Fiches réalisées par Arnaud LEONARD (Lycée français de Varsovie, Pologne) à partir de sources diverses, notamment des excellents « livres du professeur » des éditions Nathan (dir. Guillaume LE QUINTREC) 1 HC – A la recherche d'un régime politique en France de 1848 à 1879 Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Sources et muséographie : Ouvrages généraux : Demier Francis, La France du XIXe siècle, 1814-1914, Le Seuil, 2000, coll. «Points Histoire», p. 163-322. Rémond René, La Vie politique en France depuis 1789, tome 2, « La vie politique en France, 1848-1879 », Armand Colin, coll. «U», 3e éd. 1986, 382 p. J. Baronnet, Regard d’un Parisien sur la Commune, Gallimard/Paris bibliothèques, 2006. Rougerie Jacques, La Commune de 1871, PUF, 1992, coll. «Que sais-je?», 128 p. Rougerie Jacques, Paris insurgé, la Commune de 1871, Gallimard, 1995, coll. «Découvertes», 160 p. Winock Michel, « La poussée démocratique 1840-1870 », in Berstein Serge et Winock Michel (dir.), Histoire de la France politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914 », Le Seuil, 2002, coll. « L’Univers historique », p. 109-152. J.-C. Caron, La nation, l’État et la démocratie en France de 1789 à 1914, coll. « U », A. Colin, 1995. Caron, F., La France des patriotes de 1851 à 1918, Fayard, 1993. M. Agulhon, Les Quarante-huitards, Gallimard, Paris, 1992. Agulhon, M., 1848 ou l’apprentissage de la république (1848-1852), tome 8 de NHFC, Le Seuil, 1973. Plessis, A., De la fête impériale aux murs des fédérés (1852-1871), tome 9 de NHFC, Le Seuil, 1973. Mayeur, J.-M., Les Débuts de la IIIe République (1871-1898), tome 10 de NHFC, Le Seuil, 1973. F. Furet, La Révolution : 1770-1880, Hachette, 1988 (réédition chez Pluriel en 2 volumes). 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Tombs, La guerre contre Paris. 1871, coll. « Collection historique », Aubier, 1997 (édition originale, 1981). Documentation Photographique et diapos : Revues : 2 « Faut-il réhabiliter Napoléon III ? », L’Histoire, juin 1997, n°211. Napoléon III, TDC, N° 958, du 15 au 30 juin 2008 Les voies du suffrage universel, TDC, N° 831, du 1er au 15 mars 2002 Le Paris d’Haussmann, Au nom de la modernité, YVES CLERGET, TDC, N° 693, du 1er au 15 avril 1995 Carte murale : Enjeux didactiques (repères, notions et Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des méthodes) : savoirs, concepts, problématique) : Entre 1848 et 1879, la France est plus que jamais déchirée par l’héritage révolutionnaire, qui a ouvert les questions de l’égalité civile et de la démocratie. Traversée par trois régimes (Seconde République de 1848 à 1852, Second Empire de 1852 à 1870, IIIe République proclamée le 4 septembre 1870), cette période est marquée tout entière par la question de l’adoption du suffrage universel. Si la démocratie politique et sociale des premiers temps de la Seconde République échoue, l’enracinement démocratique et l’apprentissage de la citoyenneté se poursuivent néanmoins en profondeur, y compris sous l’Empire, par le biais du plébiscite et, à partir de 1860, par son inflexion parlementaire. Au rythme d’une histoire souvent tragique, la Troisième République consacre finalement la maturité de la démocratie politique par l’instauration d’un régime libéral et parlementaire, fondé sur un suffrage universel rétabli pleinement, ignorant cependant des aspirations sociales qui se sont violemment exprimées dans l’explosion communaliste de 1871. Cette question d’histoire politique « classique » ne présente pas de difficultés particulières. Il faut analyser les différents types de régimes expérimentés au cours de cette trentaine d’années, sans se perdre dans un récit événementiel trop détaillé. L’important est d’expliquer le fonctionnement de chacun de ces régimes et les causes de son échec ou de son succès. Il faut faire attention cependant à éviter une approche téléologique, qui présenterait la Troisième République comme un point d’aboutissement nécessaire. Le Second Empire, en effet, a été victime d’une guerre mal engagée, beaucoup plus que de l’opposition républicaine. Les républicains modérés ont su ensuite convaincre les Français, en se démarquant à la fois de la Commune et des royalistes, encore puissants dans les années 1870. BO 1ere : « De la Deuxième République à 1879 : la recherche d’un régime politique On examine comment la France est à la recherche d’institutions capables d’inscrire l’héritage de la Révolution dans la société nouvelle. La présentation des années 18701871 – de la défaite à la Commune - permet de souligner cet enjeu. » BO 4e actuel : « La France de 1815 à 1914 (4 à 5 heures) L’accent est mis sur la recherche, à travers de nombreuses luttes politiques et sociales et de multiples expériences politiques, d’un régime stable, capable de satisfaire les aspirations d’une société française majoritairement attachée à l’héritage révolutionnaire. •Repères chronologiques : les révolutions de 1848 ; la Seconde République (1848-1852) ; le Second Empire (1852-1870) ; l’inauguration du canal de Suez (1869) ; proclamation de la République (4 septembre 1870) ; l’Affaire Dreyfus (1898). •Documents : Delacroix : La Liberté guidant le peuple ; Victor Hugo : extraits des Châtiments et des Misérables ; la loi sur la séparation de l’Église et de l’État (1905). » Comment expliquer l’instabilité politique de la France entre 1848 et 1879 ? L’étude de cette question doit permettre de montrer l’affrontement des différents courants politiques qui luttent pour le pouvoir ainsi que leurs valeurs respectives : monarchistes (légitimistes et orléanistes ; les premiers, autour du comte de Chambord héritiers de la monarchie absolue de droit divin, les seconds, autour du comte de Paris défenseurs d’une monarchie parlementaire fondée sur un régime censitaire), bonapartistes (on abordera alors la notion de césarisme, pouvoir exécutif fort qui prétend s’appuyer sur le peuple) et républicains (on montrera leur diversité : conservateurs, radicaux, socialistes et leurs valeurs communes, notamment la défense du suffrage universel). Socle : Nouveau commentaire « La succession des régimes au cours de cette période manifeste la difficulté de parvenir à une stabilité politique jusqu’à l’enracinement de la IIIe République malgré les crises violentes qui ont marqué ses origines. Ajout aux repères La Commune (1871). » Le Second Empire est, dès ses débuts, un régime ambigu. D’une part, il prétend tenir sa légitimité du suffrage universel masculin, qui est rétabli dès 1851, et multiplie les appels au peuple français par l’intermédiaire des référendums. De l’autre, l’Empire s’affirme comme une monarchie autoritaire, au moins jusqu’en 1860 ; les pouvoirs de l’empereur sont immenses et les libertés restreintes. Après cette date, le régime se libéralise progressivement et devient une monarchie quasi parlementaire. Ces réformes rencontrent un certain appui populaire, même si le gouvernement ne renonce pas à intervenir pour influencer le vote des électeurs. L’historiographie récente a pris ses distances avec une vision caricaturale du Second Empire, héritée de la propagande républicaine et des manuels de la IIIe République. En maintenant le suffrage universel, même manipulé, le régime bonapartiste a permis une certaine acculturation politique des Français. Le vote pour le candidat officiel – souvent un homme nouveau – peut s’interpréter comme un rejet des anciens notables. Par ailleurs, le régime est devenu quasi parlementaire à l’issue d’un processus de démocratisation assez remarquable. BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE DE LA FRANCE, 1815-1914 La succession rapide de régimes politiques jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire des républicains vers 1880 enracine solidement la IIIe République qui résiste à de graves crises. Les régimes politiques sont simplement caractérisés ; le sens des révolutions de 1830 et de 1848 (établissement du suffrage universel et abolition de l’esclavage) et de la Commune est précisé. Situer dans le temps - Les régimes politiques successifs de la France de 1815 à 1914 - L'abolition de l'esclavage et suffrage universel masculin en 1848 » Comment l’idée de la République a-t-elle fini par s’imposer ? Cette question permet de développer une réflexion autour de la notion-clé du suffrage universel et de souveraineté populaire. Elle conduit aussi à aborder la 3 notion de libertés fondamentales. Héritées de 1789, ces notions forment le socle commun des républicains. Toutefois, il faudra aussi montrer les divergences qui se font jour au sein du camp républicain, notamment en ce qui concerne la conception de la République. Autrement dit, quelle République souhaitent les Français ? Est-ce une République conservatrice (qui garantit les libertés fondamentales, l’égalité civique mais se veut conservatrice sur le plan social), une République radicale (dont les valeurs sont la défense de la laïcité et des valeurs républicaines, la limitation des inégalités sociales) ou est-ce une République sociale (héritière de 1793 et de ces valeurs plus égalitaristes) ? L’étude de la Commune doit permettre de trancher cette question. La Commune, comme l’a montré depuis longtemps Jacques Rougerie, n’est pas la première révolution du prolétariat moderne comme l’avaient cru Marx et surtout Lénine. Elle s’inscrit dans l’histoire du mouvement ouvrier français, celle du « socialisme de métier » étudié par l’historien américain Bernard H. Moss. Les revendications des Communards sont très proches de celles des « démoc-soc. » de 1848 : organiser dans chaque branche d’activité des coopératives ouvrières, avec l’aide d’une République résolument sociale. C’est l’échec de la Commune qui a ensuite poussé les ouvriers français à prendre leurs distances avec les républicains et à s’organiser sur leurs propres bases. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : Le plan chronologique s’impose ici. On analyse donc la IIe République, puis le Second Empire. On présente ensuite la période très dense des années 1870-1871, en approfondissant l’étude de la Commune (par exemple à travers l’itinéraire de Louise Michel). Puis il faut montrer comment la IIIe République s’est imposée entre 1871 et 1879, en étudiant d’une manière précise les institutions mises en place (les lois de 1875 et le régime parlementaire). Un questionnement transversal consacré à l’héritage de la Révolution dans le débat politique permet de voir comment chaque famille politique se situe dans cette problématique centrale. Les bonapartistes prétendent concilier les principes de 1789 (souveraineté nationale) et un ordre monarchique. Les légitimistes rejettent très largement l’héritage révolutionnaire et restent nostalgiques de la France d’avant 1789. Les républicains modérés veulent achever l’oeuvre de la Révolution, tout en se démarquant de ses aspects violents. Les républicains « rouges » veulent poursuivre la Révolution, dont ils assument totalement l’héritage. Les républicains puisent leurs références dans la philosophie des Lumières et dans la Révolution de 1789 dont ils veulent faire vivre l’héritage : liberté, égalité, souveraineté nationale, exaltation de la patrie. À partir de 1879, contrôlant tous les rouages du pouvoir, ils mettent en place un régime parlementaire qui assure la pré éminence du législatif sur l’exécutif et la prépondérance de la Chambre des députés, des lois garantissant les libertés fondamentales : liberté de la presse, de réunion, liberté syndicale. Ils posent ainsi les bases d’une démocratie libérale et parlementaire. Accompagnement 1ère : « Ce thème invite à une réflexion sur la recherche d’institutions efficaces pour un État important, dont la société est marquée par les acquis et les principes de la Révolution et engagée dans les mutations liées au processus d’industrialisation. Les questions des années 1848-1851 : démocratie sociale, articulation entre représentation politique et suffrage universel, entre autorité et démocratie, entre exécutif et législatif et entre Paris et province constituent le point de départ ainsi que les enjeux durables. Le Second Empire est un césarisme démocratique, dans lequel le suffrage universel n’est pas remis en question mais confisqué par une pratique autoritaire: la souveraineté populaire est absorbée par un homme. L’évolution libérale maîtrisée voulue par Napoléon III : hérédité, appel direct au peuple et gouvernement représentatif, se brise sur sa politique étrangère, inscrite dans la tradition solidement ancrée de la gloire nationale. La crise nationale qui court de septembre 1870 à mai 1871 illustre l’intérêt du temps court et la valeur explicative de l’événement. Le désastre de la guerre avec la Prusse entraîne la proclamation de la république, durablement marquée par le provisoire. Deux conceptions s’affrontent alors : la vision nationaliste de Gambetta qui veut poursuivre la guerre heurte le libéralisme et la prudence des républicains modérés et les aspirations à la paix des ruraux. Le suffrage universel élit une Assemblée majoritairement monarchiste, qui confie le pouvoir exécutif à Thiers, partisan de la paix. Une partie des Parisiens, refusant que leur résistance, toute jacobine, contre les Prussiens se termine ainsi, estimant la république menacée et refusant la « décapitalisation » de leur ville, s’insurge en I. Révolutions et Seconde République (1848-1852) : l’échec d’une république fraternelle, généreuse et démocratique Les quelques mois charnières qui font suite à l’échec de la monarchie de Juillet et à la révolution de 1848 témoignent d’une recherche effrénée d’institutions efficaces pour diriger la France. Les acquis et les principes révolutionnaires marquent les aspirations des « quarante-huitards », mais l’effervescence passionnée et les libertés conquises qui s’ensuivent ne tardent pas à effrayer les élites et la paysannerie. La période est marquée par de nombreux questionnements : attitude face à la démocratie sociale, articulation entre représentation politique et suffrage universel, entre autorité et démocratie, entre exécutif et législatif, entre Paris et province… On peut dire que le gouvernement reconnaît le droit au travail dans la mesure où, le 25 février 1848, « il s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail ». Mais cette déclaration n’est pas vraiment suivie d’effets. L’extrême gauche républicaine réclame en vain la création d’un Ministère du travail (fondé en 1906 seulement par Clemenceau). Le gouvernement se contente de nommer une 4 Commission du gouvernement pour les travailleurs, qui siège au palais du Luxembourg sous la présidence de Louis Blanc et de l’ouvrier Albert. On organise des ateliers nationaux, qui ne sont en fait que des grands chantiers de charité, et non l’organisation du travail réclamée par Louis Blanc, supervisés par le ministre Marie (représentant des républicains modérés fidèles au libéralisme). Tous les ouvriers sans travail y sont admis, avec un salaire de 2 francs par jour. Les ateliers sont organisés sur un modèle militaire (lieutenances, brigades, escouades), mais avec des chefs élus. Au moment de leur dissolution, les ateliers nationaux employaient 130 000 ouvriers (pour un coût de plus de 7 millions de francs). Cette décision fut prise parce que les ateliers nationaux étaient considérés comme un foyer d’agitation et parce qu’ils coûtaient cher à l’État, qui avait dû augmenter de 45 % les impôts directs (c’est «l’impôt des 45 centimes», sousentendu par franc d’imposition, très impopulaire dans les campagnes). La jeune République issue des événements de 1848 se veut girondine. Immaculée, elle véhicule l’image d’un humanitarisme sincère dont sont issues les aspirations diffuses des vainqueurs : démocratie, pitié et générosité, justice sociale, fraternité… Elle répudie tout système et toute tentative de terreur. La férocité jacobine de 1793 est condamnée. Il y a pourtant parenté entre les deux épisodes révolutionnaires. La jeune vierge de 1848 s’adresse à sa « soeur » de l’An II, reconnaissance explicite d’un héritage, d’une continuité entre les révolutions de 1793 et 1848. Victor Hugo montrant bien la complémentarité des deux républiques : « La première a détruit, la seconde doit organiser. L’oeuvre d’organisation est le complément nécessaire de l’œuvre de destruction ». Mais après la proclamation le 4 mai d’une république conservatrice, les meneurs socialistes les plus résolus (Blanqui, Barbès, Raspail…) manquent, à l’issue d’une manifestation désordonnée le 15 mai 1848, de faire vaciller le régime. Le désir de réaction va être exaspéré par cet épisode. La dignité de la République issue du suffrage universel a été violée, sa légitimité contestée par le peuple de Paris. Les sanglantes Journées de juin rompent l’euphorie de la fraternité nouvelle inaugurée par la révolution de février 1848. Les journées de juin 1848 sont déclenchées par la décision du gouvernement de fermer les Ateliers nationaux créés par le gouvernement provisoire de février pour lutter contre le chômage (dans lesquels on versait un salaire aux chômeurs contre un travail, le plus souvent de terrassement, dont l’utilité n’était pas toujours avérée) et d’enrôler les chômeurs célibataires dans l’armée. La fermeture des ateliers, ainsi que l’élection à l’Assemblée des révolutionnaires Leroux et Proudhon et de Louis Napoléon Bonaparte mettent le feu aux poudres. Les ouvriers au chômage qui ne survivent que grâce aux ateliers nationaux, sont acculés au désespoir suite à leur abolition. L’arrestation en mai des leaders les plus connus empêche toute organisation efficace Le 23 juin, Paris se hérisse de barricades. Les soldats de la Garde nationale livrent durant 4 jours un cruel combat contre les insurgés. L’insurrection parisienne de juin 1848 La France est déchirée une guerre civile qui oppose la classe ouvrière et les partisans de l’Ordre. Un ouvrier accuse explicitement la bourgeoisie républicaine d’avoir fusillé et déporté les militants de gauche révoltés les 23-26 juin 1848. Le général Cavaignac, le « prince du sang », ministre de la Guerre puis chef du pouvoir exécutif, est chargé de réprimer l’émeute. Le 26 juin, après des combats sanglants, les dernières barricades tombent. La bataille se solde par quelques exécutions sommaires et d’immenses rafles de suspects. 1 500 hommes attendent, dans des prisons improvisées, la « transportation en Algérie ». L’écrasement de l’insurrection par l’armée marque la fin de « l’illusion lyrique » et de la « République sociale ». Jean-Louis Meissonnier est l’un des peintres d’histoire et de scènes de genre les plus populaires et les plus décorés de la monarchie de Juillet et du Second Empire. Cette oeuvre, La barricade de la rue de la Mortellerie, illustre la terrible répression des Journées de juin à Paris. Les affrontements sont acharnés entre un camp « bourgeois » très résolu dont les valeurs d’ordre, de propriété, de liberté se voient attribuées des mérites absolus et celui des « ouvriers socialistes » combattant au nom de la justice, du bonheur et de la vie. La Constitution du 4 novembre 1848 Dès le lendemain de la révolution de 1848, une Assemblée constituante est formée d’une majorité de républicains modérés prêts à défendre la République mars 1871. La Commune défend la démocratie directe, mène une politique qui anticipe sur celle de la Troisième République et esquisse des projets (république sociale et pour partie fédérale). Après son écrasement, la période 1871-1879 est marquée par la marginalisation de ceux qui refusent la république et la victoire de la conception libérale et parlementaire du pouvoir sur la conception autoritaire. Le suffrage universel tranche à plusieurs reprises, amenant la démission de Mac-Mahon en janvier 1879. Ce fait entérine une césure importante, pour le fonctionnement des institutions comme pour la recomposition du système des forces politiques. » L’INCONNU DE LA PREMIÈRE FOIS À la suite de la Révolution de février 1848, le gouvernement provisoire de la République française décrète, le 5 mars, le vote universel, c’est-à-dire le suffrage universel masculin. « On entrait dans l’inconnu », écrit GarnierPagès, l’un des membres du gouvernement provisoire. Dimanche de Pâques, 23 avril 1848, la scène a été souvent décrite : GarnierPagès trace les contours idylliques de ce premier vote massif et apaisé des campagnes avec 83 % des inscrits qui ont participé à ce premier banquet civique ! Les électeurs, venus en cortèges au chef-lieu de canton, ont été appelés, commune après commune, nominalement par le président du bureau de vote à qui ils remettent leur bulletin de vote, qui a été rédigé à la main en dehors du bureau, ou à défaut imprimé. Le bon électeur est en effet celui qui est capable d’écrire lui-même son bulletin, mais, la population masculine étant analphabète à 50 %, les agents électoraux des candidats ont répandu dans la population de fortes quantités de bulletins imprimés. Lors de ce premier vote, les pressions des puissants, des prêtres et des représentants de la jeune République n’ont pas dû manquer. Le président glisse lui-même le bulletin dans l’urne, tandis qu’un assesseur appose son paraphe à côté du nom de l’électeur. Cette procédure restera inchangée jusqu’en 1913, date d’adoption de l’enveloppe et de l’isoloir. Toutefois le vote aura désormais lieu dans la commune et la procédure de l’appel nominal des citoyens tombera en désuétude. Preuve aussi de l’individualisation du vote : on vient voter quand on le veut. Toutefois, la belle unanimité quarantehuitarde est ternie par les contestations des résultats à Limoges et surtout à Rouen, dans les quartiers ouvriers. Deux mois plus tard, ce seront 4 000 morts que l’insurrection de juin fauchera. La pacification des conflits est une condition, mais aussi une conséquence de la gestion douce des passions politiques par le vote. Si, par la loi du 31 mai 1850, le parti de l’ordre exclut « la vile multitude » (Thiers), 5 contre les velléités socialistes du peuple de Paris. Fortement inspirée de la Constitution américaine, mais sans accorder la même prééminence au président, elle vise à éviter la dictature d’une assemblée comme sous la Convention. C’est pour cette raison que les pouvoirs sont si nettement séparés. De ce fait, en cas de conflit entre l’Assemblée et le président, les institutions sont bloquées et la crise ne peut être dénouée que par la force. Paradoxalement les députés de gauche de l’Assemblée constituante, proches du peuple dans leur discours mais se défiant de son vote dans le cas de l’élection d’un président au suffrage universel, se sont opposés à ce mode de désignation du Président de la République. C’est Lamartine, favorable à l’élection du Président au suffrage universel qui emporta la décision par un discours dont « l’éloquence fut décisive » (J-J. Chevallier, Histoire des Institutions politiques de la France, Dalloz, 1952, p. 251). Cette Constitution semble plutôt instaurer un régime présidentiel. En effet, le suffrage universel élit directement une Assemblée unique et un Président, qui ont donc une légitimité équivalente (comme aux États-Unis). Le Président ne dispose pas du droit de dissolution, qui est un élément constitutif du régime parlementaire. Les ministres sont nommés par le Président, mais la question de leur responsabilité n’est pas clairement réglée. L’article 68 commence ainsi : « Le président de la République, les ministres, les agents et dépositaires de l’autorité publique sont responsables, chacun en ce qui les concerne, de tous les actes du gouvernement et de l’administration ». On ne sait pas ici s’il s’agit d’une responsabilité pénale individuelle ou d’une responsabilité politique collective. Dans un régime parlementaire, les ministres sont collectivement responsables devant le Parlement ; dans un régime présidentiel, chaque ministre est responsable devant le Président. La pratique politique de la IIe République fut d’abord parlementaire (ministres choisis dans la majorité parlementaire), puis le Président Louis-Napoléon Bonaparte décida, en 1849, que les ministres seraient responsables devant lui seul. Éloge du suffrage universel Dans ce célèbre discours, Victor Hugo célèbre le suffrage universel d’une double manière : – le suffrage universel établit l’égalité politique entre les citoyens (masculins), ce qui permet de transcender les inégalités sociales et de donner la parole à tous ; – ce faisant, le « droit du suffrage » abolit le « droit d’insurrection », rendant inutile le recours à la violence, à « l’émeute ». Ce second argument est destiné aux conservateurs, qui s’apprêtent à restreindre le droit de vote. S’ils portent atteinte au suffrage universel, ils pousseront les ouvriers, privés du droit de vote, à se tourner de nouveau vers l’insurrection. C’est ainsi la droite qui est présentée comme fauteuse de désordre et la gauche républicaine comme une force de paix sociale. L’élection présidentielle de décembre 1848 porte en tête Louis-Napoléon Bonaparte, le candidat du parti de l’Ordre suivi de très loin par le général Cavaignac qui avait réprimé dans le sang le mouvement ouvrier de juin 1848. Les autres candidats partisans d’une république modérée ou sociale n’obtiennent que des résultats dérisoires. Cette tendance est confirmée lors des élections législatives de mai 1849 qui donnent une majorité très large au parti de l’Ordre. Louis Napoléon Bonaparte, élu président de la République le 10 décembre 1848, soutient la répression de la propagande démocratique prônée par le Parti de l’ordre et son chef Louis Adolphe Thiers. Tout un arsenal législatif vise à limiter l’impact des mesures libérales prises dans le contexte euphorique de février et à favoriser l’encadrement du peuple par les notables, les fonctionnaires ou le clergé. La loi Falloux (15 mars 1850) illustre bien cette volonté puisqu’elle fait du cléricalisme une pièce maîtresse du système conservateur. La religion, par le biais de l’enseignement primaire, doit inculquer au peuple le respect de l’ordre et de la propriété. La réforme électorale du 31 mai 1850 marque une nouvelle étape dans la lutte contre les « Montagnards ». S’il est désormais impossible de revenir sur le suffrage universel, « esprit de la constitution », il est possible d’en limiter la portée. La loi du 31 mai restreint le corps électoral par l’ajout d’une condition à l’inscription sur les listes. Trois ans de domicile continus sont exigibles des votants, ce qui exclut les migrants, les « vagabonds ». La loi du 31 mai, une fois appliquée, réduit le corps électoral de près d’un tiers, le nombre d’électeurs passant de 9 600 000 à 6 800 000. Tout le jeu politique s’en trouve changé. Louis Napoléon Bonaparte demande à l’Assemblée nationale de l’autoriser à écrêtant ainsi l’électorat de 3 millions de personnes, le suffrage universel est rétabli par Louis Napoléon Bonaparte en 1851. C’est donc sous un régime autoritaire, sans liberté d’expression et avec le poids des candidatures officielles, que les Français vont aussi apprendre à voter. La participation est importante lors des trois plébiscites victorieux (1851, 1852, 1870). Les élections de 1869 dénotent cependant un net changement par rapport aux pratiques précédentes et la campagne électorale est vraiment contradictoire dans les grandes villes. Enfin, la Commune fait naître les derniers grands débats autour du droit de suffrage : peut-on laisser à la « canaille » le droit de voter, voire pire, d’être élue ? En 1874-1875, le problème est réglé. Non par l’exaltation du suffrage, mais par l’argument de la continuité. Le droit au vote est désormais irréversible. Seul le régime de Vichy interrompra ce long apprentissage du vote et du respect en suspendant les élections. « LE SUFFRAGE UNIVERSEL A TUÉ LES BARRICADES » (LE TEMPS, 1898) L’instauration du suffrage universel masculin s’est révélée un formidable instrument de pacification sociale. Il est à la fois cause et conséquence du processus séculaire de civilisation des mœurs et d’apprentissage du contrôle de soi et du respect des autres. Désormais, l’électeur doit avoir troqué ses vieux modes d’expression du mécontentement (émotions populaires, émeutes, journées révolutionnaires) contre la reconnaissance de sa dignité et de son égalité à l’égard d’autrui. Il doit apprendre à patienter, à attendre les échéances légales. La démocratie, que l’on appelle dorénavant représentative, tend à être assimilée au seul verdict des urnes (le peuple s’est exprimé) commenté par les porte-parole de l’opinion que sont les élus et les grands éditorialistes. La République, c’est le droit de voter, mais ce peut être aussi le droit de ne s’exprimer que par le vote. La délégitimation de l’usage de la violence et sa limitation dans les conflits individuels et collectifs sera un processus progressif. On a pu parler d’exception française, la France ayant été le pays dans lequel la révolution initiatrice (celle de 1789) n’en finit pas de finir. Cependant, le Grand Soir ou la Grève générale révolutionnaire, symboles négateurs de la régulation démocratique par le suffrage, n’éclateront pas. Dans le même mouvement, le personnel politique s’adapte lui aussi aux modifications de la compétition politique démocratique : respect du principe de majorité, respect des droits des minorités, alternance, réversibilité des décisions. L’ennemi qu’il s’agissait de détruire physiquement ou d’annihiler politiquement devient un adversaire, gouvernant potentiel et 6 briguer un second mandat alors qu’il n’est pas rééligible. Face au refus des parlementaires, il tente un coup d’État le 2 décembre 1851, dissous l’Assemblée et rétablit le suffrage universel. Le coup d’État du 2 décembre 1851 : restauration ou mise en place d‘une expérience politique originale ? Louis Napoléon Bonaparte décide de dissoudre l’Assemblée, le Conseil d’État, de rétablir le suffrage universel en abrogeant la loi du 30 mai 1850 qui limitait le suffrage universel, de convoquer l’ensemble des électeurs pour de nouvelles élections. On peut parler de coup de force car le pouvoir exécutif décrète, il ne tient donc pas compte du pouvoir législatif ni du pouvoir judiciaire pour prendre le pouvoir. Il affirme détenir sa légitimité du « Peuple français » au nom duquel il décrète. Enfin, il instaure l’état de siège, s’appuyant sur l’armée pour maintenir l’ordre. La seule conquête qui reste est le suffrage universel, mais il est dénaturé et utilisé au profit du pouvoir. La proclamation du 2 décembre 1851 est un texte essentiel qui fixe les fondements du nouveau régime autoritaire. Elle s’inscrit dans une mise en scène précise, ciblée et bien orchestrée. En effet, le coup d’État n’a pas pour vocation de conquérir un pouvoir déjà en grande partie acquis mais de se prémunir contre les résistances que pourraient susciter les nouvelles initiatives constitutionnelles. La réussite de l’entreprise passe d’abord par une grande opération de propagande qui doit faire accepter le fait accompli à l’opinion publique. Ainsi, dans la nuit du 1er au 2 décembre, le coup d’État débute-t-il par l’occupation de l’Imprimerie nationale. A l’aube du 2 décembre, des afficheurs salariés de la préfecture placardent sur tous les murs de Paris une proclamation à la population. Elle annonce la dissolution de l’Assemblée législative, impopulaire parce que conservatrice, la préparation d’une nouvelle Constitution, un plébiscite pour la ratifier, le rétablissement du suffrage universel par abrogation de la loi du 31 mai 1850. Dans un premier temps, Louis Napoléon Bonaparte préfère la démagogie à la violence. En rendant au peuple sa voix, il se place plus à gauche que l’Assemblée dissoute. En satisfaisant l’aspiration des Français à la souveraineté nationale, en fondant son régime sur la démocratie, il montre l’une des facettes de son programme : « fermer l’ère des révolutions en satisfaisant les besoins légitimes du peuple », conception à la fois antirévolutionnaire, ambitieuse et paternaliste, mais aussi progressiste. Contrairement à Paris, la province tente de s’opposer au coup d’État. Partout où la propagande républicaine s’était développée, l’annonce de l’événement donne le signe de l’insurrection. Le fondement de l’insurrection en province comme à Paris repose dans l’article 68 de la constitution « Le président est déchu […], les citoyens sont tenus de lui refuser l’obéissance ». Comment ? L’article précise que le pouvoir exécutif revient alors à l’Assemblée. Celle-ci n’ayant pas eu le temps de s’en saisir, la résistance prend une forme improvisée, celle de colonnes de paysans, guidés par des chefs ceints de l’écharpe rouge, manifestant parfois avec violence leur mécontentement. La proclamation du préfet de l’Allier du 4 décembre reflète l’interprétation que le nouveau pouvoir et le Parti de l’ordre veulent donner de l’événement. L’insurrection, venue des campagnes arriérées, y est assimilée à une jacquerie. Au-delà de la réaction antirévolutionnaire, cette interprétation de l’insurrection provinciale est d’un intérêt politique majeur. Le péril rouge devient la justification du coup d’État. Le mythe de la jacquerie permet à Louis Napoléon Bonaparte d’infléchir sa propagande. Pour sauver la société du péril révolutionnaire, il lui fallait consolider l’État. Ainsi, le coup d’État qui le 2 décembre comportait une vague composante de gauche est devenu, en quelques jours, une entreprise radicalement conservatrice. À Paris, l’article 68 conduit quelques députés républicains, dont Victor Hugo, à tenter de soulever le peuple : « Louis Napoléon trahit la République ». Le 2 décembre, ces républicains élisent un comité de résistance qui tente d’appeler le peuple de la capitale aux barricades. Les Parisiens n’ont pas élevé de barricades spontanées. Le souvenir de la répression des journées de juin 1848 est encore vivace, d’autant que l’annonce de la restitution du suffrage universel suscite des mouvements favorables. Les ouvriers parisiens ne veulent pas résister au coup d’État parce que celui-ci renverse un régime républicain conservateur qui leur a été hostile. Pourtant la résistance s’organise au cri de « Vive la constitution ». Le 4 décembre, le duc de Morny décide la répression. En fin de soirée, les troupes, supérieures en nombre et en armement, ont abattu la plupart des barricades. La « appartenant à la même corporation des hommes politiques professionnels. La participation aux élections, parfois refusée à l’extrême droite et à l’extrême gauche, est utilisée par certains nouveaux entrants dans la compétition à des fins de propagande avant l’assaut final révolutionnaire. Peu à peu, pris dans la machinerie démocratique, les partis hors système et les tenants des régimes monarchistes ou autoritaires apprennent, eux aussi, à respecter le verdict des urnes, qui seules confèrent le droit d’occuper temporairement les positions de pouvoir politique. Le recrutement du personnel politique aura tendance à se démocratiser et les titulaires de mandat auront tendance à se professionnaliser. C’est le temps des « politiciens » comme les appellent leurs détracteurs. Le mot apparaît vers la fin du XIXe siècle et désigne ceux qui vivent, pour reprendre le mot du sociologue allemand Max Weber, pour et de la politique. Ce qui signifie qu’ils sont rémunérés par leur parti ou le plus souvent par une indemnité parlementaire (instaurée très précocement en France dès 1789, supprimée puis réinstaurée en 1848 et définitivement en 1870). Les membres des professions libérales (avocats surtout, médecins, publicistes), de l’enseignement (instituteurs et professeurs) peuvent ainsi concurrencer les anciens notables qui pouvaient financer leurs activités politiques sur leur fortune et leurs loisirs. « La fin des notables » (au début de la IIIe République) n’est pas aussi brutale qu’on a pu le dire. Certains arrivent à résister à la concurrence des comités en s’adaptant, en se spécialisant et en apprenant, eux aussi, les techniques de démarchage électoral et de recherche de voix en compétition démocratique : rendre des services, certes, mais également multiplier les affiches, les journaux, tenir des réunions. Bref, faire campagne. « Le triomphe de la République », Estampe, 1870, musée Carnavalet, Paris. Cette allégorie au titre explicite permet de présenter clairement la problématique de la période. La République triomphante, au centre de l’image, est incarnée très classiquement par une femme vêtue à l’antique et coiffée du bonnet phrygien. Cette Marianne tient, dans la main gauche, le drapeau tricolore et, dans la main droite, un glaive de justice. Derrière elle, une sorte d’ange lève un flambeau qui éclaire le monde. Deux angelots portent les symboles de la démocratie : les droits de l’homme et le suffrage universel. Autour de la République sont regroupées les différentes composantes du peuple français. À droite de l’image, un forgeron représente le monde ouvrier, aux côtés d’un paysan tenant une fourche. À 7 fusillade des boulevards » montre la résolution des hommes de l’Élysée. Victor Hugo, ainsi que soixante-dix autres représentants de la gauche, est contraint à l’exil. Le coup d’État de décembre est, pour les républicains des années 1870, le crime originel du régime bonapartiste. Ils insistent sur l’horreur de la fusillade qui fit 400 morts sur les grands boulevards. Un plébiscite approuve à une écrasante majorité un prolongement de son mandat de 10 ans et la possibilité de réviser la Constitution. Les institutions de 1852 « Il est dans la nature de la démocratie de s’incarner dans un chef ». Ces mots de Louis-Napoléon Bonaparte reflètent l’esprit de la Constitution promulguée le 4 janvier 1852. Cette Constitution qui s’inspire des principes institutionnels du Consulat, est un pas vers le rétablissement de l’Empire. Les institutions de 1852 sont celles d’un régime autoritaire, qui a certes conservé le suffrage universel, mais où l’exécutif contrôle très étroitement le législatif. Les députés sont élus selon le système de la candidature officielle. Le Corps législatif ne fait que voter les lois proposées par Louis-Napoléon Bonaparte et préparées par le Conseil d’État. Les éventuels amendements doivent être acceptés par le Conseil d’État. Le Sénat, dont les membres sont nommés par Louis-Napoléon Bonaparte, peut s’opposer à la promulgation d’une loi. C’est au cours de sa tournée des départements à l’automne 1852, organisée par le ministre de l’Intérieur Persigny, que le prince-président fut de plus en plus accueilli par des acclamations le poussant officiellement à rétablir l’Empire et que fut prononcée, lors du discours de Bordeaux, la fameuse phrase : « L’Empire, c’est la paix » L’Empire est proclamé le 2 décembre 1852, jour anniversaire du sacre de Napoléon Ier et de la bataille d’Austerlitz, puis approuvé par plébiscite. Ce régime semble en façade respecter certains principes nés de la Déclaration des droits de l’homme comme la souveraineté populaire, l’existence d’une assemblée issue de la nation, voire même un semblant de séparation des pouvoirs. Mais en diluant les prérogatives des assemblées, en nommant leurs membres ou en influençant les électeurs pour leur nomination, l’empereur s’arroge finalement un contrôle total sur le travail législatif et ce d’autant qu’il est le seul à posséder l’initiative des lois. Concentrant entre ses mains les pouvoirs, ce régime est donc un régime autoritaire qui tire sa légitimité du plébiscite. On parle de césarisme. Par la suite, le prince-président ne modifiera pas les dispositions constitutionnelles majeures. Cette période constitue donc la matrice du Second Empire, césarisme démocratique dans lequel le suffrage universel n’est pas remis en cause mais confisqué par une pratique autoritaire incarnée par un homme. II. Napoléon III et le Second Empire Empire, une monarchie autoritaire ? Fils d’Hortense de Beauharnais et de Louis Bonaparte, frère cadet de Napoléon Ier, Louis-Napoléon passe son enfance en exil, à Arenenberg, en Suisse. Élevé dans le culte du Premier Empire et dans l’attachement aux principes révolutionnaires, il apparaît très tôt comme un révolutionnaire exalté. En 1831, il combat aux côtés des carbonari en Italie. La mort du duc de Reichstadt, le 22 juillet 1832, fait de lui le seul à pouvoir relever le nom des Bonaparte. Après avoir été successivement exilé, proscrit, prisonnier, évadé, la révolution de février 1848 lui donne l’occasion de revenir en France. Alors inconnu de la plupart des Français mais bénéficiant de la légende à laquelle son nom est attaché, il remporte l’élection du 10 décembre 1848 et devient le premier président de la République française. Après le coup d’État du 2 décembre 1851, il fait rédiger une nouvelle constitution qui lui octroie de très larges pouvoirs et établit un régime aux apparences démocratiques mais en réalité liberticide. La dignité impériale une fois rétablie, il dirige la France pendant 18 ans. Il instaure alors une certaine pratique du pouvoir à l’origine d’une tradition politique qui connaîtra une longue postérité: le bonapartisme. « Napoléon le Petit », comme le surnomma Hugo, est en fait une personnalité beaucoup plus complexe que ne le laisse penser la multitude de caricatures qui fonde sa légende noire. S’inspirant du modèle économique anglais, il favorise l’entrée de la France dans la révolution industrielle. Auteur de L’Extinction du paupérisme, il fait voter – tardivement – une législation en faveur des ouvriers. Visionnaire sur le plan de la politique extérieure, il veut redonner à la France une place au sein du concert européen tout en défendant le principe des nationalités. gauche, les soldats fraternisent avec les ouvriers en blouse et les bourgeois (on aperçoit un chapeau haut de forme à l’arrièreplan). Marianne foule aux pieds les symboles du pouvoir monarchique : une couronne et une main de justice, posées sur un coussin pourpre. Au premier plan de l’image, les monarchistes dévalent les marches du pouvoir : ils sont chassés par la République. À gauche de l’image, on reconnaît les royalistes, avec leurs principes (le droit divin, la Charte de 1814). Leur prétendant, le comte de Chambord (représenté d’une manière réaliste), portant les attributs de la royauté (manteau fleurdelisé et sceptre), chancelle. Les trois autres personnages sont des partisans des Bourbons. Le comte de Chambord (1820-1883), petit-fils de Charles X, est le prétendant à la Couronne pour la branche « légitime » des Bourbon, sous le nom de Henri V. Profitant de la victoire des royalistes aux législatives de février 1871, il rentre en France pour tenter la restauration. Mais la « fusion dynastique » avec le prétendant des Orléans (le comte de Paris) s’avère impossible, notamment parce que le comte de Chambord refuse d’adopter le drapeau tricolore (refus réitéré dans une lettre du 23 octobre 1873, qui fait définitivement échouer la restauration). L’idéologie légitimiste peut être définie globalement comme contre-révolutionnaire dans la mesure où elle considère la Révolution française comme une rupture néfaste dans l’histoire de France. Le terme « dotations » et la bourse que tient l’un des personnages sont des allusions au « milliard des émigrés » (loi de 1825 accordant des indemnités pour les biens confisqués aux émigrés). À droite, on assiste à la déroute du bonapartisme. On reconnaît aisément Napoléon III, dans son uniforme impérial, et son fils (le Prince impérial), accablés par la défaite de Sedan. Le terme « plébiscite » renvoie à la doctrine bonapartiste. La République semble chasser, en même temps que Napoléon III, le Prussien (uniforme vert) et l’Autrichien (uniforme blanc), autres incarnations de l’idéologie impériale et militariste. C’est une République triomphante qui est représentée (elle pose le pied sur les symboles de la royauté). Mais elle est aussi consensuelle, car l’ensemble des forces politiques françaises sont représentées, des monarchistes aux socialistes en passant par les bonapartistes, les républicains modérés ou encore les radicaux. C’est donc l’ensemble de la Nation (on aperçoit au fond le génie de la Nation) qui est rassemblée, comme elle l’avait été jadis le 14 juillet 1790, autour de valeurs communes et de la Constitution de 1875. Plantation d’un arbre de la Liberté 8 Sa politique artistique et culturelle, longtemps méprisée, est ambitieuse. Désirant faire de Paris la capitale la plus moderne du monde, il encourage un nouvel urbanisme qui transforme la ville médiévale en Ville lumière. La défaite de Sedan, le 2 septembre 1870, sonne le glas du régime. La Troisième République naissante diabolise alors Napoléon III et le Second Empire. Les historiens s’attachent aujourd’hui à réévaluer l’homme et son oeuvre politique. L’économie française sous le Second Empire Sous le Second Empire, le développement économique est largement dû à l’impulsion de Napoléon III lui-même, passionné par les questions économiques (grâce à ses lectures de jeunesse et à ses visites dans les principales régions économiques d’Angleterre avant 1848, lors de sa jeunesse aventureuse). Jouent aussi un rôle la découverte de nouvelles mines d’or en Californie (1848) et en Australie (1850) et la mise en place d’un système bancaire moderne. L’aménagement de la France prolonge celui de la monarchie de Juillet (loi sur les chemins de fer de 1842) en l’amplifiant. Noter l’accent mis sur les transports (voies ferrées, ports, canaux), les grands travaux (assèchement de la Sologne et surtout des Landes), l’urbanisme (qui se poursuit jusque dans les années 1890) : c’est sous le Second Empire que la France est entrée vraiment dans la révolution industrielle. Partisan des idées des saint-simoniens (qui voyaient le progrès humain se réaliser par le développement d’une économie moderne) et adepte du libre-échange (l’abaissement des droits de douanes devant permettre la modernisation des industries grâce à la concurrence avec l’étranger), Napoléon III est à la base de la modernisation économique du pays. Il imposa parfois ses idées : les négociations aboutissant au traité de libre-échange avec le Royaume-Uni (janvier 1860) furent menées secrètement, une partie du gouvernement et des milieux d’affaires étant opposés à l’ouverture des frontières. On peut réfléchir à la personnalité originale de Louis Napoléon Bonaparte à la fois prétendant au trône et sensible aux professions de foi libérales. Le 4 juin 1848, Louis Napoléon Bonaparte revient à la politique. Il est élu député à l’Assemblée. C’est lui encore que les Français choisissent le 10 décembre 1848 à la présidence de la IIe République. Cette victoire, à l’origine directe du Second Empire, s’explique par l’alliance qu’il noue avec le comité de la rue de Poitiers, notables nostalgiques des anciennes monarchies, influents mais pas assez pour rassembler les électeurs, et par un nom connu de la France entière. Le souvenir de Napoléon Ier, de la grande Armée, transmis dans les familles est un atout majeur à l’heure où la campagne électorale de masse n’existe pas. Contrairement aux croyances de Thiers, l’homme fort du comité de la rue de Poitiers, Louis Napoléon Bonaparte n’est pas « un crétin qu’on mènera ». Avec le personnage émerge une sorte de doctrine inédite qui n’est pas celle du Parti de l’ordre et de l’Assemblée conservatrice. Louis Napoléon Bonaparte se croit légitime au point qu’il fondera bientôt sur cette légitimité son droit à violer la Constitution qu’il n’aura pu réformer. Comme son oncle, il croit aux principes sociaux et juridiques de 1789, mais contrairement à lui, il a reçu une éducation moderne et ouverte. Son exil en Grande-Bretagne lui a montré que la modernité industrielle engendrait le paupérisme. Cette misère du peuple donne à l’État un devoir d’intervention. S’il n’avait été prétendant au trône, l’auteur de L’extinction du paupérisme aurait pu être socialiste. C’est là l’insurmontable contradiction de sa pensée : l’idée que seul un pouvoir fort et non un pouvoir collectif peut engendrer le progrès. « Faire le bien, améliorer le sort des populations » : Louis Napoléon Bonaparte se fait son propre propagandiste. C’est lui qui invente le voyage présidentiel. Il fait quatorze voyages entre 1849 et 1851 afin de présenter ses idées et de préparer indirectement une prise du pouvoir, la Constitution lui interdisant toute réélection. Tel est l’objectif de ses discours entre démagogie et aspirations sociales sincères (à Dijon en juin 1851…). Au matin du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte fait afficher un « appel au peuple » où il légitime le coup d’État et annonce une nouvelle Constitution, inspirée du Consulat. L’expression « fermer l’ère des révolutions » doit se comprendre à deux niveaux. Il s’agit d’abord de clore la période révolutionnaire commencée en 1789, de mettre un terme à ce processus, en luttant contre les « passions subversives » et en proposant des institutions durables. Mais il s’agit en même temps de pérenniser les acquis de 1789, de fonder La plantation d’arbres symbolisant la liberté renoue avec une pratique remontant à la révolution de 1789 et à la plantation des « arbres de mai » sous l’Ancien Régime. En 1848, les cérémonies ont lieu généralement en présence du clergé, traduisant par là une constatation : la révolution de 1848 n’est nullement anticléricale. La cérémonie ici représentée exprime un certain unanimisme. C’est le temps de « l’illusion lyrique ». Cette lithographie célèbre le suffrage universel. Elle témoigne de l’enthousiasme pour le vote de tous malgré les déceptions apportées aux républicains par les votes de décembre 1848 et de mai 1849. Une jeune femme, drapée en blanc et coiffée d’un bonnet phrygien, symbolise la liberté ; elle tient dans la main gauche la table des Droits de l’homme, appuyée sur une presse d’imprimerie, et dans la main droite un flambeau qui éclaire l’urne (la lumière symbolise la raison). Celle-ci est apportée par un homme en blouse et lavallière. Vers cette urne convergent, à gauche et en arrière-plan, des cortèges d’hommes unis fraternellement. On distingue symboliquement, au premier rang, de droite à gauche, un paysan, un bourgeois, un ouvrier et un soldat. LedruRollin, accoudé à un arbre de la liberté, contemple ce spectacle comme celui de sa victoire. À droite, les députés du parti de l’Ordre (Falloux, Montalembert, et Thiers) semblent perplexes voire craintifs. Cette lithographie permet aussi l’association de l’idée républicaine et du suffrage universel avec celle de progrès matériel. L’urne électorale est entourée d’une corne d’abondance d’où sortent des fruits. Les deux cortèges d’électeurs sortent l’un d’un quai où accostent des bateaux à vapeur, l’autre d’une gare de chemin de fer. Le succès de la IIe République est ainsi fondé sur le suffrage universel mais aussi sur le développement économique, conformément aux idées développées par Saint-Simon. Discours de Bordeaux, 9 octobre 1852 C’est le discours le plus important de la tournée entreprise en 1852 pour amener l’Empire. Louis-Napoléon Bonaparte (futur Napoléon III) définit son règne à venir en levant l’hypothèque qui pèse sur la tradition dont il est l’héritier : la guerre en Europe. Le Second Empire sera synonyme de paix. Le neveu de Napoléon Ier reprend le thème de la réconciliation nationale mais en y ajoutant une nouveauté, le progrès technique et l’expansion de l’économie. Expansion coloniale et politique extérieure du Second Empire Les opérations en Europe sont destinées à faire oublier le congrès de Vienne. Le 9 définitivement un système inspiré par la Révolution française. L’autre formule du texte qui définit bien le programme bonapartiste dans son rapport à la Révolution est : « la France régénérée par la révolution de 89 et organisée par l’Empereur ». On retrouve, en effet, là toute l’ambiguïté du bonapartisme, qui prétend concilier la souveraineté nationale et l’ordre monarchique. Le Second Empire se réserve le droit de désigner aux électeurs le « bon choix » à faire. On craint en effet que les électeurs, peu habitués au suffrage universel, ne se laissent abuser par des démagogues : à droite, c’est la peur de voir élire des candidats « rouges », à gauche, celle de voir les électeurs tomber sous l’influence des notables (le châtelain, le curé…). Cela explique les hésitations de 1848 à mettre en place le suffrage universel, puis la loi de mai 1850 le restreignant. Ici, il est maintenu, mais guidé. Le préfet intervient en donnant des instructions aux maires : désignation du « bon candidat », mise à disposition d’un seul bulletin de vote, service d’ordre pour empêcher les adversaires de se manifester, incitation au retrait d’un candidat. Les réformes politiques On constate qu’après 1863 l’opposition au régime est de plus en plus présente au sein du corps législatif (8 élus en 1852 contre 74 en 1869), alors que l’intérêt des Français pour les élections ne cesse de grandir. Cette force nouvelle de l’opposition s’explique en partie par la libéralisation progressive du régime : amnistie de 1859, réformes du décret sur la presse et du fonctionnement des institutions. Des réformes importantes sont adoptées au cours des années 1860, ce qui aboutit, en 1870, à un régime quasi-parlementaire. Le Corps législatif obtient le droit d’adresse en 1860 et, surtout, le droit d’interpellation en 1867, qui lui permet de critiquer la politique du gouvernement. Le droit d’initiative des lois est partagé à partir de 1869 entre l’Empereur et le Corps législatif, qui obtient ainsi une prérogative fondamentale dans un régime démocratique. La liberté de la presse (1868) et l’assouplissement du système de la candidature officielle pour les législatives de 1869 permettent à l’opposition de renforcer ses positions au Corps législatif. En 1870, le régime devient presque parlementaire, puisque les ministres sont responsables devant le Corps législatif (gouvernement dirigé par le républicain rallié Émile Ollivier). Toutes les ambiguïtés ne sont cependant pas levées, puisque l’Empereur reste « responsable devant le peuple français » et qu’il fait ratifier par plébiscite ces réformes. Dans son discours, Napoléon III insiste sur le fait que son régime associe « ordre et liberté » et qu’il repose sur des « bases plébiscitaires », donc sur l’approbation du peuple français. En effet, le corps législatif est élu au suffrage universel masculin direct et le Second Empire a eu recours par trois fois à des référendums au cours de son existence. On peut donc appeler « césarisme démocratique » cette pensée politique qui entend appuyer un pouvoir fort, incarné par l’empereur, garant de l’ordre, sur un lien direct avec le peuple par le biais du suffrage universel. L’objectif du référendum est double. D’abord, faire « ratifier les réformes libérales réalisées ces dix dernières années », ensuite rendre « plus facile, dans l’avenir, la transmission de la Couronne ». Napoléon III cherche donc à consolider son régime alors que l’opposition progresse. Le gouvernement n’hésite pas à intervenir pour prôner le oui au référendum de mai 1870, en utilisant non seulement l’administration préfectorale et les magistrats municipaux, mais aussi le clergé. Il réussit son pari, puisque les électeurs approuvent massivement sa politique en mai 1870. Un bonapartiste convaincu : Haussmann Selon Haussmann, le régime impérial apporte la stabilité à un pays, grâce au principe monarchique de l’hérédité. Bien tenu en mains par ce pouvoir fort, le pays est respecté de ses voisins, notamment parce que son chef est égal en dignité aux autres dirigeants (Haussmann pense aux « grands monarques » qui dirigent l’Empire austro-hongrois, la Prusse, la Russie, voire la Grande-Bretagne). Haussmann oppose nettement le régime impérial au régime parlementaire, qui plongerait le pays dans les divisions politiques, ce qui serait un obstacle au « développement de sa grandeur et de sa puissance ». Mais sa définition du bonapartisme est toutefois étonnante, puisqu’il prétend concilier l’hérédité et la souveraineté nationale, l’Empire « autoritaire » et la démocratie. La Constitution garantirait les droits de la nation, dont l’Empereur est le représentant. L’Empire serait « la seule forme pratique de la démocratie », incarnée en quelque sorte dans un homme fort. On retrouve là les ambiguïtés du « césarisme démocratique » congrès de Paris (1856, mettant fin à la guerre de Crimée), la guerre d’Italie (1859) redonnent la première place à la France et en font le champion des nationalités. La politique coloniale, un projet personnel de Napoléon III, consolide (en Algérie) ou jette (au Sénégal, en Indochine) les bases du deuxième empire colonial français, qui s’épanouira sous la IIIe République. Napoléon III se veut autant l’empereur des Français que des Arabes. Si la politique de protection de la propriété des indigènes connaît un succès mitigé, la politique algérienne de Napoléon III, très favorable aux indigènes, génère une forte opposition de la part des colons français. Par hostilité à la tentative du « royaume arabe » beaucoup de colons se rallient aux républicains. Ils accueilleront avec joie la proclamation de la République qui devra faire face à l’insurrection de 100 000 moujahidin en Kabylie, dans le Constantinois et dans l’Oranais ; le soulèvement ne fut écrasé qu’en 1872. La colonisation en Indochine est la conséquence du désir de Napoléon III de protéger les missionnaires français persécutés par l’empereur d’Annam. La conquête de la région de Saigon (1859-1861) prive l’Annam d’une partie de ses ressources en riz, ce qui oblige l’empereur d’Annam à céder la Cochinchine à la France. Le protectorat sur le Cambodge voisin permet ensuite de contrôler le cours du Mékong et de se lancer dans des expéditions d’exploration vers le Laos et la Chine du Sud (mission Doudart de Lagrée en 1866-1868). L’expédition du Mexique (« la grande pensée du règne »), destinée à se faire rembourser les créances mexicaines et à créer un grand empire catholique favorable à la France en Amérique latine, est un échec coûteux. Cet échec et la montée de la Prusse après 1866 (victoire de Sadowa contre l’Autriche) font que la France n’est plus aussi triomphante qu’aux alentours des années 1860. Napoléon III a combattu à la tête de ses troupes durant la guerre franco-prussienne, déclarée le 19 juillet 1870. L’offensive victorieuse des armées prussiennes dans le nord de l’Alsace en août 1870 contraint l’armée française à faire retraite. Tandis que le maréchal Bazaine se laisse bloquer dans Metz, le maréchal Mac-Mahon et Napoléon III se replient fin août à Sedan avec 100 000 hommes, espérant pouvoir réorganiser leurs troupes. La cuvette de Sedan est entourée de collines boisées d’où l’artillerie prussienne peut bombarder la ville. Au terme d’un siège très court, Napoléon III décide de capituler le 2 septembre pour éviter un massacre. Comme le Premier Empire, le Second Empire s’achève dans la défaite. 10 théorisé par Napoléon III. Le césarisme peut être défini au travers du portrait qu’Haussmann dresse de lui-même. Il se dit « démocrate » et « libéral » mais aussi « autoritaire ». Régime qui se veut démocratique car la Constitution émane de la « souveraineté du Peuple », libéral car il reconnaît des « droits inaliénables » « imprescriptibles », reprenant ainsi les termes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « Autoritaire », car il faut un exécutif fort, stable, aux mains d’un « délégué » héréditaire de la Nation, désintéressé, qui rivalise en dignité avec « les plus grands monarques ». Dans la réalité, l’aspect autoritaire l’emporte sur tous les autres, le suffrage universel est encadré, les libertés sont limitées. Il oppose l’Empire au régime parlementaire qui, selon lui, conduit à une compétition des partis, à l’instabilité ministérielle et, finalement, à l’impuissance du pouvoir exécutif. Le régime parlementaire conduit à privilégier les intérêts partisans plutôt que la grandeur et la puissance de la patrie. Mais on peut noter que Haussmann reste réfractaire au régime parlementaire, alors que le régime a évolué dans ce sens en 1869-1870. La liberté d’expression Elle n’est pas de mise entre 1851 et 1860. Les opposants au régime sont emprisonnés ou exilés. C’est seulement en 1859 que Napoléon III autorise ces derniers à rentrer en France. La presse a été placée sous surveillance par un décret en février 1852. Un journal ne peut être publié qu’après avoir reçu « l’autorisation préalable du gouvernement ». Les journalistes ne peuvent rendre compte librement de certains sujets politiques, notamment des discussions au Sénat et au Conseil d’État, et des procès pour délit de presse. Plus grave, tout périodique contrevenant à ce décret peut être suspendu voire supprimé sans jugement, par simple décision ministérielle. III. La crise de 1870-1871 : l’Année terrible Le peuple de Paris pendant le premier siège Les sources montrent l’agitation du peuple parisien dans l’atmosphère surchauffée du premier siège de Paris, qui a engendré la Commune. Les orateurs de l’extrême gauche attendent de la Commune tout d’abord la victoire : il faut « chasser les Prussiens ». Tous les historiens ont souligné le fort sentiment patriotique qui animait les futurs Communards. Les Communards sont en premier lieu des combattants qui veulent se battre alors qu’on ne les envoie pas au combat, et qui y gagnent la conviction d’avoir été trahis par le gouvernement provisoire Favre-Trochu, désigné le 4 septembre 1870 pour mener la lutte contre la Prusse. Le patriotisme du XIXe siècle est une valeur portée par la gauche en directe filiation de la Révolution et des souvenirs des soldats de l’An II. Patriote est alors un corollaire de républicain, aussi bien pour les ouvriers que pour les classes moyennes. On attend aussi de la Commune l’instauration de « la véritable République », c’est-à-dire de « la République démocratique et sociale ». Les Communards se réfèrent principalement à la République jacobine, celle des sans-culotte et de Robespierre. L’extrême gauche parisienne met ses espoirs dans « la Sociale », qui s’occupera enfin du peuple, qui apportera l’égalité (« il faut que le château soit abaissé un peu et la chaumière élevée beaucoup »). L’État encouragera les « associations ouvrières qui remplaceront les patrons » : c’est le vieux programme de la gauche (formulé par Louis Blanc dans les années 1840), qui consiste à organiser dans chaque métier des coopératives ouvrières. Le financement sera fourni par des confiscations, notamment aux dépens de l’Église. Ces revendications reviennent à mettre en cause implicitement le gouvernement de Défense nationale. Si on réclame la « véritable République », c’est bien que le régime en place est considéré comme une fausse République, ni démocratique, ni sociale, et pas assez énergique face à l’ennemi. La « république à dix monarques » fustigée ici, c’est précisément le gouvernement de Défense nationale, qui gouverne la France du 4 septembre 1870 au 13 février 1871, composée d’une dizaine de membres. Il s’agissait de républicains modérés (Jules Ferry, Jules Favre, Jules Simon…) ou radicaux (Léon Gambetta, Pelletan…). Aucun représentant de l’extrême gauche n’y siégeait depuis la démission de Rochefort (le 1er novembre 1870). Il ne faut pas toucher à Paris Le 28 janvier, l’armistice est signé. Paris doit capituler après des semaines de siège. L’Assemblée nationale, élue le 8 février 1871, siège, depuis le 12 février, à Napoléon III annonce des réformes politiques Napoléon III justifie les réformes, en affirmant que la France est prête pour plus de libertés. En février 1853, Napoléon III avait déclaré : « À ceux qui regrettent qu’une part plus large n’ait pas été faite à la liberté, je répondrai : la liberté n’a jamais aidé à fonder d’édifice durable, elle le couronne quand le temps l’a consolidé ». En 1867, après « quinze années de calme et de prospérité », il estime donc que son pouvoir est suffisamment fort pour accorder plus de liberté aux Français. L’Empire libéral serait en quelque sorte le prolongement logique de l’Empire autoritaire. Cet argumentaire s’adresse à ceux qui pourraient s’opposer à ces réformes, c’est-à-dire à la fraction la plus autoritaire des bonapartistes, celle qui ne comprend pas la libéralisation du régime. Rouher, à qui ce message est adressé, est l’un des chefs de file de ces bonapartistes « durs» (les «mameluks»), qui ont ensuite combattu Émile Ollivier en 1870. Dans cet extrait, l’Empereur annonce un assouplissement de la législation sur la presse, un élargissement du droit de réunion et un pas vers le régime parlementaire. En effet, même s’il continue à refuser l’idée d’un gouvernement responsable devant le parlement, Napoléon III entend créer un lien entre les ministres et les deux assemblées. THIERS Les discours de Thiers en 1850 sont éclairants quant aux rapports entretenus entre la bourgeoisie et les classes laborieuses dites dangereuses. « Il faut tout faire pour le pauvre » excepté lui donner le droit de vote. La « vile multitude », héritière de la violence spontanée jacobine ou de la jacquerie, n’est pas en capacité de se prononcer, faute d’éducation politique, sur le « sort ou l’avenir du pays ». Elle évoque pour Thiers cette populace à l’instinct sanguinaire qui « a perdu toutes les républiques » modérées. La phobie des « rouges » explique l’incommunicabilité entre la IIe République et le peuple. Le socialisme y est encore de l’ordre non pas du discutable, mais du pervers ou du pathologique. Les « libertés nécessaires » selon Thiers en 1869 C’est le programme de l’opposition libérale à l’Empire en réponse au discours du trône de 1864. Thiers, alors opposant orléaniste à l’Empire, définit les « libertés nécessaires » : la garantie du citoyen contre l’arbitraire du pouvoir, la liberté de la presse et la liberté des élections. Ces trois libertés devant déboucher sur le droit d’interpellation et, à terme, sur le régime parlementaire. Le discours de Thiers repose sur l’acceptation du suffrage universel. L’auteur est un des hommes politiques les plus importants de l’époque. La 11 Bordeaux, puisque Paris a été assiégée par les Prussiens. Les conditions de l’armistice font obligation au gouvernement provisoire, dont Bismarck ne reconnaît pas la légalité, de procéder à des élections d’où doit sortir un pouvoir légal. Le 8 février, une Assemblée nationale est élue dans un pays en large partie occupé et dans une précipitation exigée par les Allemands. Le résultat se solde par une victoire très nette des monarchistes se donnant pour le parti de la paix, sur les républicains partisans de la reprise des combats. La France, assommée par le désastre revient à ses élites traditionnelles. Paris, profondément républicain, s’offense de ce résultat et craint la restauration. L’extrême-gauche, galvanisée par la résistance héroïque du peuple parisien lors du siège de la capitale (septembre 1870-janvier 1871), trouve humiliante la paix que négocie le gouvernement français. Elle s’accompagne, en effet, de la perte de l’Alsace-Lorraine et d’une occupation du territoire jusqu’au paiement d'indemnités de guerre (5 millions de francs-or). Le défilé des Prussiens dans la capitale (le 1er mars), la suppression par l’Assemblée Nationale (le 8 mars) de la solde des gardes nationaux (seule ressource des ouvriers mobilisés) et du moratoire sur les loyers finissent d’exaspérer les Parisiens et expliquent en grande partie le soulèvement de la Commune. Les maladresses de l’Assemblée achèvent d’exaspérer les Parisiens et les poussent dans la révolte. La première maladresse est la décapitalisation de Paris. Après la signature des préliminaires de paix (le 1er mars) et l’évacuation de Paris par les troupes prussiennes, l’Assemblée peut rentrer dans la capitale. Mais les députés monarchistes se méfient de l’agitation parisienne et proposent de s’installer à Versailles. Les « ruraux », comme on appelle les députés de l’Assemblée, décident que le nouveau siège du pouvoir sera Versailles, siège symbolique de l’ancienne monarchie déchue mais qui pourrait bien être restaurée. Louis Blanc (1811-1882), théoricien du socialisme, en exil à Londres de juin 1848 à septembre 1870, est député de la Seine. Il intervient au nom de la gauche républicaine, dont il est l’un des chefs avec Gambetta. Louis Blanc essaie de mettre en garde l’Assemblée nationale contre les conséquences de la décision qu’elle s’apprête à prendre : la « décapitalisation » de Paris. D’une façon prémonitoire, Louis Blanc affirme que le peuple de Paris ne supportera pas, après les souffrances qu’il a endurées au cours du siège par les Prussiens, de voir Paris privée de son rang de capitale ; il risque alors de se révolter, « l’horrible guerre étrangère » laissant la place à « une guerre civile plus horrible encore ». La seconde maladresse est une autre épreuve d’humiliation : les Prussiens auront le loisir d’entrer et de défiler dans Paris, Thiers, chef de l’exécutif, ayant jugé que la sauvegarde de Belfort valait bien une petite occupation de Paris par les Uhlans. Assemblée parisienne constituée de délégués de la Garde nationale au lendemain des élections de février 1871, le Comité central des vingt arrondissements dirige temporairement la capitale et fait procéder à l’élection d’une Commune, qui se veut la continuatrice de la Commune insurrectionnelle de 1792. Les Parisiens, durement touchés durant le siège de Paris, n’acceptent pas la paix et se considèrent comme trahis. On peut évoquer quelques-uns des thèmes majeurs du programme des Communards : mandat impératif, gouvernement direct, responsabilité des fonctionnaires, instruction laïque, gratuite et obligatoire, séparation de l’Église et de l’État, suppression du budget du culte et des couvents (les Communards partagent avec les Républicains conciliateurs cette hostilité à l’institution religieuse quand ce n’est pas à la religion elle-même, parce que l’Église a partie liée avec l’ensemble des forces réactionnaires), impôt progressif, fin du service militaire et des armées permanentes remplacées par une Garde nationale… Ces décisions ont été appliquées entre mars et fin mai 1871. Dans tout cela, pas de socialisme mais l’idéal de la République « démocratique et sociale », défendue par le Paris populaire, celui des insurrections romantiques du XIXe siècle. L’échec des tentatives de conciliation entre Assemblée nationale et Conseil communal, aggravé par la pression des révolutionnaires, radicalise le mouvement qui se transforme en révolution politique et sociale. Le 18 mars, le peuple parisien s’insurge. Le gouvernement de Thiers se retire à Versailles, repousse la tentative de conciliation des maires parisiens (dont Clemenceau) et coupe la ville de ses communications avec l’extérieur. L’isolement de Paris, l’attentisme du reste de la France, permettent à A. Thiers avec la complicité de Bismarck, de préparer la répression. La proclamation d’A. Thiers aux Parisiens datée du 8 mai 1871 témoigne de l’interprétation du mouvement communard par les « Versaillais ». La Commune, présentée comme un pouvoir illégitime, minoritaire et dictatorial, partisan de la guerre à outrance et empêchant par là situation sous le Second Empire reste intolérable pour l’opposition menée par Thiers. Le Second Empire ne respecte pas l’habeas corpus, fondement de la liberté individuelle, puisque de simples suspects peuvent être condamnés sans procès. La répression policière a longtemps été forte. Pour Thiers, la presse a un rôle essentiel à jouer dans la vie politique d’un pays car elle permet « d’échanger les idées », elle « enfante l’opinion publique ». L’auteur réclame donc une plus grande liberté pour les journaux, mais pas une liberté totale. Le journaliste ne doit pas pouvoir « outrager l’honneur des citoyens », c’est-à-dire les diffamer, et ne doit pas pouvoir « troubler le repos du pays », c’est-à-dire appeler à des révoltes violentes. Les journaux sont loin de disposer d’une telle liberté sous le Second Empire, même si la situation s’est nettement améliorée depuis 1868. Même si le Second Empire a maintenu le suffrage universel masculin, les élections ne se déroulent pas de manière démocratique. Les résultats des élections législatives sont biaisés par la pratique de la candidature officielle. Elle permet au régime d’obtenir de confortables majorités. Thiers souhaite l’instauration d’un régime parlementaire dans lequel le gouvernement est responsable devant l’Assemblée et dans lequel les élus disposent de l’initiative des lois. Or, sous le Second Empire, aucune des assemblées (Sénat ou Corps législatif) ne possède le pouvoir de renverser le gouvernement ou de proposer une loi. Ces revendications de l’opposition sont peu à peu prises en compte, l’Empire autoritaire deviendra un Empire libéral. « La République sera conservatrice ou elle ne sera pas » Depuis février 1871, A. Thiers, chef de l’État, exerce pleinement ses pouvoirs. Le 17 février 1871, il a été élu par l’Assemblée « chef de l’exécutif de la République française en attendant qu’il soit statué sur les institutions de la France ». Après la Commune, la loi Rivet (31 août 1871) a confirmé Thiers dans ses fonctions de président de la République. Le 13 novembre 1872, lors de l’ouverture de la session de l’Assemblée nationale, il se prononce pour une « République conservatrice ». Ce discours montre l’évolution politique de l’ancien orléaniste, chef du parti de l’Ordre, désormais convaincu de la nécessité d’instaurer une république pourvu qu’elle soit autoritaire. Âge de 74 ans, Thiers est une sorte de patriarche de la politique, après un itinéraire politique sinueux en apparence, puisqu’il a été ministre de Louis-Philippe, chef du parti de l’Ordre en 1848, défenseur des « libertés nécessaires » sous Napoléon III. En fait, ce parcours politique est cohérent : Thiers a toujours défendu une ligne politique centriste, libérale, 12 même la pacification et la réorganisation d’un pays exsangue, le chef du gouvernement en appelle à la répression pour « en finir avec la guerre civile ». Marianne prend pour les conservateurs le visage effrayant de la « Sociale ». Une répression féroce (21-28 mai 1871) Avec l’aide de Bismarck qui libère des prisonniers français, Thiers peut rassembler une armée de 130 000 hommes qui lui permettra d’écraser la Commune. Les Versaillais entrent dans Paris par l’ouest, leur progression méthodique pour reconquérir la capitale se ralentissant au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’Est ouvrier. Le 23 mai, 500 barricades s’élèvent dans Paris. À partir du 24 mai, Paris devient le lieu d’une véritable chasse à l’homme. Cette « Semaine sanglante » prend fin au cimetière du Père-Lachaise le 28 mai. Après la Commune, une fois la République installée, il deviendra un des lieux symboliques des rassemblements de la gauche. Il y a peu de photographies fiables relatives à la « semaine sanglante ». Beaucoup semblent être des reconstitutions, et il n’est pas inutile de rappeler qu’une photographie n’est pas forcément une source primaire qui échapperait à d’éventuelles manipulations. Les Communards, peu à peu refoulés dans les quartiers de l’Est, malgré les barricades, pratiquèrent la stratégie de la terre brûlée qui n’épargna même pas le siège de leur pouvoir, cet Hôtel de Ville bientôt incendié et le palais des Tuileries, qui ne sera pas reconstruit. Au milieu des combats, une foule enragée réclame l’exécution des otages que la Commune tenait emprisonnés depuis le début du mois d’avril : des gardiens de la paix, l’archevêque de Paris, Monseigneur Darboy et d’autres prêtres, des civils considérés comme des mouchards, en tout une centaine d’individus sont passés par les armes. Le bilan de la répression est difficile à établir. L’historien britannique Robert Tombs a tenté de dénombrer les victimes d’une manière très méticuleuse. L’historiographie a souvent avancé le chiffre de 17 000 morts dans les rangs des Communards, voire un chiffre plus élevé. Selon Tombs, le bilan est sans doute de 10 000 Communards tués au cours de la « semaine sanglante » (pour l’armée versaillaise, le bilan est de 400 tués et 1 100 blessés graves). Même si le nombre des morts a donc été revu à la baisse, il reste énorme. Surtout, il faut souligner que, dans leur très grande majorité, ces Communards ne sont pas morts dans la fureur des combats, mais dans des exécutions sans jugement systématiquement organisées par les chefs de l’armée versaillaise. Tombs insiste sur ces massacres planifiés dans un cadre quasiment légal, par des forces militaires et policières intervenant après les combats. « Comme nous l’avons montré, la Semaine sanglante fut en grande partie une tuerie froide et impersonnelle. […] Si l’écrasement de la Commune a marqué en France la fin de l’ère des révolutions, il a été un des signes avant-coureurs de l’ère moderne des génocides » (Tombs, pages 345-346). A ce triste constat s’ajoutèrent encore 37 309 prisonniers (dont 819 femmes et 538 enfants). Les jugements, par des tribunaux militaires, durèrent quatre ans. Il y eut 93 condamnés à mort, 251 aux travaux forcés, 4 586 déportés en Nouvelle-Calédonie (dont Louise Michel) et 5 207 peines de prison (dont 90 enfants). Les derniers prisonniers et déportés sont amnistiés en 1880. La Commune de Paris reste dans la mémoire du mouvement ouvrier et du socialisme comme une aube annonciatrice de l’avenir. Elle est plutôt la dernière des insurrections du Paris des révolutionnaires, la rencontre de la tradition révolutionnaire, fille de 1793, du mouvement républicain avancé et socialiste de la fin de l’Empire, d’une réaction patriotique face à la défaite, d’une affirmation d’autonomie communale face à Versailles et à l’Assemblée nationale. IV. La IIIe République s’impose entre 1871 et 1879 Le vote de février 1871 et la conquête républicaine des campagnes Le pourcentage des suffrages aux élections législatives du 8 février 1871 oppose une France de l’ouest, majoritairement rurale qui, assommée par le désastre, est revenue à ses élites traditionnelles, à une France de l’est, minoritaire, la France industrielle et urbaine, conquise par les idéaux républicains. La représentation de l’Assemblée en 1871 confirme la majorité monarchique et permet d’en présenter les trois grandes tendances orléaniste, légitimiste et bonapartiste, aux aspirations divergentes. Après « l’année terrible », la France se recueille dans l’ordre et la paix. Les républicains ont besoin du vote des paysans, parce que ceux-ci constituent la majorité de l’électorat dans une France encore rurale (les paysans représentent 69 % de la population à cette date). Le vote conservateur de 1871 fut plus une réponse à la guerre qu’une volonté de réaction. Les campagnes ont refusant aussi bien la réaction (les blancs) que la révolution (les rouges). La forme du régime (monarchie ou république) est pour lui secondaire. La formule «la République, déjà essayée à deux reprises et sans succès » fait référence bien sûr aux deux premières républiques, considérées comme des expériences peu concluantes par Thiers. La Première République (1792-1799) a connu des troubles importants (notamment la Terreur) et a mené au pouvoir Napoléon Ier. La IIe République (1848-1852) s’est terminée de la même façon, en amenant sur le trône Napoléon III. Mais la IIIe République sera la bonne! La République est devenue selon Thiers le régime le plus souhaitable, parce que le « pouvoir héréditaire » n’est plus d’actualité. La monarchie a montré ses limites, d’abord avec l’échec de Louis-Philippe (renversé en 1848), puis avec la chute de Napoléon III (balayé par la défaite en 1870). La nation veut maintenant « se régir elle-même ». Ce ralliement de Thiers à la République honnie inquiète les monarchistes partisans de la restauration et majoritaires à l’Assemblée. Ils le poussent à la démission le 24 mai 1873. Thiers a eu raison trop tôt, puisqu’il a été renversé par les monarchistes en 1873. Mais la suite des événements lui a donné raison, puisque les républicains opportunistes, menés par Gambetta et Ferry, ont rassemblé une majorité de Français en 1876 et 1877 autour d’une République modérée, conservatrice. À sa mort, le 3 septembre 1877, juste avant les élections législatives décisives, Thiers est salué comme l’un des chefs du parti républicain. Destruction de la colonne Vendôme le 16 mai 1871 Sous la Commune, le peuple communie dans de grandes cérémonies quasi religieuses ou lors de séances solennelles d’exorcisme dont l’une aboutit à la destruction de la colonne Vendôme dénoncée comme un « symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme ». Lorsque les Communards tentent une sortie le 3 mai 1871, ils sont facilement arrêtés et les prisonniers sont fusillés. En représailles, la Commune arrête des otages, détruit la maison de Thiers et abat la colonne Vendôme (érigée avec les canons russes et autrichiens pris à la bataille d’Austerlitz et surmontée d’une statue de Napoléon), symbole pour elle du militarisme. Ce « grand mât tout en bronze, sculpté de victoires, et ayant pour vigie Napoléon », comme la décrivait Balzac a connu bien des aléas, chaque gouvernement lui ayant, tout au long du siècle, imposé sa marque. Gustave Courbet, nommé président de la commission des Musées et délégué aux Beaux-Arts en 13 donné, en février 1871, une majorité aux monarchistes, qui incarnaient la paix – ce qui avait exaspéré les républicains les plus avancés (voir la formule de Gaston Crémieux, chef de l’extrême gauche marseillaise : « majorité rurale, honte de la France ! »). Léon Gambetta (1838-1882) a démissionné du gouvernement de Défense nationale le 6 février 1871. Élu député du Bas-Rhin, il a démissionné au lendemain du traité de Francfort, pour protester contre la cession à l’Allemagne de l’Alsace-Lorraine. Réfugié à Saint-Sébastien (Espagne), il est un spectateur attristé de la guerre civile entre Communards et Versaillais. Réélu député lors des élections partielles de juillet 1871, il décide de devenir le « commis voyageur de la République », pour réaliser la « conquête républicaine des campagnes » : il s’agit de proposer à l’électorat rural une République rassurante. C’est à ce moment que Gambetta prend ses distances avec le radicalisme et se rapproche des républicains modérés de Jules Ferry. Gambetta conçoit la propagande républicaine dans les campagnes comme un travail quotidien mené par des militants de terrain. Il s’adresse ici à des républicains issus