant de vivre
dans un paysage de rochers monolithiques et instables qui menaçaient d’écraser
la société et dont le risque de collision était permanent. » C’est à la fois cette
fragilité du contexte européen, l’avènement, entre brutalité et légalité, totalement
déroutant pour les contemporains victimes ou spectateurs des expériences
totalitaires, ainsi que l’ébranlement profond et la manipulation des principes
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
BO 1ere : « Les totalitarismes.
On étudie les caractères spécifiques de
chacun des totalitarismes (fascisme, nazisme,
stalinisme) et on examine comment, à partir
de fondements et d’objectifs différents, ils ont
utilisé des pratiques qui mettent l’homme et
la société au service d’une idéologie d’État.
Ce travail débouche sur une réflexion sur le
totalitarisme. »
BO 1ère STG : « Les totalitarismes contre
les démocraties.
On oppose les idées-forces des totalitarismes
(Allemagne nazie et URSS stalinienne) et des
démocraties, à travers leurs fondements, leurs
objectifs, leur fonctionnement. »
Les programmes actuels de 3e évoquent le
totalitarisme (« 1914-1945 : guerres,
démocratie, totalitarisme » ; ce dernier mot
au singulier alors qu’en 1ere : « Guerres,
démocraties et totalitarismes (1914-1945) »)
mais séparent « L’URSS de Staline » et « Les
crises des années 1930, à partir des exemples
de la France et de l’Allemagne ».
BO futur 3e : « Les régimes totalitaires sont
138
démocratiques qu’il s’agit de comprendre. Le contexte européen produit trois
formes de régimes autoritaires qui mettent plus ou moins de temps pour se mettre
en place, mais qui sont tous une négation de la démocratie et du libéralisme, ainsi
qu’une rupture avec le cheminement politique européen entamé par les États
nations naissant au XIXe siècle.
Le totalitarisme est au coeur d’un débat intellectuel de grande ampleur, qui
remonte aux années 1920, débat qui connut une particulière intensité dans le
contexte de la guerre froide, avant de s’atténuer quelque peu, puis de faire un
retour en force dans les années 1990 depuis la chute de l’empire soviétique et la
réunification allemande. Le débat porte sur deux points principaux :
– le concept de totalitarisme apporte-t-il quelque chose de plus que n’apporterait
pas le vocabulaire traditionnel, autour des mots dictature, tyrannie, autoritarisme
?
– l’utilisation du mot est en soi une interprétation, une prise de position
historique. Peut-on l’utiliser hors de tout jugement de valeur ? Parler de
totalitarisme, c’est en effet postuler que les régimes mussolinien, hitlérien et
stalinien (voire « communiste » en y incluant la Chine de Mao, le Cambodge de
Pol Pot et sans doute quelques autres) ont des points communs plus nombreux et
plus importants que leurs différences. Peut-on faire un usage scientifique de ce
concept ? Peut-il rendre compte de ce qu’ont été les tragédies du siècle passé ?
Comment définir la notion de totalitarisme, qui s’inscrit dès le départ comme
l’antithèse de la démocratie libérale ? Comment glisse-t-on de la dictature
au totalitarisme ? Doit-on parler du totalitarisme (c’est-à-dire rester au niveau du
concept, identique pour toutes les situations) ou parler des totalitarismes, le
fascisme, le nazisme et le stalinisme, en considérant qu’au-delà des
ressemblances, les trois régimes conservent leurs spécificités ? Malgré sa forte
valeur heuristique, le concept comparant des idéologies opposées suscite toujours
des réserves parmi les philosophes, les sociologues et les historiens.
Le pivot de ce modèle politique qu’est le totalitarisme réside dans l’implacable
volonté pour des régimes d’atteindre un objectif idéologique (différents selon les
régimes) par tous les moyens, sans contestation possible des objectifs et des
méthodes. Si la notion de totalitarisme fait problème en tant que concept
longuement façonné (voir le recueil indispensable de Traverso), puis discuté et
enfin instrumentalisé, ce concept reste pour autant opératoire pour analyser le
fascisme italien, le nazisme et le stalinisme.
Sont présentés et questionnés les instruments qui permettent de comprendre
précisément ce qu’il y a de totalisant dans ces régimes : fusion forcée entre
l’individuel et le collectif, manipulation, encadrement, surveillance des masses et
terreur généralisée à toutes les échelles et dans toute la société. Il est important de
travailler au plus près des sources contemporaines de ces régimes afin de
comprendre les méthodes mises en place en Italie, en Allemagne et en URSS non
seulement pour faire durer ces régimes, mais surtout pour séduire et terroriser les
sociétés. La très grande proximité entre ces méthodes, malgré des objectifs
idéologiques très différents, est à elles seules la preuve que l’analyse comparative
entre ces régimes est essentielle pour les comprendre dans leur ensemble et dans
leur singularité.
En quoi le totalitarisme nazi se distingue-t-il fondamentalement du communisme
soviétique et du fascisme italien ?
Il faudra insister sur la conception raciale de l’État nazi. Seule l’Allemagne
pousse la logique totalitaire jusqu’à développer une idéologie qui prévoit la
domination d’une race sur les autres et l’extermination d’une race.
fondés sur des projets de nature différente. Ils
s’appuient sur l’adhésion d’une partie des
populations. Ils mettent en oeuvre des
pratiques fondées sur la violence pour
éliminer les oppositions et uniformiser leur
société.
Le régime soviétique
Le régime communiste, fondé par Lénine,
veut créer une société sans classes dominée
par le parti communiste, et exporter la
révolution (IIIe Internationale). On montre
comment Lénine a mis en place les
principales composantes du régime
soviétique. Staline instaure une économie
étatisée et un contrôle de la population par la
propagande et la terreur de masse. L’étude du
stalinisme prend appui sur la collectivisation
des terres, la dékoulakisation et la grande
terreur.
Le régime nazi
En 1933, Hitler arrive au pouvoir en
Allemagne. Antisémite, raciste et
nationaliste, le nazisme veut établir la
domination du peuple allemand sur un large «
espace vital ». Le régime se caractérise par la
suppression des libertés, l’omniprésence de la
police et du parti unique, la terreur, une
économie orientée vers la guerre. L’étude met
en relation l’idéologie et les pratiques du
régime nazi dans un processus de nazification
de la société.
Connaître et utiliser les repères suivants :
- Staline au pouvoir : 1924-1953
- La « grande terreur » stalinienne : 19371938
- Hitler au pouvoir : 1933-1945
- Les lois de Nuremberg : 1935
Raconter et expliquer
- La mise en place du pouvoir soviétique par
Lénine
- La stalinisation de l’URSS
- La mise en place du pouvoir nazi
Caractériser chacun des régimes totalitaires
étudiés »
L’ouverture des archives au milieu des années 1990 a permis aux historiens de
renouveler l’approche de l’étude du stalinisme. Les travaux de Nicolas Werth,
notamment, apportent de nouveaux éclairages sur la nature du régime dans les
années 1930, les rapports entre l’État et la société soviétique et leurs interactions.
Ils ont montré que bien des aspects de la dictature stalinienne étaient déjà
apparents sous Lénine : toute-puissance de la police politique, existence des
camps de concentration, aliénation de la classe ouvrière astreinte au travail
obligatoire, disparition de toute démocratie dans le Parti. Néanmoins, le régime
totalitaire établi par Staline bouleverse de façon profonde la société et l’économie
russes, et personnalise le pouvoir au point d’en changer la nature.
La prise du pouvoir par les nazis et l’installation de la dictature s’inscrivent dans
un climat politique et social particulièrement violent marqué par le traumatisme
139
de la guerre et de la défaite, par la multiplicité de la crise que connaît
l’Allemagne et plus largement par le contexte mental hérité du XIXe et du début
du XXe siècle. Cette violence est mise en exergue par la recherche historique de
ces dernières années qui s’intéresse aux actes du nazisme et à la façon dont ce
régime est entré en interaction avec les sociétés qu’il cherchait à transformer,
illustrant ainsi les mécanismes de la domination totalitaire.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
La démarche classique consiste, dans un premier temps, à s’attacher à l’étude des
caractères spécifiques de chacun des totalitarismes. On insiste sur le nationalisme
tinté de références à une grandeur passée pour le fascisme, sur la conception
raciale de l’État pour le nazisme et sur la dictature du prolétariat pour l’URSS.
Par la suite, on tente de dégager des points communs (culte de la personnalité,
usage de la terreur, volonté de contrôler la société pour faire naître un homme
nouveau), comme y incitent l’historiographie récente. La synthèse finale
débouche sur une tentative de définition du totalitarisme (lecture d’extraits du
précieux ouvrage d’Hannah Arendt...).
Malgré les réserves que le concept de totalitarisme appelle, on peut aussi jouer
vraiment le jeu de la comparaison et mener de front l’étude des trois régimes,
avec le souci de faire apparaître à la fois leurs similitudes (une réelle parenté
idéologique en raison de leur commune détestation de la démocratie libérale, une
pratique du pouvoir qui repose sur l’encadrement de l’individu et l’omniprésence
de la propagande, le culte du chef et, surtout, sur le règne de la violence…), mais
aussi des différences substantielles, en termes de projet bien sûr, mais aussi, plus
subtilement, dans le rapport à la société, le degré d’atomisation ayant été très
inégal dans les trois pays.
Il s’agit de présenter :
- la question de l’arrivée au pouvoir de ces régimes. Cette approche, souvent
éludée dans les ouvrages qui privilégient la domination totalitaire et les formes
nouvelles du pouvoir qui l’accompagnent, s’avère pourtant indispensable pour
comprendre, en historien, le phénomène totalitaire. On s’efforcera de faire la part
de ses origines européennes et, en particulier, du rôle de la guerre comme matrice
commune de ses régimes, mais aussi des circonstances nationales qui ont donné à
ses différents régimes leurs traits spécifiques. On veillera à accorder aux années
Weimar qui conjuguent bouillonnement culturel et crise politique endémique,
comme à l’expérience de la NEP, la place qu’elles méritent dans l’histoire
respective de ces pays.
- la question des fondements idéologiques : on doit avoir le souci de rendre
compte de la logique propre du modèle totalitaire, mais aussi de ses limites. Un
régime totalitaire repose sur un projet qui veut transformer la société au nom
d’une idéologie. C’est l’État, reposant sur la toute-puissance du chef et du parti
unique, qui le met en oeuvre, au nom de la collectivité et au détriment de
l’individu. Ces deux principes sont à la base du concept totalitaire. Mais
fascisme, nazisme et stalinisme ne reposent pas sur les mêmes idées. Chaque
système a une autre vision de la société qui ne relève pas du tout de la même
conception de l’humanité. Mais les bases idéologiques sont fondamentalement
différentes, surtout entre nazisme et fascisme d’une part et stalinisme d’autre part.
Les deux premières idéologies nient les droits de l’homme les plus
fondamentaux, en particulier l’égalité des hommes (politique raciale d’Hitler),
alors que le marxisme, base idéologique du communisme stalinien, fait de
l’égalité son principe fondamental (même s’il n’est pas respecté dans les faits,
avec l’hégémonie de la classe ouvrière et la naissance d’une nomenklatura).
L’étude du racisme hitlérien permet de mettre en relief la grande spécificité du
nazisme, son idéologie obsessionnellement purificatrice et exterminatrice.
- la question de l’État totalitaire, qui est centrale. Dans un domaine où la
comparaison « morphologique » apparaît facile (parti unique, culte du chef,
mobilisation de l’économie, terreur de masse…), une approche un peu fine, en
particulier si elle s’appuie sur des documents, met en relief les différences, qu’il
s’agisse du rôle du parti, beaucoup plus net en URSS (toutes les décisions sont
prises au sein du Politburo, les choix économiques sont avalisés par les congrès
du PCUS), du culte de la personnalité (Staline n’a pas la personnalité
charismatique de Hitler) ou de l’encadrement de l’économie (en Allemagne et en
Italie, les grands groupes industriels sont associés à la politique économique,
Accompagnement 3e : « 1914-1945, guerres,
démocratie et totalitarisme. Cette période est
marquée par deux guerres mondiales et par la
montée du totalitarisme dans le monde. Mais
la démocratie résiste et, en 1945, le
totalitarisme nazi est vaincu. Cette défaite
est-elle pour autant une victoire de la
démocratie ? La présence de l’URSS
stalinienne dans le camp des vainqueurs rend
cette question pertinente, d’autant plus que,
bientôt, dans le cadre de leur affrontement
avec le monde communiste, les États-Unis
n’hésitent pas à soutenir des dictatures. Les
rapports entre guerre, démocratie et
totalitarisme sont donc bien le fil conducteur
de cette période.
L’URSS de Staline
L’histoire chronologique « classique » de
l’Union soviétique a montré ses limites.
Comment est-on passé de la grande espérance
de 1917 à la construction d’un type de régime
totalitaire ? C’est la question majeure qui
centre l’étude sur cette construction. Le choix
de la collectivisation forcée et de la
planification impérative (qui permet
l’industrialisation du pays et de grandes
mutations sociales et culturelles) débouche
sur la mise au pas d’une paysannerie
réticente, sur un durcissement des contraintes
de travail jusqu’à la forme extrême de
l’exploitation de la main d’oeuvre au sein du
Goulag, sur un encadrement de l’individu et
de la société par le parti unique, sa
propagande et sa police politique. On peut
rappeler que, si les grandes purges de 19361938 ont été spectaculaires parce qu’elles ont
frappé de vieux bolcheviks et des
intellectuels, la répression massive contre la
paysannerie a été plus meurtrière mais s’est
faite à bas bruit (les paysans « dékoulakisés »
n’ont pas pu décrire leur martyre). Sur tous
ces points, l’ouverture récente des archives
soviétiques a permis d’ouvrir de nouveaux
chantiers historiographiques.
L’Allemagne, pays qui sombre dans la
dictature.