du monde rural et il leur demande de convaincre leurs concitoyens là où ils les trouveront, dans leur travail ou leurs loisirs : « dans les foires, dans les marchés, dans vos jeux ». Les paysans doivent parler aux paysans, la frange la plus avancée du monde rural doit convaincre la masse des « huit millions d’agriculteurs » de voter pour les républicains. Pour ce faire, il faut donner du régime républicain une image rassurante, de progrès et surtout d’ordre. Gambetta veut renverser l’argumentaire de ses adversaires, qui assimilent la République à la Commune, au « spectre rouge », à la subversion sociale. Non, « ceux qui recherchent le trouble, le désordre, ce n’est pas nous », ce sont eux, les monarchistes. L’ordre est du côté de la République, tandis que la monarchie représente « les aventures » (référence à la défaite militaire de 1870), une « politique de castes » et la « domination d’un seul », c’est-à-dire la remise en cause des acquis de 1789. Le discours prononcé à Château-Chinon le 26 octobre 1877, s’inscrit dans cette entreprise de fondation d’une « République des paysans », selon le mot de Jules Ferry. Élu président de la République en mai 1873, le maréchal Mac-Mahon, militaire de tradition légitimiste, est chargé de « garder la place » jusqu’à la restauration de la monarchie. Les trois représentants des partis monarchistes siégeant à l’Assemblée sont le comte de Chambord pour les légitimistes, le duc d’Aumale pour les orléanistes et le Prince impérial pour les bonapartistes. Faire de MacMahon, maréchal très populaire par ses victoires lors des guerres de Crimée et d’Italie, royaliste mais sans envergure politique, un président de la République, permet aux royalistes d’attendre un changement d’opinion du comte de Chambord. C’est la raison de la création du septennat. Mais « Henri V » refuse une nouvelle fois de changer d’avis, malgré le ralliement du comte de Paris (août 1873). Il ne reste plus qu’à faire durer la majorité royaliste jusqu’à la mort du duc de Chambord (sans enfants) pour que la couronne revienne alors au comte de Paris, prêt à accepter une monarchie constitutionnelle et le drapeau tricolore. Mais quand « Henri V » meurt en 1883, la République est aux mains des républicains depuis trois ans ! La restauration a échoué parce que le comte de Chambord a refusé d’être un roi constitutionnel acceptant le drapeau tricolore et à cause des manoeuvres des légitimistes et des bonapartistes. Après l’échec de la restauration, il ne reste plus à l’Assemblée qu’à se rallier à une république de compromis. Les lois de 1875 et le régime parlementaire Mais le calme, loin de favoriser les conservateurs, oeuvre pour la République. Certes, le régime politique reste provisoire, mais le temps va conduire à ce paradoxe d’une Assemblée nationale monarchiste qui, par les lois constitutionnelles de 1875, fonde la République. Cette évolution est attestée à la fois par les élections législatives partielles mais aussi par les élections locales. De janvier 1872 à la chute de Thiers le 24 mai 1873, ont lieu pas moins de trente-huit élections ! Toutes révèlent la constance et l’ampleur des succès républicains. De cette évolution de l’opinion, de cette pesée du suffrage universel, l’Assemblée subit les contrecoups. Henri Wallon (1812-1904), professeur d’histoire et député du Nord, catholique centriste, présente son amendement le 30 janvier 1875. Il est voté d’extrême justesse, grâce à l’appui inattendu du centre droit. L’amendement fonde la République, en droit. Il faut attendre les lois constitutionnelles de 1875 pour que le suffrage universel soit enfin libre de contraintes, mais il s’agit encore d’un suffrage exclusivement masculin. Les trois lois de 1875 définissent un régime parlementaire. La loi du 24 septembre 1870, avait alors proposé au gouvernement de Défense nationale de déplacer la colonne aux Invalides. Les Communards la mettront bas sans ménagement et Courbet devra payer sa restauration de ses propres deniers. George Sand présente la Commune comme une sorte de dérapage, dû à l’inexpérience politique du peuple de Paris. Selon elle, en effet, il a commis trois erreurs : – il a exagéré les conséquences de la défaite militaire face aux Prussiens et surtout les responsabilités du gouvernement de Défense nationale, accusé de « trahison » pour ne pas avoir pu arrêter l’avance des Prussiens. – il a surestimé le poids de la droite monarchiste, sans comprendre que Thiers était en train de rallier une partie des royalistes à la République ; croyant la République en danger, il a donc cru que seule la Commune de Paris pourrait la sauver. – il a placé sa confiance dans un « parti essentiellement populaire » qui en fait n’existait pas, puisque la Commune, très divisée, fut incapable de définir un véritable programme de gouvernement. Le parti des « honnêtes gens » Ce texte – très caractéristique de la littérature « versaillaise » mais particulièrement violent dans sa formulation – permet de faire comprendre l’état d’esprit des conservateurs affolés par la Commune. Feydeau propose une vision totalement manichéenne de la société française : d’un côté les « honnêtes gens » (expression souvent utilisée les années suivantes par les tenants de « l’Ordre moral ») ; de l’autre, les « scélérats » et les « gredins », explicitement assimilés aux Communards et aux socialistes. La Commune n’est pas interprétée comme un phénomène politique, mais comme un phénomène criminel. Dans cette perspective, l’auteur appelle de ses voeux un régime autoritaire, une réaction au sens strict du terme, puisqu’il propose de revenir à Louis XIV en rejetant les « conquêtes de 89 » et le « régime parlementaire ». Marianne est de retour Édouard Guillaumin, dit Pépin (1842-vers 1910), fut l’un des principaux collaborateurs de l’hebdomadaire républicain Le Grelot (1871-1905). En entendant La Marseillaise, les trois personnages à l’arrière-plan sont pris de réactions violentes. Le royaliste tourne le dos et se bouche les oreilles, dans une posture ridicule (sa perruque s’envole). Le jésuite lève les bras au ciel, comme s’il invoquait un secours divin, et ses traits expriment un véritable affolement. Le bonapartiste semble pris d’un malaise qui va le terrasser. Les ennemis de la République disparaissent ainsi, comme des fantômes, dans un lointain 14 février organise le Sénat. Celle du 25 février organise le fonctionnement des pouvoirs publics (Assemblée et président de la République). Celle du 16 juillet 1875 organise les rapports entre les pouvoirs publics. On ne peut parler de Constitution de 1875, car il n’y a pas de texte d’ensemble voté en une seule fois, ni de proclamation de grands principes en préambule. Le gouvernement est responsable devant les deux chambres et le président de la République peut dissoudre la Chambre des députés. Ce régime parlementaire se distingue par deux traits originaux : les pouvoirs importants du Sénat et du président de la République. La loi du 25 février 1875 donne des pouvoirs étendus au président de la République. Incarnant en quelque sorte la République, il « préside aux solennités nationales » et représente la France vis-à-vis des puissances étrangères. Mais il ne se contente pas de ce rôle de représentation : il hérite du droit régalien de grâce ; il est chef des armées ; il nomme « à tous les emplois civils et militaires », ce qui signifie, notamment, qu’il nomme les ministres. Enfin, il participe au processus législatif, dans sa phase initiale (initiative des lois) et dans sa phase finale (promulgation). La dernière clause de l’article 3 citée ici signifie que le Président est politiquement irresponsable : le contreseing ministériel est normal dans le cadre d’un régime parlementaire où le gouvernement est responsable devant l’Assemblée. L’article 5, qui donne le droit de dissolution au président de la République, est conforme aux principes du régime parlementaire. Au total, le président est à la tête de vastes pouvoirs, mais son mode de désignation limite son autorité. Le précédent du 10 décembre 1848, marqué par l’opprobre du bonapartisme, excluait l’élection directe du Président par le peuple. Contrôle et équilibre des pouvoirs fondent donc un système complexe qui peut ouvrir la voie à des interprétations diverses. Tous les éléments du régime parlementaire sont réunis ici. La relation entre l’exécutif et le législatif est équilibrée. Le président de la République peut dissoudre la Chambre des députés. Symétriquement, la Chambre des députés ou le Sénat peuvent censurer le gouvernement, qui est responsable devant les deux chambres. L’élection du président de la République au suffrage universel indirect, par les deux chambres réunies en « Assemblée nationale » (on dit aussi en congrès), et non au suffrage universel direct (comme en 1848), va dans le sens du régime parlementaire. Le Sénat est élu au suffrage universel indirect, par un collège de grands électeurs où le monde rural est surreprésenté. Cela lui donne un caractère moins démocratique que la Chambre des députés, défaut dénoncé pendant longtemps par les radicaux. Par ailleurs, son rôle politique est important : le Sénat peut aussi renverser le gouvernement sous la IIIe République (cela s’est produit en 1896, aux dépens du ministère Bourgeois, et en 1938, aux dépens du 2e ministère Blum). Pourtant, le Sénat ne peut pas être dissous et il doit donner son accord au Président pour une éventuelle dissolution de la Chambre des députés. Les élections du 20 février 1876 sonnent le glas de la droite et l’avènement de la gauche. La crise du 16 mai 1877 a infléchi les institutions, en affaiblissant l’exécutif (le président de la République renonce à utiliser le droit de dissolution) au profit de la Chambre des députés. On parle de « crise du 16 mai » parce que, le 16 mai 1877, le président de la République, Mac-Mahon, demande au président du Conseil, Jules Simon, de démissionner. Cette demande de démission ouvre une crise politique, dans la mesure où Mac-Mahon ne fait pas une lecture strictement parlementaire de la Constitution. Pour lui, le président du Conseil est responsable devant l’Assemblée (dominée par une majorité républicaine), mais aussi devant le président de la République. Étant donné que Mac-Mahon n’approuve pas la politique menée par le gouvernement, il choisit l’épreuve de force : il tente d’abord de former un nouveau gouvernement, confié à de Broglie (un homme très marqué à droite, qui incarne la politique « d’ordre moral » menée en 1873-74) ; puis, il dissout la Chambre qui a mis immédiatement en minorité de Broglie. C’est le président de la République qui est visé implicitement par Gambetta dans ce discours. Quand il affirme que « personne, à quelque degré de l’échelle politique ou administrative qu’il soit placé » ne pourra résister au suffrage universel, il pense évidemment à Mac-Mahon. Il doit se soumettre ou se démettre, parce que les républicains sont majoritaires. La « seule autorité devant laquelle il faut que tous s’inclinent » est le suffrage universel qui désigne une majorité à la Chambre, dont le gouvernement doit être issu. Mac-Mahon s’est d’abord soumis au régime parlementaire, dans la mesure où il a pris acte de la victoire des républicains aux législatives d’octobre 1877 et a accepté la formation d’un gouvernement issu de la majorité parlementaire (ministère Dufaure). Puis brumeux. La dissolution est présentée par Daumier comme un gros nuage noir qui obscurcit le ciel au-dessus de l’Assemblée nationale. Devant l’Assemblée, le peuple observe avec inquiétude l’arrivée de ce nuage menaçant. Le peuple est classiquement représenté par la double figure de l’ouvrier (personnage de gauche, coiffé d’une casquette) et du bourgeois (personnage central, coiffé d’un chapeau et vu de dos). La dissolution est donc considérée par le dessinateur comme une menace planant sur la démocratie. Ce que l’on appelle la « constitution » Grévy est en fait l’interprétation des lois constitutionnelles de 1875 par le nouveau président de la République, élu en février 1879 au lendemain de la démission de MacMahon. Dans son premier message au Parlement (rappelons que la tradition républicaine interdit au président de la République de se rendre dans l’enceinte du Parlement), Jules Grévy définit sa conception des relations entre l’exécutif et le législatif. En affirmant « Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n’entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale, exprimée par ses organes constitutionnels », il signifie en fait qu’il n’utilisera pas le droit de dissolution que lui confèrent pourtant les lois constitutionnelles de 1875. En effet, dans la culture républicaine, fondée sur la primauté du Parlement, élu par le peuple, une dissolution est perçue comme une atteinte à la souveraineté populaire et donc, implicitement, comme une tentative d’instauration d’un régime autoritaire. Elle évoque le pouvoir personnel et les souvenirs de 1851. C’est au nom de cette conception que les républicains avaient dénoncé la dissolution opérée par Mac-Mahon après la crise du 16 mai 1877. En imposant cette interprétation des lois de 1875, les républicains posent le socle d’un régime exclusivement parlementaire, dans lequel la plus grande partie du pouvoir revient à la Chambre des députés. Votant lois et budgets, accordant ou refusant sa confiance au gouvernement, participant avec le Sénat à l’élection du chef de l’État, ne craignant plus le risque de dissolution, elle est le pivot du système institutionnel, le lieu des grands débats politiques et des joutes oratoires. À l’inverse, le président de la République, qui se prive de l’exercice de l’un de ses pouvoirs essentiels, voit son influence réduite. La constitution Grévy est donc l’une des étapes qui conduisent au glissement du régime parlementaire vers un régime d’assemblée. 15 Mac-Mahon s’est démis : il a démissionné le 30 janvier1879 parce qu’il ne voulait pas cautionner des mesures d’épuration de l’armée prises par le gouvernement républicain (il s’agissait de révoquer des officiers monarchistes). Conformément à l’article 3 de la loi du 16 juillet 1875, le Congrès se réunit à Versailles et élit Jules Grévy. Les républicains parviennent donc à se rendre maîtres de la Chambre des députés (1876) puis du Sénat et enfin de la présidence de la République (1879). La phrase soulignée signifie concrètement que Grévy renonce à faire usage du droit de dissolution, dont son prédécesseur Mac-Mahon avait abusé. Plus aucun président de la IIIe République n’osera utiliser son droit de dissolution. Cela modifie le fonctionnement des institutions, puisque le droit de dissolution est la contrepartie de la responsabilité ministérielle dans un régime parlementaire. Dès lors, le président de la République perdrait l’arme que lui avaient donnée les lois de 1875 face à la Chambre à qui allait le véritable pouvoir. Les lois de 1875 ont ainsi évolué dans le sens d’un régime d’assemblée, c’est-àdire d’un régime où l’exécutif est étroitement soumis au législatif. Les élections de 1871 se jouent sur la poursuite ou non de la guerre. L’emporte la province conservatrice favorable à la paix ; les républicains et Paris sont battus, les bonapartistes laminés car rendus responsables de la défaite. Les élections suivantes (1876, 1877) sont marquées par la réapparition des bonapartistes et surtout la progression des républicains, qui profitent de la mise en place d’une République conservatrice qui n’effraie pas les électeurs. Orléanistes (partisans du comte de Paris) et légitimistes (partisans du comte de Chambord) n’arrivent pas à s’entendre. En 1881, les bonapartistes ont disparu, faute de prétendant (le prince impérial meurt en 1879 dans la guerre contre les Zoulous), les royalistes reculent, tandis qu’apparaissent les premiers députés radicaux. La République est solidement installée. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : En 1879, les républicains sont parvenus, non sans mal, à conquérir le pouvoir. Unis en février 1848, ils ne tardent pas à se diviser, ce qui conduit à leur affaiblissement et à la victoire du parti de l’Ordre puis à la proclamation de l’Empire en 1852. Durant l’Empire, ils se montrent des adversaires résolus, mais peu entendus, du régime. C’est à la faveur de la guerre contre la Prusse qu’ils proclament la République le 4 septembre 1870. Mais la Commune est à nouveau l’occasion pour les républicains de se diviser. Les monarchistes en profitent pour prendre le pouvoir grâce aux campagnes qui aspirent à la paix. Déterminés, profitant des erreurs et des hésitations des monarchistes, les républicains parviennent à imposer la nature républicaine du régime (amendement Wallon en 1875). Puis, ils vont entreprendre une lente, mais efficace, conquête de l’électorat en diffusant les valeurs républicaines, en montrant que la République pouvait aussi assurer l’ordre, la paix et la prospérité. C’est donc grâce au suffrage universel qu’ils parviennent à se rendre maîtres une à une des institutions de la IIIe République. La victoire totale des républicains, en 1879, a donc eu deux causes distinctes : d’une part, ils ont bénéficié des conséquences de la déclaration de guerre de Napoléon III à la Prusse ; d’autre part, ils ont su consolider cette chance historique en ralliant le peuple français à leur cause. En 1879, toutefois, les idées républicaines n’ont pas véritablement été appliquées. Les lois constitutionnelles de 1875 ont été votées par une assemblée monarchiste. L’objectif des républicains, après 1879, sera donc d’appliquer leur programme libéral et démocratique, ce qui sera la grande oeuvre du début des années 1880. Selon l’historien François Furet, 1879 met fin au processus révolutionnaire entamé par les Français un siècle plus tôt. En effet, la nature républicaine du régime n’est plus remise en cause après cette date, si l’on excepte la parenthèse douloureuse de Vichy. Reste aux républicains, qui ont triomphé des autres forces politiques, à enraciner la République. C’est à l’école et au service militaire que les républicains vont par la suite assigner ce rôle. Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 16 HC – Victor Hugo Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Poète, dramaturge, romancier, dessinateur ; pair de France, député, exilé politique, sénateur ; orateur politique de talent, acharné à promouvoir le suffrage universel, à combattre la peine de mort, à défendre les opprimés. Engagé sur tous les fronts, Victor Hugo (1802-1885) se révèle résolument moderne. Plus et mieux que quiconque, Victor Hugo a été l’emblème de son siècle. Il a su construire sa pensée politique au fil des courants sans jamais se laisser embrigader, et, au bout du compte, n’a eu qu’une seule et même aspiration du début à la fin de sa carrière : le social, l’amélioration du sort des défavorisés, la lutte pour les droits de l’homme. Cet idéal politique a également été un idéal littéraire. Victor Hugo a mis son œuvre au service de son combat pour la justice : une vie immense pour une œuvre immense. Sources et muséographie : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Ouvrages généraux : Avner Ben Amos, Les funérailles de Victor Hugo in Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Gallimard, 1984, Tome 1, pp. 473 et sq. Les Années Hugo, 1802-1885 / sous la dir. de Jacques Marseille. - Larousse, 2002. - 216 p. GASIGLIA-LASTER, Danièle. - La Gloire de Victor Hugo : [exposition], Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 1er octobre 1985 - 6 janvier 1986 [organisée par la Réunion des musées nationaux]. - Éd. de la Réunion des musées nationaux, 1985. - 810 p. PICON, Jérôme ; VIOLANTE, Isabelle. - Victor Hugo : la légende et le siècle. - Textuel, 2001. - 192 p. - (Passion). VAN TIEGHEM, Philippe. - Victor Hugo : un génie sans frontières : dictionnaire de sa vie et de son œuvre. - Larousse, 1985. 255 p. DECAUX, Alain. - Victor Hugo. - Perrin, 2001. - 1036 p. GOHIN, Yves. - Victor Hugo -Presses universitaires de France, 1987. - 125 p. - (Que sais-je ?). GROSSIORD, Sophie. - Victor Hugo : et s’il n’en reste qu’un… - Gallimard ; Paris-musées, 1998. - 176 p. - (Découvertes. Littérature). GUILLEMIN, Henri. - Hugo. - Nouv. éd. - Seuil, 2002. - 222 p. : ill. - (Écrivains de toujours). KAHN, Jean-François. - Victor Hugo, un révolutionnaire suivi de L'Extraordinaire métamorphose. - Fayard, 2001. - 960 p. Documentation Photographique et diapos : Revues : Victor Hugo, du cœur à l'œuvre, TDC, N° 827, du 1er au 15 janvier 2002 VAN TIEGHEM, Philippe. - Victor Hugo : portrait d'un génie. - L'Histoire, 2001. - P. 32-71. - (L'Histoire, n° spécial ; 261). Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) : BO 4e actuel : « La France de 1815 à 1914 (4 à 5 heures) L’accent est mis sur la recherche, à travers de nombreuses luttes politiques et sociales et de multiples expériences politiques, d’un régime stable, capable de satisfaire les aspirations d’une société française majoritairement attachée à l’héritage révolutionnaire. •Repères chronologiques : la monarchie constitutionnelle en France (1815-1848); les révolutions de 1830 ; les révolutions de 1848 ; la Seconde République (1848-1852) ; le Second Empire (1852-1870) ; l’inauguration du canal de Suez (1869) ; proclamation de la République (4 septembre 1870) ; l’Affaire Dreyfus (1898). •Documents : Delacroix : La Liberté guidant le peuple ; Victor Hugo : extraits des Châtiments et des Misérables ; la loi sur la séparation de l’Église et de l’État (1905). » Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : 17 SOUS LA MONARCHIE (1814-1848) Sous la Restauration, Victor Hugo, à l’instar du jeune Marius des Misérables, est d’abord monarchiste avant d’apprendre à préférer la liberté et la république. Il a bénéficié, sous le règne de Louis XVIII (1814-1824), d’une gratification et d’une pension grâce à ses premiers poèmes. L’influence de sa mère, plutôt royaliste, et l’aura de Chateaubriand ont fortement contribué à cette orientation politique, mais déjà, en 1823, Han d’Islande dénonçait la peine de mort et les supplices. Dans ce roman, Hugo est l’un des premiers à décrire une révolte ouvrière provoquée par la misère. Et si le poète a certes écrit une Ode à Charles X, qui succède à Louis XVIII en 1824, celle-ci comporte une condamnation de l’échafaud. En 1826, il s’attaque à l’esclavage et au racisme, avec Bug-Jargal qui retrace la révolte des Noirs dans l’île de Saint-Domingue en 1791 : le roman insiste sur l’asservissement colonial et dénonce la répression exercée par les Blancs. De même, les œuvres où sont mis en scène des personnages royaux font part de sentiments mitigés vis-à-vis de la monarchie. Le personnage éponyme de Cromwell (1827), au moment d’être sacré roi, refuse la couronne : « Ah ! Remportez ce signe exécrable, odieux ! » La préface de Marion de Lorme (1831) célèbre le triomphe de la liberté et de ceux qui ont secoué le joug de la monarchie absolue. L’œuvre avait été interdite, l’image de Louis XIII y paraissait trop négative. D’autres œuvres, Le roi s’amuse (1832) et Ruy Blas (1838), exhibent la vanité de la monarchie et sa décadence. Dès 1831, il se présente comme « placé depuis plusieurs années dans les rangs [...] de l’opposition » et « dévoué et acquis » depuis qu’il a eu « l’âge d’homme, à toutes les idées de progrès, d’amélioration, de liberté ». Or, Hugo a atteint l’âge d’homme en 1827. En 1830, lorsque Charles X dissout la Chambre, modifie la loi électorale et suspend la liberté de la presse, Hugo est de tout cœur avec les partisans de la révolution qui s’ensuit. Il prendra position en faveur de la liberté de la presse à deux reprises (1832 et 1848). En 1832, il écrit à Sainte-Beuve : « Nous aurons un jour une république, et quand elle viendra, elle sera bonne. » Par ailleurs, il déclarera à maintes reprises qu’il est devenu socialiste dès 1828, lorsqu’il a écrit Le Dernier Jour d’un condamné, publié en 1829, pour montrer l’horreur de la peine de mort en imaginant le récit d’un condamné qui sera exécuté dans quelques heures. Cette tendance ouvertement démocratique apparaît encore plus nettement dans une nouvelle de 1834, inspirée d’un fait divers contemporain : Claude Gueux. Elle développe le thème de la misère, mère du crime : un ouvrier parisien vole pour empêcher sa famille de mourir de faim ; envoyé en prison, il est poussé à bout, tue le directeur et est exécuté. L’œuvre met en cause le régime pénitentiaire et insiste sur les causes sociales du crime. Hugo entreprend de justifier le malheureux qui aurait pu devenir bon s’il avait pu aller à l’école. « Le sort le met dans une société si mal faite qu’il finit par voler et la société le met dans une prison si mal faite qu’il finit par tuer. » Dans la préface, Hugo s’adresse directement aux législateurs : « Vous croyez être dans la question, vous n’y êtes pas. Que vous l’appeliez république ou que vous l’appeliez monarchie, le peuple souffre... le peuple a froid. » La même année, il écrit au directeur de la Revue du Progrès social pour exprimer son désir d’un ordre social inspiré des principes de la Révolution française. Entre les années 1834 et 1839, où l’on parle beaucoup de « civilisation », il émet le vœu d’un parti qui se situerait entre celui « de la Restauration » et celui « de la Révolution ». LA IIe RÉPUBLIQUE (1848-1851) Après l’abdication de Charles X en 1830, le changement apporté par l’avènement de Louis-Philippe laisse un moment espérer une évolution sociale et politique, mais le régime s’enferme dans le conservatisme. Début 1848, la monarchie est à bout de souffle. Après la révolution de février 1848, il approuve chaudement la décision de supprimer la peine de mort (lettre à Lamartine du 27 février 1848). Candidat aux élections à l’Assemblée constituante, il explique, dans la célèbre Déclaration du 26 mai 1848, ce qu’il attend de la république : la liberté, la clémence dans la loi pénale, l’enseignement pour tous, le respect de la propriété et de l’héritage, la dissolution de la guerre. Après les émeutes de juin, il intervient, pendant tout le mois de juillet 1848, en faveur de nombreux prisonniers politiques menacés d’exécution et de déportation. Juillet 1849 est un moment crucial de la carrière politique de Hugo, élu député en juin 1848 et en mai 1849. La poussée « démocrate-socialiste » lui donne l’occasion de mettre à jour un projet de réforme dont l’idée le hante depuis vingt Victor Hugo est le républicain exemplaire. Pourtant rien ne prédisposait le jeune poète royaliste à un tel destin. Né avec le siècle, c’est dans les bouleversements du printemps 1848 qu’il s’ouvre à la République. Victor Hugo fait partie de ceux qu’on appellera les « républicains du lendemain ». Vicomte, Pair de France, ancien commensal (c’est-à-dire partageant la même table) de Louis-Philippe, il est l’un de ces hommes de droite, notables de la monarchie censitaire, que la foule en armes, la fuite du roi, les proclamations du gouvernement provisoire ont projeté dans un nouveau régime. D’abord déphasé par l’événement, il se reprend et se distingue vite des conservateurs. Invité à la plantation d’un arbre de la liberté, place des Vosges, il y va d’un discours enflammé, très applaudi, qui se termine par un « Vive la République universelle ! ». Ce type de manifestation, pittoresque et sympathique, est caractéristique du folklore révolutionnaire de 1848. Les nombreuses références de l’écrivain à Dieu, à Jésus, à la croix témoignent du rapprochement entre l’Église et la République après un long siècle d’hostilité. Cette plantation contraste avec celles des lendemains de la révolution de 1830 où les arbres de la liberté étaient plantés sans prêtre, symboles laïques opposés aux érections de croix de mission d’avant 1830. En 1848, au contraire, l’arbre n’est plus une anti-croix mais le symbole de cette « nouvelle religion », élan mystique vers une communion fraternelle et universelle, caractéristique de « l’esprit de 1848 ». Hugo met ici sa notoriété, son talent, sa verve romantique au service des idéaux révolutionnaires. Son discours reflète l’humanitarisme sincère des quarantehuitards et distingue deux sortes de républiques : la république des « terroristes », le régime de 1793, les sectateurs de la guillotine qu’il rejette et la république modérée, amie de l’industrie et du commerce, favorable à la propriété, au travail, à la famille, « la sainte communion de tous les Français ». C’est cette dernière qu’il appelle de ses voeux, la « république universelle », une république soit, mais une république raisonnable. Adolphe Léon Willette (1857-1926) fut l’un des principaux caricaturistes français de la fin du XIXe siècle : il collabora au Chat Noir, à L’Assiette au Beurre, mais aussi à la Libre Parole illustrée de Drumont. Figure marquante de Montmartre, Willette fut aussi, aux côtés de son collègue Forain, l’auteur de dessins antisémites. Mais ce personnage complexe fut également l’un des illustrateurs de Victor Hugo et un admirateur de son 18 ans. Dans son discours du 9 juillet 1849 à l’Assemblée, il demande qu’on prenne tout ce que le socialisme a de bien fondé : son souci des misérables et sa méfiance à l’égard des excès du capitalisme. Il en profite également pour demander une enquête sur la situation des ouvriers et la pauvreté, ainsi que la création d’une commission pour lutter contre la misère : « Il faut profiter de l’ordre reconquis pour [...] créer sur une vaste échelle la prévoyance sociale. » Il donne la mesure de son idéal : « Je veux une république si sainte et si belle que, lorsqu’on la comparera à toutes les autres formes de gouvernement, elle les fasse évanouir, rien que par la comparaison. » En 1850, les votes de Hugo vont désormais à la gauche, et son combat contre l’organisation injuste de la société s’intensifie. C’est à cette époque (janvier 1850) qu’il prononce un discours sur la Liberté de l’enseignement qui reste un texte de référence pour les partisans de la laïcité. Il lutte aussi contre la peine de mort, sur laquelle il revient à la charge à plusieurs reprises, en 1850. En avril, le Parlement discute d’une proposition de loi sur la déportation, peine qui se substituerait à l’échafaud. Hugo et Lamartine s’insurgent contre cette loi qui est, à leurs yeux, une peine de mort déguisée. Le 11 juin 1851, lors du procès de son fils Charles, qui avait protesté contre les circonstances odieuses d’une exécution, il prononcera un réquisitoire contre la peine de mort, suivi d’un plaidoyer pour son abolition (Avant l’exil). En août 1850, lorsqu’il est élu président du Congrès international de la paix, Hugo s’emploie à promouvoir la paix entre les États, et, le premier, il souhaite les États-Unis d’Europe. Il imagine une « suprême révolution » pour faire accepter un idéal démocratique (discours prononcé au Congrès de la paix du 14 septembre 1869). LE SECOND EMPIRE (1852-1870) Après la mort de sa mère, en 1821, Hugo a renoué avec son père, général de l’Empire ; les dissensions entre ses parents l’avaient éloigné de lui. Il montre alors des tendances bonapartistes. Sa fascination pour la légende napoléonienne contribue à le rapprocher des libéraux, opposants aux Bourbons. S’il célèbre Napoléon Ier dans Les Orientales (1829), c’est parce qu’il voit dans son épopée un idéal de liberté. Mais, après la révolution de 1848 qui conduit Louis-Philippe à abdiquer, si Hugo soutient la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte, élu à la présidence de la République le 10 décembre 1848, c’est parce qu’il redoute une dictature militaire du général Cavaignac. En 1851, il regrette amèrement de l’avoir soutenu : « Quoi ? parce que nous avons eu Napoléon-le-Grand, il faut que nous ayons Napoléonle-Petit ! » II est contraint de s’exiler. Son pamphlet Napoléon le Petit (1852), coup d’éclat littéraire en réponse au coup d’État politique de Louis-Napoléon Bonaparte (2 décembre 1851), annonce les « années funestes » de 1851 à 1870. Le recueil poétique Châtiments (1853) stigmatise le coup d’État et les crimes du régime. Napoléon III est de nouveau dénoncé dans La Légende des siècles (1859), où il est apparenté à une lignée de tyrans et de criminels. Hugo refuse, en 1859, l’amnistie des condamnés politiques et choisit de rester en exil. Enfin, en 1872, il n’hésitera pas à souligner, dans L’Année terrible, l’effondrement du second Empire, avec son cortège de guerres et de défaites. Pendant son exil, il poursuit son combat politique et humaniste, en incriminant les causes sociales de la criminalité et en donnant la parole aux exclus. En 1862, dans Les Misérables, la méditation de Jean Valjean, lorsqu’il est au bagne, reflète les préoccupations de Hugo à l’égard des travailleurs. Le forçat ne peut en effet s’empêcher de juger néfaste l’attitude d’une société qui l’a laissé manquer de travail et de pain. Fantine dénonce le sort injuste réservé aux femmes : abandonnée par l’étudiant dont elle est enceinte, elle sera contrainte de se prostituer. Pour ce personnage, Hugo s’est inspiré d’une prostituée dont il avait pris la défense. L’un des combats de Hugo, et non l’un des moindres, a été contre l’inégalité entre l’homme et la femme : il a plaidé la cause des femmes pendant quarante ans et s’est associé, en 1872 et 1875, aux actions menées en leur faveur. À travers Cosette, traitée comme une esclave par les Thénardier, il dénonce la misère de l’enfant. Quant au Gwynplaine de L’homme qui rit (1869), il veut se faire le « Verbe du Peuple » et ouvrir les yeux des lords à la misère : « Milords, je viens vous dénoncer votre bonheur [...] Il est fait du malheur d’autrui [...] Je suis l’avocat désespéré et je plaide la cause perdue. » L’AVÈNEMENT DE LA IIIe RÉPUBLIQUE Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. Pour Hugo, cette guerre n’est pas de nature à libérer les peuples. Lorsqu’il rentre d’exil, le 5 septembre oeuvre, ce dont témoigne ce dessin. L’on y voit Victor Hugo âgé, de retour d’exil, tenir par la main une jeune fille portant le bonnet phrygien ; le vieil homme se fait le protecteur de la République qu’il soutient en son jeune âge. Mais parallèlement, il faut y voir bien entendu la mise en scène des deux héros des Misérables, Jean Valjean et Cosette. L’émotion intense suscitée par la maladie puis la mort de Victor Hugo, le 22 mai 1885, décida le cabinet Brisson à organiser de grandioses funérailles nationales : le 31 mai, le corps de l’écrivain fut exposé à l’Arc de triomphe puis, le lendemain, fut mené au Panthéon, dont les portes furent rouvertes pour l’occasion. Ce dessin aquarellé de Guiaud, représentant la levée du corps le 1er juin, souligne le caractère majestueux d’un événement destiné à instaurer un culte républicain et à forger une mémoire collective. Dans les années 1885-1900, la mémoire de Victor Hugo est héroïsée. Ses funérailles, le 1er juin 1885, furent l’un des moments forts de la symbolique républicaine. Poète national, il devient un « Saint laïque ». Son oeuvre est décrite comme une sorte de perfection littéraire. Son évolution politique, du soutien à la monarchie dans sa jeunesse à la République dans son âge mur, son refus de toute compromission lors de son exil entre 1852 et 1870, sont cités en exemple. De même, sa volonté que son corps fut placé sur le corbillard des pauvres en fait l’ami du peuple. Réunissant en sa personne le talent littéraire en ses multiples facettes, la capacité à encourir l’exil pour la défense de principes, tout en demeurant attentif aux plus modestes, il est présenté comme l’incarnation de ce que la République a produit de meilleur. Aussi ses œuvre et sa personne sont-elles quasiment « sanctifiées », données en exemple aux enfants des écoles, mais aussi aux adultes comme en témoigne un instituteur du Loir-et-Cher qui organise des conférences dans son village, dans lesquelles il se fait le héraut de l’oeuvre hugolienne. 19 1870, il lance un appel à la paix. En février 1871, il est élu député et préside un temps les réunions des députés de la gauche radicale. Le 18 mars, éclate l’insurrection de la Commune, cette guerre civile sous le regard des Prussiens. La Commune prône la spontanéité révolutionnaire contre « tous les stratégistes de l’école monarchiste ». Les sentiments de Hugo sont mitigés : ses sympathies vont du côté des insurgés, mais il est horrifié par leur violence. Il publie à ce sujet des poèmes dans le Rappel. Il pense que « la Commune, chose admirable, a été stupidement compromise par cinq ou six meneurs déplorables ». Sa maison de Bruxelles est bombardée de pierres lorsqu’il offre publiquement asile aux communards vaincus. Il les défend (notamment au Sénat où il est élu en janvier 1876) et mène inlassablement campagne jusqu’à ce que l’amnistie soit votée, en juillet 1880. Ces années seront également consacrées au combat pour la démocratie et à la réflexion sur le fait révolutionnaire. Quatre-vingt-treize (1874) achève la réflexion de l’écrivain sur la Révolution à la lumière de la Commune. Victor Hugo est de plus en plus préoccupé par la paix, qui à son avis ne peut passer que par la liberté. Ses lettres aux Congrès de la paix de 1872, 1874 et 1875, témoignent de sa certitude d’une Europe républicaine future. Laissons le mot de la fin au poète avec cette magnifique profession de foi plus que jamais d’actualité : « Déshonorons la guerre. Non, la gloire sanglante n’existe pas. Non, ce n’est pas bon et ce n’est pas utile de faire des cadavres. Non, il ne se peut pas que la vie travaille pour la mort » (Depuis l’exil - Discours pour le centenaire de Voltaire - 30 mai 1878). Hugo homme du XIXe siècle certes, mais on peut difficilement être plus au cœur de l’actualité du XIXe siècle que celui qui avait prôné les États-Unis d’Europe et lutté toute sa vie pour la paix et la démocratie. UN EXIL FERTILE Recherché par la police de Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Hugo parvient à gagner la Belgique quelques jours après le coup d’État (1851), à l’aide d’un faux passeport procuré par Juliette Drouet. Le plus simple serait de se fixer à Bruxelles, où il reste six mois et fera publier Napoléon le Petit et Les Châtiments. Pour plusieurs raisons (désir de madame Hugo de trouver un mari convenable pour Adèle, goût de la mère et des fils pour les spectacles et la vie sociale, etc.), c’est le lieu d’exil que sa famille souhaite le voir adopter. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le choix des îles Anglo-Normandes, Jersey où il va habiter pendant trois ans une maison louée (Marine-Terrace) puis Guernesey où il va acheter, transformer, carreler, boiser, sculpter, tapisser et meubler Hauteville House, ne s’impose pas. Celui de Jersey s’explique peut-être en partie par le serment que Victor Hugo s’est fait d’aller chaque année sur la tombe de Léopoldine. Si ses convictions républicaines lui interdisent désormais ce pélerinage, du moins aura-t-il la consolation de se savoir aussi proche que possible de la disparue, avec qui semble, un soir, s’établir une relation par le biais du spiritisme. Victor Hugo est aussi sujet à des hallucinations nocturnes, favorisées par l’atmosphère de sa maison de Guernesey qui avait la réputation d’être hantée. Savoir si Victor Hugo, quoi que dise la « bouche d’ombre », est totalement convaincu par les séances de tables, dont sont transcrits les dialogues, est une vraie question : qu’il soit dû au doute ou à la peur de la folie, le brutal abandon de ces pratiques, à peine mentionnées à partir de l’arrivée à Guernesey, semble trahir une curieuse indifférence, voire un certain soulagement. Le choix de Guernesey témoigne de la même obstination mais relève sans doute de motivations plus diverses. Jusqu’à présent, l’argent est rare ; or la vie dans les îles, alors très pauvres, est relativement bon marché. De plus, Victor Hugo a appris à aimer ce lieu d’exil, le spectacle des tempêtes, les longues promenades avec Juliette qui loge non loin de chez lui, et les bains de mer qu’il prend de juin à septembre. Il ne souhaite pas quitter Jersey ; il en est expulsé pour avoir signé une pétition en faveur d’un autre proscrit, lui-même expulsé après avoir reproché par voie de presse à la reine Victoria sa visite à Napoléon III. Le statut des îles Anglo-Normandes, rattachées à la couronne britannique sans y être totalement assujetties, permet à Guernesey d’accueillir l’écrivain dont la réputation ne cesse de s’étendre. La famille Hugo aura à cœur de s’intégrer à l’aristocratie intellectuelle de Saint Peter Port, aussi réduite soit-elle. Les événements familiaux seront notifiés dans la presse locale, y compris, en octobre 1863, l’annonce erronée du mariage d’Adèle avec le lieutenant Pinson. Arrivé à Guernesey, le 31 octobre 1855, en compagnie de François-Victor, dit « Toto », et de la « malle aux manuscrits » contenant ceux des quatre premiers livres des Misérables (abandonnés depuis 1848) et des Contemplations, Hugo 20 voit sa situation financière s’améliorer sensiblement dès la publication de ce recueil. Le 16 mai 1856, en achetant Hauteville House, il devient, pour quinze ans, « proscrit français et landlord anglais ». De cette double vie nous savons beaucoup de détails, grâce aux Agendas*, livres de comptes tout d’abord destinés à recevoir l’inscription des dépenses de l’écrivain. On y retrouve régulièrement l’expression « compté avec ma femme », le salaire des domestiques et des artisans, les allocations versées à ses fils, le coût des promenades en voiture avec « JJ » (Juliette Drouet, installée là aussi dans une maison voisine) et le montant des subsides offerts aux proscrits. Mais ces agendas vont bientôt devenir comment s’en étonner ? - sinon une œuvre, du moins une forme d’écriture de soi d’où ne sont absentes ni la dissimulation, ni la mise en scène. Et tout d’abord à cause de la durée. Commencés le 31 octobre 1855, les agendas couvrent la totalité du séjour à Guernesey. Interrompus par l’anthrax de 1858 et les voyages, ils sont complétés a posteriori de manière sommaire. Sur l’aménagement et la décoration de la maison (« un chantier perpétuel » pendant dix ans), ils nous apprennent, entre autres, l’origine des boiseries sculptées, parois démontées de vieux coffres achetés dans les fermes au cours des promenades avec JJ. Sur les relations familiales souvent tendues, Victor Hugo y reste très discret ; mais la correspondance offre un autre éclairage : on écrit beaucoup du premier étage de Hauteville House, occupé par sa femme et sa fille Adèle, au look-out du troisième, où l’écrivain a son écritoire et sa chambre. II se borne à citer quelques piques de sa femme ou de ses enfants, susceptibles de le justifier à ses propres yeux comme à ceux des lecteurs futurs. Il lèguera à la Bibliothèque nationale tous ses manuscrits dont aussi ces agendas, non destinés à la publication, du moins de son vivant. Parce qu’il ne s’interdit aucune notation, si crue puisse-t-elle paraître (en langage codé tout de même mais relativement déchiffrable), il y inscrit des détails d’ordre sexuel concernant souvent les servantes (logées dans la chambre voisine). De ses relations avec elles n’est pas exclu le dialogue : les lignes qu’il consacre à chacune donnent une idée des conditions de vie dans ces îles ravagées par la misère et la tuberculose, et témoignent que Hugo est loin d’y être indifférent. D’où sa décision, en 1861, d’offrir un repas hebdomadaire aux enfants pauvres, dont la liste s’allonge chaque semaine : initiative que l’on peut juger paternaliste et théâtrale, mais qu’il veut exemplaire. On ne trouvera pas d’échos dans ces agendas de la fuite, des mensonges, puis de la folie d’Adèle (dont il ne découvrira l’ampleur qu’en 1872). Henri Guillemin « se défend mal de l’impression que, pour les Hugo (la mère exceptée), la situation très gênante dont Adèle est responsable dure un peu trop et qu’un malheur toujours possible, évoqué avec effroi, terminerait tout, au mieux, dans le lointain et le silence ». En revanche, les ultimes étapes du deuil de « Didine » - pensées aux anniversaires, accrochage du portrait dans la salle de billard - se déchiffrent sans peine. Je les lis aussi dans la dernière partie des Misérables, repris en 1860, reformulées grâce à la fiction du désespoir de Jean Valjean après le mariage de Cosette. De manière générale, la vie à Guernesey semble offrir à l’écrivain les conditions d’une alchimie plus efficace que jamais. Peut-être en a-t-il déjà l’intuition quand (peu avant de rédiger une ardente défense de l’abolitionniste américain John Brown, condamné à mort et exécuté) il refuse l’amnistie de 1859, validant ainsi définitivement son statut de conscience républicaine de la France. Par un mouvement dialectique particulièrement heureux, l’œuvre va s’alimenter sans cesse de cette conscience politique affirmée par l’exil, que la fécondité de cette période (avec notamment Les Châtiments, Les Contemplations, La Légende des siècles, Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, L’Homme qui rit) contribuera à renforcer. « Rocher d’hospitalité et de liberté », « l’île de Guernesey, sévère et douce », et le « noble petit peuple » qui l’habite auront bien mérité que leur soient dédiés Les Travailleurs de la mer. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 21 HC – Incarner la République (1879-1939) Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Sources et muséographie : Ouvrages généraux : L’idée républicaine aujourd’hui, Guide Républicain, ouvrage collectif édité avec le concours du groupe histoire et géographie de l’Inspection générale de l’Éducation nationale , Éditions Delagrave et Scéren-CNDP, 2004, 433 pages. Demier Francis, La France du XIXe siècle, 1814-1914, Le Seuil, 2000, coll. «Points Histoire», p. 163-322. F. Démier, La France au XXe siècle, Seuil, Points Histoire, 2003. Rémond René, La République souveraine, Fayard, 2002, 400 p. Berstein Serge, « La synthèse démocrate-libérale en France 1870-1900 » et « Naissance des partis politiques modernes », et Winock Michel, in Berstein Serge et Winock Michel (dir.), Histoire de la France politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914», Le Seuil, 2002, coll. «L’Univers historique», p. 257-334. Berstein Serge (dir.), La Démocratie libérale, PUF, 1998 (voir l’article qui concerne la France, p. 263-315 plus particulièrement S. Berstein : “La synthèse démocrate-libérale en France et la naissance du modèle républicain (1870-1914)”). S. Berstein, “La culture républicaine dans la première moitié du XXe siècle”, in O. Rudelle et S. Berstein, La République absolue, PUF, 1992. S. Berstein, «Le modèle républicain : une culture politique syncrétique», in S. Berstein, J.-P. Rioux, Les cultures politiques en France, Seuil, 1999. Cabanel Patrick, Les Mots de la laïcité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004. DUCOMTE Jean-Michel, La laïcité, Milan, coll. « les essentiels », 2001, 63 p. Duclert Vincent, Prochasson Christophe (dir.), Dictionnaire critique de la République, Flammarion, 2002. Mayeur Jean-Marie, La Vie politique sous la IIIe République 1870-1940, coll. « Points Histoire », Seuil, 1984 (pour ses analyses politiques sur le fonctionnement de la République). J.-M. Mayeur, Les débuts de la IIIe République (1871-1898), Nouvelle histoire de la France contemporaine, Seuil, Points Histoire 1973. M. Rebérioux, La République radicale ? (1898-1914), Nouvelle histoire de la France contemporaine, Seuil, Points Histoire 1975. George J., Mollier J.-Y., La plus longue des Républiques, 1870-1940, Fayard, 1994. Jean Leduc, L’enracinement de la République, 1879-1918, coll. « Carré Histoire », Hachette, Paris, 1991. Dominique Lejeune, La France des débuts de la IIIe République, 1870-1896, coll. «Cursus», Armand Colin, Paris, 2000. 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Gaulupeau (Y.), La France à l’école, coll. « Découvertes », Gallimard, 1992 Jean-François Chanet, L’École républicaine et les petites patries, Aubier, 1996 Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1880-1967, Armand Colin, Paris, 1968. Pierre Albertini, L’École en France, XIXe-XXe siècle, de la maternelle à l’université, coll. «Carré», Hachette, Paris, 1992. Ozouf (J.), (M.), La République des instituteurs, Gallimard-Seuil, 1992 Ozouf (J.), (M.), Nous les maîtres d’école : autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque, « Archives », Gallimard-Julliard, 1967 Ozouf Mona, L’École, L’Église, La République (1871-1914), Armand Colin, 1963, coll. « Points Histoire », Seuil, 1982. A.-M. Thiesse, Ils apprenaient la France, Maison des sciences de l’homme, 1997. J. Garrigues, Images de la Révolution, Du May- BDIC, 1988. O. Ihl, La fête républicaine, Gallimard, 1991. J.-M. Renault, Les fées de la République, Éditions du Pélican, Paris, 2002. 22 Ressources – www.histoire-image.org : ce site propose des analyses d’images intéressantes sur une salle de classe et des plans commentés sur la construction des écoles dans la Somme. Il analyse aussi l’intérieur d’une mairie peinte par Alfred Bramtot en 1891. – www.inrp.fr/musée : le site du musée de l’éducation nationale à Rouen qui propose des idées pour visiter une salle de classe. – www.archives.rennes.fr : le site des archives municipales de Rennes, extrêmement riche en vues et plans d’écoles utilisables en classe. – www.silapedagogie.com/le 19siecle.htm : ce site met à disposition des images, une bibliographie et quelques dates. Documentation Photographique et diapos : La Documentation photographique : La République sous la IIIe, N° 7003, 1990, sous la direction de Nicolas Rousselier. Revues : Mille ans d’école, « Les collections de L’Histoire », n° 6, octobre 1999, p. 41-74. Dans la revue L’Histoire, des articles intéressants dans le n° 155, « Splendeur et misères de la République (1792-1992) », mai 1992 et le n° 289, « Dieu et la politique, le défi laïque », juillet 2004. « Bonnet phrygien et Marseillaise», L’Histoire, n° 113, 1988, pp. 44-50. L'espace de la classe, TDC, N° 808, du 15 au 31 janvier 2001 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : BO 1ère STG : « La construction de la République. Moments et actes fondateurs (1880-1946). Ce thème d’étude invite à une réflexion sur les fondements de la culture républicaine et non à un panorama détaillé de ce que fut la Troisième République. La démocratie républicaine est une construction politique progressive, désormais bien installée mais qui a connu des crises qui l’ont gravement ébranlée, comme l’Affaire Dreyfus, voire des remises en cause radicales, à l’image du régime de Vichy qui s’installe pendant l’année 1940. Ces deux sujets d’étude visent à faire comprendre aux élèves que la République et la démocratie ne sont pas des données intangibles mais peuvent être l’objet de combats politiques et idéologiques autour d’enjeux essentiels. Le cadre chronologique large rend nécessaire une périodisation, que le professeur choisira avec le souci de montrer comment s’opère la construction d’une « conscience nationale », autour de quelques références collectives majeures, et comment s’élargit le champ de la démocratie, grâce à un travail législatif qui s’inscrit au coeur des grands débats politiques d’alors. Héritiers des hommes de 1789 et de 1848, les républicains sont souvent libéraux, positivistes, attachés à la « mission universelle de la France » en ce qu’elle est porteuse de l’esprit des Droits de l’homme et du citoyen. Cette « mission », à vocation civilisatrice, trouve une traduction dans une politique active d’expansion coloniale. La politique coloniale est resituée dans un contexte d’expansion générale des États industriels et l’étude qui en est faite met en évidence l’essentiel de ses motivations et de ses implications. Le régime républicain fait aujourd’hui l’unanimité dans l’opinion française mais il n’en a pas toujours été ainsi et il lui a fallu s’imposer peu à peu autour de principes forts – la souveraineté de la nation, la démocratie, la laïcité- et de symboles qui furent ceux de la France révolutionnaire puis libérale contre la France monarchique et conservatrice. C’est pendant la période charnière 1880 – 1914 que s’opère cette consolidation républicaine, notamment par le biais d’une oeuvre législative dont l’impact fut essentiel. L’unité républicaine et nationale est personnifiée par la figure de Marianne, s’incarne dans la devise « Liberté-ÉgalitéFraternité » et se vit, localement, dans ce lieu de mémoire essentiel qu’est la mairie (cf. M. Agulhon dans Les lieux de mémoire sous la direction de P. Nora). Le mode d’accès à la nationalité française s’élargit avec la loi du 26 juin 1889 (droit du sol). La période étudiée joue un rôle décisif dans la structuration de la vie politique française. Les républicains, partagés en deux tendances, modérée et radicale, se heurtent à une opposition conservatrice (les catholiques modérés se rallient toutefois à la République au début des années 1890). Les années 18801914 voient naître un puissant courant nationaliste, ancré à droite, qui se nourrit à la fois des crises politiques ou sociales et des tensions internationales, et qui développe un discours antiparlementaire, xénophobe, antisémite et revendique un exécutif fort. Ce courant antirépublicain trouvera une occasion de concrétiser son opposition dans la mise en place du Régime de Vichy en 1940. Dès les années Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : BO 1ère ST2S : « Incarner la République. Les arts et le pouvoir se sont toujours étroitement conjugués. On montre à partir de l’étude des Mariannes et de deux lieux emblématiques (une place de mairie et une école) comment l’art est un langage exprimant les valeurs, la grandeur et les combats de la République. » BO 1ere : « La République : l’enracinement d’une nouvelle culture politique (1879-1914) La culture républicaine qui s’impose progressivement à partir des années 1880 associe respect de l’individu, prépondérance de la Chambre des députés désignée par la nation souveraine, rôle décisif de l’instruction publique pour la formation du citoyen et le dégagement d’une élite, réponse aux attentes de la classe moyenne indépendante, adhésion à un ensemble de symboles et de rites. Cette culture est dominante au tournant des XIXeXXe siècles, ce qui ne signifie pas qu’elle n’a pas des adversaires. » BO 1ère ST2S : « La France en République, de 1880 au début des années vingt On montre que la République, forme française de la démocratie libérale, est le produit d’une construction. Le régime républicain s’affirme à la fin du XIXe siècle autour de grands principes, fondateurs et intangibles. Les libertés, la laïcité et les droits sociaux, souvent acquis dans la lutte, en sont des marqueurs essentiels. De grands soubresauts (l’affaire Dreyfus) divisent les Français mais ne remettent pas en cause une République qui résiste à l’épreuve de la Grande Guerre. » 23 1890, le socialisme, porté par une expansion du mouvement syndical, devient un grand mouvement politique, mais hésite entre réforme et révolution, patriotisme et anti- militarisme. Dans l’entre-deux-guerres, des recompositions s’opèrent, qui se cristallisent au moment du Front populaire. Les idées républicaines se traduisent par une série de lois qui favorisent la démocratie : liberté de réunion le 30 juin 1881 et liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’affichage le 29 juillet 1881, loi de juillet 1901 qui introduit la liberté des associations laïques non professionnelles. La loi municipale d’avril 1884 confie l’élection du maire, auparavant nommé par le gouvernement, aux membres du conseil municipal élu par la population. L’extension des droits civiques trouvera son aboutissement avec le droit de vote des femmes (ordonnance du 5 octobre 1944) et la garantie pour la femme, dans tous les domaines, de droits égaux à ceux de l’homme (Préambule de la Constitution de 1946). Dans le domaine social, on légifère également : liberté des associations professionnelles (loi du 21 mars 1884), autorisant les syndicats, loi sur les assurances et les accidents du travail (1898), la création de retraites (1910), la journée limitée à huit heures de travail (1919), la création des assurances sociales (1928) et la semaine de 40 heures et la création des congés payés avec le Front Populaire en 1936. Sous l’impulsion de Jules Ferry, ministre de l’instruction publique, plusieurs lois scolaires sont votées : gratuité de l’enseignement primaire (1881), obligation scolaire de 6 à 13 ans (1882), loi sur la laïcité de l’enseignement public (1882). Cette laïcisation de l’école, qui est un des principaux vecteurs de la diffusion de la culture républicaine dans la population, prépare la laïcisation de l’État. Par la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, qui met fin au Concordat de 1801, la République garantit la liberté de conscience pour tout citoyen et le libre exercice de tous les cultes. Cette « loi de combat » d’une « République menacée » est devenue, progressivement, une loi « d’apaisement », qui n’a cessé d’être interprétée depuis un siècle. » De l’arrivée au pouvoir des républicains en 1879 à la veille de la Première Guerre mondiale, la IIIe République enracine en France une nouvelle culture politique. C’est cette culture républicaine que le programme nous invite à étudier, sans entrer dans un récit événementiel détaillé. La notion de culture politique permet de renouveler l’histoire politique en y introduisant une dimension socioculturelle. La culture politique se définit comme « l’ensemble des représentations, des valeurs, des référents, des rituels qui constituent l’identité d’une famille ou d’une tradition politique » (S. Berstein). On peut notamment utiliser les travaux récents de Serge Berstein et Michel Winock, l’étude des « lieux de mémoire » débutée par Pierre Nora, les travaux de Maurice Agulhon sur la symbolique républicaine et ceux de Christian Amalvi sur les héros de l’histoire de France. Cette question n’a pas suscité de débats historiographiques récents. Le sujet nous invite clairement, au-delà de l’histoire événementielle, à raisonner en termes de culture politique, aux confins de l’histoire politique et de l’histoire sociale. Les travaux pionniers de Maurice Agulhon ont depuis longtemps ouvert cette voie. On s’attachera donc particulièrement aux vecteurs de l’idéologie républicaine (l’école, la symbolique) et à cette « politique au village » qui caractérise une IIIe République qui s’est implantée en s’appuyant sur la majorité rurale. Loin d’être castratrice des particularismes, l’École de la IIIe République est au contraire soucieuse de construire des identités multiples : nationale sans doute, mais également régionale. C’est là l’apport principal du livre de Jean-François Chanet (L’École républicaine et les petites patries, Aubier, 1996) qui remet en question une vision longtemps répandue complaisamment et présentant la politique scolaire sous la forme d’une vaste machine à broyer les régionalismes. Bien au contraire, sous la IIIe République, la construction de la grande patrie ne pouvait être conçue sans le support des petites. La IIIe République, en mettant en avant la nation et la langue française, n’a pas cherché la destruction systématique des identités locales, ne serait-ce que parce qu’elle s’est enracinée dans un électorat rural. L’enseignement doit montrer, par des exemples concrets comme l’étude des cahiers de doléances locaux, comment l’histoire de la « petite patrie » est imbriquée dans celle de la « grande ». Chaque leçon doit apporter des connaissances générales étayées par des exemples locaux. Dans sa préface au BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE DE LA FRANCE, 1815-1914 La succession rapide de régimes politiques jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire des républicains vers 1880 enracine solidement la IIIe République qui résiste à de graves crises. L’accent est mis sur l’adhésion à la République, son oeuvre législative, le rôle central du Parlement : l’exemple de l’action d’un homme politique peut servir de fil conducteur. On étudie l’Affaire Dreyfus et la séparation des Églises et de l’État en montrant leurs enjeux. Raconter des moments significatifs de la IIIe République (Jules Ferry et l’école gratuite, laïque et obligatoire : 1882; Affaire Dreyfus : 1894-1906 ; loi de séparation des Églises et de l’État : 1905) et expliquer leur importance historique » Activités, consignes et productions des élèves : Accompagnement 1ère : « Le programme centre l’étude de la première époque de la Troisième République sur la culture politique qui s’impose après 1879 et il en précise les composantes. La culture républicaine domine la période 1879-1914, définissant un ensemble de références comme l’inscription dans la lignée philosophique des Lumières et du positivisme et la réclamation de l’héritage idéalisé de la Révolution française. Cet ensemble de valeurs partagées fonde une pratique institutionnelle parlementaire, une société de progrès graduels répondant aux attentes majoritaires et dont l’école publique, dégagée de l’influence jugée obscurantiste de l’Église, est le moteur, le vote des grandes lois républicaines, enfin un langage et des rites adéquats (la Marseillaise devient hymne national en 1879 et le 14-Juillet, fête nationale en 1880). Des antagonismes l’opposent à ceux qui, se réclamant du socialisme, du nationalisme ou de la droite contre-révolutionnaire, proposent des alternatives ; mais ces derniers ne peuvent ignorer le modèle républicain et tous composent avec sa prégnance dans l’opinion. Les crises, comme l’affaire Boulanger ou le scandale de Panama, consacrent la solidité des institutions fondées en 1875, rodées et infléchies jusqu’en 1879. La violence anarchiste est combattue, au nom d’une démocratie politique où la démocratie sociale doit provenir de réformes lentes. L’affaire Dreyfus est l’occasion de l’affirmation des courants nationalistes, auxquels est sensible une partie des élites et de l’électorat catholiques. Elle est surtout l’occasion de l’approfondissement de la culture républicaine autour du caractère sacré des droits de l’homme, complétés par l’impératif du « solidarisme » (ceux qui ont le mieux 24 livre de J.-F. Chanet, Mona Ozouf résume bien le problème : « Les pédagogues républicains étaient convaincus qu’on ne peut apprendre sans se déprendre (des habitudes d’un terroir, des réflexes d’une classe, des croyances enfin auxquelles l’écolier villageois n’était que trop livré). Mais ils croyaient aussi qu’il n’y a aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et les fidélités. Ils professaient que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine. Ils tenaient d’autre part pour acquis que les êtres humains n’ont de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent Le moyen d’échapper à cette contradiction […] a été, dans les manuels et chez les maîtres, le recours à la métaphore de l’organisme. La grande patrie n’est pas seulement l’agrégat de petites unités dont la liaison serait indifférente : au contraire, chacune des petites patries s’acquitte des tâches auxquelles la vouent ses ressources et ses talents, verse au trésor national le corbillon de ses inventions, de ses grands hommes, de ses paysages, dans une réciprocité d’action qui fait de la grande patrie beaucoup plus qu’une pluralité : une totalité ordonnatrice, animatrice, intégratrice, douée d’une vie singulière. Ce qu’illustrent tant de livres de lecture qui, sur le modèle canonique du Tour de la France par deux enfants font parcourir aux écoliers, tout au long de l’année scolaire, les régions françaises pour leur rendre sensible l’ensemble harmonique de leurs richesses. Entre la grande et la petite patrie, du même coup, ni affrontement ni conflit. Une hiérarchie à coup sûr, mais qui n’implique ni dominants, ni dominés, tout juste la reconnaissance que la figure supérieure – la grande patrie – surplombe la figure inférieure et l’englobe. Ici éclate le génie de l’épithète : quel autre destin pour la petite patrie que de s’inscrire dans la grande ? » réussi ont un devoir fiscal) et l’affirmation de droits sociaux. La séparation des Églises et de l’État de 1905, mûrie durant le ministère du radical Combes, marque un aboutissement logique, quoique longtemps différé, de la sécularisation conduite par les républicains. Au total, la France de la seconde moitié du XIXe siècle offre un exemple d’évolution, au rythme heurté, vers la démocratie libérale ; celle-ci y revêt une forme spécifique : la république. » L’ouvrage de Jacques Ozouf, Nous les instituteurs, publié en 1967, est fondé sur le recueil de témoignages écrits par des instituteurs formés à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe. Malgré le filtre de la mémoire, ils constituent un précieux témoignage sur les conditions de vie de ces instituteurs et sur les valeurs qui ont guidé leur choix de cette profession, puis la façon dont ils l’ont exercée. On y retrouve, comme dans l’exemple présenté ici, la conception quasi sacerdotale de leur fonction (l’on pense ici évidemment aux Hussards noirs évoqués par Charles Péguy), mais également le sentiment d’une élévation sociale. Souvent issus d’un milieu rural modeste, la plupart de ces instituteurs vivent leur métier comme une promotion, l’entrée dans les classes moyennes grâce au savoir. Ils se perçoivent donc comme l’exemple vivant de la méritocratie républicaine, fondée sur le diplôme, seule susceptible à leurs yeux de donner à la société une fluidité nécessaire. Enfin, sans surprise, ils affichent pour la plupart d’entre eux, un engagement laïque marqué et le sentiment, par leur action, de participer au triomphe de la Raison kantienne sur l’obscurantisme des « calotins ». Mais cette image de hussard noir a été largement remise par la suite en question par les historiens. Si l’élection de Jules Grévy à la présidence de la République, le 30 janvier 1879, marque l’achèvement de la conquête des institutions par les républicains, la conquête des Français leur reste à faire. Il leur faut ancrer le régime dans tous les esprits, l’imposer autant contre les tenants d’une République ardente et combative que contre les nostalgiques du passé, partisans de la réaction politique et cléricale. À la veille de la Première Guerre mondiale, ce sera chose faite. La reconnaissance de libertés individuelles et collectives essentielles, l’oeuvre scolaire, ont concouru à son enracinement. La consolidation du parlementarisme, le rythme régulier des consultations électorales, l’apprentissage des pratiques civiques et le déploiement d’une symbolique politique inédite ont fondé une nouvelle tradition républicaine, familière et partagée, admise, bon gré mal gré, par la plupart des forces politiques. Au fil des ans et des crises, le régime a démontré sa capacité à incarner la nation. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : Accompagnement 1ère ST2S : « Il s’agit de montrer comment s’enracinent et se manifestent notre démocratie libérale et notre culture politique républicaine, en précisant l’ensemble des références qu’elles définissent. En 1879, le président Mac-Mahon vient de « se démettre plutôt que de se Quels symboles, quels rites, quels héros unissent les républicains ? La culture républicaine se construit autour de symboles comme Marianne, l’allégorie de la 25 soumettre » aux scrutins qui donnent la victoire aux républicains au Sénat et à la Chambre des députés. Les opposants à droite sont nombreux, organisés (bien que divisés), profondément hostiles au régime et à ses valeurs. Mais ils se refusent au coup d’État. Le régime républicain s’impose peu à peu, autour de principes forts – la souveraineté de la Nation, la démocratie, la laïcité, les droits sociaux – inscrits dans la lignée philosophique des Lumières, du positivisme et de la revendication de l’héritage idéalisé de la Révolution Française. Ces valeurs partagées devenues intangibles, fondent une pratique institutionnelle parlementaire ainsi que l’édification d’une société de progrès graduels qui répond aux attentes de la majorité des Français. De plus en plus unis par des comportements uniformes (diffusés par l’État à travers l’école et l’armée notamment), les Français s’identifient à ce « nouvel être collectif » apparu lors de la Révolution française et qui, désormais acculturé, compose la Nation une et indivisible que Fustel de Coulanges définit « comme une grande solidarité qui suppose un passé mais repose aussi sur le désir de continuer la vie commune ». Elle complète, par cet engagement à partager des valeurs communes, à la Patrie « qu’on aime », et que des Français pleurent dans la perte de l’Alsace-Moselle. La Nation est ainsi conçue comme un « consentement, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » selon les mots de Renan. La consolidation républicaine s’opère ainsi, non sans heurts (notamment entre opportunistes et radicaux), entre 1880 et 1920 par le biais d’une oeuvre législative dont l’impact fut essentiel et par l’apprentissage de pratiques démocratiques. Le modèle républicain se concrétise en une série de lois qui structurent durablement la vie politique et la société française en garantissant les libertés fondamentales. À partir de 1880, les Républicains contrôlent les leviers du pouvoir et développent une œuvre législative fondamentale. Ils étendent les libertés publiques : la législation relative à la liberté de réunion le 30 juin 1881 et à la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’affichage le 29 juillet 1881 fait entrer la France dans l’ère de l’opinion. De grands quotidiens, comme Le Petit Parisien ou Le Petit Journal ainsi que des publications régionales comme Le Progrès à Lyon investissent villes et campagnes où ils répandent les valeurs de la République. En 1884, la loi Waldeck Rousseau sur la liberté d’association reconnaît l’existence des syndicats, celle de juillet 1901 introduit la liberté des associations (à l’exclusion des congrégations) non professionnelles. Le mode d’accès à la nationalité française s’élargit avec la loi du 26 juin 1889. Dans le domaine social, on légifère également car la République promeut les droits sociaux acquis souvent sous la pression des luttes ouvrières : loi sur les assurances et les accidents du travail (1898), loi instaurant le repos hebdomadaire (1906), la création de retraites (1910), la journée limitée à huit heures de travail (1919). Sous l’impulsion de Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, plusieurs lois scolaires sont votées : gratuité de l’enseignement primaire (1881), obligation scolaire de 6 à 13 ans (1882), loi sur la laïcité de l’enseignement public (1882). Parallèlement, la pratique du vote se développe localement avec la loi municipale de 1884 qui confie, tous les quatre ans, l’élection du maire auparavant nommé par le gouvernement, aux membres du conseil municipal. À partir de 1902, l’augmentation de l’indemnité parlementaire favorise l’entrée de la petite bourgeoisie à la chambre des députés. De manière révélatrice, un peintre, Alfred Bramtot, célébrant le suffrage universel, décrit, en 1891 avec une volonté de réalisme une scène de vote (son oeuvre aide à comprendre certaines réticences face aux changements de procédure introduits par les lois de 1913 et 1914 qui imposent l’isoloir et l’enveloppe). La laïcisation de l’école, qui devient un des principaux vecteurs de la culture républicaine, prépare celle de l’État. La loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 réaffirme la liberté de conscience et le libre exercice de tous les cultes. Elle marque l’aboutissement logique de la laïcisation politique et de la sécularisation conduite par les républicains. Ceux-ci y voient en partie le moyen de renforcer l’unité de la Nation et d’assurer à chacun son intégration dans la République. Émile Combes, membre du jeune parti radical, peut s’écrier en 1904 lors d’un banquet démocratique tenu à Carcassonne : « La Démocratie devenue maîtresse de ses destinées marchera d’un pas rapide et sûr dans les voies larges du progrès et de la liberté […] Le gouvernement se regarde comme le fondé de pouvoirs d’une démocratie ennemie des privilèges et met son honneur à assurer son triomphe. » Certes, le modèle républicain rencontre les critiques de ceux qui, se réclamant du socialisme, du nationalisme ou de la droite contre-révolutionnaire, proposent des République ; portant le bonnet phrygien, interdit avant 1879, elle symbolise la liberté et au-delà la République. La culture républicaine se propage également par des fêtes et des rites : le 14 juillet, mais également les banquets, dont la tradition remonte à 1848, sont l’occasion de célébrer de façon conviviale les grandes dates de la République, ainsi que ses réalisations. Enfin, les républicains se rassemblent autour du culte de héros fédérateurs dont le principal est Victor Hugo, gloire littéraire, exilé en 1851 et symbole de l’opposition au bonapartisme. La République n’est pas simplement une idée abstraite ; elle doit s’incarner dans une sociabilité et dans des héros ; aux côtés de Victor Hugo, Louis Pasteur est l’autre « Saint laïque », réunissant en sa personne le savoir scientifique et l’attention aux plus modestes. La Marseillaise, à l’instar du 14 juillet et du drapeau tricolore, fut au centre des choix politiques des années 1879-1880. Cette période, où la République fixe définitivement tous ses emblèmes, coïncide avec le choix définitif du régime républicain. Comment cette symbolique issue de la Révolution française, qui divise toujours les Français, a-t-elle pu jouer un rôle unificateur ? La symbolique républicaine s’inscrit tout d’abord dans la continuité historique de la Révolution française. Elle lui donne une assise populaire qui fait la force des emblèmes révolutionnaires. C’est pourquoi, la République, désireuse de balayer les traditions royaliste et bonapartiste, les récupère. Ainsi Marianne, née Liberté, symbole de la révolte devient l’incarnation de la République qui, parvenue au pouvoir, représente l’État. Elle incarne les deux visages de la nation, l’un légaliste, l’autre combattant. À cette filiation révolutionnaire et républicaine s’ajoute la tradition militaire dans une période de grande expansion coloniale. La fête du 14 juillet mêle le souvenir de la Révolution, la défaite de 18701871 et l’attente implicite de la Revanche ainsi que l’orgueil des premiers succès coloniaux. Cette symbolique harmonise des sensibilités politiques différentes, patriotique et militaire, nourrissant les espoirs de revanche, mais aussi populaire et contestataire. L’imagerie d’Épinal, ainsi que la presse populaire, en la diffusant largement, contribuent à l’adhésion progressive des Français au régime républicain et à ses valeurs. La Marseillaise Après le départ de Mac-Mahon fin janvier 1879, une séance historique de la Chambre présidée par Gambetta le 14 février 1879 fait officiellement de La Marseillaise l’hymne 26 alternatives. Il n’est cependant jamais réellement menacé. Si l’affaire Dreyfus est l’occasion pour les courants nationalistes de s’affirmer, elle favorise, de fait, un approfondissement de la culture républicaine autour du caractère sacré des droits de l’homme. L’opposition se voit finalement contrainte de composer avec la prégnance du régime dans l’opinion. À la veille comme au lendemain de la guerre, la République engage le combat souvent avec brutalité contre les grévistes de tout bord. Clemenceau, en jacobin convaincu, lutte contre l’agitation sociale des vignerons du midi, des fonctionnaires ou des syndicalistes révolutionnaires et ne cède rien en 1919 aux ouvriers de la métallurgie dont les revendications révolutionnaires servent un gouvernement qui s’appuie sur la peur des bolcheviks. L’épreuve de la Grande Guerre ne déstabilise pas davantage la République. Contrairement à ce qui se passe dans les empires centraux, celle-ci démontre en effet aux plus sceptiques qu’elle est capable de défendre la Patrie. Dès novembre 1919, les élections sont rétablies afin de renouveler la Chambre et le Sénat. Le Bloc national ouvre la voie à la réconciliation avec les catholiques. La démocratie se traduit par l’alternance qui porte au pouvoir une coalition de droite puis de gauche. La presse couvre à nouveau les événements en toute liberté et le syndicalisme est en plein essor. Certes des oppositions persistent. En 1920, le congrès de Tours aboutit à la scission de la SFIO et à la naissance d’un Parti Communiste et d’un nouveau syndicat, qui lui est lié, la CGTU. Mais leurs revendications et leurs mots d’ordre, vecteurs d’un nouveau contre-modèle, ne déstabilisent pas, pour autant, le régime. Les « années folles » s’annoncent comme celles du triomphe de la République libérale même si celle-ci reste une démocratie sociale inachevée. Par exemple, le droit de vote accordé aux femmes par la Chambre des députés après la guerre est finalement refusé par le Sénat.» La culture républicaine qui s’impose après 1880 repose sur des valeurs partagées et l’édification d’une mémoire nationale qui intègre les héritages idéalisés des Lumières et de la Révolution Française. Elle glorifie le régime, ses valeurs et ses combats. La République s’invente, au-delà des rites nationaux (La Marseillaise, hymne national à partir de 1879, le 14-Juillet, fête nationale à partir de 1880), un langage artistique propre. Elle donne naissance à une nouvelle école artistique qui, par les fresques, les peintures, les sculptures, l’architecture des bâtiments publics cherche à ancrer dans la conscience nationale les idéaux et les valeurs du régime. Elle mobilise artistes et architectes qui portent l’esprit de la République dans les communes en définissant un « art républicain » qui s’exprime notamment à travers une représentation symbolique, Marianne, et en deux lieux emblématiques, la mairie (et sa place) et l’école. Il convient pourtant de se garder de toute tentation de simplification excessive : si l’art républicain est vecteur d’unification et pour une part d’une culture de masse, il prend en compte les débats du temps, est sensible aux spécificités régionales et s’enracine dans un passé parfois lointain. « CE QU’A FAIT LA RÉPUBLIQUE » Ce document est un tract républicain pour les élections législatives de 1881, composé d’images d’Épinal. Depuis le second Empire, la propagande politique recourt fréquemment à ces vignettes simples et colorées pour toucher un public populaire, en particulier rural, encore marqué par l’analphabétisme et que la presse n’atteint donc pas facilement. Il s’agit d’une imagerie de propagande. Les images d’Épinal, colportées dans les villages et vendues un sou pièce, étaient vivement coloriées au pochoir et conçues pour être comprises par tous, y compris les analphabètes. Ici, les images d’Épinal sont utilisées sur un tract républicain. Il comportait en tout 16 vignettes et en bas on pouvait lire : « Électeur républicain, toi qui veux assurer le maintien de la République, vote pour M....... ». D’après ce document, les principales réalisations de la République sont : – la paix (et la libération du territoire avec la fin de l’occupation allemande négociée en 1873 par Thiers) ; – une démocratie parlementaire qui a retrouvé Paris comme capitale (1879) et qui, en assurant la stabilité politique, permet la prospérité économique ; – la liberté, en particulier la liberté de la presse (1881) ; – l’instruction primaire pour tous (lois de 1881-1882). La République est présentée comme un régime consensuel, facteur d’union entre les Français. Dans la 5e vignette, monarchistes et conservateurs sont dénoncés pour leurs rivalités. La 7e vignette, surtout, célèbre l’amnistie des communards national, malgré une opposition monarchiste qui y voit « le chant de la Commune ». À partir de cette date, elle est chantée lors de toutes les célébrations officielles et lors des fêtes du 14 juillet. Elle est alors perçue comme un outil pédagogique, un vecteur du patriotisme et comme un moyen de célébrer l’héritage révolutionnaire et ses héros. Entre 1880 et 1914, son enseignement est prescrit dans les écoles, ce qui va assurer sa diffusion à un degré encore jamais atteint. Le 14 juillet Le 14 juillet était célébré sous la monarchie de Juillet et le Second Empire mais de façon plus ou moins clandestine. Au début de la IIIe République, les progrès des républicains et leur soutien à cette célébration permettent de multiplier les propositions en faveur de cette date. Ces volontés bénéficient, de plus, d’un très large soutien populaire. Aussi les élus parisiens proposent-ils, le 18 mai 1878, « une fête que la ville de Paris se propose de donner, avec l’autorisation du gouvernement, le 14 juillet prochain, anniversaire de la prise de la Bastille ». L’année suivante, le conseil municipal de Paris renouvelle ce «vœu qu’une grande fédération nationale eût lieu chaque année à l’occasion de l’anniversaire du jour où le peuple de Paris a renversé la forteresse de l’arbitraire et de la tyrannie ». Et la fête a lieu à Paris. Dès 1879, l’on avait fêté le 14 juillet. Jules Grévy, président de la République, avait alors présidé la revue militaire de Longchamp. Une grande fête avait eu lieu au Pré Catelan et le soir, un spectacle de ballets avait été donné à la Chambre des députés à l’initiative de son président, Gambetta. Pourtant ce n’est que le 6 juillet 1880 qu’est votée la proposition de Benjamin Raspail, permettant d’officialiser ce que 1879 avait inauguré. L’on célébrera à la fois la rupture de 1789, symbolisée par la prise de la Bastille, et la concorde de 1790, illustrée par la fête de la Fédération. Malgré des divergences marquées (les monarchistes y voient une célébration de la Terreur alors que les socialistes craignent que le message révolutionnaire ne soit affadi par un climat trop consensuel), la première célébration officielle de la fête nationale a lieu le 14 juillet 1880 et donne lieu à un grand jour de liesse populaire. La fête prend quatre aspects principaux : – la revue des troupes associée à la remise des drapeaux afin d’exorciser la défaite par une fraternisation populaire avec l’armée et d’associer les républicains et les monarchistes « unanimes à vouloir le redressement militaire » ; l’événement n’attire pas moins de 300 000 Parisiens ; – la participation des garçons des écoles primaires de la ville : en 1882, ce sont de véritables « bataillons scolaires » qui défilent 27 présentée comme « un acte de clémence et de prévoyance