Cet exemple permet de montrer ce qu’ont été
les crises des années 30 en Europe. Les
aspects économiques, sociaux, politiques et
culturels de ces crises sont interdépendants :
il faut expliquer, par exemple, les effets de la
montée du chômage et de la misère en
Allemagne (6 millions de chômeurs au début
de 1933, soit 33 % de la population active)
dans la crise politique qui amène Hitler au
140
alors qu’en URSS, les cadres dirigeants des entreprises sont en général les
premières victimes des purges qui sanctionnent les échecs du volontarisme
stalinien). L’étude de l’État SS permet de montrer comment une institution de
droit privé en arrive à se substituer à l’État, exerçant en son nom des missions
régaliennes essentielles (police, armée ou enseignement) alors même qu’elle se
voit assigner le rôle de gardien de l’idéologie et de défenseur des valeurs
aryennes. L’étude de la question de la collectivisation et du Goulag ser à montrer
qu’en URSS l’extension de la terreur est très largement la conséquence du mépris
du réel et de l’utopie sociale dont les paysans ont été les premières victimes.
- la question de l’homme nouveau que les totalitarismes ont voulu forger. On
s’emploiera à distinguer, les méthodes et la politique culturelle, avant de
s’interroger sur les résultats et sur les transformations sociales qui ont
accompagné les révolutions politiques. Dans ce domaine, les méthodes sont
comparables, mais les résultats diffèrent sensiblement : qu’il s’agisse du bilan
artistique (beaucoup plus pauvre en Allemagne qu’en Italie ou qu’en URSS) ou
social, on ne peut guère établir de comparaison probante entre des régimes
fascistes, au sens large, qui ont plutôt bloqué toute transformation sociale
(Allemagne et Italie) et un régime soviétique qui a connu une modernisation « au
forceps » de l’économie et de la société.
- la question de la politique extérieure de ces régimes. Le nationalisme agressif
des fascismes, obsédés par l’idée de redessiner les frontières européennes,
s’oppose à un discours internationaliste et pacifiste, même si celui-ci est dévoyé.
La plupart des spécialistes pensent aujourd’hui que l’URSS a mené une politique
de puissance classique qui s’explique dans une large mesure par le passé russe.
pouvoir, comment cette crise débouche sur un
totalitarisme fondé sur le mythe de la race
pure et l’expansion guerrière.
On peut opérer un rapprochement, autour du
thème du totalitarisme, entre l’étude de
l’URSS stalinienne et celle de l’Allemagne
nazie. Il s’agit de faire réfléchir les élèves sur
ces deux grands types de totalitarisme, les
modalités de leur mise en place, leurs buts et
leurs pratiques. Dans la quatrième partie, un
rapprochement avec la politique
d’extermination des Juifs et des Tziganes
permet de bien montrer que comparaison ne
signifie pas identification et que cette
politique d’extermination est une sinistre
singularité du totalitarisme nazi. Comme l’a
montré H. Arendt, le concept de totalitarisme
ne vise pas à banaliser le nazisme mais à
souligner le caractère criminel du stalinisme.
»
I. Histoire d’une notion
Le mot apparaît dès les années 1920 sous la plume des antifascistes italiens. Luigi
Sturzo, le dirigeant du Parti Populaire Italien, donne ainsi une interprétation «
totalitarienne » de la marche sur Rome, avant de souligner très précocement
l’identité du bolchevisme et du fascisme, également destructeurs de tout
pluralisme économique et social. Mussolini le revendique ensuite et Giovanni
Gentile, le penseur officiel du fascisme, le développe dans son ouvrage La
doctrine du fascisme en 1932. Le mot gagne ensuite l’Allemagne, avec par
exemple Carl Schmitt, adepte de l’État total. Ce sont Mussolini et Hitler euxmêmes qui ont utilisé le terme de « totalitaire ». Pour Mussolini, le concept de
totalitarisme se retrouve dans la notion d’État qui domine et absorbe tous les
individus, pour ne former qu’un tout. On retrouve la même conception dans
l’ouvrage idéologique d’Hitler, Mein Kampf, qu’il dicte à son secrétaire Rudolf
Hess durant son emprisonnement en 1924-1925, suite à sa tentative de putsch à
Munich en novembre 1923. Dès l’entre-deux-guerres, des intellectuels, comme
l’écrivain allemand Thomas Mann ou Boris Souvarine, utilisent le terme pour
désigner les deux systèmes qui se veulent des antithèses de la démocratie libérale.
En 1939, le pacte germano-soviétique semble d’ailleurs apporter la preuve non
seulement de leur complicité, mais de leur parenté.
Toutefois, le concept connaît ensuite une assez longue éclipse : la constitution de
la Grande Alliance en 1941 et la lutte anti-fasciste des résistants communistes
entraînent sa mise en sommeil ; avec l’agression nazie contre l’URSS, il existe
même un courant de soviétophilie dans les démocraties qui va bien au-delà de
l’adhésion au combat communiste.
La formulation théorique se fait avec la guerre froide, sous la plume de
philosophes et de sociologues, souvent originaires d’Allemagne et acceptant la
légitimité des valeurs de la « démocratie libérale occidentale ». À la suite des
travaux d’Hannah Arendt, la comparaison entre les deux systèmes fait l’objet
d’une modélisation, et parfois même d’un amalgame chez les intellectuels
anticommunistes. En revanche, le sujet est totalement tabou dans l’autre camp et
ne souffre aucune discussion possible.
• Hannah Arendt (Les origines du totalitarisme, 1951. Le troisième tome est
consacré au Système totalitaire), considère que le mode de domination totalitaire
a une « essence » : la terreur (« Le totalitarisme ne tend pas vers un régime
despotique sur les hommes, mais vers un régime dans lequel les hommes sont de
trop »). Elle s’intéresse moins aux causes et à l’idéologie qu’aux modalités de la
domination. Celle-ci est exercée par un parti unique seul détenteur du sens de
l’Histoire, disposant d’un contrôle absolu grâce à de nouvelles techniques de
mobilisation idéologique et à un niveau de terreur sans précédent ; cette
domination ne s’exerce pas sur une société constituée, mais sur des masses
L’Europe politique à la fin des années 1930
La carte permet de mesurer l’extension des
régimes autoritaires et fascistes. Remarquer
l’isolement de la Tchécoslovaquie en 1938
(le seul pays d’Europe centrale à être resté
une démocratie libérale). Bon nombre de ces
régimes sont davantage des dictatures que des
régimes fascistes ou nazis. On soulignera la
présence dans ces pays de groupes fascistes
ou fascisants (« Croix fléchées » en Hongrie,
« Mouvement national social » en Bulgarie, «
Garde de fer » en Roumanie, « Oustachis »
croates et « Zbor » serbes en Yougoslavie, «
parti allemand des Sudètes » en
Tchécoslovaquie, « Heimwehr » en Autriche,
« Falaga » en Pologne, « Union des
combattants de la liberté » en Estonie, «
Croix de tonnerre » en Lettonie, «
Syndicalisme national » au Portugal, «
Phalange » en Espagne). Des groupes
fascistes sont apparus dans les démocraties
occidentales, « Francisme » en France, « Rex
» en Belgique, « Mouvement nationalsocialiste » aux Pays-Bas, « British Union of
Fascists » au Royaume-Uni, « Chemises
bleues » en Irlande.
Socle : Ajout aux repères
« 1936-1938 : Procès de Moscou et « Grande
Terreur » en URSS (800 000 morts). »
La philosophe Hannah Arendt (1906-1975)
En 1951, elle définit la terreur comme
essence même du système totalitaire. Cette «
Juive allemande chassée par les nazis » a
quitté son pays en 1933 pour se réfugier aux
États-Unis. Son oeuvre s’inscrit dans la
guerre froide qui oppose les Etats-Unis à
l’URSS, ce qui la mène à un certain
amalgame entre nazisme et stalinisme. Cette
position d’uniformisation du concept lance en
fait un débat : doit-on parler du totalitarisme
(nazisme et stalinisme sont de même nature)
ou des totalitarismes (ils ne sont pas
141
atomisées.
• le politologue américain d’origine allemande, Carl Friedrich (1901-1984), et le
politologue américain d’origine polonaise Zbiniew Brzezinski (né en 1928)
définissent le totalitarisme comme un « système » et un syndrome, identifiable
par un certain nombre de caractéristiques. Carl Friedrich, professeur à Harvard,
élabore un modèle complexe combinant six facteurs constamment repris par la
suite : un parti de masse unique dirigé par un chef charismatique et soumettant
l’État ; une idéologie globalisante et contraignante ; un appareil de terreur policier
omniprésent ; un système de contrôle de l’économie ; le monopole des moyens de
communication ; le monopole des instruments de violence. Il insiste, avec
Zbigniew Brzezinski, sur l’importance de la modernité technologique dans
l’efficacité totalitaire (Totalitarism, Dictatorship and autocraty ou Les
Caractéristiques générales
de la dictature totalitaire, 1956).
• Raymond Aron est un relais de cette pensée en France (Démocratie et
totalitarisme, 1965). Mais, avec lui, s’opère un retour à l’histoire. Non seulement,
les différences de nature entre les dictatures lui paraissent incontestables, mais il
y a pour lui un « moment » totalitaire. Certaines circonstances en ont favorisé
l’avènement, d’autres en favoriseront la disparition. Raymond Aron fut l’un des
premiers intellectuels, en France à identifier historiquement et à dénoncer
politiquement le totalitarisme, qu’il soit fasciste et nazi oucommuniste. Pour cette
raison, il fut vivement critiqué par la pensée dominante, majoritairement
procommuniste dans l’après-guerre. Dans les années 1960-1970, l’axiome
dominant était « Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Et
dans le débat intellectuel Sartre-Aron, c’est ce dernier qui était dans le vrai,
notamment à propos des régimes communistes. Comme le souligne Jean-François
Sirinelli : « Quand Aron et ses amis se réclamaient de la “conscience
universelle”, Sartre et les siens parlaient au nom du “socialisme”» (J.-F. Sirinelli,
Sartre et Aron, deux intellectuels dans le siècle, rééd. coll. « Pluriel », Hachette
littératures, 1999 p. 315).
À l’heure des crises coloniales, de la contestation de la société de consommation
et de « l’impérialisme » yankee, le concept connaît une éclipse durable, mais il
est relancé au début des années 1970 avec la publication de L’Archipel du goulag
de Soljenitsyne en 1974 et la mobilisation autour des dissidents, en particulier en
France où d’anciens « gauchistes » (A. Glucksman, B.-H. Lévy) deviennent des
pourfendeurs du marxisme, rejoignant les pionniers du combat antitotalitaire
comme Claude Lefort ou Cornelius Castoriadis.
Avec la chute du Mur puis l’effondrement de l’URSS, la comparaison du nazisme
et du stalinisme (voire du communisme) est au coeur du débat. En 1986, la «
querelle des historiens » (Historikerstreit) éclate en Allemagne auteur des thèses
d’Ernst Nolte, auteur d’un article polémique dans la Frankfurter AZ, « Un passé
qui ne veut pas passer ». Ses thèses, peu à peu systématisées, tendent à renverser
le rapport généalogique entre bolchevisme et fascisme : Nolte suggère
qu’Auschwitz n’est qu’une imitation, une réponse au Goulag.
François Furet, dans son ouvrage Le Passé d’une illusion, paru en 1995, relance
le débat après l’effondrement de l’URSS et de son système en 1991. « On peut
partir d’un constat devenu classique : le bolchevisme stalinisé et le nationalsocialisme constituent les deux exemples des régimes totalitaires du XXe siècle.
Non seulement ils sont comparables, mais ils forment en quelque sorte à eux deux
une catégorie politique qui a gardé droit de cité depuis Hannah Arendt. J’entends
bien que l’acceptation n’est pas universelle, mais je ne vois pas qu’il ait été
proposé de concept plus opératoire pour définir des régimes où une société
atomisée, faite d’individus systématiquement privés de liens politiques, est
soumise au pouvoir “total” d’un parti idéologique et de son chef. Comme il s’agit
d’un idéal type, l’idée n’entraîne pas que ces régimes soient identiques ou même
comparables sous tous les rapports... Mais il n’empêche que les deux régimes, et
eux seuls, ont en commun d’avoir mis en oeuvre la destruction de l’ordre civil par
la soumission absolue des individus à l’idéologie et à la terreur du Parti-État.
Dans les deux cas, la mythologie de l’unité du peuple dans et par le Parti-État,
sous la conduite du Guide infaillible, a fait des millions de victimes et présidé à
un désastre si complet qu’elle a brisé l’histoire des deux nations. »
Alors que les prises de position de Nolte suscitent une levée de boucliers,
François Furet accepte de dialoguer avec lui (Fascisme et communisme, 1998).
Leur correspondance fait apparaître un certain nombre de points d’accord : il y a
bien un rapport dialectique entre bolchevisme et fascisme et les deux systèmes
comparables) ?
Hannah Arendt dénonce l’atomisation de la
société, et en particulier la dilution des liens
sociaux provoquée par l’industrialisation,
l’urbanisation et la modernisation des
sociétés. Isolés, les individus se rassemblent
autour des nationalismes ou doctrines
totalitaires.
L’historien Krzysztof Pomian nuance et
précise la définition dans un article resté
fondamental : « Qu’est-ce que le totalitarisme
? » (extrait de Vingtième siècle n° 47, juilletseptembre 1995. Cet article est réédité dans
l’ouvrage de Marc Ferro cité plus haut). Il
reconnaît aux trois totalitarismes un concept
de base commun, en dégageant des caractères
semblables, et souligne que cela relève d’une
situation sans précédent, propre au XXe
siècle. Dans un autre passage de l’article, il
insiste en revanche sur les différences entre
les trois systèmes, dégageant des
particularités qui les distinguent nettement,
comme par exemple le contexte, l’attitude
face à la guerre et au nationalisme, la
dimension du chef, la politique culturelle et
surtout la volonté de génocide qui fait la
particularité unique du nazisme.
Hitler- Staline : la comparaison est-elle
justifiée ?
Philippe Burrin, professeur d’histoire des
relations internationale à Genève, spécialiste
de la question, propose un travail de
comparaison :
« Légitime et utile, une recherche en parenté
ne doit pas se laisser arrêter d’emblée par
l’existence de différences, comme
l’opposition des idéologies et la divergence
des politiques. À l’évidence, le communisme
est une révolution sociale menée au nom
d’une idéologie rationaliste, matérialiste et
universaliste, et le nazisme une révolution
politique appuyée sur des élites
conservatrices et fondée sur l’exaltation de
l’instinct et de la race. Il n’en demeure pas
moins possible de déceler dans les structures
de ces régimes certaines similitudes.