politique » qui « a jeté un voile sur les restes de nos discordes civiles ». La consécration des libertés fondamentales par le régime est également soulignée : la 9e vignette célèbre le respect absolu de la liberté de conscience et la 11e la liberté entière de la presse, indissociable de la souveraineté de la nation. Les 14e et 15e vignettes insistent sur la prospérité apportée par le régime républicain : l’économie est florissante et une épargne sans précédent en témoigne. L’extension du réseau de chemin de fer (célébrée par la 10e vignette) participe à cette prospérité. Par l’exaltation de l’armée républicaine, tout d’abord, qui montre aux électeurs que la République peut les défendre. Aussi la modernisation du matériel militaire (12e vignette) autant que la mise en place de la conscription (4e vignette) et l’amélioration de la retraite des militaires (13e vignette) sont-elles soulignées. Le tract montre cependant que la République permet surtout de préserver la paix : c’est en effet la Chambre des Députés, émanation du suffrage universel, qui peut déclarer la guerre. Cette décision n’est plus aux mains d’un homme (3e vignette). Toutes les catégories sociales sont représentées sur cette vignette – paysans, bourgeois, clercs, militaires – dans une parfaite communion derrière le régime. Tous contribuent aux progrès apportés par la République et tous bénéficient des mêmes droits et libertés. Cette imagerie relève de la propagande, dans la mesure où les adversaires politiques sont caricaturés (le Second Empire est assimilé à la défaite de 1870), où les réalisations du régime républicain sont exagérément célébrées (la prospérité économique ne règne pas vraiment en cette période de Grande dépression commencée en 1873) et où les oppositions sont passées sous silence (les lois scolaires ne font pas l’unanimité). Cette image d’Épinal a été diffusée à l’occasion des élections législatives d’octobre 1881. Accompagnée d’un bulletin de vote en blanc à détacher, elle est destinée à convaincre les électeurs de voter pour les Républicains, et dresse pour cela en un ensemble de 16 vignettes la liste des réalisations qu’aurait à son actif la toute jeune République. En janvier 1879, les Républicains, enfin majoritaires, ont pris les rênes de la IIIe République. Jules Grévy, républicain modéré, a été élu président de la République. J. Ferry est président du Conseil, Gambetta président de la Chambre des députés. Enfin au pouvoir, les républicains peuvent enfin travailler à enraciner les valeurs républicaines en France. Les élections législatives de 1881 vont leur permettre de confirmer leur assise politique et marquer l’inscription durable du régime en France. Ce document met en évidence les différents éléments constitutifs de la « culture républicaine » ainsi que le rôle de l’image dans la diffusion de cette nouvelle culture politique. Il faut donc, dans un premier temps, procéder à l’identification des différents éléments qui fondent le « modèle républicain », puis, dans un deuxième temps, décrypter le rôle de ces images, utilisées comme outils de pédagogie politique mais aussi de propagande politique. L’image d’Épinal met en évidence plusieurs grands volets de l’oeuvre des républicains : • Vie politique : la République est d’abord présentée comme ayant débarrassé la France du Second Empire, accusé d’être responsable de la défaite de Sedan et du siège de Paris (vignette 1) et d’avoir concentré entre les mains d’un seul le pouvoir de décider de la guerre (vignette 3). Elle a aussi mis fin aux manoeuvres des anciennes forces politiques déchirées par leurs divisions (vignette 5 où sont présentés à gauche les bonapartistes, à droite les monarchistes, au fond les orléanistes – sous les traits de Louis-Philippe) et ramené à Paris le siège du pouvoir exécutif et législatif (vignette 6) suite à la révision constitutionnelle de juin 1879. La vignette 7 évoque, elle, la loi d’amnistie de juillet 1880 en faveur des Communards. La République est donc présentée comme vecteur d’unité nationale, de réconciliation et d’ordre. Elle apparaît aussi comme garante de la souveraineté du peuple et de ses libertés fondamentales. Elle promeut la liberté de conscience à travers la laïcisation de l’école (vignette 9) mais aussi la liberté de réunion (1881) et la liberté de la presse (1881), évoquées dans la vignette 11 (trois personnages réunis au cabaret). La mise en scène du suffrage universel masculin (vignette 16) souligne enfin le respect de la souveraineté populaire. • Défense/Armée : la République a libéré le territoire de l’occupation allemande (vignette 2) en septembre 1873, grâce au règlement anticipé de l’indemnité de guerre exigée par le traité de Francfort. Le recours à l’emprunt, qui fut un grand succès, a permis cette libération anticipée qui a contribué au prestige de Thiers, sur la place de l’hôtel de ville ; – le décor festif et républicain (visible sur le tableau d’Alfred Roll) surtout sur la place de la République et autour d’elle : guirlandes de verdure, lampions, grandes fleurs tricolores, drapeaux, trophées et arcs de triomphe, statues, bustes, mâts de cocagne, oriflammes, ballons lumineux, lanternes vénitiennes, jets d’eau, lumières… Le 14 juillet 1880, la vedette du décor est l’égérie symbolique du régime, Marianne, dont les bustes sont innombrables et couronnés de multiples fleurs tricolores ; – la fête elle-même, avec les cérémonies commémoratives de grands événements de 1789, les jeux de ballons, les concours sportifs et nautiques, les retraites aux flambeaux, les feux d’artifice, les petits bars populaires et leur musique et, pour finir, le bal dans la rue associant différentes classes de la société mais en priorité le peuple de Paris. La rue redevient pour une journée un espace de liesse et de liberté. Pour Jules Vallès : «On sera vraiment pour un jour en République dans la ville livrée aux habitants, au milieu des rues dont la vie familière et libre fera échec à la vie officielle toujours solennelle et déclamatoire. » Le tableau d’Alfred Roll est une commande officielle de l’État souhaitant commémorer la première célébration de la fête devenue nationale. Le décor est planté sur la toile : Marianne sur la place de la République ; mâts et drapeaux ; auvent pour les discours officiels et la musique ; foule dense et nombreuse qui se soude au décor. La volonté de l’artiste est d’insister à la fois sur la diversité sociale des participants (bourgeois, classes moyennes, enfants du peuple…), la joie de tous et l’unité de cette foule nombreuse réunie autour de la République et par là même autour du régime récemment mis en place, la IIIe République. Inaugurée lors des festivités du premier 14 juillet, en 1880, la statue de la place de la République à Paris célèbre un régime triomphant. Le texte lu le 14 juillet 1880 à Mont-surLoir (Loir et Cher) a été publié la même année à Blois par J.A.M. Bellanger sous le titre explicite : « Prières d’un républicain et commandements de la République et de la Patrie ». On peut en trouver le texte complet dans l’ouvrage de Pierre Nora, Les lieux de mémoire, tome 1, Gallimard, 1984, page 441. Le 14 juillet 1880, la IIIe République est en place depuis 10 ans, mais c’est seulement depuis 1879 que les républicains sont véritablement installés au pouvoir. Ce n’est que depuis le 6 juillet 1880 que le 14 juillet est devenu officiellement fête nationale. C’est à l’occasion de cette première célébration officielle que des républicains du Loir-etCher se réunissent à Mont-sur-Loir, dans le 28 considéré comme le libérateur de la France. La vignette 4, elle, fait allusion à la loi militaire de juillet 1872, qui a rendu le service militaire, d’une durée de 5 ans, obligatoire et universel : bourgeois, ouvrier, prêtre (qui bénéficiaient autrefois d’une dispense) et paysan sont désormais censés être égaux face à ce qui devient un devoir civique. Dans les faits, le tirage au sort est maintenu et les soutiens de famille, séminaristes et instituteurs sont exemptés. La vignette 12 souligne que la République a préparé avec soin la défense du territoire national tandis que la vignette 13 souligne l’amélioration des conditions de la retraite. • Progrès social : l’oeuvre de la République en matière scolaire apparaît en bonne place : la vignette 8 évoque la loi du 16 juin 1881 sur la gratuité de l’école primaire, mais aussi la création de l’École normale supérieure (1880) et l’accroissement du nombre des écoles normales (loi de 1879). La vignette 9 évoque, elle, la laïcisation de l’école, qui bannit le prêtre, le pasteur et le rabbin des classes (loi de 1880). • Progrès économique : la vignette 10 salue le développement du chemin de fer rendu possible par le « plan Freycinet » de 1879 qui permet le désenclavement des campagnes : l’image passe évidemment sous silence le rôle déterminant qu’a eu le Second Empire dans la constitution du réseau ferré. Les vignettes 14 et 15 relient l’idée de prospérité économique et de croissance de l’épargne au régime républicain : le monde rural est particulièrement mis en valeur car les républicains sont conscients de la nécessité de conquérir le vote des campagnes. Le thème de l’armée et de la défense nationale est en effet celui auquel est consacré le plus grand nombre de vignettes (vignettes 4, 12 et 13 et thème militaire présent aussi dans les vignettes 1, 2 et 6). La République semble ainsi placer l’armée au centre de ses attentions. Cela s’explique bien sûr par le contexte : après la défaite de 1870 face à la Prusse, la France, qui a perdu l’AlsaceLorraine, prépare la Revanche. Toutefois, le patriotisme affiché dans ce document reste mesuré : la République est désignée comme porteuse de « paix » (vignettes 3 et 12) et son armée, si elle est bien préparée, n’est qu’une armée défensive (vignette 2 : « elle n’attaquera jamais personne… »). L’affirmation du rôle majeur que la France accorde à son armée peut aussi être perçue comme la volonté des Républicains de rassurer les électeurs sur la fidélité des troupes au nouveau régime: certains hauts officiers, au début de la IIIe République, ne sont guère « républicains ». Or le régime, pour s’installer, a besoin du soutien inconditionnel de l’armée. Le 14 juillet 1880, sur l’initiative de Gambetta, le président de la République a remis leurs drapeaux aux régiments qu’il a passés en revue, témoignant ainsi du rapprochement entre l’armée et la République. Il est à noter que la loi prive à cette date les militaires du droit de vote : il ne s’agit donc pas ici de s’attirer les votes des soldats. Le document dénonce, directement ou implicitement, les réalisations des régimes précédents et des forces politiques opposées à la République : la politique extérieure du Second Empire a mené au désastre de Sedan et au siège de Paris ; Napoléon III ne donnait pas vraiment la souveraineté au peuple et a divisé les Français (Commune de Paris) ; les forces opposées à la République sont divisées et incapables de gérer le pays…. À l’inverse, il exalte toutes les réalisations de la IIIe République, sans jamais nuancer l’éloge et en simplifiant les faits. Ainsi, le développement du chemin de fer est attribué à la République, alors que l’essentiel de l’effort en ce domaine a eu lieu sous le Second Empire (le plan Freycinet n’ayant fait que parachever son oeuvre). Les divisions qui agitaient monarchistes, orléanistes et bonapartistes sont dénoncées, mais celles, pourtant importantes, qui séparent les républicains, ne sont pas mentionnées. La République apparaît comme vecteur d’unité nationale : c’est oublier un peu vite les querelles autour de la laïcisation. Quant au contexte économique, il est beaucoup moins florissant que les vignettes 14 et 15 le laissent entendre, puisque la France est touchée depuis peu par la « Grande Dépression ». La faiblesse des réformes sociales mises en oeuvre par la République est aussi passée sous silence. Au total, le document martèle avec force les différents éléments qui constituent « la culture politique républicaine » que les nouveaux dirigeants entendent ancrer dans les esprits français. La République apparaît, à travers ses images, comme l’héritière de 1789, qui va parachever son oeuvre en faisant triompher les idéaux de la Révolution : unité nationale, patriotisme, égalité, liberté, fraternité, progrès, avènement de la Raison et de la civilisation, souveraineté nationale. Alfred Bramtot est un peintre de l’école réaliste, spécialisé dans les portraits de personnalités et les sujets mythologiques. Ce tableau d’inspiration civique, cadre d’un banquet, rite habituel de leur sociabilité, et récitent ces « prières républicaines » qui sont une reprise parodique des prières catholiques : Pater Noster, Ave Maria, Credo et Confiteor. Les références des auteurs sont nettement ancrées dans la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle. Même si aucun auteur précis n’est cité, les allusions sont explicites : « l’homme est maître de lui-même », « la liberté, fille de la nature », la « Raison ». L’Homme est considéré comme un être libre, doué de raison, capable de maîtriser son destin. Il est donc en mesure d’échapper aux tutelles et aux déterminismes pour conquérir sa pleine autonomie. La référence politique majeure est évidemment la Révolution française, puisque c’est elle qui a permis la concrétisation des droits, qui a affirmé les valeurs fondamentales sur lesquelles repose la République, et qui constituent la « trinité démocratique » : la Liberté chérie (reprise d’un vers de la Marseillaise) opposée à l’antique esclavage, l’Égalité et la Fraternité qui conduisent à la communion des peuples. Ce sont ces valeurs, inscrites au fronton des bâtiments publics, que la République s’attache à traduire en actes, par le vote des lois de liberté dans les années 1880-81 (loi sur la presse par exemple). Grâce à la IIIe République, la Révolution serait enfin « arrivée au port », selon la formule de François Furet. La culture républicaine se construit en réaction à l’Empire : sous le Second Empire, de 1852 à 1870, « les droits de l’homme ont souffert et sont demeurés comme morts ». Synonyme d’arbitraire et d’absence de liberté, le régime impérial apparaît comme l’antithèse de la République. La date du 4 septembre qui correspond à la proclamation de la République, à la suite de la défaite de Sedan face à la Prusse et à l’abdication de Napoléon III, est donc perçue comme une résurrection. C’est désormais à l’Assemblée nationale que se situe le pouvoir, car c’est là que siègent les représentants librement élus du peuple. Valeurs républicaines, héritage intellectuel des Lumières, héritage politique de 1789, idéalisation du peuple souverain dans le cadre d’une République parlementaire, patriotisme (cf. allusion à Gambetta) : ce sont là les traits structuraux de la culture républicaine dans le dernier tiers du XIXe siècle qu’exprime superbement ce texte dont la forme n’est paradoxale qu’en apparence. Elle révèle que l’idéal républicain est perçu comme une foi, fondée sur des principes intangibles (un dogme républicain), des rites (les fêtes nationales), le rejet des adversaires (les infidèles) et le sacrifice pour la cause (les martyrs). La « religion républicaine » entend supplanter la religion catholique 29 commandé par la mairie des Lilas (Seine), semble à première vue ne restituer avec une précision quasi photographique qu’une scène somme toute banale en 1891, où, un dimanche, les citoyens viennent accomplir à la mairie leur devoir électoral. Pourtant, l’oeuvre, sans grande prétention artistique, est un hommage au suffrage universel, à l’exercice de la souveraineté du peuple. Le vote, acte majeur de la vie politique française, qui a lieu régulièrement lors de différentes consultations, est le gage du caractère démocratique du régime républicain. La finalité de ce scrutin en particulier ne peut donner lieu qu’à des hypothèses : élections législatives, élections aux conseils généraux, d’arrondissement ou municipaux. Le peintre situe l’exercice du droit de vote des hommes adultes dans le cadre d’une salle de la mairie, décorée seulement du buste de Marianne et du drapeau français. Le dépouillement et la sobriété du lieu accompagnent la solennité et la gravité de l’opération. Le groupe des trois hommes debout devant la table, auquel on ajoutera le personnage portant un haut de forme, exprime la diversité sociale des électeurs. Les tenues vestimentaires, codées, sont caractéristiques de l’ensemble des classes sociales urbaines : un homme en canotier, typique des classes moyennes, un homme en haut de forme, un bourgeois, un intellectuel ou un membre des professions libérales, aux bras chargés d’une serviettes pleine de papiers, une « blouse », c’est-à-dire un ouvrier (un parapluie sous le bras). On relèvera l’âge mûr des électeurs et leur sérieux (mines graves et dignes). Si l’artiste souligne ainsi l’égalité des citoyens français, quelle que soit leur condition, devant l’acte démocratique fondamental, l’absence de femmes permet de rappeler que le suffrage dit « universel » n’est à l’époque que masculin. Le tableau a aussi l’intérêt de montrer le déroulement de la procédure du vote. Après avoir présenté sa carte électorale, obligatoire depuis 1884, à un secrétaire (assis à la table) qui lui remet un papier blanc sur lequel il inscrit, hors de la salle, le nom du candidat de son choix (l’électeur peut cependant venir avec un papier déjà rempli, ce qui semble être le cas du personnage en canotier fouillant dans la poche de sa veste), l’électeur se présente devant un second secrétaire qui vérifie et pointe son inscription sur les listes électorales (personnage assis à gauche au bout de la table de vote). En plus de la nationalité française, le plein exercice du droit de vote nécessite l’inscription sur ces listes. Puis, son bulletin plié, il le remet au président du bureau de vote qui le dépose dans une urne en bois fermée par deux serrures. Enfin, l’électeur vient émarger (sa signature prouve qu’il a bien voté) sur une autre liste électorale tenue par un dernier secrétaire, une plume à la main. Noter que l’on n’utilise encore ni enveloppe ni isoloir, adoptés en 1913. La République, le régime de tous les Français Situé dans le département des Deux-Sèvres, le village de Mazières-en-Gâtine accède à la notoriété lorsque Roger Thabault, qui en est sans doute l’instituteur, lui consacre une monographie dont le titre complet est Mon village, ses hommes, ses routes, son école. 1848-1914 : l’ascension d’un peuple. Publié en 1944, avec une préface d’André Siegfried, l’un des fondateurs de la sociologie politique française, le livre décrit minutieusement les transformations radicales introduites dans un canton rural par l’installation de la République. Selon Thabault, la République s’est d’abord rendue populaire en donnant aux citoyens la pleine conscience de leur pouvoir. Locales comme nationales, les élections sont vécues à Mazières avec le plus grand sérieux et la plus grande attention. La République se rend aussi populaire par les rituels qu’elle impose dans tous les villages. Le 14 juillet, tel que le décrit Thabault, est autant la fête nationale que la fête du village tout entier. Défilé des bataillons scolaires place de la République à Paris, le 14 juillet 1883 La mise en scène, l’abondante symbolique et les couleurs franches de ce tableau exaltent la ferveur et l’enthousiasme populaires qui entourent alors ce rituel. Cette illustration de l’inauguration de la place de la République, le 14 juillet 1880, se caractérise par une abondante symbolique républicaine et révolutionnaire. Les drapeaux et les cocardes tricolores, les sigles « R.F. », les arbres de la liberté foisonnent. Sur le monument central, la République avec son bonnet phrygien, l’urne du suffrage universel, les incarnations de la Liberté (à droite) et de l’Égalité (à gauche), célèbrent les fondements du régime. Les bataillons scolaires, au premier plan, soulignent, pour leur part, le rôle fondamental de l’école dans la consolidation de l’esprit républicain. Cette peinture un peu naïve est un bon exemple de cette culture politique en reprenant ses codes et en les inversant. La tradition fait remonter les origines du drapeau français à la date du 17 juillet 1789, date à laquelle le roi Louis XVI, arrivé à Paris trois jours après la chute de la Bastille, est reçu à l’Hôtel de Ville par le maire Bailly en présence de La Fayette. Il aurait alors accepté de placer à côté d’une cocarde blanche fixée à son chapeau un ruban bleu et rouge aux couleurs de la ville. Il apparaît plus probable que l’alliance des trois couleurs soit née quelques jours auparavant à l’initiative de La Fayette influencé par son voyage aux États-Unis : pour donner un emblème commun aux troupes qu’il dirigeait, il aurait uni le blanc de l’uniforme des gardes françaises au bleu et rouge de la milice parisienne. La signification symbolique attribuée au drapeau tricolore, perçu comme un signe de réconciliation et d’unité retrouvée entre « La Nation, la Loi, le Roi », garde sa légitimité du fait du sens « monarchique » attribué, pourtant seulement très occasionnellement (lors des guerres), à la couleur blanche. Rapidement, c’est ce sens qui s’impose aux contemporains de la Révolution. Le thème de la rue pavoisée au 14 juillet inspire à Raoul Dufy (1877-1953) près de 11 tableaux et autant de variations. Inauguré par Manet puis Monet dans La Fête nationale, rue Montorgueil (1878), ce motif des drapeaux, emblèmes de la Fête nationale, est aussi repris par Van Gogh (1887) Manguin et Marquet. Les drapeaux de Dufy sont démesurément mis en valeur au sein de la toile, dont ils occupent les deux tiers. L’utilisation de ces grands aplats de couleurs vives marque pour l’artiste une évolution vers le fauvisme : Dufy utilise des contrastes colorés pour provoquer une excitation visuelle qui reflète celle de la rue en fête et de sa frénésie. Le banquet C’est l’un des rites essentiels de la sociabilité républicaine. C’est à la suite d’une campagne de banquets que débuta la Révolution de février 1848. Par la suite, les présidents de la République honorèrent cette tradition, particulièrement à l’occasion des expositions universelles. Le 22 septembre 1900 (jour anniversaire de la proclamation de la République en 1792) c’est à l’initiative du président Émile Loubet que tous les maires de France, mais également ceux d’Algérie, sont invités à un gigantesque banquet pour célébrer l’anniversaire de la Ire République. Le banquet a lieu au Grand Palais dans le cadre de l’Exposition universelle. Il réunit 22 695 maires, soit environ les deux tiers d’entre eux. Il témoigne ainsi de la puissance de la démocratie municipale, de l’importance de l’ancrage local de la République dans une France encore massivement rurale : c’est à 30 nouvelle qui associe la République et la Patrie et où l’École et l’Armée s’associent pour former des citoyens. La défaite de 1870-1871 provoqua un énorme choc dans l’opinion française qui prit conscience de la faiblesse de sa défense. La victoire prussienne fut considérée comme celle des instituteurs qui surent préparer physiquement et moralement les garçons dès leur plus jeune âge. D’où l’idée des bataillons scolaires destinés à assurer une première préparation physique et militaire des enfants d’âge scolaire. Ces bataillons naquirent d’une initiative parisienne : le premier fut formé en 1880 dans le Ve arrondissement de Paris. Puis un décret du 6 juillet 1882, signé par trois ministres, Billot, le ministre de la Guerre, Ferry, le ministre de l’Instruction publique et Goblet, le ministre de l’Intérieur, généralisa cette initiative. Elle reçut le soutien de la Ligue de l’enseignement et de la Ligue des patriotes. Le décret prévoyait la constitution de bataillons formés de 4 compagnies de 50 enfants dans les écoles de plus de 200 élèves, l’armée fournissant l’encadrement. Revêtus d’uniformes empruntés aux bataillons parisiens (avec un béret à pompon emprunté aux marins), ils apprennent à évoluer au pas cadencé, à manier des fusils en bois et sont préparés au tir. Trompettes et tambours leur permettent de défiler au son de La Marseillaise et de chants militaires. Leur but essentiel est de défiler lors des fêtes du 14 juillet où ils incarnent la « relève » militaire de la France. Les bataillons défilaient à l’occasion de quelques manifestations publiques, comme ici lors du 14 juillet 1883. Mais cette expérience fut en réalité un échec. Leur organisation était difficile car extérieure à l’armée et à l’éducation nationale et leurs effectifs restèrent faibles, même à leur apogée en 1885 (62 bataillons dans toute la France dont 24 dans le seul département de la Seine et au total environ 23 000 enfants). Les enfants étaient trop jeunes pour recevoir une véritable formation militaire, ce dont se rendirent rapidement compte les représentants de l’armée. Et surtout, les bataillons étaient loin de faire l’unanimité, même chez les républicains. Les bataillons furent finalement supprimés à Paris en 1892. Ils sont cependant emblématiques de la volonté de formation du futur citoyen qui doit être prêt à défendre la patrie et à se sacrifier pour elle. On pourra détailler ici la symbolique républicaine associée à cette représentation du défilé : entre autres, le lion associé au suffrage universel, symbole d’une république forte, Marianne au bonnet phrygien, la référence à la Révolution française, etc. I. Marianne Le choix du nom de Marianne reste toujours une énigme. Ce prénom est celui de l’héroïne d’une chanson populaire de 1792, du chansonnier Guillaume Lavabre, originaire du Tarn, et s’exprimant en langue d’oc : il s’agit de la «Garisou de Marianno », chanson faisant allusion à la guérison de la France par les grandes victoires militaires de 1792. Cette chanson est bien connue dans le sud de la France au milieu du XIXe siècle. Marianno, dans cette chanson est le symbole d’une France populaire victorieuse, révolutionnaire, féminine et patriotique. Il se trouve également que «Marie » est à cette époque le prénom le plus répandu et que, pour les prénoms doubles, Marie-Anne vient juste après Marie-Louise. Dernière remarque : au XIXe siècle, en Auvergne, une bourrée dont les paroles sont « Je la veux, la Marianne, je la veux et je l’aurai » fait danser les paysans et symbolise le désir de la femme aimée. Cela explique peut-être le choix de ce prénom très usité, connoté par une double allusion à la maternité (la vierge Marie et sa propre mère Anne) et à l’amour. Marianne donne une identité à cette allégorie de femme à « l’antique » apparue pendant la Révolution et qui trône au sommet de la barricade peinte par Eugène Delacroix en 1830. Elle incarne tout à la fois la Liberté, la République et l’unité de la Nation. Les républicains au pouvoir en 1880, allergiques à toute forme de culte de la personnalité, la choisissent pour personnifier l’État. Marianne s’impose ainsi comme la nouvelle figure du pouvoir central. La République cherche à s’affirmer par l’image en laissant cependant toutes les sensibilités s’exprimer. Il n’y a, en effet, ni modèle imposé ni bustes officiels. Ceux qui sortent des manufactures nationales ou qui sont sculptés par des artisans locaux ont mille visages. L’apparence de Marianne suscite le débat et révèle des nuances significatives dans l’interprétation des valeurs et des héritages de la République : le bonnet phrygien qui rappelle les combats révolutionnaires connaît une fortune différente dans les provinces proches du pouvoir central et dans celles plus radicales du sud qui, avec le bonnet rouge, affichent leurs choix politiques. Marianne s’identifie ainsi aux représentations régionales, locales, voire individuelles de la République mais impose une incarnation du régime qui transcende cette diversité. Sagement ces forces que le président Émile Loubet rend hommage dans son discours, prononcé sous la protection du buste de Marianne, en présence des membres du gouvernement, des présidents des deux assemblées drapés de l’écharpe tricolore. Il s’agit d’une sorte d’apogée républicain, aux yeux du monde qui observe l’Exposition universelle, mais aussi à destination des Français, encore fortement troublés par les soubresauts de l’affaire Dreyfus. Hansi et l’Alsace-Moselle Le dessinateur Hansi appartient à la génération des Alsaciens nés au lendemain de l’annexion de leur province par l’Empire allemand, suite au traité de Francfort signé le 10 mai 1871. La France est amputée de l’Alsace (Belfort exclu) et du nord de la Lorraine. C’est donc comme sujet de l’empereur que naît à Colmar, en 1873, JeanJacques Waltz plus tard connu sous le pseudonyme de Hansi. Dans les années 1890, un nombre important d’Alsaciens se résignent à l’annexion et souhaitent une certaine autonomie dans l’Empire ; c’est ce qui explique l’essor d’une véritable culture alsacienne dans tous les domaines de l’art. Jean-Jacques Waltz se consacre, lui, à la peinture et au dessin. Il participe au mouvement de la «Revue alsacienne » et réalise des gravures à l’eau-forte et des aquarelles reproduites en cartes postales sur lesquelles il signe Hansi. Il adhère au courant Vogesenbilder (Images des Vosges) critiquant l’expansionnisme allemand et désirant obtenir une autonomie réelle dans l’Empire. La critique à l’égard des Allemands est donc constante, même si elle est traitée avec humour (ex : les touristes allemands, sacs à dos et chapeaux tyroliens). Ses multiples condamnations le rendent très populaire à Paris. Les opportunistes La victoire venue, les divisions se font jour au sein du camp républicain. Elles portent essentiellement sur la conception des institutions et sur la politique économique et sociale. À l’extrême gauche radicale, incarnée par Clemenceau, s’opposent ainsi les opportunistes, républicains de gouvernement, incarnés par Gambetta. À partir de 1879, les républicains de gouvernement se proclament, par la bouche de Gambetta, hostiles à « la politique des intransigeances » et favorables à celle des « résultats ». De son côté, Jules Ferry souhaite travailler « sans illusions et sans précipitation ». D’où le surnom d’« opportunistes » donné aux républicains modérés, sans que ce terme soit, à l’époque, connoté négativement. Ils ont en effet la conviction que l’équilibre du régime repose sur une alliance entre une paysannerie 31 coiffée ou ornée d’un diadème parfois étoilé, elle investit peu à peu les mairies. Elle se veut rassurante. La nudité de son sein est tantôt nourricière tantôt érotique mais ses attributs, ses postures, rappellent très pédagogiquement les principes fondateurs du régime : l’égalité lorsqu’un niveau est dessiné sur son front, la liberté quand elle apparaît juvénile ou dévoilée, la fraternité lorsqu’elle a les mains croisées. Devenue un emblème, érigée en statues qui portent le nom de République ou de Nation (voir l’oeuvre de Dalou place de la Nation à Paris), elle est finalement accolée à certains monuments aux morts de la Grande Guerre, et porte, au-delà de la République, l’image de la France elle-même. Maurice Agulhon a montré (Marianne au combat, Flammarion, 1979 et Marianne au pouvoir, Flammarion, 1989), que Marianne, entièrement dénudée ou bien la poitrine à demi-découverte, est une incarnation très marquée à gauche, surtout lorsqu’elle est coiffée du bonnet phrygien. La Marianne de 1848 (celle de Dubray) cumule les symboles : bonnet phrygien (la liberté), niveau (l’égalité), poignée de main (la fraternité), peau de lion (la force), sein dénudé (liberté et héroïsme à l’antique). Ces « symboles séditieux » sont interdits à partir de mars 1849. Il ne reste plus que le bonnet phrygien. Il n'y a jamais eu de buste officiel de la République, mais celui qui fait la une du Petit Journal de 1891 est plébiscité par 164 députés comme « la figure personnifiant le mieux la République ». Ce buste apaisé d’une Marianne fleurie, coiffée d’un très discret bonnet phrygien orné d’une cocarde tricolore se retrouve même à Lorlange, en Haute-Loire, devant l'église et sa croix de mission. Ce buste de Marianne offre une image à la fois consensuelle et rassurante de la République : son visage est souriant et serein, son bonnet phrygien est à peine visible, la couleur bleu domine, bien plus que le rouge, son épaule gauche est ornée de fleurs et sur son collier, la Révolution célébrée est celle de 1792. Les travaux de Maurice Agulhon (Marianne au pouvoir, Flammarion, 1989) ont permis, entre autres choses, de définir une chronologie et une cartographie de l’installation de monuments républicains. L’on relève qu’entre 1871 et 1878, aucun monument de place publique n’est édifié : les gouvernements Thiers ou ceux de l’ordre moral n’étaient, en effet, guère portés à l’affichage de la République dans le paysage urbain. C’est donc assez logiquement à partir de 1879, avec la conquête des institutions par les républicains, que le nombre de monuments se multiplie. Le pic se situe sans surprise en 1889, avec les cérémonies du centenaire de la Révolution. Par la suite et jusqu’en 1914, la construction de ces monuments se stabilise, avec une accentuation en 1904, liée probablement au regain de tension consécutif au débat sur les congrégations. Sur le plan géographique, la répartition des monuments par département révèle nettement deux France : une France du nord et de l’est, dans laquelle les monuments républicains sont rares, voire absents ; c’est pour l’essentiel, la France conservatrice, dans laquelle les républicains se sont implantés tardivement. À l’inverse, les départements voisins de Paris et surtout ceux du Sud-Est sont marqués par une monumentalité importante : le littoral méditerranéen, républicain depuis 1848, mais aussi le département de l’Allier, terres de résistance au coup d’État de 1851, inscrivent leur idéal politique dans la pierre et affichent leurs convictions par la statuaire. La carte des monuments peut donc être mise en parallèle avec celle des suffrages républicains ou bien celles concernant le vote de la loi de Séparation en 1905 et constituer ainsi la base d’une étude de géographie politique. L’évolution des bustes de Marianne et de la statuaire républicaine témoigne de diverses conceptions de la République. Le choix a été fait ici de présenter deux bustes de Marianne installés dans des communes rurales du département de l’Allier, précocement républicain. Ils proviennent de deux communes du canton de Saint-Pourçain-sur-Sioule, Montord et Loriges. Le premier a été érigé en 1871, alors que la République est encore gouvernée par des conservateurs et dominée par une Chambre des députés largement monarchiste qui craint tout ce qui pourrait rappeler les soubresauts révolutionnaires. Le bonnet phrygien est donc rejeté, car perçu comme représentatif de la subversion. Aussi, les communes qui se dotent d’un buste de Marianne font-elles le choix du modèle proposé par le sculpteur Doriot (habile commerçant, celui-ci a inondé les communes de ses catalogues). Couronné d’épis de blé enserrant l’étoile des Lumières, au dessus d’un visage serein aux cheveux strictement noués, il incarne le sérieux d’une République qui veut rassurer la France rurale. Sur son opulente poitrine, recouverte d’une toge, elle porte un collier de médailles sur lesquelles sont rurale et une petite bourgeoisie urbaine qu’il ne faut pas brusquer. Devant la montée des radicaux et des socialistes, les opportunistes et une partie des catholiques ralliés à la République gouvernent ensemble dans les années 1890. C’est pourquoi, également, et contrairement aux radicaux, ils souhaitent une laïcisation progressive de l’enseignement. Si Clemenceau, de fait, réclame dès 1876 la séparation des Églises et de l’État ainsi qu’une laïcisation complète de l’enseignement, Ferry va se montrer plus prudent dans la mise en place de ces réformes. Plus sensibles à la démocratie sociale, les radicaux souhaitent également l’établissement d’un impôt progressif sur le revenu, que ne défendent pas les opportunistes. La République met en application ces principes par un arsenal de lois qui fixent les grandes libertés républicaines entre 1880 et 1885 et reviennent, en particulier, sur les dispositions répressives de l’Ordre moral. La loi du 29 juillet 1881 reconnaît ainsi la liberté totale de la presse qui n’est plus soumise à autorisation ni au cautionnement, permettant un essor inégalé de la presse d’opinion. La loi du 30 juin 1881, pour sa part, reconnaît le droit de tenir des réunions publiques sans autorisation, imposant seulement une déclaration préalable et un bureau. La République reconnaît également, pour la première fois, la liberté syndicale par la loi Waldeck-Rousseau de 1884 qui fait suite à la loi Ollivier de 1864 supprimant le délit de coalition instauré depuis la loi Le Chapelier de 1791. Les lois Ferry de 18811882, enfin, consacrent la laïcité de l’enseignement par la mise en place d’une école gratuite, laïque et obligatoire, ôtant à l’Église son influence dans la société et combattant son autorité politique. C’est à la fin du XIXe siècle que plusieurs mouvements de véritables républicains se regroupent pour aboutir à la fondation, en 1901, du premier parti politique, sous le nom de « parti républicain-radical et radicalsocialiste ». Les différentes sources en sont : les loges maçonniques du Grand Orient décidant, en 1901, la constitution de comités républicains ; la Ligue des droits de l’homme, constituée d’intellectuels mais aussi très implantée dans la France protestante ; les sociétés de libre pensée ; l’école où les instituteurs se montrent attachés aux principes de laïcité ; les universités populaires… Au début 1901, comités, loges, parlementaires créent un comité d’action afin d’organiser les manifestations du 14 juillet et de lancer un appel pour la tenue à Paris d’un « Congrès du parti républicain-radical », dont il faut « assurer l’unité » pour « combattre le cléricalisme, défendre la République » et 32 énumérées les activités que la République entend promouvoir : Agriculture, Commerce, Beaux-Arts, Instruction, Justice, Science, Marine, Industrie. D’évidence, cette statue entend propager la vision d’une République conservatrice. La Marianne de Loriges a été produite l’année du centenaire de la Révolution française. Elle est l’oeuvre du sculpteur Jean-Antoine Enjalbert (1845-1933). Ce modèle fut le plus répandu dans les années 1890-1900, grâce au soutien du sous-secrétaire aux Beaux-arts, ami de l’artiste ; peut-être est-ce dû aussi au renom de l’artiste, auteur du fronton du Petit Palais et des figurines du Pont Mirabeau à Paris. Réalisée à l’occasion des cérémonies de 1889, alors que la République est désormais installée, bien que bousculée par la crise boulangiste, il s’agit d’une Marianne bien plus combattante que la précédente. Certes fort prude (sa poitrine est entièrement recouverte), elle se veut défensive (elle porte une cuirasse, ornée d’une gorgone) et apparaît assez sévère. Mais elle revendique fièrement son militantisme par le port du bonnet phrygien et de la cocarde tricolore. Le monument à la République, érigé à Toulon, place de la Liberté, en 1889-1890, appartient à la même veine. Œuvre des frères Allar, architectes toulonnais, financée par la Fédération républicaine du Var pour fêter le centenaire de 1789, la statue fut inaugurée par le président de la République Sadi Carnot le 20 juillet 1890. Reposant sur la proue d’un navire, hommage à l’activité portuaire du lieu, mais allusion également à la force qui avance (cf. le lion), elle est très représentative de la statuomanie républicaine à son apogée. Drapée à l’antique, portant le glaive à son flanc gauche, la République brandit la torche des Lumières et soutient de son bras droit les tables de la Loi de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La tête ceinte de lauriers, surmontée d’un casque à cimier dont le renflement prend l’aspect d’un lion, elle avance d’un pas décidé, accompagnée par deux colosses, la Force (le faisceau des licteurs) et la Justice (le glaive), et est encadrée par des chevaux marins. réaliser un programme de « réformes démocratiques » en vue des élections de 1902. Ainsi naît le parti radical bien enraciné dans le pays et attaché à rassembler toutes les voix du Bloc républicain. Le principe du Parti radical est d’accomplir les idéaux de 1789 (liberté, égalité, mais aussi propriété). En 1907, le Parti radical cherche à se démarquer du discours socialiste, qui séduit de plus en plus d’électeurs (création de la SFIO en 1905). Il s’agit pour les radicaux de ne pas laisser le champ des revendications sociales aux seuls socialistes, tout en défendant un programme modéré de gouvernement, dans la mesure où ils sont au pouvoir depuis 1899. Leurs objectifs sont ainsi en partie ceux qu’ils ont déjà réalisés (souveraineté nationale, régime parlementaire, laïcité – renforcée par la loi de séparation de 1905). Certains de leurs autres objectifs sont plus progressistes : abolition de la peine de mort, impôt sur le revenu, solidarité sociale et extension des droits de la femme. À partir de 1907 (création du ministère du Travail par Clemenceau) plusieurs lois sociales seront d’ailleurs votées. En 1914, les radicaux mettront en place l’impôt sur le revenu. C’est à l’occasion du centenaire de la Révolution que les conseillers radicaux parisiens décident de construire ou d’aménager les mairies d’arrondissement et de les doter de cette effigie unique symbolisant la République. Il s’agit de commandes officielles accompagnées parfois de concours destinés à choisir l’artiste le plus performant. L’administration de la mairie du 14e arrondissement confie à Jules Blanchard l’exécution d’un marbre mis en place en juillet 1890, intégré dans la boiserie et couronnant la cheminée monumentale de la salle des mariages. Marianne est une jeune femme éclairée par la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité ». Elle porte le bonnet phrygien, symbole de la conquête des libertés. La cocarde tricolore accrochée sur le bonnet n’est pas visible sur cette photographie. Autour du cou, la représentation de Méduse dont la chevelure est ourlée d’un entrelacs de serpents ; Méduse est le symbole du mal, présente sur le bouclier d’Athéna, Marianne est donc la nouvelle Athéna, protectrice du peuple. L’entrelacs de serpents évoque le rajeunissement perpétuel, la perfection et l’éternité. La couronne de chêne qui ceint le buste tout entier représente l’exercice perpétuel de la justice. Devant cette mairie, le square s’orne d’une autre Marianne en marbre offerte par le sculpteur Jean Baffier. C’est le seul cas à Paris de la présence de deux Marianne dans une seule mairie. L’anarchisme fut à la fin du XIXe siècle un mouvement à la fois culturel et politique international, qui a trouvé son expression idéologique dans l’oeuvre de Bakounine qui mettait en cause « le gouvernement de l’homme sur l’homme». Les journaux anarchistes prônaient la « propagande par le fait », c’est-à-dire le terrorisme. Dès 1882, plusieurs anarchistes se sont lancés dans l’action directe : le procès de Lyon en 1883, où 66 anarchistes (dont Kropotkine) sont jugés, fait suite à un attentat place Bellecour l’année précédente. Des troubles graves débutèrent en 1890. Les années 1890 sont marquées par la lutte violente des anarchistes contre l’État républicain. La condamnation de plusieurs anarchistes ainsi que le massacre de Fourmies provoquèrent la série d’attentats de 1892 (des immeubles ravagés par des explosions). Ces attentats semèrent la terreur dans Paris. Une dénonciation permit d’arrêter l’auteur de ces attentats : François-Claudius Koeningstein, appelé Ravachol du nom de sa mère. Il a raconté sa vie dans des mémoires publiés par Jean Maitron : enfance terrible, Ravachol est successivement berger, mineur, chaudronnier ; il perd la foi à 18 ans et s’intéresse au socialisme ; il se retrouve ensuite sans travail à cause de la crise et commet les crimes et délits dont on l’accuse ici pour nourrir sa famille. Ravachol reprend pour sa défense un thème classique du courant anarchiste : c’est la société dirigée par la bourgeoisie qui, par sa dureté et son cynisme, crée les criminels. Ravachol a déjà tué cinq personnes qui n’étaient pas des En France, le savant Arago plaide en 1848 pour l’introduction des timbres postaux, qui existaient en Angleterre depuis 1840. Jusque-là, le port de la lettre était payé par le destinataire et calculé en fonction de la distance parcourue. Les premiers timbres (1849) sont à l’effigie de Cérès, déesse romaine de la fertilité, symbolisant une République généreuse de ses richesses. Ensuite les timbres portent l’effigie du Prince-président, puis celle de Napoléon III. En 1871, on revient à l’effigie de Cérès. Marianne en semeuse, dispensatrice des richesses de la France et des lumières de la République, apparaît sur les pièces de monnaie, puis sur les timbres à partir de 1897. Le véritable succès du timbre-poste « républicain » et des monnaies auprès du public ne vient qu’en 1903 avec « la Semeuse » du médailleur Oscar Roty (1846-1911). C’est une création originale et non la reprise d’un modèle antique. Elle propose une synthèse entre les symboles de la République radicale (bonnet phrygien) et de la République modérée (travail et abondance). Elle est aussi la marque des liens entre la France pérenne agricole et celle de l’avenir (geste volontaire, soleil levant, semence, récolte future). 33 II. La mairie Les communes se voient dans l’obligation de se doter d’une mairie depuis la loi du 5 avril 1884. Le régime, fidèle à ses valeurs libérales, n’impose pas de normes. La loi stipule seulement que les bâtiments doivent être des locaux indépendants, loués ou construits, mais affectés au service de la République qui entre ainsi au coeur des villages. La place de la mairie devient un lieu privilégié de la vie communale et le bâtiment qui abrite le maire élu par le conseil municipal à partir de 1884, affiche de plus en plus souvent les insignes (RF) ou la devise du régime (Liberté, Égalité, Fraternité). Mais les mairies, plutôt appelées hôtels de Ville dans les grandes agglomérations, gardent souvent leurs décors anciens avec le souci de conserver la valeur artistique de leurs édifices et de s’inscrire dans une mémoire nationale apaisée (le buste d’Henri IV reste en place à Lyon, celui de Louis XIV à Marseille), respectueuse des traditions régionales (viticulture et commerce sont célébrés à Beaune). Bâtiments d’art, elles n’entendent pas se défaire de leur patrimoine architectural et l’État républicain triomphant ne le leur demande pas. S’impose pourtant un style néoclassique emprunté au XVIIe siècle, cautionné par le Conseil des bâtiments civils, dans lequel les artistes n’hésitent pas à peindre des décors fastueux, pompiers, peuplés d’allégories anciennes mais aussi nouvelles (le Travail, la Liberté), toutes à la gloire de la République. L’art républicain rend la mairie identifiable au citoyen. III. L’école La multiplication des écoles reste, après Guizot (1830), une priorité gouvernementale à laquelle ne dérogent ni la loi Falloux (1850) qui incite à ouvrir des écoles pour les filles, ni celle de Victor Duruy (1867) qui accroît les obligations scolaires des communes et les encourage à pratiquer la gratuité. Dès 1863, il n’y a plus que 2 % de communes dépourvues d’écoles ; et la France compte près de 70 000 écoles contre 42 000 en 1832. Dans cette bataille pour l’école, l’enrichissement du pays, et en particulier celui des campagnes sous le Second Empire, constitue un atout majeur. Il facilite notamment l’appropriation par les communes de leurs locaux scolaires et, de plus en plus fréquemment, la construction de bâtiments neufs. C’est ainsi que les villages commencent à se doter d’une véritable maison d’école. Selon les prescriptions du ministre Rouland (1858), celle-ci doit être « simple et modeste, mais commode, isolée de toute habitation bruyante ou malsaine » et la salle de classe « planchéiée, bien éclairée, accessible aux rayons du soleil » et bien aérée. Depuis 1851, la classe comporte, réglementairement, des tables-bancs, une estrade pour le maître, un poêle, et, sur les murs, un tableau noir, des maximes religieuses et de morale, des planches pour la lecture, le calcul et le système métrique, une carte de la France, une autre du département. Mais bien des témoignages démontrent que ces exigences limitées sont encore loin d’être partout satisfaites en 1870. JULES FERRY ET LES PETITES ÉCOLES DE LA RÉPUBLIQUE Aux yeux des républicains, qui accèdent durablement au pouvoir en 1879, après l’épisode réactionnaire de l’Ordre moral, la souveraineté populaire appelle un développement rapide de l’instruction. En démocratie, le citoyen doit être un homme éclairé. Son émancipation implique, de surcroît, que l’école elle-même s’émancipe de la tutelle de l’Église catholique dont la doctrine officielle, énoncée par Pie IX, combat les principes de 1789 et la philosophie des Droits de l’Homme. La priorité accordée à l’éducation obéit enfin à un impératif patriotique : la débâcle de 1870 n’a-t-elle pas, en effet, apporté la preuve de la supériorité de l’instituteur prussien ? En une décennie, marquée par la forte personnalité de Jules Ferry, tour à tour ministre de l’Instruction publique et président du Conseil, l’enseignement primaire est profondément remanié. En juin 1881, la question de la gratuité des écoles primaires publiques, dont bénéficiaient déjà près de 60 % des élèves, est définitivement réglée. Plus âprement débattue, la loi du 28 mars 1882 rend obligatoire l’instruction élémentaire et instaure la laïcité de l’enseignement dispensé dans les écoles publiques. En classe, la morale et l’instruction civique remplacent donc la prière et le catéchisme. À partir de 1886, le corps enseignant primaire public est également laïcisé. La multiplication des écoles normales, grâce à la loi Paul Bert (1879), contribue à la relève des congréganistes par des laïcs, particulièrement dans les écoles publiques de filles où les sœurs accueillaient encore, en 1880, autant d’écolières que les maîtresses laïques. Dès lors, l’enseignement confessionnel se replie vers les écoles privées qui représentants de l’État, avant d’être conquis par les idées anarchistes. Par cet attentat à la bombe contre un magistrat en mars 1892 pour lequel il comparaît, il donne sans le savoir le signal d’une vague d’attentats anarchistes en France. Pour punir le dénonciateur, des anarchistes lancèrent une bombe contre le restaurant où il avait été arrêté. Il y eut deux morts. Devant les Assises de Paris, Ravachol sauva sa tête mais fut condamné à mort pour un autre crime. Les attentats reprirent en 1893. Le 9 décembre 1893, Vaillant vise la Chambre des députés en lançant une bombe qui blesse plusieurs députés. L’illustration du Petit Journal, du 23 décembre 1893, rend compte de cet événement qui créa l’émoi dans l’opinion. Cet émoi fut utilisé par Casimir-Périer pour justifier les lois d’exception qui touchèrent les anarchistes mais aussi les socialistes. L’isoloir Jusqu’en 1913, les conditions du scrutin ne garantissaient pas le secret du vote pourtant affirmé dans la constitution de 1848. L’isoloir est l’aboutissement d’un lent apprentissage du suffrage universel durant tout le XIXe siècle. Les lois du 29 juillet 1913 et du 31 juillet 1914 codifient les conditions du vote : l’électeur bénéficie d’une enveloppe, de l’isoloir et glisse lui-même son bulletin dans l’urne. Il est donc débarrassé de toute pression et libre de son choix. Il faut noter qu’en 1924, les programmes d’étude pour le secondaire deviennent identiques pour garçons et filles, ce qui permet l’équivalence entre les baccalauréats masculin et féminin. Les études supérieures s’ouvrent plus largement entre les deux guerres : par exemple, Simone de Beauvoir obtient l’agrégation de philosophie en 1929, Simone Weil en 1931. L’Union française pour le suffrage des femmes rassemble des républicaines issues de la bourgeoisie ou des milieux intellectuels. Ses moyens d’action ne sont pas spectaculaires, contrairement à ceux des féministes britanniques. En 1914, elle réclame le droit de vote aux élections municipales. D’autres mouvements féministes plus radicaux réclament l’égalité totale entre hommes et femmes. L’argumentation des femmes de l’UFSF s’appuie sur les capacités d’expertise considérées comme propres aux femmes, destinées à protéger les valeurs familiales. Selon elles, le vote des femmes doit avoir un rôle de moralisation sociale. Le vote des femmes a été adopté par la Chambre des députés en 1919, 1922, 1925, 1935 et 1936 ; chaque fois, il a été repoussé au Sénat par les conservateurs et les radicaux, ces derniers craignant l’influence de l’Église catholique 34 accueillent, vers 1900, près d’un quart des élèves. L’élan nouveau donné par l’État républicain porte ses fruits. De 1880 à 1900, l’école élémentaire gagne près de 700 000 inscrits, atteignant la quasi-totalité des enfants scolarisables. En outre, la fréquentation s’améliore et l’absentéisme saisonnier tend à se résorber. L’obligation légale n’est d’ailleurs pas seule responsable de ce progrès qualitatif, grandement facilité par la croyance accrue des familles en l’utilité de l’instruction primaire. LA COMMUNALE : UN ESPACE FONCTIONNEL ET SYMBOLIQUE Les progrès de la fréquentation permettent de généraliser des formes d’organisation pédagogique qui ont déjà fait leurs preuves dans les grandes villes. Dès 1868, Octave Gréard, alors directeur de l’enseignement primaire de la Seine, avait imposé aux écoles de Paris une division en trois cours : élémentaire, moyen et supérieur. En 1882, Ferry étend ce modèle à tout le pays. La classe unique cesse alors d’être la référence implicite de la réflexion pédagogique, même si elle reste pour longtemps la réalité la plus courante, du fait de la dispersion de l’habitat et de la priorité donnée à la construction d’écoles distinctes pour les filles et les garçons dans les villages. Unique ou non, la classe, pour être pédagogiquement efficace, ne se conçoit plus sans un matériel, un mobilier et un agencement de l’espace tout à fait spécifiques. Le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, proche collaborateur de Ferry, dresse ainsi la liste type du matériel pédagogique approprié : des tableaux muraux pour la lecture et l’écriture, un grand tableau ardoisé d’au moins un mètre carré pour chaque cours ou division, un boulier compteur, un nécessaire métrique ou un tableau mural des poids et mesures, des objets pour le dessin géométrique au tableau noir (règle, équerre, compas, rapporteur), un globe terrestre, les cartes murales de la Terre, de l’Europe et de la France, une collection d’images pour l’enseignement de l’histoire, un appareil pour projections lumineuses, des instruments simples pour les expériences de physique et de chimie, des collections d’histoire naturelle, un diapason ou un petit harmonium, un portique et ses agrès, enfin les outils usuels pour les travaux manuels. Réglementairement (depuis 1882), la salle de classe doit avoir une forme rectangulaire, un sol « parqueté en bois dur », une hauteur sous plafond d’au moins quatre mètres, ne pas excéder cinquante places et offrir une superficie minimale de 1,25 m2 par élève. Au large pupitre de quatre ou six places, les textes recommandent de substituer, faute de mieux, le pupitre biplace. Ce dernier, moins propice aux « contagions » et plus aisément adaptable à la taille des enfants, facilite en outre les allées et venues du maître et permet une répartition plus méthodique des élèves selon leur niveau et leur mérite. L’effort financier sans précédent, alors consenti par l’État et les communes en faveur des maisons d’école, aide à la diffusion de ces nouveaux standards. Entre 1878, date de la création de la Caisse des écoles, et 1895, plus de 15 000 écoles sont ainsi construites et 30 000 autres rénovées. Ce vaste chantier suscite une importante réflexion architecturale et réglementaire qui prend en compte les prescriptions récentes des hygiénistes. Il en résulte, quelles qu’en soient les variantes, un modèle de bâtiment encore familier à nos yeux : un espace clos, à l’écart de la rue, avec sa cour, son préau, ses lieux d’aisance, le logement de l’instituteur et les salles de classe, bien éclairées, où les rangées de pupitres s’ordonnent soigneusement au pied de l’estrade magistrale. Dans l’espace de la classe, aucun emblème n’est formellement prescrit. Toutefois, à l’initiative des communes, le « temple du savoir » s’orne fréquemment d’un buste de Marianne, qui prend la relève du crucifix et du buste du roi ou de l’empereur régnant. Au cœur du village, la nouvelle école, souvent associée à la mairie, a également valeur de symbole. Avec son architecture soignée, aisément repérable, elle est un monument à la gloire de la République et de la Science. Une plus grande attention est portée aux bâtiments scolaires. Avec la loi du 19 février 1878 et l’arrêté du 17 juin 1880, l’État se veut architecte, contrôle les plans et les devis. C’est l’occasion pour les républicains d’exprimer leurs conceptions positivistes, de rendre sensible l’idéal de progrès social que la République défend et dont l’école publique est le moteur. L’attention portée aux contenus des enseignements laïques se double d’une politique architecturale qui encadre la construction des écoles afin d’en faire de véritables fabriques de culture républicaine. L’architecture se veut cette fois normative, typique de la commande publique. L’institution se doit d’inscrire dans l’espace une idéologie de l’effort et du travail. D’où des façades nues, austères, construites dans les sur les femmes. Noter que le premier pays européen à accorder le droit de vote aux femmes est la Finlande en 1906 et que les autres États ont élargi le droit de vote après la Grande Guerre. Les Françaises voteront pour la première fois en 1944. Parmi les changements qui affectèrent la société française à la fin du XIXe siècle, la généralisation de l’enseignement et l’alphabétisation de la majorité comptent parmi les plus décisifs. Mais la question scolaire n’est pas qu’une question d’alphabétisation. Elle s’est confondue avec le débat politique, en particulier sur la laïcisation de l’État. En effet, l’école publique, telle qu’elle a été instituée à partir des lois scolaires de 1881-1882, devint le vecteur privilégié des valeurs républicaines. Les programmes très complets mettaient l’accent sur la connaissance et l’amour de la patrie, la citoyenneté, la démocratie, la laïcité. Les républicains escomptaient ainsi enraciner la République laïque par le biais de l’école. Les membres des congrégations catholiques furent donc exclus de l’enseignement public. Les écoles publiques devinrent donc exclusivement laïques, tandis que les catholiques développaient l’enseignement privé. Mais l’application de ces lois se heurta à des obstacles matériels, vite surmontés par un effort sans précédent du gouvernement, et surtout à des obstacles politiques : le rejet de la République et de la laïcité par opposition politique ou fanatisme religieux. Cependant, la législation finit par s’imposer et l’illettrisme recula considérablement. LES FONCTIONS DE L’ÉCOLE DANS LE PROJET REPUBLICAIN ? L’École est au coeur du projet républicain. Les lois votées à l’initiative de Jules Ferry en 1881-1882 la rendent gratuite, laïque et obligatoire jusqu’à 12 ans. Elle a plusieurs fonctions : diffuser les valeurs républicaines issues de 1789, émanciper les individus de toute influence religieuse, intégrer les Français autour d’un même sentiment patriotique, tout en affirmant les appartenances locales. Elle renforce l’identité nationale, sans pour autant nier l’enracinement dans la petite patrie, assurer une promotion sociale par le diplôme, en fonction du talent et du travail, donc du mérite de chacun. Jules Barni (1818-1878) apparaît comme l’incarnation de la philosophie républicaine. Il fut l’introducteur et le propagateur en France de l’oeuvre de Kant qu’il traduisit et commenta (Critique de la raison pratique, précédée des Fondements de la métaphysique des moeurs, par E. Kant, Ladrange, 1848). Proche des milieux républicains dès avant 35 matériaux du pays, qui coïncideront avec les intérieurs simples des salles de classe. Le bâtiment devient un sanctuaire qui s’impose face à l’église. Le rapprochement mairie-école apparaît comme la solution la moins onéreuse à de nombreuses communes et fait de ce bâtiment un centre de la vie communale. Pas de particularismes régionaux donc ou très peu : la salle de classe est paramétrée, forcément rectangulaire, la place de l’estrade et du tableau noir déterminée, la surface occupée par chaque élève calculée tandis que la hauteur des fenêtres intègre les préoccupations des hygiénistes attentifs à la lutte contre la myopie. L’école devient un lieu tout entier affecté à ses propres finalités. La cour établit parfois une aire transitoire entre la rue et la classe mais, bien souvent, clôt l’endroit sur lui-même. Le pouvoir s’incarne dans l’architecture, la République entend bien gagner les esprits. » Les Hussards noirs de la République Créées par les lois Ferry de 1881-1882, les écoles normales d’instituteurs, puis d’institutrices (loi Paul Bert) furent, durant toute la IIIe République, considérées comme l’un des temples de la République. Destinées à former les maîtres qui transmettront le savoir au peuple, elles étaient également perçues comme le lieu d’inculcation des valeurs fondatrices à ceux qui deviendront le vecteur de la République dans les campagnes et les villes. Le personnage de l’instituteur est donc essentiel à la compréhension de la culture républicaine. Le photographe représente ici ceux d’Aubenas (Ardèche) au début du XXe siècle. Instituteurs d’âge mûr, arrivés probablement vers le terme de leur carrière, nommés dans un poste urbain après des débuts en milieu rural, ils prennent la pose, fiers et sereins, unis par une même conscience de leur mission et également par des pratiques vestimentaires communes : portant costume et gilet, chemise blanche et lavallière, ils sont de petits notables locaux, qui se considèrent comme les indispensables piliers de la République. L’on pense inévitablement aux Hussards noirs décrits par Charles Péguy en 1913 dans L’Argent : « De tout ce peuple, les meilleurs étaient peut-être encore ces bons citoyens qu’étaient nos instituteurs. C’était le civisme même, le dévouement sans mesure à la cause commune. Notre École normale était le foyer de la vie laïque, de l’invention laïque dans tout le département. […] Ils venaient nous faire la classe. Ils étaient comme les jeunes Bara de la République. Ils étaient toujours prêts à crier Vive la République ! Vive la nation, on sentait qu’ils l’eussent crié jusque sous le sabre prussien […] Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes, sévères, sanglés. Sérieux et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. […] Un long pantalon noir, mais, je le pense, avec un liseré violet. […] Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien tombante. Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire, encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uniforme civique.» Issu d’un milieu très modeste, d’abord socialiste et dreyfusard, Charles Péguy s’est ensuite converti au christianisme. Grâce à l’école, Péguy s’est élevé jusqu’à l’École nationale supérieure. Il dit ici sa dette aux instituteurs de son enfance. C’est également comme cela que les décrit Marcel Pagnol en 1956, lorsqu’il porte un regard rétrospectif sur la génération de son père. L’on notera que, pour en parler, il utilise constamment un vocabulaire de nature religieuse (mission, Saints, comparaison de la hiérarchie du ministère de l’Instruction publique à celle de l’Église catholique), ce qui montre encore une fois que la culture républicaine est vécue comme un engagement qui se situe sur le registre de la foi en des valeurs. Auteur d’un manuel primaire qui fut répandu à des millions d’exemplaires, animateur de la grande Histoire de France, Ernest Lavisse (1842-1922) fut selon la formule de Pierre Nora, « l’instituteur national ». Après avoir travaillé avec Victor Duruy entre 1863 et 1868, puis avoir été le précepteur du prince impérial après 1868, Ernest Lavisse se convertit à la République après 1870. Professeur à la Sorbonne, puis directeur de l’École normale supérieure, il se fit alors le propagateur d’un roman national fondé sur la continuité d’une histoire de France qui, partant des Gaulois, passant par la monarchie capétienne, puis la Révolution et l’Empire, aboutit naturellement à la République, quintessence des valeurs nationales. Dés lors, la conception lavissienne de l’histoire scolaire est marquée par la volonté de conforter le sentiment national, de développer l’amour de la patrie par le culte des héros nationaux, de Vercingétorix à Jeanne d’Arc, de Bayard à Bara, des soldats de l’An II aux héros de la Défense nationale en 1870. Sur la couverture même du livre destiné aux élèves du cours moyen, la France est 1848, libre penseur et franc-maçon, il adhère aux idéaux de février 1848, refuse de prêter le serment au régime impérial en 1852, ce qui lui vaut une révocation de son poste de professeur de philosophie et le conduit à l’exil à Genève. Proche de Gambetta, il contribue à l’action du gouvernement de la Défense nationale en 1870, est élu député de la Somme en 1872. Il fait partie des députés qui votèrent les lois constitutionnelles en 1875, puis des 363 qui exprimèrent leur défiance à l’égard du gouvernement issu du 16 mai. Outre ses travaux proprement philosophiques, il publia plusieurs ouvrages de vulgarisation, parmi lesquels s’impose son Manuel républicain en 1872, devenu pour plusieurs décennies, à la suite du manuel de Charles Renouvier (Manuel républicain de l’homme et du citoyen paru en 1848), l’une des références majeures des républicains : il y diffuse, sur la base d’un rationalisme kantien, sa vision d’une société laïque, composée d’individus égaux, libres et informés, capables de maîtriser leur destin et de construire une société de paix et de progrès, dont la guerre serait bannie et dans laquelle l’arbitrage serait la solution des conflits. Jules Barni se fait l’avocat de l’instruction, fondement de toute société républicaine. L’École y est décrite comme le lieu où se diffuse la connaissance, où s’aiguise la Raison et où se forment les individus libres. Les futurs électeurs y exercent leur sagacité et y posent les bases de leur citoyenneté. L’École est donc un lieu central pour toute société républicaine qui doit être offert à tous, au nom de l’Égalité, et dégagé de toute tutelle religieuse afin que la liberté de conscience soit garantie : obligatoire et laïque, l’École sera le pilier sur lequel pourra s’appuyer la République. L’on retrouve ici les arguments qui conduiront au vote des lois Ferry en 1881-1882, ainsi que la plupart des thèmes qui seront diffusés par les manuels scolaires, notamment ceux de morale ou d’histoire, dans un registre à la fois moralisateur et parfois un peu simplificateur (cf. l’opposition assez binaire entre le despotisme qui jouerait de l’ignorance des masses et la République porteuse des Lumières et de la Raison). Le Don Quichotte est un hebdomadaire qui fut crée en 1874 à Bordeaux. Défenseur de positions républicaines très fermes, caractérisé par un anticléricalisme marqué, il eut pour unique illustrateur Charles GilbertMartin (1839-1905). La revue, transférée à Paris en 1887, disparut en 1893, après mille numéros. Le dessin proposé ici est très explicite : publié au lendemain de la victoire républicaine, alors que s’élaborent les lois scolaires, il utilise une thématique très classique dans les milieux républicains. La composition du dessin oppose le haut et le 36 exaltée comme une personne qu’il faut aimer. On peut y avoir une continuité avec la France de Michelet et une anticipation de la « madone aux fresques des murs » dont le jeune Charles de Gaulle se fit plus tard « une certaine idée ». Le Tour de la France par deux enfants : une image de la France qui hésite entre tradition et modernité Ce « livre de lecture courante » connut un immense succès (3 millions d’exemplaires vendus de 1877 à 1887). Écrit par G. Bruno, pseudonyme d’Augustine Fouillée, le livre fait parcourir la France à deux jeunes Lorrains en quête d’une famille, au lendemain de la défaite contre la Prusse. La fiction soutient un objectif à la fois pédagogique et civique : faire lire et voir la France aux enfants des écoles afin qu’ils l’aiment. Ouvrage scolaire, Le Tour de la France par deux enfants, est à la fois un manuel de lecture destiné à transmettre des connaissances variées aux écoliers, mais c’est aussi un livre qui se donne pour objectif de développer les qualités morales, le civisme et le patriotisme des petits Français. Le périple des deux héros sert de prétexte à une description du pays. Il offre aux lecteurs une vision de la France à la fois teintée de traditionalisme mais aussi de modernité. Ainsi se côtoient les images d’une France traditionnelle avec les moulins à vent ou à eau, les ateliers où s’affairent des artisans consciencieux et expérimentés, les paysans travaillant la terre comme un jardin, et celles d’une France plus moderne, symbolisée par l’utilisation de la vapeur, des machines ou encore de l’électricité. On montre aussi les innovations de la seconde révolution industrielle : trains, tramways, automobiles, motocyclettes, bicyclettes et surtout le métro ou l’éclairage des lieux publics par l’électricité. Le métropolitain a tous les avantages rapidité, coût de transport modique, importance du nombre de personnes véhiculées. C’est lui qui est le symbole de cette France moderne. Mais on n’oublie pas de montrer que la ville n’est pas la seule à profiter du progrès, les campagnes évoluent aussi et se modernisent. L’introduction des principes coopératifs, l’irrigation offrent de nombreux avantages pour cette majorité des Français. En classe avant six ans La création de « salles d’asile », dont la première s’ouvre à Paris en 1826, à l’initiative d’Émilie Mallet et de Jean-Denys Cochin, est une œuvre de bienfaisance destinée à pallier les conséquences de l’oisiveté sur les jeunes enfants dont les mères sont contraintes de travailler. La salle d’asile n’est pas seulement une garderie pour les enfants pauvres, de 3 à 6 ans, c’est aussi une classe dont les élèves, plusieurs centaines parfois, serrés les uns contre les autres sur des gradins, s’initient au catéchisme à l’aide d’images, à la lecture avec des planches murales, à l’écriture avec des ardoises, et au calcul grâce à des bouliers, selon des méthodes en partie inspirées de l’école mutuelle. Le service rendu par les salles d’asile devient vite, en ville, indispensable. En 1870, on en compte déjà plus de 4 000. Leur intégration à l’enseignement primaire, en 1881, sous le nom d’écoles « maternelles », est une reconnaissance de leur succès mais c’est aussi un risque de perdre leur spécificité au bénéfice d’exigences scolaires plus classiques. Le remaniement des classes (effectifs moins nombreux), un mobilier plus approprié (des tables au lieu de gradins), et l’importance accordée aux jeux, à l’instar des jardins d’enfants de Froebel, préservent l’originalité de la maternelle. Cette pédagogie est légitimée par les psychologues de l’enfance et plébiscitée par les parents. Depuis La Maison des enfants de Maria Montessori (traduit en 1919) et les travaux du Dr Ovide Decroly, connus dans les années 1930, le jeu éducatif individuel y occupe une place centrale. Lié d’abord à un programme précis d’acquisitions sensorielles et motrices, il tend ensuite à devenir aussi un moyen d’expression. Les parents adhèrent à cette pédagogie et apprécient le rôle de socialisation qu’assume l’école maternelle, plus problématique dans la grande ville contemporaine que naguère dans le milieu villageois. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : À la notable exception des monarchistes et d’une partie des syndicalistes gagnés aux thèses anarchistes, la plupart des Français peuvent se reconnaître dans le tableau dressé par Roger Thabault d’une nation de citoyens, dont la vie politique est rythmée aussi bien par les élections que par les rites républicains. Ceci peut être confirmé par l’absence de véritable opposition à l’entrée en guerre en 1914 et par la formation très rapide d’une Union sacrée autour de la République. bas, l’école laïque, porteuse de lumière (rayons solaires) et l’école congréganiste vecteur d’obscurantisme (le noir de la bouche d’égout). Il met en scène d’un côté les forces de Progrès, porteuses du savoir émancipateur (les livres) et de l’autre celles du passé, de l’Ancien Régime, opposées à la liberté et à l’émancipation populaire. La représentation, très binaire, voire caricaturale, est représentative d’un laïcisme de combat. Les missions de l’École ont été définies par les lettres aux instituteurs envoyées par Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique. Elles ont ensuite été reprises par tous les échelons de la hiérarchie et notamment par les inspecteurs d’académie. Ces missions sont au nombre de trois : il s’agit d’enseigner la France, de faire la France ou pour reprendre une formule de Michelet, de former une nation à partir d’un agrégat de peuples désunis. L’École est institutrice de la Nation ; elle doit porter les valeurs patriotiques, notamment par le biais des cours d’histoire et de géographie qui enseignent le territoire et tracent le roman national. Elle doit par ailleurs veiller à faire des républicains : l’enseignement des valeurs héritées de 1789 doit permettre à la fois de souder les Français et de consolider un régime encore fragile, notamment dans le monde rural. L’on retrouve donc cette association République/Patrie évoquée par Gambetta en 1873. Mais au-delà de cette volonté unitaire que l’on pourrait juger uniformisatrice, il s’agit aussi de préserver les identités locales. L’inspecteur d’académie suggère, pour étudier la Révolution française, de partir des exemples locaux, lorrains dans le cas présent. Parallèlement aux lois Ferry, le développement des subventions permet la construction et l’aménagement d’écoles primaires. Ces écoles de la République adoptent une même disposition, symbole de la volonté de l’État de s’approprier le domaine de l’éducation : mairie au milieu, deux classes à gauche et logement de l’instituteur à droite. Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 37 HC – L’Affaire Dreyfus et la IIIème République Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : En décembre 1894, le capitaine Dreyfus est condamné pour espionnage au service de l’Allemagne. Comment une affaire d’espionnage s’est-elle transformée en crise politique qui divise les Français ? La troisième République, qui a donné à la presse, par la loi du 29 juillet 1881, une liberté quasi totale, a vu se multiplier, dès les années 1880, ce qu’on appelle, déjà, des « affaires » dans le montage desquelles les journaux jouent un rôle décisif. Mais les oppositions que l’affaire Dreyfus a suscitées, les mécanismes et les idéologies qu’elle a mis à jour, les valeurs autour desquelles elle s’est jouée, ses conséquences, enfin, lui confèrent une importance tout à fait exceptionnelle. L’Affaire, avec une majuscule et sans prédicat, c’est l’affaire Dreyfus et elle seule. Sources et muséographie : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Ouvrages généraux : Berstein Serge, « Le moment Dreyfus et l’approfondissement d’une culture politique républicaine», in Berstein Serge et Winock Michel (dir.), Histoire de la France politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914», Le Seuil, 2002, coll. «L’Univers historique», p. 415-466. BIRNBAUM P. (dir.), La France de l’Affaire Dreyfus, Gallimard, 1994. P. Birnbaum, L’affaire Dreyfus : la République en péril, coll. « Découvertes », Gallimard, Paris, 1994. R. Bachollet, Les cent plus belles images de l’Affaire Dreyfus, Paris, Kharbine-Tapabor, 2006. V. Duclert, Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote, Fayard, 2006. V. Duclert, L’affaire Dreyfus, coll. « Repères », La Découverte, Paris, 2006. V. Duclert, Dreyfus est innocent ! Histoire d’une affaire d’État, Larousse, 2006. L. Gervereau, C. Prochasson (sous la direction de), 1894-1910, L’affaire Dreyfus, BDIC, 1994, catalogue d’exposition. A. Pagès, Émile Zola. Un intellectuel dans l’affaire Dreyfus, Séguier, Paris, 1991. Documentation Photographique et diapos : Revues : L’affaire Dreyfus, La République en question par Madeleine REBÉRIOUX, TDC, N° 676, du 15 au 31 mai 1994 « L’affaire Dreyfus, vérités et mensonges», L’Histoire, n° 173, janvier 1994. Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) : BO 1ère STG : « L’affaire Dreyfus est retenue ère Accompagnement 1 STG : comme événement décisif dans la « Plusieurs crises marquent la vie politique et sociale de la Troisième République. vie politique française et la lutte pour les L’Affaire Dreyfus, qui n’est au départ qu’une affaire d’espionnage au ministère droits de l’homme. » de la Guerre puis un scandale judiciaire devint le révélateur des profonds clivages politiques et idéologiques qui traversaient l’opinion française. BO 1ere : « La République : l’enracinement D’un côté les anti-dreyfusards, attachés à l’honneur de l’armée française, d’une nouvelle culture politique (1879-1914) nationalistes, parfois anciens monarchistes, catholiques, et antisémites ; de l’autre La culture républicaine est dominante au les républicains, attachés à la justice et aux droits de l’homme (la Ligue des tournant des XIXe-XXe siècles, ce qui ne Droits de l’Homme a été créée en 1898 à l’occasion de l’Affaire Dreyfus pour signifie pas qu’elle n’a pas des adversaires. » défendre un individu, innocent, contre la raison d’État), et des « intellectuels », terme créé pour l’occasion, dont la figure cent rale est Emile Zola… BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE L’Affaire Dreyfus provoqua, au delà de quelques exceptions individuelles, une DE LA FRANCE, 1815-1914 importante recomposition politique selon la traditionnelle ligne de fracture entre La victoire des républicains vers 1880 droite et gauche, la droite étant majoritairement antidreyfusarde tandis que la enracine solidement la IIIe République qui gauche soutenait Dreyfus. La République fut au coeur des passions que souleva résiste à de graves crises. On étudie l’Affaire l’Affaire Dreyfus. Cette affaire révéla la profondeur du courant antisémite en Dreyfus et la séparation des Églises et de France mais mit aussi à mal le prestige de l’armée, dont la République avait fait l’État en montrant leurs enjeux. une « arche sainte » pour préparer la revanche contre l’Allemagne. Elle montra Raconter des moments significatifs de la IIIe également insuffisances du milieu parlementaire qui ne sut pas, à quelques République (Jules Ferry et l’école gratuite, laïque et obligatoire : 1882; Affaire Dreyfus : exceptions près, prendre nettement position dans l’Affaire. 1894-1906 ; loi de séparation des Églises et L’Affaire Dreyfus est donc une crise majeure que dut affronter la République, crise à portée immédiate mais qui eu aussi des conséquences plus lointaines de l’État : 1905) et expliquer leur importance historique » puisque les courants idéologiques qui s’exprimèrent alors s’affrontèrent jusqu’à la Seconde guerre mondiale. » 38 Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : On commémore en 1994 le centenaire de l’Affaire et aussi en 2006. À vrai dire, il n’est guère plus facile de dire quand elle a commencé que quand elle s’achève. C’est le 15 octobre 1894 que le capitaine Dreyfus est arrêté sur ordre du ministre de la Guerre, le général Mercier, et le 22 décembre qu’il est condamné à l’unanimité par le conseil de guerre de Paris à la déportation perpétuelle pour avoir « livré à une puissance étrangère un certain nombre de documents secrets ou confidentiels intéressant la défense nationale ». C’est le 5 janvier 1895 qu’il est dégradé en public. Mais on peut tout aussi bien soutenir que la « véritable » Affaire, celle sur laquelle l’opinion va se déchirer, ne commence que fin 1897début 1898 avec, comme point d’orgue, la publication par Zola dans L’Aurore du 13 janvier 1898 de sa « Lettre ouverte au président de la République », titrée par Georges Clemenceau, directeur du journal, « J’accuse… ! ». Et quand l’Affaire va-t-elle se clore ? Avec la grâce du capitaine, signée par le président de la République, Émile Loubet, le 19 septembre 1899, et qui entraîne la retombée de la campagne d’opinion ? ou avec la pleine et entière réhabilitation de Dreyfus par la Cour de cassation, le 12 juillet 1906 ? Il est raisonnable d’accepter les dates les plus « ouvertes », celles qui couvrent le destin personnel du capitaine et la reconnaissance, aujourd’hui incontestable, de son innocence, et pas seulement les années où une partie des Français se sont passionnément opposés à son sujet. Sans prétendre « raconter » l’Affaire, tentons d’abord de fournir les éléments chronologiques nécessaires à toute réflexion. Accompagnement 1ère : « L’affaire Dreyfus est l’occasion de l’affirmation des courants nationalistes, auxquels est sensible une partie des élites et de l’électorat catholiques. Elle est surtout l’occasion de l’approfondissement de la culture républicaine autour du caractère sacré des droits de l’homme, complétés par l’impératif du « solidarisme » (ceux qui ont le mieux réussi ont un devoir fiscal) et l’affirmation de droits sociaux. » L’Affaire à grands traits À l’origine, il y a, fin septembre 1894, l’arrivée à la « Section de statistique » – autrement dit le Service de renseignements français qui dépend du ministre de la Guerre – d’un « bordereau » : une lettre non signée, annonçant à l’attaché militaire auprès de l’ambassade d’Allemagne à Paris, Maximilien von Schwartzkoppen, l’arrivée prochaine de renseignements confidentiels portant sur divers points. C’est le commandant Joseph Henry, un « rustre » sorti du rang, qui le présente à ses collègues. Du côté du lieutenant-colonel Sandherr, un antisémite convaincu qui dirige la Section de statistique, et de Mercier, le ministre de la Guerre, un général républicain qui cherche à se laver des accusations de favoriser « les Juifs » formulées à son encontre par des journaux comme La Libre Parole, les soupçons se portent très vite sur le capitaine Alfred Dreyfus, membre depuis peu du service. Pourquoi ? Il est riche. Alors, pour quelles raisons aurait-il trahi ? D’origine mulhousienne, il a en outre choisi la France et non l’Allemagne, à laquelle l’Alsace a été cédée par le traité de Francfort en 1871. La comparaison entre son écriture et celle du bordereau – seule base d’accusation – n’est pas convaincante. Mais quoi ? Il faut un coupable. Ayant passé par les Grandes Écoles, Dreyfus appartient à la nouvelle armée technicienne jalousée par les officiers sortis du rang. Surtout, il est juif, et une grande campagne a été organisée contre la présence dans l’armée, « l’arche sainte », des Juifs, ces étrangers. La condamnation du capitaine par le conseil de guerre de Paris, le 22 décembre 1894, est acquise au prix d’un déni de droit scandaleux, mais… qui ne fait pas sur le moment scandale. Les juges militaires ne s’étonnent pas qu’on leur transmette, de la part de Mercier, au moment du délibéré, un « dossier secret » auquel ni Dreyfus, ni son avocat n’ont eu accès. Convaincus de tenir la preuve, ils condamnent le capitaine à la déportation à vie, la peine de mort pour raison politique ayant été abolie en 1848. Nombre de gens du peuple, de socialistes, de syndicalistes – Jaurès, par exemple – trouvent cette peine bien douce si on la compare à la mort à laquelle de « simples soldats coupables d’une minute d’égarement ou de violence », selon la déclaration de Jaurès à la Chambre le 24 décembre 1894, sont condamnés sans barguigner. Justice à deux vitesses… On se console pourtant, sauf chez les Dreyfus. Le capitaine, lui, n’a pas cessé de crier son innocence : il ne parvient même pas à comprendre ce qui arrive à l’officier discipliné qu’il était. Les premiers convaincus de son innocence ? Une poignée d’hommes : Mathieu, le « frère admirable » ; Ferdinand Forzinetti, le commandant de la prison du Cherche-Midi, témoin du désespoir de Dreyfus ; un journaliste juif enfin, de sympathies anarchistes, Bernard Lazare, qui, à partir de 1896, prend en main la recherche de la vérité. C’est grâce à eux que, le 10 novembre 1896, une photo du Le bordereau à l’origine de l’affaire Des similitudes d’écriture le font attribuer au capitaine Dreyfus, alors que le véritable auteur est le commandant Esterhazy, un officier français d’origine hongroise, à la moralité douteuse et couvert de dettes de jeu. Entre 1888 et 1894, six Français ont déjà été condamnés pour espionnage au profit de l’Allemagne. DEVENIR DREYFUSARD Ils furent au début bien rares, les dreyfusards, voire bien marginaux : des individus longtemps isolés. On tiendra pour emblématique le comportement du lieutenant-colonel Picquart – il ne se confie qu’à son ami Leblois, avocat, à qui il fait jurer le secret – ou celui, dans À la recherche du temps perdu, du duc de Guermantes, convaincu de l’innocence de Dreyfus et qui découvre que sa femme fait dire des messes pour le capitaine. Pourquoi, au fil des ans, devient-on dreyfusard ? Plusieurs raisons : . la défense du droit bafoué pendant le procès de 1894 : position incarnée par le fondateur de la Ligue des droits de l’homme, Ludovic Trarieux, par une personnalité catholique comme P. Viallet, fondateur du Comité catholique pour la défense du droit, par Georges Sorel au nom de la « conscience juridique » ; . le respect du raisonnement scientifique et des règles de méthode qui permettent de découvrir les « faux ». C’est l’éthique professionnelle, qui domine chez de nombreux intellectuels : historiens (Gabriel Monod, Charles Seignobos), philologues (Gaston Paris), biologistes (Émile Duclaux) ; . la haine de l’antisémitisme, un danger, une « barbarie » beaucoup moins bien perçus à l’époque qu’aujourd’hui : Bernard Lazare, Émile Zola ; . l’espoir de relations nouvelles entre la classe ouvrière et les intellectuels : Jean Jaurès ; . la méfiance (le mot est faible) envers le militarisme et le cléricalisme, l’Armée et l’Église étant perçues comme deux institutions qui s’opposent au libre examen : Jean Allemane, Sébastien Faure, Anatole 39 « bordereau » est publiée dans Le Matin et que, un an plus tard, est démasqué son véritable auteur : le commandant Walsin Esterhazy, un condottiere perdu de vices. Le lieutenant-colonel Georges Picquart, nommé en 1895 à la direction du Service de statistique, était parvenu à cette conclusion dès août 1896. Il ne l’avait pas rendue publique. Mais, pour garantir son silence, ses chefs – les généraux Gonse et de Boisdeffre – l’avaient envoyé en Tunisie. L’Affaire entre alors dans sa phase explosive : celle-ci va durer plus d’un an. Des intellectuels s’étonnent, s’indignent : il faut réviser le procès ; on les appelle les « révisionnistes ». Ils ont accès aux colonnes de quelques journaux : Le Figaro, Le Siècle, L’Aurore, puis La Petite République. Fin 1897, Zola dénonce dans Le Figaro l’antisémitisme – c’est sa belle « Lettre à la jeunesse » –, avant d’accuser, le 13 janvier 1898, dans L’Aurore, l’état-major, les ministres de la Guerre et les conseils de guerre d’alimenter ou de couvrir l’ignominie. En face, la presse antisémite – La Libre Parole, La Croix, L’Intransigeant – se déchaîne et Le Petit Journal (qui n’est nullement antisémite et tire à près d’un million d’exemplaires) affirme qu’en critiquant le conseil de guerre c’est la nation tout entière que l’on met en péril. De procès en procès – Esterhazy, acquitté en janvier 1898, Zola, condamné au maximum en février –, de pétition en pétition, le monde des « intellectuels » se mobilise et le débat gagne de larges couches de la société, jusqu’à troubler la vie privée des familles bourgeoises : « Ils en ont parlé », cette légende elliptique accompagne une caricature du dessinateur antisémite Caran d’Ache où l’on voit un déjeuner de famille tourner en pugilat, la soupière gisant à terre et les chaises renversées… De nombreux socialistes – Lucien Herr, tôt convaincu et très actif, Victor Basch, Jean Allemane, Jean Jaurès entrent dans l’arène. Pendant l’été 1898, Jaurès démontre, dans son recueil d’articles Les Preuves, les mensonges accumulés par l’état-major, cette « forgerie de faux ». Démasqué, le commandant Henry avoue ; arrêté, il se suicide le 31 août. Impossible, dès lors, de s’opposer à la révision du procès ? Pas du tout : il suffit de présenter comme « patriotiques » les faux fabriqués par Henry, de collecter de l’argent pour son fils, pour sa veuve. Les ministres de la Guerre, les présidents du Conseil démissionnent en cascade, plutôt que de devoir porter le fer dans la plaie, d’engager la révision. Le Parlement s’éveille lentement de sa torpeur : le Sénat d’abord, avec le vieil Auguste Scheurer-Kestner qui a convaincu, entre autres, Zola et Clemenceau de l’innocence du capitaine. La Cour de cassation, après avoir longtemps tergiversé, casse finalement l’arrêt de 1894 et renvoie Dreyfus devant un nouveau conseil de guerre. Lorsque celui-ci se réunit à Rennes, en août-septembre 1899, un nouveau gouvernement est en place depuis juin, présidé par Pierre Waldeck-Rousseau, un avocat respecté qui avait fait voter en 1884 la loi légalisant les syndicats. Il avait fallu une tentative de putsch, conduite par Paul Déroulède en janvier 1899, pour que les reclassements politiques qui s’esquissaient depuis quelques mois prennent forme autour de la « défense de la République » : c’est le premier gouvernement où siège un socialiste, Alexandre Millerand, au ministère de l’Industrie ; le ministère de la Guerre, quant à lui, est confié au général de Galliffet, un des anciens massacreurs de la Commune, mais décidé à mater dans l’armée ceux qui alimentent la campagne contre « la gueuse », la République. En septembre, donc, tombe l’incroyable verdict de Rennes : Dreyfus est à nouveau condamné, mais avec… circonstances atténuantes. Waldeck-Rousseau propose alors de faire gracier le capitaine par le président de la République. C’est chose faite, pour le plus grand désarroi des dreyfusards, qui, eux, attendent l’entière réhabilitation. Elle sera acquise en 1906. Pour en finir avec les questions anciennes Essayons à présent de réfléchir aux principaux problèmes sous-jacents à l’Affaire, à ceux, tout au moins, qui intéressent aujourd’hui les historiens. Pour cela, rappelons d’abord ceux qui ont cessé de les intéresser. Il faut être le colonel Paul Gaujac, responsable du Service historique de l’armée de terre, pour suggérer en 1994 qu’on discute encore aujourd’hui de l’innocence du capitaine. Il faut être attaché à la tradition du roman-feuilleton – les journaux de la fin du XIXe siècle en publiaient deux ou trois par jour ! – pour accorder de l’importance, une importance historique s’entend, aux histoires de « dames voilées », aux rencontres secrètes dans les églises, aux mystérieux télégrammes, bref, aux divers procédés mis en œuvre à l’état-major pour avertir Esterhazy que son rôle réel va être rendu public. Et le rocambolesque militaire a lui aussi perdu France, Joseph Reinach. Au total : pour « la Justice et la Vérité ». ÊTRE ANTIDREYFUSARD Les antidreyfusards furent longtemps majoritaires. Être antidreyfusard allait de soi dans les cercles politiques, chez les catholiques, dans les milieux populaires. Audelà du conformisme dominant, il faut pourtant s’interroger sur les raisons pour lesquelles se développa un antidreyfusisme militant. Du plus répandu au moins fréquent, distinguons trois cas : . l’attachement à l’armée, gardienne de la patrie, de l’ordre intérieur et de la hiérarchie, et le respect de la chose jugée : c’est le cas, outre les militaires, d’hommes comme Ferdinand Brunetière, le directeur de La Revue des deux mondes. Jules Lemaître, le président de la Ligue de la patrie française, Charles Maurras, pour qui l’ennemi principal est le désordre né du monde moderne. Pour eux, l’armée est un garde-fou ; . l’antisémitisme qui se nourrit de courants très divers : antijudaïsme catholique (« ils sont maudits si nous sommes chrétiens »), antisémitisme économique (la « banque juive » parasitaire), antisémitisme nationaliste. Ainsi Rochefort, l’ancien communard, ainsi Drumont, pour qui les Juifs sont les plus étrangers des étrangers (« Hors de France, les Juifs ! La France aux Français ! » La Libre Parole, 22 décembre 1894) ; . la priorité au « sang » et à la « race » au sens biologique et physiologique du terme. Citons un anthropologue de Montpellier, Georges Vacher de Lapouge, J. Soury et son disciple le plus célèbre, Maurice Barrès : il ne peut y avoir, selon lui, de vérité qui vaille que « française » ; Zola ne peut « penser français » en raison du sang italien qui coule dans ses veines (Le Journal, 1er février 1898). Pourtant, rien n’est jamais joué à l’avance chez un individu. À chaque moment, chacun choisit. Ainsi Barrès : Léon Blum, qui le connaissait bien et qui l’admirait, fut longtemps convaincu que, comme ses amis de La Revue blanche, il choisirait le camp dreyfusard. À l’origine, les socialistes ne veulent pas s’impliquer dans « l’Affaire ». Radicaux et socialistes – en particulier Jules Guesde qui ne sera jamais dreyfusard – voient dans l’affaire Dreyfus une affaire exclusivement bourgeoise, propre à diviser, sans profit, le monde ouvrier : en quoi le sort d’un officier juif, issu d’une riche famille de patrons du textile, pourrait-il intéresser les ouvriers ? LA LIGUE DES DROITS DE L’HOMME La Ligue pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, dite Ligue des droits de l’homme, ou encore LDH, est née au cœur de l’affaire Dreyfus entre février et juin 1898. 40 ses charmes, même si les vertus comparées de deux canons sont au centre d’un livre récent. À l’autre bout de la chaîne explicative, l’étude minutieuse du comportement des partis souffre de deux difficultés majeures. Ceux-ci n’existent pas encore : il n’y a en France que des groupes parlementaires ; quant à l’étude du Parlement, elle est de peu de rapport : ce n’est pas dans ce milieu que l’Affaire prend racine, ni qu’elle se déploie. La sociologie de l’Affaire, enfin, suppose des études locales difficiles : de l’aristocratie au monde ouvrier, toutes les classes sociales sont profondément divisées, l’indifférence l’emportant plus souvent qu’on ne croit, surtout en province et surtout chez les paysans. Dans plusieurs domaines, en revanche, la connaissance historique a enregistré de réels progrès au fil des dernières années. La bataille de l’écrit Les antidreyfusards sont surtout des académiciens (22 d’entre eux signent une pétition contre la révision du procès) et des auteurs ou artistes connus comme Jules Verne, Maurice Barrès, Charles Maurras, Degas ou Renoir. Parmi les dreyfusards, outre Zola, on trouve Charles Péguy, Anatole France, des professeurs et des scientifiques. Lorsque Émile Zola publie sa lettre au président de la République, Félix Faure, le 13 janvier 1898, il est un écrivain en pleine gloire. Convaincu de l’innocence du capitaine depuis les révélations de Picquart, conforté dans son analyse par la rencontre de la famille Dreyfus, il propose à Clemenceau, directeur du journal L’aurore, un texte auquel manque un titre ; Clemenceau proposera « J’accuse ». Par ce texte, Zola se situe dans la longue tradition d’engagement politique de l’intellectuel, illustrée notamment par Voltaire au XVIIIe siècle, Hugo au XIXe. L’analyse du texte peut être à la fois historique et littéraire. Le ton est catégorique, marqué par l’accumulation de verbes d’action et de volonté (utilisation répétée du « je » qui témoigne d’une engagement personnel), volontiers polémique, agressif et/ou ironique. Le rythme anaphorique (répétition en tête de chaque paragraphe de l’expression « J’accuse ») donne une impression de certitude martelée, accentuée par la multiplication de paragraphes courts. L’exorde (« J’attends ») sonne comme un défi. Ce pamphlet est incontestablement un bel exemple d’éloquence, sans doute un peu emphatique, mais très efficace. Zola met en cause l’ensemble de la hiérarchie militaire qui a eu à traiter le cas d’Alfred Dreyfus depuis 1894. Il accuse nominalement Du Paty de Clam d’avoir été à l’origine d’une machination. Il en fait donc le coupable premier, mu par une intention diabolique. Mais au-delà, il accuse ses supérieurs successifs non seulement de l’avoir laissé agir, mais ensuite de s’être rendus complices du crime. Il énumère les raisons qui ont pu les motiver : la faiblesse, mais aussi la volonté de sauver à tout prix l’honneur de l’armée, par esprit de caste au sein de l’ « Arche sainte », jugée inattaquable dans un pays hanté par la défense de ses frontières. Mais, au-delà, il met en cause aussi la passion cléricale : l’on pense ici à l’engagement antidreyfusard de plus grande partie de la hiérarchie et de la presse catholiques (cf. La Croix, journal des Assomptionnistes). Enfin, il dénonce le crime judiciaire qui a été commis : un accusé a été condamné sur la base d’un dossier secret qui n’a pas été communiqué à ses défenseurs, après la manipulation des pièces, voire la fabrication de faux. Par conséquent, Zola s’attaque non seulement à des individus et à une caste militaire, mais aussi à la violation des grands principes qui fondent la République : la présomption d’innocence, le droit à un procès équitable sur la base de pièces connues de toutes les parties, la défense des droits individuels, le refus de la raison d’État et au-delà, la Raison, le progrès, la liberté de conscience, c’est-à-dire toutes les valeurs issues des Lumières du XVIIIe siècle, puis de 1789. L’on comprend dés lors pourquoi il oppose de façon binaire les champs lexicaux de la vérité et du mensonge, de la lumière et de l’obscurantisme. Pour ce cri qui lui vaudra insultes, condamnation au cours d’un procès d’une violence inouïe, puis l’exil, Zola fut bien, comme le proclama Anatole France le 5 octobre 1902, lors des obsèques de l’écrivain, l’ « un des moments de la conscience humaine ». Le texte de Zola cause un scandale énorme et marque l’entrée en politique des « intellectuels » (terme créé à cette époque à partir du mot russe « intelligentsia ») qui combattent pour « la Vérité » et « la Justice ». C’est à l’occasion de l’affaire Dreyfus que le terme « intellectuel » fut employé pour la première fois, avec une connotation péjorative, par Maurice Barrès. Georges Clemenceau ne manifeste, au départ de l’Affaire en 1894, aucun doute quant à la culpabilité d’Alfred Dreyfus. Le 25 décembre 1894, il publie un article Défenseur de tous les droits, c’est aujourd’hui la plus ancienne des organisations de ce type. C’est pendant le procès Zola que Ludovic Trarieux, ancien ministre de la Justice, républicain modéré très hostile aux socialistes et aux anarchistes, décide de créer « quelque chose, une ligue » pour dénoncer la façon dont les droits sont bafoués dans l’Affaire et défendre les principes fondateurs des temps modernes, énoncés dans la Déclaration des droits de 1789. Il groupe autour de lui des universitaires désireux de s’engager, un ou deux hommes d’affaires, quelques parlementaires proches de ses options politiques : c’est le premier comité central de la Ligue. Aucun socialiste, bien sûr. Mais en même temps adhèrent à la ligue de jeunes professeurs de tendance socialiste ou radicale, soucieux de ne pas se borner à signer des pétitions : ainsi Victor Basch à Rennes, Célestin Bouglé à Montpellier, Charles Seignobos à Paris. Ils s’efforcent d’infléchir la Ligue en direction d’activités militantes – réunions publiques notamment – et de formes d’alliances concrètes entre intellectuels et ouvriers. C’est l’un d’eux, un fils de pasteur protestant, venu au dreyfusisme et au socialisme sous l’influence de Jaurès qui succède à Trarieux en 1903 : Francis de Pressensé réorientera alors l’action publique de la Ligue en direction des droits économiques et sociaux (défense des syndicalistes CGT), des droits des colonisés et des droits des femmes, ces derniers ayant été défendus au reste dès les premières années. Ces différentes options, qu’il n’est pas toujours facile d’harmoniser, vont traverser au XXe siècle toute l’histoire de la Ligue. Édouard Drumont (1844-1917) fut l’un des principaux porte-parole du courant antisémite à la fin du XIXe siècle et particulièrement lors de l’affaire Dreyfus. Auteur en 1886 d’un pamphlet intitulé La France juive, essai d’histoire contemporaine, qui connaîtra plus de 200 éditions successives, il y dénonce « les puissances d’argent », et plus spécialement « la mainmise des grandes familles juives sur la finance internationale ». En 1892, le pamphlétaire fonde enfin son propre quotidien, La Libre Parole, dont le premier numéro paraît le 20 janvier. Dans ses colonnes, Édouard Drumont est l’un des premiers journalistes à dévoiler le scandale politico-financier de l’affaire de Panama. Au mois de mai 1892, Édouard Drumont mène campagne contre la présence des Juifs dans l’armée, « l’arche sainte ». En 1893, il fonde La Libre Parole illustrée, supplément hebdomadaire de son quotidien, qui paraîtra jusqu’en septembre 1897. Le 29 octobre 1894, La Libre Parole fut à l’origine du déclenchement « médiatique » de l’affaire 41 intitulé « Le traître » dans lequel il écrit : « Comment un être humain peut-il se faire si déshonoré qu’il ne puisse attendre qu’un crachat de dégoût de ceux-là même qu’il a servis ? ». Par la suite, ses conversations avec le sénateur ScheurerKestner, puis les révélations du colonel Picquart emportent progressivement sa conviction qu’il y a eu violation de la légalité. Scandalisé par la violation des droits de la défense, il engage son talent de polémiste au service de la cause de la justice et de la vérité. Lui qui n’avait jusqu’alors que peu écrit, fait ses débuts de journaliste. Entre 1898 et 1903, il écrit 3 300 pages, soit dans L’Aurore qu’il a fondée, soit dans La Dépêche du Midi. Il s’agit de la campagne de presse la plus abondante qu’un journaliste ait consacré à une affaire (voir la réédition de ces articles depuis 2001 chez Mémoire du Livre sous la direction de Michel Drouin, tome 1 L’Iniquité). En janvier 1898, sollicité par Zola, Clemenceau accueille la lettre au président de la République que celui-ci vient d’écrire. Il en trouve le titre : J’accuse. Zola étant traîné en justice, ainsi que L’Aurore, Clemenceau se fait avocat et assure lui-même la défense de son journal. L’extrait proposé ici provient de sa plaidoirie le 21 février 1898. Autant qu’un homme, Dreyfus, qu’il ne connaît d’ailleurs pas, Clemenceau défend des principes, qui sont ceux de 1789, c’est-à-dire le primat de la Loi, le respect de la justice due à tous, la garantie du droit. L’illégalité qui a été commise en 1894, c’est-à-dire la condamnation sur la base d’un dossier secret, est une violation de ces principes, quelle que soit par ailleurs l’opinion que l’on ait sur l’individu Alfred Dreyfus. Accepter cette violation du droit, serait entériner un formidable retour en arrière, à l’avant-1789, vers les temps de l’arbitraire et du bon plaisir. L’invocation de la raison d’État, c’est-à-dire en l’occurrence la nécessité de défendre l’honneur de l’armée, par les adversaires de Dreyfus, serait la négation des droits des individus, qui, depuis 1789, fondent la démocratie. Au fil de cette plaidoirie, c’est bien une culture républicaine qui se dessine, de la part d’un homme pour lequel la révolution est un bloc : supériorité du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, primat du droit de l’individu sur ceux de la société, rejet des arguments d’autorité formulés au nom de la raison d’État, référence constante, bien qu’implicite au rôle fondateur de 1789. Même si le cinéma vient au monde en même temps que l’Affaire et si le grand Méliès, dreyfusard convaincu, tourne une Affaire Dreyfus admirable au moment où s’achève le procès de Rennes, on reviendra d’abord sur la « bataille de l’écrit ». La presse joue un rôle décisif dans la constitution de l’affaire en Affaire. Jamais les quotidiens n’ont disposé, jamais plus ils ne disposeront d’un tel pouvoir. C’est La Libre Parole, le journal du pape de l’antisémitisme, Édouard Drumont, qui, en quelques articles, amène le ministre de la Guerre à rendre publique l’affaire d’espionnage. C’est la presse qui diffuse, qui distille les informations : L’Aurore relance l’Affaire, on l’a vu, en ouvrant ses colonnes à « J’accuse… ! », le 13 janvier 1898 ; La Petite République en publiant pendant l’été, et en feuilleton quotidien, Les Preuves de Jaurès ; La Fronde, premier quotidien rédigé uniquement par des femmes, conjugue le ton de l’information et celui de la pitié. Les caricatures viennent à l’appui du texte et parfois le remplacent. Les pétitions, les télégrammes emplissent les colonnes des journaux : le fondateur de La Revue historique, Gabriel Monod, confie en novembre 1897 au Figaro ses angoisses ; ce sont celles d’un honnête homme. La mobilisation des intellectuels D’un honnête homme et d’un « intellectuel ». Ce mot, employé au substantif, ne désigne pas, à vrai dire, une profession, mais une pratique citoyenne, une posture. En 1893, ce fut celle des écrivains révolutionnaires les plus connus – Octave Mirbeau, le romancier, Élisée Reclus, le géographe, Bernard Lazare, le publiciste – mobilisés pour soutenir le livre d’un ouvrier typographe anarchiste, Jean Grave, emprisonné pour avoir publié chez Stock La Société mourante et l’anarchie. En 1897-1899, écrivains et artistes, savants, universitaires surtout entrent en lice. Les voilà, les signataires de pétitions, les auteurs de « lettres ouvertes » et d’articles savants et parfois véhéments, ceux qui vont témoigner dans les procès, qui parlent dans les meetings ou, plus modestement, expédient à leurs collègues, à travers la France, les documents authentiques que diffuse la Ligue des droits de l’homme. Du côté des professeurs, des universitaires, toutes les disciplines ne participent pas avec la même vigueur à ce combat pour que chacun, impartialement informé, puisse exercer librement son jugement. L’audience de ceux qui enseignent le Dreyfus. Alors que l’arrestation de Dreyfus est tenue secrète, Drumont demande la confirmation de la récente arrestation d’un traître : est-il vrai, interroge le journal, « que, récemment, une arrestation fort importante a été opérée par ordre de l’autorité militaire ? ». Le dessin proposé ici n’est que l’un des exemples, probablement pas le plus virulent, du délire antisémite dont La Libre Parole fut le propagateur. Publié dans les premières semaines de l’Affaire (Dreyfus est arrêté, mais n’a pas encore été jugé), l’on y retrouve tous les stéréotypes véhiculés dans ses colonnes à propos du Juif, dont Dreyfus ne serait que l’exemple le plus visible. L’on y voit Dreyfus, dénoncé comme traître, agenouillé devant une bassine remplie de pièces d’or (la récompense pour sa trahison), tenter d’effacer les marques de son infamie. Un Juif affublé du cordon de la franc-maçonnerie tente de l’aider dans cette tâche. Implicitement, Drumont dénonce le « syndicat juif » à l’oeuvre pour défendre le traître, mais également sa puissance financière mise au service des ennemis de la France. Il en appelle donc au seul verdict possible : la peine de mort. En témoigne la légende du dessin : « Juifs, chez nous, en France, le sang, seul, lave une tache comme celle-là ». Manière de souligner que selon lui, les Juifs ne sont pas la France ; ils sont au contraire l’anti-France qui complote grâce à son argent contre les intérêts nationaux. Ce sont là les traits structuraux de l’antisémitisme qui se développe au XIXe siècle, différent de l’antijudaïsme à l’oeuvre jusqu’alors, notamment par son insistance obsessionnelle sur les caractères physiques supposés des Juifs. Édouard Couturier publie cette affiche alors que le second procès Dreyfus va s’engager à Rennes devant le Conseil de guerre le 7 août 1899. Les dreyfusards semblent avoir remporté une première victoire en instillant le doute sur le verdict de 1894, et en mettant au jour les manipulations destinées à convaincre les juges et l’opinion de la culpabilité du capitaine. Aussi l’affiche de Couturier sonnet-elle comme un cri de victoire et semble-telle annoncer la fin de l’Affaire, close par deux dates figurant dans la partie supérieure (1894-1899). L’on y voit deux personnages féminins, la Vérité brandissant son miroir et la Justice, glaive à une main et balance à l’autre, incarnation de la loi dont elle porte l’inscription sur le front. Ces deux allégories rappellent évidemment l’allégorie républicaine, Marianne, dans sa représentation combattante. L’affiche est également une mise en scène. À Dreyfus, héros malgré lui, mais premier héros de l’Affaire, par son comportement exemplaire et son courage, dont le portrait est situé en haut à droite, Couturier oppose « les forces 42 latin, le grec ou l’allemand est moindre que celle des historiens ou des philologues, détenteurs d’une « méthode » sûre qui les rend aptes à distinguer une pièce fausse d’un document authentique. Comme eux, les spécialistes des sciences « dures » – ainsi Émile Duclaux, directeur de l’Institut Pasteur – dénoncent dans la justice militaire l’institution qui ne respecte aucune des règles nécessaires à la recherche de la vérité ! Forte pensée : le respect de « la science » et des savants, l’école laïque l’enseigne à tous les petits Français. Efficacement ? C’est une autre histoire ! On oublie vite quand – et c’est le cas le plus général – on quitte l’école à treize ans pour entrer dans une société parcourue par de fortes pulsions d’antisémitisme et de nationalisme xénophobe, d’autant plus fortes qu’elles sont irrationnelles. LA MÉDIATISATION DE L’AFFAIRE La scène sur laquelle se déroule l’Affaire ne se limite ni aux tribunaux, ni au Parlement (longtemps quasi silencieux : « Il n’y a pas d’affaire Dreyfus »), ni même à la presse, évoquée par ailleurs, ou aux cartes postales, aux images d’Épinal, nombreuses. La vie de salons, si active à l’époque, les maisons d’édition et, pour finir, les meetings : autant de lieux privés, semi-publics ou publics à travers lesquels les oppositions s’affirment, la vérité finalement s’affiche. Les salons, ces lieux où gens du monde, écrivains, hommes politiques se rencontrent. L’Affaire oblige les maîtresses de maison, étonnées, à choisir leur camp. La comtesse de Loyne ne se contente pas de recevoir les antidreyfusards : elle finance leur presse. Madame de Caillavet, l’amie d’Anatole France, la marquise Arconati-Visconti tiennent des salons dreyfusards où l’on reçoit même… un socialiste comme Jaurès. Les maisons d’édition : les antidreyfusards n’ont pas de politique éditoriale, confiants qu’ils sont dans le soutien de la majorité de la presse. Les dreyfusards ont au contraire avec eux un éditeur, Pierre-Victor Stock, proche des anarchistes et homme du monde en même temps. C’est lui qui publie, en novembre 1896, la célèbre brochure de Bernard Lazare, Une Erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus. Puis quelque 150 volumes et les comptes rendus exhaustifs des grands procès que la Ligue des droits de l’homme se charge d’expédier. Les meetings enfin, animés par les antisémites, mais aussi, de plus en plus, par des intellectuels dreyfusards dont la protection physique est assurée par les ouvriers des Bourses du travail : il en est ainsi à Montpellier par exemple. À Rennes, Victor Basch, futur président de la Ligue des droits de l’homme, assassiné par la milice le 10 janvier 1944, obtient l’adhésion à la section de la ligue de plusieurs centaines d’ouvriers. Ainsi naîtront, pour une part, les Universités populaires. Antisémitisme, xénophobie, nationalisme Depuis une vingtaine d’années, en même temps que grandissait la conscience du génocide nazi, des travaux de plus en plus nombreux ont été consacrés à l’antisémitisme. Ils ont mis en évidence sa forte présence dans la presse de l’époque, y compris celle, majoritaire, qui ne fait pas profession d’antisémitisme. Maints stéréotypes y circulent, hostiles aux Juifs, maints mots à connotation méprisante : « juiverie » par exemple. Ils ont montré son caractère interclassiste, avec prédominance pourtant des boutiquiers, des domestiques, bien encadrés par leurs clients ou leurs patrons, sans oublier l’armée, voire telle administration de la République. Ils ont repéré, dans des cas extrêmes, des propos ignominieux appelant à « rôtir tous les Juifs ». Bref, comme le montrent l’élection de Drumont à Alger en 1898 et la constitution, unique dans notre histoire, d’un petit groupe antisémite à la Chambre où se côtoient catholiques et radicaux, l’Affaire a porté à son paroxysme un état d’esprit largement préexistant, au reste composé d’éléments très divers. On remarquera pourtant que « les Juifs » sont loin d’être la cible unique des choix d’exclusion qui se développent alors en France. L’extrême diversité, la polysémie, des usages du mot « race » en fournit la démonstration. On croit à l’existence d’une « race » allemande – elle « nous » a enlevé l’Alsace et la Lorraine –, d’une « race » britannique dont l’existence est ravivée en 1898 par les graves événements de Fachoda, d’une « race » italienne surtout : sale race, apte à jouer du couteau et, en acceptant de bas salaires, à priver les bons Français de leurs emplois. Étranges vraiment ces immigrés italiens, ces étrangers, au point qu’à Aigues-Mortes, en 1893, huit d’entre eux, ouvriers des salines, sont restés du mal », les responsables de l’iniquité, repoussées en bas de l’escalier, renvoyés en quelque sorte vers les ténèbres : on y voit les généraux de Boisdeffre, ancien chef d’ÉtatMajor général en 1894 et Zurlinden, ministre de la Guerre en 1895 et en 1898, le général Cavaignac, ministre de la Guerre en 1899, mais également Jules Méline, président du Conseil du 28 avril 1896 au 15 juillet 1898 (on le reconnaît à ses abondants favoris aux pieds de Marianne), accompagnés par le père Stanislas du Lac qui brandit la croix (ce jésuite était le directeur de conscience de certains militaires, dont Cavaignac et de Boisdeffre). La collusion entre le « sabre et le goupillon » est explicitement dénoncée par ce caricaturiste républicain. Quant à du Paty de Clam, organisateur de l’enquête contre Dreyfus en 1894 et Mercier, ministre de la Guerre à la même date, leur tête a déjà été coupée : la justice est passée ! L’optimisme dreyfusard de Couturier sera quelque peu mis à mal lorsque le Conseil de guerre de Rennes condamnera à nouveau Dreyfus, avec « circonstances atténuantes ». L’Affaire n’était donc pas encore terminée. Entre 1880 et 1900, si des ligues marquées à droite apparaissent (Ligue de la Patrie française), d’autres, d’inspiration humaniste et libérale surgissent dans des familles de pensée qui veulent faire fructifier l’héritage de 1789. C’est le cas de la Ligue des Droits de l’homme née, lors de l’affaire Dreyfus, au coeur des soubresauts consécutifs au procès de Zola. Des témoins de celui-ci, inquiets des violences physiques et verbales qui se multiplient, éprouvent alors la nécessité d’un sursaut. Le 19 février 1899, une réunion se tient chez le sénateur Scheurer-Kestner, entre Joseph Reinach, Ludovic Trarieux, ancien ministre de la Justice, et Yves Guyot, directeur du journal Le Siècle. Rejoints par le biologiste Émile Duclaux, Jean Pschirari, et quelques amis, ils décident la création d’une Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen. La première assemblée générale se tient le 4 juin 1898. Son texte fondateur rappelle les circonstances de sa création et les principes qui la guident. Fortement liée au combat pour Dreyfus, Picquart et Zola, elle s’engage sur la défense de valeurs : la primauté des droits individuels, le refus de la haine antisémite, la préservation des acquis de la Révolution menacés par les nationalistes. Au-delà, il s’agit de s’engager pour faire vivre une République dans laquelle la liberté ne soit pas un vain mot. C’est donc bien d’un militantisme en faveur de la démocratie qu’il s’agit, de la part de personnes issues, pour l’essentiel de milieux intellectuels, fustigées par les nationalistes, mais revendiquant leur responsabilité active dans le fonctionnement de la République. 43 sur le terrain au terme d’une chasse à l’homme. Et, plus étranges encore que les autres, ces Juifs dont la nature pernicieuse, la « race » est révélée par leur accoutrement, par le langage aussi que parlent ceux qui fuient les pogroms et les interdits réactivés dans la Russie lointaine. Les antidreyfusards qui envoient des dons à La Libre Parole le font par antisémitisme. On repère les formes historiques de l’antisémitisme : catholique (les curés), « économique » (les commerçants ruinés par les Juifs), nationaliste (appel « au drapeau ») et même raciste (référence aux « enjuivés », même si le racisme moderne n’est pas encore vraiment développé : il faut attendre l’entredeux-guerres). Il faut donc insérer l’antisémitisme dans le « nationalisme », un concept qui s’impose en France à la fin du XIXe siècle où il acquiert le statut d’idéologie dominante pour une large fraction de la population, un concept que l’Affaire parviendra à politiser en l’assimilant à l’antidreyfusisme. Pour en comprendre la force, et, finalement, la défaite politique, il faut situer l’Affaire plus largement dans la crise que traverse alors la République. La crise de la République Lorsque l’Affaire se noue, en effet, en 1894, la crise de la pratique et de la culture républicaines est déjà profonde. Crise éthique de longue durée, liée à l’imbrication des intérêts de certaines entreprises capitalistes, audacieuses, et des pouvoirs des parlementaires. Le scandale de Panama en 1892 l’a mise en évidence ; ses échos se font entendre jusqu’à la fin de 1897 et ne sont pas pour rien dans les hésitations de certains dirigeants socialistes à rallier le camp dreyfusard. Nombre d’entre eux en effet voient dans la campagne qui s’esquisse alors pour la réhabilitation du capitaine une occasion de remettre en selle les « panamistes » battus en 1893. Plus profondément, la République a perdu son image de pureté : dur de penser qu’elle ne fait pas mieux que les « comptes fantastiques d’Haussmann » ! Crise politique aussi, et culturelle, qui s’enracine dans la question religieuse. Le ralliement des catholiques au régime républicain, auquel le cardinal Lavigerie a appelé en 1890, a permis aux fils les plus conservateurs de Jules Ferry de passer avec les « ralliés » – tous les catholiques ne le sont pas – de fructueuses alliances. Les élections de 1893 en sont l’occasion : voici à la présidence du Conseil Dupuy, Méline, Ribot, désormais libérés de la pression militante de gauche qu’avaient fait peser sur eux les radicaux. Dans l’opinion publique, ces nouveaux dirigeants – Panama a été funeste à leurs prédécesseurs – passent pour fort peu « républicains » ; ils font risette aux curés, ce qui est mal vu, et la presse dirigée par les Assomptionnistes, La Croix notamment, a renoncé à les prendre pour cible et leur substitue les « rouges » et les Juifs. Crise sociale enfin, elle aussi, bien sûr, culturelle et politique. À la veille de l’Affaire, une lecture de la presse qui ne privilégie pas à l’excès La Croix et La Libre Parole montre l’omniprésence de la peur des « rouges », de la peur sociale. Ce qui l’alimente ? Les attentats anarchistes qui ont visé pendant trois ans notables et lieux symboliques, des cafés des quartiers chics au Palais Bourbon, pour finir par le président de la République ; les progrès des Bourses du travail, aussitôt réprimés – celle de Paris est fermée en 1893 – et la naissance de la CGT ; la victoire électorale enfin remportée par les socialistes aux élections législatives de 1893 : quelque cinquante députés avec Guesde et Jaurès, Millerand et Viviani. La Révolution est-elle pour demain ? Or, depuis des années, la République est en panne de réformes sociales : l’impôt sur le revenu, les retraites, les assurances sociales – ce fleuron de l’Allemagne bismarckienne – dorment au placard. Le Parlement a adopté (pour sécuriser l’opinion ?) les lois dites antianarchistes que les défenseurs des droits et le bon peuple ont qualifiées de « lois scélérates ». Beaucoup d’ouvriers, de petites gens, déjà sensibilisés, quelques années plus tôt, par la crise boulangiste, sont en passe de perdre confiance dans Marianne, naguère tant aimée. D’autant qu’une crise économique de longue durée s’est abattue sur l’ensemble des pays capitalistes. Génératrice de chômage, elle alimente aussi, en France, où l’industrialisation s’est faite à pas de velours, le mécontentement de l’atelier et surtout de la boutique menacée par les grands magasins ; elle met en difficulté les nouveaux bacheliers et les jeunes écrivains d’avant-garde, encore peu connus. Beaucoup adoptent alors des attitudes protestataires : voici venu le temps des pétitions, des revendications, des manifestations, le temps de l’affaire Dreyfus. On l’a compris : la crise de la République, telle que Marianne était sortie des grandes réformes libérales des années 1880, était ouverte. De fortes questions émergeaient que la Pour défendre la République menacée par les nationalistes (le nationaliste Paul Déroulède tente même un coup d’État dérisoire en 1899), les républicains modérés, les radicaux et les socialistes s’allient à la Chambre des députés pour soutenir un cabinet de « défense républicaine » confié à Waldeck-Rousseau en 1899. Cette politique de la défense républicaine contre l’extrême-droite sera réutilisée par les radicaux, alliés à la droite dans le cabinet Doumergue au lendemain de la manifestation du 6 février 1934. Les conséquences politiques de l’Affaire sont très importantes. La droite nationaliste est discréditée par ses outrances. La gauche se remobilise autour des valeurs républicaines et donne une majorité au gouvernement de Défense républicaine de Waldeck-Rousseau en 1899. Dans le cadre de ce nouveau clivage droite/gauche, le centre, qui gouvernait la France depuis vingt ans, éclate. Une partie des « progressistes » (républicains modérés), celle qui s’est engagée dans le dreyfusisme, rejoint la gauche et forme l’Alliance républicaine démocratique (WaldeckRousseau, Poincaré) ; une autre partie, composée des antidreyfusards, glisse vers la droite et forme la Fédération républicaine (Méline). 44 tradition de la grande Révolution coloriait en France de tons originaux. Le mécontentement social, politique, culturel allait-il bénéficier au populisme, au nationalisme ? Les socialistes parviendraient-ils à s’en dégager sans s’isoler du peuple républicain ? Les conditions seraient-elles créées pour qu’un vaste mouvement populaire écarte la voie antisémite et xénophobe et rappelle que la République est fondée sur la défense, sans exclusive, de l’égalité des droits, sur une culture populaire laïque appuyée, au-delà de l’école, sur un accord tacite ou explicite avec les intellectuels, enfin sur les pratiques d’interpellation du pouvoir qui caractérisent la citoyenneté à la française ? Contrairement aux propos tenus plus tard par Péguy, un des premiers partisans de l’innocence du capitaine, la victoire des dreyfusards ne saurait se résumer à une défaite du « dreyfusisme », à un passage de la belle « mystique » à la vilaine « politique ». En s’inscrivant en politique, les valeurs dreyfusistes – la quête de la vérité, de la justice, du droit – ont certes perdu de leur éclat. Elles ont servi les intérêts, parfois étroits, du Bloc des Gauches, lui-même du reste tôt trahi. Mais elles ont assuré, outre la réhabilitation du capitaine, le recul de l’antisémitisme et du nationalisme, l’essor du mouvement populaire, syndical et associatif, et la séparation des Églises et de l’État. Ces questions vont alimenter largement les recherches sur l’Affaire pendant l’année de son centenaire. Depuis une vingtaine d’années, l’antisémitisme, nourri par la mémoire du génocide, a été au cœur de nombreuses recherches sur l’Affaire. Aujourd’hui, c’est sur la crise de la République et sur le nationalisme dont l’antisémitisme est une des manifestations que se polarise l’attention. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Cause morale au départ (la défense d’un homme injustement condamné), l’affaire Dreyfus est rapidement devenue un conflit d’idées, mettant aux prises deux systèmes de valeurs inconciliables. Le rôle de la presse est déterminant. Pour défendre Dreyfus, Zola utilise la presse pour porter des accusations publiques qui obligent les autorités à réagir. C’est seulement à partir de «J’accuse », et donc de 1898, que l’affaire devient l’Affaire, déchaîne les passions et divise les Français. Les dreyfusards s’engagent en effet au nom de valeurs universelles : justice, vérité, droits de l’homme, compassion pour l’innocence châtiée. À l’inverse, les antidreyfusards combattent au nom de valeurs particularistes : défense de la nation contre tout ce qui la menace, défense de l’armée au nom de la cohésion nationale (c’est « l’esprit de corps » dénoncé par Zola). Ils luttent ce faisant au nom d’une vision holiste de la société, qui implique la préservation prioritaire de l’État et de la nation, y compris contre les droits d’un individu, y compris par le mensonge. Les dreyfusards, au contraire, héritiers des Lumières, défendent l’individu contre la raison d’État devenue, selon les mots de Jaurès, « de la lâcheté politique », un « crime de l’autorité ». À la défense des droits de l’homme qui sous-tend le combat dreyfusard s’oppose, inconciliablement, la morale de la société organique, liée à l’antisémitisme, et du primat de la nation défendue par les antidreyfusards. L’Affaire met en lumière l’ampleur du courant antisémite en France. Sur le plan politique, la droite et la gauche se sont clairement affrontées. L’Affaire a provoqué un rapprochement entre les radicaux, les socialistes et certains républicains modérés. Elle donne un regain de vigueur au nationalisme, conjugué à l’antisémitisme à droite. Avec la victoire des dreyfusards, l’affaire Dreyfus permet tout d’abord la consolidation philosophique et morale de la République, en faisant triompher l’éthique des droits de l’homme. Elle entraîne en effet l’abandon par une partie de la gauche de ses préjugés antisémites qui pesèrent dans son hésitation à rallier la cause de Dreyfus, considéré comme un simple bourgeois, une incarnation des classes dirigeantes. Les forces républicaines s’accordent dès lors pour condamner l’antisémitisme, qui se trouve associé à l’extrême droite nationaliste dont il est devenu l’une des composantes essentielles. L’affaire Dreyfus conduit surtout à l’application de l’un des fondements du programme républicain : la Séparation des Églises et de l’État. L’attitude des catholiques dans l’affaire a en effet révélé aux républicains l’importance de la consolidation du régime et de ses valeurs dans l’opinion. La dénonciation du cléricalisme est alors apparue comme le moyen d’éviter une nouvelle affaire Dreyfus ; d’où l’importance, aux yeux des républicains, de la laïcisation de l’enseignement. Conjuguée à une volonté d’apaisement, cette idée a entraîné l’exécution d’un projet de séparation longtemps différé. Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 45 HC – La France à la « Belle Epoque » Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Sources et muséographie : Produit phare de la Belle Époque, la carte postale « inventée » en Autriche dans les années 1860, n’est autorisée en France qu’au début des années 1870 et n’est illustrée qu’à partir des années 1880. Produites à des centaines de millions d’exemplaires entre 1900 et 1914, les cartes postales fournissent de nombreux témoignages sur la vie quotidienne ou sur l’imaginaire des Français de la Belle Époque. Ouvrages généraux : Winock Michel, La Belle Époque, la France de 1900 à 1914, Perrin, 2002, coll. «Pour l’histoire», 432 p. Dominique Lejeune, La France de la Belle Époque, 1896-1914, coll. « Cursus », Armand Colin, Paris, 2000. Charle Christophe, Paris fin de siècle, culture et politique, Le Seuil, 1998, coll. «L’Univers historique», p. 7-48. Rebérioux M., La République radicale ? 1898-1914, Seuil, 1975. Weber E., France fin de siècle, Fayard, 1986. Rioux Jean-Pierre, Sirinelli Jean-François, Histoire culturelle de la France, tome 4, «Le temps des masses : le XXe siècle», Le Seuil, 1998, p. 6-111. J.-P. Rioux, Chronique d’une fin de siècle, France, 1889-1900, coll. « Points », Seuil, 1991. Berstein Serge, «Naissance des partis politiques modernes», in Berstein Serge, Winock Michel (dir.), Histoire de la France politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914», Le Seuil, 2002, coll. «L’Univers historique», p. 415- 466 (p. 438443 sur le Parti radical). M. Leymarie, De la Belle Époque à la Grande Guerre. Le triomphe de la République (1893-1918), coll. « Références », Le Livre de Poche, 1999. S. Ageorges, Sur les traces des expositions universelles, Paris 1855-1937, Parigramme, 2006. L. Aimone et C. Olmo, Les Expositions universelles (1851-1900), Belin, 1993. B. Schroeder-Gudehus et A. Rasmussen, Les Fastes du Progrès. Le guide des expositions universelles (1851-1992), Flammarion, 1992. Alain Weill, Les maîtres de l’affiche 1900, Bibliothèque de l’Image, 2001. D. Franck, Les années Montmartre. Picasso, Apollinaire, Braque et les autres, Mengès, 2006. Documentation Photographique et diapos : Revues : Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Visant un tableau de la France à la Belle Époque, le sujet impose de dresser un bilan complet des forces et des faiblesses de la France de 1900 à 1914. Pour y parvenir, il faut envisager l’évolution économique – la croissance retrouvée est un des éléments qui permettent de définir la Belle Époque – et l’évolution sociale, ce qui permet de souligner le poids écrasant du monde rural dans la France de cette époque. Il faut ensuite montrer comment la République, renforcée par l’affaire Dreyfus devient le régime de la très grande majorité des Français, avant de présenter les éléments qui font de Paris l’une des capitales européennes les plus attractives. La confrontation de documents permet de faire apparaître la coexistence, dans la France à la Belle Époque, de régions et d’activités encore très traditionnelles et d’autres régions et d’autres activités déjà très modernes. C’est l’un des axes les plus importants de l’étude à mener sur cette période. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : L’expression « Belle Époque » est apparue en 1919 pour désigner la période heureuse de l’avant-guerre. Aucun journaliste, aucun écrivain ne semble avoir inventé cette formule, née spontanément. Il s’agit donc d’une expression rétrospective et nostalgique, désignant la période d’avant 1914 comme un âge d’or, une période révolue de stabilité. La Belle Époque, pour les Français des années 1920, s’oppose à la Grande Guerre et à tous les bouleversements qu’ils sont en train de vivre : inflation, instabilité monétaire, révolution soviétique, naissance du fascisme… Comme toutes les notions désignant un âge d’or, la notion de Belle Époque propose une vision idéalisée, idyllique et statique d’une période, gommant toutes ses contradictions, une image construite par opposition Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : BO 1ere S actuel : « Tableau de la France à la “Belle Époque”. On présente des traits majeurs de la France durant la quinzaine d’années qui précèdent la guerre : poids et contrastes du monde rural, croissance économique, vie politique marquée par la constitution de partis et la domination des radicaux, large consensus républicain et patriotique et rayonnement culturel de Paris. » Activités, consignes et productions des élèves : Accompagnement 1ère : « L’expression de « Belle Époque » date de l’après-guerre, quand les survivants de l’épreuve affirment leur aspiration à une reconstitution à l’identique. Le point de départ retenu par le programme, 1900, pallie les hésitations de la périodisation (la césure traditionnelle de 1896 entre Grande Dépression et reprise s’exprime nettement dans le mouvement des prix, alors que les performances de la production demeurent médiocres jusqu’au milieu des années 1900). 46 aux problèmes du présent. C’est l’oeuvre d’une mémoire sélective et euphorisante, qui crée une impression trompeuse d’immobilité. Ce genre de représentations rétrospectives est courant : pensons à l’imagerie des Trente Glorieuses, inventée dans la crise de la fin des années 1970… Les contemporains de 1900 n’ont évidemment pas parlé de « Belle Époque ». Ils ont conscience de vivre une époque de croissance et de progrès, après la Grande Dépression des années 1873-1895. Péguy écrit en 1913 (dans L’Argent) : « le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé depuis trente ans ». Mais ils sont confrontés à toute une série de problèmes : le développement du socialisme et du syndicalisme révolutionnaire, l’agitation de l’extrême droite nationaliste, etc. Beaucoup parlent de décadence, de dégénérescence, de « fin de siècle »… L’historien doit donc se méfier du mythe de la Belle Époque et dresser un tableau nuancé de la France à cette période. Celle-ci correspond à « la quinzaine d’années qui précèdent la guerre ». On la fait commencer généralement en 1896 (fin de la Grande Dépression, reprise de la croissance économique), mais ce point de départ n’est bien sûr qu’un repère parmi d’autres. – La France de la Belle Époque connaît une forte croissance économique surtout portée par l’essor de nouvelles industries. – Mais cette croissance est ralentie par l’étroitesse des structures économiques et par le malthusianisme d’une grande partie des Français. – La France de la Belle Époque est aussi une puissance en pleine expansion, mais reste méfiante vis-à-vis de l’extérieur (protectionnisme de Méline). Pourquoi la « Belle Époque » ? La fin de la Grande Dépression Mise au point à la fin des années 1880, l’automobile est l’un des secteurs clés de la seconde industrialisation, dont le développement met un terme à la phase de dépression qui touche toutes les économies européennes jusqu’aux années 1890. Elle est aussi l’objet d’une compétition acharnée entre les grandes nations industrielles, qui expose leurs productions dans des salons entièrement consacrés à l’automobile : le premier de ces salons est créé France en 1898, l’année où Renault produit sa première voiture. La fin de l’affaire Dreyfus L’affaire Dreyfus porte au maximum de leur intensité les affrontements politiques de la fin du XIXe siècle. Regroupant autour de la droite nationaliste et antisémite tous ceux qui refusent que la raison d’État et l’honneur de l’armée cèdent devant les droits d’un homme, le camp antidreyfusard devient antirépublicain en 1899 quand, longtemps hésitante, la justice donne raison aux arguments des dreyfusards regroupés autour de Zola, Clemenceau et Jaurès pour défendre non seulement Dreyfus mais aussi l’idée même des droits de l’homme. La grâce de Dreyfus suivie des mesures énergiques prises par le gouvernement de défense républicaine conduit par Waldeck-Rousseau met fin à une affaire qui ébranle la République. Au cours des vingt années qui précèdent la Grande guerre, la France se modernise rapidement sous l’effet d’une forte croissance économique. Les progrès techniques de la seconde révolution industrielle et les découvertes scientifiques des chercheurs français engendrent un grand optimisme concernant l’avenir du pays. Ces progrès sont d’autant plus ressentis qu’ils sont à l’origine d’une nette amélioration des conditions de vie des populations avec les débuts de la consommation de masse, la diffusion du mode de vie urbain et de la culture de masse. Cependant, cette évolution ne profite pas également à toute la population. Ainsi, une grande partie des campagnes reste en marge de la modernisation, tandis que les conditions de vie des prolétaires sont toujours difficiles. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Les traits retenus par le programme l’ont été pour leur contribution à la compréhension de l’histoire nationale durant la Belle Époque et ultérieurement. L’étude de la croissance économique peut être incluse dans le paragraphe précédent ou articulée avec lui, en soulignant traits communs et spécificités : cycle industriel rythmant de plus en plus le développement économique, fluctuations longues communes à tous les espaces envisagés mais accentuées, étroitesse du marché intérieur, etc. S’intéresser au monde rural apparaît une évidence : au début de la période, il rassemble 22 millions de Français et le secteur agricole fait pratiquement jeu égal avec l’industrie au sein du PIB. On comprend l’enjeu idéologique et politique que représente durablement la ruralité. Malgré ses traits communs, un univers aussi ample ne peut être homogène, ce que montre une esquisse de la diversité des sociétés rurales et des différences introduites par la structure agraire, les modes d’exploitation et la distinction salariés/exploitants. L’expression « large consensus républicain et patriotique » rappelle que, vers 1900, un double mouvement s’achève : l’État-nation est l’espace commun et la République, forme française de la démocratie libérale, est victorieuse dans les rapports de force politiques et culturels. Pour autant, des clivages existent parmi les républicains sur l’attitude à avoir envers le catholicisme, la politique de défense nationale ou la nécessité et la vision d’une action socio-économique. C’est dans ce contexte d’ensemble et face à ces questions vives que se déploie la vie politique des années 1900-1914. Même si des modérés y jouent un rôle majeur (WaldeckRousseau et Poincaré), le programme met l’accent sur les radicaux. Cela s’explique par la novation que représente la fondation en 1901 du Parti républicain radical et radicalsocialiste et son arrivée au pouvoir en 1902. Constitué initialement d’une fédération assez lâche, ce parti occupera durablement une place importante sur l’échiquier politique. Sa fondation est représentative de la croissance des structures collectives (SFIO, mouvements de jeunesse, syndicats, etc.). Son double statut de capitale incontestée et de villemonde, au fort rayonnement symbolisé par l’Exposition universelle de 1900, explique que l’on accorde à Paris une attention particulière. Parmi les entrées possibles, le programme privilégie l’attraction culturelle que Paris exerce à l’échelle nationale et internationale. » Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 47 HC – La séparation des Églises et de l’État Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : La loi de séparation des Églises et l’État marque-t-elle une fracture ou un apaisement ? Sources et muséographie : Ouvrages généraux : Cabanel Patrick, Les Mots de la laïcité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004. DUCOMTE Jean-Michel, La laïcité, Milan, coll. « les essentiels », 2001, 63 p. Wieviorka Olivier et Prochasson Christophe, La France du XXe siècle. Documents d’histoire, coll. « Points Histoire », Seuil, 1994 (textes classés par ordre chronologique : le débat sur la séparation de l’Église et de l’État, etc.). G. DOISY, J.-B. LALAUX, À bas la calotte : la caricature anticléricale et la séparation des Églises et de l’État, Éditions Alternatives, 2005. Ozouf Mona, L’École, L’Église, La République (1871-1914), coll. « Points Histoire », Seuil, 1982. J. Lalouette, Les Églises et l’État, La Découverte, 2005. P. Cabanel, 1905, la séparation des Églises et de l’État en 30 questions, Geste éditions, 2005. 1905, la séparation des Églises et de l’État, Les textes fondateurs, présentés par D. de Villepin, Perrin, collection Tempus, 2004. J.-P. Scot, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905, coll. « Points », Seuil, 2005. M. Dixmier, J. Lalouette, D. Pasamonik, La République et l’Église. Images d’une querelle, La Martinière, 2005. M. Larkin, L’Église et l’État en France. 1905 : la crise de la Séparation, Privat, 2004. J.-M. Mayeur, La Séparation des Églises et de l’État, Éd. de l’Atelier, Paris, 1966. Documentation Photographique et diapos : Revues : L’Histoire, n° 289, « Dieu et la politique, le défi laïque », juillet 2004. La laïcité 1905-2005, TDC, N° 903, du 1er au 15 novembre 2005 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) : À la fin du XIXe siècle, le régime républicain s’est enraciné. Être républicain, c’est alors être fidèle à l’héritage de 1789 et aux lois fondatrices des années 1880, c’est être attaché à la nation et à la pratique du débat. L’éventail politique des partis qui naissent offre un large choix aux électeurs républicains ; ce ne sont plus les institutions qui font débat mais, pour un temps encore, les relations avec l’Église et, plus durablement, la question sociale. Sous la pression des mouvements anticléricaux, les radicaux font voter en 1905 la loi de séparation des Églises et de l’État et la suppression du Concordat. Voulue par ses auteurs, notamment A. Briand, comme une loi d’équilibre, cette loi est cependant l’occasion d’affrontements, lors des inventaires des possessions de l’Église. Pourtant, elle contribue, à terme, à un apaisement de la querelle religieuse lorsque les milieux catholiques reconnaissent qu’elle leur offre une bien plus grande liberté que le régime du Concordat. Accompagnement 1ère : « La séparation des Églises et de l’État de 1905, mûrie durant le ministère du radical Combes, marque un aboutissement logique, quoique longtemps différé, de la sécularisation conduite par les républicains. Au total, la France de la seconde moitié du XIXe siècle offre un exemple d’évolution, au rythme heurté, vers la démocratie libérale ; celle-ci y revêt une forme spécifique : la république. » Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : BO 1ère STG : « Moments et actes fondateurs (1880-1946) A - On montre comment la République est fondée sur trois piliers en s’arrêtant sur quelques moment décisifs. Préparée par la laïcisation de l’école, la loi de 1905 décide la séparation entre État et religions, garantit la liberté de pensée et de culte pour chaque citoyen, crée les conditions d’une pacification sociale. » BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE DE LA FRANCE, 1815-1914 La succession rapide de régimes politiques jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire des républicains vers 1880 enracine solidement la IIIe République qui résiste à de graves crises. L’accent est mis sur l’adhésion à la République, son oeuvre législative, le rôle central du Parlement : l’exemple de l’action d’un homme politique peut servir de fil conducteur. On étudie l’Affaire Dreyfus et la séparation des Églises et de l’État en montrant leurs enjeux. Raconter des moments significatifs de la IIIe République (Jules Ferry et l’école gratuite, laïque et obligatoire : 1882; Affaire Dreyfus : 1894-1906 ; loi de séparation des Églises et de l’État : 1905) et expliquer leur importance historique » Activités, consignes et productions des élèves : 48 LA GRANDE ŒUVRE DE LA IIIE REPUBLIQUE Dès qu’ils ont en charge les affaires de l’État, les républicains entreprennent la laïcisation de la société. En 1880, une loi supprime l’obligation du repos dominical ; en 1881, une autre le caractère confessionnel des cimetières ; en 1884, le divorce est légalisé ; en 1887, les obsèques civiles sont facilitées tandis que diverses mesures laïcisent le personnel des hôpitaux. Mais c’est surtout l’adoption, en 1881, 1882 et 1886, des grandes lois scolaires qui marque l’avènement de la laïcité telle que nous la connaissons. Ces lois, en instaurant un enseignement respectant une stricte neutralité en matière confessionnelle, visent à former des citoyens. L’instruction est à la fois le but et le moyen de la République : le but parce que la République ne peut survivre sans citoyens éduqués, le moyen parce que seuls des citoyens instruits comprennent l’intérêt de pérenniser le régime politique qui les rend acteurs de leur propre destin et de la construction de l’unité nationale. Pour cela, l’école doit résister à tous les particularismes, qu’ils soient religieux, culturels ou linguistiques, et instituer un rapport singulier avec la République qui explique les passions entretenues autour de la question scolaire. Ces mesures prises, les républicains ne sont pas pressés de réaliser la séparation des Églises et de l’État. Ils sont nombreux à penser que les dispositions du Concordat permettent le contrôle de l’Église. Les républicains modérés estiment aussi qu’un contrôle pacifié de l’Église permet de canaliser les revendications ouvrières qui constituent pour eux un péril plus grand encore que la religion catholique pour la République et les libertés individuelles. L’heure semble donc à l’apaisement d’autant que le nouveau pape Léon XIII vient d’estimer compatibles République et catholicisme. Ce ralliement crée pourtant de nouveaux problèmes car, pour le pape, il ne s’agit pas d’adopter les principes républicains mais de demander aux catholiques français de jouer le jeu des institutions républicaines afin d’influencer l’action politique dans un sens chrétien. Les nouveaux affrontements ainsi provoqués entraînent aussi la montée de l’antisémitisme. L’AFFAIRE DREYFUS JOUE UN ROLE DECISIF C’est dans ce contexte qu’intervient l’injuste condamnation du capitaine Alfred Dreyfus (juif), accusé de trahison avec l’Allemagne. Ce qui aurait pu rester une tragique erreur judiciaire devient une affaire d’État en raison de l’attitude de l’Église qui voit dans l’affaire un complot des protestants, des juifs et des francsmaçons pour mettre à mal les traditions catholiques. Les congrégations entraînent l’Église à faire corps avec le renouveau contre-révolutionnaire, et leurs journaux, La Croix et Le Pèlerin en particulier, déchaînent une violente campagne qui révèle aux républicains leur influence redoutable. Dans ce climat délétère, la gauche remporte les élections législatives de 1898. Waldeck-Rousseau constitue un gouvernement de défense républicaine qui aura toute légitimité pour encadrer les congrégations. Il fait adopter la loi du 1er juillet 1901 sur les associations. De cette loi l’histoire n’a retenu que la liberté offerte à la création d’associations. Mais, à l’époque, elle visait surtout le contrôle des congrégations en leur imposant une autorisation par le Parlement sous peine d’être déclarées illicites. Après la nouvelle victoire des républicains aux élections législatives de 1902, le président du Conseil, Émile Combes, conduit une politique résolument anticléricale. Son gouvernement ne souhaite pas la séparation parce qu’il veut disposer de tous les moyens que permet le Concordat pour mettre un terme à l’influence des congrégations. Waldeck-Rousseau voulait les contraindre à respecter les lois de la République ; Combes, lui, veut les mettre hors la loi. Les demandes d’autorisation soumises au Parlement sont pratiquement toutes refusées ou ajournées et, en juillet 1904, il fait adopter une loi qui leur interdit l’enseignement. La dissolution d’un grand nombre de congrégations est prononcée ainsi que la fermeture de nombreux établissements avec confiscation de leurs biens. Ces mesures exaspèrent le nouveau pape Pie X et, comme il n’est pas disposé à des arrangements, les sources de conflits vont accélérer la nécessité de la séparation. La contestation par le pape de la nomination des évêques par le gouvernement français, sa protestation à la suite de la visite du président de la République française au roi d’Italie et son exigence que les évêques de Dijon et de Laval – considérés comme trop proches du pouvoir républicain – démissionnent, entraînent la rupture des relations diplomatiques le 29 juillet 1904 et Combes se résout à la séparation. Il dépose en octobre 1904 un projet qui vise le démantèlement des Églises. Tous les représentants de toutes les religions manifestent leur vive opposition à ce projet qui suscite aussi de fortes réserves de la part des républicains. Il ne sera jamais débattu car Émile Combes est contraint Émile Combes fut l’artisan de la laïcisation totale de l’État français. Il fit d’abord des études de théologie et soutint une thèse sur saint Thomas d’Aquin. Mais il perdit la foi et entreprit des études de médecine. Il devint praticien en 1866. Gagné aux idées radicales, il devint maire puis sénateur. Il succéda à Waldeck-Rousseau en 1902 à la présidence du Conseil et entreprit de faire fermer les établissements des congrégations non autorisées. 2 500 établissements scolaires furent ainsi fermés, ce qui provoqua des résistances à Paris et dans le Finistère notamment. Il fit également voter une loi interdisant l’ouverture d’écoles nouvelles et fit fermer les écoles ouvertes depuis 1901. Il justifia ces mesures par la nécessité de protéger la République contre toute influence cléricale. Il franchit un pas supplémentaire par la loi du 7 juillet 1904, en faisant interdire l’enseignement à toute congrégation, même autorisée : 2 398 écoles furent touchées par cette loi. D’autre part, la tension s’accentua avec la Saint-Siège à propos de la nomination des évêques. Selon le concordat de 1801, le gouvernement français les nommait et le pape leur donnait l’institution canonique après une entente préalable qui évitait les conflits. En 1903, l’entente préalable disparut et le pape refusa de nommer cinq des évêques proposés. Tout cela aboutit à la condamnation par le pape Pie X de la politique anticléricale du gouvernement français en 1904 et à la rupture des relations officielles entre la France et le Saint-Siège. Combes présenta le projet de loi sur la Séparation, mais il dut démissionner en janvier 1905 à cause de l’affaire des fiches (le ministre de la Guerre utilisait des fiches sur les officiers, établies par les loges maçonniques, pour épurer l’armée de ses éléments monarchistes et « cléricaux »). Géographie de la laïcisation Une France majoritairement ancrée à droite qui refuse la Séparation s’oppose à une autre, favorable à une politique de laïcisation, parfois anticléricale, souvent radicale voire « rouge ». On retrouve sans surprise dans la première catégorie les provinces de l’Ouest (Normandie, Bretagne, Vendée) et de l’Est (Lorraine, mais également la frange méridionale du Massif central, départements de l’Aveyron, de la Lozère, de l’Ardèche et de la Haute-Loire). Dans la seconde catégorie figurent le littoral méditerranéen, très anciennement républicain, la vallée du Rhône, la frange nord du Massif central (départements de l’Allier, du Cher) ainsi que Paris et la partie sud du Bassin parisien. Une utile comparaison de ces cartes pourrait être conduite, non seulement avec les cartes électorales, mais également avec celles de la pratique religieuse ; l’on y verrait alors 49 à la démission en janvier 1905 à la suite du scandale provoqué par la révélation au Parlement que les mutations et avancements des fonctionnaires, préfets, souspréfets et officiers de l’armée dépendaient de renseignements sur leur pratique religieuse fournis par le réseau des loges maçonniques. Cette lithographie, très anticléricale, annonce la loi de séparation des Églises et de l’État qui occupe les débats publics dans les années 1904-1905. Elle donne le rôle central à Combes (alors même que la loi fut promulguée après la chute de son gouvernement), inspiré par un Voltaire réjoui, dans la rupture du noeud gordien entre la République (figurée en « Marianne de petite vertu ») et l’Église, représentée par le Pape, mécontent et impuissant. L’Église est représentée d’abord par le pape, aveuglé par sa tiare « à la prussienne », et par un moine grassouillet apparemment ivre-mort qui apparaît couché au premier plan. Il tient d’ailleurs une croix sur laquelle figure un verre. Le pape retient par des liens une Marianne « de petite vertu » qui incarne une République enchaînée à la papauté par le Concordat de 1801. Voltaire, philosophe des Lumières et incarnation de l’esprit laïque et franc-maçon (triangle), apparaît ici comme un nouveau « Dieu» soutenant par ses rayons bénéfiques l’œuvre d’Émile Combes. Ce dernier s’efforce de trancher avec sa francisque la corde qui retient la Marianne. Le noeud qu’il s’apprête à trancher est complexe, comme pour symboliser l’ancienneté des liens entre l’Église et l’État français et pour souligner la difficulté de la tâche. Cette lithographie anonyme évoque la rupture des liens diplomatiques entre la France et le Vatican (intervenue le 29 juillet 1904 sous le cabinet Combes) sous forme d’une caricature où l’Église apparaît sous des traits peu flatteurs : un moine grassouillet au nez rouge, coupable de gloutonnerie et d’ivrognerie, le pape porte au cou un chapelet transformé en tire-bouchon, le pain de l’eucharistie est une brioche… Les détails de l’habit du pape renforcent la violence anticléricale des propos : l’Esprit Saint apparaît emprisonné dans une cage, l’Agnus Dei apparaît sous les traits d’un âne tandis que les clous de la passion ornent de confortables pantoufles. Le propos, violemment moqueur, dénonce à la fois l’opulence et les abus d’une Église fort éloignée de la société civile. Par ailleurs, la Marianne, jeune prisonnière de l’Église, apparaît consentante et satisfaite de voir ses liens coupés. Elle semble tendre la corde pour faciliter l’opération, même si son attitude reste prudente et réservée. La laïcité est représentée comme le triomphe de l’esprit des Lumières, incarné par Voltaire. LA LOI DE SEPARATION DU 9 DECEMBRE 1905 La loi de 1905 ne sera donc pas, contrairement à une idée reçue, l’œuvre d’Émile Combes. Elle est largement inspirée du rapport de la Commission parlementaire présidée par Ferdinand Buisson. Libre-penseur et radical, Ferdinand Buisson fut nommé directeur de l’enseignement primaire par Jules Ferry en 1879. Il occupa ce poste durant 19 ans et fut le véritable maître d’oeuvre de l’école républicaine. Ardent défenseur de la laïcité et de la liberté de conscience, il assigne à l’enseignement la mission de former des citoyens critiques et vigilants. Il est une personnalité importante du parti radical. Laïque indiscutable, il préside l’Association nationale des libres-penseurs et la Ligue de l’enseignement. Sous son autorité, cette commission a fait un gros travail grâce à l’impulsion de son rapporteur – Aristide Briand, un député à l’aube d’une brillante carrière politique qui se révèle un homme de conciliation. À rebours de la tendance générale, il propose une loi de pacification face à ceux qui veulent maintenir la prépondérance de l’Église catholique dans le fonctionnement de notre société mais face aussi à ceux qui veulent la contrôler ou la désorganiser en lui imposant un fonctionnement démocratique autonome du pape ou ceux encore qui veulent éradiquer la religion, cause d’aliénation des consciences. Il faut beaucoup de conviction et de talent à Briand pour que soit adoptée, dans un contexte d’affrontement, une loi acceptable par tous. C’est en effet une loi de raison qui est définitivement votée le 9 décembre 1905 et qui est publiée au Journal officiel le 11. Elle se caractérise par trois idées-force. En premier lieu, elle affirme deux principes essentiels : d’une part, une double liberté, de conscience et de culte dès l’article 1 (« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes »), et, d’autre part, l’indépendance réciproque de l’État et des Églises indiquée dans l’article 2 (« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte »). Cela ne veut pas dire que l’État les méconnaît, cela signifie qu’il les connaît tous et n’en privilégie aucun, ce qui implique sa neutralité, celle des services publics et des combien jusqu’au début du XXe siècle, le facteur religieux demeure, comme l’a montré depuis André Siegfried l’école française de sociologie électorale, un facteur décisif de clivage politique, structurant dans la très longue durée les « tempéraments électoraux ». Pourtant la géographie de la résistance aux inventaires ne coïncide pas de façon mécanique avec celle de la pratique religieuse ; il n’ y a certes pas de résistance hors des pays de chrétienté, mais à l’inverse, des terres encore très imprégnées de la tradition catholique, tels le Béarn ou la Savoie, demeurent calmes. Le Midi rouge Aups, petite bourgade du Haut-Var, appartenait au XIXe siècle à ce midi rouge étudié par Maurice Agulhon. La région fut un des hauts-lieux de la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851. Une colonne, érigée sur la place du village, témoigne depuis la fin du XIXe siècle de l’ampleur de la répression dont furent alors victimes les républicains ; après 1870, la ville perpétua cette orientation nettement ancrée dans une gauche républicaine, laïque, parfois anticléricale. Le département du Var est l’un de ceux où les monuments et statues républicains, furent les plus nombreux. En 1905, au moment du vote de la loi de Séparation, les mots « Liberté, Égalité, Fraternité » furent peints sur le portail de l’église Saint-Pancrace. Ils ont été apposés pour souligner que l’édifice appartenait désormais à la République. La collégiale n’est d’ailleurs pas la seule à arborer cette inscription : c’est aussi le cas des églises de Salernes et de Villecroze. Rappelons par ailleurs que le département du Var avait élu député Maurice Allard, collaborateur de La Lanterne, libre penseur et anticlérical farouche, l’un des plus véhéments partisans d’une séparation rapide et totale des Églises et de l’État. EXCEPTIONS A LA LOI Dans les trois départements d’Alsace et de Moselle, qui étaient sous souveraineté allemande pendant la période où sont adoptées en France les grandes lois laïques, subsistent diverses dispositions relevant du droit local : un statut scolaire particulier où l’enseignement religieux est obligatoire, un statut différent pour les associations et le maintien du Concordat. D’autres exceptions perdurent dans l’application de la loi de 1905. En Guyane, on n’est jamais revenu, même avec la départementalisation, sur une ordonnance de Charles X du 27 août 1827, toujours en vigueur ; elle ne reconnaît que le culte catholique qui bénéficie d’un financement public. À Saint-Pierre-etMiquelon, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie subsiste un système dérivé des 50 fonctionnaires à l’égard des convictions individuelles. Cette indépendance permet à la République de n’obéir qu’à ses lois démocratiquement adoptées. L’État ne doit pas céder à des injonctions religieuses ou partisanes et nul n’est autorisé à s’exprimer au nom des citoyens s’il n’a pas été librement mandaté par eux. Il s’agit de permettre à la communauté politique de s’organiser sans qu’il lui soit nécessaire de faire référence à une transcendance. La République n’accepte aucun credo obligé, n’en interdit aucun et n’en impose pas. Mais, dans le même temps, l’État s’interdit toute ingérence dans les questions religieuses. Après de longs débats entre les républicains, la loi fait clairement le choix de la liberté pour les Églises de s’organiser comme elles le souhaitent en indiquant, notamment dans l’article 4, que les associations cultuelles « se conformeront aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». La troisième idée-force se trouve dans le titre cinq, dit de « police des cultes » : la loi y définit la liberté du culte comme une liberté publique devant s’exercer dans le respect de l’ordre public et des personnes. Elle interdit que dans les lieux de culte se tiennent des réunions politiques, soit prononcé un discours ou affiché un écrit tendant à résister à l’autorité publique. L’interdiction de toute pression de toute nature pour exercer ou empêcher d’exercer un culte montre que sa pratique reste liée à une liberté de choix individuel, qui ne doit être ni contraint, ni interdit. OPPOSITIONS ENTRE CATHOLIQUES ET LAÏQUES Il s’agit donc bien d’une loi « juste et sage » selon la formule de Jaurès. Aristide Briand peut affirmer aux catholiques « qu’elle leur a généreusement accordé tout ce que raisonnablement pouvaient réclamer leurs consciences ». Aux anticléricaux les plus radicaux qui pensaient que la loi ne protégerait pas suffisamment les personnes « contre les méfaits de la liberté religieuse », il répond : « Une loi qui se proposerait de réduire les individus ou leur pensée à l’impuissance ne pourrait être qu’une loi de persécution et de tyrannie. Faire évoluer les consciences ne peut être que l’œuvre de la pensée, elle-même servie par une propagande active et intelligente. » Pour convaincre la majorité républicaine, Briand a bénéficié de l’habileté juridique de Francis de Pressensé, le député socialiste du Rhône, président de la Ligue des droits de l’homme, et de l’appui efficace de Jaurès, pour qui il était urgent de régler la question religieuse afin de traiter enfin la question sociale. Jaurès est convaincu qu’il faut assurer la liberté religieuse car on ne fera pas disparaître « la vieille chanson qui berce la misère humaine ». Contrairement à de nombreux libres-penseurs, il ne pense pas que la République doive arracher les consciences humaines à la croyance et ne croit pas qu’ait été démontré « que, derrière les nuages, il n’y avait que des chimères et qu’on a éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus ! ». Il fera front avec beaucoup d’éloquence aux plus anticléricaux qui, comme Clemenceau, le traitent de « socialo-papalin » et l’accusent de trahir la laïcité en livrant la République à l’Église romaine. Il convainc les républicains qu’en donnant la liberté à l’Église catholique, loin de renforcer ses moyens de contester la République, on créera les conditions de son évolution de l’intérieur pour qu’elle accepte finalement les principes républicains. L’histoire se chargera de lui donner raison. Pourtant, en 1905, cette loi suscite l’incompréhension et la vive opposition des catholiques. L’opposition va d’abord se manifester à l’occasion des inventaires des biens des Églises avant leur attribution aux associations cultuelles. Une maladresse ou une provocation dans la rédaction de la circulaire d’application portant sur l’ouverture des tabernacles déchaîne de violentes passions. Les adversaires les plus virulents de la loi appellent à refuser « cette profanation du lieu sacré où réside le corps du Christ » et organisent de nombreuses manifestations dont l’une fait un mort. Dans ce contexte, le gouvernement est contraint à la démission. Considérant, à la veille des élections législatives, que « le recensement des cierges dans une église ne vaut pas une vie humaine », le nouveau ministre de l’Intérieur, Georges Clemenceau, décide de surseoir aux inventaires par mesure d’apaisement. Vainqueur des élections législatives du printemps 1906, le gouvernement doit faire face à la condamnation des associations cultuelles par le Vatican. L’article 9 de la loi indique que, à défaut d’associations pour recueillir les biens d’un établissement public du culte, ces biens seraient attribués à des établissements communaux d’assistance ou de bienfaisance. La situation est donc cornélienne : ou le gouvernement ferme les 40 000 églises sans affectation, disposition impensable, ou il recule devant l’Église catholique. Pour l’obliger à rester dans la décrets Mandel de 1939, qui autorisent les missions religieuses à constituer des conseils d’administration afin de donner une situation juridique à la gestion des biens utiles à l’exercice des cultes. À Mayotte, la religion musulmane constitue toujours la base du statut des personnes. Le dessin proposé par Myrep, probablement en 1905 ou 1906 (sa date précise est inconnue) peut être interprété de deux façons. On peut y voir en premier lieu une volonté de ridiculiser la politique de Briand, sa tentative d’apaiser la querelle religieuse par une politique consensuelle. En effet, les personnages ne sont pas à leur avantage : Briand en maître de cérémonie, rose à la boutonnière, conduit un cortège (de mariage) vers la terre promise de la République. Dans ce cortège hétéroclite figurent toutes les familles, des monarchistes, des bonapartistes et des socialistes, des laïques militants et des membres du clergé (La Croix en poche), y compris le pape qui accourt. La politique d’apaisement voulue par Briand semble être une vaine tentative pour unir les contraires ! Mais le dessin n’est pas anticlérical et peut également être lu comme une reconnaissance d’une réalité en cours d’évolution : les catholiques se ralliant à la République depuis la fin du XIXe siècle, la querelle religieuse