1°/ Ces régimes sont dominés par des chefs
suprêmes [...]
2°/ Ils imposent à la société une idéologie qui
doit organiser sa vie entière [...]
3°/ Ils ouvrent tout grand le champ à l’action
d’un parti unique [...]
4°/ Ils accordent une importance essentielle à
la mobilisation des masses [...]
Que l’on insiste sur les similitudes dans la
configuration des régimes ou sur l’ambition
de domination totale qui les anime, il est
raisonnable d’admettre qu’on a affaire à un
type de pouvoir qui se distingue des
dictatures militaires ou des régimes
autoritaires traditionnels. [...] Cette parenté
limitée, mais reconnaissable, laisse intactes,
faut-il le souligner, des spécificités...
142
développent ensemble de manière radicale deux antithèses du libéralisme. La
guerre de 1914-1918 a été le creuset des totalitarismes, du fait de
l’ensauvagement (la « brutalisation » de George Mosse), par exemple en Russie
soviétique avec l’enchaînement guerre, guerre civile, famine…
François Furet devait préfacer le Livre Noir du Communisme (1997). En raison
de sa disparition, il est remplacé par Stéphane Courtois. Celui-ci veut en faire un
« Nuremberg du communisme » et, à l’insu des auteurs (Nicolas Werth, JeanLouis Margolin, Jean-Louis Panné…), encadre l’ouvrage après coup de deux
contributions « théoriques » (« les crimes du communisme, pourquoi ? ») qui se
livrent à une comptabilité macabre du nombre des morts provoquées par le
nazisme et le communisme, pour montrer que celui-ci est infiniment plus
criminogène et qu’il l’est massivement mais aussi intrinsèquement et
universellement… oubliant que les premiers sont concentrés dans l’espace et dans
le temps en quelques années (1942-1945), alors qu’il y a une dilatation
temporelle du communisme de 1917 à nos jours. La polémique qui s’ensuit
relance les discussions sur le totalitarisme ; Ian Kershaw, Denis Peschanski, Marc
Ferro ou Kristof Pomian montrent la fragilité de l’équation réductrice « Hitler =
Staline » et, sans toujours récuser l’intérêt du concept, soulignent que le concept
de totalitarisme est flou et inadéquat à rendre compte de la complexité du réel,
gommant les transformations du modèle soviétique comme la singularité du
nazisme, en particulier sa volonté systématique d’extermination – et non de
rééducation. Le nazisme est bien, en raison de la Shoah, « hors catégorie »
(Philippe Burrin).
II. Stalinisme et nazisme
LES TOTALITARISMES EN ACCUSATION
Le parcours de ce témoin est singulier. Le récit que fait Margarete BuberNeumann à la fin de la Seconde Guerre mondiale est celui d’une victime à la fois
des nazis (elle est déportée de 1940 à 1945 à Ravensbrück), et des Soviétiques
(puisqu’elle est déportée pour espionnage avant d’être livrée à la Gestapo par les
Russes). Elle est donc un témoin d’exception puisqu’elle a subi, vécu deux
régimes totalitaires.
Ce document permet donc d’esquisser une comparaison des deux régimes.
Parce que l’interlocuteur de Margarete Buber-Neumann est un communiste
français convaincu, leur entretien permet de mesurer l’écart entre l’idéalisation et
surtout l’incompréhension d’un communiste croyant en l’expérience soviétique.
Il se met même à douter de la parole de cette rescapée, la soupçonnant de mentir
quand il lui dit : « vous n’allez sûrement pas nous faire croire que l’on a arrêté
des gens innocents en URSS? »
Évoquant le souvenir des grandes purges, l’auteur écrit : « Staline a non
seulement fait emprisonner et condamner presque tous les vieux bolcheviks […],
mais […] il a fait arrêter aussi des millions de citoyens soviétiques, des paysans,
de simples ouvriers ! Les étrangers ne représentaient qu’un pourcentage
insignifiant de tous ceux qui ont été arrêtés. » Le récit de Margarete BuberNeumann permet ainsi de révéler les pratiques totalitaires, faites d’élimination
systématique des rivaux ou supposés tels, de paranoïa, de mensonges, de
xénophobie, de calomnies.
Ce sont probablement à la fois les convictions personnelles et les discours qu’il
entend au sein du PCF, ainsi que le manque (mais non l’absence) d’informateurs
en URSS, les succès vantés de l’Armée rouge à la Libération qui permettent de
comprendre l’impossibilité manifeste de l’interlocuteur de Margarete BuberNeumann à la croire.
Pour Margarete Buber-Neumann, c’est l’idéologie qui permet d’opposer les deux
régimes, puisque pour elle le nazisme « a toujours été, dans ses intentions et dans
son programme, un phénomène criminel ». Sa réticence à la comparaison peut
s’expliquer par ses anciennes convictions mais surtout par celles de son
interlocuteur. C’est la criminalité que lui paraît être le dénominateur commun
entre le régime de Hitler et celui de Staline. Son doute final sur le communisme
montre qu’elle ne se place pas non plus en théoricienne.
La violence et la terreur constituent dans l’expérience personnelle de Margarete
Buber-Neumann l’essentiel de son vécu et de sa perception des régimes
totalitaires. Ce n’est toutefois pas les seuls points communs: la séduction des
masses par la propagande et les grands rassemblements, l’impérialisme, la
surveillance de tous, la négation de l’existence individuelle, la suppression de
Entre l’Allemagne industrielle et urbaine, et
l’immense Russie à prédominance paysanne,
les différences dans les structures sociales et
les héritages historiques étaient
considérables...
Mais elles renvoient aussi aux modes
d’agencement et d’opération de chaque
régime et à l’idéologie particulière de chacun.
[...]
Si l’on considère maintenant le nombre des
victimes plutôt que celui des personnes
déportées ou emprisonnées, la balance
abominablement chargée des deux côtés,
penche encore plus nettement du côté du
nazisme. [...] L’effort de destruction
systématique de populations entières dit
l’inhumanité foncière du nazisme et ce qu’il y
a d’unique en lui. Une myriade d’autres
mesures criminelles l’atteste également, dont
aucune n’a eu droit de cité dans le régime
stalinien et qui toutes renvoient au fondement
raciste de l’idéologie nazie : la stérilisation de
masse, effective dans le cas de plusieurs
centaines de milliers d’Allemands ;
l’avortement imposé à des milliers de
travailleuses polonaises et russes déportées en
Allemagne pendant la guerre ; le meurtre des
handicapés et des malades mentaux qui fait
au moins soixante-dix mille victimes
allemandes jusqu’en 1941 ; [...] enfin, les
expériences scientifiques, la plupart
mortelles, conduites dans les camps sur au
moins des centaines de détenus. [...]
L’horreur du système stalinien n’en est pas
diminuée, certes... Mais pour le meurtre de
masse, le nazisme n’a assurément rien à lui
envier, et pour le déni d’humanité, il demeure
hors catégorie. »
Philippe Burrin, L’Histoire, n° 205, octobre
1996.
Émile Schreiber, alias Servan (1888-1967).
Émile Schreiber fut grand reporter pour
l’Illustration. Il dirigea avec son frère Robert
Servan-Schreiber le quotidien Les Échos de
1908 à 1963. Il effectua à la demande de
l’Illustration, un reportage dans l’Italie
fasciste.Après avoir publié Comment on vit
en URSS, il fait paraître en 1932 son enquête,
intitulée Rome après Moscou.
Les symboles des trois totalitarismes
Fascisme, national-socialisme et
communisme se dotèrent de symboles
destinés à la fois à identifier l’appartenance
politique et à être utilisés par les militants
comme emblèmes facilitant la mobilisation.
On observera la simplicité graphique de la
croix gammée, en regard des autres
symboles.
Le faisceau : Dans l’Antiquité, le faisceau,
assemblage de verges de bouleau liées autour
d’une hache, était le signe de l’auctoritas des
magistrats, symbolisant le pouvoir de la
justice. Il fut utilisé sous la Révolution
143
toute opposition politique, l’embrigadement de la jeunesse et de tous constituent
des éléments de comparaison probants entre les régimes nazisme, fascisme et
stalinisme.
L’expérience des camps
Comme l’a montré Hannah Arendt, l’expérience des camps est au coeur du projet
totalitaire. Allant au-delà du despotisme ou du nihilisme, la terreur de masse tue
d’abord « en l’homme la personne juridique », puis procède au « meurtre en
l’homme de la personne morale » avant d’ « en finir avec le caractère unique de
la personne humaine » (in Les origines du totalitarisme, 1951, citations d’après la
collection « Points », Seuil, p. 185-193). Evguenia Guinzbourg est déportée en
1937 au fin fond de la Yakoutie, dans le secteur redouté des monts de la Kolyma,
dans cet Extrême-Orient soviétique dont les fabuleuses richesses minières et
aurifères, récemment découvertes, sont alors exploitées coûte que coûte. Les
camps de la Kolyma – Arkagala, Djelgala, l’Arian-Uriah, Magadan, Elguen… –
ont coûté la vie à des centaines de milliers de Zeks (abréviation de
zaklioutchonny, qui signifie détenu). Ce très émouvant témoignage nous replace
au coeur de l’expérience totalitaire telle que l’a analysée Hannah Arendt. Il s’agit
bien de briser l’homme, d’abord en le privant de son identité sociale (« après
avoir perdu notre profession, notre parti, nos droits civiques, notre famille »), puis
en procédant à l’élimination de la personne morale (« des êtres asexués », « ce
spectacle nous ôta tout courage », « la race de ces êtres étranges, de ces spectres
»…), avant d’en finir avec la personne humaine en provoquant sa mort physique
par épuisement (début et fin du texte).
Détenus au Goulag (1930-1954)
Les archives, récemment déclassifiées, de l’administration du Goulag, ont mis un
terme à la « bataille des chiffres » qui a longtemps fait rage entre historiens,
témoins et écrivains (Alexandre Soljenitsyne). Le nombre des détenus du Goulag
a été réévalué à la baisse, par rapport aux estimations longtemps avancées (de 10
à 20 millions de détenus au Goulag à un moment donné). En un quart de siècle,
environ 17 millions de personnes sont passées par les camps du Goulag, dont 10
% environ sont mortes durant leur détention. La forte baisse constatée dans la
courbe, entre 1942 et 1944 notamment, correspond aux années de guerre au cours
desquelles la mortalité des détenus, très mal ravitaillés et soumis à un travail
forcé particulièrement intensif, explosa pour atteindre 20 % par an.
La grande famine de 1932-1933 en Ukraine et au Kouban
Extrait du chapitre « La grande famine ukrainienne de 1932-1933 », dans Nicolas
Werth, La Terreur et le désarroi. Staline et son système (Perrin, 2007, p. 131-134)
: « En mai 2003, le Parlement de la République d’Ukraine a officiellement
reconnu la famine de 1932-1933 comme un génocide perpétré par le régime de
Staline contre le peuple ukrainien. Le terme qui sert à désigner aujourd’hui, en
Ukraine, la famine, Holodomor, est explicite : il résulte de la fusion des mots
holod (la faim) et moryty (tuer par privations, affamer, épuiser) : il met donc
clairement l’accent sur l’aspect intentionnel du phénomène. La qualification de la
famine de 1932-1933 comme génocide ne fait pas l’unanimité parmi les
historiens, tant russes, ukrainiens qu’occidentaux qui se sont penchés sur la
question. En schématisant, on peut distinguer deux principaux courants
interprétatifs.
D’une part, il y a les historiens qui voient dans la famine un phénomène organisé
artificiellement par le régime stalinien pour briser la résistance, particulièrement
forte, des paysans ukrainiens au système kolkhozien et, au-delà, détruire la nation
ukrainienne, dans sa spécificité « paysanne-nationale », qui constituait un sérieux
obstacle sur la voie de la transformation de l’URSS en un État impérial d’un type
nouveau, dominé par la Russie. Ces historiens soutiennent la thèse du génocide.
D’autre part, il y a les historiens qui, tout en reconnaissant la nature criminelle
des politiques staliniennes, estiment nécessaire d’étudier l’ensemble des famines
des années 1931-1933 (kazakhe, ukrainienne, famines ayant frappé une partie de
la Sibérie occidentale et des régions de la Volga) comme un phénomène
complexe dans lequel plusieurs facteurs, de la situation géopolitique aux
impératifs d’industrialisation et de modernisation accélérées, ont joué un rôle
important, à côté des « intentions impériales » de Staline. Pour ces historiens, la
qualification de « génocide » ne s’impose pas pour qualifier la famine de 19321933 en Ukraine et au Kouban.
française, puis à l’époque du Risorgimento
comme symbole de la justice. En Italie, au
XIXe s., le mot « fascio » prend le sens de «
groupement » et est utilisé, notamment par le
mouvement des Fasci dei lavoratori, vaste
mouvement de protestation paysanne apparu
en Sicile en 1893. En dépit de se dimension à
la fois mémorielle et symbolique, cet
emblème présentait la difficulté d’être
difficilement reproductible : d’où, peut-être,
l’apparition d’emblèmes concurrents (l’aigle
ou le M de Mussolini, par exemple).
La svastika est un ancien signe hindou qui
devait représenter la roue, et suggérer la
rotation, jusqu’à donner le vertige. Elle fut
adoptée par Hitler, sur la suggestion d’un
dentiste bavarois, à cause de sa forme, simple
et frappante. Ce n’est que dans un deuxième
temps que les nazis tentèrent d’imposer l’idée
qu’il s’agissait d’un signe aryen traditionnel.
La faucille et le marteau, symboles du travail
agraire et industriel, devinrent le symbole
officiel de l’URSS en 1922.
Sport et totalitarisme
Les régimes totalitaires sont les plus ardents à
utiliser le sport. Aux jeux Olympiques de
Berlin en 1936, les défilés de masse sous les
bannières entremêlant anneaux olympiques et
croix gammée sont survolés par le dirigeable
Hindenburg pendant que retentit le
Deutschland über alles. La célèbre et
controversée cinéaste Leni Riefenstahl y
tourne Les Dieux du stade, ode à la race
aryenne. De ces Jeux, support de la
propagande nazie, on retient essentiellement
l’image d’Hitler quittant le stade pour ne pas
serrer la main du Noir américain Jesse
Owens, quadruple médaillé d’or. La vérité est
peut-être moins conventionnelle, le président
du Comité olympique, le comte de BailletLatour, ayant auparavant demandé de
renoncer à toutes félicitations dans la tribune
officielle. Les Jeux de 1936 ont été précédés
aux États-Unis par des manifestations incitant
au boycott ; une pétition rassemble 500 000
signatures. Tandis qu’à Barcelone des jeux
Olympiques ouvriers, réplique populaire aux
Jeux de Berlin, sont organisés. En soutenant
financièrement Mercedes et Auto Union dans
les courses automobiles de la fin des années
1930, le régime hitlérien assure la promotion
de l’industrie allemande et, indirectement,
celle du régime.
L’enseignement et la pratique du sport
doivent permettre la création de l’homme
nouveau dans les régimes totalitaires. La
pratique sportive affermit les corps mais aussi
la volonté dans l’effort régulier et dans
l’exigence de discipline qui est celle des
véritables sportifs. Il s’agit d’éviter la
corruption et la dégénérescence des corps, de
préserver la pureté et la vitalité du sang
aryen. L’homme nouveau ne doit pas compter
sa peine et être endurant : il a un corps prêt
144
Jusqu’à récemment, je me suis senti plus proche de ce courant interprétatif. Les
travaux récents de Terry Martin, notamment sa magistrale reconstitution de «
l’interprétation nationale » de la famine par Staline, la correspondance, depuis
peu déclassifiée, de Staline avec Kaganovitch, les documents publiés par Iouri
Shapoval et Valeri Vassiliev m’ont convaincu de la forte spécificité de la famine
ukrainienne par rapport aux autres famines des années 1931-1933. Celles-ci sont
les conséquences directes, mais non prévues, non programmées, des politiques
d’inspiration idéologique mises en oeuvre depuis fin 1929 : collectivisation
forcée, dékoulakisation, imposition du système kolkhozien, prélèvements
démesurés sur les récoltes et le cheptel. Jusqu’à l’été 1932, la famine ukrainienne,
qui s’annonce déjà, s’apparente aux autres famines, qui ont débuté ailleurs plus
tôt. Mais à partir de l’été 1932, la famine ukrainienne change de nature dès lors
que Staline décide d’utiliser l’arme de la faim, d’aggraver la famine qui
commençait, de l’instrumentaliser, de l’amplifier intentionnellement pour punir
les paysans ukrainiens qui refusent le « nouveau servage ». Si les paysans sont le
plus durement frappés – par la faim entraînant la mort, dans des conditions
atroces, de millions de personnes, une autre forme de répression, policière cette
fois, s’abat,au même moment, sur les responsables locaux, les intellectuels
ukrainiens, arrêtés et emprisonnés. En décembre 1932, deux décrets secrets du
Politburo mettent fin, en Ukraine – et en Ukraine seulement – à la politique «
d’indigénisation » des cadres menée depuis 1923 dans toutes les républiques
fédérées ; le « nationalisme » ukrainien est fermement condamné. Sur la base de
ces éléments nouveaux, il me paraît désormais légitime de qualifier de génocide
l’ensemble des actions menées par le régime stalinien pour punir par la faim et
par la terreur la paysannerie ukrainienne, actions qui eurent pour conséquence la
mort de plus de quatre millions de personnes en Ukraine et au Caucase du Nord.
Il n’en reste pas moins que le Holodomor a été très différent de l’Holocauste. Il
ne se proposait pas l’extermination de la nation ukrainienne tout entière, dans sa
totalité. Il ne reposa pas sur le meurtre direct des victimes. Il fut motivé et élaboré
sur la base d’une rationalité politique et non pas sur des fondements ethniques ou
raciaux.Toutefois, par le nombre de ses victimes, le Holodomor, replacé dans son
contexte historique, est le seul événement européen du XXe siècle qui puisse être
comparé aux deux autres génocides, le génocide arménien et l’Holocauste. »
Journaliste et correspondant de guerre, Vassili Grossman (1905-1964) est l’auteur
d’un Livre noir, écrit en collaboration avec Ilya Ehrenbourg, qui constitue la plus
remarquable étude de l’extermination des Juifs soviétiques. Il se détache du
régime dans les années cinquante, ayant été profondément ébranlé par la vague
d’antisémitisme qui accompagne, en 1953, le « complot des blouses blanches ».
Son roman Tout passe, achevé en 1962, est interdit, le manuscrit saisi et
Grossman sombre dans la dépression. Il faut attendre la Glasnost pour qu’il soit
publié en URSS. On mesure ici la violence de la campagne de propagande qui a
accompagné la collectivisation. La dénonciation des koulaks montre qu’on ne
cherche pas seulement à les éliminer « en tant que classe » comme le prétend le
discours officiel. Ils incarnent, comme les Juifs dans l’Allemagne hitlérienne, le
mal absolu et sont retranchés de l’humanité : des « parasites », des « êtres
répugnants », accusés des pires crimes (« ils tuent les enfants ») afin de dresser la
population contre ces « maudits ». On passe de l’annihilation juridique à la
justification de l’extermination physique.
Hitler
L’historien britannique Ian Kershaw montre l’absence de pensée politique
structurante d’un homme qui doit beaucoup aux circonstances – qu’il a su
exploiter – et à une réelle capacité de fascination. Pour Kershaw, Hitler a su
exploiter avec talent des circonstances exceptionnelles. Un discours simple,
parlant au cœur des hommes et dénonçant des boucs émissaires, exploitant des
peurs, un réel talent de séduction et une habile propagande ont largement servi
son ambition.
III. Vivre dans l’Italie mussolinienne
Accompagnement 1ère ST2S :
« L’Italie mussolinienne est à appréhender dans sa réalité quotidienne : il s’agit
de faire comprendre aux élèves comment, au jour le jour, les Italiens vivent ce
projet totalitaire qu’est le fascisme. Traumatisée par la guerre, l’Italie est
confrontée à une grave crise institutionnelle et sociale. La brutalisation des
pour la guerre. Les grandes cérémonies
sportives illustrent le culte du chef comme la
conception soviétique du sport étroitement lié
à la préparation militaire. Organisée sur la
place rouge devant les portraits de Lénine et
de Staline disposés de part et d’autre d’une
gigantesque étoile rouge sur laquelle figure
un coureur sur le point de gagner la ligne
d’arrivée, un slogan décore la façade du
Kremlin : « Prêt pour le travail et la défense
». Sur les banderoles latérales : « Vive le
guide du grand parti communiste, le meilleur
ami des gymnastes, le camarade Staline ».
L’exécution parfaite des figures (le marteau,
la faucille, l’étoile) célèbre l’idéologie et
montre la discipline parfaite des athlètes
russes, modèle pour le peuple. L’URSS étant
absente des Jeux Olympiques, le pouvoir
organise des Spartakiades durant lesquelles
on montrait les hauts-exploits des sportifs
soviétiques ; le sport devait être pratiqué par
les masses et pratiqué uniquement par des
amateurs. L’amateurisme des champions était
fictif, les grands champions étaient payés par
des enveloppes secrètes.
Les Églises et le totalitarisme
Dans Les Religions de la politique, Emilio
Gentile étudie la dimension sacrée des
pratiques politiques, sous les régimes
totalitaires et dictatoriaux, mais aussi dans les
démocraties. Toutefois, seuls les régimes
totalitaires prétendirent devenir de véritables
Églises, imposant à la population croyances,
dogmes et pratiques, et excluant tous ceux
qui ne les suivaient pas.
Le message universaliste du christianisme
peut difficilement s’accorder avec les régimes
totalitaires, soit parce qu’ils sont fondés sur
une idéologie exclusiviste (nazisme et
fascisme), soit parce qu’ils mettent en avant
le matérialisme athée (URSS). C’est pour
cette raison que le pape Pie XI a condamné
en même temps, en 1937, le communisme et
le nazisme. Sur le terrain, les tensions sont
nombreuses : des campagnes antireligieuses
sont menées en URSS, tandis que les
organisations nazies entrent en concurrence
avec les Églises en Allemagne. Mais une
coopération peut aussi s’établir, comme en
Italie, où le régime de Mussolini et l’Église
catholique ont trouvé chacun leur intérêt.
Le Credo fasciste reprend la structure du
Credo catholique « je crois en un seul Dieu ».
Il s’agit donc d’une prière adressée au chef de
la nation, le «Créateur des chemises noires ».
Comme Dieu, Mussolini est un créateur ;
comme le Christ, il est fils d’un artisan ;
comme lui est capable de faire des miracles
puisqu’il ressuscite l’État ; comme lui il est
assis à la droite du Père, ici le roi ; comme le
Christ il jugera, non pas les vivants et les
morts mais les bolcheviks et sera capable de
compassion à l’égard des
bons citoyens. On se reportera avec intérêt à
145
rapports humains modifiant les repères moraux, le mouvement fasciste apparaît,
pour une partie de la classe dirigeante, comme un rempart face à l’anarchie. En
1922, le roi d’Italie Victor-Emmanuel III charge Benito Mussolini de former un
nouveau gouvernement. Dès lors les Italiens vivent au quotidien une dictature
fasciste qui progressivement prend la forme d’un régime à prétention totalitaire.
Les fascistes bouleversent la vie politique : pressions et menaces sur les listes non
fascistes s’accentuent dès 1923, les bureaux de vote sont sous la surveillance de
la Milice volontaire pour la sécurité nationale fasciste qui barre l’entrée aux
antifascistes reconnus et favorise la fraude électorale.
Si les adversaires politiques sont menacés, arrêtés voire assassinés (le député
socialiste Matteotti en 1924), la répression est moins violente qu’en Allemagne
nazie ou en URSS stalinienne. L’opposition politique est muselée, la liberté
d’opinion et d’expression des Italiens très limitée. D’autant plus qu’à la censure
de la presse s’ajoute un accaparement de la radio dont Mussolini a bien compris
l’impact sur la population : elle permet au Duce de s’adresser directement aux
Italiens y compris ceux, encore nombreux, ne sachant ni lire, ni écrire. Quant au
cinéma, il permet la mise en scène du fascisme et de son chef, notamment autour
de l’autosuffisance alimentaire et de la « bataille du blé ».
Toute la société italienne est soumise au contrôle du parti fasciste. L’encadrement
de la population concerne toutes les étapes de la vie et tous les secteurs d’activité.
Les enfants, avenir du pays et du fascisme, sont une cible privilégiée. La prise en
charge se fait par tranche d’âge : fils de la louve de six à huit ans pour les filles et
les garçons, balilla jusqu’à douze ans, puis avant-gardistes et enfin jeunes
fascistes de dix-huit à vingt et un ans pour les garçons, petites puis jeunes
Italiennes et jeunes femmes fascistes pour les filles. Il s’agit d’inculquer à la
jeunesse des valeurs idéologiques et culturelles afin de former l’« homme
nouveau » qui adhère au postulat de Mussolini : « L’inégalité irrémédiable et
féconde entre les hommes. » L’école, où les réformes installent un système rigide
et autoritaire dès 1923, prolonge cet élitisme et cet endoctrinement. Le monde du
travail n’échappe pas à la volonté d’encadrement de l’État fasciste : interdiction
de tout autre syndicat que le syndicat fasciste dont la cotisation est obligatoire,
abolition du droit de grève, discipline très dure dans les usines, pression sur les
salaires dès 1926. Hommes et femmes sont également encadrés dans leur temps
libre par le biais du Dopolavoro qui, sous l’apparence d’oeuvres sociales (accès à
la culture, tourisme, sport, colonies de vacances), est un outil de propagande
fasciste, célébrant Mussolini, encourageant la natalité et la vision traditionnelle de
la famille. Afin d’obtenir le soutien de l’Église, le catholicisme est déclaré « seule
religion de l’État italien » excluant ainsi tout autre culte, notamment le judaïsme.
Outre les fêtes catholiques, les Italiens sont astreints à un grand nombre de
rassemblements (samedis fascistes obligatoires pour tous les étudiants avec
marches et feux de camps), cérémonies nationales (Noël de Rome le 21 avril) et
fêtes locales folkloriques dans lesquels Mussolini est toujours célébré. Beaucoup
d’Italiens se soumettent à une vie quotidienne qui ne laisse plus de place à la
liberté d’action, de pensée et d’expression, d’autres adhèrent aux idées de
Mussolini et deviennent des militants très actifs (plus d’un million d’adhésions en
1930), tandis qu’une minorité tentent une résistance par la voie de publications
clandestines dès 1925, de graffitis hostiles au Duce et de la célébration privée de
fêtes interdites comme le 1er mai.
Le cinéma et la littérature offrent des entrées pour aborder la question qui
favorisent l’ouverture culturelle des élèves. Il importe de confronter les extraits
de films analysés avec des sources iconographiques (photographies, affiches de
propagande) et textuelles (témoignages, chansons, discours). Une oeuvre comme
Une journée particulière d’Ettore Scola (1977) présente un double intérêt : le
cinéaste y associe images d’archives et de fiction. Ces images évoquent
l’adhésion d’une grande partie des Italiens au fascisme, le faste des cérémonies
fascistes, le culte de la virilité et de la guerre, la place de la femme, la
marginalisation des homosexuels. Les oeuvres littéraires constituent des supports
intéressants qui peuvent faire l’objet d’un travail avec les professeurs de français.
Ainsi, le roman d’Alberto Moravia, Le Conformiste, propose-t-il une réflexion
sur les raisons qui ont pu motiver l’adhésion au fascisme. »
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
l’article de Catherine Brice «Croire, obéir,
combattre. La religion fasciste » in
L’Histoire, n° 264, avril 2002.
Le roman « Giovenizza, Giovenizza » dont le
titre renvoie à l’hymne du Parti national
fasciste « Jeunesse », met en scène entre 1936
et 1941 trois jeunes Italiens habitants la ville
de Ferrare. Giordano et Mariuccia, frère et
soeur et leur ami Giulio, amoureux de cette
dernière, symbolisent les différentes attitudes
vis-à-vis du fascisme. « Giovenizza,
Giovenizza » a été porté à l’écran par le
réalisation Franco Rossi en 1969.