est peut-être bien en train de s’estomper, même si les soubresauts liés à la querelle des Inventaires peuvent donner l’apparence du contraire. Briand serait alors en train de gagner son pari. Avocat de formation, c’est en tant que militant socialiste qu’Aristide Briand (18621932) est entré dans la vie politique et qu’il est élu député de la Loire en 1902. Bien que jeune parlementaire, il est chargé en 1905 de rapporter le projet de loi de séparation des Églises et de l’État. Au sein de la commission des Lois, composée de 33 membres et très divisée sur le sujet, il se révèle comme un arbitre efficace entre les anticléricaux militants, les catholiques libéraux et les ultramontains intransigeants. Aussi, dans son discours, essaie-il de présenter la loi comme un compromis acceptable par toutes les parties, comme un texte de bon sens et d’équité. Cette volonté irénique est sans doute favorisée par le contexte du 3 juillet 1905 : c’est en effet le moment de la crise franco-allemande à propos du Maroc, crise qui concourt à créer une atmosphère d’union nationale. Briand prend soin de souligner l’esprit d’ouverture qui préside à la loi et veut donc marquer sa différence avec l’anticléricalisme le plus virulent, rompre avec les excès du combisme et insister sur les aspects les plus consensuels du texte : liberté de culte, libre jouissance des églises. Si la loi est finalement votée par 341 voix contre 233, le consensus souhaité par Briand n’est pas 51 légalité, malgré elle, Aristide Briand, devenu ministre de l’Instruction et des Cultes, fait adopter une loi qui stipule que « les édifices affectés à l’exercice du culte sont laissés sans titre juridique à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion ». Cette attitude libérale, comme celle adoptée lors des inventaires, a largement contribué à faire accepter la loi. Mais tout n’a pas été réglé miraculeusement ; il a fallu du temps pour que les catholiques admettent l’intérêt pour eux de cette liberté offerte à tous. Il faudra la guerre de 1914-1918 et l’Union sacrée pour que l’Église adopte une attitude plus conciliante et que soient négociés, pour gérer les églises, les statuts d’associations diocésaines que le Conseil d’État estimera conformes à la loi 1905. Mais si l’Église s’accommode de fait de la séparation, elle s’oppose à son application dans les trois départements d’Alsace et de Moselle, redevenus français en 1918, et elle condamne toujours la laïcité comme contraire « aux droits formels de Dieu ». Ainsi, l’opposition entre catholiques et laïques ne fait que se déplacer du champ juridique au champ social. Dans la plus grande partie du xxe siècle, les associations laïques vont s’opposer aux associations catholiques que crée alors l’Église pour « refaire nos frères chrétiens et faire pénétrer toute la société par le christianisme ». Mais c’est surtout dans le champ scolaire que les conflits sont les plus vifs autour de la concurrence entre écoles publiques et écoles catholiques. Avec la défaite de 1940, l’Église catholique espère obtenir du gouvernement du maréchal Pétain qu’il revienne sur les lois laïques. Ce sera le cas pour les lois scolaires et les congrégations, mais le gouvernement de Vichy n’a pas pu ou pas eu le temps de remettre en cause la loi de 1905. APRES LA LIBERATION, LA LAÏCITE DEVIENT UN PRINCIPE CONSTITUTIONNEL On trouve dans le célèbre roman de Gabriel Chevallier, Clochemerle, justement intitulé, une illustration parfaite des relations parfois tendues qui ont pu exister entre l’Église et l’État. Dans les années 1920, encore marquées par la « guerre des deux France », à Clochemerle-en-Beaujolais, le maire Barthélémy Piéchut décide avec l’instituteur Ernest Tafardel de faire construire un urinoir près de l’église du curé Augustin Ponosse… Cette anecdote est le début d’un conflit truculent, mettant aux prises des personnages plus nuancés qu’on ne le dit habituellement. Dans cet excellent roman, comparable à La Jument verte de Marcel Aymé, le village de Clochemerle est inspiré de celui de Vaux-en-Beaujolais, et l’intrigue puise à la source de nombreux faits divers de l’époque. Au début du siècle, l’emplacement d’urinoirs a effectivement fait l’objet de batailles politiques et juridiques. Ce fut aussi le cas à propos des sonneries de cloches et même du port de la soutane en public ! Les recueils de textes de jurisprudence administrative en relèvent de nombreux exemples jusque dans les années 1930. Les solidarités issues de la Résistance « entre ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas » ont contribué à aplanir les conflits. L’Assemblée des évêques et cardinaux de France admet la laïcité « comme souveraine autonomie de l’État », tout en affirmant que seule l’Église catholique est source de vérité. Il faudra le concile de Vatican II dans les années 1960 pour que les évêques de France admettent sans réserve la liberté de conscience et le pluralisme religieux. Si une telle évolution a pu se concrétiser en France, c’est bien parce que l’option de Briand et Jaurès a été retenue et que l’application de la loi de 1905 a toujours été bienveillante et lucide. Le Conseil d’État, par le biais de sa jurisprudence sur le port des soutanes, les processions ou les sonneries des cloches, a toujours facilité la pratique religieuse, y compris dans les lieux publics, à la seule condition qu’elle respecte l’ordre public et les personnes. Aussi, les catholiques se sont progressivement convaincus du bien-fondé d’une laïcité au sein de laquelle ils avaient toute leur place. La laïcité ne s’est donc pas imposée à eux, ils se la sont appropriée. Ainsi, le conflit des deux France (la France laïque, de gauche, et la France catholique, de droite) s’est très largement estompé dans la deuxième moitié du XXe siècle. Chemin faisant, la coopération entre militants aux convictions différentes dans des combats pour la paix ou contre les injustices et les inégalités a fait tomber bien des malentendus et des incompréhensions. Avec les Trente Glorieuses, l’évolution des mœurs et des mentalités liée à l’amélioration du niveau de vie, au progrès de l’éducation, aux moyens de communication, au développement des activités sportives et culturelles a rapproché les personnes par-delà leurs croyances. Seule la question du financement de l’enseignement trouvé : par l’encyclique Vehementer Nos (11 février 1906), le pape Pie X condamne la loi récuse donc la création des associations cultuelles qu’elle prévoyait. Face à la loi de 1905, qui vit les catholiques manifester majoritairement et parfois violemment leur hostilité, la réaction ne fut pas absolument unanime. Les plus intransigeants, parmi lesquels le Comte de Mun, député du Finistère, pourtant arrièrepetit-fils du philosophe rationaliste Helvétius, la condamnent sur un ton très pathétique et sur le mode de la déploration (« Consommatum Est !» : c’en est fait !). Ils y voient la fin de la France catholique, la fin de l’union quasi ontologique entre la France et l’Église, opérée par Clovis et perpétuée ensuite par tous les régimes. Derrière cette loi, ils voient la main des Juifs (le Sanhédrin) et des francs-maçons, encore une fois dans une oeuvre antifrançaise. L’on voit que si Albert de Mun s’est rallié à la République en 1893, à la suite de l’appel de Léon XIII, il n’en a pas autant oublié ses préventions xénophobes et antisémites, et les exprime dans le journal des Assomptionnistes, La Croix, qui s’est signalé, entre 1894 et 1905, par des positions antidreyfusardes très virulentes. Cette réaction à chaud, quasi épidermique, d’un catholique assez traditionaliste augure mal des possibilités d’apaisement de la querelle religieuse. Il n’en va pas de même chez certains catholiques plus libéraux, dont l’abbé Lemire (18531928), député du Nord depuis 1893 sous l’étiquette « socialiste chrétien », célèbre pour son combat contre la peine de mort, pour la réduction du temps de travail (à 11 heures par jour !), la réglementation du travail des femmes et des enfants, ou encore la promotion des jardins ouvriers, ainsi que d’autres prises de position qui lui valurent de fréquentes critiques de la part de sa hiérarchie. Dans le Mercure de France, il publie en avril 1907, un article qui va à l’encontre de prises de position de l’épiscopat et des catholiques français. Bien qu’ayant voté contre la loi de Séparation, il considère que, finalement et tout bien considéré, cette loi peut être une chance pour l’Église catholique. Celle-ci n’est certes plus religion officielle et ne bénéficie plus d’aucune protection ; mais loin de l’affaiblir, la loi la libère du carcan que pouvait représenter la tutelle de l’État. Elle donne aux catholiques un cadre dans lequel leurs initiatives pourront s’épanouir et leur fournit l’occasion d’une nouvelle expansion. L’on pourra se reporter au livre de Jean-Marie Mayeur, L’abbé Lemire, 1853-1928, un prêtre démocrate, 1968. Les milieux anticléricaux se réjouissent du vote de la loi de Séparation, mais regrettent 52 privé, essentiellement catholique, reste alors une question réellement conflictuelle. La constitution en 1953 du Comité national d’action laïque (Cnal) et la forte mobilisation des militants laïques n’empêchent pas, en 1959, l’adoption de la loi Debré qui prévoit un financement public pour les établissements privés signant un contrat avec l’État. La proposition du Cnal, en 1972, de créer un service public unifié et laïque figure dans le programme de l’ensemble des partis politiques de gauche. Mais cette mesure n’est pas mise en œuvre quand ils parviennent au pouvoir en 1981. De nos jours, le conflit scolaire semble pacifié après les deux grandes manifestations de 1984 pour le maintien d’un enseignement privé financé par l’État et de 1994 pour la défense de la priorité au service public. Dans ce contexte où la sécularisation et la coexistence pacifique entre les diverses conceptions paraissaient acquises, la laïcité semblait devoir être rangée au rayon des truismes, quand ce n’était pas à celui du ringardise. NOUVELLE DONNE A L’HEURE DE LA CONSTRUCTION EUROPEENNE Mais, dans un monde aujourd’hui apparemment sans frontières, au moment où des mutations inédites sont à la fois porteuses d’améliorations et d’inégalités sociales, dans une France où le pluralisme culturel et religieux est devenu une évidence, la laïcité retrouve une actualité dans un contexte français qui a beaucoup changé. De nouveaux mouvements religieux sont apparus et le Parlement a estimé nécessaire d’adopter une loi, le 12 juin 2001, afin de renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales. Dans le même temps, le débat, fortement médiatisé depuis 1989, sur le port de signes religieux, en particulier le voile islamique, fait rage. Une loi est finalement votée le 15 mars 2004 interdisant tout port de signes religieux dans l’enseignement public. Au-delà de ces questions, le pluralisme religieux conduit certains à s’interroger sur une modification de la loi de 1905, mais la philosophie politique de cette loi constitue toujours une bonne réponse au nécessaire « vivre ensemble » dans une humanité plurielle. Cela suppose simplement que soit « laïcité gardée » selon la formule de Jaurès. Les revendications identitaires ou les pratiques religieuses doivent pouvoir légitimement s’exprimer dans la société sans contrainte ni suspicion, mais à la condition qu’elles n’empiètent pas sur la délibération politique et ne s’imposent pas à ceux qui ne veulent pas les partager. La laïcité exige de ne pas rester inerte face à des revendications ou des comportements contraires aux libertés fondamentales, aux droits des personnes, à l’égalité homme-femme. Respecter des traditions culturelles n’oblige pas à accepter des conceptions discriminantes pour les personnes ou les groupes. La liberté religieuse n’implique pas la liberté laissée aux religions et à leurs représentants d’imposer à l’ensemble de la société les règles qui leur sont spécifiques. Dans le même temps, l’attitude laïque n’est pas d’asséner des vérités mais de développer des arguments pour convaincre de la pertinence de ces vérités. Il faut prendre garde de ne pas qualifier hâtivement de valeurs universelles s’imposant à tous certaines normes culturelles liées à notre histoire et à nos traditions. La laïcité est une éthique permettant de débattre de tout avec tout le monde. Cela suppose qu’en France la laïcité soit réellement vécue au quotidien et ne se cantonne pas au ciel des idées. La misère est sourde à l’égalité de droit, l’exclusion est grosse de révoltes et le « vivre ensemble » paraît alors une provocation. Les injustices et la dignité bafouée sont sensibles aux sirènes des extrémismes. La laïcité réclame la justice sociale, l’égale dignité et la lutte contre toutes les discriminations pour que soient, à la fois et dans le même temps, garanties l’expression de la pluralité des convictions et l’émancipation individuelle dans la paix civile. Au choc des passions doit se substituer un échange fécond nourri d’un même terreau de tolérance et de solidarité qui constitue ce qu’il y a de meilleur dans les principes républicains et les spiritualités diverses, religieuses, agnostiques ou athées. Des citoyens libres, égaux et fraternels doivent construire un destin commun partagé dans le respect réciproque des convictions de chacun et avec le sens des responsabilités pour la recherche de valeurs communes sans lesquelles le « vivre ensemble » n’est pas possible. Nos valeurs républicaines auront la force de l’exemplarité en Europe et dans le monde si notre République est dans la réalité des faits ce qu’elle déclare être dans la Constitution : démocratique, laïque et sociale. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : son caractère tardif et incomplet à leurs yeux. Dès le lendemain du vote par la Chambre des députés, ils expriment par l’intermédiaire du journal La Lanterne leur satisfaction teintée de réserve. Ils y reprennent les arguments traditionnels des milieux anticléricaux, sur un ton polémique voire violent, très fréquent dans ce type de publication : les religions sont associées au fanatisme, à la superstition et dénoncées par des esprits qui se veulent rationalistes et libres penseurs comme une forme d’exploitation de la crédulité des hommes. Comme bien souvent, elles sont aussi présentées comme une escroquerie morale et sans doute aussi matérielle. En tout cas, elles sont décrites comme antithétiques des valeurs républicaines : la victoire de l’une signifie la disparition de l’autre. Ces arguments sont repris en images par une campagne de dessins et d’affiches d’une importance et d’une violence aujourd’hui oubliée ; ainsi, l’hebdomadaire La Calotte, au nom très significatif, qui paraît de septembre 1906 à décembre 1912, donne de façon exclusive dans les charges anticléricales et fait un usage quasi systématique des déformations des personnages, sous la plume de dessinateurs aux pseudonymes évidemment adaptés à l’objet de cette presse : Lange-Gabriel, Saint-Fourien, A. Mac… Le dessin proposé ici, publié un an après le vote de la loi, mais en pleine crise des Inventaires, est l’un des plus modérés. Un poulpe géant, coiffé d’un chapeau d’ecclésiastique, est présenté comme l’incarnation de la Compagnie de Jésus, dont Ignace de Loyola fut le fondateur au XVIe siècle, et au-delà, de l’Église romaine, accusée de contrôler l’ensemble des activités humaines : l’enseignement, mais aussi la justice, l’armée (encore une fois la collusion entre le sabre et le goupillon !), les colonies soumises à l’exploitation avec la bénédiction de Rome, et même les usines. Elle apparaît comme une force d’oppression des travailleurs, des peuples colonisés et des enfants qu’elle endoctrine. Face à elle, Marianne, coiffée de son bonnet phrygien, combat vaillamment, hache à la main. Elle a déjà réussi à libérer l’enseignement de la tutelle religieuse et à arracher un jeune garçon au monstre (allusion aux lois Ferry de 1881-1882). Elle poursuit son combat qui peut sembler inégal, mais qu’elle emportera, car la bête effarée ne saurait résister à la détermination des individus qui veulent se libérer. L’usage d’un fond rouge, repris sur la bandeau titre, opposé au noir des « calotins » renforce cette opposition entre forces du bien et forces des ténèbres. Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 53 HC – Clemenceau Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Cf primaire Sources et muséographie : Ouvrages généraux : Michel Winock, Clemenceau, éditions Perrin, septembre 2007, 580 pages Annick Cochet, Clemenceau et la Troisième République, Denoël, 1989 Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, Fayard, Paris, 1988 Philippe Erlanger, Clemenceau, Grasset-Paris-Match, puis Librairie Académique Perrin, 1968 Documentation Photographique et diapos : Revues : Jean-Baptiste Duroselle, « Clemenceau dictateur ? », L’Histoire, n° 17, novembre 1979, p. 75-77 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : Georges Clemenceau est à la fois l’un des plus contestés et l’un des plus indiscutables dirigeants du parti radical de la Belle Époque : maire du 18e arrondissement à l’époque de la Commune, il est élu député de Paris en 1876 et s’impose comme chef des radicaux. En désaccord avec les opportunistes sur le rythme et la portée des réformes à accomplir, particulièrement dans le domaine social, il acquit, après son élection, grâce à ses qualités d’orateur, une réputation de « tombeur de ministères ». Il contribua notamment à la chute des cabinets Gambetta en 1882 et Ferry en 1885 sur la politique coloniale à laquelle il était hostile. Compromis dans le scandale de Panama, il doit s’écarter de la vie politique, avant d’y revenir à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Sa présidence du conseil de 1906 à 1909, lui vaut les surnoms de « briseur de grèves » et de « premier flic de France ». BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE DE LA FRANCE, 1815-1914 La succession rapide de régimes politiques jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire des républicains vers 1880 enracine solidement la IIIe République qui résiste à de graves crises. L’accent est mis sur l’adhésion à la République, son oeuvre législative, le rôle central du Parlement : l’exemple de l’action d’un homme politique peut servir de fil conducteur. » Georges Clemenceau fut l’homme aux quatre têtes : le Tigre qui déchire les ministères ; le dreyfusard qui mène pendant neuf ans le combat du droit et de la justice ; le premier flic de France qui dirige d’une main de fer pendant trois ans le ministère de l’Intérieur ; enfin le Père la Victoire qui, rappelé à 76 ans à la tête d’une France en guerre et au bord de l’abîme, conduit, indomptable, le pays jusqu’à l’armistice et la paix avec l’Allemagne. Cet homme de la gauche républicaine incarne une " certaine idée de la France ". Ce n’était pas exactement celle du général de Gaulle - mais, pour reprendre une expression de Charles Péguy, tous deux ont eu la charge d’empêcher que la France disparaisse de la carte du monde. Ce n’est pas le moindre de leurs mérites. Michel Winock, historien de la IIIe République, s'est essayé à une biographie de Clemenceau après beaucoup d'autres historiens, dont Philippe Erlanger et JeanBaptiste Duroselle. Cette nouvelle biographie du Tigre dessine un personnage entier, sarcastique, batailleur, d'une énergie à revendre mais par-dessus tout animé par l'amour de la France et de la République. Georges Clemenceau, rappelons-le, ne donnera sa pleine mesure qu'à 76 ans, quand il sera appelé à la présidence du Conseil pour raffermir le moral des troupes et des citoyens au plus fort de la Grande Guerre. Dès le début de la IIIe République et pendant plus de quarante ans, il construit sa réputation d'éternel opposant, justement surnommé le «tombeur de ministères». À la tribune de la Chambre des députés ou du Sénat, il se fait fort de ne jamais laisser passer une critique et répond à ses contradicteurs par une répartie redoutable. Michel Winock ne se fait pas faute de nous rappeler ses bons mots. Doté d'un réel courage physique, Clemenceau ne rechigne pas non plus à 54 convoquer sur le pré ses adversaires. Redoutable bretteur, il s'est ainsi battu avec Déroulède, Drumont et également le pauvre Deschanel (élu président de la République en 1920 au nez et à la barbe de Clemenceau, il démissionnera au bout de neuf mois pour cause de maladie mentale). L'historien Michel Winock donne vie au personnage du Tigre. Il montre en particulier comment l'expérience douloureuse de la Commune a façonné son tempérament et ses convictions. Nommé maire de Montmartre par le gouvernement provisoire dès l'automne 1870, le jeune médecin assiste impuissant au meurtre des généraux Thomas et Lecomte. Il réprouve l'attitude de la foule mais ne peut s'empêcher d'en vouloir aux dirigeants républicains qui, autour d'Adolphe Thiers, l'ont provoquée par leur empressement à mettre fin à la guerre, faisant fi des souffrances et des sacrifices endurés par la population. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs : HC – Jules Ferry Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Cf primaire Sources et muséographie : Ouvrages généraux : Pierre Barral, Jules Ferry, une volonté pour la République, Presses universitaires de Nancy, 1985. François Furet (dir.), Jules Ferry, fondateur de la République, EHESS, 1985. Jean-Michel Gaillard, Jules Ferry, Paris, Fayard, 1989, 730 p. Claude Lelièvre, Jules Ferry : la République éducatrice, Hachette éducation, 1999. Documentation Photographique et diapos : Revues : Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : On peut souligner le paradoxe de celui qui laissa son nom à des réformes essentielles de notre histoire contemporaine: il était extrêmement impopulaire. Rejeté par la gauche pour ses idées antijacobines, anticommunardes et colonialistes, il était aussi la bête noire de la droite conservatrice et catholique pour son anticléricalisme et pour avoir imposé la laïcité à l’école. Son colonialisme lui valait aussi l’hostilité des nationalistes qui voyaient les soldats se détourner de la ligne bleue des Vosges pour des horizons plus lointains. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE DE LA FRANCE, 1815-1914 La succession rapide de régimes politiques jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire des républicains vers 1880 enracine solidement la IIIe République qui résiste à de graves crises. L’accent est mis sur l’adhésion à la République, son oeuvre législative, le rôle central du Parlement : l’exemple de l’action d’un homme politique peut servir de fil conducteur. » Activités, consignes et productions des élèves : Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 55 HC – La question coloniale en France sous la IIIe République Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Cf primaire Sources et muséographie : Ouvrages généraux : Gilles Manceron, 1885 : le tournant colonial de la République, Paris, La Découverte, 2007, 166 p. Documentation Photographique et diapos : Revues : WINOCK Michel, « Une République très coloniale », « La colonisation en procès », L’Histoire, numéro spécial n° 302, octobre 2005, pp. 40-49. Les abolitions de l'esclavage, TDC, N° 663, du 1er au 15 novembre 1993 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : À partir de 1885 et jusqu’en 1914, le débat colonial, sans jamais occuper la place de l’École, de la laïcité ou de la question sociale, voit s’affronter à la Chambre des députés et dans la presse, partisans et adversaires de la colonisation. Alors que les premiers, reprenant l’argumentaire développé par Jules Ferry, mettent en avant la mission civilisatrice des « races supérieures », la nécessité de s’assurer des débouchés économiques ou l’accroissement de la puissance de la nation colonisatrice, les seconds soulignent le coût de ces expéditions lointaines, leur absence de légitimité et relèvent qu’elles détournent la France de la défense du sol national tout en l’exposant au péril d’un nouveau conflit. Peu sont sensibles aux effets négatifs sur les pays colonisés, même si la gauche socialiste et anarchiste dénonce, avec une inégale vigueur, les mauvais traitements réservés aux indigènes, la brutalité des méthodes des militaires et la corruption des administrateurs coloniaux. Rares sont ceux, toutefois, qui, comme Grandjouan, prennent le parti des peuples colonisés et considèrent leur émancipation comme inévitable. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : Ces documents sont à replacer dans un contexte commun qui est celui des débats parlementaires ouverts le 27 juillet 1885 pour discuter d’un projet de loi « portant ouverture au ministre de la Marine et des Colonies (…) d’un crédit extraordinaire de 12 190 000 francs pour les dépenses occasionnées par les événements de Madagascar ». Les députés profitent surtout de cette occasion pour débattre de la politique coloniale dans son ensemble. Jules Ferry, quatre mois après la chute de son gouvernement, en profite pour justifier sa politique expansionniste dans une longue intervention, interrompue à de nombreuses reprises, le 28 juillet. Le corpus propose des extraits des interventions cette fois anticoloniales de Frédéric Passy (le 28 juillet) et de Georges Clemenceau (le 31 juillet). Les crédits sont finalement votés par 277 voix contre 120, avec une importante abstention. Le «grand débat» de 1885 a lieu alors que par la prise de possession de l’Annam et du Tonkin et l’extension de sa domination au Congo et à Madagascar, la France connaît une inflexion très sensible de la politique coloniale. Jules Ferry est tombé le 30 mars 1885 sur la question du désastre de Lang Son et atteint des sommets d’impopularité (« Ferry Tonkin »). Dans ce discours du 28 juillet devant la Chambre des députés, « remarquable de logique et de clarté » (Denise Bouche), il tente une justification a posteriori de sa politique, organisant les thèmes épars présentés depuis des années en un discours colonial cohérent, n’hésitant pas à utiliser à la fois l’argument économique et l’argument politique et moral, c’est-à-dire à réunir les trois aspects de l’idée coloniale. Jules Ferry défend sa politique coloniale après la chute de son gouvernement, à la suite de la guerre JAURES, LES COLONIES ET LE PLURALISME CULTUREL Jaurès a longtemps été convaincu de la prééminence de la civilisation européenne. En 1895, devenu socialiste, il condamne l'expédition à Madagascar. Mais les socialistes se préoccupent alors peu des questions coloniales, y compris au sein de l'Internationale. Au début du XXe siècle, Jaurès perçoit mieux la réalité des conquêtes et de l'exploitation coloniales. Il dénonce les exactions commises par l'armée et les violations des droits de la personne. À cette époque, il découvre les civilisations non européennes. Il s'interesse tout particulièrement à la civilisation arabomusulmane. Lors d'un discours prononce le 1e février 1912 à la Chambre, il revendique les droits politiques pour la population musulmane en Algérie : que « l'on fasse des Arabes des citoyens ayant droit à une représentation légale et à une part de pouvoir 56 du Tonkin (30 mars 1885). Ces idées furent reprises en 1890 dans Le Tonkin et la mère patrie (où il utilisa l’expression « course au clocher »). Clemenceau, député de la Seine, violemment hostile à la politique des opportunistes, répond point par point à l’argumentation de Ferry lors du même débat. La condamnation de l’expansion coloniale provient aussi de la droite la plus nationaliste (Paul Déroulède) et de la gauche socialiste (Jaurès) ou antimilitariste, anticlérical et anarchiste (L’Assiette au beurre). Rayonner ou abdiquer ? « On peut rattacher le système (d’expansion coloniale) à trois ordres d’idées: à des idées économiques, à des idées de civilisation, à des idées d’ordre politiques et patriotique » (Raoul Girardet) : – économique: l’expansion coloniale doit permettre de trouver pour l’industrie française les débouchés qu’exige son développement et que menace la concurrence des autres puissances manufacturières, un argument qui prend d’autant plus de relief que le renversement du cycle économique (phase B de Kondratieff depuis 1873) prend dans les années 1980 l’allure d’une véritable dépression et se traduit par un retour au protectionnisme (tarif de 1881). – humanitaire : l’action colonisatrice est fondamentalement définie comme une oeuvre d’émancipation. «Par elle se poursuit la lutte entreprise depuis plus d’un siècle au nom de l’esprit des Lumières contre l’injustice, l’esclavage, la soumission aux ténèbres » (Raoul Girardet). Patrie du droit et de la justice, la France a un devoir civilisateur : elle doit répandre les bienfaits de la Science, de la Raison et de la Liberté. – politique et patriotique : la colonisation est une nécessité pour rester une nation de premier plan. Ferry se défend d’avoir cherché dans l’expansion un palliatif à la décadence de la France ; en revanche, pour lui, « rayonner sans agir […] c’est abdiquer ». La force ou le droit ? Clemenceau répond point par point à l’argumentation de Ferry dans son discours du 31 juillet 1885. – économique? Clemenceau assure que la colonisation gaspille «l’or et le sang de la France », expression de l’économiste libéral et député de gauche Frédéric Passy. La colonisation n’apporte aucun profit et dilapide les ressources du pays, les frais de pacification puis d’administration étant énormes. – politique et patriotique ? C’est en fortifiant la France de l’intérieur qu’on pourra la faire rayonner à l’extérieur. Clemenceau considère que l’expansion coloniale isole diplomatiquement la France, le tout avec la complicité machiavélique de Bismarck, heureux de voir se dresser contre elle l’Italie (Tunisie) ou le RoyaumeUni (Égypte). – humanitaire ? La partie la plus mal reçue du discours de Ferry concernait les races supérieures et inférieures. «Vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l’homme! » crie un député radical. Et Clemenceau – son opinion à propos des races est remarquable à une époque où les préjugés racistes sont unanimement partagés – d’ajouter : «Races supérieures, races supérieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand ». Consolation ou revanche ? F. Passy se livre ici à une critique de l’expansion coloniale au nom du libéralisme. Pour lui, l’entreprise coloniale est un gaspillage (« sans fruit, sans profit, sans résultat », « se fondre sous le soleil des tropiques », « engloutir audehors nos trésors »), gaspillage des ressources économiques et financières mais aussi des ressources humaines au nom des guerres de conquête (« verser sur des terres ou arides ou insalubres et inhospitalières le sang de nos enfants, mêlé, il est vrai, au sang de ceux que nous appelons des barbares »). On notera ici les termes péjoratifs utilisés pour désigner les contrées colonisées. Pour Déroulède comme pour Clemenceau, l’expansion coloniale détourne la France de la «ligne bleue des Vosges » et donc des menaces continentales et l’empêche de se relever, lui fait oublier les «provinces perdues». « J’ai perdu deux soeurs et vous m’offrez vingt domestiques! » s’exclame-t-il au cours du même débat. La colonisation française confronte ainsi « deux nationalismes » (R. Girardet). C’est la grandeur de la France que chaque parti défend. Cependant, les moyens préconisés sont opposés : à un nationalisme d’expansion mondiale («ouvert »), s’oppose un nationalisme de rétraction continentale («fermé»). Le politique ». Il s'oppose au protectorat (juin 1912) et en appelle au « respect des droits et des intérêts » du peuple marocain. Il ne va pas jusqu'à préconiser par principe l'indépendance. En revanche, il pressent les revendications des mouvements nationalistes : « Il y a de partout des forces morales neuves qui s'éveillent, un appétit de liberté, un appétit d'indépendance, le sens du droit qui, pour s'affirmer, nous emprunte quelquefois nos propres formules » (discours à la Chambre, 28 juin 1912). L’Assiette au beurre, 9 mai 1903 Le président de la République Émile Loubet (1899-1906) appelle à son secours Léon Bourgeois (président de la Chambre des députés, 1902-1904), Armand Fallières (président du Sénat, 1890-1906) et Théophile Delcassé (ministre des Affaires étrangères, 1898-1905) pour retenir l’Algérie. Remarquer, dans le fond, une Marianne représentée en matrone militarisée tenant enchaînées les colonies françaises. Cette illustration de Grandjouan (1875-1968) est parue en couverture du numéro spécial du journal satirique L’Assiette au beurre sur les colonies (Colonisons) du 9 mai 1903, totalement consacré aux exactions commises dans les colonies. Le président Émile Loubet (1899-1906) y apparaît en train d’essayer de retenir une figure allégorique de l’Algérie qui s’affranchit de la tutelle d’une « mère patrie » représentée par un militaire effrayant qui tient en laisse les peuples colonisés. L’Algérie apparaît sous les traits d’une belle jeune femme, parée des atours que l’imagerie populaire attribuait aux « envoûtantes » femmes du Maghreb. Dessinateur engagé, Jules Grandjouan est un fervent militant anarchiste, qui rejette toute forme d’autorité (État, armée, etc.). Cette critique de la colonisation est exceptionnelle car elle est radicale : le slogan « L’Algérie aux Algériens » suggère le soutien de l’artiste à une potentielle indépendance de l’Algérie. Aucun autre article ou dessin de Grandjouan ne permet de confirmer s’il a véritablement envisagé cette indépendance. Minoritaire au début du siècle, le discours anticolonialiste, qui s’exprime dans certains journaux satiriques illustrés, se concentre alors sur la dénonciation des abus et des exactions des colons, sans jamais remettre en question la légitimité de l’entreprise coloniale. On peut aussi noter que Grandjouan, malgré ses convictions, n’échappe pas à l’utilisation des stéréotypes raciaux répandus à l’époque. En 1903, un procès retentissant s’achève à Montpellier, celui des 87 « agitateurs fanatiques » accusés d’avoir suscité « l’insurrection » de Margueritte (Aïn Torki). Dans ce village de paysans dévots, des colons qui refusent de se convertir à l’Islam sont massacrés en 1901. C’est sans doute cet 57 débat intervient à une époque où le sentiment de revanche est accru, après une période d’hébétude nationale. Déroulède fait allusion au soutien qu’il sollicite de députés de gauche comme de droite. De fait, la question coloniale transcende les clivages partisans traditionnels (d’où la chute de Ferry provoquée par l’union des opposants de tous bords à la politique opportuniste). À l’inverse, se constitue à la Chambre des députés en 1892 un groupe colonial dont le chef, Eugène Étienne (1844-1921) député d’Oran depuis 1881, devient sous-secrétaire d’État aux colonies de 1889 à 1892, puis plusieurs fois ministre à partir de 1905 et préside la Ligue coloniale française jusqu’en 1914. La liste des hommes politiques qui ont fait partie du « groupe colonial » est impressionnante : Félix Faure, Raymond Poincaré, Paul Deschanel, Gaston Doumergue, Paul Doumer, Albert Lebrun… tous futurs présidents de la République ! Le socialiste Jean Jaurès condamne la colonisation (1896) Jaurès est, comme souvent, enclin à mettre en cause moins les hommes que les nécessités implacables du système économique capitaliste. C’est lui qui est responsable à la fois des préjudices subis par les travailleurs des métropoles et des violences sans nom imposées aux peuples colonisés. Reprenant des arguments développés par Clemenceau, il affirme que les produits français seront grevés de taxes pour financer la colonisation et inaccessibles aux travailleurs alors même qu’il faudrait augmenter les salaires et cesser de gaspiller les deniers nationaux en aventures extérieures. Il dénonce aussi les risques de conflits que les affrontements entre puissances risquent de provoquer ainsi que l’affairisme, la cupidité et les violences qu’entretient la conquête. Retournant contre les tenants de la «mission civilisatrice » leurs arguments moraux, il montre que la colonisation entraîne au contraire un processus de « déshumanisation», de «brutalisation des moeurs» qui fait, selon Hannah Arendt, de l’impérialisme une des origines du totalitarisme, c’est-à-dire de l’accomplissement de l’État criminel. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : épisode révélateur de la fragilité de l’ordre colonial qui inspire à Grandjouan cette caricature en couverture d’un numéro spécial consacré aux colonies. Le célèbre dessinateur retourne habilement la symbolique de la femme émancipatrice. L’Algérie est représentée par une ravissante berbère, dont le voile vole au vent, alors que la France est une épouvantable marâtre qui enchaîne les colonies. Le président Loubet tente vainement de mobiliser le parti colonial (dont sont membres les hommes politiques évoqués en légende, comme Léon Bourgeois ou Raoul Delcassé) : rien ne semble pouvoir s’opposer à la volonté d’un peuple… « La civilisation ! » Caricature parue dans L’Assiette au beurre, avril 1911. À la veille de 1914, la critique de la colonisation reste marginale dans une opinion gagnée par la « poussée chauvine» ou sensible à l’idéal humanitaire qui l’anime. Même Jaurès, s’il défend indéniablement les peuples colonisés, affirme que la colonisation est « acceptable à condition d’employer des méthodes neuves » et les socialistes les plus « intransigeants », blanquistes ou guesdistes, sont souvent d’ardents partisans de l’assimilation. Des oppositions plus franches se font jour parmi ceux qui ont prêté la main à la colonisation ou qui ont une connaissance de la réalité du terrain et en ont mesuré les horreurs, comme Paul-Étienne Vigné, qui a pris part, comme médecin militaire, à des expéditions de maintien de l’ordre au Sénégal et en Guinée et publie La sueur du burnous en 1911. L’anticolonialisme radical se retrouve à l’extrême-gauche comme dans cette caricature de l’Assiette au beurre. Les indigènes croulent sous le poids des impôts – au nom du principe que les colonies ne doivent rien coûter à la métropole – et subissent le travail forcé qui décime les populations. Ils sombrent dans les vices apportés par les Européens (l’absinthe) et se voient imposer la religion chrétienne et une instruction qui cherche à les convaincre de force de la filiation qui les lie à la France. La caricature force le trait et n’est, paradoxalement, pas dénuée d’un certain racisme, donnant une vision du « nègre primitif » qui n’est pas sans faire écho au « bon sauvage» des Lumières : l’autre est ici moins perçu dans sa vérité que comme prétexte à une charge contre les valeurs libérales et individualistes occidentales. Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 58 HC – Jean Jaurès Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : Jean Jaurès apparaît aujourd’hui comme l’une des figures tutélaires de la République dont il constitue une référence majeure. 1859-2009, 150e ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE JEAN JAURÈS Sources et muséographie : De Jaurès « Critique littéraire et critique d'art » in Œuvres Paris : Fayard, 2000. vol. 16. « Philosopher à 30 ans » in Œuvres Paris : Fayard, 2000. vol. 3. « L'affaire Dreyfus » in Œuvres Paris : Fayard, 2001. vol. 6 et 7. Ouvrages généraux : Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005, 326 pages GALLO Max, Le Grand Jaurès, Paris : Robert Laffont, 1984, 2001. REBÉRIOUX Madeleine, Jaurès : la parole et l'acte, Paris : Découvertes-Gallimard, 1994. Vincent Auriol, Jean Jaurès, 1961. Henri Guillemin, L'arrière-pensée de Jaurès, Paris, Gallimard, 1966, 234 pages François Fonvieille-Alquier, Ils ont tué Jaurès !, Paris, R. Laffont, 1968 Harvey Goldberg, Jean Jaurès, la biographie du fondateur du parti socialiste français Trad. de l'anglais par Pierre Martory, Paris, Fayard, 1970 Documentation Photographique et diapos : Revues : Jaurès, Un homme au cœur de son époque, Catherine Moulin, TDC, N° 867 du 1er au 15 janvier 2004 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin 2005 326 p Ce n’est pas une biographie prétexte pour analyser une période historique. En même temps, l’auteur fait preuve d’une grande lucidité pour rendre compte des hésitations, des difficultés, voire des contradictions de l’homme politique qui aujourd’hui est l’objet d’un consensus quelque peu paresseux. Car s’il a suscité un réel dévouement et provoqué souvent l’admiration, il a été aussi critiqué, haï, menacé par ses adversaires bien sûr, qui, pour les plus extrêmes, ont armé la main de celui qui fut son assassin, le 31 juillet 1914, mais il a été aussi souvent controversé par ses propres “ amis ”. Jean Jaurès, cet homme de paix – c’est l’image universellement connue – a été également un homme de conflit. Déranger le monde C’est ce que permet de comprendre ce livre. Jean Jaurès, en effet, n’a pas cessé de vouloir “ déranger le monde ”. Ce jeune intellectuel, qui avait tout pour être une notabilité républicaine dans l’université ou la politique, a consacré sa vie à lutter pour une humanité réconciliée. Comme Madeleine Reberioux, récemment disparue, Jean-Pierre Rioux montre bien l’importance de son enracinement militant dans la circonscription de Carmaux et la rencontre avec la grève ouvrière. Mais il avait un système de pensée longuement travaillé et fort solide qui a largement déterminé son engagement. Son exigence spirituelle, qui lui a fait considérer l’éminente dignité de l’homme, l’a tenue éloigné du libéralisme utilitariste, mais tout aussi bien du “ révolutionnarisme ” qui confond les fins et les moyens. Mais c’est elle qui lui fera refuser la perpétuation des inégalités. L’unité du monde – expression d’un être universel – sera toujours au fond de ses convictions. Cela explique sa rencontre problématique avec le marxisme. Le grand mérite de Marx était pour lui d’avoir rapporté l’idée socialiste au mouvement social. Et cela quelles qu’ont été ses critiques sur un déterminisme qu’il n’a jamais fait sien, il l’a toujours affirmé. Ainsi, alors qu’il avait bien des raisons de partager les critiques que fit Bernstein, à la fin des années 1890, des principales thèses marxistes, il a refusé de le suivre pour ne pas brouiller le but. Il y a eu nombre d’études consacrées aux conceptions du socialisme de Jaurès. Mais les chapitres que Jean-Pierre Rioux consacre au “ marxiste démocrate ” et à “ l’historien ”, réalisent des synthèses tout à fait convaincantes. Sa conception de l’histoire et sa vision du social se conjuguent étroitement. Et sans mettre en cause Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE DE LA FRANCE, 1815-1914 La succession rapide de régimes politiques jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire des républicains vers 1880 enracine solidement la IIIe République qui résiste à de graves crises. L’accent est mis sur l’adhésion à la République, son oeuvre législative, le rôle central du Parlement : l’exemple de l’action d’un homme politique peut servir de fil conducteur. » 59 l’idée du progrès, elles montrent que Jaurès ne voyait pas le socialisme comme le déroulement d’une histoire fatale. Jaurès n’a jamais eu une attitude orgueilleuse, il a éprouvé tôt les difficultés de l’action et ne les a jamais mésestimées. Le réformisme de Jaurès trouve là son fondement avec le souci de procéder par étapes, de consolider les progrès, d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre. Bien qu’il ait travaillé de manière de plus en plus confiante avec Édouard Vaillant après 1904, il a été tout à fait étranger au blanquisme. Un autre grand intérêt du livre est de suivre pas à pas l’action proprement politique de Jaurès. Il n’a pas été naturellement un homme de parti, il était plus à l’aise dans la vie intellectuelle et la vie parlementaire, où ses talents personnels trouvaient particulièrement à s’employer. Son rôle dans l’affaire Dreyfus, une fois formée sa conviction qui n’a pas été immédiate, illustre ce fait. Indépendamment de l’attentisme de ses amis de l’époque, pensons à Alexandre Millerand ou à René Viviani, et des critiques des socialistes guesdistes, il s’est lancé dans la bataille et avec ses écrits, rassemblés dans Preuves, il a contribué fortement au succès de la révision. L’artisan de l’unité socialiste Pourtant, Jean Jaurès va consacrer sa grande énergie essentiellement à la construction d’une organisation unitaire. Cela n’a rien eu d’aisé. Il a dû accepter nombre de compromis par rapport à sa vision d’un socialisme ouvert. Malgré sa virulence au congrès d’Amsterdam, en 1904, contre le dogmatisme de la socialdémocratie allemande, il n’a pas refusé le jugement de l’Internationale. Et l’unité de 1905, où le Parti socialiste, Section française de l’Internationale ouvrière, a pu se constituer, s’est fait largement aux conditions des guesdistes. Mais, trois ans plus tard, à Toulouse, en 1908, il a réussi à imposer sa vision du socialisme, alliant l’action réformiste et la perspective révolutionnaire. Les équilibres ont continué a être fragiles dans le nouveau parti. Mais, Jaurès pensait que la République ne pourrait pas tenir ses promesses démocratiques sans la force de “ la classe ouvrière organisée ”. Il travailla également dans le même esprit au rapprochement avec le syndicalisme de la CGT, qui s’était donné, en 1906 avec la charte d’Amiens, un projet propre. En définitive, la force et le fait qu’il peut être, à juste titre, considéré comme le fondateur de la conception française du socialisme, vient de ce qu’il n’a pas voulu choisir entre la République et le socialisme. Sa compréhension des traditions et des réalités françaises lui a permis de trouver des formules porteuses d’avenir. Sa définition, à la fois, déterminée mais ouverte de la laïcité l’a bien montré, notamment lors de l’élaboration de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Mais cela n’est pas allé sans ambiguïtés. Jean-Pierre Rioux les souligne bien au fil des événements. La synthèse – la fameuse synthèse jaurésienne – peut avoir l’inconvénient de retarder le moment des choix et les rendre alors plus difficiles. Sa mort a laissé ouverte la question sur ce qu’aurait été sa décision finale en août 1914. Ces réflexions qui se dégagent du travail de Jean-Pierre Rioux suggèrent suffisamment la richesse de ce livre. Le seul regret que l’on peut avoir est que certains éléments – notamment le rôle de Jaurès dans la deuxième Internationale et ses rapports avec les autres dirigeants socialistes – n’aient pas été abordés. Les dernières pages évoquent la mémoire laissée par Jaurès et les utilisations qui en a été faite. Elle donnent là aussi envie d’une histoire plus circonstanciée des usages de la mémoire. Ce sont là seulement des envies que suscite le livre. Tellement on aimerait passer plus de temps avec “ notre Jean ”. J’ajouterai qu’écrite, qui plus est, d’une plume alerte et sûre, cette biographie, qui fera date, doit s’inscrire également dans une réflexion sur ce qu’est et peut être dans l’avenir l’identité du socialisme français. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : L’aura de Jaurès s’étend au-delà de la gauche, dont les différentes composantes ont revendiqué et se sont disputé très tôt l’héritage. Paradoxalement, son rôle se trouve souvent réduit à quelques stéréotypes. Or Jaurès est un des principaux acteurs politiques de la France de la IIIe République avant la Première Guerre mondiale, impliqué dans toutes les grandes questions de son époque avec le souci de la justice sociale, inséparable d’une vision profondément humaniste. DE LA PAIX À LA GUERRE : LA MORT DE JAURÈS Né en 1859 à Castres, Jean Jaurès est, dans la période qui précède la guerre de 1914, la principale personnalité du mouvement socialiste, en France comme au plan international, depuis la mort d’August Bebel, le pape du socialisme Député du Tarn à 26 ans, il a d’abord comme modèles Jules Ferry et Léon Gambetta et siège à l’Assemblée parmi les opportunistes, républicains socialement très modérés. Jaurès trouve alors les socialistes trop violents, voire dangereux pour une république qui vient à peine de s’affirmer. Profondément marqué par les idées de 1789, Jaurès croit alors la république capable de faire triompher la liberté et l’égalité grâce à 60 allemand. Orateur réputé, professeur de philosophie, écrivain, il était aussi député de Carmaux dans le Tarn. La sauvegarde de la paix était depuis plusieurs années l’un de ses principaux soucis : suivant l’une de ses formules célèbres, le capitalisme portait en lui la guerre « comme la nuée dormante porte l’orage » – ce qui ne l’empêchait nullement de croire à la nécessité de la défense de la patrie. Il avait, quelques années plus tôt, écrit L’Armée nouvelle, ouvrage dans lequel il précisait sa conception de l’armée et de la défense nationale. Il préconisait de réduire le service actif à une très brève période d’instruction et lui substituait la notion de « nation armée » par l’intermédiaire de fortes milices démocratiques. Ses prises de position pacifistes lui avaient valu des attaques d’une très grande violence, venant en particulier des milieux nationalistes. Lorsque éclate la crise, à la fin du mois de juillet 1914, il pense que le gouvernement français est pacifique et ne porte pas de responsabilité dans les événements, mais que le mouvement socialiste international doit faire pression pour qu’une solution arbitrale soit trouvée. Le Bureau socialiste international, organisme dirigeant de la IIe Internationale, dont il fait partie, se réunit à Bruxelles, le 29 juillet, et en appelle aux peuples pour qu’ils imposent l’arbitrage international. Le 30 juillet, dans l’après-midi, Jaurès rentre à Paris, où il apprend avec angoisse la mobilisation générale russe. Le lendemain, 31 juillet, il multiplie les démarches auprès des ministres pour que des efforts nouveaux soient tentés afin de sauver la paix. Alors que, dans la soirée, il est en train de dîner avant d’écrire son article pour L’Humanité (dont il était le directeur), il est assassiné par un jeune nationaliste. Son enterrement, le 4 août, devait être la première grande manifestation d’union des Français pour la défense nationale. ANNEES DE JEUNESSE ET DE FORMATION Jean Jaurès est né en 1859 à Castres (Tarn) dans une famille bourgeoise. Son père est négociant, mais des revers de fortune conduisent la famille à s’installer dans une ferme, près de Castres. Jaurès en garde un enracinement profond à la terre, à sa région et un attachement à la culture occitane. Il parle, du reste, couramment l’occitan, notamment lors des campagnes électorales ! Brillant élève, Jaurès est un bon exemple de la promotion par l’instruction publique : lauréat au concours général puis au concours d’entrée à l’ENS, il est reçu à l’agrégation de philosophie. Étudiant à Paris, il fait ses premières expériences de la politique en allant fréquemment assister aux débats du Palais-Bourbon. De 1881 à 1885, il enseigne la philosophie au lycée d’Albi, puis à l’université de Toulouse. Parallèlement, il travaille sur ses thèses (De la réalité du monde sensible et Les Origines du socialisme allemand). Rien, dans ses origines familiales ni dans son parcours scolaire et universitaire, ne le prédispose à évoluer vers le socialisme. Aux élections législatives de 1885, il est élu sur la liste des républicains dits « opportunistes » dans le Tarn. Plus jeune député de la Chambre, il est avant tout un observateur en apprentissage. C’est d’abord un admirateur de Jules Ferry et ses votes sont fidèles à l’orientation politique de ce dernier. Mais Jaurès prend très vite conscience que « l’ordre social [...] n’est pas conforme à la justice ». Il y consacre ses premiers travaux parlementaires. Il croit que le parti républicain va mettre en œuvre la législation nécessaire pour répondre à la question sociale. Il n’est pas alors un adepte de la lutte des classes et croit au contraire possible « d’amener l’apaisement social ». Mais il est déçu puis indigné par l’inertie parlementaire du « grand parti républicain ». Si le socialisme constitue à ses yeux un « idéal lumineux », il n’y a pas encore adhéré. Il hésite, s’interroge. Le 27 juillet 1890, il est élu conseiller municipal à Toulouse dont le maire est un radical. Jaurès est adjoint à l’Instruction publique jusqu’en janvier 1893. Cette expérience contribue à son évolution vers le socialisme. Parallèlement, il débute une carrière féconde de journaliste. À partir du 21 janvier 1887, il collabore régulièrement à La Dépêche de Toulouse. Sous le pseudonyme du « Liseur », il y assure même une chronique littéraire de 1893 à 1898. L’ENTREE EN SOCIALISME (1891-1893) L’évolution amorcée dans les années 1888-1889 se poursuit, enrichie par ses lectures, notamment celle du Capital de Karl Marx. Le contexte politique et social accélère cette évolution. La déception de Jaurès à l’égard du régime est renforcée par les scandales politico-financiers, comme celui de Panamá en 1892. Par ailleurs, de nombreuses grèves éclatent face à des patrons qui veulent étouffer les quelques droits sociaux reconnus aux ouvriers (comme le droit syndical en 1884). La répression de la manifestation pacifique du 1er mai 1891 à Fourmies, l’alliance des ouvriers et de l’élite bourgeoise la plus éclairée. Il est un des députés républicains les plus sensibles au sort de la classe ouvrière et il utilise son éloquence pour défendre les premières lois sociales de la IIIe République (liberté syndicale, création des caisses de retraite ouvrière…). Son ardeur à promouvoir des réformes sociales est remarquée favorablement par la Revue socialiste. Elle explique sa déception devant le conservatisme croissant des opportunistes et sa conversion progressive au socialisme. JAURES, L'INTERNATIONAL Son adhésion à l'Internationale socialiste conduit Jaurès à s'engager totalement contre le colonialisme et la guerre, un engagement exceptionnel en son temps. Les choix de Jaurès en faveur de l'internationalisme, son militantisme dans la principale instance où celui-ci s'inscrit au tournant du siècle, l'Internationale ouvrière et socialiste, n'avaient rien d'évident : les notables de sa famille étaient amiraux et défendaient « le drapeau de la France », son frère faisait lui aussi carrière dans la marine nationale ; après la défaite de 1870, l'atmosphère chez les républicains était plutôt au repli de la nation sur elle-même, nourri par la peur de l'Allemagne, ou à l'expansion coloniale, à la domination, sous des formes diverses, sur des peuples que nous désignons aujourd'hui comme appartenant aux « pays du Sud », et qui étaient alors présentés comme des ignorants, voire des sauvages. En un quart de siècle, la France, l'Europe, le monde vont changer. Jaurès aussi. Même si les rapports avec l'Allemagne et la « question coloniale » maintiennent leur exceptionnelle prégnance. Adhésion au socialisme Lorsque Jaurès se présente pour la première fois aux élections législatives, dans le Tarn, en 1885, sur une liste républicaine, il se félicite sans réserves des bienfaits que la République apporte aux peuples du Tonkin : « Ces peuples sont des enfants », nous allons, en les instruisant, les rendre adultes. C'est l'idéologie républicaine. Et, une fois élu, il vote sans problème les crédits destinés à faire face à une hypothétique attaque allemande. Un républicain parmi d'autres. Son évolution est fondamentalement liée à son adhésion au socialisme, mais aussi à sa culture personnelle, à sa sensibilité, à une intelligence politique et culturelle qui l'amène à refuser de faire carrière et à mesurer l'ampleur des désastres humains qui se préparent. Parmi les premiers signes concrets de son évolution, il faut ranger sa réflexion philosophique. Philosophe de formation, il consacre, en 1891-1892, sa deuxième thèse aux origines du socialisme allemand. Ce choix, très original, le conduit à considérer 61 particulièrement sanglante (neuf morts), marque profondément Jaurès. La rencontre avec certains hommes comme Lucien Herr, bibliothécaire à l’ENS depuis 1888, ou comme Jules Guesde contribue aussi à son évolution décisive. Élu municipal, il côtoie aussi les ouvriers, militants socialistes. La grève des mineurs de Carmaux, qu’il soutient, entre le 16 août et le 3 novembre 1892, le fait définitivement entrer dans le socialisme. Car Jean-Baptiste Calvignac, mineur socialiste élu maire de la cité ouvrière, a été licencié par le marquis de Solages, administrateur des mines et député, sous le prétexte que son mandat entraînait trop d’absences au travail. Pour Jaurès, il s’agit d’une remise en cause inacceptable du suffrage universel, de la démocratie et du droit ouvrier. La grève connaît un très vif retentissement à l’échelle nationale. En octobre 1892, le marquis de Solages démissionne de son mandat de député ; le président du Conseil, Émile Loubet, réintègre Calvignac. « La victoire ouvrière de Carmaux donnera un élan nouveau à la démocratie », commente Jaurès. Les militants socialistes le choisissent comme candidat pour l’élection législative partielle de janvier 1893 dans la circonscription de Carmaux. Il est élu sur le programme du Parti ouvrier français et reste fidèle à cette circonscription jusqu’à sa mort. Devenu militant socialiste à 34 ans, il acquiert désormais une « nouvelle dimension » ; à partir de ce moment le grand orateur se révèle. LEADER DE GREVES (1893-1900) L’action menée par Jaurès durant la grève de Carmaux, ajoutée à son charisme, lui confère un prestige inégalé. Entre 1893 et 1900, il est appelé sur de multiples lieux de grève à travers la France. À l’époque, il était fréquent que des parlementaires socialistes se relaient auprès des grévistes pour les soutenir, les conseiller et assurer une forme de légitimité face au patronat. Il anime alors de nombreux meetings dans lesquels il exhorte les ouvriers à s’organiser. À ses yeux, la grève est une « arme tristement nécessaire », indispensable aux ouvriers pour défendre leurs droits et tenter d’améliorer leur condition. Elle est aussi l’occasion de faire progresser l’organisation ouvrière. Il rédige des articles consacrés au conflit social en cours et à ses enjeux, notamment dans La Petite République, quotidien socialiste parisien auquel il collabore. Il interpelle le gouvernement à la Chambre. En 1895 éclate la grève des verriers à Carmaux, deux délégués ouvriers ayant été renvoyés pour une absence syndicale. Jaurès conseille et aide à organiser le financement de la grève. Face à la résistance et à la répression organisées par Rességuier, patron de combat de la verrerie, qui met en place un lock-out, dans une ville où les forces de l’ordre sont omniprésentes, Jaurès suggère avec succès de créer une verrerie ouvrière à Albi. Propriété collective du prolétariat, elle est inaugurée le 25 octobre 1896. Jaurès chante alors La Carmagnole, debout sur une table ! En devenant socialiste, il s’est rallié aux « conceptions économiques » de Marx. Il condamne le système capitaliste, ses conséquences sociales, les crises et la lutte des classes qualifiée d’« antagonisme profond, inévitable » qu’il génère. Il dénonce également la concentration financière croissante du capital. Pour mettre un terme à la dépendance des salariés, que Jaurès qualifie de « servitude », et à la situation de guerre sociale qu’engendre le capitalisme, il faut mettre en œuvre une autre société reposant sur la collectivisation de la propriété des moyens de production. Jusque vers 1897-1898, il partage avec d’autres leaders socialistes un messianisme certain, annonçant la fin prochaine du capitalisme, le socialisme étant à l’horizon. Il porte également un intérêt constant aux paysans et aux problèmes agraires. Il est, du reste, profondément convaincu de la communauté d’intérêts qui existe entre les ouvriers et les petits paysans. À la Chambre, il s’oppose en particulier à la politique agricole de Méline ; en 1897, il propose un ensemble de réformes pour améliorer la condition paysanne (création de syndicats et de prud’hommes agricoles, mise en place d’un crédit agricole à bon marché, d’un système de retraite pour les petits exploitants et les ouvriers agricoles, etc.). Cependant, il ne saurait y avoir, pour un peuple, d’émancipation sans instruction. C’est pourquoi Jaurès attache une importance fondamentale à l’école. « Nous avons pensé que, pour préparer l’émancipation du producteur, il fallait d’abord émanciper l’homme par l’éducation, le citoyen par la pratique de la liberté. C’est là le sens profond de cette œuvre de laïcité où nous voyons, au point de vue social, la condition première de l’affranchissement du peuple » (24 mai 1889). Jaurès promeut le développement d’un enseignement démocratique et laïque. Le professeur qu’il était ne cesse de porter attention à la dimension pédagogique de la question scolaire : à partir de 1905, il donne, chaque semaine, un article à la l'Allemagne, de Luther à Marx, comme un foyer de valeurs qui cheminent aux côtés des Lumières françaises et qui ont, elles aussi, prétention à l'universalité. Le thème lui a très vraisemblablement été inspiré par le Congrès socialiste international qui s'est tenu à Paris, en juillet 1889 : le parti social-démocrate allemand a joué un rôle déterminant dans la fondation d'une nouvelle organisation internationale, à base ouvrière, balbutiante encore, mais qui affirme clairement son objectif : non pas constituer un « parti mondial », mais prendre acte des conditions nationales dans lesquelles s'affirme le mouvement ouvrier et socialiste, et les respecter. Longtemps privée de tout appareil, et de toute bureaucratie, l'association qui vient de naître se veut outil de coordination entre des mouvements fort divers, supposés regrouper des ouvriers, et qui se mettent d’accord sur des actes symboliques reconnus comme fondant l’unité de « la classe » : ainsi en est-il du 1er Mai. L’Internationale ouvrière et socialiste Rien ne pouvait mieux convenir au jeune Jaurès : les cadres nationaux (en France, la République) sont maintenus ; la classe ouvrière est porteuse du refus de toute exploitation nationaliste de la crise. Mieux : l’Internationale se veut à la fois ouvrière et socialiste. Un rêve... soumis à rude épreuve lors du congrès de l’IOS à Londres en 1896. Jaurès choisit « l’action législative et parlementaire » comme un des moyens pour substituer la « propriété socialiste » à la « propriété capitaliste ». Ce choix est aussi celui des socialistes et des syndicalistes allemands, autrichiens, etc. Les Anglais sont divisés, les Belges hésitants. Du côté français, les conséquences sont graves : les anarchistes, influents dans le syndicalisme en cours d’organisation, sont éliminés. Jaurès perd une partie de son influence sur le monde ouvrier. Reste à organiser le parti responsable de cette action parlementaire. L’exception française déploie tous ses atours. L’affaire Dreyfus la nourrit. La combativité de Jaurès lui donne sens. Finalement, il se plie en 1904 aux décisions de l’Internationale : la SFIO vient au monde en 1905. Jaurès dès lors représente le parti socialiste unifié dans les instances de l’Internationale. Le problème colonial et la lutte contre la guerre dominent les années 1905-1914. S’y insèrent des problèmes plus proches, en apparence, de ceux d’aujourd’hui : ceux des étrangers qui viennent travailler en France ; ceux des peuples nouveaux qui accèdent à la reconnaissance internationale en luttant contre ce que l’on commence à appeler l’impérialisme. Dénonciation du colonialisme Qu’est-ce qu’être internationaliste dans une société, celle de la France, qui est à la tête du deuxième empire colonial ? Comme tous les 62 Revue de l’enseignement primaire. Il souligne qu’il importe de soustraire les enfants à l’influence « néfaste » du cléricalisme. L’AFFAIRE DREYFUS (1894-1899) En décembre 1894, Alfred Dreyfus est condamné par le conseil de guerre. À la Chambre, Jaurès réagit vivement à ce jugement : il y voit la manifestation d’une justice de caste évitant à un officier la peine capitale requise à plusieurs reprises contre de simples soldats. Mais l’affaire prend, en 1898, la dimension politique d’une affaire d’État. Le 13 janvier, Zola publie « J’accuse », dans le journal L’Aurore, ce qui lui vaut d’être poursuivi et condamné. L’armée, le gouvernement et les nationalistes refusent toute révision du procès. L’affaire mobilise dès lors de nombreux intellectuels et hommes politiques, dont Jaurès. Il s’attache ensuite à démonter le dossier d’accusation en démontrant qu’il repose sur une série de faux. Il publie une suite d’articles intitulés « Les preuves » dans La Petite République et multiplie les meetings à travers la France. Enfin, le 19 septembre 1899, Dreyfus est gracié par le président de la République et il sera réhabilité en 1906. Pour Jaurès, les principes de base de la République sont menacés lors de cette crise. À Lyon, en octobre 1898, il dénonce « la coalition des réactionnaires et des césariens ». Selon lui, démocratie et socialisme relèvent d’une même démarche et le socialisme ne pourra triompher si la République est abattue. Jaurès est aussi conscient que l’affaire Dreyfus est une grave remise en cause des droits de la personne. Or la lutte des classes ne doit pas obliger les ouvriers à « s’enfuir hors de l’humanité », et le prolétariat a, ici, l’occasion de prouver « qu’il serait capable demain de lutter pour l’humanité » (Le Mouvement social, janvier 1899). D’autres socialistes sont loin de partager les convictions de Jaurès, les guesdistes notamment lui reprochent de délaisser l’objectif qui consiste à faire triompher le socialisme. VERS « LE BEAU SOLEIL DE L’UNITE SOCIALISTE » (1898-1905) À partir de 1898, l’unité des socialistes, divisés en cinq mouvements différents, devient la priorité de Jaurès qui a toujours déploré leur émiettement en « sectes ». En effet, en 1898, il ne croit plus en l’imminence de la chute du capitalisme ni à l’avènement prochain de la révolution. Dans La Petite République, en octobre 1901, il analyse ainsi son évolution : « J’ai vu aussi à Lille, Roubaix, Paris, Carmaux, Rive-de-Gier, que la puissance capitaliste était grande et plus résistante que Guesde ne nous l’avait dit. » D’où la nécessité d’un parti qui unisse tous les socialistes. Le contexte de l’affaire Dreyfus avait déjà permis de les rapprocher et, le 16 octobre 1898, a été créé le Comité de vigilance socialiste, appelé Comité d’entente en janvier 1899. Le 3 décembre 1899, le congrès de Japy semble prometteur. Sur le plan idéologique, l’accent est mis sur la lutte des classes et le collectivisme, et une ébauche d’organisation est mise en place. Mais l’illusion ne dure guère. Lors du congrès de Wagram, en septembre 1900, les guesdistes claquent la porte, suivis, l’année d’après à Lyon, par les vaillantistes. C’est qu’aux multiples sources de discorde s’est ajoutée la question du ministérialisme. En effet, dans le contexte de la crise politique qui accompagne l’affaire Dreyfus, s’est constitué un ministère de « Défense républicaine » présidé par Waldeck-Rousseau. Pour la première fois, un socialiste, Alexandre Millerand, entre au gouvernement comme ministre du Commerce et de l’Industrie. Pour les socialistes, la question de savoir si l’un des leurs peut participer à un « gouvernement bourgeois » est d’autant plus aiguë que le général de Galliffet, le « fusilleur de la Commune », y siège aussi comme ministre de la Guerre. Pour Jaurès, « il vaut mieux soutenir un gouvernement qui défend les acquis de la République que de faire le jeu des nationalistes » (9 novembre 1900). Position que récusent absolument les guesdistes et les vaillantistes. S’engage alors une très vive controverse idéologique. Mais Jaurès doit aussi subir des attaques personnelles virulentes : ses adversaires socialistes dénoncent « le châtelain de Bessoulet », du nom d’une propriété possédée par sa femme dans le Tarn. Sa famille n’est pas épargnée : le 7 juillet 1901, sa fille célèbre sa communion solennelle. Cet événement privé vaut à Jaurès une terrible campagne de presse de la part des guesdistes et de divers anticléricaux. Que de caricatures le représentent alors avec une bouteille d’eau du Jourdain, parfois avec sa fille ! Ce schisme au sein des socialistes aboutit à la création de deux partis : d’une part, le Parti socialiste de France, créé en novembre 1901, et qui regroupe guesdistes et vaillantistes, et, d’autre part, le Parti socialiste français fondé à Tours en mars 1902 autour de Jaurès, Allemane, Briand et Millerand. Le face-à-face fratricide socialistes français, Jaurès est, depuis 1895, hostile à de nouvelles conquêtes, coûteuses, pour la métropole, en argent et en hommes. Comme beaucoup d’autres socialistes français, il dénonce la « barbarie coloniale » mise en œuvre au Congo en 1903-1904, et il s’indigne en avril 1911 du soutien de fait de « la gauche » aux scandales financiers qui dévorent l’Indochine. Qu’est-ce donc que cette « gauche » ? Mais, bien informé, il va beaucoup plus loin. Ces peuples, que Marianne entend coloniser, ne sont pas des « enfants », comme il le croyait dans les années 1880. Pourquoi la France refuse-t-elle aux Arabes d’Algérie les droits civils et civiques que, en 1870, elle a reconnus aux Juifs ? Pourquoi se croit-elle le droit d’insulter et de traiter de « fanatiques » les patriotes marocains qui, à Fez, en mars 1911, défendent leur patrie ? Pourquoi des socialistes français, Marcel Cachin en tête, se préparent-ils à expulser les paysans marocains de la vallée du Sebou, pour les remplacer par des « colons français et socialistes » ? Oui, pourquoi ? D’où viennent ces discriminations, cette inégalité consubstantielle au régime colonial ? Un régime que Jaurès pourtant ne se décide pas à condamner dans son principe : il ne renonce pas à le rendre perfectible, dans la République. Et c’est par une autre voie qu’éclate son originalité. Il est le premier à évoquer la diversité et la grandeur des cultures dont les Algériens, les Marocains et les Tunisiens, les Chinois aussi sont les héritiers. Devant la Chambre médusée, il narre la légende des Alyscamps où se reflètent le monde chrétien et le monde musulman : « Je voudrais que la France, aujourd’hui, fût sage selon la loi sarrasine. » Et, en ce qui concerne le Maroc, « Mais enfin, messieurs, il y avait une civilisation marocaine capable des transformations nécessaires ». Ainsi Jaurès, qui ne lit pas l’arabe, parvient-il à transgresser la culture judéo-chrétienne dont le système scolaire français le faisait l’héritier. Le voilà bien cet « international » ! Et le voilà qui s’inscrit dans un réseau interprétatif où l’Internationale ouvrière et socialiste n’occupe qu’une place maigrichonne. Ces cultures constituent la diversité de l’humanité : tous semblables, tous différents. Le problème, avec ce diable d’homme, c’est qu’il croit ce qu’il dit. Et que ses découvertes ne se limitent pas aux sociétés directement colonisées. Au cours du long voyage en bateau qui le conduit en 1911 en Amérique latine, non seulement il apprend le portugais sur le navire qui le conduit à Rio de Janeiro, mais il pose le problème, en Argentine et en Uruguay, des liens entre les Italiens et les sociétés du cône Sud, dans des conditions qui permettent l’émergence de cultures dites métisses. 63 prend fin sur l’injonction de l’Internationale socialiste réunie à Amsterdam en août 1904 pour son sixième congrès. Au terme de débats très vifs, une motion invite les socialistes à s’unir dans chaque pays au sein d’un seul parti. Les 23 et 24 avril 1905 se tient le congrès du Globe. Il débouche sur la création de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), premier véritable parti politique moderne en France. Mais les motions adoptées désavouent les positions jaurésiennes. En effet, ni les syndicats ni les coopératives ne sont admis au sein du parti et la participation des socialistes à un gouvernement est proscrite. Toutefois, pour Jaurès, l’essentiel est acquis : l’unité est faite. Cependant, certains socialistes refusent d’adhérer à la SFIO. Ils forment ce qu’on appelle les « socialistes indépendants ». Ils refusent les bases doctrinales et la stricte discipline du nouveau parti, notamment l’interdiction de participer à un « gouvernement bourgeois », par conviction idéologique, mais aussi pour préserver leur carrière politique. Parmi eux figurent Briand, Millerand, Viviani. Jaurès les condamne fermement. Bien que ses positions aient été mises en minorité lors du congrès du Globe, Jaurès affirme de plus en plus son influence au sein de la SFIO au fil des années. Le 18 avril 1904 paraît le premier numéro de L’Humanité, journal socialiste dont Jaurès est le fondateur et le directeur, et dont il écrit chaque jour l'éditorial. La qualité du quotidien en fait une référence et contribue à la diffusion des idées jaurésiennes. Après 1908, il rallie régulièrement la majorité sur ses positions aux congrès de la SFIO, qui s'affirme comme un parti de classe et de révolution ayant pour but de détruire le système capitaliste et d'instaurer le socialisme. Il doit se battre pour faire progresser « l'évolution révolutionnaire » : c'est ici que se mesure nettement l'influence jaurésienne. En effet, il est convaincu depuis 1898 que la révolution n'est pas imminente, il est étranger à toute idée de « grand soir » et de recours à la violence pour renverser le capitalisme. Il mise donc sur le suffrage universel pour permettre aux socialistes de conquérir des mairies appelées à être des « laboratoires », des « vitrines » du socialisme et d'agir au Parlement. Car les réformes successives sont importantes pour apporter des améliorations immédiates à la dureté de la condition ouvrière (durée du travail, retraites ouvrières, droits syndicaux, etc.), mais aussi pour introduire progressivement dans la société capitaliste des bribes de socialisme. La pensée jaurésienne est donc bien une pensée révolutionnaire (il ne s'agit pas d'aménager le capitalisme mais bien de le détruire), cependant cette « évolution révolutionnaire » passe par une action légale et réformatrice. Jaurès, qui se définit comme un « éducateur du peuple », insiste d'ailleurs sur la nécessité de « propagander », ce qu'il fait amplement en sillonnant la France pour participer à de multiples conférences, meetings et manifestations. UN GRAND PARLEMENTAIRE Jaurès s'est toujours montré très hostile aux mouvements antiparlementaires ; en octobre 1909, il s'indigne : « Crier “À bas le Parlement”, c'est crier “À bas la classe ouvrière” ! » La mémoire collective a gardé le souvenir du grand orateur parlementaire, capable de renverser des ministères à la suite d'un discours, à l'exemple du 21 novembre 1893, lorsqu'il interpelle le républicain conservateur Charles Dupuy : « Vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine [en faisant les lois scolaires] et la misère humaine s'est réveillée avec des cris, elle s'est dressée devant vous et elle réclame aujourd'hui sa place, sa large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n'ayez pas pâli. » Ses adversaires raillent « la dictature du verbe », le « ministère de la parole ». Durant ses mandats électoraux de député socialiste (1893-1898 puis 1902-1914), il participe activement aux grands débats parlementaires mais travaille beaucoup aussi en amont pour présenter des amendements, des propositions de loi sur des sujets très variés et dans le cadre des commissions parlementaires (Affaires étrangères, Défense nationale). Cette activité protéiforme est en rapport avec la conception qu'il a du rôle de député : exprimer les aspirations populaires et les traduire si possible par des réformes, mais aussi éclairer les électeurs quitte à être en désaccord avec eux et leur rendre des comptes. Dans les années 1902-1905, l'essentiel de son activité se développe au Parlement où, depuis les élections d'avril-mai 1902, une majorité composée de radicaux et de socialistes forme le « Bloc des gauches ». Élu vice-président de la Chambre en janvier 1903, il défend le principe d'une alliance avec les radicaux sur des objectifs forts comme la politique de laïcité, la séparation de l'Église et de l'État, l'impôt sur le revenu. Il défend le principe de la discipline républicaine rendu indispensable par le scrutin d'arrondissement mais il préconise la représentation proportionnelle qui présente à ses yeux l'avantage d'être génératrice de justice et de clarté dans le débat Le cercle maudit de la guerre Et pourtant, la guerre, ce monstre, cette dévoreuse d’hommes, menace tous les êtres humains. Culture ou pas, il se représente en Europe, ce chantier de la tragédie, les souffrances des victimes. C’est dans les Balkans qu’en 1912-1913, il les voit mourir : « par milliers et par milliers, ils ont souffert de la soif jusqu’au délire [...]