Une intimidation de tous les instants
Le Jardin des Finzi-Contini est un roman
d’amour et de deuil au sein d’un groupe
d’adolescents. Le narrateur, fils de petitbourgeois juif, invité chez les célèbres FinziContini, tombe amoureux de Micol, la jeune
fille de la maison. Il est fasciné par son
charme personnel et par le mystère qui
entoure cette famille juive aristocratique à
l’écart dans l’éden de ses jardins. Mais après
la disparition des Finzi-Contini, qui subissent
le sort des Juifs condamnés par le fascisme,
rien ne subsiste de leur brillante histoire.
L’Italie fasciste mène une politique
antisémite dès 1938 contre les 47 000 Juifs
d’Italie. Le 14 juillet 1938, le Giornale
d’Italia publie « Le Fascisme et les problèmes
de la race », début d’une campagne
antisémite. Le 7 septembre 1938, les Juifs
étrangers doivent quitter le territoire. Le 17
novembre, un décret-loi s’en prend aux Juifs
nationaux que le régime s’emploie à
identifier, en mêlant approches biologique et
religieuse. Cette définition s’accompagne
d’une série d’interdictions : mariages avec
des Aryens, possession de biens au-dessus
d’une certaine valeur, emploi dans
l’administration.
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
146
HC – Arts et artistes dans les régimes totalitaires
Approche scientifique
Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude
spatiale) :
L’art totalitaire : l’expression du système ?
Approche didactique
Insertion dans les programmes (avant,
après) :
Sources et muséographie :
Ouvrages généraux :
P. MILZA, F. ROCHE, Art et fascisme, Totalitarisme et résistance au totalitarisme dans les arts en Italie, Allemagne et France des
années 30 à la défaite de l'axe, [colloque, Paris, 6-7 mai 1988], Éditions Complexe, 1989.
I. Golomstock, L’Art totalitaire, Union soviétique – IIIe Reich – Italie fasciste – Chine, Éditions Carré, Paris, 1991.
J. A. GILI, Le Cinéma italien à l’ombre des faisceaux, 1922-1945, Perpignan, Les Cahiers de la Cinémathèque, Institut Jean Vigo,
1990.
Jean-Louis Cohen (Institut français d'architecture) et alii, Les Années 1930, l'architecture et les arts de l'espace entre industrie et
nostalgie, Éditions du patrimoine, 1997.
Documentation Photographique et diapos :
Revues :
Carte murale :
Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des
savoirs, concepts, problématique) :
Enjeux didactiques (repères, notions et
méthodes) :
BO actuel : «
Pour proclamer la puissance de leur régime, pour projeter leur conception de
l’homme et de la société, les totalitarismes s’expriment à travers un art officiel,
présentant un certain nombre de points communs, dans l’expression monumentale
en particulier.
L’étude consacrée à l’art nazi permet de montrer l’importance que Hitler,
nouveau démiurge, accordait à ces questions, faisant de la construction d’une
nouvelle Allemagne une véritable création artistique, entre performances (les
grandes liturgies du parti et du régime) et réalisations censées inaugurer le Reich
millénaire, comme la nouvelle capitale Germania, incarnation atemporelle du
génie allemand.
Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports
documentaires et productions graphiques :
Activités, consignes et productions des élèves
:
I. Un art au service de l’idéologie
L’Exposition internationale de Paris en 1937 (et les Congrès de Nuremberg)
L’exposition universelle des arts et techniques de Paris en 1937 fut organisée par
le gouvernement du Front populaire. Alors que la construction des pavillons de la
France est retardée par les grèves, les pavillons étrangers sont bâtis à temps. Ils
sont l’occasion, pour les régimes totalitaires, d’affirmer leur propagande. La
localisation face à face, du pavillon soviétique et du pavillon allemand, revêt
plusieurs significations. Elle signale à l’époque la vitalité et une certaine identité
des deux régimes totalitaires, notamment par l’aspect imposant des deux
architectures évoquant les cérémonies grandioses habituelles dans ces deux
régimes. Elle marque également l’opposition idéologique entre les deux régimes :
la statue L’ouvrier et la kolkhozienne (statue monumentale de Véra Moukhina,
bel exemple de « réalisme socialiste ») signale la place de la classe ouvrière dans
le régime soviétique, l’aigle impérial allemand fait référence à l’aspect militaire
du régime nazi. À posteriori, elle préfigure enfin l’affrontement ultérieur de la
Seconde Guerre mondiale. La vue, prise du pavillon italien, indique la référence
du régime fasciste à la Rome antique.
L’art nazi est présenté ici, sous forme architecturale et statuaire. La puissance et
la massivité du pavillon allemand de l’Exposition internationale de Paris en 1937
est tout à fait symbolique de la puissance monolithique du nouveau Reich.
L’aigle allemand relève d’une affirmation nationaliste. Le classicisme, la rigidité
et la puissance des formes est à rapprocher des statues d’Arno Breker. Celles-ci
semblent s’inspirer de celles de l’Antiquité mais s’en écartent par la massivité et
Sebastian Haffner (1907-1999)
Il était un jeune magistrat stagiaire à Berlin
quand Hitler arriva au pouvoir. Il vit la
montée en puissance du nazisme et de ses
horreurs, et fut le témoin des humiliations et
des compromissions au sein de la
magistrature, avant de s’exiler en 1938 en
Angleterre. Histoire d’un Allemand fut
découvert dans son bureau à sa mort. Il
analyse, avec un mélange de honte et de
lucidité glacée, l’installation du nazisme, la
force de ce système, son efficacité à
neutraliser les oppositions par l’atomisation
de la société. On est ici dans l’été 1933 quand
Hitler, fort des pleins pouvoirs que lui
confère la loi du 23 mars 1933, procède à la «
mise au pas » (« Gleichschaltung ») de la
société et, plus particulièrement, de ses élites
intellectuelles. Dès le mois d’avril, le
Bauhaus, considéré comme de culture
bolchevick, a été fermé. Nombre d’artistes,
d’écrivains, de journalistes sont réduits au
silence par l’intimidation ou, pour les
147
la démesure. Ancien étudiant aux Beaux-Arts, Hitler porte un intérêt particulier à
l’art. Avec son ministre architecte Albert Speer, il a des projets pharaoniques
pour la reconstruction de Berlin. Ses goûts néo-classiques s’affichent résolument
face à l’art « dégénéré » des artistes abstraits, Juifs et communistes qu’il réprime.
À Nuremberg, toute l’architecture et la mise en scène des congrès sont le travail
d’Albert Speer.
Projet pour Germania, le nouveau Berlin
Le régime aime se mettre en scène sur l’écran, mais apprécie plus encore les
projets architecturaux grandiloquents dont le Führer a confié l’exécution à Albert
Speer, comme ce gigantesque projet de transformation du centre de Berlin avec
son Palais du Peuple, une immense salle destinée à 180 000 fidèles, surmonté
d’un grand dôme de 230 mètres de haut, et, au-delà une interminable allée de 5
km jalonnée de places et de bâtiments publics, avec un arc de Triomphe long de
170 mètres et haut de près de 120 à la mémoire des morts du premier conflit
mondial. Ces édifices gigantesques doivent projeter le Reich dans l’éternité : leur
monumentalité désincarnée écrase l’homme et le soumet à un ordre atemporel,
porteur des idéaux de grandeur et de puissance du nouvel État. Il n’est pas
question de lire la démocratie dans la pierre, comme à Athènes ou à Washington,
mais d’attirer, de subjuguer et d’entraîner les masses en gommant de la société
comme de l’espace architectural dans laquelle elle s’incarne toute trace
d’individualité.
Prêt au combat, bronze d’Arno Breker, 1939.
Arno Breker est, avec Joseph Thorak, est l’un des sculpteurs les plus en vue sous
le nazisme. Proche d’Albert Speer et d’Adolf Hitler, membre du parti nazi, il
réalise de nombreuses commandes officielles, participant notamment au projet
d’embellissement de Berlin. Ses sculptures monumentales présentent des
personnages au physique athlétique, incarnation du mythe de l’homme aryen.
Sculpteur habile et conformiste, Arno Breker avait été choisi en 1936 par Hitler
pour forger l’image du surhomme dont le Führer avait besoin pour imposer son
esthétique. Partant du modèle classique et universel du David de Michel-Ange, il
décline dans d’innombrables rondes-bosses et hauts-reliefs ce modèle aryen,
gonflé par une idéologie qui exalte à la fois la pureté biologique et la volonté de
domination. Prêt au combat, cet éphèbe incarne parfaitement l’éthique virile et
guerrière comme la tension héroïque donnée en exemple à tout jeune Allemand.
L’art nazi contribue ainsi lui aussi à préparer les esprits aux sacrifices et à la
guerre.
Les Congrès de Nuremberg (dont celui de 1934 filmé par Leni Riefenstahl, Le
triomphe de la volonté) sont les solutions et les armes que propose le régime nazi
pour faire triompher ses idées. Mis en scène par Albert Speer et pouvant attirer
jusqu’à un million de personnes, le congrès du NSDAP se tenait tous les ans dans
cette ville qui manifestait, selon Hitler, le génie du peuple germanique – les
bâtiments gothiques de la ville permettant au Führer d’établir un lien puissant
entre le Saint-Empire romain germanique et le IIIe Reich que les nazis voulaient
millénaire. Après les gigantesques défilés passant devant le podium où prenait
place Hitler, derrière lequel trois bannières de trente mètres de haut et portant la
svastika étaient élevées, la foule anonyme des casques SS prenait place, alignée
devant les tribunes, écoutant et acclamant le long discours du Führer. Les «
Journées du parti » (Reichsparteitag), organisées tous les ans à Nuremberg en
septembre, constituent le sommet d’une véritable « liturgisation » de la vie
quotidienne. Cette spectaculaire mise en scène a largement contribué à la
fascination pour le régime. Elle est ici évoquée par Robert Brasillach, à la suite
d’un long séjour effectué en Allemagne en 1937. On soulignera l’habileté de la
mise en scène : le stade, particulièrement imposant, a été construit par Albert
Speer, pour accueillir 100 000 personnes dans les gradins et plus du double dans
l’arène. Cette architecture mégalomaniaque, jalonnée de sculptures colossales,
renvoie à de multiples symboles historiques (la perfection antique, celle d’un âge
d’or, celui de Mycènes, de la Grèce des héros homériques, promesse d’une
Renaissance) et esthétiques (traduire dans la pierre le souci de mettre fin aux
humiliations, d’assurer la pérennité du «Reich de mille ans »). Le travail sur la
lumière et sur le son est destiné à produire un choc émotionnel, à favoriser une
extase fusionnelle. La lumière dramatise la représentation : Hitler sortant de la
nuit, c’est la renaissance de l’Allemagne délivrée des ténèbres. Le son renforce
encore cette manipulation, cet abandon. Il y a les formules rituelles, par lesquelles
la vérité se révèle aux initiés (« êtes-vous prêts… Nous sommes prêts »), le
silence du recueillement, les tambours et les chants qui rythment et électrisent et,
enseignants, révoqués. Certains choisissent
l’exil (Heinrich et Thomas Mann, Bertold
Brecht, Joseph Roth, Theodor Adorno, Bruno
Walter ou Arnold Schenberg…), d’autres
encore disparaissent mystérieusement.
La délation règne et chacun se méfie de son
voisin et surveille ses paroles. Un des traits
du totalitarisme, c’est précisément l’abolition
de la sphère privée. L’épuration des
bibliothèques, expurgées des « livres nonallemands » conduit rapidement à l’atonie de
la vie intellectuelle que dénonce Sebastian
Haffner.
Anna Seghers (1900-1983), Allemande
antifasciste et proche du Parti communiste,
s’exile en France en 1933. Dans ce roman
rédigé en 1940, elle décrit la vie quotidienne
sous le nazisme à partir des différents
témoignages qu’elle a pu recueillir. Cet
extrait montre que la réalité des camps de
concentration n’était pas inconnue de la
population allemande. Ce camp est situé
délibérément à proximité du village et il n’est
pas rare que des Allemands n’ayant rien à se
reprocher y soient incarcérés.
Rêver sous le IIIe Reich
C’est entre 1933 et 1939 que Charlotte Beradt
collecte 300 rêves d’Allemands pour
dénoncer la terreur nazie. En 1939, avec son
mari, elle quitte l’Allemagne pour
l’Angleterre puis s’exile aux États-Unis à
partir de 1940. Communiste, C. Beradt agit
d’abord comme résistante : « Ce que j’ai fait,
je l’ai fait en tant qu’opposante politique et
non en tant que Juive récemment désignée
comme telle. » Le recueil dont est
extrait le texte parut pour la première fois en
1966.
Autodafés nazis de mai 1933
L’encadrement de la population et sa mise en
condition favorisent le fanatisme comme le
souligne l’autodafé du 10 mai 1933. Celui-ci
a eu lieu à l’initiative de la Jeunesse
hitlérienne et avec la bénédiction des
autorités rectorales dans la plupart des villes
universitaires. La destruction des livres «non
allemands», marxistes, juifs ou subversifs,
inaugure la mise au pas du monde
intellectuel.
Photographe officiel d’Hitler, Heinrich
Hoffmann, passé maître dans l’art de la
propagande.
Hitler à la Maison brune à Munich, siège du
NDDAP
Cette photographie d’Heinrich Hoffmann,
l’auteur de la célèbre série de cartes postales
montrant Hitler en train de contrôler la
gestuelle la plus efficace pour parler aux
foules, illustre parfaitement la fascination que
le peuple et, en particulier, la jeunesse
doivent éprouver à la rencontre du Führer.
148
planant au-dessus de la foule comme les avions dans la nuit de Nuremberg, la
parole incantatoire du «maître». La chorégraphie, majestueuse et disciplinée,
multiplie les tableaux vivants, assigne à chacun sa place, celle qu’il occupe dans
la Volksgemeinschaft. L’Allemagne n’est plus une démocratie et rien ne le
souligne aussi efficacement que cette transformation du peuple acteur en figurant
stupéfié. Les rôles sont clairement répartis : le peuple attend et acclame, se tient «
au pied » de l’immense estrade (plus de 20 mètres !) d’où le Führer, sorti de la
nuit, parle à n’en plus finir… Maintenant le temps est aboli. Plus rien ne vient
s’interposer entre eux, le leader charismatique abolit les anciennes élites, il est le
medium qui ordonne et accomplit le destin de chacun.
L’Ouvrier et la kolkhozienne
L’art soviétique est prése nté sous les mêmes formes. Curieusement les deux
pavillons ont été placés face à face : ennemis idéologiques, ils expriment une
même conception de l’architecture puissante et monumentale. Le groupe sculpté
de Vera Moukhina surmontait à l’origine le Pavillon soviétique de l’Exposition
universelle de Paris, en 1937. Figure emblématique du régime, il souligne les
mirages de l’idéologie, glorifiant l’union entre les mondes ouvrier et paysan à
l’heure où la collectivisation brutale des campagnes en sape définitivement les
fondements. Le groupe statuaire soviétique se veut « réaliste et dynamique », tout
en traduisant l’idéologie du régime : l’alliance de l’ouvrier et de la paysanne
illustre l’égalité des classes et des sexes des travailleurs. Mais comme dans l’art
nazi, les statues représentent des corps athlétiques qui révèlent la volonté de
redessiner un homme parfait, aux qualités surtout de force et de beauté physique.
Staline a également des ambitions pour un nouveau Moscou qu’il veut faire bâtir,
au nom du peuple. Le métro, également néoclassique, en est une prestigieuse et
grandiose réalisation. En 1938, ce métro est organisé autour de 22 stations et
propose plus de 20 km de voies.
Jdanov n’est encore, en 1934, que le secrétaire du Parti à Leningrad (où il a
succédé à Kirov), il ne devient vraiment le maître à penser du réalisme socialiste
que dans les années d’après-guerre. Toutefois, le discours qu’il prononce en 1934
au congrès des écrivains soviétiques développe une théorie artistique qui fixe déjà
clairement les principes « socialistes » de la création artistique. Comme Hitler, il
dénonce « l’art pour l’art » (« apolitique »), prônant un art de classe, au service
des idéaux de la révolution, célébrant les réalisations du nouveau régime et ses «
héros » engagés dans les combats en faveur d’une « vie nouvelle ». Il est évident
que la liberté de création est, dans les deux cas, singulièrement réduite. En 1932,
Staline dit de l’intellectuel qu’il est « un ingénieur des âmes », ce qui lui assigne
une fonction sociale bien précise. Par ailleurs, l’artiste et l’écrivain ne peuvent
s’exprimer que dans le cadre d’institutions officielles : en URSS, le Glavlit est,
depuis 1922, l’organe d’État chargé de la censure. Subordonné au CC, il peut
interdire n’importe quelle oeuvre pour des « raisons idéologique, politique,
morale ou esthétique ». Il peut également couper des passages critiques d’un
article, d’un roman, d’un essai, imposer des retouches à un scénario, un
changement de mise en scène… Des Unions professionnelles, comme l’Union
des Écrivains, présidée alors par Maxime Gorki, sont autant de moyens de
contrôle des créateurs.
On retrouve les mêmes caractéristiques dans l’évocation du nouvel urbanisme
romain dans le discours de Mussolini : un goût pour la monumentalité et le
néoclassicisme, ainsi que la volonté de remodeler en profondeur la ville / capitale
pour en faire la vitrine du nouveau régime et un meilleur cadre de vie pour le
peuple. À nouveau, on voit l’intérêt particulier du chef pour la transformation de
la ville, qui correspond à la transformation de la société : même formatage
monolithique et ordonné.
Cinéma et politique
« Le cinéma est l’arme la plus forte »
Remarquer l’effigie de Mussolini à la caméra et l’inscription « Dux », équivalent
latin de l’italien Duce. Les studios de Cinecittà (la « cité du cinéma ») voulaient
être le Hollywood de l’Italie fasciste, Mussolini ayant compris, après son
rapprochement d’Hitler et de l’Allemagne nazie, le rôle que pouvait jouer le
cinéma dans la propagande du régime.
Les nazis utilisent également le procédé, avec notamment la réalisatrice Leni
Riefenstahl qui filme les Dieux du Stade lors des Jeux olympiques de 1936.
L’instrumentalisation de l’histoire :
Scipion l’Africain, film de Carmine Gallone (1937), Alexandre Nevski, film de
Serrés les uns contre les autres, ces jeunes SA
rayonnent de bonheur à l’écoute de la parole
de leur chef. La construction souligne le jeu
des regards : d’un côté, un mélange de
confiance aveugle, de joie ineffable et
d’enthousiasme ardent, de l’autre, un
magnétisme séducteur. L’opposition entre la
masse compacte et l’isolement du Führer
accentue encore l’ascendant que celui-ci est
censé exercer sur le peuple allemand. Il n’y a
aucune ombre tranchée, mais une douce
lumière qui donne à cette scène,
apparemment improvisée – le négligé de la
table, l’attitude décontractée de Hitler –
l’allure d’une communion. Le peuple et son
sauveur ne forment qu’un.
La toile d’Hubert Lanziger est un portrait
équestre d’Hitler réalisé en 1938. Celui-ci est
vêtu d’une armure métallisée blanche et tient
la bannière nazie de la main droite, monté sur
un cheval bai brun, sur sa tempe gauche, une
blessure et du sang (?) : il revient du combat.
Son expression est celle d’un homme
déterminé, ne laissant aucune place au doute.
La gamme chromatique est éminemment
restreinte puisque le tableau est
essentiellement composé de rouge, de blanc
et d’un marron se rapprochant du noir : ces
couleurs sont celles de l’étendard nazi. Le
cadrage est original et rompt toutefois avec le
portrait équestre classique (surtout utilisé par
les empereurs) puisque le portrait d’Hitler
pourrait s’apparenter à un portrait en buste,
ne laissant paraître du cheval que le dos et
l’encolure, la bannière n’étant pas représentée
dans sa totalité. Le Führer est ici figuré en
chevalier en lequel l’œil contemporain
pourrait voir un chevalier teutonique,
fondateur de villes et diffusant la civilisation
germanique dans toute l’Europe du Nord.
C’est donc à la période du Moyen-Âge qu’est
ici relié Hitler – qui regarde d’ailleurs vers la
gauche, c’est-à-dire vers le passé. La toile est
une oeuvre de propagande aux réminiscences
néo-médiévales. Hitler est le chevalier blanc
des temps modernes, symbole de courage et
de lumière. Blessé au combat, il a sans doute
gagné puisqu’il revient à cheval, son armure
intacte, tenant fièrement le drapeau orné de la
svastika. Il s’agit ici de renouer avec le passé
glorieux du peuple germanique et de puiser
dans un puissant imaginaire médiéval,
guerrier et chevaleresque mais aussi dans la
mythologie germanique dont Hitler apparaît
comme un nouveau héros. Ce tableau est une
illustration de l’idéologie völkisch. Hitler,
représenté comme un chevalier teutonique,
incarne cet enracinement dans les fondements
médiévaux du Volk allemand. La référence
aux chevaliers teutoniques est également un
appel à la conquête de l’espace vital à l’Est.
La fonction de porte-drapeau évoque enfin la
fonction charismatique du chef dans un
régime totalitaire. En effet, en tant que
149
Sergueï Eisenstein (1938)
En effet, le cinéma est un grand instrument manipulateur. Grâce aux studios de
Cineccità, où de prestigieux réalisateurs feront leurs « classes », comme Federico
Fellini ou Roberto Rossellini, les « péplums » sont particulièrement soignés, car
ils sont à la gloire de l’Empire romain. Scipion l’Africain met en scène un chef
politique et militaire romain (Scipion) face au Sénat romain, incapable de
s’opposer à l’avancée d’Hannibal, chef politique et militaire carthaginois, lors de
la seconde guerre punique (218-202 avant J.-C.). Film de prestige du fascisme à
son apogée, il exalte le rôle du chef (Scipion) face aux sénateurs, symbolisant les
parlements craintifs des démocraties. Il valorise aussi le combat des Romains
contre les Phéniciens, présentés nettement comme des Sémites. Spectaculaire
(notamment par les scènes de batailles et les charges des éléphants carthaginois),
le film remporta un énorme succès populaire.
Alexandre Nevski (1938) raconte la lutte des Russes contre les Chevaliers PorteGlaive, essentiellement germaniques : le prince Nevski et ses compagnons
attirent la lourde cavalerie teutonique sur un lac glacé, qui cède sous le poids des
envahisseurs (bataille du lac Peïpous, avril 1242). Le film est célèbre par sa
musique, par la beauté des images et par la bataille finale (37 minutes !). Un des
sommets du cinéma, malgré la propagande stalinienne, transparente derrière
l’histoire.
Le réalisme socialiste
Le réalisme socialiste est la doctrine officielle en matière d’art définie lors du
premier congrès des écrivains qui s’est tenu à Moscou en 1934. Elle exige de
l’artiste « une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans
son développement révolutionnaire. En outre, il doit contribuer à la
transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du
socialisme ». Ce courant du réalisme pictural s’impose dans les années 1920 alors
que le régime refuse l’avant-gardisme révolutionnaire (constructivisme …).
Gorki et Jdanov participent activement à l’élaboration de la doctrine. Le réalisme
soviétique est un puissant instrument d’éducation des peuples dans un esprit
communiste. Loin des extravagances d’avant-gardes bourgeoises jugées
décadentes, le réalisme socialiste impose aux artistes soviétiques à partir de 1934
de donner une image positive de la construction du socialisme en utilisant un
langage compréhensible par les masses aussi bien que par les nouveaux cadres du
Parti. Les artistes, encadrés par le régime, se plient ou se suicident (Maïakovski).
Isaac Brodski est à l’époque le portraitiste officiel de Staline. Sur le portrait
devant lequel il est photographié, on retrouve les normes d’un art bourgeois qui
privilégie le dessin, la qualité de la touche et qui renonce à tout langage abscons
moderniste. Staline est figuré comme un leader bienveillant, souriant avec
bonhomie au moment même où la liquidation des Koulaks est à l’oeuvre, où
Eisenstein voit interdire ses oeuvres et où les purges se préparent…
Affiche de propagande bolchevique pendant la guerre civile
Les affiches révolutionnaires soviétiques, les plakaty, ont joué un rôle essentiel
dans la guerre civile, « plus meurtrier que la balle ou la mitrailleuse » aux yeux
mêmes du Conseil militaire révolutionnaire. Celui-ci recrute nombre d’artistes
pour cette lutte idéologique et fait de l’affiche le principal support de sa
propagande, lui accordant la même priorité sur les chemins de fer que les
transports de troupes ! Ici, le document illustre clairement le manichéisme propre
à un pays déchiré par une guerre civile ainsi que la réappropriation par la
révolution de la tradition iconique orthodoxe. Le titre principal – « Régiment
tsariste et Armée rouge » – montre qu’il s’agit d’abord de discréditer les forces
armées des Blancs et, sans doute, de susciter dans leurs rangs des désertions. À
gauche, les armées du passé obéissant au tsar, aux popes, aux capitalistes, aux
propriétaires terriens. La discipline est assurée par la peur (le knout manié par
l’officier, les potences à l’arrière-plan) et les soldats semblent traîner les pieds,
observant l’un d’entre eux, tombé pour une cause qui n’est pas la sienne. À
l’opposé, l’Armée rouge combat pour le travail, le progrès, le pain et la liberté
(les inscriptions au second plan), alors qu’un soleil radieux et le blé qui lève
semblent promettre des lendemains heureux. L’armée elle-même unit soldats
et marins au peuple en armes. Alors que la composition de la première scène
semble écraser les ouvriers, la seconde, ouverte et dilatée, doit susciter espoir et
enthousiasme. À travers un langage accessible au plus grand nombre, l’adversaire
est caricaturé et ridiculisé, accusé de vouloir rétablir l’ancien régime dans toute sa
rigueur, alors même que mencheviks ou SR ont aussi pris les armes contre les
Führer, Hitler se prétend l’incarnation et
l’interprète de la volonté du peuple allemand.
Diffusion d’une littérature officielle comme
le roman de Mario Carli, L’Italien de
Mussolini.
« Fascisme constructeur et reconstructeur »
Mario Sironi (1885-1961) fut l’un des artistes
les plus représentatifs du régime
fasciste.Peintre et illustrateur, après avoir
rejoint le futurisme il participe à la fondation
du courant esthétique moderniste Novecento
en 1922. Fasciste convaincu, partisan de
l’engagement des artistes, il est le principal
illustrateur du Popolo d’Italia, le quotidien du
parti national fasciste (dont est extraite la
vignette) à partir de 1921. Sa fidélité au
fascisme se poursuit après juillet 1943, Sironi
ayant rejoint la République sociale italienne.
Il réalisa plus d’un millier de caricatures,
participa à l’organisation de la Mostra della
Rivoluzione fascista en 1932 et fut l’un des
auteurs d’un manifeste de la peinture murale,
opposée à la peinture de chevalet, jugée
bourgeoise.
Fête du kolkhoze, peinture de Arkadi Plastov,
1937.
Arkadi Plastov (1893-1972) est, avec Sergueï
Gerasimov (1885-1964), un des artistes
soviétiques qui, rompant avec les audaces de
l’avant-garde des années 1920 a essayé de
concilier une facture brillante, inspirée par la
tradition de la fin du XIXe siècle, et les
idéaux réalistes socialistes. Le contraste est
saisissant entre l’atmosphère qui se dégage de
ce tableau (abondance, joie de vivre, paysans
en pleine santé…) et la réalité vécue par les
paysans, même en 1937, une année où les
résultats de l’agriculture furent exceptionnels.
Ce tableau d’Arkadi Plastov est typique de
l’art officiel et du « réalisme » soviétique. Ce
« réalisme » veut montrer une vie
kolkhozienne idyllique avec l’opulence du
niveau de vie et le bonheur détendu du
peuple. Cette représention festive est très
éloignée de la réalité quotidienne. Au
deuxième plan, l’estrade des musiciens est
ornée de l’inévitable portrait de Staline
(propagande du « petit père des peuples »),
du drapeau et de l’insigne de l’URSS. La
bicyclette à l’avant-plan, les silos, l’usine de
transformation, les pylônes électriques et le
camion à l’arrière-plan sont autant de signes
de modernité qui témoignent là encore du
subtil caractère de propagande d’une telle
oeuvre.
Stakhanov parmi les mineurs du Donbass
(1935)
On sait que Alexeï Stakhanov, mineur du
Donbass, avait en 1935, pulvérisé les normes
(102 tonnes puis 220 tonnes, soit plus de 25
fois la norme!)… avec l’aide d’une véritable
150
Bolcheviks. À l’inverse, la propagande bolchevique transforme l’implacable
dictature du communisme de guerre en une page épique, promesse
d’émancipation pour ceux qui s’engagent dans la lutte.