. Et voilà que le choléra, collaboration de la nature à la sauvagerie humaine, fait son apparition ». Retour à la culture tragique des Grecs : « Ne sortirons-nous jamais de ce cercle maudit ? » Nous rencontrons ici l’internationalisme émotionnel qui lui permet de communiquer, en même temps, ses informations et sa passion. Nous connaissons mieux aujourd’hui les voies, à la fois sérieuses et haletantes, qui le conduisent à définir les fossoyeurs d’une Europe inexistante : l’Autriche-Hongrie, la Russie, fragilisées de l’intérieur par leurs minorités nationales. Bref, Jaurès a conscience que l’Alsace-Lorraine n’est plus le foyer d’où jaillit le geyser du conflit. La menace, désormais européenne, tend à se mondialiser : la Russie touche à l’Asie ; l’Autriche-Hongrie, par l’Empire ottoman, de même. L’internationalisme de Jaurès s’est lui aussi transformé. Il se déploie désormais sur deux plans, sans s’y investir avec la même ardeur. Premier mode de régulation, des conférences internationales périodiques, un projet né en 1899, confirmé en 1907, dans un milieu où se rencontrent des juristes et des hommes politiques ; côté français, c’est Léon Bourgeois, radical, fondateur du « solidarisme », peu à son aise lorsqu’il lui faut se battre au Parlement. Pas plus qu’une ébauche, ce projet ; mais un mélange de cour internationale, et non européenne, de justice et de compétences diplomatiques. « Il n’y a pas d’effort perdu », écrit Jaurès. Un espoir donc, lointain, et dont il ne possède pas la clé. Dans l’immédiat pourtant, le temps presse : il faut rapprocher « la réalité » de « l’idée », telle est non pas tant la stratégie que la nécessité imposée par la menace de guerre. Jaurès débarque au congrès de Stuttgart (du 16 au 24 août 1907), tout affûté du soutien qu’Édouard Vaillant et lui-même, désormais associés, ont obtenu de la SFIO. Y compris pour imposer un arbitrage international, il faut une arme ; la classe ouvrière la tient dans ses fortes mains : c’est la grève générale, l’outil des producteurs qui permet au « génie ouvrier » de rejoindre les antiques traditions du repli sur l’Aventin. Glorifiée, parfois de façon abstraite, elle détient des pouvoirs quasi mythiques, susceptibles de générer de l’histoire universelle s’ils sont mis au service de la paix, s’ils sont utilisés avant que la tornade ne se déchaîne. Après, c’est trop tard. Jaurès assume ici non seulement cette fonction d’alerte à laquelle 64 électoral. Si les alliances politiques sont effectives durant le ministère de « Défense républicaine » (1899-1902) et le « Bloc des gauches » (1902-1905), le divorce est consommé avec le ministère Clemenceau (1906-1909). Jaurès reproche notamment au « premier flic de France » autoproclamé d'être un « briseur de grèves ». Durant ces années, il s'efforce de ne pas s'éloigner de la classe ouvrière. En janvier 1904, il participe à une commission parlementaire créée à la suite de la grève des ouvriers et ouvrières du textile dans le Nord. Frappé par leur profonde misère, il les soutient et dénonce les industriels du textile. En 1906, lors du congrès d'Amiens, la CGT affirme sa totale autonomie par rapport aux partis politiques, son caractère révolutionnaire et la pertinence du recours à la grève générale insurrectionnelle. Jaurès défend avec succès à la SFIO le principe d'une « coopération volontaire » entre le parti et la CGT, respectant l'autonomie de cette dernière. Enfin, en 1906, il crée, au sein de L'Humanité, une tribune libre à disposition de la CGT. Ces prises de position le rapprochent de la CGT, rapprochement concrétisé en 1914. LA MONTEE DES PERILS (1904-1914) À partir de 1904, les problèmes internationaux prennent une part importante dans son activité politique. Le 7 février 1904, la guerre russo-japonaise éclate sur fond d'impérialisme. Pour Jaurès, ce conflit soulève deux problèmes majeurs. Le mécanisme des alliances, tout d'abord : le risque est donc grand de voir un jour un conflit régional dégénérer en un conflit généralisé. D'autre part, cette guerre donne également à Jaurès l'occasion de dénoncer les méfaits de la diplomatie secrète qui a abouti à la signature du traité entre la Russie tsariste et la France républicaine. En 1905, la crise marocaine l'inquiète. Le spectre d'une guerre franco-allemande se profile dangereusement. Jaurès y voit tout à la fois la conséquence, une fois encore, de la diplomatie secrète, mais aussi le produit des convoitises et des marchandages impérialistes, menés par ceux qu'il appelle « les maquignons de la patrie ». En 1912, il prononce à la Chambre un discours dans lequel il s'oppose au traité de protectorat sur le Maroc. Il met en cause le système capitaliste dès 1895 : « Votre société, violente, chaotique, porte en elle la guerre, comme la nuée porte l'orage. » Mais il dénonce précisément les fauteurs de guerre. L'état-major, tout d'abord. Jaurès s'en prend à une « armée de caste » coupée du peuple et n'a de cesse de dénoncer le militarisme dans lequel il voit par ailleurs un ennemi de la République. Aux officiers supérieurs s'ajoute « l'internationale des obus et des canons ». Laquelle est étroitement liée aux gouvernements. Mais il s'inquiète aussi de « la griserie nationaliste et chauvine » qui gagne les peuples. Comment, dès lors, préserver l'humanité du pire ? Jaurès n'agit pas par antipatriotisme. En 1894, il affirme : « Nous voulons la patrie française et républicaine libre et forte, mais nous ne voulons pas que, sous prétexte de patriotisme, on jette les uns sur les autres les peuples affolés. » Il cherche à agir à deux niveaux. Au niveau national, il se mobilise contre les budgets militaires mais aussi contre la loi portant le service militaire à trois ans en 1914. Cependant il cherche à être une force de proposition : ainsi ce projet de réorganisation militaire, fondée sur une armée populaire, formée de milices éduquées et entraînées, à vocation défensive, qui donne naissance à un ouvrage intitulé L'Armée nouvelle (1911). Au niveau international, Jaurès préconise une politique « de désarmement simultané entre les nations » et une « politique d'arbitrage international applicable à tous les litiges », proposition novatrice pour l'époque et qui préfigure les objectifs de la SDN. Il recommande de résoudre certains problèmes internationaux par la négociation bilatérale et les concessions réciproques. Ainsi pourrait-il en être, selon lui, de la question de l'Alsace-Lorraine pour laquelle il propose une large autonomie au sein du Reich. Proposition qui détonne dans une France où la « Revanche » est prônée jusque dans les écoles. Par ailleurs, l'arbitrage international doit être étendu au domaine économique et social. Mais Jaurès mise aussi sur l'organisation internationale du prolétariat et donc sur l'action de la IIe Internationale socialiste, fondée en 1889. Depuis 1900, il siège au Bureau socialiste international (BSI), son organisme coordinateur, et, à partir de 1905, il y représente la SFIO avec Édouard Vaillant. Pour Jaurès, l'Internationale doit élaborer une politique, lutter contre les menaces de guerre et agir pour la paix. En 1912, devant la vive inquiétude suscitée par la première crise balkanique, il obtient la convocation d'un congrès extraordinaire à Bâle, malgré l'opposition du SPD. Il y prononce un discours resté célèbre. Il fait son nom est resté attaché, mais aussi, dans le système politique français, un rôle original de passeur entre le « parti », la SFIO, et le syndicat, la CGT. On est en 1907. Il échoue. Comme à Copenhague, en 1910, et à Bâle, en 1912. Il ne parvient pas à ébranler les gros bataillons du parti allemand, le « parti-guide » dans l’Internationale, celui qui a modelé la majorité des partis de l’Europe centrale et orientale. Il ne se décide pas non plus à le contester de front, comme il l’avait fait à Amsterdam en 1904. Souvenir d’une défaite malgré tout cuisante ? Pourquoi pas ? Fidélité à la confiance qu’il avait mise, vingt ans plus tôt, dans la validité des choix nationaux ? Espoir de conquérir la majorité dans l’Internationale, à force de pédagogie, à force d’avoir raison ? L’analyse des rapports du Bureau socialiste international (BSI), et de la correspondance qui s’y échange, pèse dans ce sens. Si l’Internationale a été jugée susceptible, en 1913, d’obtenir le prix Nobel de la paix, elle le doit, largement, au prestige de Jaurès, à sa volonté de ne se laisser enfermer dans aucun choix partisan, et d’accompagner, en novembre 1912, dans l’immense cathédrale de Bâle, mise à la disposition d’un congrès convoqué dans l’urgence, le son des cloches, la parole latine et la poésie de Schiller. Lutte acharnée pour la paix L’optimisme de la volonté n’est rien, ou presque rien, s’il n’est escorté par l’action et par la connaissance. Deux domaines où Jaurès est superstar. Aucune de ses interventions, à la Chambre, au BSI, en congrès bien sûr, qui ne soit fondée sur des lectures étendues (la presse, les revues, en allemand puis en anglais, les rapports parlementaires) et des informations d’ampleur internationale : sur la Tunisie, la Turquie, la Russie même, il a ses réseaux, et L’Humanité leur fait écho. Bref, ce très grand orateur est le contraire d’un rhéteur et l’ampleur internationale qu’il a acquise le préserve d’un pré carré hexagonal. Mais qu’est-ce que la science, qu’est-ce que la connaissance, qu’est-ce que la vision politique de l’humanité en crise, qu’est-ce que la parole, sans l’acte ? La grandeur de Jaurès, c’est donc aussi, et peut-être d’abord, d’agir. Qu’est-ce à dire, au plan international ? D’abord l’action parlementaire ne suffit pas : le prolétariat veut être « l’acteur de son propre drame » ; il faut multiplier, et il y participe, les meetings, les manifestations populaires ; il faut défendre, dans la rue et devant les tribunaux, ceux que poursuit la justice de la République, dès lors que, sur le fond, un accord existe pour l’essentiel ; il faut s’expliquer sur les projets militaires et contre la loi de trois ans ; il faut explorer, s’agissant de l’AlsaceLorraine, d’autres solutions que celles de « la 65 adopter la résolution qui « déclare la guerre à la guerre ». Depuis 1907, il préconise, en cas de déclenchement d'un conflit, le recours à « la grève générale ouvrière internationalement organisée », à laquelle la CGT est très attachée, mais à laquelle les sociaux-démocrates allemands sont résolument hostiles. Ces propositions lui valent, plus que tout le reste, le déchaînement de campagnes de haine. « Herr Jaurès » est présenté, dans la presse à grand tirage, dans de multiples caricatures et par divers auteurs (de Péguy à Maurras), comme un traître à sa patrie, vendu à l'Allemagne (« reptile du Kaiser », selon Urbain Gohier), fossoyeur de l'armée, de l'Alsace-Lorraine et des intérêts français. Lorsque survient la crise de juillet 1914, Jaurès n'anticipe pas l'ampleur du péril, pas avant l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie, le 23 juillet. Divers faits peuvent avoir contribué au fléchissement de sa lucidité, dont le rapprochement avec le SPD qui signe le 1er mars 1913 un manifeste commun avec la SFIO sur l'arbitrage international, et la victoire de la gauche, le « parti de la paix » aux élections législatives de 1914. Le 25 juillet, apprenant la rupture des relations diplomatiques entre l'Autriche et la Serbie, il parle aux Lyonnais « avec une sorte de désespoir », dénonce les méfaits de l'impérialisme, la diplomatie secrète, le mécanisme des alliances, mais il veut croire « encore malgré tout qu'en raison même de l'énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront ». Il mise sur la médiation proposée par l'Angleterre à l'Allemagne et à la Russie. Mais il compte surtout sur la mobilisation du prolétariat. Puis il s'efforce de mobiliser l'Internationale. Le 30 juillet, de retour à Paris, il rencontre Viviani, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, pour l'exhorter à faire pression sur la Russie et à soutenir la médiation britannique. Mais, le 31 juillet, alors que l'Allemagne décrète « l'état de danger de guerre », Jaurès comprend que la diplomatie française, prise dans les rets de son alliance militaire et des intérêts économiques et financiers, a laissé faire la Russie qui a commencé à mobiliser dès le 29 juillet. En soirée, accompagné d'une délégation socialiste, il est reçu par Abel Ferry, sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Jaurès reproche avec véhémence au gouvernement d'avoir « parlé trop mollement à notre allié russe. Nous allons vous dénoncer, ministres à la tête légère, dussions-nous être fusillés. » Jaurès pense écrire dans L'Humanité une sorte de « J'accuse », pour présenter au grand jour les causes et les responsables de la crise. Mais, alors qu'il dîne au Café du Croissant, il est assassiné d'un coup de revolver par un nationaliste, Raoul Villain. « Ils ont tué Jaurès..., c'est la guerre. » LA MODERNITE DE JAURES L'action politique et l'activité militante de Jean Jaurès ne doivent pas occulter le fait qu'il fut aussi un très grand journaliste, un brillant intellectuel : critique littéraire avisé, amateur d'art, philosophe, historien. Enfin, la parole de Jaurès s'avère d'une grande modernité et d'une grande actualité. Modernité d'affirmer la nécessité d'aller plus loin dans l'approfondissement de la République, les droits sociaux étant indissociables des droits politiques. Modernité de la lutte pour les droits de la personne : en 1908, Jaurès combat pour l'abolition de la peine de mort. Modernité de la prise en compte des cultures régionales au sein de la République, modernité de la pleine reconnaissance des civilisations non européennes. Modernité enfin du plaidoyer pour un arbitrage international et le rejet de la solution militaire pour résoudre les conflits. Jaurès a encore aujourd'hui beaucoup à nous dire. guerre pour le droit ». C’est alors que Le Matin, L’Écho de Paris et les Cahiers de la quinzaine crient au loup, « À mort Herr Jaurès », dont les caricatures s’ornent désormais d’un casque à pointe. Réponse de Jaurès : il faut s’opposer publiquement aux forces obscures qui entendent mettre la main sur le Maroc ou les Balkans. Partout s’éveillent des « forces morales neuves ». Le foyer de l’action internationale se déplace dans leur direction. Sur la terre entière, et quelque visage que se donnent les forces de domination. Là est l’ultime internationalisme. Fin juillet 1914, l’assassinat de Jaurès exprime son échec et confère à l’homme une grandeur inouïe. Aujourd’hui, où nos collèges, nos lycées comptent de nombreux élèves venus du vaste monde et socialement discriminés, on peut à nouveau se poser la question : où sont les forces neuves, les forces vives ? Jaurès avait posé la question. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 66 HC – L'Europe et l’affirmation des nationalismes de 1848 à 1914 Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Sources et muséographie : Ouvrages généraux : Hermet Guy, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Le Seuil, 1996, coll. «Points Histoire», p. 9-38 et 135-164. Girault René, Peuples et Nations d’Europe au XIXe siècle, Hachette Éducation, 1996, coll. «Carré Histoire», p. 142. J.-C. Caron et M. Vernus, L’Europe au XIXe siècle. Des nations aux nationalismes, 1815-1914, coll. « U », Armand Colin, 1996. Y. Santamaria et B. Waché, Du Printemps des peuples à la Société des nations. Nations, nationalités et nationalismes en Europe, 1850-1920, La Découverte, 1996. A. Sellier et J. Sellier, Atlas des peuples d’Europe centrale, La Découverte, 1991. A. Sellier et J. Sellier, Atlas des peuples d’Europe occidentale, La Découverte, 1995. Cabanel (P.), La question nationale au XIXe siècle, la Découverte, Repères, 1997 Michel (B.), Nations et nationalismes en Europe centrale, Aubier, 1995 Documentation Photographique et diapos : Revues : Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Cette « introduction » permet de faire le point sur des problèmes majeurs, responsables en partie de la Première Guerre mondiale et de la montée des totalitarismes de l’entre-deux-guerres. Il s’agit surtout de montrer comment les problèmes nationaux et les aspirations libérales deviennent des préoccupations majeures dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Ces mouvements ont déjà été étudiés en Seconde : on a pu montrer de quelle façon il s’agissait d’héritages de la Révolution française et de l’Empire. Pour les élèves, leur étude s’est cependant arrêtée avec les échecs de 1848 et le triomphe fréquent de la réaction. Dans l’ensemble, vers 1850, l’Europe ressemble encore beaucoup à celle mise en place par le Congrès de Vienne. A la veille du premier conflit mondial, elle est profondément transformée, même si la démocratie a du mal à s’imposer. Il s’agit de faire comprendre la notion de nationalisme de puissance qui, après 1848, succède au « nationalisme d’existence » dont l’objectif était de placer sous un même drapeau des peuples qui avaient conscience de leur unité. René GIRAULT, Peuples et nations d’Europe au XIXe s., définit le « nationalisme d’existence » comme « un mouvement intellectuel, suffisamment adopté par un peuple pour former un sentiment profond dans sa mentalité collective, selon lequel la création d’une entité nationale, une nation individualisée et reconnue, devient un but majeur pour le peuple en question » (p. 176). Le « nationalisme de puissance » peut se définir ainsi : « Il ne s’agit plus de créer un État pour répondre au besoin d’exister d’une nation, mais de légitimer la puissance acquise par la croissance démographique et économique, par le rayonnement politique et culturel, en invoquant la nécessité d’un indispensable destin national » (R.GIRAULT, op. cit., p. 142). Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : BO 1ere : « Cartes politiques de l’Europe en 1850 et en 1914 : États, régimes politiques et revendications des nationalismes On mentionne la création des États-nations, les aspirations nationales non satisfaites et le nationalisme de puissance, les différences qui séparent les démocraties libérales des pays de tradition autoritaire. » BO 4è actuel : « Les mouvements libéraux et nationaux (3 à 4 heures) À partir d’une carte, les mouvements libéraux et nationaux sont présentés comme les épisodes de la lutte qui oppose l’Europe traditionaliste restaurée en 1815 aux aspirations nouvelles des peuples léguées par la période révolutionnaire. Pour le montrer, on prend pour exemples les révolutions de 1848, les unités nationales en Italie et en Allemagne. • Cartes : États et nations en Europe en 1914. •Repères chronologiques : Rome, capitale de l’Italie (1870) ; proclamation de l’Empire allemand (1871). » BO 4e futur : « L’AFFIRMATION DES NATIONALISMES Au cours du XIXe siècle, les revendications nationales font surgir de nouvelles puissances, bouleversent la carte de l’Europe et font naître des tensions. Une étude au choix parmi les suivantes : - L’unité allemande. - L’unité italienne. - La question des Balkans. 67 Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Nations et nationalités en 1850 Cette grande carte permet de faire appréhender la diversité culturelle de l’Europe. On peut commencer par rappeler que la langue reste le principal critère de l’identité nationale. On peut ensuite, à partir de la légende, repérer les grandes familles linguistiques. On peut enfin, à partir des frontières de 1850, réfléchir aux rapports entre nations et États, en soulignant la situation particulièrement complexe de l’Europe centrale et orientale. La comparaison de la carte des États en 1850 et de celle des États en 1914 permet de faire apparaître d’importants changements en Europe. - D’un côté, on note la « simplification » de la carte, avec l’unité italienne et l’unité allemande (l’étude détaillée de ces deux processus n’est plus au programme, mais on peut en présenter les grandes étapes). Un tableau met en évidence les similitudes des deux unités. Alors que les tentatives précédentes (celle de 1848 notamment) étaient issues de mouvements populaires, celles de la deuxième moitié du siècle sont menées par deux États, la Prusse, le plus puissant des États allemands d’une part, le royaume de PiémontSardaigne d’autre part, seul dans la péninsule à être doté d’une constitution. Deux maîtres d’oeuvre aussi : Bismarck et Cavour, auxquels il faut adjoindre un homme d’action, Garibaldi. Dans les deux cas, ces mouvements impliquent l’Autriche qui domine l’Allemagne du Sud par son emprise sur la Confédération germanique, qui occupe la Lombardie, la Vénétie. La France est l’autre grande puissance impliquée, puisque Napoléon III se fait d’abord le champion de la cause nationale italienne avant de changer de cap sous la pression des catholiques. Par ailleurs, elle laisse carte blanche à la Prusse avant de se rendre compte de son erreur. Le sort de l’Autriche-Hongrie se règle en différentes étapes : défaites en Italie (1859) face aux franco-piémontais, défaite face à la Prusse à Sadowa (1866) qui l’écarte de l’Allemagne du Sud et permet à l’Italie d’obtenir la Vénétie. La défaite de Sedan permet à la Prusse de parachever son œuvre et même d’annexer l’Alsace-Moselle. - De l’autre côté, on peut repérer la « balkanisation », ou, pour employer une terminologie plus neutre, la multiplication de nouveaux États dans les Balkans, suite au recul de l’Empire ottoman. C’est dans la péninsule balkanique, instable depuis le début du XIXe siècle (indépendance de la Grèce en 1828) que se situe le début de l’engrenage des alliances qui en 1914 aboutira au premier conflit mondial avec l’assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo. Les Balkans constituent un domaine géopolitique traditionnellement instable. L’affaiblissement permanent de l’Empire ottoman suscite l’affirmation des mouvements nationaux et les convoitises des grandes puissances. Les premiers sont dominés par les problèmes religieux : les chrétiens orthodoxes s’insurgent contre la puissance turque musulmane. Ils sont attisés par la Russie qui joue la carte du panslavisme, encourageant par exemple les Serbes à contester la domination autrichienne sur les autres slaves du Sud. C’est ainsi par exemple qu’en 1877, profitant des révoltes des populations chrétiennes de Bulgarie et de Bosnie, la Russie, obsédée par le contrôle des détroits, lance une offensive contre les Turcs. C’est le début pour les grandes puissances d’un partage des zones d’influence dans les Balkans. Les petits États balkaniques, encouragés par la Russie, infligent une nouvelle défaite à l’Empire ottoman en 1912 et provoquent la disparition de la puissance turque d’Europe hormis L’étude s’appuie sur des oeuvres artistiques ou sur la biographie d’un personnage emblématique (Bismarck, Cavour) et débouche sur la comparaison des cartes de l’Europe en 1848 et en 1914. Connaître et utiliser un repère chronologique en liaison avec l’étude choisie Situer sur une carte les principales puissances européennes à la fin du XIXe siècle Décrire et expliquer les conséquences des revendications nationales au cours du XIXe siècle » Activités, consignes et productions des élèves : Accompagnement 1ère : « Cette introduction vise à opérer des constats éclairants pour la suite, enrichis par un retour sur les acquis et par quelques explications ; elle peut et doit être brève. L’étude de cartes politiques (frontières et régimes) révèle la coexistence : – d’États multinationaux et d’États-nations, dont certains s’organisent durant la période. On observe que persistent des revendications nationales non satisfaites. Ces informations et le travail conduit sur les cartes étudiées précédemment permettent d’aborder les tensions que nourrit le nationalisme de puissance (rivalités coloniales, implication des grandes puissances dans les Balkans, russification des minorités, etc.) ; – de pays de tradition autoritaire et de pays de tradition libérale. La démocratie libérale est réalisée en Europe du Nord et de l’Ouest ; on l’a déjà abordée grâce au cas français. Elle constitue une référence, y compris dans les régimes politiques autoritaires, dont certains en ont une lecture formelle (Russie). Une tradition autoritaire multiséculaire appuyée sur les hiérarchies sociales traditionnelles est un frein vers l’évolution démocratique (Allemagne, Autriche-Hongrie). » La carte humoristique (mais l’est-elle vraiment ?) permet d’évoquer les tensions en Europe. Elle met en évidence les ambitions de la Russie prête à engranger de nouveaux territoires, l’agressivité de la Prusse qui a en apparence déjà absorbé les autres États allemands et qui menace les États proches (Pays-Bas, Belgique, Autriche). La France sur la défensive : le statut de l’AlsaceMoselle ne semble pas nettement défini (en principe elle ne bascule qu’après septembre et n’est absorbée officiellement par le Reich qu’en 1871). La Turquie d’Europe sommeille (« L’homme malade » de l’Europe ?). La Grande-Bretagne veille sur une Irlande tenue en laisse. Le document est d’origine britannique : c’est une caricature (traduite en français) illustrant les tensions en Europe à la veille du conflit. Par l’intermédiaire de chiens (ou autre figures 68 Constantinople. Mais les accords de 1913 multiplient les mécontentements et sont porteurs d’une nouvelle crise. Pour comprendre l’attentat de Sarajevo, cause immédiate de la Première Guerre mondiale, il faut avoir quelques notions sur : – ce qu’est l’Empire austro-hongrois ; – ce qui se passe dans la péninsule balkanique entre 1878 et 1914. La carte de l’Empire austro-hongrois permet de montrer qu’il s’agit d’un Empire multinational, dans lequel les populations slaves sont nombreuses. Parmi cellesci, les Slaves du Sud (« Yougo-Slaves ») regardent vers la Serbie voisine, qui a accédé à l’indépendance en 1878. En Bosnie-Herzégovine, occupée (1878) puis annexée (1908) par l’Autriche, se trouvent notamment des populations serbes. Les régimes politiques en Europe en 1914 Cette carte permet d’opposer deux types de régimes politiques et d’observer dans chacun des groupes des variations significatives. 1. Les régimes parlementaires • Des régimes parlementaires libéraux – En France, la IIIe République, proclamée en 1870, est en 1914 bien enracinée. Le gouvernement passe dans les mains des républicains modérés, dont le président Poincaré qui construit face à la menace allemande un rempart constitué par la loi des 3 ans de service militaire et l’alliance franco-russe. – Le Royaume-Uni, dont la couronne est portée par le roi Georges V (de 1910 à 1936), se démocratise par l’élargissement du droit de vote, le Home Rule (loi d’autonomie adoptée en 1912 au profit de l’Irlande) et une législation sociale moderne (fixation du salaire minimum, assurances sociales). La puissance économique de l’Empire britannique se trouve concurrencée par les États-Unis et l’Allemagne. – La Belgique, indépendante depuis 1830, est une monarchie parlementaire dont le roi est, depuis 1909, Albert Ier. La conférence de Londres de 1831 l’oblige à une neutralité perpétuelle, ce qui n’exclut pas qu’elle possède une armée et des forts pour se défendre. NB: seuls quatre États européens ont donné le droit de vote aux femmes avant le traité de Versailles : la Finlande (en 1906), la Norvège (en 1907), le Danemark (en 1915), le Royaume-Uni (en 1918). • Des régimes en voie de libéralisation – En Italie, la monarchie née en 1861, dont la couronne est portée par VictorEmmanuel II de 1900 à 1944, a vite adopté un système démocratique : elle établit en 1912 un suffrage universel à la mesure de ses progrès économiques et de ses ambitions coloniales. – En Serbie, État proclamé en 1882, la couronne est portée par Pierre Ier. Le régime s’oppose à l’annexion par l’Autriche de la Bosnie en 1908 et à la création du royaume d’Albanie en 1913. Il compte sur son identité slave qui lui garantit l’alliance de la Russie. – La Grèce, monarchie indépendante depuis 1830, bascule en 1915 dans le camp des empires centraux sous la conduite du roi Constantin. 2. Les régimes autoritaires • Un régime autoritaire conquérant Le Second Reich allemand (l’Allemagne), proclamé à Versailles en 1871, est une monarchie constitutionnelle autoritaire, dont l’empereur Guillaume II est souverain de droit divin et dont le chancelier est, depuis 1909, BethmannHollweg. Sa puissance militaire l’incite à des visées coloniales en Afrique et à une politique de développement de sa flotte qui inquiètent le Royaume-Uni et la France, ainsi qu’à une propagande pangermaniste visant à regrouper les « peuples allemands » en une «Grande Allemagne », qui constitue une sérieuse menace pour la paix en Europe. • Des régimes autoritaires fragilisés – L’Empire d’Autriche-Hongrie est divisé en deux royaumes d’Autriche et de Hongrie depuis 1867 mais placé sous la « double couronne » de l’empereur François Joseph. Il s’est modernisé grâce à une constitution garantissant en principe aux citoyens les libertés fondamentales et le suffrage universel (depuis 1907) ainsi qu’un régime parlementaire. En réalité le pouvoir revient entièrement à la double couronne, que l’armée voudrait unique pour recentraliser l’Empire. En Autriche, la vie politique est dominée par l’agitation des minorités nationales (Polonais, Tchèques, Slaves du sud). La Bosnie-Herzégovine, peuplée de Slaves comme l’ours russe et le « rouleau compresseur »), elle prend nettement position en faveur du camp de l’Entente (attitude agressive du teckel allemand – c’est la race de chien favorite de Guillaume II – et du roquet autrichien). On peut aussi relever le moustique prêt à piquer du côté de la Bosnie et le sultan qui contrôle les détroits. Les régimes politiques en Europe en 1914 Cette carte montre la complexité d’une typologie des régimes politiques. Aucun critère n’est à lui seul suffisant pour classer les États dans une catégorie sûre. La forme républicaine n’est pas suffisante, puisqu’on trouve seulement trois républiques dans l’Europe de 1914 et que certaines monarchies sont incontestablement des démocraties libérales (le Royaume-Uni, la Belgique, la Suède, etc.). Il faut donc éviter une focalisation – très française – sur la République. Le suffrage universel n’est pas non plus un critère suffisant, puisque des régimes autoritaires ou semi-autoritaires peuvent s’en accommoder et que le Royaume-Uni en est resté à un suffrage censitaire élargi. Sans parler du vote des femmes, qui n’existe qu’en Finlande et en Norvège. L’existence même d’un parlement ne signifie pas nécessairement qu’une démocratie parlementaire fonctionne, car l’assemblée peut n’être qu’une chambre d’enregistrement sans réels pouvoirs. On a donc essayé de classer les États européens selon la « vraie » nature de leur régime, au-delà des apparences. Les évolutions qu’ont pu connaître les États européens rendent le classement parfois difficile. Ainsi la Russie, considérée en 1914 comme un régime autoritaire, a cependant connu un début d’ouverture après la révolution de 1905. L’Espagne, qui a traversé de nombreuses crises politiques, n’est pas facile à figer dans une catégorie… Pour présenter les régimes politiques, la carte n’a pas semblé être le support idéal : elle ne permet pas de montrer avec assez de précision de quelle façon a progressé le libéralisme entre 1850 et 1914 ; un tableau synthétique mettant en place une typologie des régimes européens a semblé plus judicieux. 69 orthodoxes est annexée en 1908. En Hongrie, le système électoral censitaire livre le Parlement aux grands propriétaires fonciers ; la vie politique est dominée par les revendications nationalistes des minorités croate, serbe, roumaine, slovaque. – L’Empire russe, soumis au tsar autocrate Nicolas II, s’est donné à la suite de la révolution de 1905 une constitution d’apparence libérale. Mais la Douma (parlement), élue au suffrage restreint, n’a en fait aucun pouvoir. L’Empire russe reste traumatisé par sa défaite face au Japon, en 1905, qui a mis fin à ses projets d’expansion en Extrême-Orient. – L’Empire ottoman est considéré comme « l’homme malade » du fait de ses problèmes internes. D’abord, la révolte progressiste des « Jeunes Turcs » est en lutte contre le régime autoritaire et théocratique du sultan Abd-ul-Hamid (18421918), qui leur concède une constitution qu’il s’empresse de ne pas appliquer. Ensuite, le pouvoir central opprime les minorités chrétiennes, les Arméniens (massacrés en 1896) et les Crétois (massacrés en 1897). Enfin la défaite des troupes turques dans les Balkans en 1911-1912 contraint l’Empire à abandonner l’essentiel de ses positions en Europe. Ces problèmes intérieurs conduisent l’Empire à se chercher un appui extérieur en s’alliant avec l’Allemagne en 1914. Les systèmes d’alliances en Europe en 1914 La carte permet d’identifier aisément les « Empires centraux » (Allemagne, Autriche-Hongrie), pris en tenaille par la Triple Entente et menacés d’une guerre sur deux fronts, avec la Russie à l’est, la France et le Royaume-Uni à l’ouest. L’Italie apparaît comme le maillon faible de la Triple Alliance, à cause de ses contentieux territoriaux avec l’Autriche. On a vu plus haut que l’unité italienne s’était largement faite contre l’Autriche. On peut souligner ici qu’il reste des populations italiennes dans l’Empire austro-hongrois. C’est l’Italia irredenta, l’Italie « non rachetée », non délivrée de la domination autrichienne et que revendiquent les nationalistes italiens : le Trentin, l’Istrie avec Trieste et Fiume, la Dalmatie avec Zara (Zadar). On sait que l’Italie est entrée en guerre parce que les Alliés lui ont promis les terres irredente (traité secret de Londres en 1915). On notera enfin la différence entre les États neutres au sens strict du terme, c’est-àdire dont la neutralité est un statut juridique avec des garanties internationales, et les États qui ne sont engagés dans aucune alliance (et susceptibles de rejoindre un camp en cas de guerre). 1914, LA FIN DES ILLUSIONS (JEAN-JACQUES BECKER) Quand éclate la crise d’août 1914, l’Europe n’avait plus connu de conflit généralisé depuis la fin des guerres napoléoniennes. Pourquoi, après un siècle, toutes les puissances – ou presque – se retrouvent-elles engagées dans une lutte totale ? La brutalité du passage de la paix à la guerre, en un peu plus d’une semaine, à la fin du mois de juillet 1914, a fait croire à la postérité que la période précédente n’avait été qu’une « veillée d’armes ». En réalité, il n’en a rien été : le trait dominant chez les peuples européens fut alors la stupeur. Dans l’Europe du début du XXe siècle, les oppositions sont liées aux concurrences coloniales et aux questions nationales. Au plan colonial d’abord, le déséquilibre est flagrant entre les puissances britannique et française d’une part, et la puissance allemande d’autre part. La question est restée peu aiguë, tant que l’Allemagne a été gouvernée par Bismarck. Mais le vieux chancelier a été contraint à la retraite en 1890 et le jeune empereur Guillaume II, s’affirmant partisan d’une Weltpolitik (politique mondiale), proclame que « l’avenir de l’Allemagne est sur l’eau » et engage la construction d’une grande flotte de guerre. Les rivalités sont devenues plus vives, particulièrement à propos du Maroc en 1905 et en 1911 : l’Allemagne n’entend pas accepter qu’une des dernières terres encore libres passe sous l’influence française sans obtenir au moins quelque compensation. Mais ce sont surtout les questions nationales qui divisent l’Europe. Le principal agent de l’histoire au XIXe siècle a été le facteur national. Toutes les nationalités ont cherché soit à se regrouper, soit à s’émanciper. Mais les définitions de la nationalité sont diverses, des nationalités différentes étaient mélangées sur un même territoire ; des intérêts d’ordre politique, stratégique, culturel, religieux, économique, ont également interféré, de sorte que la solution des problèmes nationaux ne pouvait aller sans de grandes difficultés. Sans doute, plusieurs questions sont circonscrites ou ne sont pas de nature à provoquer des conflits majeurs. C’est, par exemple, le cas des deux territoires enlevés à la France par l’Allemagne en 1871 parce qu’étant de langue allemande : les Français n’ont pas 70 oublié l’Alsace et la Lorraine, mais rares sont ceux qui seraient disposés à une guerre pour reprendre les « provinces perdues ». C’est le cas également des terre irredenti, le Trentin, Trieste et l’Istrie, possessions autrichiennes que revendique l’Italie : la revendication est en veilleuse depuis que celle-ci, par dépit d’avoir été supplantée par la France en Tunisie, s’est alliée à l’Autriche-Hongrie et à l’Allemagne, dans le cadre de la Triple Alliance. Les Balkans, en revanche, offrent un terrain privilégié aux conflits nationaux. Au cours du XIXe siècle, toute une série de nationalités ont conquis leur indépendance sur l’Empire ottoman, maître de ces régions depuis le Moyen Âge : la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro, de sorte qu’au début du XXe siècle, les Turcs ne possèdent plus que la Macédoine, la Thrace et, du moins en théorie, la Bosnie-Herzégovine. Mais cette dernière province est administrée depuis 1878 par l’Autriche-Hongrie, qui l’annexe en 1908. Tandis que la Thrace est revendiquée par les Bulgares, la Macédoine par les Grecs, les Bulgares et les Serbes. Ces mêmes Serbes n’admettent pas que la BosnieHerzégovine, à dominante serbe, soit possession autrichienne : ils soutiennent le mouvement « yougoslave », qui revendique que l’ensemble des Slaves du sud de l’Empire austro-hongrois, Croates, Slovènes, Bosniaques, lui soit soustrait et réuni à la Serbie. À ces revendications nationales s’ajoutent les intérêts des grandes puissances. L’Autriche-Hongrie, qui a renoncé à posséder un empire colonial, considère les Balkans comme son prolongement naturel et entend non seulement ne rien abandonner de ce qu’elle y possède, mais étendre son influence vers le sud en direction de la Méditerranée : la possession de la Bosnie-Herzégovine lui permet de contrôler la route de Salonique. De son côté, la Russie, principale puissance slave et orthodoxe, considère les Slaves des Balkans comme ses protégés naturels, et elle entend, à travers les Balkans, atteindre les Détroits (Bosphore et Dardanelles), qui désenclaveraient l’Empire russe en direction de la Méditerranée. Les Balkans, terre de tous les dangers Les guerres balkaniques de 1912 et de 1913 mettent en lumière les problèmes de cette région. En 1912, encouragés par certains diplomates russes, Grecs, Bulgares, Serbes et Monténégrins avaient constitué la Ligue balkanique pour chasser les Turcs de la région ; en octobre, les coalisés attaquent, sont vainqueurs et s’emparent des territoires convoités, la Thrace et la Macédoine. Les Bulgares, qui ont été les principaux artisans de la victoire, réclament une part de la Macédoine, où Grecs et Serbes se sont déjà installés : une nouvelle coalition se forme, contre les Bulgares, entre les Grecs, les Serbes et les Roumains, auxquels se joignent les Turcs. Accablés sous le nombre, les Bulgares ne conservent qu’une fraction de la Thrace, avec cependant un accès à la Méditerranée, tandis que Grecs et Serbes se partagent la Macédoine. Ces guerres internes aux Balkans se doublent d’une crise internationale : l’Autriche-Hongrie entend ne pas laisser se développer l’influence des Russes et réfréner les appétits de leur principale protégée, la Serbie ; elle s’oppose catégoriquement à ce que celle-ci atteigne la mer Adriatique et, pour l’en empêcher, un nouvel État est créé : l’Albanie. L’Autriche-Hongrie aurait même souhaité aller plus loin : mater la Serbie, pour atténuer la pression qu’elle fait subir à la frontière méridionale de l’empire, mais elle en est dissuadée par son alliée, l’Allemagne. Ainsi les Balkans, par le mélange des passions nationales (le nationalisme serbe est particulièrement vivace) et des intérêts des puissances (l’Allemagne, en outre, développe son influence en Turquie), se révèlent la région de tous les dangers, une véritable poudrière. Une poudrière dont l’incendie serait d’autant plus dangereux que, à partir de ce conflit localisé, par le jeu des alliances, les puissances européennes pourraient se trouver entraînées bien audelà d’un simple conflit local. Car, si le reste de l’Europe est en paix, l’exacerbation des sentiments nationaux, sous la forme des nationalismes, n’est pas sans danger. Antagonismes et nationalismes Il n’y a pas véritablement de nationalisme britannique, même si les Anglais sont souvent convaincus d’être la race « gouvernante » par excellence et ne peuvent tolérer qu’une puissance navale vienne les concurrencer et mettre en cause leur sécurité. La construction par les Allemands d’une grande flotte de guerre avait provoqué, vers 1908, une véritable panique en Angleterre, mais elle était 71 retombée par la suite. La question d’Irlande et les risques de guerre civile dans l’île, liés à l’application du Home Rule, retiennent bien davantage l’attention de l’opinion britannique que les problèmes continentaux. En France, il existe un mouvement nationaliste important. Il a longtemps été représenté par la Ligue des patriotes, dont le programme comprend la « revanche » et la reprise de l’Alsace-Lorraine, mais son influence est devenue très faible ; une autre organisation, nationaliste et monarchiste, l’Action française, est, par contre, très dynamique et en pleine expansion. Son antigermanisme est violent, mais elle s’intéresse en priorité aux problèmes d’ordre intérieur, son combat est surtout dirigé contre la République. Le nationalisme français est d’abord un nationalisme défensif, qui entend lutter contre tout ce qu’il considère comme la « décadence ». Le nationalisme russe se manifeste surtout à l’intérieur de l’empire : il pousse à la russification de cet empire et s’en prend aux minorités nationales, les « allogènes ». Le panslavisme, volonté de développer son influence sur l’ensemble des Slaves, explique l’intérêt que la Russie porte aux Balkans, sans que pour autant il soit très actif, sinon chez certains diplomates. Le nationalisme allemand est le plus redoutable. L’Allemagne est le seul pays d’Europe où le nationalisme est franchement tourné vers l’extérieur et prend un caractère nettement agressif. La notion de « peuple élu » s’est développée, fondée sur les succès militaires, économiques, culturels ; elle se prolonge par l’idée qu’une race supérieure a des droits sur les peuples inférieurs. Le « pangermanisme » aspire à ce que l’Allemagne dispose en Europe de « l’espace vital » qui lui revient, au détriment des Slaves, qui devraient être refoulés plus à l’est. Il veut également acquérir dans le monde des colonies ou des zones d’influence suffisantes. L’influence du pangermanisme n’est pas négligeable dans les milieux d’affaires, politiques et universitaires ; elle se combine avec une inquiétude très largement répandue chez les Allemands, la crainte de « l’encerclement », qui se traduit par des sentiments violemment anti-russes. Cette hantise conduit à majorer l’importance de l’alliance autrichienne : l’Allemagne ne peut permettre que l’Autriche-Hongrie soit affaiblie. Dans leur masse, les peuples européens sont pacifiques. Quand on les consulte, comme c’est le cas pour le peuple français lors des élections d’avril-mai 1914, ils le manifestent. Un peu partout progresse l’influence de la social-démocratie, adversaire convaincue des nationalismes. Il n’existe aucune raison majeure de conflit, pas de volonté belliqueuse dans les gouvernements, peu influencés – même le gouvernement allemand – par le nationalisme. Mais, depuis dix à quinze ans, la tension a considérablement augmenté. La répartition des principales puissances européennes en deux grandes alliances en est la principale cause. Les États se raidissent sur leurs droits, il n’y a nulle part volonté de désarmer ces tensions et, en particulier, de rassurer l’Allemagne, que sa puissance et son dynamisme pourraient rendre dangereuse. L’Europe est au sommet de sa puissance, mais sa stabilité intérieure est à la merci d’une crise secondaire… Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : À la veille du déclenchement de la guerre, les deux blocs d’alliances sont de puissance égale et ne peuvent donc, en théorie, s’affronter. Cependant, il existe deux foyers possibles de mise à feu d’un conflit généralisé : dans les Balkans, la Bosnie, dominée par l’Autriche mais soutenue par la Serbie que les Russes et les Français soutiendraient ; en Europe du Nord-Ouest, la Belgique, porte d’accès pour l’Allemagne à la Manche et à la France du Nord, mais dont la neutralité ne pourrait être violée sans qu’aussitôt le Royaume-Uni et la France interviennent. Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 72 HC – La Première guerre mondiale Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Comment tant d’hommes ont-ils pu accepter autant de souffrances aussi longtemps ? La Première Guerre mondiale, une guerre interminable. La Première Guerre mondiale : la Grande Guerre. Pourquoi peut-on dire que la Première Guerre mondiale a été « le suicide de l’Europe » ? Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Sources et muséographie : L’historial de la Grande Guerre de Péronne propose des expositions en ligne (rubrique « Service éducatif ») : www.historial.org Ce mémorial ne prétend pas être un musée d’histoire militaire. Il veut surtout retracer le vécu du conflit, la construction d’une véritable « culture de guerre » qui marquera profondément les populations pour l’avenir. Exposition en ligne proposée par le mémorial de Caen, « La guerre de 1914-1918 : la couleur des larmes, les peintres devant la Première Guerre mondiale » (rubrique « L’histoire en ligne ») : www.memorialcaen.fr/fr/index.php Ouvrages généraux : Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie critique de la Grande Guerre 1914-1918, Bayard, Paris, 2004. [Un outil indispensable avec plus d’une centaine d’articles critiques et des illustrations.] Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Annette, 14-18, retrouver la guerre, Gallimard, 2000, coll. «Bibliothèque des histoires», 272 p. [Un livre fondateur de l’historiographie culturelle de la guerre.] Audoin-Rouzeau (S.), Becker (A.), 1914-1918, Gallimard, coll. « Découvertes », 1998 Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18. Les combattants des tranchées, Armand Colin, Paris, 1987. Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre, CRDP, Amiens, 1995. Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, « Violence et consentement : la « culture de guerre » du premier conflit mondial », in Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Seuil, Paris, 1997, pp. 251-271. Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao, Henri Rousso (dir.), La violence de guerre, 1914-1945. Approches comparées des deux conflits mondiaux, Complexe, Bruxelles, 2002. [Un ouvrage nécessaire pour mieux illustrer la continuité entre les deux guerres mondiales.] S. Audouin-Rouzeau, La guerre des enfants 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, A. Colin, Paris 1993. Jean-Jacques Becker, L’Europe dans la Grande Guerre, coll. «Sup», Belin, Paris, 1996. J.-J. Becker, Le traité de Versailles, Que sais-je ? PUF, 2002. Jean-Jacques Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau (dir.), Les sociétés européennes et la guerre de 14-18, Université de Paris XNanterre, Centre d’histoire de la France contemporaine, 1990. Centre de recherche de l’Historial de Péronne, 14-18 la Très Grande Guerre, éd. du Monde, 1994. A. Becker, Les monuments aux morts, Errance, Paris 1998. A. Becker, Oubliés de la Grande Guerre, populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Noêsis, Paris 1998. Georges L. Mosse, De la Grande Guerre aux totalitarismes : la brutalisation des sociétés européennes, Hachette littérature, Paris, 1999. [Un ouvrage fondamental avec une préface de Stéphane Audoin-Rouzeau.] Winter J., 14-18, Le Grand Bouleversement, Presses de la Cité, 1997. J.-J. Becker, J.Winter, G. Krumeich, A. Becker et S. Audouin-Rouzeau, Guerre et cultures, 1914-1918, A. Colin, Paris 1994. J.-M. Winter, La Première Guerre mondiale, Sélection du reader’s digest, 1990. Antoine Prost, Jay Winter, Penser la Grande Guerre, un essai historiographique, Seuil, Paris, 2004. A. Prost, Les anciens combattants 1914-1940, coll. «Archives » Gallimard-Julliard, Paris 1977. John Horne, Alan Kramer, 1914, les atrocités allemandes, Tallandier, Paris, 2005. [L’ouvrage fondamental sur les atrocités allemandes de 1914.] John Horne, State, Society and Mobilisation in Europe during the FWW, Cambridge Press, Cambridge, 2000. [La référence sur la notion de mobilisation sociale et culturelle.] Frédéric Rousseau, La guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, Seuil, Paris, 1999. R. Cazals et F. 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(Jean-Jacques Becker) : Quel enchaînement fatal a conduit à la guerre alors que, jusque-là, on avait su résoudre les conflits par la voie diplomatique ? Ce ne sont pas les haines ou les passions nationalistes qui ont provoqué le premier conflit mondial. Les alliances nouées par les puissances européennes leur ont tendu un véritable piège où elles se sont, l'une après l'autre, précipitées - L'échec des pacifistes (Michel Winock) : Le monstrueux carnage de 1914-1918 défie encore la raison. Comment cela a-t-il été possible ? Une constatation s'impose : le pacifisme, fragile, n'était pas en mesure de résister à l'exaltation de l'idée nationale - Vienne, fossoyeur de l'Europe (Pierre Grosser) : Pour expliquer l'embrasement soudain de l'ensemble d'un continent, on a envisagé toutes les hypothèses. Mais on a sans doute minimisé le bellicisme suicidaire des dirigeants austro-hongrois - La dernière journée de paix (Jean-Pierre Rioux) : En ce vendredi 31 juillet 1914, on vit, on aime, on trime comme un beau jour d'été. Quelques signes, à peine, d'un danger auquel on ne veut pas croire. Brutalement, l'assassinat de Jaurès, qui a tenté de sauver la paix jusqu'à la dernière minute, en appelle à la défense de la patrie : "Jaurès est mort ! Vive la France !" II. COMBATTRE (En 1914-1918, la guerre se révèle d'une brutalité inédite. Le champ de bataille n'a jamais été si meurtrier, ni les batailles aussi longues. À Verdun, les hommes s'affrontent durant 10 mois ! Mais comment ont-ils tenu ?) - L'épreuve du feu (Stéphane Audoin-Rouzeau) : Jamais la guerre n'aura été si violente. Au-delà du nombre de morts, accablant en lui-même, les combats sur le front ont atteint un degré de brutalité inconnu jusqu'alors. Reste à expliquer l'impensable: comment les hommes ont-ils tenu ? - Mise au point: Vers l'émancipation des femmes (Par le travail, la guerre a-t-elle contribué à l'émancipation des femmes ?) - Les enfants de l'union sacrée (Stéphane Audoin-Rouzeau) : En 1914-1918, les enfants aussi ont "fait la guerre". Véritables combattants parvenus au front par hasard, ou héros légendaires inventés de toutes pièces par la propagande officielle, ils témoignent de l'engagement de tout un pays dans ce qui apparaît alors comme une croisade contre la barbarie III. BILAN D'UNE TRAGÉDIE - Aux morts, la patrie reconnaissante (Annette Becker) : Après la guerre, la France se couvre de monuments aux morts, et tout le pays communie dans la célébration de ses disparus, autour d'un jour férié, le 11 novembre, et d'un symbole, le soldat inconnu. La joie de la victoire est vite oubliée. Seuls restent le chagrin et la litanie des noms de ceux qui ne sont pas revenus) - Un héros inconnu à l'Arc de triomphe - Enquête sur les fusillés (Nicolas Offenstadt) : Soldats exécutés pour "lâcheté" ou fuite devant l'ennemi... Les fusillés de la Première Guerre mondiale se comptent par centaines, dans tous les camps, et bien avant les grandes mutineries de 1917. Aujourd'hui, grâce au travail effectué dans les archives, on en sait plus sur les conditions de ces exécutions - Mise au point: Les mutinés de 1917 (Des soldats exténués, désorientés, désespérés se rebellent contre une guerre interminable) - Mise au point: Le plaidoyer de Stanley Kubrick ("Les Sentiers de la gloire": Un film culte, et un pamphlet antimilitariste) - Le XXe siècle commence en 1914 (Serge Berstein) : La Première Guerre mondiale a produit le communisme et le fascisme. Nées de l'ébranlement du conflit, ces deux idéologies totalitaires bouleverseront l'histoire du XXe siècle. La guerre a peut-être porté un coup fatal à l'humanisme démocratique Les écrivains de la Grande Guerre, TDC, N° 759, du 1er au 15 septembre 1998 J.-J. Becker, L’année 14, TDC, N° 682, du 15 au 31 octobre 1994 Historiens et géographes, Dossier : Enseigner la Première Guerre Mondiale, n° 369, février 2000. « Octobre 1917, la Révolution russe », L’Histoire, n° 206, janvier 1997. « Sur l’année 1917 », Historiens et Géographes, n° 315, juillet-août 1987. Carte murale : 74 Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : La guerre qui s’ouvre en 1914 est totalement nouvelle, car elle dépasse le cadre européen par la mobilisation des empires coloniaux et par l’engagement des États-Unis. C’est un conflit qui entraîne les sociétés entières et transforme, pendant plus de quatre ans, le fonctionnement politique et la vie culturelle de différents États. Antoine Prost et Jay Winter ont montré dans leur ouvrage (Penser la Grande Guerre, un essai d’historiographie, Le Seuil, 2004), que si les causes, les enjeux et les conséquences du conflit sur le plan politique continuent à être largement étudiés, c’est la culture de guerre, en particulier la question de la violence, qui paraît être au centre des préoccupations des historiens contemporains. BO 1ere L-ES : « La Première Guerre mondiale et les bouleversements de l’Europe. On présente brièvement les grandes phases du conflit puis on insiste sur son caractère de guerre totale et sur ses conséquences. Cette étude inclut l’événement majeur constitué par la révolution russe. » Le sujet ne s’affranchit pas encore totalement d’une historiographie militaire et diplomatique classique dès lors que les grandes opérations militaires doivent être connues et que les traités de paix et leurs conséquences géopolitiques ont toute leur importance. Néanmoins, en centrant l’étude de la Première Guerre mondiale sur la problématique de la guerre totale, on intègre parfaitement les deux grands tournants de l’historiographie de la Grande Guerre. - À partir des années 1960, l’histoire sociale met en avant une guerre où les acteurs sont des groupes de masse : les soldats, les femmes, les ouvriers. Cette guerre est une guerre totale car elle mobilise l’ensemble des groupes sociaux. Ce courant historiographique revient également sur la mobilisation économique et les sécificités d’une économie de guerre. On insiste sur les « nouvelles formes d’intervention de l’État » – qui dépassent, d’ailleurs, le strict cadre économique et concernent également l’encadrement de la société. Cette étude permet de faire le lien avec le pouvoir économique et politique, entre l’expérience de la Première Guerre mondiale et le fonctionnement des totalitarismes de l’entre-deux-guerres. - Un tournant culturel est amorcé par l’historiographie à partir des années 1980 et qui s’épanouit dans les années 1990. Cette configuration historiographique a renforcé l’approche comparatiste et la problématique de guerre totale. Elle cherche à comprendre comment la guerre a pu pénétrer en profondeur les discours, les pratiques et les représentations des sociétés. Les chercheurs européens, notamment groupés autour de l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, ont remis au centre de la question l’expérience combattante et la mutation de la violence du champ de bataille. L’évidence d’une élévation du seuil de brutalité et l’imprégnation des sociétés occidentales par cette violence meurtrière permettent alors de mieux comprendre les violences totalitaires et génocidaires de l’entre-deux-guerres et celles de la Seconde Guerre mondiale. On peut reprendre le concept de « brutalisation » de l’historien américain George L. Mosse afin de réfléchir sur les liens « entre la violence de la période et celles des totalitarismes » et, plus largement, sur une guerre civile européenne qui courrait de 1914 à 1945. Prenant acte de l’éloignement générationnel avec l’événement et de la déprise de la guerre dans nos sociétés, ce courant historiographique cherche à comprendre comment la Grande Guerre a fait sens pour les contemporains. À travers la notion de « culture de guerre », il cherche à reconstruire « un corpus de représentations du conflit cristallisé en un véritable système donnant à la guerre sa signification profonde » (Stéphane AudoinRouzeau, Annette Becker). Ayant une approche totale de la guerre, cette historiographie élargit ses sources : écrits officiels comme privés, de l’avant comme de l’arrière, objets du quotidien des combattants comme des civils. Le choix d’insérer l’étude des révolutions russes de 1917 dans celle de la Première Guerre mondiale semble également dicté par la volonté de faire le lien entre guerre totale, révolution et totalitarisme. L’incapacité de la Russie à mener une véritable guerre totale met à jour les dysfonctionnements sociaux, économiques et politiques d’un pays, tout en diffusant une violence propice aux révolutions et à la guerre civile. Il s’agit, dès lors, de mettre en avant le fonctionnement de la « brutalisation » russe. La guerre totale n’est plus seulement l’affaire des militaires mais de l’ensemble de la société. Cette mobilisation générale de sociétés et d’économies déjà fortement industrialisées entraîne inévitablement une élévation sans précédent des violences de guerre. Les documents doivent introduire cette problématique fondamentale de la guerre totale et de relier la Première Guerre mondiale à deux BO 1ere S : « Les Français dans la Première Guerre mondiale Après avoir décrit l’entrée en guerre, on étudie les manières dont les Français vivent le conflit, en insistant sur le fait que la société dans sa quasi-totalité est touchée par le deuil. Une ouverture sur certains prolongements de la Grande Guerre (apaisement des luttes religieuses, organisation du souvenir, évolution des rôles féminin et masculin, ...) achève l’étude. » BO 3e actuel : « Après avoir situé chronologiquement les grandes phases militaires du conflit, on insiste sur le caractère total de cette guerre (économie, société, culture), sur les souffrances des soldats et les difficultés des populations. Le bilan de la guerre inclut les révolutions de 1917 en Russie, la vague révolutionnaire qui suit et son écrasement. Cartes : l’Europe et le monde en 1914. L’Europe dans les années vingt. Documents : extraits du traité de Versailles. Un roman ou un témoignage sur la guerre de 1914-1918. » BO 3e futur : « LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE : VERS UNE GUERRE TOTALE (1914-1918) La Première Guerre mondiale bouleverse les États et les sociétés : - elle est caractérisée par une violence de masse ; après la présentation succincte des trois grandes phases de la guerre on étudie deux exemples de la violence de masse : . la guerre des tranchées (Verdun), . le génocide des Arméniens. - avec la révolution russe, elle engendre une vague de révolutions en Europe ; l’étude s’appuie sur la présentation de personnages et d’événements significatifs, - elle se conclut par des traités qui dessinent une nouvelle carte de l’Europe source de tensions. L’étude de la nouvelle carte de l’Europe met en évidence quelques points de tensions particulièrement importants. Connaître et utiliser les repères suivants - La Première Guerre mondiale : 1914 -1918, la bataille de Verdun : 1916 ; l’armistice : 11 novembre 1918 - La révolution russe : 1917 - La carte de l’Europe au lendemain des traités 75 questionnements essentiels : celui de l’industrialisation de l’économie et des sociétés occidentales et celui de la mort de masse durant les deux guerres mondiales. Décrire et expliquer la guerre des tranchées et le génocide des Arméniens comme des manifestations de la violence de masse » Depuis les commémorations de 1998, on assiste à un regain d’intérêt pour la Grande Guerre. C’est en 1998 que sont parues les Paroles de poilus aux Éditions Librio. Elles constituent pour nous des témoignages dont il faut cependant savoir se méfier. A. Becker et S. Audouin-Rouzeau ont écrit dans la préface de leur livre 14-18 retrouver la Guerre à propos de cette entreprise éditoriale : « fruit d’un «appel à témoin » lancé par Radio France et auquel huit mille personnes ont répondu, c’est sans doute l’une des publications les plus médiocres jamais éditées à partir de sources directes écrites en 1914-1918. À ce titre, l’immense succès de sa « réception » est d’autant plus significatif : on ne peut sérieusement nier qu’un tel scandale éditorial a répondu aux attentes des Français sur la Grande Guerre. Outre l’opacité de la sélection des écrits, l’ensemble tend vers une version idéalisée du monde combattant et les commentaires sont particulièrement significatifs d’une lecture tronquée de la guerre ». Le XXe siècle, commencé par l’attentat de Sarajevo en 1914, s’est d’une certaine façon terminé aussi à Sarajevo, quand la guerre a embrasé la Yougoslavie au début des années 1990. Parler de la Grande Guerre, c’est finalement revenir sur l’événement qui, selon les travaux d’Hobsbawm, fut la matrice du XXe siècle. L’historiographie de la Grande Guerre a été revivifiée par de jeunes historiens, comme Annette Becker, Stéphane Audouin-Rouzeau, Rémy Cazals, Frédéric Rousseau ; ce qui n’empêche les «grandes figures » de demeurer (Jean-Jacques Becker, Antoine Prost). Tous se sont attachés à montrer que : – La guerre de 1914-1918, qui a mis aux prises presque toutes les nations européennes, ne peut plus être traitée uniquement dans une optique nationale. – La guerre de 1914-1918 ne peut pas être uniquement traitée sous des angles militaire, diplomatique et économique. Elle a fait naître une culture de guerre européenne dont les hommes ont conservé la mémoire. La principale question que pose la Première Guerre mondiale aux historiens est la suivante : comment des hommes ont-ils pu endurer et assumer la violence nouvelle née de la guerre moderne ? Il faut intégrer ici la notion de brutalisation (ou « l’ensauvagement ») que l’on doit à l’historien américain George L. Mosse. Les massacres coloniaux, puis la Première Guerre mondiale, auraient engendré une brutalisation des moeurs expliquant en partie la violence de masse des décennies suivantes. Le totalitarisme est né de la guerre totale. Le processus de civilisation (cf. Norbert Elias, La civilisation des moeurs, 1939, réédition Calmann-Lévy, 1973) qui avait accompagné le développement des sociétés démocratiques depuis le XVIIIe siècle semble interrompu pour laisser la place à une violence de nature anthropologique. Ce premier conflit militaire de l’âge démocratique a absorbé toutes les ressources matérielles, mobilisé toutes les forces économiques et sociales, remodelé les mentalités des pays du Vieux Monde. Tout en étant au départ une guerre classique entre États, elle se transforma peu à peu en un gigantesque massacre. On expérimenta alors la guerre de masse moderne, capable de transformer des champs de bataille étendus sur des dizaines de kilomètres en gigantesques cimetières. Avec ses tranchées, ses canons et ses armes chimiques, la «guerre totale» inaugurait l’ère des massacres technologiques et révélait l’horreur de la mort anonyme de masse. Esthétisée par les futuristes italiens, célébrée par les fascismes comme berceau d’une communauté nationale régénérée, cette guerre a accouché du premier génocide du XXe siècle, celui des Arméniens, et préfiguré les exterminations massives de la Seconde Guerre mondiale. Le carnage de 1914-1918 est une expérience fondatrice : là se forge un nouvel ethos guerrier où les anciens idéaux d’héroïsme et de chevalerie se combinent avec la technologie moderne, le nihilisme se rationalise, le combat se transforme en destruction méthodique de l’ennemi et la perte d’énormes quantités de vies humaines pouvait être prévue, voire planifiée, comme une donnée stratégique. Cette guerre marque le début d’une brutalisation de la vie politique, qui façonne en profondeur l’imaginaire d’une génération. Les historiens l’ont d’ailleurs définie comme la « génération de 1914 », la « génération du feu» ou encore la « génération du front », celle de l’écrivain pacifiste Erich-Maria Remarque mais aussi celle du caporal Adolf Hitler. Ce traumatisme laisse une empreinte durable sur le paysage mental des sociétés européennes et la guerre fut souvent érigée en métaphore du XXe siècle : la période entre 1914 et 1945 76 inaugure l’âge de la « guerre civile mondiale ». Elle fut le théâtre d’un enchaînement de révolutions et contrerévolutions perpétué et radicalisé par la naissance de l’URSS, puis des régimes fascistes. La guerre mondiale se transforme ainsi en guerre civile mondiale. Le débat se noue entre historiens autour de la question du consentement à la guerre, ou de son refus. S. Audoin-Rouzeau et A. Becker parlent de consentement patriotique, en se fondant surtout sur le témoignage des élites qui encadraient la population. S’appuyant sur les témoignages des poilus, R. Cazals et F. Rousseau préfèrent l’hypothèse d’un réseau de contraintes (obéissance, soumission, résignation, éducation) pesant sur les poilus, dont les carnets révèlent la persistance d’un for intérieur pacifiste. Un jeune historien de Dijon, V. Chambarlhac, résume le débat comme l’opposition entre «une histoire d’en bas et une histoire d’en haut ». R. Cazals et F. Rousseau parlent, quant à eux, de l’opposition entre une « culture de haine exagérée et une culture de paix occultée ». Il faut donc envisager la Grande Guerre dans son aspect fondateur d’une violence totale qui marque tout le XXe siècle. Il importe aussi d’en étudier la mémoire grâce aux monuments aux morts qui sont érigés sur le territoire français. Ces œuvres présentent un double témoignage, sur le déroulement de la guerre et sur les mentalités des survivants. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : La guerre qui éclate en août 1914 aurait pu reproduire le schéma classique des conflits précédents (guerre de Crimée, de Sécession, balkaniques), c’est d’ailleurs ce à quoi s’attendaient les opinions publiques comme les états-majors. Pourtant les masses humaines qui s’y trouvent plongées, la multitude des pays qui y participent et l’étendue des pertes en font la première des guerres mondiales. Triomphe paradoxal de la civilisation industrielle, elle voit les techniques industrielles systématiquement utilisées au service de la destruction, et pourtant elle reste un combat de soldats, mais à l’échelle inédite d’une Europe capable de mobiliser tous ses hommes par l’extension de la conscription systématique et de puiser dans ses colonies. Ces spécificités en font une véritable matrice du jeune XXe siècle. Les bouleversements territoriaux qu’elle entraîne jouent encore un siècle après, tandis que la chute du tsarisme qu’elle provoque permet l’établissement du premier régime communiste, qui va imposer un nouveau tour aux relations internationales. Le discrédit du libéralisme démocratique, enfin, prépare le terrain aux totalitarismes. Accompagnement 1ère : « L’étude vise à prendre la mesure de cet événement majeur et à analyser son caractère de guerre totale, phénomène novateur à cette échelle, qui consiste à mobiliser toutes les forces d’un pays pour détruire l’adversaire. Les grandes phases du conflit sont donc présentées en interaction avec les stratégies d’adaptation des États aux nouvelles conditions de la guerre. Elle s’attache aussi à montrer, à l’aide de quelques exemples, que les effets d’un conflit d’une telle ampleur sont multiples. Ainsi, la guerre est-elle à l’origine de nouvelles formes d’intervention de l’État, d’un bouleversement géopolitique du continent et de la mise en question de nombreux régimes et traditions politiques. La mémoire collective de l’entre-deux-guerres, quel que soit le pays concerné, est durablement marquée: deuil collectif, commémorations, pacifisme. La brutalisation des rapports humains invite à poser la question des liens entre la violence de la période (ainsi du massacre des Arméniens, premier génocide du siècle) et celles des totalitarismes. La Première Guerre mondiale est la matrice des révolutions en Russie. L’empire affronte au début des années 1910 une transition instable (industrialisation rapide, état d’ébullition social récurrent, apparente solidité politique) qui ne permet pas d’augurer de l’avenir, dans un sens ou dans un autre. Son entrée en guerre est synonyme de désastre militaire, de pertes humaines et territoriales ; l’économie ne résiste pas au conflit, le ravitaillement du front et de l’arrière n’est plus assuré, le pays s’installe dans l’inflation et la pénurie ; le tsar et le pouvoir centralisé sont discrédités : en 1917, la Russie s’autogère. La guerre agit comme un amplificateur des blocages et des fragilités antérieures et un formidable I. LE DEROULEMENT DE LA GUERRE Quelle que soit l’intrigue historique retenue, elle devra, pour être en adéquation avec la recherche universitaire, faire une large part aux hommes (combattants et civils, hommes, femmes et enfants). Afin d’adopter une démarche synthétique plutôt que cumulative, on conseille de centrer toute la réflexion relative à la Grande Guerre autour de la problématique de la guerre totale. Mourir à Sarajevo L’attentat n’avait pas provoqué une émotion considérable en Europe. On prêtait à l’héritier du trône autrichien des projets, à vrai dire assez flous, d’une organisation nouvelle de l’empire pour succéder à la formule du dualisme qui reposait sur la primauté allemande et hongroise ; mais ce n’était pas une personnalité très considérée. Une seule certitude : il était hostile à toute opération militaire contre la Serbie. En Autriche, un parti de la guerre, animé par le ministre des Affaires étrangères, le comte Berchtold, et le chef d’état-major de l’armée, Conrad von Hetzendorf, entend profiter de l’événement pour mater la Serbie. Deux obstacles à cette action. D’abord l’opinion autrichienne, les milieux d’affaires, le chef du gouvernement de la partie hongroise, le comte Tisza, qui n’étaient guère favorables. Ensuite l’Allemagne, qui, l’année précédente, à l’occasion du conflit balkanique, avait refusé de soutenir un projet similaire. Néanmoins, l’empereur Guillaume II et les chefs militaires estimaient que cela avait été une erreur. Une mission autrichienne, envoyée à Berlin, recueillit l’accord des autorités allemandes. Par contre, les divergences à l’intérieur de la monarchie austro-hongroise retardèrent des décisions qui ne seront définitivement prises que le 19 juillet. Le 23 juillet au soir, un ultimatum, inacceptable pour la Serbie car il l’eût transformée en protectorat autrichien, lui était adressé par l’Autriche-Hongrie. La 77 Serbie en acceptait malgré tout la plupart des conditions, mais, poussée à l’intransigeance par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie lui déclarait la guerre, le 28 juillet. Les gouvernements allemand et autrichien estimaient qu’il était possible que le conflit reste circonscrit : la Russie n’interviendrait pas, et l’Angleterre encore bien moins. Hypothèse doublement fausse, aux conséquences incalculables. Tout en comprenant la légitimité de la réaction autrichienne à la suite de l’assassinat de l’héritier du trône, la Russie ne pouvait laisser accabler la Serbie, dont la responsabilité dans l’attentat n’était d’ailleurs pas prouvée : en s’abstenant, elle aurait abandonné toute l’Europe balkanique à l’influence germanique. Du côté français, on souhaitait que la Russie reste prudente, mais il n’était pas question de se dérober aux obligations de l’alliance. Pour montrer le caractère limité du conflit, l’Autriche-Hongrie n’avait pas procédé à une mobilisation générale. C’est la Russie qui accomplit l’acte décisif, en lançant l’ordre de mobilisation générale, sans d’ailleurs en avoir averti la France. L’Allemagne, de son côté, ne pouvait pas abandonner une alliée qu’elle avait poussée à agir. Mais son entrée dans le conflit impliquait inévitablement celle de la France. Le plan de guerre allemand (plan Schlieffen, du nom du chef d’étatmajor de l’armée de 1891 à 1906) prévoyait dans un premier temps de porter l’effort principal à l’ouest, puis, après avoir accablé l’armée française en six semaines environ, de se retourner contre la Russie, à la mobilisation réputée lente. Devant l’immensité des conséquences, Guillaume II hésitait, mais son étatmajor le « bousculait » : le 31 juillet, vers 16 heures, au même moment, France et Allemagne lançaient l’ordre de mobilisation générale. Le 2 août, en application du plan qui prévoyait un large mouvement tournant par la Belgique, le gouvernement allemand sommait la Belgique de laisser libre passage à ses troupes. Le 3 août, l’Allemagne déclarait la guerre à la France. Quant à l’Angleterre, extrêmement hésitante à s’engager dans un conflit continental, la violation de la neutralité belge la décidait : le 4 août, elle déclarait à son tour la guerre à l’Allemagne. Seule pour le moment des grandes puissances européennes, l’Italie proclamait sa non-belligérance. Le feu aux poudres La vitesse avec laquelle le feu avait pris était stupéfiante, d’autant plus que, dans des circonstances comparables, des négociations avaient pu être engagées et les crises finalement désamorcées. Les états-majors en sont largement responsables et, plus que tout autre, l’état-major allemand. Convaincu du danger que courrait l’Allemagne quand le réarmement russe, entrepris après la défaite russe dans la guerre de Mandchourie de 1904-1905, serait achevé et que les lignes de chemins de fer stratégiques en construction approcheraient des frontières allemandes, il était partisan d’une guerre préventive contre la Russie : l’occasion lui sembla bonne. Les autres états-majors, tenus par la rigidité des plans et par l’ampleur des mobilisations générales, terrorisés à l’idée de prendre du retard sur l’adversaire, se montrèrent tout aussi belliqueux. Les pouvoirs civils s’inclinèrent devant l’autorité militaire ; en France, le chef d’état-major, le général Joffre, arracha littéralement à un gouvernement hésitant l’ordre de mobilisation générale. Une des grandes forces internationales, l’Internationale socialiste, avait fait de la lutte pour le maintien de la paix un des grands axes de sa politique. Des projets de grève générale, en cas de menace de guerre, avaient été évoqués, sinon décidés. Réuni à Bruxelles, le 29 juillet, le Bureau socialiste international appela les peuples à faire pression sur leurs gouvernements pour rechercher une solution d’arbitrage et, effectivement, d’importantes manifestations en faveur de la paix eurent lieu, en France et en Allemagne en particulier. Mais le mouvement fut pris de vitesse par les événements. À peu près partout, socialistes et syndicalistes se rallièrent à la défense nationale de leurs pays respectifs. Dans cette crise où ils distinguaient mal les responsabilités des impérialismes, mais où les sentiments nationaux apparaissaient au premier plan, ils moulèrent leur attitude sur celle des opinions, partout entraînées par une vague de patriotisme. Au mois de juillet 1914, l’atmosphère n’était à peu près nulle part à la guerre. Mais, dans tous les pays européens, un sentiment l’emporta, celui d’être victime d’une agression. Les Français sont convaincus d’être agressés par l’Allemagne, les Allemands et les Austro-Hongrois sont persuadés d’être menacés par les Russes, et réciproquement, tandis que les Anglais considèrent l’invasion de la Belgique comme une attaque contre eux-mêmes… Ce sentiment général conduisit chacun des peuples européens, quelquefois avec enthousiasme, la accélérateur de l’histoire : moins de trois ans séparent la mobilisation de la chute du régime impérial et huit mois cette dernière de la prise du pouvoir par les bolcheviks. L’étude de la Première Guerre mondiale est propice à un travail avec les professeurs de français, de langues étrangères ou d’arts plastiques sur les corpus épistolaire et littéraire ou les représentations de la guerre ». Accompagnement 3e : « La Première Guerre mondiale et ses conséquences. On doit renoncer au récit chronologique des phases du conflit et privilégier la mise en évidence de ses grandes caractéristiques : son aspect total et la brutalisation des rapports humains qu’il a impliquée. Cela permet de faire comprendre, par delà les conséquences plus immédiates de la guerre, étudiées dans son bilan, sa résonance profonde et traumatique sur le siècle qui commence. La notion de brutalisation (mal traduite du terme anglais brutalization que le néologisme « ensauvagement » aurait mieux fait comprendre) reflète la place fondatrice de la violence liée à la guerre. Des recherches récentes ont mis en évidence cette violence d’un conflit marqué par le premier génocide du siècle, celui des Arméniens, et pendant lequel, pour la première fois en Europe, s’ouvrent des camps de concentration ; cette pratique, partagée par tous les belligérants pour les ressortissants de pays ennemis, atteint des groupes entiers de population (tels ces Français et surtout ces Françaises de la région de Lille qui ont été déportés en Prusse orientale). Si l’extermination des Juifs et des Tziganes n’est pas directement issue de la Première Guerre mondiale, certains des hommes qui ont vécu ce conflit deviennent capables d’appliquer une haine exterminatrice : à deux reprises, en 1931 et en 1939, Hitler invoque la déportation des Arméniens pour justifier sa politique antisémite. Il faut donc envisager le conflit dans son aspect fondateur d’une violence totale (totalitaire ?) qui marque le XXe siècle. » « De la production de masse à la mort de masse » L’usine d’obus à gaz du Creusot, propriété de Schneider, en 1915. Elle illustre la massification de la production industrielle lors du conflit et la transformation d’une économie de paix en une économie de guerre, caractérisée notamment par un fort interventionnisme des États et par une nécessaire croissance de la main d’oeuvre industrielle. Le choix de montrer une usine Schneider du Creusot permet de revenir sur un exemple caractéristique de l’âge industriel, de la croissance économique, ainsi que du travail à la chaîne, et de comprendre que la violence 78 plupart du temps avec résolution, au moins avec résignation pour la paysannerie russe, à s’associer à la défense nationale. En ces premiers jours du mois d’août 1914, partout, les sentiments nationaux triomphent. Le cas le plus frappant est celui du peuple belge qui, agressé par son puissant voisin, au lieu de se soumettre, se soulève, indigné, pour défendre son pays. Au cours du mois d’août 1914, en l’espace de quelques jours, l’Europe se couvre littéralement d’hommes en armes, comme cela ne s’était jamais vu dans l’histoire. C’était la conséquence de cette institution nouvelle : la mobilisation générale. À elles deux, la France et l’Allemagne ont immédiatement mobilisé près de 8 millions d’hommes. Pour l’ensemble de l’Europe, au milieu du mois d’août 1914, 6 millions de combattants étaient prêts à entrer en ligne ou avaient déjà commencé à se battre. La tradition a longtemps voulu que Français et Allemands se soient précipités avec enthousiasme les uns contre les autres dans une guerre depuis longtemps attendue et préparée. Mais cette représentation mérite d’être nuancée comme s’est employé à le faire l’historien allemand Gerd Krumeich. Si Krumeich ne conteste pas qu’à Berlin s’est développée une véritable liesse patriotique, il rappelle aussi l’importance des manifestations socialistes contre la guerre, à Berlin et dans beaucoup de villes, le 27 juillet 1914. Ainsi, l’enthousiasme guerrier rapporté dans la presse allemande est une transposition du modèle berlinois alors qu’ailleurs, il semble avoir été doublé voire contredit par un sentiment de désarroi et de panique comme en témoigne par exemple la ruée sur les caisses d’épargne, la constitution de stocks alimentaires, la chasse aux espions... Les sources recensées concernent également davantage les villes que les campagnes. L’attitude des Allemands au moment de l’entrée en guerre est alors beaucoup plus complexe qu’on ne l’a dit, même si la poussée belliqueuse est forte. Pour l’historien Wolfgang Mommsen, l’explication réside dans l’idée qui s’était répandue en Allemagne depuis le début du siècle, mais surtout depuis 1910-1911 d’une « guerre inévitable », fondée sur la nécessité de défendre les intérêts allemands, à laquelle il faut ajouter la force des sentiments nationalistes. Si l’on a le sentiment que le début de la crise provoque un très grand enthousiasme, particulièrement sensible dans les classes moyennes, la première réaction d’insouciance joyeuse ne semble durer que très peu de temps et, comme le note un autre historien allemand, il est « peu probable que l’ouvrier ou le paysan allemand fussent partis joyeusement à la guerre ». LA MONDIALISATION DU CONFLIT C’est d’abord le jeu des alliances qui a précipité en quelques jours l’Europe dans le conflit. Faillite de la diplomatie européenne, la guerre n’a pu être contenue dans les limites initialement prévues et s’est muée en conflit généralisé. Pierre Milza explique en ces termes la mondialisation du conflit : « Au moment où se noue la crise de l’été 1914, l’extension des empires coloniaux, des aires d’investissement et des zones d’influence contrôlées par les Européens, qui a caractérisé la seconde moitié du XIXe siècle et les premières années du XXe siècle, fait qu’un conflit survenant au “centre” et opposant les principales puissances du Vieux Continent a toute chance de gagner rapidement la “périphérie” du système international. D’abord parce que les belligérants se trouvent dès le départ face à face en un certain nombre de points, sur mer et audelà des mers. Ensuite et surtout parce que, tous les moyens étaient bons pour vaincre l’adversaire – blocus, subversion, pressions exercées sur les neutres, contournement à l’échelle planétaire, etc. –, la guerre totale conduit quasi inéluctablement à la guerre mondiale. » (Les collections de l’Histoire n° 21, octobre-décembre 2003, p. 74). La guerre de 1914 fut très tôt appelée « la Grande Guerre », car elle dépassait par son ampleur tout ce que l’histoire avait connu jusque-là. Après le deuxième grand conflit du siècle, l’habitude fut prise de la dénommer « Première Guerre mondiale ». En réalité, ce fut surtout une guerre européenne, à laquelle une partie du monde se trouva mêlée. On se battit en Afrique, où Anglais, Belges et Français s’emparèrent des colonies allemandes ; en Extrême-Orient, le Japon, entré en guerre aux côtés de l’Entente, limita sa participation à la conquête des territoires sous occupation allemande en Chine et dans le Pacifique. En outre, la France fit appel à des soldats recrutés dans ses colonies, tandis qu’aux côtés des Britanniques combattaient les soldats des Dominions (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud) et que d’importantes troupes indiennes étaient utilisées au Moyen-Orient. Les États européens qui n’avaient pas de la Première Guerre mondiale n’est possible qu’avec l’industrialisation préalable des systèmes économiques de production. La présence d’ouvriers, pourtant en âge de combattre, permet de rappeler qu’être mobilisé ne signifie pas forcément combattre. Face à la nécessité d’augmenter la production d’armement, dès l’automne 1914, de nombreux ouvriers ont été rappelés du front pour venir travailler dans les usines. Les gaz Dès août 1914, des chercheurs allemands se sont mis au travail afin d’utiliser le gaz asphyxiant. C’est lors de la bataille d’Ypres en avril 1915 que, pour la première fois, les troupes françaises sont confrontées au chlore. Les soldats se protègent d’abord avec des masques et des lunettes rudimentaires. Puis les Alliés mettent au point des masques répondant au défi chimique allemand. Comme le précise S. Audouin-Rouzeau: «il s’est passé dans la guerre des gaz ce qui s’est produit en général en 1914-1918: la défensive l’a emporté sur l’offensive». Les gaz tuèrent finalement beaucoup moins qu’on ne l’a dit. On estime globalement à 94000 le nombre des morts par gazage (environ 30000 pour les armées allemande, britannique et française). C’est relativement peu par rapport aux 29000 hommes que perd l’armée française par mois en 1915. Faute de protection suffisante, les soldats russes sont les principales victimes des gaz (56000 morts). Avec l’utilisation des gaz, la Grande Guerre entre dans la modernité (usage des armes chimiques) et franchit aussi une nouvelle étape dans l’horreur. Elle annonce bien les drames du XXe siècle. La barbarie de l’ennemi Le viol lourdement souligné par l’affiche renvoie à des peurs primitives qui doivent évacuer la raison de tout débat sur la guerre. La « Kultur » allemande est opposée à la civilisation, comme le militarisme prussien est irréductible à la grâce de la fraîche Amérique. Cette préfiguration du mythe de King Kong va plus loin que l’habituelle identification des Allemands aux Huns, puisqu’ici Guillaume II est réduit par sa pilosité, sa dentition, son gourdin (image lourdement psychanalytique à l’heure où triomphe le docteur Freud) et la sauvagerie de sa libido au stade le plus brut de l’animalité. La distinction entre civils et militaires n’a plus la même force dans cette guerre. Le discours de Clemenceau, comme ses bons mots (« la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier aux militaires ») souligne cette volonté d’atténuer cette coupure. Les civils sont appelés à des efforts et à une discipline toute militaire, et dans la classe politique comme aux armées l’obéissance 79 d’emblée été engagés dans la guerre furent vivement sollicités de le faire : le premier à y entrer fut l’Empire turc, très partiellement européen, aux côtés de l’Allemagne, dès le mois de novembre 1914. Il fut suivi par l’Italie qui, bien qu’appartenant à la Triple Alliance, s’engageait aux côtés de l’Entente en mai 1915. Ce fut ensuite le tour de la Bulgarie, aux côtés des puissances centrales, en octobre 1915, puis de la Roumanie et de la Grèce, aux côtés des Alliés, respectivement en août 1916 et en juin 1917. Par ailleurs, l’Allemagne avait déclaré la guerre au Portugal, en mars 1916. Quant aux États-Unis, d’abord farouchement neutres, c’est la décision allemande d’engager la guerre sousmarine à outrance qui provoqua leur entrée en guerre, le 2 avril 1917, suivie par toute une série d’États d’Amérique latine, dont le Brésil. Le dernier grand État à entrer dans le conflit, au moins formellement, fut la Chine, qui se rangea aux côtés de l’Entente, le 1er août 1917, essentiellement pour faire pièce au Japon et l’empêcher de prétendre à l’héritage allemand en Chine. On se battit enfin dans les airs, sur mer et surtout sous la mer : la guerre aérienne et la guerre sousmarine furent deux des grandes innovations de la guerre de 1914-1918. Pour les Français, la guerre de tranchées est stratégiquement un échec, puisqu’elle empêche de reprendre le terrain occupé par l’adversaire, et de fait elle semble favoriser les Allemands qui la systématisent en premier, organisant une défense en profondeur par la création d’un réseau de lignes successives reliées entre elles par des boyaux. La tranchée en Champagne est révélatrice de l’organisation qui a longtemps prévalu en France : à la différence des Allemands qui très vite les bétonnent pour se prémunir de l’humidité, les Français ne peuvent pas, contre toute évidence, les considérer comme définitives et les tiennent essentiellement comme des points d’appui pour les assauts qui doivent libérer le territoire national. L’année 1915 est la plus meurtrière après les pertes records des premiers mois, et l’usage des gaz impose le port des masques protecteurs, qui limitent fortement le champ visuel. Les caques rondes des tommies, comme leurs armements, sont de peu d’efficacité face à la puissance de feu de l’artillerie lourde : c’est l’effet de souffle qui est ici meurtrier (les cadavres ne sont ni déchiquetés, ni défigurés). L’artillerie n’a cessé de se perfectionner tout au long de la guerre et des révolutions industrielles. L’artillerie lourde comme l’artillerie de campagne – et le fameux 75 français – ont causé plus de 70 % des blessures sur le front Ouest. Cela s’explique par la puissance de l’artillerie et la vulnérabilité des soldats : les abris sont peu profonds – il y a aussi le risque de l’enfouissement – et le corps n’est pas protégé sauf par le casque. Mais même ce dernier ne peut protéger des éclats d’obus à pleine vitesse. Les atteintes au corps sont particulièrement traumatisantes : démembrements, éventrations, dilacérations, volatilisations. La mitrailleuse est également une arme extrêmement efficace sur le champ de bataille : c’est sur elle que viennent se fracasser les vagues d’assaut qui se lancent à travers le no man’s land. Les balles ont gagné en vitesse de pénétration et peuvent provoquer de graves lésions internes. Les gaz ne représentent que 1 % des pertes sur le front Ouest, mais les attaques chimiques sont particulièrement craintes par les combattants et le port du masque est vécu comme un élément supplémentaire de déshumanisation. Si les victimes par armes blanches sont difficiles à estimer, l’intensité des combats au corps à corps ne doit pas être oubliée. Les boyaux sont de bien piètres protections face aux marmitages ennemis (les explosifs arrivent verticalement), aux sapes (explosions souterraines, sous la tranchée ennemie) et aux gazages (les toxiques, plus lourds que l’air, se répandent dans le goulet et le remplissent). Enfin, les chocs traumatiques et les névroses de guerre sont des conséquences directes de cette violence du champ de bataille. Cette violence du champ de bataille tient aussi beaucoup aux tactiques employées : celle de l’offensive à outrance pour les assauts et celle de la défensive à outrance de la première ligne. Côté français, il faut attendre Pétain pour voir s’imposer une doctrine mesurée de la défensive qui n'hésite pas à perdre volontairement du terrain. II. COMMENT LES SOLDATS ONT-ILS PU SURVIVRE A L’ENFER ? Cette guerre industrielle, dans laquelle les hommes sont un matériel comme un autre, a été perçue comme une véritable « boucherie » humaine. Comment les soldats ont-ils vécu les combats et ont-ils pu « tenir » ? LES ARTISTES ET ECRIVAINS-COMBATTANTS La Grande Guerre, comme aucune autre, a donné naissance à une production doit être la première des vertus. Cette équivalence (« politique intérieure, je fais la paix ») entre deux domaines qu’en temps de paix tout cherche à séparer (l’uniforme donne droit à des réductions aux spectacles, mais les militaires sont interdits de vote) s’inscrit dans une logique centenaire: le concept révolutionnaire de la nation en arme, de l’armée citoyenne, a conduit les armées à n’être essentiellement constituées que de civils en uniforme. LA RELIGION AU SERVICE DE LA GUERRE Évêque anglican, Arthur Winnington-Ingram est un personnage officiel dans un régime où l’État n’est pas séparé de la religion nationale, l’anglicanisme. Les discours sont prononcés au début de la guerre, au moment des plus lourdes pertes. L’idée principale est la barbarie des Allemands qui en fait une menace pour l’humanité. La protection des faibles et des traités violés par l’agression allemande justifie théologiquement la guerre, qui en devient une guerre sainte. À ces arguments s’ajoute en 1915 la barbarie allemande et ottomane, qui menace la civilisation chrétienne. En 1915, l’enjeu s’est élargi : l’Europe entière est désormais concernée, il ne s’agit plus seulement pour l’Angleterre de libérer Anvers, revolver braqué sur la tempe de la Grande-Bretagne, mais de triompher dans un combat manichéen. La violence des propos est en contradiction absolue avec la non-violence évangélique, qu’elle puisse se retrouver publiquement dans la bouche d’un prélat prestigieux témoigne de la contamination des valeurs guerrières dans l’ensemble de la société. On voit par là que les discours anticonformistes devaient être plus que marginalisés, et donc que l’ensemble de la population, soumise en permanence à ce type de propos, se trouvait embrigadée. Le génocide arménien La fin du XIXe siècle avait vu le mouvement Jeune Turc appuyer le redressement de l’empire sur un nationalisme intégral défavorable aux nombreuses minorités. Les Arméniens avaient alors subi des massacres de grande ampleur, mais l’ouverture d’un front caucasien et la perspective de voir les Arméniens de l’empire soutenir les Russes, leurs protecteurs traditionnels dans le Caucase, entraînent l’extermination systématique de la population arménienne. La tragédie des Arméniens s’inscrit dans un double contexte, celui de la guerre entre l’Empire ottoman et la Russie, mais aussi celui de la constitution d’un nationalisme turc exclusif. L’échec de la démocratisation de l’empire (1878) a remis en cause le principe traditionnel de respect des non-musulmans, protégés par le statut coranique du dhimmi. 