Le peintre représente une scène où des enfants heureux de vivre entourent les
membres du bureau politique du PCUS, notamment Staline et Beria, commissaire
du peuple à l’intérieur. Ce tableau participe bien sûr du culte de la personnalité et
montre le peuple heureux grâce à l’action menée par le parti. La scène se veut
réaliste, un instantané de bonheur partagé, mais on peut douter que Staline se
promène ainsi au milieu d’un parc. En montrant par l’intermédiaire des enfants le
soutien de la population à la hiérarchie du parti, l’artiste reconnaît le rôle d’élite
du prolétariat joué par les membres du PCUS. Par ailleurs, ces enfants semblent,
par les costumes ou la couleur de leur peau, de nationalités très différentes. Ce
sont tous les peuples d’URSS qui rendent hommage à Staline. De plus, on donne
une image prospère du pays soulignant l’oeuvre du parti communiste. Si l’on
regarde attentivement les personnages du tableau, les membres du parti sont
représentés de manière très précise alors que les visages des enfants sont plus
flous, les traits sont moins nets. Ce ne sont pas les enfants qui sont mis en avant,
mais le parti incarné par ses dirigeants.
II. L’académisme nazi
L’art est, dans l’Allemagne hitlérienne comme dans l’ensemble des régimes
totalitaires, un des moyens privilégiés de conditionner la population et de forger
un homme nouveau. Alors que Hitler explicite en 1937 dans son discours
d’inauguration de la Maison de l’Art allemand de Munich les principes d’un « art
sain », quelques-uns des visages de cet art de propagande sont : idéalisation de la
famille paysanne, exaltation des valeurs raciales du régime à travers le sport, le
cinéma ou la sculpture, architecture mégalomaniaque avec le projet pour la
nouvelle capitale du Reich et rejet de l’art moderne, jugé dégénéré.
Hitler et les nazis avaient parfaitement compris que l’art est un moyen de contrôle
social extraordinaire et ils surent tirer un parti remarquable des moyens que celuici offrait, de la sculpture à l’architecture en passant par la peinture et, bien sûr, le
cinéma, l’art le plus apte à toucher des foules considérables. L’artiste,
entièrement soumis aux impératifs du régime, devient un « soldat de la
propagande » (Goebbels), chargé d’illustrer la conception nationale-socialiste de
l’homme et du monde. C’est pourquoi les audaces de l’art contemporain sont
condamnées au profit du réalisme figuratif. La mise au pas esthétique prolonge la
mise au pas politique. Alors que beaucoup d’artistes sont condamnés à l’exil ou
au silence, l’art officiel exalte la communauté raciale germanique (souvent
représentée par la paysannerie), l’hygiène physique et mentale, gage de beauté, la
recherche de la performance et le goût du sacrifice comme la virilité agressive
aryenne. Une architecture grandiloquente doit associer l’ordre et la démesure afin
de traduire dans la pierre ou le marbre l’efficacité et la pérennité d’un « Reich
millénaire».
Par ailleurs, l’artiste et l’écrivain ne peuvent s’exprimer que dans le cadre
d’institutions officielles : en Allemagne, le ministère de l’Information et de la
Propagande, confié à Joseph Goebbels, contrôle étroitement la presse écrite, la
radio comme le cinéma et la création artistique. Dès novembre 1933, une loi
oblige à adhérer à une Reichskulturkammer (chambre nationale de la culture)
pour pouvoir exercer une profession artistique ou être rédacteur en chef d’un
journal (seuls les aryens sont autorisés à y adhérer…).
Les choix esthétiques du Führer
Pour Hitler, l’art est une arme au service du peuple, c’est-à-dire du projet de
transformation de la société que poursuivent les nazis. Il ne saurait y avoir d’art
pour l’art («l’art ne crée pas pour l’artiste») : l’individualisme et l’élitisme sont
vigoureusement condamnés et le créateur est assujetti à des normes sociales,
celles d’un «peuple en marche». Or, pour Hitler, les goûts de ce peuple sont aux
antipodes de la modernité… Dans Mein Kampf déjà, Hitler assimilait la
«décadence» de l’art à la décomposition politique d’une Europe « enjuivée». La
soumission au peuple est en pratique soumission de l’artiste à l’État. L’artiste
pour être en accord intime avec le peuple doit produire un art « sain », c’est-àdire un art exclusivement allemand qui peut être compris d’instinct par le peuple
et développe des valeurs positives : l’artiste doit susciter la « joie» et non le «
trouble » et donc renoncer à exprimer ses doutes et ses interrogations pour
devenir un simple porte-parole de la nouvelle Allemagne.
Au commencement était le Verbe, tableau d’Hermann Hoyer
équipe. L’exploit fut immédiatement glorifié
par la presse et Staline en fit à son tour
l’apologie : «N’est-il pas clair que les
stakhanovistes sont les novateurs de notre
industrie ? Que le mouvement stakhanoviste
représente l’avenir de notre industrie, qu’il
contient en germe le futur essor technique et
culturel de la classe ouvrière, qu’il ouvre
devant nous la voie qui seule nous permettra
d’obtenir des indices plus élevés de la
productivité du travail, indices nécessaires
pour passer du socialisme au communisme et
supprimer l’opposition entre travail
intellectuel et travail manuel ». Mais sa
valeur d’exemple ne fut pas facilement
acceptée : il y eut même des stakhanovistes
assassinés ! Les raisons en sont évidentes :
les normes ont été relevées de 25 % dès 1936
et le système de rémunération, basé en
fonction des normes les plus hautes, s’est
traduit par une baisse d’ensemble des
salaires. Le stakhanovisme ne se révéla pas
très efficace, il fut un facteur de
désorganisation de la production et de
tensions dans les entreprises. Il n’en reste pas
moins la référence en matière d’émulation
socialiste jusqu’à la mort de Staline et même
au-delà, permettant de réunir stimulants
idéologiques (tableaux d’honneur, charges
politiques…) et stimulants matériels, les
stakhanovistes bénéficiant de multiples
privilèges (primes, maisons de repos,
possibilité de suivre des cours pour accéder à
une formation supérieure).
Pavlik Morozov
Pavlik Morozov, le héros délateur, aurait
dénoncé son père ensuite envoyé au Goulag.
Au-delà de l’anecdote, il y a un mythe
savamment orchestré, comme pour
Stakhanov. Le régime soviétique lui voue un
véritable culte, lui dressant des statues,
diffusant largement sa photo et son histoire
dans les journaux. Le mythe est entretenu
également par de grands artistes comme
Gorki qui le qualifie de « petit miracle de
notre temps » ou par Serguei Eisenstein qui
tourne Les prés de Behzin, film dans lequel il
rend hommage à cet enfant militant.
« Nous affirmons que la magnificence du
monde a été enrichie d’une nouvelle forme de
beauté : la beauté de la vitesse. Une
automobile de course à la carrosserie ornée
de grands tuyaux, tels des serpents crachant
le feu, une voiture rugissante qui semble
chevaucher la mitraille, est plus belle que la
Victoire de Samothrace. » (Marinetti,
Manifeste du futurisme, 1909)
Luigi Russolo (1885-1947) semble appliquer
à la lettre dans ce tableau, Dinamismo di un
automobile, la profession de foi du futurisme,
mouvement auquel il adhère en 1910.
Symbole de l’énergie vitale et du
mouvement, icône de la modernité, sa voiture
151
Cette peinture réalisée avant 1933 met en scène Hitler, alors chef du parti nazi.
Destinée à être reproduite, elle est l’un des outils de propagande destiné au peuple
allemand. Il ne s’agit pas encore d’un exemple de l’art officiel qui mettra en
avant une peinture traditionaliste. Mais cette peinture correspond au genre «
héroïque » mis en avant par les nazis, avec, ici, un personnage contemporain. Si
c’est dans le contexte de la lutte pour la prise de pouvoir dans les années 1930 sur
fond de crise économique que cette peinture a été réalisée, l’intention de l’artiste
était de montrer Hitler au moment de ses premiers engagements en politique dans
les années 1920 à Munich. Ce tableau surprend par sa palette sombre. Un premier
regard laisse croire à une scène banale : un homme parlant à une assistance
attentive dans une auberge. Mais le contraste, couleurs sombres dominantes et
lumière éclairant les visages et l’orateur, centre l’attention du spectateur sur
Hitler. Celui-ci, habillé en vêtements civils, domine par sa stature le reste de
l’assistance. Sa verticalité est soulignée par le S.A. au garde-à-vous à sa droite
aux côtés du drapeau nazi qui se détache du décor. Hitler est représenté en
homme respectable, cherchant à convaincre son auditoire. Celui-ci, composé de
femmes et d’hommes de toutes conditions, apparaît écouter gravement les paroles
de l’orateur. Mais cette réunion politique prend un autre sens lorsqu’on lit le titre
du tableau choisi par le peintre : la première phrase de l’Évangile de Jean « Au
commencement était le Verbe » ; Hitler devient l’équivalent d’un prophète
apportant la lumière, voire de Jésus-Christ prêchant la Parole. La petite
communauté à laquelle il fait face peut être alors assimilée à celle des premiers
disciples chrétiens qui comprennent, le jour de la Pentecôte, que désormais Jésus
guide leur action. Hitler est le nouveau messie, le Sauveur d’une Allemagne dont
les ennemis ne sont pas cités ici explicitement : ce sont les Juifs, ceux qui ont fait
mettre à mort Jésus. Il y donc un détournement de thèmes religieux que pratiquait
également Hitler dans ses discours où il multipliait les références aux Évangiles.
On pourrait faire le parallèle avec un tableau plus tardif Le Führer parle de Paul
Padua (1939) où toute la famille, rassemblée autour du poste de radio, écoute
religieusement le discours du Führer. Au mur, les images pieuses sont remplacées
par un portrait d’Hitler.
La famille de paysans de Kahlenberg, huile sur toile de Adolf Wissel, 1939.
La Famille de paysans de Kahlenberg illustre parfaitement l’idéal du régime : le
père domine le groupe, affirmant sa position de Führer dans la famille, il fixe sa
mère avec attention marquant par là l’importance des liens du sang. Son épouse,
les yeux baissés, assume l’attitude effacée qu’on attend de la femme allemande.
Leurs deux filles, avec leurs ravissantes nattes blondes, semblent aussi déjà
intérioriser la soumission à l’ordre familial. Le fils, au centre du tableau, incarne
l’avenir et, peut-être, avec l’expression méditative du regard, les épreuves qui
s’annoncent. L’ensemble, d’une géométrie accusée, exprime l’ordre et le sérieux
censés régner dans cette Allemagne intemporelle.
Affiche du film Olympia, les dieux du stade
Danseuse et peintre de formation, Leni Riefenstahl (1902-2003) fit ses débuts à
l’écran dans un film d’Arnold Franck, la Montagne sacrée en 1926. Elle tourna
par la suite plusieurs films – « de montagne » – puis passa à la réalisation, avec la
Lumière bleue (1932), film traitant de la passion de l’alpinisme et du mysticisme
rural. Proche du parti nazi, Leni Riefenstahl devint rapidement la cinéaste
préférée d’Adolf Hitler et réalisa une série de documentaires et de films de
propagande. À l’occasion des Jeux olympiques de Berlin en 1936, Leni
Riefenstahl tourne un film à la gloire de la « beauté dans le combat olympique».
Incitée par Goebbels à tourner un film sur l’olympisme allemand, Leni
Riefenstahl tourne Les Dieux du stade qui sort à l’automne 1938. La première
partie s’intitulait Fest der Völker (Fêtes des peuples), la seconde Fest der
Schönheit (Fête de la beauté). Si son esthétique virtuose crée d’incontestables
effets de beauté plastique, elle n’en révèle pas moins l’idéologie nazie, avec
l’exaltation païenne de la race supérieure. Pour Leni Riefenstahl, le sport
représente le moyen idéal pour véhiculer des valeurs morales, politiques et
raciales, et devient ainsi un objet de propagande incarnant emblématiquement
l’idéologie du Troisième Reich (pureté du corps, hygiène physique et mentale,
culte de la performance…). Les Dieux du stade, par son titre même, célèbre des
athlètes divinisés. Ce ne sont plus des hommes ou des femmes ordinaires, mais
des Aryens. Aryens que la population allemande doit vénérer car ils portent haut
les couleurs de l’Allemagne nazie. Ils représentent l’idéal physique que tout
Allemand devrait atteindre.
La condamnation de l’art « dégénéré »
de course puissante semble transpercer
l’immobilité de la toile en lignes aiguës et
incandescentes. La tension de la vitesse est
suggérée par l’usage de couleurs rugissantes
et par ces angles tranchants superposés qui
semblent consubstantiels à l’automobile ellemême. Également compositeur de musique, «
bruitiste », Russolo semble dans cette oeuvre
« rugissante » nous livrer une de ses
partitions futuristes où d’étonnantes et
spectaculaires machines sonores préfiguraient
déjà la musique concrète et la musique
électronique.
Train blindé en action (1915), tableau de
Gino Severini
Né en Italie en 1909, le futurisme exalte
l’amour de la vitesse, de la violence, de la
machine, le mépris de la femme, la guerre «
comme seule hygiène du monde ». Les
peintres futuristes (Balla, Boccioni, Carrà,
Severini et Russolo) utilisent les procédés du
cubisme (interférence des formes,
changements de rythmes, couleurs et
lumières) pour exprimer le dynamisme et la
simultanéité des états d’âme et des structures
du monde visible. Outre la peinture, le
futurisme affecte également la sculpture, la
littérature, le cinéma, la photographie, le
théâtre, la musique et l’architecture.
Le mouvement futuriste est un mouvement
artistique italien qui exalte autant la
modernité que la vitesse. Théorisé par Filippo
Marinetti – dont le Manifeste du futurisme est
publié en France en 1909 – le mouvement
futuriste emprunte de nombreuses formes au
cubisme dont il est exactement contemporain
pour donner à voir, en les décomposant, les
différentes étapes d’un mouvement. Le
tableau de Severini propose ainsi une vision
décomposée d’un trajet dans le métro
parisien.
La Tête de Mussolini, par Renato Bertelli
(1900-1974), est une oeuvre particulièrement
originale : il s’agit d’un profil tournant à
360°, plus proche d’une machine que d’une
tête d’homme, et qui renvoie à la fois à
l’exaltation de la vitesse, chère aux futuristes
et au versant modernisateur de la « nouvelle
politique ». L’oeuvre plut à Mussolini et fut
reproduite pour être diffusée dans de
nombreuses préfectures.
La Famille, de Cerrachini (1899-1982)
C’est un peintre autodidacte dont le style
archaïsant a suscité les commentaires
élogieux des chantres du fascisme. Il est vrai
que cette oeuvre montre bien qu’il exalte les
saines valeurs des campagnes : la famille, le
travail, le respect de l’autorité des anciens…
Une image d’ordre, de frugalité et de santé
qui vaut à cette Famiglia les éloges officiels
quand elle est exposée à la Biennale de
Venise en 1932.
152
En juillet 1937, à Munich, est organisée, en contrepoint de l’inauguration par
Hitler de la Maison de la culture allemande, une exposition consacrée à
l’Entartete Kunst, l’art dégénéré. Ces « barbouillages », selon les termes mêmes
du Führer, expriment le désordre et la confusion mentale, conséquence d’un
double processus de dégénérescence, politique et culturelle. Pour rendre le propos
explicite, l’art dégénéré est présenté dans un obscur atelier de moulage, dans
lesquels les quelque sept cents oeuvres de peintres expressionnistes (Kirchner,
Kokoschka, Grosz, Nolde…), de membres du Bauhaus (Kandinsky, Feininger…)
ou d’artistes juifs (Chagall, Meidner…) sont accrochées de travers, entassées les
unes sur les autres, mal éclairées… Salle après salle, commentaire « scientifique
» et invectives grossières alternent (« la raillerie insolente à l’endroit du
témoignage divin », « les manifestations de l’âme juive », « la femme allemande
tournée en dérision », « le nègre, un idéal de race », « Ainsi, les esprits dérangés
voyaient-ils la nature », etc.). Le 31 mai 1938, une loi élimine des musées
Picasso, Matisse, Van Gogh, Gauguin… En mars 1939, des milliers d’oeuvres
sont même brûlées dans la caserne principale des pompiers à Berlin.
Le combat artistique (cinéma exclu) qui se livre dans l’Allemagne nazie est déjà,
à l’époque, un combat d’arrière-garde. On le voit dans ces deux représentations :
le régime rejette la déformation de la réalité, le passage à l’abstraction, la
modernité finalement (contrairement aux fascistes), et il approuve la
représentation de son idéal social et idéologique (la famille aryenne, les athlètes
viriles).
Cette caricature de musicien de jazz noir rappelle que le régime nazi contrôle
également les arts, ici le jazz, interdit en Allemagne dès 1933 en tant que «
musique nègre ». On peut ainsi en rappeler le caractère totalitaire. Divers
symboles rapprochent cette musique des communautés considérées comme des
ennemis du Volk germanique : les noirs figurés par cette caricature qui nous
rappelle que les nazis considéraient les noirs comme de sous-hommes, les Juifs
que l’étoile de David et la boucle d’oreille évoquent vraisemblablement à
l’époque, les homosexuels qui ont été également persécutés par le régime.
L’art nazi : la force et la masse
L’usage du glaive, des muscles et de la virilité dans la statue jointe à celle du
parti, des SS, de la Wehrmacht et de la jeunesse dans les Congrès de Nuremberg
sont les solutions et les armes que propose le régime nazi pour faire triompher ses
idées.
Un idéal esthétique : les gymnastes ; tableaux de Gerhard Keil, 1939.
Le « Bureau du sport» qui dépend de la Kraft durch Freude (Force par la joie) fait
de la nouvelle religion du corps un de ses thèmes majeurs. À travers la
présentation de ces gymnastes, est célébrée la beauté de « la race nordique » : les
hommes sont élancés, musclés, tendus vers la victoire. Les femmes plus rondes,
sont saisies avant l’effort, alors qu’elles dialoguent sereinement. Mais on retrouve
le même idéal physique : perfection des proportions, cheveux blonds, yeux
clairs… Si les hommes se préparent à la guerre, manifestant la détermination du
combattant, les corps épanouis de leurs compagnes rappellent qu’elles sont
d’abord promises à de nombreuses maternités. L’architecture, d’un classicisme
épuré, rappelle celle de portiques de tradition grecque. Le modèle, c’est Sparte, la
cité guerrière, qui soumettait les femmes comme les futurs hoplites à un rude
entraînement.
Jeunesse allemande, fresque de Jürgen Wegener, 1937.
L’oeuvre est tout à fait révélatrice du souci de « transformer héroïquement le réel
» (Éric Michaud). La jeunesse s’identifie à la beauté et à la nudité glorieuse, les
canons esthétiques sont clairement ceux de l’Antiquité, comme la composition en
frise. La jeunesse éternelle est incarnée par la rencontre de la vive et belle
aryenne et de l’éphèbe triomphant (le panier de fruits/la javeline dressée), alors
que le groupe de jeunes militants de la Hitler-Jugend, rappelle que cette jeunesse
est la matrice de l’armée de demain et la garante de la grandeur de la nouvelle
Allemagne (la devise de la Hitler-Jugend est : «Nous sommes nés pour mourir
pour l’Allemagne »).
III. Le modernisme italien et russe
Le futurisme
Né au début du XXe siècle, le mouvement futuriste condamne toutes les formes
du passé. Mouvement viscéralement nationaliste, attaché à la modernité, le
futurisme exalte la vitesse, le dynamisme mais aussi la guerre et la force virile.
Autant de thèmes qui rapprochent certains futuristes des fascistes.
Sergueï M. Eisenstein (1898-1948)
« Si la révolution me mena à l’art, l’art me
plongea totalement dans la révolution »,
reconnaît S. M. Eisenstein. Eisenstein, né
à Riga en 1898, engagé volontaire à vingt ans
dans l’Armée rouge, part au front à l’automne
1918. Il participe comme metteur en scène,
décorateur et acteur aux spectacles que monte
son régiment. Il enseigne ensuite dans le
groupe « Proletkult » (Culture prolétarienne)
C’est en 1924 qu’il tourne son premier film
La grève. Suivent Le cuirassé Potemkine
(1925), Octobre (1927, pour le 10e
anniversaire de la révolution russe), puis La
ligne générale (1928). Après une éclipse au
début des années 1930, il revient au premier
plan grâce au tournage de films historiques :
Alexandre Nevski en 1938 et Ivan le Terrible
(première partie) en 1944 pour lequel il reçoit
le prix Staline en 1946. Il entreprend le
tournage de la deuxième partie, mais il est
victime d’un infarctus lors du montage. Le
film, condamné en 1946 par le Comité central
du Parti communiste, ne sortit qu’en 1958,
c’est-à-dire dix ans après la mort de son
metteur en scène (1948).
Son cinéma se caractérise par une grande
importance attribuée au montage et par
l’utilisation des mouvements de foules
(ouvriers, paysans, soldats). Il s’oppose en
cela au cinéma hollywoodien qui centre
l’action sur les individus (les acteurs,
véhicules du « star system »).
Le Cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï
Eisenstein
Le film raconte la mutinerie des marins du
cuirassé Potemkine en 1905, provoquée par la
mauvaise qualité de la nourriture. «
Longtemps considéré comme le meilleur film
du monde » (Jean Tulard, Guide des films, R.
Laffont), il frappe par son montage, le côté
théâtral et stylisé de la fusillade de la foule
sur le grand escalier d’Odessa et par son
souffle révolutionnaire.
Le cinéma est aussi utilisé dans les
démocraties pour dénoncer le danger nazi
Le Dictateur raconte l’histoire d’un barbier
juif (Charlot) dans un pays imaginaire, la
Tomania, dominée par le dictateur Hynkel
(Charlot également). La photo de droite
rapporte la rencontre avec Benzino Napolini
(le nom est tout un programme !), le dictateur
de la Bactérie, les deux hommes ayant eu
l’idée d’envahir un pays voisin, l’Austerlich
(allusion transparente à l’Autriche, annexée
en 1938). Dans ce film, Chaplin règle ses
comptes avec Hitler grâce à une parfaite
imitation de la réalité (le rapprochement entre
les deux photos est parlant) et par le ridicule.
Certaines scènes sont des séquences
d’anthologie du cinéma : Hynkel jonglant
avec le monde qui finalement éclate, la
rencontre des deux tyrans, la colère de
Hynkel débarrassant le gros Herring
153
L’art fasciste : la puissance de l’État
Le tableau futuriste d’Alfredo Ambrosi met en avant, d’une part, la modernité du
régime par l’usage de traits acérés, rapides, par la déformation de la réalité et la
stylisation du dessin, et d’autre part, la continuité du régime mussolinien avec
l’héritage antique. Rome en arrière-plan, le Colisée en guise de cerveau, le visage
carré à la manière des statues antiques rappellent que l’horizon impérial est celui
que se fixe Mussolini. Par ailleurs, l’alliance entre révolution et conservatisme est
l’une des continuités du régime fasciste. Le succès des péplums pendant cette
période à Cinecittà montre par ailleurs cette dialectique : faire du neuf avec de
l’ancien, du cinéma avec de l’antique. Le tableau fait apparaître le masque de
Mussolini en surimpression. Celui-ci envahit totalement la toile. Les traits, le port
altier de la tête, l’énergie et la force virile qui se dégagent de Mussolini marquent
sa détermination, sa force. L’artiste symbolise ainsi la puissance du Duce qui
incarne la volonté nationale et préside aux destinées du pays. Son regard montre
la voie à suivre, il est le guide de la nation. L’arrière-plan mêle à la fois les
monuments antiques, symboles du passé glorieux de l’Italie, et les aménagements
urbains décidés par le Duce rappelant ainsi que la nation a retrouvé sa grandeur et
s’inscrit dans la modernité. Mussolini incarne ainsi la fierté d’un peuple qui
renoue avec la gloire. La ville représentée sur ce tableau est Rome, que l’on
reconnaît grâce au forum impérial et surtout à l’amphithéâtre flavien plus
couramment appelé Colisée, figurant ici au sommet du crâne de Mussolini à
gauche. La ville est aussi celle qui a été modernisée par Mussolini qui a
commandé de grands travaux dans le coeur de l’ancienne Rome. Ambrosi, en
surimposant le visage de Mussolini au cœur de la vieille ville romaine, souhaite
établir une identité entre la ville impériale antique et le dirigeant du présent. Le
visage et le regard tourné vers la droite, Mussolini regarde vers le futur tout en
puisant sa force dans l’histoire de la Rome antique. Son port de tête altier et ses
traits anguleux, soulignés par la facture futuriste de la toile, confèrent beaucoup
de dynamisme à la composition, comme les grands axes urbains de la ville. Cette
toile glorifie la personne du dirigeant fasciste : issu de la Ville éternelle dont il
puise la force, Mussolini redonne à l’Italie ses lettres de noblesse, renouant avec
ses grands prédécesseurs antiques dont il fait renaître le rêve. On insiste sur la
détermination et la force du Duce qui doivent provoquer l’admiration devant la
toile, laissant penser que la régénération de l’Empire est en cours sous la houlette
du Duce.
Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) :
Malgré quelques différences selon les pays, l’art totalitaire répond à des finalités
bien précises : exalter la puissance du pays, construire une société monolithique
et ordonnée, dessiner un homme nouveau aux qualités physiques
impressionnantes, dévoué à l’édification d’un monde nouveau. L’art est bien
l’expression de l’idéologie du système. Néanmoins, à la différence d’Hitler,
Mussolini ne réprime pas d’autres expressions artistiques, plus modernistes et
moins académiques, notamment le mouvement futuriste, traduisant la dynamique
et l’action chère à la doctrine mussolinienne. Le combat artistique (cinéma exclu)
qui se livre dans l’Allemagne nazie est déjà, à l’époque, un combat d’arrièregarde : le régime rejette la déformation de la réalité, le passage à l’abstraction, la
modernité finalement. L’art soviétique, bien qu’étroitement surveillé par le
pouvoir, reste également plus moderne dans ses techniques d’expression.
(Goering) de toutes ses décorations, le
discours final appelant à la paix entre les
nations. Ce film est aussi la dernière
apparition de Charlot à l’écran.
Palais de la Civilisation et du Travail
Le quartier de l’Exposition universelle de
Rome, destiné à accueillir une exposition
universelle prévue pour 1942 devait être le
coeur de la «Terza Roma », une utopie
spatiale assez comparable à la Germania que
Speer inventait alors pour Hitler comme
nouvelle capitale du Reich. Dans cet
ensemble géométrique qui multiplie percées
et points de vue, le Palais de la Civilisation
du Travail, qui se dresse sur un des côtés du
quartier est un étrange cube percé d’arcatures
en plein cintre qui évoque à la fois une sorte
de Colisée carré et l’univers onirique des
peintures de De Chirico. Exaltant à la fois le
passé de Rome et la contribution des
scientifiques, des artistes, des poètes et des
travailleurs à la construction de l’Italie, il
illustre le rapport ambigu du fascisme à la
modernité – loin de l’académisme de Speer,
la monumentalité se conjugue ici avec le
rationalisme – et la volonté du régime de «
dépasser le libéralisme » pour associer le
génie individuel et l’effort collectif, la
grandeur nationale et le discours social.
Le palais de la civilisation construit pour
l’exposition universelle rappelle le passé
prestigieux de l’Italie antique par la statuaire
imposante placée au rez-de-chaussée, mais
c’est aussi un éloge de la modernité et de la
force de l’Italie fasciste, par l’utilisation de
lignes classiques et écrasantes. Cette
architecture doit impressionner. En alliant
références à l’Antiquité et modernité, les
architectes créent un style néo-impérial qui
sert la volonté de puissance et de grandeur du
pouvoir fasciste. Par son caractère puissant et
moderne, cette architecture se veut le reflet
du pouvoir et de la nouvelle Italie. Le
caractère imposant de cette architecture
écrase totalement les hommes comme le
montre les personnes situées au bas du
monument. C’est la puissance qui est exaltée,
non l’humanité comme pourrait le faire croire
le fronton.
Evaluation cohérente en fonction des
objectifs :
154
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