80 écrite abondante : journaux de tranchées, journaux de l’époque tels le Rire Rouge, l’Illustration, etc., lettres, témoignages multiples des poilus ; mais aussi carnets de bord, poèmes et romans de la part d’écrivains qui voulaient rendre compte d’une expérience qui s’est peu à peu transformée en cauchemar. Les écrivainscombattants ont écrit pour rendre compte de l’incompréhensible et pour tenter de le comprendre, balayant les clichés de gloire et d’héroïsme dont l’arrière agrémentait la catastrophe. Ainsi certains témoignages ont-ils été publiés à chaud : Le Feu d’Henri Barbusse (1916), Sous Verdun et Nuits de guerre de Maurice Genevoix en 1916 (et Les Eparges et Ceux de Quatorze, 1916 à 1921) ; en 1919, Les Croix de bois de Roland Dorgelès. En Allemagne, en 1920-21, Orages d’acier, le journal de guerre d’Ernst Jünger, puis, en 1928-29, À l’Ouest, rien de nouveau, d’Erich Maria Remarque, qui fit scandale. En Italie, Emilio Lussu a écrit en 1937 un « roman » intitulé Les Hommes contre, précisant, dans sa préface, qu’il n’avait fait que transposer ses souvenirs de guerre. Protagonistes du drame, les écrivains furent donc d’irremplaçables témoins. Et cette tranche d’histoire, séisme historique et culturel, confère à leur témoignage des traits spécifiques : ceux de l’épopée et de la poésie cosmique. Toutefois, excepté Jünger, aucun d’eux n’a exalté l’événement : ils ont voulu au contraire en dénoncer l’horreur. Quelques témoignages essentiels B. Cendrars, La main coupée, 1946. J. Giono, Le grand troupeau, 1931. L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932. J. Romains, Les hommes de bonne volonté, 1932 à 1947, tome XVI, Verdun. G. Apollinaire, Calligrammes, 1918. Henri Barbusse (1873-1935) est un écrivain engagé dans le combat pacifiste, en particulier depuis la publication de son témoignage sur la guerre, Le Feu, qui reçoit le prix Goncourt en 1916. Après la guerre, il collabore à L’Humanité et s’engage auprès du Parti communiste français. Roland Dorgelès (1885-1973) publie en 1919 Les Croix de bois qui est un des ouvrages les plus émouvants sur la vie des poilus. Il veut témoigner des souffrances qu’il a lui même vécues en tant que soldat. La guerre des tranchées n’a rien d’une nouveauté, et les descriptions de Dorgelès ne dépareraient pas une chronique de la guerre de Trente ans (1618-1648). C’est l’extension du front sur des centaines de kilomètres qui est nouvelle, comme l’irruption dans ce type de guerre d’une tranche entière de la population. Ce passage est tiré des dernières pages du livre, dans lesquelles il dénonce l’apparent oubli dans lequel sont tombés tous les morts de la guerre : la société d’après-guerre veut oublier les souffrances endurées et s’étourdit dans les « années folles » : « tous ces vivants ingrats qui déjà vous oublient ». Pourtant, les « champs de croix » qui ont fleuri sur les champs de bataille, marquent les paysages et, contrairement à ce que pense l’auteur, dans les mentalités des Européens d’après-guerre, l’oubli n’est qu’apparent. Genevoix, jeune Normalien et futur chantre de la quiétude solognote, témoigne avec bien d’autres de la présence dans les conditions les plus communes des classes les plus privilégiées, ici les intellectuels diplômés. Ernst Jünger (1895-1998), officier allemand, est blessé sept fois durant la guerre et s’engage ensuite dans les corps francs. « Néo-nationaliste », il voit dans la guerre un moyen de régénérer le peuple allemand. Il influence fortement l’émergence du nazisme même si lui-même n’y adhérera jamais. Il mènera une prolifique carrière d’écrivain et insistera sur les valeurs humanistes et spirituelles. Dans sa préface de la première édition d’Orages d’acier (1920), il glorifie la guerre et la fascination qu’il a éprouvée, pour l’action et la mort. Il traduit le sentiment de beaucoup de combattants allemands, qui veulent valoriser la défaite et se dire qu’ils ne sont pas morts pour rien. Cette exaltation de la mort et de la gloire des combats se retrouve chez les partisans d’Hitler dans les années 1920 et 1930. Selon A. Gide, Orages d’acier constituait le plus beau livre sur la guerre. Empreint d’une conception nietzschéenne de la vie, Orages d’acier paru en 1920. Lors d’une réédition du livre en 1960, E. Jünger écrivait : « l’ébauche de ce texte remonte à l’automne 1914 et au journal de guerre tenu par un volontaire de dixneuf ans. (…) À présent la Grande Guerre est entrée dans l’histoire ; elle a entraîné d’autres suites que ne l’espéraient ses combattants. Les souffrances sont tombées dans l’oubli; les blessures se sont refermées. Les survivants de la Somme et des Flandres, de Langemark et de Douaumont sont désormais des vétérans ; ils sont séparés de ces lieux de sacrifices, non pas seulement par les Les premiers massacres à grande échelle ont lieu en 1894-1896, puis en 1909. L’accession au pouvoir du nationalisme jeune turc correspond en effet à une volonté de traiter radicalement le problème des minorités. Les défaites de 1912 aggravent la pression sur les Arméniens, suspects de vouloir à leur tour constituer une nation. L’idéologue et activiste du panturquisme, Enver Pacha, fait porter sur les Arméniens la responsabilité des défaites face aux Russes en janvier 1915. De l’idéologie ultranationaliste à la décision d’élimination systématique, le pas est alors d’autant plus facilement franchi que 20 ans de massacres ont préparé le terrain à une extermination de masse. En avril, l’élite arménienne de la capitale est arrêtée puis assassinée, et le 24 mai le ministre de l’Intérieur donne l’ordre de déporter les populations civiles convaincues d’espionnage et de trahison. Aucun élément solide ne vient corroborer cette dénonciation des Arméniens comme ennemis de l’intérieur. Des 2 millions d'Arméniens vivant dans l'Empire Ottoman en 1914, entre la moitié et les deux tiers a disparu dans la déportation. Plus d’un million d’Arméniens ont trouvé la mort dans les massacres et déportations organisées en 1915 par les autorités turques. Depuis la fin du XIXe siècle, la situation de la minorité chrétienne au sein de l’Empire ottoman s’est détériorée (massacres de 1894, 1896, 1909). Par cette dépêche, le consul de Kharpout en Anatolie orientale informe l’ambassadeur des États-Unis des violences extrêmes qui sont alors perpétrées contre les Arméniens. Le 24 avril 1915, le ministère de l’intérieur a ordonné d’emprisonner les dirigeants politiques et communautaires arméniens suspects de sentiments nationalistes. Nombre d’entre eux sont exécutés sans procès. À Kharpout, les notables sont arrêtés début mai, torturés et fusillés. Une loi provisoire du 30 mai autorise par la suite les responsables militaires à déporter les populations suspectées de vouloir porter atteinte à l’effort de guerre ottoman. Le consul américain identifie aussitôt ces mesures au souhait de « détruire la race arménienne ». La déportation est l’outil de cette volonté d’éliminer les Arméniens : les femmes, vieillards et enfants doivent rejoindre la Mésopotamie mais les conditions sont telles que les plus faibles sont condamnés à une mort certaine. Dans le même temps, des massacres sont régulièrement organisés. C’est sur la base de ces informations établissant la volonté génocidaire des autorité turques que l’ambassadeur des États-Unis alerte ensuite son gouvernement, dénonçant des actes reposant sur la planification, l’objectif d’éradication totale de la communauté arménienne et sa mise en oeuvre systématique. Dans ce texte, le consul fait 81 années, mais aussi par l’afflux d’images nouvelles. (…) Si je saisis cette occasion de dédier les Orages d’acier aux combattants français de la Première Guerre mondiale, qu’ils veuillent bien y voir plus qu’un geste, l’accomplissement d’un voeu profond. J’y joins mon espoir d’une amitié étroite et toujours croissante entre nos deux patries (…) ». E. Jünger décrit ici une humanité nouvelle, née de la guerre. La Grande Guerre a conduit à une « banalisation » de la violence verbale (le langage guerrier) et physique (l’acte de tuer). La brutalité guerrière a été, en quelque sorte, transférée à l’intérieur des sociétés européennes en crise. Le texte de Blaise Cendrars (1887-1961), engagé volontaire dans la légion étrangère durant le conflit est rédigé à Nice en Février 1918, alors qu’il est en convalescence à l’hôpital. Il nous éclaire sur ce type de combat et sa dimension traumatique qui est à l’origine d’une forte « pulsion de silence » (S. AudouinRouzeau) chez les combattants du XXe siècle. Ce document est donc tout à fait précieux et se fait l’écho du contraste presque absurde entre la mort industrielle infligée par l’armement moderne et la dimension animale du corps à corps au couteau, destiné ici au nettoyage des tranchées ennemies après l’assaut. La prédominance des armes à feu se traduit par une mort anonyme infligée à longue distance. Dans le combat de tranchées, le soldat doit braver « la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz », la mitrailleuse, armes typiques de la guerre industrielle. L’auteur insiste ici sur le caractère déshumanisé de ce type de combat en évoquant la « machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle ». Persiste néanmoins la mort infligée de près, au corps à corps, en particulier à l’arme blanche. Les dernières phrases, terribles, montrent le consentement au meurtre du poète. Blaise Cendrars perd un bras dans les combats. Le texte rétrospectif et poétique rend compte de façon paradoxalement réaliste de la sauvagerie des combats. La guerre de tranchées n’offre plus tellement la possibilité d’actes héroïques individuels. Ce texte, extrait de La Main coupée, est publié seulement en 1946. Blaise Cendrars a attendu 20 ans avant de témoigner en relatant son expérience de la guerre. Ce livre est conçu comme un enchaînement de portraits et de souvenirs. L’auteur rend hommage à tous les hommes qui ont traversé cette guerre avec lui, transformant la chose la plus atroce, la guerre, en une aventure humaine et une leçon d’amitié. Blaise Cendrars a été l’assistant d’Abel Gance pour la réalisation du film J’accuse, ainsi qu’un des figurants. Réalisateur français né en 1889, Abel Gance réalise son premier film en 1911. Très marqué par la guerre, il réalise J’accuse sur un ton nettement pacifiste, reprenant le titre du célèbre article de Zola. Il y dénonce la folie meurtrière. D’autres qui ne furent pas des combattants au sens strict du terme, appartiennent également à cette génération du feu. Ce fut le cas de Georges Duhamel (18841966). Médecin depuis 1909, il demande en 1914 à être versé dans le service armé en tant que chirurgien. Affecté successivement en Artois, en Champagne, sur la Somme, puis dans le secteur de Verdun, il commence dés 1915 à accumuler les récits qui constitueront La vie des martyrs, publiée le 25 mars 1917, puis d’autres récits, Civilisation, en 1918 ou Les sept dernières plaies en 1928. Le premier de ces livres est un témoignage certes marqué du sceau de la littérature, mais construit à partir d’évènements vécus ; il est donc parfaitement recevable pour l’historien, même si certains l’ont récusé (Norton Cru, Témoins, 1929). Il est en particulier très utile en ce qui concerne l’aspect médical de la guerre, à propos duquel les récits sont rares (cf. Sophie Delaporte, Gueules cassés : les blessés de la face pendant la Grande Guerre, Noésis, 2001). Outre la description des traumatismes liées aux combats et aux mutilations, Georges Duhamel se fait le témoin de la mort de masse qui est la première caractéristique de la Grande Guerre. Aussi son oeuvre est-elle hantée par les cimetières de guerre, si différents des cimetières traditionnels. Tombes d’hommes exclusivement, alignement de croix artisanales, paysage de boue à peine entrecoupé des vestiges d’une végétation dévastée conduisent Duhamel à s’interroger sur le sens du conflit. Il y trouve probablement les sources de son pacifisme ultérieur ; mais pour l’instant, il insiste sur la nécessité du devoir à accomplir pour la défense du sol : « Il y a donc quelque chose de plus nécessaire que la vie… puisque nous sommes ici ». Réédition de La Vie des Martyrs et autres récits du temps de guerre chez Omnibus en 2005 avec une préface de Jean-Jacques Becker. Mobilisé dès 1914, Gabriel Chevalier (1895-1969), fut blessé en 1915 mais retourna au front jusqu’à la fin du conflit. Dessinateur et écrivain, auteur de nombreux romans dont le fameux Clochemerle, il témoigne, dans cet ouvrage publié en 1930, de la terreur qu’ont suscitée les bombardements. état d’une « entreprise probablement sans précédent dans l’histoire » et souligne l’horreur de la méthode utilisée par les Turcs. En France, le monument national est situé dans la capitale, sous l’arche de l’Arc de Triomphe : c’est le « tombeau du soldat inconnu », dont le corps est choisi parmi les innombrables cadavres anonymes des soldats français tombés à Verdun. Le « Soldat inconnu » britannique quitte Boulogne le 11 novembre 1920 à destination de Londres à bord du contre-torpilleur Verdun. Le roi George dévoile ici à Whitehall un cénotaphe monumental devant lequel on aperçoit le cercueil du « Tommy » inconnu qui est ensuite transporté à l’abbaye de Westminster où il repose dans un caveau du transept nord. Les Anglo-saxons ont préféré associer le souvenir de la guerre à l’édification d’un équipement public – hôpital, bibliothèque, salle de réunion – portant une plaque rendant hommage aux victimes militaires et civiles, alors que les monuments à la gloire des soldats tués, avec la liste de leurs noms, sont pratiquement réservés aux seuls cimetières militaires, dont beaucoup sont en France. En Allemagne, le monument aux morts de Hambourg fait figure d’exception en se situant sur la place de l’hôtel de ville. Par sa position de vaincue, l’Allemagne n’entretient pas le même rapport que la France au souvenir de la guerre. La commémoration prend d’autres formes, d’autant plus que le nouveau régime doit impérativement, pour s’enraciner, couper avec les conditions tragiques de sa naissance. Les uns sont d’inspiration pacifiste et évoquent la douleur des victimes civiles ; les autres, d’inspiration nationaliste, glorifient les guerriers. Aux monuments publics, rares, sont préférés des rappels plus discrets. La tradition persistante des liens entre les Églises et l’État explique la fréquence des plaques commémoratives dans les temples et les églises (monument aux morts de la cathédrale d’Ulm…). Celui de Magdebourg, situé dans la cathédrale, évoque les thèmes de la douleur et de l’aspiration à la paix – ce qui lui valut d’avoir été menacé de destruction par les nazis. Même si la composition de la sculpture y est hiératique, il veut exprimer la communauté de la douleur autour de la mort et de la croix chrétienne : la jeunesse, encadrée par les soldats, la croix des cinq années de guerre, l’évocation sur le socle du désespoir des mères, de la mort des fils et du traumatisme des pères. Dessin humoristique et polémique d’un artiste allemand, en 1920, George Grosz : « les blessés de guerre finissent par devenir une calamité » Le dessinateur met l’accent sur deux aspects de l’Allemagne d’après guerre : le contraste 82 Mais la durée de la guerre, l’accoutumance à une situation exceptionnelle qui s’installe, conduisent aussi à un relâchement des efforts et à une remontée de l’individualisme, qu’enregistre la littérature: alors que son ami Cocteau prête sa plume avant-gardiste à des dessins nationalistes, Raymond Radiguet fait scandale en racontant l’adultère d’une épouse lassée par l’absence de son mari. Le texte de Giono est particulièrement révélateur de la façon dont la Grande Guerre fut acceptée en 1914-1918, puis refusée après-coup. En 1930, Jean Giono rejette son engagement passé. L’écrivain refuse la guerre, vingt ans après. L’auteur cherche à se disculper de son acceptation et de sa participation à guerre. Au fond, il nie presque son action guerrière. Il ne se trouve qu’une excuse, sa jeunesse et la propagande de ses aînés. Le roman autobiographique Erich-Maria Remarque (1898-1970) a analysé de façon réaliste et critique son engagement dans la guerre dans À l’Ouest, rien de nouveau, paru en 1928. La parution une dizaine d’années après est intéressante à souligner, car l’auteur a intériorisé et analysé avec recul son expérience. Il en a tiré des convictions profondément pacifistes et sera ainsi considéré par les Nazis comme un mauvais Allemand. Dans cet extrait, l’écrivain va beaucoup plus loin que ce concept de « brutalisation » : il exprime le gâchis, l’inhumanité, la bestialité voulue par les hommes et incontrôlée par ceux-là mêmes qui l’ont provoquée. Remarque écrit ce que la censure lui a interdit d’écrire pendant la guerre. Sa description est d’autant plus bouleversante qu’elle démontre, par contraste entre la dégradation physique extrême et l’intense attachement à la vie, que le soldat ne s’est jamais résigné à la mort. Le poème de guerre En Grande-Bretagne, la mémoire de la guerre s’est cristallisée autour des oeuvres despoètes soldats (war poets). Le poème atteste de l’horreur de la guerre de tranchée. Siegfried Sassoon (1886-1967) fut parmi les premiers à s’engager en août 1914. Reconnu pour sa bravoure, il fut blessé en 1917. C’est au cours d’un séjour au Craiglockhart Hospital en Ecosse qu’il rencontre W. Owen. Il adressa au Parlement britannique un Manifeste contre la guerre qui fut publié dans le Times. Il dut cependant repartir au combat. Wilfred Owen (1893-1918) fut, avec son ami Siegfried Sassoon, l’un des principaux poètes de la Première Guerre mondiale. Mobilisé en 1915 dans les Artist’s Rifles, il fut tué le 4 novembre 1918. La nouvelle de sa mort parvint à sa famille le jour même de l’armistice, le 11 novembre 1918. La plupart de ses poèmes ont été publiés après sa mort. Certains d’entre eux ont été mises en musique, notamment par Benjamin Britten. Le journal de guerre Marcel Poisot est médecin au front et raconte en 1 400 pages manuscrites « sa » guerre, du premier au dernier jour. Louis Barthas, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Préface de R. Cazals, La Découverte, (1997) 2003. Marc Bloch, Écrits de guerre 1914-1918, Armand Colin, Paris, 1997. Les carnets de l’aspirant Laby, 28 juillet 1914-14 juillet 1919, médecin dans les tranchées, Bayard, Paris, 2001. Paul Tuffrau, 1914-1918. Quatre années sur le front, Carnets d’un combattant, Imago, Paris, 2003. Les lettres de poilus Ces lettres interceptées ont le mérite de traduire la réalité de la vie des soldats et leurs sentiments, souvent bien moins patriotiques qu’on a voulu le montrer, proches du découragement et de la révolte. La peinture Le tableau Canons en action de Gino Severini (1915). Noter que bon nombre de peintres futuristes sont fascinés par la guerre et sa puissance : ils seront par la suite séduits par le fascisme. Mais Severini reste à Paris et participe au mouvement cubiste après la guerre. Ce tableau est construit de façon très dynamique : rayonnement des courbes ; vocabulaire exprimant l’action (« vibrations, frémissements, éventrements, chargent », etc.). Le coeur est constitué du groupe « canon/soldats », ce que Severini appelle les « soldats-machines ». Jaillissent pêle-mêle les sentiments du peintre à la fois fasciné et dégoûté par : • l’esthétique de la guerre (« bruit + lumière »...) • la puissance de la guerre (« éventrement, éclairs, la terre monte »...) • la « normalité » de la guerre qui fait partie des sensations de la vie (frémissement de l’herbe…) ; • l’horreur de la guerre (« puanteur, anéantissement »…) entre le profiteur nanti et engraissé par le profit, ne manquant de rien et le pauvre invalide meurtri dans ses chairs. Ce misérable ancien combattant espère récupérer quelques miettes du bon repas du riche ; Georges Grosg fait ici allusion aux indemnités réclamées et non reçues par le blessé de guerre. En quoi la guerre a-t-elle inauguré un cycle de violences politiques en Europe ? Envisager l’impact direct de la guerre sur les régimes politiques du début des années 1920 permet de bien saisir le rôle de la Première Guerre mondiale comme entrée dans le XXe siècle. Il s’agit donc de montrer que la guerre et la révolution russe provoquent une vague révolutionnaire sans précédent en Europe. L’Allemagne et l’Italie sont le théâtre d’affrontements particulièrement violents qui mettent aux prises partisans d’une révolution socialiste inspirée par la Russie et partisans de la contre-révolution. C’est l’occasion de voir émerger en Italie le parti fasciste et en Allemagne des corps francs (groupes paramilitaires nationalistes) dont certains se retrouveront aux côtés des nazis. L’objectif est de comprendre que la Première Guerre mondiale est à l’origine de tensions politiques, de violences de guerre en temps de paix qui préfigurent les affrontements des années 1930 voire la Seconde Guerre mondiale (fascisme contre communisme). Il s’agit d’illustrer ici la thèse centrale de l’ouvrage très important de l’historien américain G. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme, paru chez Hachette en 1999. La sortie de guerre en Allemagne G. Mosse, dans son ouvrage De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, inaugure le concept de brutalisation. L’intérêt majeur de ce concept est de tenter de répondre à cette question qui obsède l’histoire contemporaine : pourquoi la Shoah ? Mosse trace donc un trait entre la Grande Guerre et l’avènement du nazisme en Allemagne. Son idée majeure est que la guerre a confronté les sociétés à la mort de masse et que l’effet principal en a été l’acceptation et non le refus. Il décrit un processus qui mène à une indifférence croissante à l’égard de la mort. Les sociétés, selon lui, sont marquées par une contagion, en temps de paix, par des habitudes et des pratiques consacrées sur les champs de bataille. Il y aurait donc eu exportation de la violence de guerre dans le domaine civil. En Allemagne, à l’automne 1918, la situation militaire est difficile et l’on assiste alors à une sorte de piège politique confectionné par l’état-major. Ce dernier, le 29 septembre, informe le Kaiser de la nécessité de demander l’armistice sur la base des « 14 points » du 83 D’où une certaine ambivalence des sentiments. L’homme subit-il l’action ou y participe-t-il ? C’est toute l’ambiguïté de ce tableau futuriste. La photographie Ce document rappelle que les combats vont laisser des traces irrémédiables chez les anciens combattants et dans la société : les « gueules cassées » sont des témoins des horreurs de la guerre. Sur le site www.gueules-cassees.asso.fr de l’Union des blessés de la face et de la tête (fondée en 1921), on trouve tout l’historique et le traumatisme persistant de ces blessures mutilantes. Refusant l’isolement, l’Union des blessés de la face et de la tête lance en 1927 une tombola à l’origine de la Loterie nationale.Le film La Chambre des Officiers, de François Dupeyron (2001), le rappelle également. Ces anciens combattants pèseront de tout leur poids dans la vie politique française durant les décennies qui suivent la guerre. L’IMAGE, UN SUPPORT ESSENTIEL DE LA MOBILISATION ? L’effort de guerre est soutenu par la propagande, dont l’image est le principal vecteur. Tous les domaines, tous les publics sont visés : c’est bien le début de la guerre totale. L’image (affiches de propagande, affiches de publicité, cartes postales) a comme avantage d’être facilement accessible à des publics pas toujours à l’aise avec l’écrit, et de transmettre des messages souvent plus subtils (subliminaux). Tout ceci va contribuer à forger une « culture de guerre » qui familiarise la population avec la guerre et banalise la violence. Ces affiches de propagande encouragent l’effort de guerre. Elles ont été commandées par le Royaume-Uni et l’État français qui veulent mobiliser les hommes et des capitaux. Il faut rappeler que le Royaume-Uni n’a pas le service militaire obligatoire : le recrutement est sur une base volontaire, contrairement à la France. Les deux affiches sont datées de 1915, quand les États prennent conscience que la guerre va sans doute durer. Elles ont comme but d’organiser l’effort de guerre. Les capitaux à drainer sont l’épargne populaire. Les affiches de publicité : Le poilu, héros positif, devient un support de vente ; pour le consommateur, acheter ce produit s’associe à un devoir patriotique. Le document est daté de l’Armistice de 1918 : on voit le soldat se « faire cirer les pompes » par le Kaiser Guillaume II. Du célèbre « On les aura ! », on est passé à « On les a ». Les cartes postales : la première, carte à colorier, est destinée aux enfants qui vivent aussi à l’heure de la guerre : propagande à l’école, père au front, jouets, objets divers, images (cf. aussi les BD comme Bécassine). La seconde montre la participation de la foi religieuse au combat que l’on estime juste et béni par Dieu dans tous les camps. L’Église participe à l’effort de guerre. Toutes ces images montrent des postures héroïques et déterminées : les deux britanniques civil et militaire main dans la main ; les enfants du camp allié également solidaires – faire reconnaître tous les Alliés avec leurs drapeau ; souligner la France représentée par une petite Alsacienne, but de guerre ; les poilus et le coq gaulois ; la soeur qui fait son devoir en tant qu’infirmière, mais qui prie également pour que Dieu protège « les défenseurs de la Civilisation ». L’ennemi allemand est également représenté sur trois documents : en horde barbare à l’arrière plan, le soldat allemand (casque à pointe prussien) terrorisé par le coq gaulois, le Kaiser humilié. Tous ces supports sont là pour mobiliser, galvaniser toutes les énergies des populations civiles afin de soutenir l’effort de guerre. Ils font appel au patriotisme. La haine de l’adversaire soude les populations. On perçoit également un sens idéologique donné à la guerre : c’est le combat de l’idéal républicain « liberté, égalité, fraternité » (franc) face à l’autoritarisme « prussien » et le combat juste de « la Fille aînée de l’Église » face aux Barbares. Ces documents de propagande sont là pour soutenir l’effort de guerre des populations et les inciter à participer directement ou indirectement aux combats. Ils sont également importants pour soutenir le moral et le sentiment patriotique, donner un sens aux sacrifices consentis. Toutes ces images sont conservées au Mémorial de la Grande Guerre de Péronne, dans la Somme. Peindre la guerre Les peintres qui essayèrent de représenter les combats, les batailles, la guerre « concrète » furent peu nombreux. La Grande Guerre, en effet, avec son cortège d’horreurs, son inhumanité, son abstraction signe l’effacement de la peinture d’histoire, telle qu’elle pouvait encore s’exprimer en 1914 dans l’imagerie. Les président Wilson ; en même temps, il lui demande la formation d’un gouvernement parlementaire où les civils domineront. On peut parler de piège dans la mesure où ces derniers porteront le poids des négociations. Guillaume II fait donc appel au prince Max de Bade qui entreprend des réformes accélérées amenant à l’adoption du régime parlementaire et le gouvernement voit entrer en son sein des socialistes. L’opinion et le Reichstag apprennent tardivement la gravité de la situation militaire ; c’est la stupéfaction car la guerre ne se déroule pas en Allemagne et que cette dernière est victorieuse à l’Est. Mais l’effondrement de l’Autriche-Hongrie menace les flancs sud du pays. Des mouvements en faveur de l’abdication de Guillaume II se multiplient, l’agitation révolutionnaire se développe (mutinerie de Kiel le 3 novembre ; à Munich le socialiste Kurt Eisner proclame la République socialiste de Bavière ; Dresde et Leipzig se soulèvent). Toutes les dynasties tombent les unes après les autres. Enfin, le 9 novembre c’est au tour de Berlin de se soulever. L’armée fraternise avec les ouvriers soulevés, Max de Bade s’efface et cède la place aux socialistes mais ces derniers sont divisés comme l’atteste la concurrence pour la proclamation de la république. Guillaume II s’enfuit aux PaysBas (et ne sera jamais jugé alors que c’était la conséquence évidente du traité de Versailles). Cette révolution est facile à détourner sur cette confusion ; la légende du « coup de poignard » de Ludendorff peut se développer offrant l’image d’une Allemagne abattue par des politiciens socialistes défaitistes depuis 1917. Il est aussi imputé à la république de s’être soumise au « diktat » de Versailles, puisque l’Assemblée constituante élue en janvier 1919 l’a approuvé en juin. La société allemande s’installe alors dans un climat de violence qui doit être considéré comme un legs de la guerre. Cette dernière se prolonge dans les marches de l’Est aux confins de la Pologne avec des éléments que la république maîtrise tant bien que mal. En effet, la démobilisation de l’armée laisse des officiers et des sous-officiers qui créent des corps francs pour défendre les frontières orientales avec la Pologne et les États baltes. La république doit aussi faire face à des tentatives d’insurrection ; d’abord la révolte spartakiste entre le 6 et le 13 janvier 1919, menée par l’aile gauche de la socialdémocratie allemande, qui voit d’un bon oeil la révolution russe et souhaite la rejouer en Allemagne pour instaurer une dictature du prolétariat. Les corps francs, qui ont aidé la république à se maintenir, sont en fait profondément anti-républicains. La république finit par s’en rendre compte et tente de les dissoudre au début de 1920 mais trop tard, comme en témoigne la tentative de putsch menée en mars 1920 par von Kapp qui 84 peintres se sont donc plutôt orientés vers une expression allégorique ou symbolique de la guerre. J. Nash et l’absurdité d’un combat qui mène inéluctablement à la mort. Peu d’oeuvres représentent la tranchée au moment où il ne s’y passe rien, alors qu’elle fait l’objet de nombreux reportages photographiques, notamment de soldats qui veulent témoigner de leur ordinaire. Le tableau de J. Nash ne fait pas exception à cette règle. Archétype de la peinture de bataille, ce tableau dépeint un assaut auquel le peintre a participé, près de Cambrai. L’attaque décime le First Artist Rifles ; John Nash fait partie des douze soldats, sur un effectif de quatrevingts, épargnés par les obus. De mémoire, il représente la scène. Cette dernière révèle, à travers sa neutralité méthodique, l’absurdité de l’offensive à découvert et la certitude du soldat de ne pas en ressortir vivant. L’adversaire est invisible ; on ne voit pas la tranchée ennemie vers laquelle se dirigent les soldats, comme s’ils n’allaient que vers la mort. À l’horizon, la fumée des tirs d’artillerie se noie dans l’horizon brumeux. On notera l’apparente résignation des hommes au second plan, qui avancent sous le feu, épaules et tête courbées. L’un est à genou, se rendant à la mort, alors qu’au premier plan des cadavres gisent dans la tranchée. Vallotton cherche à représenter non une bataille en elle-même, mais la vérité d’une bataille. Il utilise pour la première fois dans son oeuvre les techniques du cubisme, ne renonçant pas néanmoins à la perspective et à la représentation du paysage. On ne peut être que frappé de l’absence des hommes sur ce tableau. Des triangles et des cônes s’entrecroisant symbolisent les forces antagonistes, sans que l’on puisse savoir où sont les armées plongées dans le combat. Les couleurs dominantes, le noir, le bleu et le rouge, confèrent à ces formes, dont on ne peut déterminer si elles surgissent de la terre ou s’y enfoncent, un caractère inquiétant et menaçant. On peut imaginer qu’il s’agit des tirs croisés de l’artillerie. Ces lignes mettent en valeur les nuages blancs et noirs du premier plan représentant peut-être les effets des explosions ou des gaz. Au second plan, le paysage nous apparaît désolé, hérissé de tronc d’arbres déchiquetés ; là aussi le contraste est saisissant entre une partie de ce qui devait être une forêt, embrasée, et une autre plongée dans l’obscurité. Au fond, un paysage vallonné, nu, informe, terne, complète le décor. Sur l’une des pentes se dessine un cratère d’où surgit ou bien où plonge un grand cône noir. C’est une vision de l’enfer que le peintre peint ici. Peut-être le ciel bleu clair à l’horizon annonce-t-il l’aube et l’espoir. Ainsi ce tableau, à mi-chemin entre l’abstraction et le réalisme, représente-t-il une guerre déshumanisée, symbole de la guerre industrielle, une guerre aveugle où la mort vient de nulle part et de partout, où l’on ne sait qui vous tue et qui l’on tue, où les combattants sont invisibles, un combat obscur de forces brutales, d’une violence inouïe qui dépasse l’homme qui pourtant l’a déclenchée. Nevinson, Les Sentiers de la gloire Par opposition au tableau précédent, ce sont des hommes qui nous sont ici donnés à voir, deux cadavres de Tommies. Ce n’est pas le combat qui est représenté mais le moment qui le suit. C’est la mort que l’auteur cherche à peindre. Dans cette oeuvre également elle est anonyme. Les cadavres sont face contre terre, au milieu des barbelés. Le peintre représente ce que chaque combattant a vu des dizaines de fois, des camarades tombés sous le feu au cours d’assauts inutiles. C’est le caractère vain et absurde de cette mort que souligne le titre qui contraste singulièrement avec la scène représentée. Cette toile de Nevinson n’a rien de commun avec ses oeuvres cubo-futuristes de 1915 et 1916. Le peintre adopte ici un réalisme détaché de toute géométrie, presque photographique. Les Sentiers de la gloire est ainsi une œuvre sur laquelle le commentaire esthétique a peu de prise, dans la mesure où l’effet produit est essentiellement moral et politique. Ainsi la toile est-elle interdite d’exposition en 1918. Otto Dix Sur ce tableau, la lumière des fusées nous révèle ce que la nuit dissimule : un amas de corps, des crânes et des membres entremêlés, déchirés. Ce « feu d’artifice » n’est autre qu’une danse macabre. Otto Dix, dans une de ses oeuvres les plus expressionnistes, entend représenter la violence exacerbée des combats par le heurt des couleurs et la déformation des corps. Les explosions de rouge, de blanc, les éclats de bleu recouvrent pour partie le vert et le gris. C’est un sentiment de répulsion et de terreur que le peintre semble vouloir nous communiquer. Les oeuvres proposées ici abordent la représentation de la guerre à travers celle du champ de bataille, de la souffrance et de la mort. Cette dernière envahit les oblige le gouvernement à fuir mais qui échoue grâce à la grève générale. Kapp doit s’enfuir non sans avoir lancé ses sbires sur les quartiers juifs de Berlin. Les années suivantes sont très agitées, marquées par des putschs militaires (deux en 1923 dont celui d’Hitler en Bavière). La violence politique est endémique ; ainsi en 1919 et 1922 on compte 376 assassinats politiques, notamment contre des personnalités républicaines et modérées. On le voit, la sortie de la guerre en Allemagne s’accompagne d’attitudes agressives, de guerres civiles larvées, de la négation de l’adversaire politique et social. On prolonge ainsi en temps de paix la déshumanisation de l’ennemi qui avait cours dans les années de guerre. La sortie de guerre en Italie En Italie, la guerre a désorganisé l’économie notamment dans les campagnes où les levées ont été nombreuses. Si l’industrie a progressé, l’arrêt des commandes de l’État pose un problème de reconversion sur fond d’inflation liée au gonflement de la masse monétaire. De cette crise économique découle une crise sociale marquée par de fortes tensions au sein des campagnes où les paysans fortement mobilisés ne voient pas la concrétisation de promesses faites au cours du conflit, notamment sur le partage des terres. En ville, si les ouvriers ont plutôt bénéficié du conflit, le retournement de la conjoncture est douloureux : blocage des salaires, hausse des prix, rationnement. Les gouvernements n’ont guère d’autorité pour gérer ces crises en raison du résultat des élections de 1920 qui voient la forte progression de deux partis : le Parti socialiste italien (où dominent les révolutionnaires) et le Parti populaire italien (catholique) toujours réticent vis-à-vis des bourgeois libéraux. Dans ces conditions, les gouvernements manquent d’assises solides en particulier pour résoudre l’agitation sociale qui se développe fortement à la campagne comme en ville, c’est le biennio rosso. Dans les campagnes, l’agitation prend le visage dès 1919 de l’occupation des grands domaines et de l’organisation des ouvriers agricoles en syndicats. Ces actions sont soutenues par des syndicalistes catholiques, des prêtres et des socialistes. L’essentiel dure jusqu’à la fin de 1920 et reflue ensuite mais suscite l’hostilité non seulement des grands propriétaires mais aussi des petits et des moyens qui se sont multipliés à la faveur du conflit. Dans l’Italie industrielle, les grèves se multiplient, parfois accompagnées de violences et surtout d’occupations d’usines au printemps (comme chez FIAT d’avril à septembre 1920). Elles se colorent d’une tonalité bien plus révolutionnaire mais s’essoufflent à la fin de l’année en raison du contexte général et de vagues promesses du patronat. C’est au 85 tableaux, les dessins, les gravures, obsessionnellement. C’est la diversité des solutions plastiques utilisées, à la mesure de la difficulté à surmonter pour représenter un conflit inédit (une guerre mécanique, souterraine, extrêmement meurtrière dont les artistes soulignent l’absurdité et le caractère déshumanisé) qui apparaît ici. III. LES CONSEQUENCES DE LA GUERRE Dans l’ensemble, ce sont 74 millions d’hommes qui ont été mobilisés. Le total des pertes varie de 8,5 à 10 millions selon que les prisonniers ont été comptabilisés avec les disparus ou avec les morts. Il est sans précédent dans l’histoire. Les pertes (morts et disparus) par rapport aux mobilisés, dépassent 28 % en Allemagne, France, Autriche-Hongrie et Russie. Ce sont des hommes jeunes (60 % ont entre 20 et 30 ans et 12 % moins de 20 ans). Contrairement à une idée reçue, ce sont les officiers d’infanterie très exposés, donc les élites sociales qui payent le plus lourd tribut. On pourra faire remarquer aussi que la grippe espagnole qui a touché tous les fronts entre l’été 1918 et le printemps 1919 a tué environ 1 million de soldats. Les conséquences économiques sont lourdes car il faudra verser des pensions aux invalides, aux veuves aux orphelins. La chute de la natalité pendant le conflit engendrera les classes creuses des années 1930 (très marquées en France). La guerre a engendré une dynamique révolutionnaire qui triomphe en Russie. Ce pays devient le coeur de la révolution communiste. L’Europe est un continent meurtri : les populations sont profondément traumatisées par ce massacre collectif : les conséquences en seront durables, d’autant plus que les nouveaux équilibres géopolitiques sont fragiles, tant au niveau des frontières qu’au niveau de la démocratie. C’est l’apparent triomphe de la démocratie parlementaire avec l’effondrement des empires autoritaires et l’établissement de nombreuses républiques. C’est aussi le triomphe partiel du principe des nationalités qui donne naissance à de nouveaux pays. Mais déjà se profilent un certain nombre de menaces : l’émiettement de l’Europe centrale et orientale fragilise les nouveaux États. Certains révèlent des dysfonctionnements démocratiques favorables au rétablissement de pratiques autoritaires, ce qui est déjà le cas de la Hongrie (prise du pouvoir du Régent Horthy). La Turquie, sous couvert de république laïque, est également sous l’autorité de fer de son nouveau dirigeant : Mustafa Kemal (18811938) dit Atatürk, à partir de 1923. Le terrain est prêt pour l’éclosion des totalitarismes. Comment la Russie est-elle devenue communiste ? Vers une révolution mondiale ? Peut-on, avec Lénine, affirmer que la guerre fut le « plus beau cadeau fait par l’Allemagne à la révolution » ? La guerre a permis l’éclosion des révolutions russes : d’abord en provoquant l’insurrection de Petrograd (février 1917) et l’effondrement du tsarisme déjà fragilisé par des secousses antérieures, puis la chute du gouvernement provisoire, favorable à la poursuite de la guerre. La contestation de cette décision a permis la montée en puissance des bolcheviques qui, s’appuyant sur le mouvement des soviets, parviennent à s’emparer du pouvoir en octobre 1917. Les dates des événements sont données dans le calendrier orthodoxe, le calendrier julien. Ce calendrier est en retard de 13 jours sur le calendrier grégorien occidental. La révolution qui met fin au régime tsariste correspond à une double logique. C’est d’abord celle qui, tout au long du XIXe siècle, a souligné l’inadaptation du système autocratique aux évolutions de la société russe. La dynastie des Romanov est en effet à la tête d’une construction politique autoritaire et traditionnellement absolutiste, qui n’arrive à se réformer que par à-coups. En 1861, les moujiks ont été libérés du servage, mais aucune réforme agraire n’a accompagné cette transformation juridique, qui n’a pas pu entraîner d’amélioration des niveaux de vie ni de la productivité agricole. En 1905, Nicolas II a dû concéder aux élites bourgeoises un relatif partage du pouvoir avec la création d’une Douma, mais les réformes successives l’ont vidée de toute efficacité et représentativité. Ainsi, lorsqu’éclate la guerre, le régime est coupé de la bourgeoisie occidentalisée, qu’elle soit libérale ou révolutionnaire, mais s’est aussi coupé des masses paysannes, malgré son populisme. Les dysfonctionnements de ce régime autoritaire, caricaturalement résumés par le recours au guérisseur Raspoutine, sont accentués par la guerre. La gestion personnalisée des opérations militaires est contre-productive, et l’accumulation des difficultés extérieures (défaites) et internes (désorganisation de l’économie), pousse la bourgeoisie libérale et révolutionnaire modérée à se saisir du pouvoir moment où reflue le mouvement général (1920-21) que l’offensive contrerévolutionnaire se développe et que le fascisme y trouve des soutiens. Mussolini a encouragé la création d’escouades armées, les squadre. Ils portent les chemises noires du deuil de la patrie humiliée. Ces groupes retranscrivent dans le civil l’opposition ami/ennemi de la guerre. Ils ont recours à la violence physique comme mode de rapport politique et sont armés d’un manganello (gourdin) et utilisent l’huile de ricin (purgatif) pour humilier leurs adversaires. On y retrouve des anciens combattants, des aventuriers voire des repris de justice, des chômeurs (car ils reçoivent une solde), des jeunes bourgeois. Bref, c’est un mouvement disparate uni par la haine du communisme, la nostalgie de la guerre, le sentiment d’être une nouvelle élite. Ils vont trouver à s’employer dans le contexte du biennio rosso. À la campagne, au début de 1920, certains se mettent au service de grands propriétaires pour lutter contre le syndicalisme rural. Les squadristes vont donc se transformer en armée de la contrerévolution au service des grands propriétaires, semant la terreur parmi les militants paysans, les dirigeants de coopératives rurales ou les membres socialistes des municipalités. L’alliance entre les élites italiennes et le squadrisme se traduit par un soutien matériel (les squadre sont bien équipés et l’armée voit d’un oeil favorable ces hommes souvent issus de ses rangs), financier et politique. À la fin de 1920, les expéditions punitives gagnent les centres urbains (journaux de gauche, maison des syndicats) mais il faut bien noter que c’est à l’automne 1920, quand le mouvement révolutionnaire est en recul, que se déclenche cette contre-révolution : la bourgeoisie et les élites ne font plus confiance à l’État tandis que le danger leur paraît encore présent. La lutte est menée au nom de la nation et de la propriété, rencontrant le soutien de tous les anti-socialistes. Le fascisme devient ainsi le rempart des classes moyennes et s’arroge le monopole du patriotisme. La terreur squadriste permet de démanteler dans les campagnes les organisations socialistes. Le pouvoir central laisse faire et n’intervient vraiment que dans les cas où il y a une riposte socialiste. On estime le nombre de victimes entre 1919 et 1922 entre 3 000 et 4 000, côté socialiste, contre 500 du côté fasciste. 86 lorsque la foule et la troupe fraternisent à Petrograd, condamnant ainsi l’ancien régime militaro-populiste qui se voit privé de ses deux soutiens. Lénine propose son programme, connu sous le nom de « Thèses d’avril », le 7 avril 1917, dans le n° 26 de la Pravda. Rappelons que Lénine revient de son exil en Suisse, traversant l’Allemagne en wagon plombé. Les Allemands ont autorisé son passage, pour déstabiliser encore un peu plus la Russie, toujours en guerre. Après les émeutes bolcheviques manquées de juillet, Lénine a été contraint de s’exiler en Finlande et revient clandestinement pour préparer l’insurrection d’octobre 1917. La seconde révolution, celle d’octobre, résulte de la rencontre de deux tendances, d’un côté l’incapacité du nouveau pouvoir à répondre aux attentes de la population, de l’autre l’opportunisme des bolcheviques qui savent mieux qu’aucune autre organisation occuper l’espace ainsi vacant. Le légalisme du gouvernement libéral lui fait commettre deux fautes tactiques. La continuation de la guerre d’abord, dans l’espoir de profiter d’une victoire commune qui pourrait servir de base à l’établissement d’un régime démocratique. Or celle-ci est profondément impopulaire, et la réorganisation nécessaire des armées sur de nouveaux principes affaiblit encore plus sa valeur militaire. Le délai nécessaire ensuite à l’organisation de premières élections au suffrage universel entraîne une érosion rapide de l’autorité du gouvernement, qui en est réduit à s’appuyer en août sur les bolcheviks pourtant clandestins pour contrer la menace contrerévolutionnaire du putsch Kornilov. Alternant les phases clandestines et officielles, les dirigeants bolcheviques réussissent à contrôler les soviets, de plus en plus concurrents avec le gouvernement pour capter le soutien populaire. C’est cette légitimité qui permet à un parti sous-représenté de s’emparer du pouvoir. En réalité, le débat fut vif, en particulier du côté des mencheviks qui s’opposent au coup de force bolchevique, et que Trotski finit par jeter « dans les poubelles de l’histoire ». On est loin du mythe d’Octobre, fabriqué par le cinéaste S.M. Eisenstein qui veut montrer le rôle du peuple dans la prise du Palais d’hiver, donnant ainsi sa légitimité au mouvement insurrectionnel. La révolution d’Octobre est devenue aussi vite le sujet d’un film, parce que l’événement a eu d’emblée une dimension historique mondiale et parce qu’en outre la propagande soviétique l’a mythifié. C’est le Comité central du Parti qui demanda à Eisenstein de réaliser un film sur la révolution d’Octobre. Ce sont les événements de Petrograd de février à octobre 1917 qui sont présentés dans ce long métrage. L’ouvrier Nikandrov joua le rôle de Lénine. Les paysans, en Ukraine sous la conduite de l’anarchiste Makhno, ou dans la région de Tambov, se dressent contre les réquisitions dans un réflexe ancestral en Russie, illustré à la fin du XVIIIe siècle notamment par la révolte de Pougatchev. Les ouvriers résistent à l’accroissement de leur charge de travail exigé par le communisme de guerre. Les révolutionnaires non bolcheviques, comme ceux de Kronstadt, n’acceptent pas la confiscation de la révolution. La Tcheka de Dzerjinski est à l’origine de la terreur, dont elle profite aussi puisque ses attributions en sont renforcées. Comme pour celle de 1793, cette période d’exception motivée par l’urgence du danger perdure une fois la menace repoussée, d’où la défection des marins de Kronstadt. L’établissement de l’arbitraire par le décret du 5 septembre permet non seulement de combattre ponctuellement les Blancs, mais aussi d’établir la nécessaire dictature du prolétariat. L’État doit se transformer en État de guerre afin d’assurer le ravitaillement de l’armée rouge, la défaite des opposants, et donc la maîtrise du territoire et de la population par l’État communiste. « En 1919-1920, les deux-tiers de la main d’oeuvre industrielle du pays, soumise à une discipline militaire dans le cadre de la mobilisation générale du travail, produisent exclusivement pour les besoins de l’armée rouge. » (Nicolas Werth) Méthodique et intransigeant, Lénine organise ensuite le mouvement international. La vague révolutionnaire est européenne. Il faut toutefois distinguer les pays qui connaissent des troubles plus ou moins graves sans prise du pouvoir comme la France (grèves) ou l’Italie (luttes armées) et ceux dans lesquels, les communistes tentent de s’emparer du pouvoir sans succès (Berlin) ou avec succès (comme en Hongrie de mars à août 1919 ou en Bavière avec l’éphémère « république des conseils » en avril 1919). En France, il y a création du Parti communiste français (d’abord SFIC) par Marcel Cachin (1869-1958). Socialiste de plus en plus critique et pacifiste durant la guerre, il devient directeur du journal L’Humanité en 1918. En décembre1920, au Congrès de Tours, il propose l’adhésion du Parti socialiste français à la IIIe Internationale, provoquant la scission de la SFIO 87 socialiste. En 1917, le SPD allemand s’est scindé en deux. La tendance opposée à la guerre s’est constituée sous le nom de USPD. En son sein, une tendance dite spartakiste est antimilitariste, pacifiste et internationaliste. Admirateurs de la révolution bolchevique de 1917, ils veulent aboutir à une dictature du prolétariat dont l’instrument serait les conseils d’ouvriers et de soldats. Ils sont très isolés en 1918 car ils ne veulent pas participer au pouvoir dans le nouveau régime né de la défaite allemande (USPD et SPD). Ils sont même isolés au sein des Conseils d’ouvriers et de soldats dans lesquels le SPD au pouvoir tient de fortes positions. À la fin de l’année 1918, les spartakistes quittent l’USPD et fondent le KPD (parti communiste allemand). En janvier 1919, le renvoi à Berlin du préfet de police Eichhorn réputé proche de la gauche socialiste précipite la grève générale dans une partie du monde ouvrier berlinois et l’insurrection spartakiste. Ces derniers veulent prendre le pouvoir au nom des « soviets ». Le gouvernement ne reste pas inerte et il va utiliser des corps francs (anciens soldats démobilisés encadrés par les élites militaires de l’ancien Empire allemand) pour réprimer le mouvement. La bataille dure une semaine (6-13 janvier) et se termine par l’écrasement des spartakistes et de leurs chefs Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Cette « semaine sanglante » est un guerre civile dans la mesure où de part et d’autre ce sont bien des citoyens allemands qui sont aux prises. On y trouve des militaires (corps francs) et des civils. Quels sont les nouveaux équilibres géopolitiques en Europe ? Les principaux changements territoriaux concernent l’Europe centrale et orientale. Noter cependant que la république d’Irlande est née au lendemain de la guerre (1921), à l’issue de l’insurrection irlandaise de 1916 et de la guerre civile qui s’en est suivie. Les grands empires ont disparu et sont morcelés du point de vue territorial. Politiquement, cela représente une avancée, car les régimes autoritaires sont abattus : c’est la victoire (apparente car éphémère) de la démocratie. • Empire allemand : l’Alsace-Lorraine redevient française ; perte des territoires polonais, coupés en deux par le couloir de Dantzig. • Empire austro-hongrois : explosion en plusieurs États, selon le principe des nationalités ; mais principe pas entièrement respecté : fédération de nationalités (Yougoslavie ; Tchécoslovaquie) ; maintien en place de fortes minorités (Sudètes allemands). Perte de la Silésie et des provinces irrédentes en Italie. • Empire russe : recul vers l’Est par la perte des Pays baltes, de la Pologne, de la Bessarabie. Toutes ces modifications fragilisent en fait la situation géopolitique de l’Europe, car les nouveaux États n’ont pas toujours des structures viables, sont peuplés de minorités insatisfaites, peuvent exciter la convoitise de certains voisins. En outre, plusieurs régions sont contestées et suscitent des tensions qui peuvent dégénérer en conflits ouverts (côte de l’Asie mineure entre Turquie et Grèce ; région du Rhin ; Istrie et Dalmatie, notamment la ville de Fiume…). Le traité de Versailles, le 28 juin 1919 est le plus important, car il scelle le sort de l’Allemagne, à laquelle la paix est imposée sans négociation. Ce traité pose problème dès les lendemains de la guerre, en particulier au niveau du paiement des réparations. Le Royaume-Uni y était opposé. « L’Allemagne paiera », selon le mot de Klotz, le ministre des Finances de Clémenceau, et les réparations correspondent à une logique de réparation des destructions. Déjà en 1921, l’Allemagne renâcle pour payer, d’où les intimidations des Français dans la Ruhr avant d’occuper cette région en 1923. La question des réparations va empoisonner les relations européennes durant toutes les années 1920, malgré les plans de réétalement américains, plan Dawes (1924), puis plan Young (1929). Rappelons aussi qu’au 11 novembre, si la plus grande part du territoire français a été reprise, ainsi que l’Escaut, l’Allemagne dans ses frontières de 1871 est vierge de troupes alliées : ceci rend possible l’affirmation, contre toute évidence, que l’Allemagne n’aurait pas été vaincue, ouvrant à son tour la porte à un nouveau mythe, qui puise à la théorie du complot, celui du « coup de poignard dans le dos ». Tiré d’un ouvrage de 1931, rapporté par E. Von Salomon, le texte met l’accent sur les grandes batailles héroïques de l’armée allemande (l’auteur fait sans doute allusion ici aux deux grandes batailles de la Marne, à Verdun, à la Somme) et au nombre de tués de celles-ci. Mais il insiste surtout sur l’absence de défaite de l’armée allemande et sur son repli en bon ordre : « notre brillante armée était là », « elle avait fait son devoir », « nos plus belles victoires », « l’armée n’était pas vaincue ». Cette glorification de l’armée allemande n’a qu’un but : la défaite n’a 88 pas été militaire, elle est due à l’épuisement des civils ainsi qu’à leur défaitisme et à un régime décadent. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 89 HC – Les Français dans la Première guerre mondiale Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Sources et muséographie : Ouvrages généraux : Becker (J.-J.), et Berstein (S.), Victoire et frustrations, nouvelle histoire de la France contemporaine, « Points histoire », Le Seuil, 1990. Becker (J.-J.), Les Français dans la Grande Guerre, Laffond, 1980. Ducasse A., Meyer J., Perreux, G., Vie et mort des Français, 1914-1918, Hachette, 1959. Duroselle J.-B., La Grande Guerre des Français, Perrin, 1994. Gerverrau L., Prochasson C., Images de 1917, BDIC, 1987. Pedroncini G., Les Mutineries de 1917, PUF, 1967. Prost A., Les Anciens combattants, 1914-1940, Julliard-Gallimard, « Archives », 1977. Duroselle (J.-B.), Histoire de la Grande Guerre. La France et les Français, Richelieu, 1972. Audoin-Dazaud (S.) et Becker (A.), 14-18, Gallimard, coll. « Découvertes », 2000. Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Annette, 14-18, retrouver la guerre, Gallimard, 2000, coll. «Bibliothèque des histoires», 272 p. Becker Jean-Jacques, La France en guerre, 1914-1918, la grande mutation, Complexe, 1996, coll. «Questions au XXe siècle», 224 p. (la bibliographie en fin de volume est très complète. À consulter) Jean-Jacques Becker, 1914 : Comment les Français sont entrés en guerre ?, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1977. Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs des combattants édités en français de 1915 à 1928, Presses universitaires de Nancy, 2006. [L’ouvrage fondateur sur ce sujet, écrit en 1929.] Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande Guerre. L’affaire Norton Cru, Seuil, Paris, 2003. Stéphane Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre : 1914-1918, Agnès Viénot éditions, Paris, 2001. [Un ouvrage de microhistoire sur le deuil.] Yves Congar, Journal de la guerre, 1914-1918, Le Cerf, Paris, 1997. [Un témoignage exceptionnel d’un enfant durant la guerre.] Antoine Prost, Les Anciens combattants, 1914-1939, Gallimard, Paris, 1977. [à propos des anciens combattants français.] Histoire de la France religieuse, tome 4, « Société sécularisée et renouveaux religieux : XXe siècle» (dir. Rémond René, Le Seuil, 1992, coll. «L’Univers historique» p. 116-128) et Histoire des femmes en Occident, tome 5, « Le XXe siècle » (dir. Thébaud Françoise, Plon, 1992, p. 31-74). Ces deux ouvrages fournissent les axes pour traiter les deux autres prolongements de la Grande Guerre proposés : apaisement des luttes religieuses et évolution des rôles féminins et masculins Documentation Photographique et diapos : Revues : Becker Jean-Jacques et al., «L’année 14. La fin des illusions», Textes et documents pour la classe, n° 682, CNDP, octobre 1994. « Le poilu, héros ou victime ? dans La fabrique du héros, TDC, N° 943, du 1er au 15 novembre 2007 (Mort glorieux tombé au champ d'honneur ou jeune victime d'une guerre absurde : apparemment successives, les deux images du soldat de 14-18 n'ont cessé en fait de se superposer.) Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Ce programme s’affranchit d’une historiographie militaire et diplomatique classique. En centrant l’étude de la Première Guerre mondiale sur la problématique de la guerre totale et de son vécu par la société française, on intègre parfaitement les deux grands tournants de l’historiographie de la Grande Guerre. L’insistance sur l’étude du deuil, du souvenir, du religieux, épouse des thèmes d’étude chers à des historiens comme Stéphane Audoin-Rouzeau (Cinq deuils de guerres, 2001) et Annette Becker (La guerre et la foi : de la mort à la mémoire 1914-1930, 1994) qui dirigent le Centre d’études de l’Historial de la Grande Guerre. L’une des énigmes posées par la Première Guerre mondiale réside dans une question sans réponse assurée : comment les soldats ont-ils tenu pendant quatre ans dans des conditions de violence inouïe et dans un environnement matériel marqué par les pénuries, le froid, la boue ? La réponse fait l’objet d’une Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : BO 1ere S : « Les Français dans la Première Guerre mondiale Après avoir décrit l’entrée en guerre, on étudie les manières dont les Français vivent le conflit, en insistant sur le fait que la société dans sa quasi-totalité est touchée par le deuil. Une ouverture sur certains prolongements de la Grande Guerre (apaisement des luttes religieuses, organisation du souvenir, évolution des rôles féminin et masculin, ...) achève l’étude. » BO 3e futur : « LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE : VERS UNE GUERRE 90 controverse entre historiens. Pour certains (S. Audoin-Rouzeau et A. Becker), c’est la force du sentiment national qui a permis aux poilus de tenir ; forgé par l’école, par une morale républicaine inculquée de longue date, il repose sur le sens du devoir pour défendre le sol national. Cette forte unité nationale conduirait à une adhésion au conflit et expliquerait à la fois la faiblesse des désertions en 1914, le caractère limité des mutineries en 1918 et finalement la solidité de la nation en guerre, unifiée dans une lutte contre un ennemi diabolisé et détesté. Pour d’autres historiens (R. Cazals et F. Rousseau), cette vision occulte le fait que la majorité des soldats auraient été contraints de subir ce conflit, soumis à des forces d’encadrement auxquelles ils ne pouvaient échapper (répression en cas de mutinerie ou de désertion, intériorisation d’une culture d’obéissance). Selon ces derniers, les documents affichant le discours de haine émaneraient soit d’autorités politiques ou morales, soit de journaux contrôlés par la censure, diffusant un discours officiel. Entre l’école de la contrainte et celle du consentement, le débat fait rage ! TOTALE (1914-1918) On étudie deux exemples de la violence de masse : . la guerre des tranchées (Verdun), . le génocide des Arméniens. Décrire et expliquer la guerre des tranchées et le génocide des Arméniens comme des manifestations de la violence de masse » La Grande Guerre joue un rôle unique dans l’histoire de la France. Aboutissement de plus d’un siècle d’exaspération du sentiment national, elle clôt un cycle d’affrontements ouvert au printemps 1792. Mais par le choc moral et démographique qu’elle signifie, elle ouvre une séquence qui prendra fin trente ans après. Au coeur du conflit, dans ses origines comme dans son déroulement, la France expérimente sur une quinzaine de ses départements l’intensité des destructions causées par les évolutions technologiques dont ont aussi bénéficié les armes. La destruction des paysages renvoie aux souffrances des soldats qui, pour certains, témoigneront de longues années dans leur chair de l’horreur de cette expérience. L’acceptation globale de ces souffrances par une population pourtant durablement habituée à la pratique critique de la démocratie s’explique par l’imprégnation profonde des valeurs d’obéissance et de conformisme de la civilisation bourgeoise issue de l’industrialisation. Le traumatisme de toute une société prend ensuite des formes variées, du pacifisme à la fascination pour la force des dictatures totalitaires, qui pèsent lourd sur le rôle de la France dans les vingt ans qui suivent. L’entrée en guerre des Français : consentement exalté ou adaptation résignée ? Les historiens ont longuement polémiqué sur l’état d’esprit des Français (enthousiasme ou consternation) au début de la guerre, chacun produisant des photographies et des témoignages attestant son interprétation. Jean-Jacques Becker (Comment les Français sont entrés dans la guerre, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques, 1977) pense que la déclaration de guerre fut accueillie dans la stupeur par les populations, principalement rurales. Ce n’est que dans un second temps que celle-ci fit place à la résignation et finalement à la résolution. La guerre fut acceptée, sans véritable opposition, mais sans enthousiasme guerrier. La controverse s’est amplifiée avec la publication du livre de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker 14-18, retrouver la guerre, paru en 2000 chez Gallimard. Rémy Cazals, historien de la Grande Guerre, a notamment fait observer que « l’esprit de croisade est une vision intellectuelle, la thèse du consentement exalté du plus grand nombre est à revoir (…). La notion d’adaptation est plus exacte ici que celle du consentement, et mériterait d’être examinée de près. De même, faudrait-il faire la part de la langue de bois. » Les Souvenirs de guerre, 1914-1915 de l’historien témoin Marc Bloch constituent un témoignage solide sur le « climat » parisien lors de la mobilisation. Pour lui, c’est le calme, la sérénité qui règnent sur Paris : « la tristesse ne s’étalait point », les soldats « n’étaient pas gais ; ils étaient résolus », puis il ajoute son propre jugement : « ce qui vaut mieux ». Les départs n’ont pas lieu dans une ambiance d’euphorie aveugle mais le plus souvent avec résignation et par devoir patriotique. La surprise et l’inquiétude ont cédé la place à la résolution par patriotisme défensif plus que par esprit revanchard (la reprise des provinces perdues était alors rarement évoquée). Le ralliement des divers courants d’opinion dans chacun des pays européens concernés peut s’expliquer par le sentiment que chacun se pense agressé par le voisin porteur de valeurs rétrogrades ; il lui faut défendre les siennes, progressistes, non seulement pour lui-même mais pour instituer, après le conflit, la liberté et la paix. Lorsque la mobilisation est décrétée en France le 1er août dans l’après-midi, la première réaction est donc, pour la majorité de la population, en particulier rurale, la stupeur et la consternation. Les réactions sont vives dans une population où la 91 conscience de l’éventualité d’une guerre n’existe que très faiblement. L’opinion française, très vite convaincue que la France est victime d’une agression allemande, est animée par la volonté de défendre le pays. Cette conviction explique comment, en très peu de temps, les mobilisés partent à la guerre avec résolution. Les populations sont aussi mues par l’espoir d’une guerre courte, telle que l’envisage aussi les états-majors. S’il y a des moments d’enthousiasme, ces derniers sont limités et circonscrits, notamment à l’occasion du départ des régiments de leurs villes de garnisons ou encore de leur rassemblement dans les gares. Mutineries dans l’armée française Après l’échec sanglant de l’offensive du Chemin des Dames en avril 1917, dès le 17 avril et jusqu’au début du mois de juin, dans la moitié des divisions de l’armée française, des éléments d’unités refusent de monter en ligne (on estime leur nombre à 40 000 soldats sur un total de 2 millions d’hommes). Les raisons invoquées se rejoignent assez facilement : attaques sanglantes et non préparées, repos et permissions insuffisants, nourriture peu satisfaisante. Le sujet des mutineries est sensible dans l’historiographie. Guy Pedroncini, dès les années 1960, a fourni une explication classique fondée sur les raisons évoquées précédemment. G. Pedroncini affirme que «les mutineries ne sont pas un refus de se battre, mais le refus d’une certaine manière de faire». Les mutins manifestent rarement des sentiments révolutionnaires ; les officiers sont peu pris à partie. Contrairement à ce que prétendent alors la plupart des généraux, sans doute pour mieux taire leurs responsabilités, ces mutineries ne sont pas la conséquence d’une propagande pacifiste venue de l’arrière et n’ont aucun motif politique. Si les mutins ont également exigé une paix immédiate ou plus de « liberté », c’est sans jamais remettre en cause fondamentalement l’institution républicaine qu’était l’armée. Plus largement, l’historien américain, Léonard V. Smith, a montré que les mutins ont toujours exercé leur refus dans le cadre d’une vie démocratique héritée de la démocratie parlementaire de la IIIe République. En revanche, on peut y lire une dénonciation de l’écart social qui séparent ceux qui décident de la guerre et ceux qui la font. L’ordre est rétabli par Pétain devenu général en chef des armées françaises. Pétain, qui avait remplacé Nivelle à la tête de l’armée française en mai, a pu relancer la dynamique militaire en améliorant nourriture et permissions et en cessant toute grande offensive avant l’arrivée des troupes américaines. Ses mesures (permissions, amélioration de l’« ordinaire ») permettent une reprise en main de l’ensemble des troupes. La répression du mouvement de mutineries n’a pas été aussi féroce que cela. Néanmoins, 554 condamnations à mort sont prononcées et 49 (68 ?) d’entre elles sont appliquées. Elles ont, on l’imagine, un effet désastreux sur l’état d’esprit des soldats. Au total, cette période est marquée sur le terrain par une phase de renégociations entre officiers et soldats. L’ardeur au combat des poilus en 1918 montre bien que la crise morale de 1917 est passée. Les combattants coloniaux Pour des raisons démographiques, la France a précocement songé à utiliser les soldats de l’Empire pour sa défense. En 1914, l’état-major dispose de l’Armée d’Afrique stationnée au Maghreb. Ce sont essentiellement des engagés ; la conscription n’est en effet introduite que tardivement et encore avec beaucoup de prudence dans les colonies. En se prolongeant, le conflit pousse les gouvernements à se tourner de plus en plus vers les recrues issues de son Empire. Entre 535 000 et 610 000 soldats ont été ainsi mobilisés, soit environ 10 % du total des Français enrôlés. C’est surtout l’Afrique occidentale et le Maghreb qui sont mis à contribution. C’est en Europe et sur le front oriental que la participation des coloniaux est la plus importante. Par ailleurs, dès 1914, les besoins de l’économie française exigent le recrutement d’un grand nombre de travailleurs, jusqu’en Chine. Le gouvernement crée en 1916 un service d’organisation de la main-d’oeuvre. Ce sont 220 000 hommes qui sont ainsi recrutés durant le conflit, auxquels s’ajoutent 80 000 ouvriers auxiliaires, mobilisés directement par les armées. Les Maghrébins représentent à eux seuls la moitié des effectifs. Ils sont affectés dans les usines, notamment les usines d’armement mais aussi dans les exploitations agricoles. La Première Guerre mondiale a popularisé l’image des combattants coloniaux, comme le montre l’image du tirailleur qui devient l’emblème de la marque « 92 Banania ». Cette image véhicule naturellement tous les stéréotypes de l’époque sur ces soldats, dont beaucoup furent recrutés de force ou envoyés en France sans leur demander leur avis. Les tirailleurs noirs étaient dits « sénégalais » mais pouvaient provenir de plusieurs colonies et de plusieurs ethnies (le titre du livre d’Hampate Bâ mentionne les Peuls, présents au Sénégal, mais aussi dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest car ils sont issus d’une civilisation nomade). La France fut d’ailleurs le seul pays belligérant qui aligna en Europe des combattants coloniaux. Ces troupes servaient aussi aux travaux d’intendance et de génie. Les coloniaux ont particulièrement souffert dans les combats : conditions climatiques, combats systématiques en première ligne, grippe espagnole qui les décime particulièrement pendant l’hiver 1917-1918. Le cas des Sénégalais du chemin des Dames « sacrifiés » par le général Mangin est célèbre. Ces tirailleurs constituent des troupes de choc lors des grandes offensives de « percée », dont celle du chemin des Dames – près de Soissons – au printemps 1917. Deux régiments de Sénégalais, soit 25 000 tirailleurs, recrutés l’année précédente par le général Mangin, participent en avant-garde à cette offensive lancée au matin du 15 avril. C’est un échec dès les premières heures. Le député Ybarnegaray la dénonce à l’Assemblée nationale («Nivelle savait que les Allemands étaient remarquablement retranchés »). Son collègue Diagne, député noir, évoque un « sacrifice » des Sénégalais puisque 6 300 tirailleurs sur les 25 000 engagés, sont tués. Il ressort des témoignages des deux députés que le général Mangin a sciemment sacrifié ces soldats coloniaux : il les réclament sous prétexte qu’« ils font peur aux Allemands » (Mangin) malgré l’avis de plusieurs généraux qui les jugent insuffisamment préparés et en sachant lui-même qu’il les voue au massacre. Après cette dénonciation en règle d’une boucherie évidente, les troupes coloniales sont mieux préparées et traitées. Mais contrairement à une légende tenace, le taux de perte de ces unités ne dépassa pas celui des combattants français, ne serait-ce que parce qu’ils ne prirent pas part aux hécatombes de l’année 1914, la plus meurtrière (proportionnellement) du conflit. Aujourd’hui, dans l’étude des conséquences de la Grande Guerre, la recherche historique met davantage l’accent sur les aspects humains que sur les aspects diplomatiques, politiques ou économiques. En témoignent les salles consacrées aux suites du conflit à l’Historial de Péronne, les travaux d’Annette Becker sur les monuments aux morts, ou l’intérêt porté à une réalité très longtemps occultée, celle des mutilés de guerre (voir le film de François Dupeyron, La Chambre des officiers, 2002). La mémoire du conflit a longtemps oublié certaines violences, trop centrée qu’elle était sur les héros de la guerre, les martyrs de la patrie dont il fallait entretenir le culte civique. Pourtant ces victimes avaient aussi été capables, parfois, d’être des bourreaux ! « Plus jamais ça !», disaient les anciens combattants de retour chez eux incapables dans un premier temps de dénoncer la barbarie de la guerre et préférant afficher la volonté de défense du pacifisme. Et pourtant, les douleurs du siècle ne faisaient que commencer. Peu à peu d’anciens poilus, face aux dangers qui planaient sur l’Europe, n’hésitaient plus à raconter leur guerre sans taire le pire dans l’espoir, sans doute, de préserver la paix et la sécurité du monde. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : I. L’acceptation de la guerre LE NATIONALISME FRANÇAIS Il est souvent dit que la France, dans les années qui précèdent la guerre de 1914, a connu une forte poussée nationaliste. Cette idée – fausse – est due en grande partie à un livre à succès, Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, paru en 1911. Écrit par deux jeunes écrivains, Henri Massis et Alfred de Torde, sous le pseudonyme d’Agathon, il prétendait la jeunesse française acquise au nationalisme et à l’idée de la guerre. En fait, il ne s’agissait là que de l’état d’esprit d’une fraction des étudiants, au demeurant très peu nombreux à cette époque. Le nationalisme français avait alors deux maîtres à penser : Maurice Barrès et Charles Maurras. Ils sont tous les deux partis du sentiment de la « décadence », dont la guerre de 1870 aurait été la manifestation, pour appeler à la « renaissance » française. La réflexion de Barrès était d’ordre moral : la renaissance passe par Accompagnement 1ère : « Le fil conducteur retenu par le programme est le vécu et les représentations des Français ; il se veut, comme les pistes proposées ci-dessous l’explicitent, au service d’une analyse globale. Les premiers mois méritent une attention particulière, parce que des traits durables se cristallisent. L’opinion et les pouvoirs publics font face à un conflit qui, quoique envisagé depuis une dizaine d’années, les surprend par sa soudaineté ; si le passage brusque de l’état de paix à celui de guerre suscite d’abord 93 le respect des valeurs de la tradition et la fidélité au passé. Celle de Maurras était d’ordre politique : il rejette la démocratie, le parlementarisme, la République et appelle au retour à la monarchie. En 1914, Barrès est à la tête de la Ligue des patriotes, dont jusque-là le président avait été le poète Paul Déroulède, qui venait de mourir. Son programme est la « revanche » et la reconquête de l’Alsace-Lorraine. Mais c’est un groupement en déclin, qui n’a plus guère d’influence. Au contraire, l’Action française, dont Maurras est l’inspirateur, a le vent en poupe. Mais si elle manifeste, à travers son journal du même nom, un antigermanisme virulent, sa principale préoccupation n’est pas d’ordre extérieur, mais d’ordre intérieur. Elle aspire avant tout à renverser la « gueuse » (la République). Lors des élections d’avril-mai 1914, la droite influencée par le nationalisme ne marque aucun progrès. C’est une majorité de gauche, peu sensible au nationalisme, qui sort victorieuse des élections. L’engagement des soldats mêle contrainte sociale, consentement personnel, solidarité sociale et amicale voire un « caractère idéalisé » de la guerre. L’Union sacrée Elle montre le rassemblement de toutes les tendances politiques de la gauche (socialistes et syndicalistes ralliés dès la mobilisation après la mort de J. Jaurès et le discours de Léon Jouhaud – secrétaire de la CGT – lors de ses funérailles), du centre (radicaux dont le plus connu est Clemenceau, les progressistes) jusqu’à la droite traditionnelle : les catholiques (fraîchement ralliés à la république) et les monarchistes (Charles Maurras). C’est l’union de la « gueuse » et du « goupillon », l’apaisement de toutes les luttes idéologiques depuis l’affaire Dreyfus et surtout la séparation de l’Église et de l’État (Querelle des inventaires). Jaurès, « l’apôtre de la paix », accusé de trahison par les nationalistes, est assassiné par Raoul Villain le 31 juillet. Le gouvernement, inquiet devant les risques de troubles, souhaite que les obsèques du dirigeant socialiste prennent un caractère d’union et que même les représentants d’organisations nationalistes – Maurice Barrès notamment – soient présents. Le fait le plus marquant de la cérémonie est le discours du secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux. Il annonce le « devoir » des socialistes de « repousser l’envahisseur », alors que les frontières françaises ne sont pas atteintes à cette date. L’argument de Jouhaux afin de convaincre les socialistes d’entrer en guerre est que « cette guerre, nous ne l’avons pas voulue » ; l’Allemagne en est donc entièrement responsable. Si Jouhaux est convaincant et suivi, c’est que les Français sont au fond d’eux mêmes des patriotes. Le gouvernement peut donc renoncer à appliquer le « carnet B » prévoyant l’arrestation des dirigeants socialistes et syndicaux. Le 4 août 1914, le président du Conseil René Viviani lit, à la tribune de la Chambre des députés, un message du président de la République Raymond Poincaré que les institutions de la IIIe République n’autorisent pas à s’adresser directement aux parlementaires. L’expression « Union sacrée » qu’il emploie ici (la France « sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’Union sacrée ») n’est pas reprise immédiatement. On lui préfère pendant quelques mois celle d’« union nationale » ou de trêve des partis. Elle revêt ensuite un usage courant. Elle traduit bien les conditions dans lesquelles le conflit éclate ; la France se considère directement agressée (« La France vient d’être l’objet d’une agression brutale et préméditée »). C’est de ce sentiment patriotique que l’Union sacrée tire ses origines. Elle trouve réellement sa réalisation concrète que le 26 août avec l’entrée au gouvernement d’opposants comme les socialistes J. Guesde et M. Sembat et A. Ribot appartenant à la droite républicaine : les conflits politiques d’avant la guerre sont donc suspendus. En revanche, la droite nationaliste n’« entre pas » au gouvernement. Il s’agit donc d’une « Union sacrée » partielle. Mieux vaudrait dire à l’instar de J.-J. Becker que cette union est en réalité une « trêve des partis ». Par ailleurs, ce sont les circonstances qui ont fait durer cette union jusqu’en 1917 car, à l’origine, chacun étant persuadé que les combats seraient courts, l’union ne devait pas se prolonger. Au final, on peut dire que cette union constitue une espèce de « réflexe de défense nationale » dont la France n’a pas le monopole puisqu’en Allemagne aussi ce réflexe a joué sous l’appellation « Burgfrieden » (« paix civile »). Cette Union sacrée reste solide jusqu’en 1916. L’usure de la guerre l’effrite à partir de 1917. Appelé à la présidence du Conseil par Poincaré en novembre 1917 pour resserrer un gouvernement hésitant alors que s’effiloche l’Union sacrée, Clemenceau affiche des accents à la Danton dans cette réponse à une consternation ou résignation, très vite prévaut un sentiment définitivement installé : le patriotisme défensif et la résolution à se défendre. Durant les quelques mois de la guerre de mouvement, 300 000 Français sont tués, 600 000 portés disparus, blessés ou faits prisonniers : le pays entre dans une ère de mort de masse. L’échec d’une victoire rapide entraîne une série de remises en cause et d’adaptations progressives. Parmi celles-ci, la recherche d’un équilibre entre exécutif, législatif et haut commandement et l’engagement dans une guerre totale : mobilisation de l’ensemble des ressources humaines, intégration au phénomène guerrier du potentiel économique et productif, affirmation des moyens d’encadrement de masse, recherche et banalisation de moyens de destruction massive. Fin 1914, la société est installée dans la guerre : les années 1915-1917 constituent le coeur de l’étude. Sur toute l’étendue du front s’est constitué un réseau défensif formé de deux positions parallèles. L’existence des soldats des tranchées s’organise. Leur résistance à l’inhumanité quotidienne et lors des tentatives des états-majors de briser la continuité du front (essais de percée de Joffre en 1915, stratégie de l’usure en 1916 par les Allemands, puis les Alliés) invite à poser des questions difficiles : celles du consentement et de l’acceptation de la violence, donnée et subie. Un puissant sentiment de solidarité nationale, la lutte individuelle et de groupe pour la survie, l’intériorisation de l’idée que l’adversaire appartient à l’univers de la barbarie constituent des éléments de réponse. En 1915 et 1916, l’arrière affirme le même consensus, à partir d’un réseau identique de convictions, favorisées par le maintien de conditions de vie supportables, la persistance de l’Union sacrée, la solidarité avec le front et le conditionnement de l’opinion. Au contraire, 1917 connaît une crise qui affecte tous les secteurs. Sa résolution est le fait d’une répression mesurée et d’une seconde série de remises en cause et d’adaptations. En demandant une «ouverture sur certains prolongements de la Grande Guerre», le programme souligne que l’ombre portée par l’événement est durable et incite à examiner si le conflit a créé les conditions nécessaires à des changements structuraux. Le temps sera trop bref pour analyser à parité les trois exemples proposés : une analyse nuancée associée à une ou deux évocations permettra d’atteindre l’objectif visé. À titre d’exemple, on pourrait souligner les traits suivants pour ce qui est de « l’organisation du souvenir ». Fin 1918, les deux tiers, voire les trois quarts de la population française ont été touchés par les deuils. Les monuments aux morts érigés durant l’entre-deux-guerres et une foule de plaques commémoratives font mémoire des morts par leurs listes nominatives ; devenant 94 interpellation socialiste. L’opposition ancienne du radical énergique à ses rivaux de gauche est soulignée par le rappel de leur impuissance à imposer la paix, avant et pendant la guerre (conférence de Zimmerwald). La détermination de Clemenceau évoque des pratiques de Comité de Salut Public, tout comme les menaces qu’il laisse planer. En déférant devant la Haute Cour ses adversaires Caillaux et Malvy, il s’impose d’autorité à une classe politique désemparée. Dans ce discours, la fermeté du ton ne fait aucun doute : le gouvernement et les Français doivent mener une « guerre intégrale ». Pour vaincre il préconise en effet une discipline de fer, entend lutter contre les « campagnes pacifistes » et exhorte les Français à une solidarité complète entre les civils et l’armée (« que toute zone soit de l’armée »). Toute la société doit participer à l’effort de guerre ; il hausse ainsi les ouvriers, paysans, vieillards, femmes, enfants au rang de « poilus ». Ce discours constitue ainsi une réactivation intégrale de l’Union sacrée. À la fin du texte, il annonce le maintien de la censure dans le but affirmé de maintenir la paix civile. Mais le maintien des institutions et la confiance de l’opinion relativisent son autoritarisme. II. Combats et refus Les témoignages directs sur les tranchées sont très nombreux, qui apportent maints renseignements sur la vie quotidienne et les douleurs des soldats. Il s’agit surtout de lettres que les familles conservent précieusement ; il en demeure beaucoup dans les Archives civiles, nationales ou départementales et militaires ; certaines ont été éditées, par exemple par Radio France-Librio en 1998. Des journaux de tranchées sont aussi conservés par l’Armée et la Bibliothèque nationale. Les lettres à la famille constituent des documents d’apparence souvent décevante du fait de la censure mais extrêmement précieux dès lors que l’on parvient à saisir l’état d’esprit du soldat et ce qu’il imagine de la vie quotidienne de ses correspondants. En France, plusieurs millions de lettres ont été expédiées. Toutes témoignent de la nostalgie du passé proche et heureux, dont les soldats s’efforcent d’entretenir les usages altruistes et les thèmes habituels de bavardage : « permettez-moi de vous offrir mes meilleurs voeux de santé et de bonheur » ; « il pleut beaucoup » ; « je vous remercie bien sincèrement » ; « il m’a bien fait plaisir » ; « en attendant de bonnes nouvelles»… L’apparente banalité de ces correspondances s’explique par l’autocensure. La censure officielle a posteriori s’exerce systématiquement sur tout courrier. L’en-tête de la carte établit que celle-ci « ne doit porter aucune indication du lieu d’envoi ni aucun renseignement sur les opérations militaires…» Cette pratique, courante en temps de guerre, est renforcée dès 1914 car presque tous les soldats ont le temps et le désir d’écrire puisque, grâce aux lois scolaires, ils en ont récemment acquis le pouvoir et découvert le goût. Par ailleurs, le soldat s’autocensure pour ne pas inquiéter ses correspondants. Verdun Depuis août 1915, la ville de Verdun et son anneau de forts ont été désarmés à l’initiative de Joffre. D’autre part, les Allemands sont bien placés puisqu’ils tiennent l’Argonne et contrôlent les voies de communication : la ligne de chemin de fer de Châlons est sous le feu de leur artillerie, tandis qu’au sud la voie ferrée de Bar-le-Duc est coupée à Saint-Mihiel. La bataille est déclenchée le 21 février 1916 face à Verdun, là où le front français forme un saillant plus délicat à défendre. Les Allemands soumettent Verdun à un bombardement d’une intensité sans précédent. L’artillerie lourde allemande, le Trommelfeuer (« feu roulant ») se déchaîne dans le secteur de Verdun. Les Alliés qui préparent alors une offensive sur la Somme semblent pris de court : le fort de Douaumont tombe le 25 février, celui de Vaux le 7 juin. Jusqu’en juillet, les Allemands sont offensifs et progressent de quelques kilomètres. La véritable bataille de Verdun correspond à cette première phase. À partir de juillet, c’est au tour des Allemands d’être sur la défensive (on constate en effet une sorte de lâcher-prise allemand à la fin du mois de juin, lorsque des unités importantes sont transférées sur le nouveau « théâtre » de la Somme pour parer à l’offensive franco-anglaise déclenchée le 1er juillet 1916). Le 26 juillet 1916, alors que le fort de Douaumont est tombé aux mains des Allemands, Joffre confie au général Pétain le commandement du secteur. Ce dernier organise la défense et avertit l’adversaire : « Nous ne cèderons pas un pouce de sol français ». Tout de suite Pétain met en place la logistique des lieux de commémoration, surtout le 11Novembre (fête nationale à partir de 1922), ils affirment une ambition civique. Monuments et manifestations aident les survivants à surmonter les disparitions, en tissant des harmoniques entre la douleur personnelle et la sacralisation collective. Par le biais de leurs associations, les anciens combattants (c’est-à-dire en 1920, 55 % des plus de vingt ans) jouent un rôle dans l’organisation du souvenir ; un alliage entre pacifisme et patriotisme constitue l’une des caractéristiques de ces associations. L’étude de la Première Guerre mondiale est propice à la mobilisation des études locales et des ressources patrimoniales et à un travail sur les corpus épistolaire et littéraire ou les représentations de la guerre. ». Accompagnement 3e : « La Première Guerre mondiale et ses conséquences. On doit renoncer au récit chronologique des phases du conflit et privilégier la mise en évidence de ses grandes caractéristiques : son aspect total et la brutalisation des rapports humains qu’il a impliquée. Cela permet de faire comprendre, par delà les conséquences plus immédiates de la guerre, étudiées dans son bilan, sa résonance profonde et traumatique sur le siècle qui commence. La notion de brutalisation (mal traduite du terme anglais brutalization que le néologisme « ensauvagement » aurait mieux fait comprendre) reflète la place fondatrice de la violence liée à la guerre. Des recherches récentes ont mis en évidence cette violence d’un conflit marqué par le premier génocide du siècle, celui des Arméniens, et pendant lequel, pour la première fois en Europe, s’ouvrent des camps de concentration ; cette pratique, partagée par tous les belligérants pour les ressortissants de pays ennemis, atteint des groupes entiers de population (tels ces Français et surtout ces Françaises de la région de Lille qui ont été déportés en Prusse orientale). Si l’extermination des Juifs et des Tziganes n’est pas directement issue de la Première Guerre mondiale, certains des hommes qui ont vécu ce conflit deviennent capables d’appliquer une haine exterminatrice : à deux reprises, en 1931 et en 1939, Hitler invoque la déportation des Arméniens pour justifier sa politique antisémite. Il faut donc envisager le conflit dans son aspect fondateur d’une violence totale (totalitaire ?) qui marque le XXe siècle. » Du « bourrage de crâne » à l’héroïsation des combattants. Aux invraisemblances des premiers jours, qui ne peuvent tenir bien longtemps, succèdent les avis autorisés des experts, puis les pseudo-témoignages, irréfutables, et les explications des revers comme n’étant que 95 nécessaire : garnison des forts, mobilisation de l’artillerie et surtout mise en place des moyens de transport permettant d’acheminer plus vite les troupes, les munitions, le ravitaillement (« Voie sacrée » reliant la place assiégée à Bar-leDuc). Il obtient en outre des relèves régulières. Le 24 octobre, les Français reprennent Douaumont et le 2 novembre le fort de Vaux. La bataille proprement dite s’achève le 18 décembre. On en est alors revenu, à peu de choses près, à la situation du 21 février. Les heurts dans le secteur ne s’arrêtent jamais vraiment tout au long du conflit. L’avantage reste aux Français, mais c’est au prix d’une terrible saignée. Le choix de Verdun pour porter un coup décisif s’explique aisément : l’importance des fortifications qui entourent la ville avait imposé de la maintenir dans le dispositif défensif français, alors même qu’elle était avancée par rapport à la ligne de front. Elle constitue donc, malgré ses formidables défenses, un saillant rentrant dans les lignes allemandes. Si la stratégie adoptée à Verdun par le général von Falkenhayn reste encore en débat, il semble que l’hypothèse la plus plausible est que, renonçant à effectuer une percée décisive (« l’offensive frontale est une méthode douteuse, inutile »), il aurait envisagé d’utiliser le penchant des Français pour l’offensive à outrance afin de les « saigner à blanc » en ayant recourt à la puissante artillerie allemande. La logique stratégique mise en oeuvre constitue un sommet de la guerre d’usure. Il s’agit de « saigner à blanc » l’armée française en l’obligeant à défendre à tout prix une ville symbole (bien des fois Verdun a constitué, sur la Meuse, le dernier verrou avant les plaines du Bassin parisien, en septembre 1792 par exemple). Le secteur de Verdun est un Haut lieu de mémoire ; il est l’endroit où Charlemagne choisit l’aigle à deux têtes comme emblème et où d’âpres batailles ont été livrées en 1792 et 1870. L’infériorité démographique de la France autoriserait l’Allemagne à consentir dans cet assaut des pertes considérables, qui seraient moins dommageables pour elle. La supériorité de l’artillerie lourde allemande ne réussit pourtant pas à faire rompre les Français, malgré l’énormité des pertes, d’où une dimension vite mythique de la bataille, « on ne passe pas », et des chefs, Pétain et Mangin, crédités de la victoire. Les pertes s’élèvent à 240 000 Allemands et 260 000 Français. L’échelle doit être impérativement relevée pour expliquer la densité des combats ici : c’est le nombre de morts au mètre carré qui fait de Verdun la bataille la plus importante de la guerre (en victimes, la Somme a des arguments à faire valoir). L’importance de la prise des forts de Vaux ou de Douaumont est symbolique autant que stratégique, à partir du moment où ils sont au centre des préoccupations de la propagande : Renoir s’en souvient dans La Grande Illusion de 1937. Pour qualifier Verdun, les historiens Gerd Krumeich et Stéphane AudouinRouzeau ont employé le terme de « bataille totale ». La dernière bataille classique sur le front de l’ouest est celle de la Marne, où se sont engagées le gros des armées allemande et française. C’est à la lumière de la pétrification du front qu’est tentée l’offensive allemande à Verdun. On l’a vu, la stratégie allemande visait à user les forces françaises. Pour l’état-major français, il est vital que les Allemands ne percent pas : « ne pas se rendre, ne pas reculer d’un pouce, se faire tuer sur place » ordonne le général Nivelle en juin. Ainsi, la bataille de Verdun marque l’un des sommets de la guerre d’usure, d’abord par sa durée. La bataille est aussi unique par l’importance des forces en présence et l’âpreté des combats, marqués par un affrontement acharné dans les bois autour de Verdun, par la prise de forts et leur reprise (Douaumont, Vaux), par l’éradication complète de villages entiers. Ainsi, le village de Fleury change seize fois de camp en un mois (juillet) avant d’être purement et simplement rayé de la carte. Cette bataille est marquée par l’impact de l’artillerie lourde, domaine dans lequel les Allemands disposent au départ d’une nette supériorité. La guerre se fait alors industrielle. C’est l’horreur des combats qui marque les récits, tant allemands que français. Les hommes sont soumis au déluge du fer et du feu, à l’insomnie, à la faim, à la soif, hébétés par la violence des bombardements. Le champ de bataille est comme un océan de boue, jonché de cadavres mutilés croupissant dans les trous d’obus, dégageant des odeurs pestilentielles. La volonté et le courage des combattants sont alors décisifs. Verdun est marquée par l’importance de la logistique, d’un côté comme de l’autre, pour alimenter la bataille en hommes et en matériel. Sur la « Voie sacrée », des milliers de camions français, à la cadence d’un véhicule toutes les 15 secondes, forment une noria permanente. Bataille totale au niveau de l’engagement matériel, physique, psychique, cette bataille d’usure comme on l’a nommée par la suite, est la plus meurtrière de toute la guerre sur un espace aussi restreint. Le seul véritable vainqueur de Verdun est ainsi la mort avec des pertes des replis tactiques. Le décalage entre la poursuite des combats, le piétinement des troupes et la supériorité prêtée aux alliés discrédite progressivement ce genre journalistique, relayé dès lors par l’héroïsation des combattants. Le service photographique des armées envoie des photographes couvrir les opérations et rendre compte des destructions. La lourdeur du matériel et les impératifs de pose, surtout lorsqu’il s’agit comme ici d’autochromes tirés sur plaques de verre, interdisent d’être au cœur des combats. La ville de Reims n’a pas bénéficié par hasard de ces rares images en couleur. Intensément bombardée par l’artillerie allemande toute proche, elle figure en bonne place dans l’inventaire des griefs que la France adresse à l’opinion publique internationale pour convaincre de sa bonne foi d’agressée. La destruction partielle de la cathédrale, dont les tours sont soupçonnées par les Allemands de servir d’observatoires, illustre la rage destructrice des nouveaux vandales. Cet enrôlement paradoxal du baptême de Clovis et du sacre des rois dans le combat de la République s’inscrit dans la continuité de l’histoire officielle de Lavisse, rattachant à la geste nationale l’Ancien Régime pour son rôle dans l’édification de l’État, désormais menacé par l’Allemagne. La mort omniprésente Dès que le mort est identifié, la terrible vérité est annoncée à sa famille. La nouvelle est souvent transmise par des canaux non administratifs. Ce sont généralement les soldats eux-mêmes qui se chargent d’informer, ajoutant à la sécheresse du constat administratif, le témoignage vécu et l’exaltation des qualités du défunt. À la douleur de la nouvelle s’ajoute la distance entre le défunt et ses proches et l’absence d’une véritable sépulture où honorer la mémoire du disparu. La surmortalité militaire interdit le fonctionnement habituel du deuil : il est impossible de transférer les corps aux familles pas plus que d’organiser des funérailles privées. Les corps sont donc inhumés à proximité du lieu de décès, dans des cimetières communs lorsque les corps sont identifiés, dans des fosses sans cela. Tombé pour la France, le combattant n’en a pas fini pour autant avec ses devoirs civiques, sa sépulture a une fonction pédagogique et exemplaire, au-delà du cercle familial elle rappelle au passant la valeur du sacrifice. Le conflit a fait en France plus de trois millions de blessés et, parmi eux, un million d’invalides dont plus d’un quart souffrant d’un taux d’invalidité supérieur à 50 %; le nombre des amputés est estimé à 60 000. Le défilé de la victoire des Alliés eut lieu sur 96 françaises et allemandes qui s’équilibrent. La bataille de la Somme La bataille de la Somme constitue l’une des plus terribles de la Première Guerre mondiale sur le front occidental, causant plus d’un million de morts, blessés et disparus. En cela, elle est bien représentative des nouvelles formes de combats. Elle montre la brutalité et la déshumanisation des combats qui provoquent la mort de masse dans une guerre industrielle. La Somme fut, plus que tout autre secteur, un espace où des soldats originaires de plus de vingt pays s’affrontèrent. Dans l’histoire et la mémoire de la guerre, Verdun a pris la première place pour les Français qui avaient alors fait face, seuls, à l’offensive allemande. En revanche, c’est la bataille de la Somme qui est la plus évocatrice du conflit dans les mémoires anglaise et allemande. Pour les Britanniques, parce que le 1er juillet 1916 est le jour le plus sanglant de leur histoire ; pour les Allemands, parce qu’elle fut la bataille défensive par excellence, celle où ils eurent le sentiment de défendre leur patrie face aux assauts ennemis, faisant la « garde de la Somme ». Le barrage d’artillerie roulant devient une tactique courante de la bataille. Il précède l’assaut et protège l’infanterie lors de l’attaque. 19 millions d’obus ont été tirés par l’armée britannique durant la bataille de la Somme. Les soldats sont épuisés par des bombardements incessants, par la tension nerveuse de l’attente, de l’attaque redoutée. Ils vivent dans un environnement déshumanisé, où la mort rôde. Le déluge de feu des tirs d’artillerie provoque l’effroi des combattants. Il est la cause de traumatismes psychiques, tel le shell shock dû au souffle de l’explosion. Les soldats se sentent impuissants devant l’intensité du feu. Côté allemand, la veille sous le feu, malgré des pertes inouïes, créa un type nouveau de soldat, formant des « troupes de choc » (Stosstruppen). On assiste à une mythification immédiate de l’image du soldat, capable de résister, seul, impassible face aux « orages d’acier », à la souffrance et à l’horreur des combats, celui que, dans son ouvrage Orages d’acier, Ernst Jünger a décrit comme un combattant « au visage d’acier ». Ce stéréotype du soldat du combat total trouvera ses prolongements dans l’homme S.S., le soldat d’élite du IIIe Reich. Le no man’s land constituait le territoire de l’horreur, celui du danger permanent, dans un paysage de totale destruction, où se mêlaient cadavres et débris d’arbres dans une terre éventrée par les tirs d’obus. Les combattants devaient durant l’assaut s’élancer dans cet espace, sous les tirs d’obus et de mitrailleuses. La mort est ainsi souvent infligée de manière anonyme. Mais les combats au corps à corps s’imposent aussi quand le combattant arrive dans une tranchée adverse. Promiscuité et solidarité Vivre au front dans les tranchées, c’est connaître l’enfer au quotidien avec ses malheurs ordinaires ; froid, boue, pluie, poux, rats, odeurs pestilentielles de la mort et des cadavres en décomposition, etc. Comment vivre au milieu de l’horreur ? Comment des millions d’êtres humains ont-ils pu endurer et finalement assumer ces violences? S. Audouin-Rouzeau explique (cf. L’Histoire n° 225, octobre 1998) qu’au sein des armées engagées le «groupe primaire» a une importance fondamentale. Il s’agit de minuscules noyaux constituant le véritable tissu des grandes unités. À l’intérieur de ces groupes, les soldats vivaient entre eux, avec leurs règles, leur hiérarchie, leur vie sociale, leurs distractions et leurs souvenirs communs. Ces petits noyaux constituaient à la fois une chance et une garantie de survie. Appartenir à l’un de ces groupes, c’était être assuré d’une entraide et, par-dessus tout, d’une assurance que l’on viendrait coûte que coûte vous chercher sur le no man’s land en cas de blessure. Comme le dit S. AudouinRouzeau, «la fidélité aux copains a beaucoup fait pour l’accomplissement quotidien de ce qu’il est convenu d’appeler le «devoir ». Un grand attachement amical se noue entre les combattants d’une même unité (souvent une compagnie, une section) et qui engendre une solidarité de groupe vitale à la survie. La mort d’un combattant est souvent une violence psychique infligée à ses camarades : perte d’un être cher, culpabilité de survivre, anticipation de sa propre mort. Les mutineries de 1917 Les motivations des soldats sont évidemment multiples, celle-ci a le mérite d’être représentative d’une attitude fréquemment apolitique chez les mutins (à l’opposé des carnets célèbres du tonnelier Louis Bartas). Le rapport du général Mignot, à propos du refus des 23e et 133e R.I. à Ville-en-Tardenois, est intéressant pour son point de vue qui se veut objectif (un mot qui ressortit évidemment au domaine les Champs-Élysées le 14 juillet 1919. Des troupes de toutes les armées alliées y participent avec tous les grands chefs de la guerre dans une grande exaltation patriotique sans que les absents soient oubliés. C’est un millier environ de mutilés et de « gueules cassées » qui ouvrent le défilé et qui rappellent ainsi l’immensité des sacrifices des hommes et leur lassitude : «Nous étions revenus bien fatigués », écrit Marc Bloch ajoutant ensuite que les soldats démobilisés sont pressés de reprendre les métiers abandonnés. Cinq « gueules cassées » étaient aussi présentes lors de la signature du traité de Versailles en juin 1919. Ce tableau n’est pas l’oeuvre d’un artiste « professionnel ». Il est peint par Jean GaltierBoissière qui, pendant la guerre, a dirigé un journal de tranchées, Le Crapouillot, créé en 1915 et qui continue d’exister dans une veine de plus en plus pacifiste et même antimilitariste après 1918. On distingue l’Arc de triomphe au fond à droite. Les spectateurs, à gauche, sont massés dans une tribune pavoisée de tricolore et séparés de l’avenue par un cordon de soldats. Le peintre figure ici une véritable galerie de mutilés. De gauche à droite : un homme-tronc, blessé à la tête et poussé dans un brancard ; un homme qui marche sur des béquilles, un aveugle (homme aux lunettes noires), un unijambiste, un autre au visage bandé (« gueule cassée »), auquel il manque une main ; un manchot qui a perdu son nez et enfin un autre unijambiste. Au second plan, on voit également trois borgnes. L’ensemble est saisissant et donne l’impression d’une accumulation d’infirmités, la plupart dues certainement à l’artillerie ou encore aux gaz aveuglants. L’impression de choc est renforcée par le décor de la fête et le style naïf de la peinture qui accentuent la tristesse des visages. Galtier-Boissière représente ici un condensé de toute l’armée : certains mutilés sont en civil (certainement démobilisés pendant le conflit) ; les autres arborent des uniformes variés. On y voit des hommes du rang mais aussi des sousofficiers (l’aveugle aux lunettes) et des officiers (l’homme au visage bandé, deux autres en képi à l’arrière-plan). Tous portent une ou plusieurs décorations. La diversité des tenues et le désordre relatif de la marche contrastent avec l’idée que l’on peut se faire d’un défilé militaire. Ce tableau permet ainsi de montrer les conséquences de la guerre et notamment la masse des invalides de guerre qui constituent les plus « visibles » des anciens combattants. C’est l’ambiguïté du tableau qu’il faut mettre en évidence : à la fois illustration de l’hommage officiel rendu par la nation aux combattants (décorations militaires, foule, drapeaux tricolores) et dénonciation de l’horreur de la guerre (expression de souffrance des invalides, 97 militaire). Censure et propagande En France, la proclamation de l’état de siège, renforcée par une loi du 5 août 1914, interdit de publier toute information à caractère militaire non officielle. Un « bureau de presse » est institué auprès du ministère de la Guerre pour veiller à l’application de ces dispositions. Dès le mois de septembre 1914, le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, institue une censure de nature politique, en donnant l’ordre, par une circulaire datée du 19 septembre, d’interdire « les articles de fond attaquant violemment le gouvernement ou les chefs de l’armée » et de « ne pas permettre, en ce moment, d’articles tendant à l’arrêt ou à la suppression des hostilités ». Pendant toute la guerre, la censure provoque une lutte acharnée entre journaux et gouvernements successifs. Néanmoins, de 1914 au printemps 1915, le sentiment patriotique, en dépit de ces protestations, fait accepter la censure. Par la suite la contestation des journalistes, à laquelle s’ajoute celle des parlementaires s’amplifie au point qu’un débat à la chambre, en janvier 1917, remet en cause l’existence même de la censure. Quand il devient président du Conseil, Clemenceau ne la supprime pas, mais l’allège et admet que le gouvernement puisse être critiqué. Ce contrôle de la presse n’a pas seulement servi à préserver le secret militaire et à éviter au gouvernement d’être critiqué ; il a aussi participé à l’encadrement de l’opinion publique et à la formation d’une « culture de guerre ». «Une» du journal Le Canard Enchaîné, le 10 septembre 1915 C’est durant la Première Guerre mondiale, alors que la presse française est soumise à une censure implacable, que naît Le Canard Enchaîné, un périodique anticonformiste, que ses fondateurs – le journaliste Maurice Maréchal et le caricaturiste Henri-Paul Gassier, proches de la mouvance socialiste – veulent libre, indépendant, bien informé et humoristique. Le premier numéro paraît le 10 septembre 1915. Le mot « canard » désigne populairement, et notamment dans les armées, le journal quotidien, dont l’essentiel des propos se résume à des « cancans ». L’une des « feuilles des tranchées », confectionnée par les soldats du 74e régiment d’infanterie dès l’été 1915, se dénomme « le canard du boyau », en reprenant l’adjectif « enchaîné » au nouveau titre, « l’Homme enchaîné », que Georges Clemenceau donne – pour protester contre la censure – à son périodique originellement baptisé « l’Homme libre ». En somme, le titre ne trompe pas : ce périodique de petit format est cancanier (« canard») et censuré (« enchaîné »), au contraire des autres journaux qui, bien que censurés et participant de ce fait au « bourrage de crâne », se présentent toujours comme s’ils disent la vérité. L’autodérision vient tout d’abord des mots ou expression utilisés : « canard » à la place de journal, « enchaîné », allusion à l’attachement du soldat à sa tranchée et au mythe de Prométhée, « humoristique », « coin ! coin ! couin », etc. Elle est aussi manifestée par ces dessins naïfs, clownesques, légendés sous forme de petite bande dessinée simpliste mais néanmoins critique et incisive quant aux allusions formulées à l’égard de la censure. Le premier numéro du Canard se veut d’abord critique à l’égard des journaux officiels ou des journaux censurés. Aussi le titre central, le plus gros après le nom du journal, est « Pour faire un journal en 1915 ». En lisant la bande dessinée on s’aperçoit tout de suite qu’il n’est plus possible d’écrire des feuilles libres puisque «Madame Anastasie » (la censure) à l’aide de ses grands ciseaux, interdit toute publication critique à l’égard du pouvoir. Tout ce qui pourrait être susceptible de constituer un danger pour l’aboutissement d’une victoire totale du pays sur l’ennemi est découpé et jeté aux oubliettes par la protectrice des informations pour le public : «Madame Anastasie ». L’intérêt de ce premier numéro du Canard enchaîné (journal toujours critique de nos jours vis-à-vis des pouvoirs en place et de la société) est de dénoncer la condition de la presse française en 1915 et plus généralement pendant la Grande Guerre. La presse française est alors soumise à une censure implacable et sa première mission semble être de se livrer au « bourrage de crâne » en affirmant par exemple que les armes nouvelles sont moins meurtrières que les précédentes. Le nouveau journal anticonformiste ne rencontre cependant pas le succès escompté par ses créateurs en 1915 : les effets conjugués sur le public du patriotisme et du bourrage de crâne constituent un front trop solide ; c’est ce qui explique sa disparition le 4 novembre 1915 après la publication de cinq numéros seulement. Un nouveau lancement a lieu en juillet 1916, répondant aux « horreur concrète des blessures, relatif désordre de la marche). Est ici davantage suggérée l’idée d’une génération sacrifiée et traumatisée que l’idée de victoire. Le témoignage de M. Brana M. Brana, directeur de l’école de Bayonne, à l’occasion de la remise de la Légion d’honneur qui lui est faite, le 15 août 1936, nous livre le témoignage précieux de son expérience de guerre et des séquelles que cette dernière a engendrées. L’auteur (un sergent mutilé, ancien instituteur, responsable de l’Office des mutilés de la Meuse) entend ici mener une véritable « croisade » pour éviter l’oubli et faire en sorte qu’une telle catastrophe ne se renouvelle : « pour que cette haine nouvelle prévienne dans l’avenir un nouveau conflit mondial ». Dans ce discours de 1936, un ancien combattant, invalide et pacifiste témoigne sur plusieurs aspects de son vécu de la guerre. L’auteur énumère ici les grands traumatismes liés au conflit : la mort de masse et la transformation des combats en véritable boucherie ; les conditions de vie monstrueuses des poilus dans les tranchées ainsi que la « bestialité » des soldats sur le champ de bataille. C’est donc une entreprise de déshumanisation radicale que l’auteur dénonce, qui a réveillé en l’homme des instincts de cruauté et de barbarie et l’a amené à prendre du plaisir à tuer. Le plus nouveau dans un témoignage d’ancien combattant est la transformation psychique du soldat face à l’ennemi. Non seulement la « peur » l’entraîne à assouvir « d’antiques instincts de cruauté et de barbarie » mais aussi, et comme des hommes ayant pris des « stupéfiants », le soldat jouit de la destruction de « l’autre » : « cette minute atroce avait pour nous une saveur unique, un attrait morbide ». Le combattant, peut-être originellement pacifiste convaincu, est devenu un criminel. C’est ce sur quoi le père de la psychanalyse, Sigmund Freud a travaillé en analysant les psychoses de guerre, notamment dans son ouvrage, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort. Il s’agit d’un témoignage exceptionnel car ce genre d’aveu n’est pas courant dans une société qui a exalté l’héroïsme des soldats. Il faut du courage pour tenir un tel discours le jour où on lui remet la Légion d’honneur. Ce texte illustre par ailleurs le courant pacifiste qui se développe dans les années d’après-guerre. Après le conflit, mais aussi dans les années 1920 et 1930, nombreux sont les témoignages des survivants de la guerre, devenus les historiens amateurs de leur vécu et de leur condition de poilus. Ces anciens combattants, de retour chez eux, ont bien souvent adhéré à des associations de « patriotisme pacifiste », selon l’expression de 98 professeurs de patriotisme » en utilisant la même arme que l’année précédente : l’ironie. Ce journal put se maintenir ensuite jusqu’à la fin de la guerre. Il est, en fait, très surveillé par les autorités militaires qui le jugent certes pacifiste mais aucunement défaitiste : le journal souhaite la paix mais pas à n’importe quel prix ; il attaque les « spécialistes » du « bourrage de crâne » mais – selon les mots d’Alain Schifrès – il « aide le public à prendre son mal en patience au lieu d’exaspérer son pacifisme ». C’est ce qui explique qu’il survit aux nouvelles autorités civiles et militaires de 1916-1917, même s’il doit subir de sérieuses récriminations de la part de la censure. III. La patrie en deuil, par Annette Becker Après l’armistice, la conférence de la paix et les traités, l’Europe procède au décompte macabre de ses morts et de ses blessés. Celui-ci est aussi accompagné d’une réflexion sur la brutalité, la violence, les énormes dégâts infligés aux corps et aux esprits, les souffrances des civils, les chocs psychologiques causés par la prise de conscience de l’hécatombe d’une génération d’hommes jeunes et le profond sentiment de culpabilité à leur égard… Ainsi est née ce que les historiens ont nommé plus tard la « culture de guerre ». Celle-ci est fondée sur le traumatisme des survivants cherchant avant tout à rendre hommage aux disparus : culte du « soldat inconnu », monuments aux morts, immenses cimetières, musées. Chacun et chacune se doit de faire le deuil d’un proche, d’un ami et de surmonter le « traumatisme de la guerre ». Depuis la fin de la Grande Guerre, les monuments aux morts s’inscrivent dans notre espace social et transmettent aux générations présentes le souvenir d’un passé douloureux. Sur le plateau de Craonne, au cœur du Chemin des Dames, se dresse depuis 1998 une sculpture de Haïm Kern, Ils n’ont pas choisi leur sépulture, commémorant le quatre-vingtième anniversaire de l’armistice de 1918. Dans les mailles d’un grand filet de bronze sont prises des têtes, toujours les mêmes, toujours différentes : placées à des hauteurs et à des angles divers, elles n’attirent jamais ni la lumière, ni les ombres, ni les yeux de la même façon. Ce sont les souffrances et les conditions de la mort des soldats de la Grande Guerre qui ont ému l’artiste, et, particulièrement, la multiplication des soldats rendus inconnus, déchiquetés par la puissance inouïe de l’artillerie. Sur le plateau, quatre-vingt-dix ans après, les agriculteurs labourent encore et encore des morceaux de métal, des morceaux d’os, des morceaux de pourriture. Mais ils ne retrouvent jamais de visages. Haïm Kern rend un visage, une vie, à ceux qui ont disparu par centaines de milliers, avalés par la terre et le feu. Une métaphore du deuil L’artiste rend l’obsession de la disparition, de la sépulture et de son impossibilité qui a été celle des contemporains de la Grande Guerre. Sur ce plateau, la mémoire de cette guerre est toujours vivante : les fleurs que les visiteurs pèlerins viennent déposer auprès de l’œuvre en témoignent. Dès les hécatombes de l’été 1914, et plus encore après 1918, il y a eu un constant « retour » des morts. Chacun d’entre eux est rappelé dans sa famille, son village, sa paroisse, son lieu de travail et par l’État. Lors des manifestations du souvenir, toute fonction élective ou administrative fait de son bénéficiaire, lui-même ancien combattant ou non, un représentant du deuil pendant les années 1920-1930. Dans ces commémoraisons infinies, liturgies politiques et deuils privés sont complémentaires. Il est toutefois plus difficile de retrouver dans les archives les pleurs et les prières que les listes de souscriptions aux monuments ou les délibérations des associations d’anciens combattants. Les ferveurs se prolongent dans le désarroi du souvenir, souvent dans un culte commun à Dieu et à la patrie. La France tout entière est devenue un reposoir de la guerre et de la génération perdue. Les lieux de mémoire se présentent sous une forme duelle : les uns sont érigés sur les champs de bataille, lieux mêmes de la mort, les autres sur les lieux d’appartenance collective et individuelle, nationale et locale, publique et privée, laïque et religieuse des disparus. Là où ils travaillaient, aimaient, étudiaient, priaient, là où était leur vie, se multiplient les marques du souvenir. Quant au sol ayant avalé les combattants, il est désormais réservé à leur remémoration, sous forme de cimetières, d’ossuaires témoins de la mort et du deuil fichés dans tout espace public ou privé du pays et de ses colonies. Les monuments exigent une histoire à la fois politique, économique, sociale, du genre, des représentations, de l’art. À guerre globale, mémoire globale. Les représentations figurées y sont essentielles, œuvres sculptées, construites, qui tiennent une place spécifique dans le paysage rural ou l’historien Antoine Prost (Les Anciens Combattants et la société française). Les réclamations d’anciens combattants sont aussi diverses que l’éventail social qu’ils représentent. Le rêve d’une union des anciens, traduisant dans la paix les vertus de fraternité et d’égalité expérimentées au front, a vite fait long feu. Parmi les principales associations, on distingue l’Union nationale des combattants, marquée à droite, l’Union fédérale plutôt au centre gauche, et l’Association républicaine des anciens combattants, proche des communistes. L’Union fédérale, la plus importante des fédérations, ne peut empêcher la récupération par les forces politiques de la dynamique des anciens combattants, les Croix-de-Feu du colonel de La Rocque en étant la plus spectaculaire illustration. L’instrumentalisation était inévitable, étant donné le prestige sans pareil de la figure du combattant : la persistance durable après 1951 de la revendication du transfert des cendres de Pétain à Douaumont montre à quel point la participation aux combats de 19141918 est supposée transcender toutes les situations politiques. Enregistrant à leur corps défendant l’impossibilité de cette union, les associations se concentrent sur le travail de mémoire, la pédagogie étant au centre de leurs préoccupations : les discours du 11 novembre visent, par un rappel des horreurs de la guerre, à éloigner son spectre des jeunes générations. La Grande Guerre est une telle épreuve qu’elle envahit, jusqu’à l’obsession, la mémoire collective avant que son souvenir ne soit relayé par le vécu puis la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. La guerre apparaît après 1918 comme le pire des possibles et suscite un pacifisme profond et divers. Il convient notamment de distinguer le pacifisme comme attitude ou sentiment, présent de façon diffuse dans l’opinion publique et le pacifisme comme mouvement organisé. Le pacifisme est le refus de la guerre, de cette expérience longue, dure, brutale et intense dont les sociétés viennent de faire les frais. Les anciens combattants apportent alors au sentiment pacifiste la caution de leur autorité morale. Eux, dont le patriotisme ne peut être suspecté, dont le passé appelle le respect, qui parlent d’expérience, disent avec force qu’il faut tout faire pour qu’il n’y ait plus de guerre. Leur pacifisme est d’abord émotionnel, affectif, lourd de souvenirs nombreux et d’horreurs vécues. Faire savoir la réalité de la guerre est pour eux un devoir. Les mouvements pacifistes organisés s’enracinent dans ces aspirations. La Ligue internationale des combattants pour la paix (LCIP) propose un pacifisme « nouveau style » reposant sur quatre principes : la négation 99 urbain. Le 11 novembre, les rassemblements autour des monuments aux morts, les drapeaux, le crêpe noir, les couronnes de fleurs, les discours créent une pédagogie morale et civique, au cours de laquelle, le temps d’une cérémonie, les morts rejoignent littéralement les vivants. Disparus et anciens combattants, maris et veuves, pères et orphelins semblent se retrouver par la symbolique du cortège et du silence, auquel s’ajoute la lecture à haute voix de la liste des disparus (généralement par un orphelin de guerre) et la réponse de la communauté en deuil, « mort pour la France ». Cet « amen » laïque est jusqu’à aujourd’hui, dans les villages où la tradition perdure, l’un des moments les plus poignants de la cérémonie. Si les monuments aux morts sont bien souvent le lieu de l’identification avec les héros et le lieu de la justification de leur sacrifice, il est d’abord ce que les sculpteurs ont fait de la commande et ce que les participants aux cérémonies commémoratives feront ensuite de leurs œuvres. Multiplication des monuments aux morts On avait érigé un certain nombre de monuments après la guerre de Sécession, les guerres coloniales ou les guerres d’unification allemande dont la guerre francoprussienne de 1870-1871. Mais c’est à l’issue de la Grande Guerre qu’ils devinrent universels, rappelant partout dans le monde des anciens belligérants – à l’exception de la Russie devenue Union soviétique – l’omniprésence de la tragédie de 1914-1918. Il est en effet frappant de constater que les vainqueurs et les vaincus participent de la même frénésie commémorative et que les formes ne diffèrent guère. Homogénéisation mondiale de l’espace public consacré au souvenir des conflits. Les différents peuples en guerre ont ainsi représenté une véritable « imitation de la Patrie ». Les morts de la Grande Guerre ont partout fait l’objet d’un deuil national. Par l’érection de monuments qui leur sont dédiés, il s’agit d’honorer le sacrifice des morts. Il ne s’agit pas d’un culte individuel puisqu’il n’y a pas de tombe. Tous les noms sont indiqués la plupart du temps de manière parfaitement égalitaire par ordre alphabétique ce qui montre bien que chaque homme mort porte la mission de tous, mission qui ne se soucie ni du rang ni du statut. Ainsi, en France, on estime qu’en cinq ans (1920-1925) près de 30 000 communes ont érigé le leur. La cérémonie pour la construction est l’occasion de réunir les anciens combattants, les autorités et les donateurs locaux car l’aide de l’État est maigre. Pour la plupart, ils expriment avec sobriété la reconnaissance de la patrie, certains plus rares entretiennent la flamme patriotique, d’autres encore plus rares sont clairement antimilitaristes. Antoine Prost en distingue cinq types : – le monument de la victoire sur une place publique représentant surtout des allégories (coqs, couronnes, victoires). Le soldat y est le plus souvent idéalisé ce qui est la marque du patriotisme. Les inscriptions sont sobres (« Morts pour la France » ou la patrie). – Le monument civique sur une place proche de la mairie, avec une stèle, pas d’allégories mais plutôt une croix de guerre. Une seule inscription : « La commune de « X » à ses morts ». – Le monument patriotique et funéraire plus proche de l’église et du cimetière avec un poilu, des drapeaux. Parfois, on voit une tombe ou un soldat drapé. L’inscription est sobre où apparaît « À nos morts », « À nos héros »… – Le monument funéraire. Assez souvent présent dans un cimetière (mais pas systématiquement) il a une tombe ou une stèle parfois des gisants voire des pleureuses et une inscription où on lit souvent « à nos enfants », « à nos fils, » « aux victimes de la guerre ». On y trouve souvent une croix. – Le monument pacifiste. Placé dans un cimetière ou sur une place avec des parents, des veuves ou des enfants seuls voire une allégorie explicite (ouvrier brisant une épée). On n’y lit aucune mention de la France ou de la patrie mais plutôt « à nos morts » et très rarement une inscription explicite (« maudite soit la guerre »). Le monument aux morts de Péronne, placé légèrement à l’écart du centre-ville, est une oeuvre du sculpteur P. Auban. Il représente une paysanne de la Somme agenouillée derrière le corps inerte d’un soldat, un poing vengeur dressé vers le ciel. Il est difficile de savoir à qui s’adresse ce geste. Maudit-elle la guerre ou l’ennemi qui a tué cet homme gisant devant elle ? Il faut multiplier les chiffres des monuments visibles sur les places publiques par quatre ou cinq au moins pour donner une idée de la tension commémorative des années 1920 : chacun des morts a droit à son nom gravé publiquement dans sa de l’idée de défense nationale, la lutte contre la guerre par tous les moyens, le pacifisme au-dessus des partis et des gouvernements, la lutte pour l’union des peuples. Sont proposées des approches plutôt pédagogiques, privilégiant les actions d’éducation, préconisant la suppression des jouets militaires qui ont fleuri pendant le conflit. Le « culte du souvenir » : la mémoire traumatisée ? Pour la France, le bilan d’un million et demi de tués ne sera (de loin) pas dépassé en 1945. C’est dire que la mémoire collective reste profondément marquée par ce premier conflit mondial. Devant le tragique bilan de la guerre, les commémorations du sacrifice des soldats, en édifiant et en entretenant des monuments (monuments aux morts, ossuaires), en organisant des cérémonies répond à un double besoin de conservation d’une mémoire individuelle et familiale mais aussi d’une mémoire collective (communale, nationale, voire corporatiste). La commémoration ritualise aussi une démarche civique et morale au cours de laquelle les vivants retrouvent les morts. À côté de la fièvre commémorative qui s’empare des États, se dessine un important élan de solidarité pour aider ceux qui souffrent. On voit naître, pendant et après le conflit, nombre d’associations destinées à soulager le deuil des vivants. Ainsi, « l’Association du Souvenir aux Morts des Armées de Champagne » s’emploie à assurer aux familles des disparus la visite annuelle des tombes et témoigne de l’union de tous les endeuillés en une « grande famille morale ». Cela pose plusieurs questions autour du « devoir de mémoire » en histoire : pour entretenir quelles valeurs ? Pour gérer quel avenir ? Ce « culte du souvenir » a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Le dossier est construit sur la définition du drame classique : unité de lieu (monuments aux morts, cimetières), de temps (11 novembre) et d’action (commémorations et témoignages). L’importance de la commémoration s’impose rapidement comme une évidence. L’immense majorité des 38 000 monuments aux morts sont édifiés avant la loi de 1922 instituant le 11 novembre comme fête nationale. Loin d’être tous des exaltations nationalistes, comme celui de Cambrai, ou des manifestes pacifistes, pour une poignée d’entre eux, représentés ici par celui d’Equeurdreville, ils offrent plutôt, dans la variété de leur symbolique, tout l’éventail des attitudes face aux devoirs du souvenir. La dimension communale est le premier point qu’ils partagent : les noms qu’on y lit ne sont pas inconnus, et par leur association à des entités 100 commune, mais aussi dans son entreprise, son école, sa paroisse, etc. Et les pièces principales de millions de foyers se transforment en autels familiaux où l’on expose photographies et souvenirs. Pour le cénotaphe communal, on a choisi en France dans la plupart des cas une stèle, souvent obélisque, du type de celles qui ornaient jusque-là les tombes des cimetières. Ces monuments sont les moins chers et conviennent à l’esprit du temps, celui du deuil. C’est comme si toutes les places publiques devenaient le cimetière de la nation sacrifiée. L’association des mots offre une importante nuance de sens : « À nos héros » ne proclame pas la même chose que « À nos martyrs ». La liste des morts, deuxième élément de l’inscription, complète l’impression funèbre. L’ordre alphabétique généralement choisi renforce l’uniformité, proche de celle des cimetières militaires où reposent les corps. Nommer est l’élément majeur : les noms rappellent les individus, leur redonnent existence, quand la disparition sur le champ de bataille les vouait au néant. Inscrire les noms, les lire, parfois toucher l’inscription comme on le voit sur certaines photographies, c’est sortir les hommes de l’irréalité anonyme de la perte et du vide. On peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit à éviter d’ériger des monuments ouvertement pacifistes et, lorsque c’est le cas, sur les raisons du choix d’une inscription unique, généralement « Que maudite soit la guerre ». En nombre infime – une dizaine sur le territoire français – leur style est par ailleurs en tous points semblable à celui des autres monuments. Alors que la société est largement traversée, au lendemain de 1918, par des courants pacifistes, pourquoi la couverture monumentale ne le montre-t-elle pas davantage ? Il faut écarter l’hypothèse de la volonté de l’État, dont les subventions ont été dérisoires. Partout, les érections des monuments ont été spontanées, prises en charge par les anciens combattants eux-mêmes ou par leurs familles, ce qui veut dire, après 1918, par la société tout entière en deuil. Des œuvres d’art au service du souvenir La tragédie du courage, celle du martyre et de la mort du combattant se partagent les monuments à sujets sculptés. Dans Le Temps retrouvé, Marcel Proust fait dire à son personnage Robert de Saint-Loup peu avant sa mort au front : « Rodin ou Maillol pourraient faire un chef-d’œuvre avec une matière affreuse qu’on ne reconnaîtrait pas. » Les statues de « poilus », dont la familiarité chaleureuse qui remonte aux premiers jours de 1915 est significative, se multiplient. Debout sur leur piédestal, les combattants sont voués à continuer pour l’éternité leur combat héroïque, fatal, exemplaire et vertueux. Leur guerre est aseptisée : pas de boue, pas de poux, pas de sang, ils sont propres et frais comme des soldats de plomb ; Roger Vercel (Capitaine Conan, 1934) l’a bien vu : « Le monument aux morts […] où le soldat mourait debout, sans déranger un pli de sa capote, sans lâcher le drapeau qu’il maintenait sur son cœur. » Mais ces tombeaux sont vides. Et c’est là que réapparaît le principe de réalité. Les cénotaphes sont édifiés comme autant de tableaux d’honneur posthumes. Et, comme on ne peut glorifier ni exalter la mort, ces monuments choisissent de la nier en représentant des soldats éternellement vivants, dont le bronze est la résurrection. Les sculptures expriment la trifonctionnalité de l’union sacrée ; il a fallu croire, combattre et travailler pour tenir dans la guerre. Les monuments l’illustrent en pierre et en bronze. À leur sommet, souvent un coq, c’est la patrie, puisque, par un rapprochement plus phonétique qu’étymologique, Gallus (le coq) représente Galia (la Gaule) ; au centre, le combattant, au pied du monument, les civils, vieillards, femmes ou enfants, observent l’exemple du soldat ou vaquent à leurs tâches quotidiennes, celles de l’arrière, où ils « tiennent ». Sur certains monuments commémoratifs du nord et de l’est de la France se lit la spécificité de la souffrance des pays envahis puis occupés : tout le cortège des malheurs de la guerre totale est présenté en réquisitoire. Logiquement, il s’agit d’ailleurs davantage d’une dénonciation des crimes allemands que de la mise en valeur des souffrances pour elles-mêmes. Souvent, on représente des ruines, dans lesquelles sont pris soldats et civils, rappelant que, dans ces régions, l’arrière était devenu l’avant. Si les monuments exaltent le courage des survivants et les soudent face à l’épreuve, ils sont avant tout lieux de regrets où deuils, ferveurs religieuses et patriotiques sont complémentaires. On le perçoit bien sur les monuments paroissiaux de la France tout entière. Ces représentations de la guerre comme un immense Vendredi saint, du front comme un Golgotha font des soldats autant de Christ(s), du Christ un soldat. Sur les vitraux du souvenir dans les églises, le abstraites que sont la patrie ou la nation, ils participent à l’enracinement d’un patriotisme républicain dans l’unité civique de base, la commune. Par ailleurs, ils ont très souvent une fonction réconciliatrice : si la participation minoritaire de l’État à leur érection (de 4 à 15 % de la dépense) leur impose une stricte laïcité, celle-ci n’est pas vécue comme anticléricale. De fait, le monument est parfois dans le cimetière, voire dans l’église, et les cérémonies d’inauguration associent fréquemment le clergé aux associations d’anciens combattants. La typologie des monuments aux morts, érigés par souscription à l’initiative d’associations d’anciens combattants, est relativement étroite : républicains, héroïques, civiques et consensuels, et, à de très rares exceptions, comme ici à Equeurdreville, dans la Manche, pacifistes. Seules deux communes n’en auraient pas édifié. Deux des monuments proposés se situent sur le front : Péronne a été l’enjeu de la bataille de la Somme en 1916 ; Bar-le-Duc, la base stratégique de la bataille de Verdun, sur le front lorrain. Ces deux communes ont été directement concernées par les combats. Fouesnant est en Bretagne (Finistère). Elle n’a pas été concernée par le front. Mais la liste impressionnante de noms rappelle que la Bretagne a payé très cher sa participation à la guerre : près de 300 000 morts. Le monument de Péronne montre une mère qui exprime sa haine pour la mort de son fils. Son geste peut se comprendre de deux manières : la haine pour l’Allemagne ou pour la guerre. Le monument de Bar-le-Duc représente les soldats dans une position héroïque. Certains monuments insistent davantage sur l’héroïsation du sacrifice du soldat. Cela se comprend ici, vu le contexte local. Le monument de Fouesnant touche par la simplicité de la représentation de la douleur de la paysanne. Une douleur que l’on comprend quand on observe la longueur de la liste des morts et les noms inscrits (mêmes familles). La comparaison de ces trois monuments aux morts doit mener à une réflexion sur le sens de la guerre et du deuil de la nation : il s’agit d’exalter le courage des soldats et d’exprimer le chagrin des familles. Chaque commune de France, mais aussi bon nombre d’entreprises, d’institutions, de paroisses, ont voulu honorer leurs morts à l’issue de la guerre. Le monument funéraire de Lodève exprime un très grand sentiment de tristesse, de douleur et de solitude vis-à-vis de l’homme absent qui est la force de travail, le chef de famille. C’est la disparition d’une grande partie d’une génération d’hommes qui est dénoncée ici. Le monument de Cambrai exalte la fraternité 101 soldat chrétien rejoint le sacrifice du Christ en une Imitatio Christi. Quand la mère du combattant, nouvelle Vierge Marie, retrouve son fils, le tient dans ses bras, le monument devient Pietà. Stabat mater dolorosa. Ces mères affligées donnent souvent aussi, par leur costume, une touche régionaliste aux monuments, qu’une inscription en basque ou en breton les accompagne ou pas : de la Savoie au Berry, du Finistère à la Lorraine, les femmes et les enfants en pleurs partagent le deuil national mêlé à leur appartenance locale. Pour témoigner de l’horreur Les lieux de la mort ont été eux aussi convertis en lieux commémoratifs par le maillage des cimetières militaires, des parcs paysagers/mémoriaux et des grands monuments de champs de bataille. Aux saillants des offensives les plus dures, les plus atroces, sur ces buttes témoins de la mort, on a construit des ossuaires. Si les monuments aux morts sont des tombeaux vides, les ossuaires conservent les restes de dizaines de milliers d’hommes, dont l’identité a été avalée par la terre et le feu lors des combats. Les monuments des communes, comme ceux des paroisses et des corporations, montrent des noms dont ils ignorent le corps ; les ossuaires entassent des corps dont ils ignorent le nom. Les 1 350 000 morts français ont envahi tout l’espace symbolique et affectif. Le déroulement des deux journées parisiennes destinées à rappeler les sacrifices des combattants le montrent assez précisément. Le 14 juillet 1919, on fête la victoire, mais le poids de la perte l’emporte. En 1920, l’inhumation du Soldat inconnu doit donner une place exceptionnelle à ces héros parmi les héros, les morts parmi les combattants. Mais la définition du héros issu des messianismes de la patrie peut varier et les polémiques sont ici aussi vives que la ferveur collective née de la guerre, nouée autour du trauma dû aux millions de morts et de blessés. Ce qui reste, en 1919, de l’union sacrée, c’est ce souffle né en 1914, vécu dans l’intensité et le désarroi mêlés à travers les années de guerre, et que les commémorations nationales réactivent dans le respect du sacrifice et, souvent, dans le sentiment de l’horreur de son inutilité. La guerre a détruit des hommes, a détruit des familles, la commémoration doit les faire revivre, et l’inhumation de « l’inconnu », son adoption par la Nation tout entière peut être conçue comme leur résurrection. Tout au long de la journée du 11 novembre 1920, « l’inconnu » est accompagné par une famille fictive : une veuve de guerre, une mère et un père « orphelins » d’un fils, un enfant « orphelin » de père. La guerre a inversé l’ordre logique de la succession des générations, la commémoration vient y remédier : chacun adopte « l’inconnu » comme son père ou son fils. Curieuse généalogie enfantée par la guerre. Le culte du Soldat inconnu, c’est la brutalisation de la guerre passée à la postérité mémorielle et l’invention commémorative par excellence de la Grande Guerre : l’anonymat garantit l’héroïsme et le deuil de tous. Les cérémonies du 11 novembre 1920 font sortir dans les rues de Paris des milliers de gens en larmes, persuadés qu’ils voient passer celui-là même qu’ils ont perdu. La République peut s’autocélébrer, la ferveur appartient aux anonymes qui l’ont défendue et sauvée, comme le résume un journaliste de L’Humanité : « Peut-être est-il tombé près de moi en Artois, en Champagne ou à Verdun. Peut-être m’avait-il montré les portraits de son père et de sa mère, de sa femme et de ses enfants pendant nos longues stations aux tranchées ? » Cet « inconnu » est connu de tous ceux qui l’avaient aimé, côtoyé et perdu. Ce culte des morts et du souvenir, repris à l’échelle du pays, connaît deux temps forts : le choix du soldat inconnu à Verdun et son installation sous l’Arc de Triomphe puis, en 1927, l’inauguration de l’ossuaire de Douaumont par le président de la République. Dès 1916, le président du « Souvenir français » de Rennes propose d’inhumer un soldat inconnu au Panthéon. Cette idée est reprise par les députés le 12 novembre 1919, mais une campagne de presse propose l’inhumation sous l’Arc de Triomphe ce qui est décidé par une loi, votée à l’unanimité de l’Assemblée nationale, le 2 novembre 1920. On rassembla à Verdun le 10 novembre 1920 les cercueils de huit soldats inconnus provenant chacun d’un des huit secteurs tenus pendant la guerre. Le soldat Auguste Thin, du 132 R.I. stationné à Verdun, choisit le sixième cercueil, inhumé solennellement le lendemain. Il est à noter que ces cérémonies commémoratives nationales sont toutes les deux centrées sur Verdun, qui est l’emblème du combat de la France et le lieu où 500 000 Français et Allemands ont perdu la vie. Dix-huit nécropoles et quelques carrés militaires sont installés pour recevoir les morts de la bataille de Verdun de 1916-1917. Les corps, enterrés au jour le jour pendant la bataille dans des petits et la solidarité des combats, ses poilus stylisés et indifférents à la mort étant guidés par une puissante victoire paradoxalement ailée et chenillée. À l’inverse, la veuve démunie et les orphelins apeurés ne renvoient qu’à la tragédie des survivants abandonnés. Le monument de Cambrai se veut glorieux : la victoire ailée occupe plus de la moitié de la sculpture et elle est tirée par des hommes bien vivants et valeureux. Pas question ici de provoquer un quelconque regret ou doute à l’égard de la conduite de la guerre ou de ses conséquences. Quand au troisième, même si la composition de la sculpture y est hiératique, il veut exprimer la communauté de la douleur autour de la mort et de la croix chrétienne : la jeunesse, encadrée par les soldats allemand et prussien, la croix des cinq années de guerre, l’évocation sur le socle du désespoir des mères, de la mort des fils et du traumatisme des pères. Ces messages s’expriment par le matériau utilisé pour la sculpture, par sa taille, par le choix des personnages représentés et par l’expression qu’ils transmettent, par l’effet de mouvement ou d’éternité des attitudes, enfin par l’emplacement des monuments. Nouvelles commémorations Si la brutalité du deuil reste intacte, les formes modernes de communication se mêlent désormais aux pratiques commémoratives : après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, internet est devenu immédiatement un lieu de mémoire, avec photographies et biographies des disparus, ex-voto virtuels multipliés à l’infini des consultations. En Australie, en France, les noms des morts de la Grande Guerre sont aussi désormais en ligne. Les noms, les photographies ou la symbolique architecturale : le « monument aux morts » doit avant tout faire revivre ceux que l’on a perdus pendant les conflits. 102 cimetières du front ou abandonnés sur le terrain bouleversé par l’artillerie – où beaucoup devinrent des « inconnus » –, sont rassemblés après la guerre dans des ossuaires érigés dans ce but. Ces nécropoles ont été restaurées et réaménagées dans les années 1960. Le soldat mort à Verdun symbolise toute une « génération perdue », rassemblée dans d’immenses nécropoles qui invitent les générations suivantes à désirer la paix universelle, donc à considérer la Grande Guerre comme la « Der des der ». Ainsi, lorsque le jeune Henry de Montherlant, secrétaire de l’ossuaire de Douaumont publie, en 1924, un « Chant funèbre pour les morts de Verdun », il écrit : « Si on avait interrogé les combattants : “Vous serait-il égal que la France fût vaincue ?”, un petit nombre, sans doute, eût répondu : “Peu m’importe.” Mais si on leur avait demandé : “Vous serait-il égal qu’il y eût après celle-ci de pareilles guerres ?”, pas un n’eût répondu que peu lui importait. » Le bâtiment de Douaumont n’est pas encore achevé (il ne le sera qu’en 1930) quand Pétain prononce un discours lors de l’inauguration de l’ossuaire (19 septembre 1927), faisant de Verdun le symbole du patriotisme des poilus et de l’enfer de la guerre, le « symbole des valeurs de la nation », un nouveau haut lieu du nationalisme français ; mais la lanterne des morts, en forme d’obus, est déjà dressée. Les restes de 130 000 soldats non identifiés y sont recueillis. L’ossuaire de Douaumont mêle dans son architecture les références chrétiennes, pour exorciser la mort, et la symbolique militaire avec cette évocation d’un obus. Les champs de croix (cimetière de 15 000 tombes), qui ne correspondent pas à des sépultures, ordonnent en surface le chaos de cette immense fosse commune. Le cimetière a été construit à la suite d’une initiative commune de Mgr Ginistry, évêque de Verdun, du maréchal Pétain, de la princesse de Polignac et du député de Verdun, M. Schleiter. Une vaste souscription nationale a permis sa construction. L’alignement des tombes et l’ossuaire en lui-même symbolisent la mort de masse inaugurée par la guerre. Aujourd’hui ce lieu accueille le Centre mondial de la paix pour exorciser en quelque sorte « cette terre pétrie avec les os des morts » et où on dit qu’« il y a eu tant de sang versé que le jour de la résurrection, les morts ne pourraient pas tous tenir debout »... Une tentative originale À Biron (Dordogne), un « nouveau » monument aux morts est venu remplacer en 1995 l’obélisque érigé après la Grande Guerre. Son auteur, Jochen Gerz, a voulu faire prendre conscience des difficultés de la mémoire, de ce passé qui ne passe pas à force d’être ressassé sans être réapproprié. L’artiste a posé à tous les habitants de ce petit village une question « secrète », connue seulement de lui et d’eux. On peut supposer qu’ils ont été amenés à réfléchir aux raisons qui pourraient les pousser à risquer leur existence aujourd’hui. Les réponses ont été transcrites sur des plaques en émail rouge. C’est en quelque sorte un monument interactif, doublement vivant puisque les habitants y ont dit ce qu’ils voulaient à propos de leur vie et de la mort des leurs à la guerre à travers le siècle, et parce qu’il reste de la place pour que de nouvelles plaques soient ajoutées. Les 127 plaques disent une douleur, une façon de voir d’aujourd’hui. « Toute ma jeunesse, j’ai vu ma grand-mère pleurer pour ses fils. Elle en a perdu deux, le troisième n’avait plus qu’un pied et le quatrième devait partir. Elle avait presque perdu la raison, la pauvre femme. » « Mon cousin est parti de Biron à Dachau. Ils l’ont forcé à jouer du violon pendant les pendaisons : ça lui a sauvé la vie. Il n’a jamais touché au violon depuis. C’est sûrement insensé de donner sa vie, mais si nous plongions de nouveau dans la guerre, oui, il faudrait le faire, pour défendre la patrie, les siens, les terres, comme nos grands-parents et nos parents. » Les habitants de Biron ont ainsi spontanément lié les souffrances des différentes guerres à leur « nouveau » monument. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 103 HC – Les femmes et la Première Guerre Mondiale Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : La guerre a-t-elle donné plus de droits aux femmes ? La Première Guerre mondiale a-t-elle vraiment été émancipatrice ? Sources et muséographie : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Ouvrages généraux : Fabienne Thébaud, La Femme au temps de la guerre de 14, Stock, 1986. Histoire des femmes en Occident, tome 5, « Le XXe siècle » (dir. Thébaud Françoise, Plon, 1992, p. 31-74). Documentation Photographique et diapos : Revues : Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : La Grande Guerre, événement fondateur, matrice d’un siècle de brutalités extrêmes peut être considérée comme une rupture pour tous et toutes. En France, les ouvrières passent de 490 000 à 650 000 entre 1913 et 1917, vêtements et coiffures s’adaptant au monde de l’industrie mécanique. Mais l’événement véhicule également une image plus discutable de moment décisif de l’émancipation féminine, remise en question par Françoise Thébaud (en particulier dans le tome V de l’Histoire des femmes, G. Duby, M. Perrot (dir)). . Michelle Perrot résume « La guerre remet chaque sexe à sa place ». L’histoire de la Première Guerre mondiale a été revisitée par l’Histoire des femmes. L’histoire des ouvrières des usines de guerre a contribué dans les années 1970 à une autre histoire de la guerre, une histoire de l’arrière et de “ l’autre front ” (c’est le titre d’un numéro spécial de la revue Le mouvement social). Les études ont permis de nuancer fortement l’image convenue de l’émancipation des femmes pendant la guerre et a au contraire mis en avant l’histoire de la “ nationalisation du corps des femmes ” (F.Thébaud). Fabienne Thébaud rappelle que les femmes restent dans leurs rôles traditionnels : des mères, des épouses (la « Mater Dolorosa » sur les monuments aux morts qui évoque les millions de veuves qui ont subi les séquelles de la guerre), « passives et consolatrices » (rôle des infirmières et des soeurs dans la consolation et le soutien), les hommes demeurent les maîtres du jeu. Sans compter qu’elles en subissent aussi les violences : le viol – dans les régions de combat – et l’exploitation dans les usines de guerre (les femmes sont sous-payées). La guerre a aussi contribué à redéfinir les rapports symboliques du masculin et du féminin. Seule l’image de la femme associée au combat révolutionnaire est différente, en Russie, et en particulier Rosa Luxemburg. La relecture très contemporaine de l’histoire des sociétés européennes par la brutalisation ou “ l’ensauvagement ” (travaux de Georges Mosse) fait pencher l’objectif vers les souffrances du masculin. Si cette vision devient hégémonique comme semble le craindre Annette Wieviorka (Le Monde des débats novembre 2000) elle provoquera un nouveau déséquilibre de l’histoire et un effacement des perspectives précédentes. La guerre a-t-elle été émancipatrice pour les femmes ? C’est la thèse qui a été avancée par les historiens dans les années 1960-1970. Les recherches plus récentes conduisent à une réponse très nuancée car les femmes ont accompli des tâches parfois dangereuses et épuisantes. Au retour des combattants, elles ont subi une démobilisation brutale et seules les Anglaises et les Allemandes ont obtenu le droit de vote. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : Une faillite du féminisme international Les mouvements féministes n’échappent pas à l’Union sacrée, au chauvinisme parfois, profondément persuadés que le combat est une guerre du droit. Les associations réformistes sont unies derrière les combattants, organisent des activités d’aide aux soldats qui doivent beaucoup à l’héritage philanthropique ; COLETTE (1873-1954) Le débat sur les enfants du viol pendant la Grande Guerre. Le texte est court. Depuis 1912, Colette s’adonne au métier de journaliste. La guerre lui fournit la matière de 104 elles font l’éloge de la natalité et de la maternité (une France forte a besoin de fils) et elles condamnent l’avortement. Elles refusent de participer au Congrès international de la Haye (1915). Toutefois, le pacifisme réapparaît, minoritaire, avec la crise de 1917 et le procès d’Hélène Brion que la principale protagoniste veut transformer en défense du féminisme. La participation à l’effort de guerre Servir est un souhait à peu près unanime. La participation des femmes prend deux aspects qui font d’elles un rouage fondamental de l’économie de guerre. Elle prend la forme du rôle traditionnel de la femme qui soigne (et réconforte) sous les ordres des hommes compétents, les médecins. Très peu de femmes, en effet dans le corps médical ; Marie Curie fait admettre toutefois son service radiologique au front. Les « anges blancs », lyriquement louées pour leur dévouement, et leur patience sont pour partie des salariées professionnelles mais nombreuses sont les bénévoles (les deux tiers), appartenant aux classes moyennes et supérieures. Travaillant pour l’essentiel à l’arrière, certaines sont admises au front à partir de 1915. Par ailleurs la participation prend aussi une autre forme, le remplacement des hommes au travail : ce mouvement se fait dans la suite du développement du travail féminin observé à la Belle Époque. On sait que les femmes représentaient en 1914 environ 37% de la population active, répartis à peu près également entre les trois secteurs. Appel aux femmes françaises René Viviani, député socialiste (ayant quitté la SFIO), fut le premier ministre du Travail en France entre 1906 et 1910, avant de devenir chef du gouvernement de juin 1914 à octobre 1915. La France avait déjà avant la guerre une forte maind’œuvre féminine (7,7 millions de femmes étaient au travail avant 1914 dont 3,5 millions de paysannes). Au total, la mobilisation des Françaises reste limitée et le monde du travail, dans ses structures sociales, n’en est pas bouleversé. Selon les statistiques du ministère du Travail, le personnel féminin de l’industrie et du commerce retrouve, avec l’«arrivée» des femmes son niveau d’avant-guerre (1913) et le dépassa de 20 % seulement à la fin de 1917, apogée de l’emploi féminin. Viviani demande ici aux femmes de prendre en charge les travaux agricoles que les hommes ont dû interrompre pour se rendre au front. La guerre a éclaté en été, moment fort du calendrier agricole (cf. les allusions à la moisson et aux vendanges). Pour mobiliser les femmes, Viviani fait appel au sentiment patriotique, à la solidarité de tous au sein d’une nation qui défend « la civilisation et le droit ». René Viviani s’adresse aux femmes qu’il considère comme des citoyennes puisqu’il les associe à la défense de la patrie. Néanmoins, le texte montre bien l’image de la femme dans la société française de 1914 : l’homme combattant est l’acteur principal et c’est lui la référence (« préparez-vous à leur montrer »). En outre, elle est associée systématiquement aux enfants : elle est encore considérée comme « mineure ». La répartition des tâches est clairement définie par le président du Conseil, et l’appel au travail des femmes se fait sans autre contrepartie que le partage de la gloire à venir. Les retombées politiques éventuelles ne sont donc pas à l’ordre du jour. Les promotions sociales ne sont pas non plus spectaculaires, puisque les taches industrielles qui leur sont dévolues restent de second ordre. Les Françaises doivent se charger de tâches urgentes en août 1914. La guerre débute bien avant la fin des grandes vacances, la rentrée tardive permettait traditionnellement la fin des moissons et des vendanges. C’est donc ces tâches agricoles que les femmes et les enfants devront mener à bien, dans une France encore majoritairement rurale et peu mécanisée, accoutumée à la protection douanière (tarifs Méline). L’absence des hommes ne semble pas devoir dépasser l’hiver. Dès août 1914 demande est faite aux paysannes de remplacer «sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille » mobilisés juste à la période de la moisson. Des femmes dirigent de fait pendant le conflit environ 800 000 exploitations. Dans la durée cette situation accélère la mécanisation quand les moyens financiers le permettent. Mais des paysannes modestes doivent, elles, remplacer non seulement les hommes mobilisés mais aussi les bêtes réquisitionnées et parfois s’atteler à la charrue. Dans l’industrie et les services, l’augmentation de l’offre d’emplois et les besoins des familles de soldats expliquent une montée du travail féminin pour une fois salué par les politiques comme par l’opinion. En 1917, le taux d’activité des femmes en âge de travailler serait de 60%. La guerre longue, à partir de 1915, en chroniques, d’articles plus ou moins dramatiques. C’est le temps des Heures longues. Au début de l’année 1915, l’opinion publique s’émeut du sort des femmes violées. Le problème est né avec l’invasion qui a précédé. C’est moins le sort dramatique de ces femmes qui émeut que celui de l’enfant à venir. Faut-il garder l’enfant du viol ou faut-il s’en débarrasser ? La guerre modifie le contour des oppositions traditionnelles. Au nom des valeurs nationales, fortifiées par la guerre, tout un courant d’opinion s’inquiète des menaces qui pèsent sur l’avenir de la « race française ». Beaucoup se disent préoccupés du sort des femmes, mais la plupart ne voient dans ces atrocités que l’altération inéluctable du sang. Cette angoisse reçoit une caution scientifique grâce à un corps médical largement gagné à l’idée de l’avortement. Si Barrès n’est pas loin de penser que l’avortement est un moindre mal d’autres, plus expéditifs, préconisent l’infanticide. La violence faite aux corps des femmes aiguise la haine de l’ennemi. Cette haine que le pacifisme d’après guerre dérobe à notre attention et que redécouvre aujourd’hui l’historiographie. Dans l’autre camp, se retrouvent les Églises, adversaires traditionnels de l’avortement, mais aussi le mouvement féministe, dans son ensemble. Ses représentantes, une Jeanne Misme, par exemple, réclament le respect de la vie au nom des valeurs de la maternité. Le féminisme est à cette date majoritairement attaché à la lutte contre l’avortement. Le ton donné par Colette à sa chronique vise à plus de silence sur le débat et semble admettre que « l’instinct maternel » doit l’emporter. Le problème du traumatisme et de l’angoisse des femmes violentées lui paraît ne pas devoir résister au temps d’une grossesse. L’expression utilisée dans l’article sert de titre à un ouvrage de Stéphane AudoinRouzeau, publié chez Aubier en 1995. Femmes au labour Ces femmes effectuent un travail de labour. Dans le contexte de la photographie, avant la guerre, la charrue devait être tirée par la force animale, sans doute par des chevaux. Si les femmes doivent désormais faire ce travail, c’est que, dans les campagnes, hommes et chevaux sont partis à la guerre. Il faut rappeler, à ce propos, que la réquisition des animaux a doublé la mobilisation des hommes et que les armées de la Première Guerre mondiale, même encore en 1918, sont encore largement des armées hippomobiles. Enfin, il faut préciser que cette photographie appartient à la collection Tournassoud, directeur du Service Photographique de l’Armée. Cette photographie officielle n’est donc pas une image prise sur le vif, mais plutôt une reconstitution peut-être exagérée. Elle illustre, cependant, l’expression de 105 effet, exige la mobilisation de l’arrière et la munitionnette en devient la figure emblématique. Les femmes entrent dans des activités jusque là très masculines comme la métallurgie et l’armement : des secteurs où leur présence avait été regardée jusqu‘alors comme incompatible avec leur « nature ». Si la fabrication des obus est l’aspect le plus spectaculaire de leur implication dans l’effort de guerre, on les trouve aussi dans l’automobile, l’aéronautique, le livre… Dans l’industrie aussi, leur présence conduit à la mécanisation et à la division des tâches. Les salaires sont relativement élevés mais les journées lourdes, la réglementation suspendue. A partir de 1917, les grèves de femmes deviennent nombreuses. La syndicalisation a augmenté mais la méfiance de la CGT vis à vis du travail féminin reste forte. Le statut de « remplaçantes » des travailleuses est souvent souligné. Les femmes travaillent à l’usine bien avant le conflit mais, avec la mobilisation des hommes et en raison des fortes exigences de la guerre, elles jouent un rôle indispensable dans les industries d’armement et portent le nouveau nom de « munitionnettes ». Elles sont 430 000 en France au début 1918, elles viennent de tous horizons et forment un quart de la main d’oeuvre. Elles sont nombreuses dans les industries mécaniques, la fabrication de pièces fines, les transports. Leur rôle est essentiel : le maréchal Joffre le reconnaît en remarquant que « si les femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtent vingt minutes, les Alliés perdent la guerre ». Le travail est particulièrement rude mais la femme n’a pas le choix car « dehors, la misère guette », et il faut vaincre l’ennemi : « Il n’y a plus ni droit ouvrier ni loi sociale, il n’y a plus que la guerre », dit le ministre de la guerre, Millerand. Les conditions sont particulièrement pénibles : journées de onze ou douze heures, travail de nuit ou le dimanche, accidents du travail et hausse de la mortalité… En 1917, ces femmes sont à bout, elles se mettent en grève. Le document insiste sur la pénibilité du travail, la force physique qu’il exige et la fatigue extrême qu’il génère. La une de L’Excelsior est une photographie de propagande : elle montre une jeune femme fière devant sa machine alors que le travail y est certainement épuisant ; notons qu’elle travaille vêtue comme un homme, sans aucune protection pour ses mains. Le taux d’activité féminin n’a pas augmenté dans des proportions aussi élevées qu’on l’a supposé ; il y a eu le plus souvent transfert de maind’œuvre féminine des usines textiles ou du travail domestique vers la métallurgie et l’aviation. Le contexte a favorisé la diffusion du taylorisme. Les « munitionnettes » étaient donc principalement des ouvrières non qualifiées soumises à des tâches répétitives (plus de 10 heures par jour), mais bien rémunérées par rapport à leurs emplois habituels (grâce aux primes de rendement). L’encadrement était assuré par les « mobilisés d’usine », des ouvriers qualifiés rappelés du front. La féminisation des services a commencé avant la guerre : elle s’amplifie. À l’école les institutrices s’occupent désormais aussi des « grands » et effectuent les tâches administratives des mairies. Elles entrent dans l’enseignement secondaire masculin. Elles deviennent beaucoup plus nombreuses dans les postes, les transports, le commerce où leur présence s’était déjà affirmée. Il est vrai qu’ainsi les femmes acquièrent une autonomie nouvelle et se prouvent qu’elles peuvent exercer des responsabilités mais les voix ne manquent pas pour dire que c’est provisoire. Les grèves de 1917 Les manifestantes sont des ouvrières parisiennes qui défilent, accompagnées pour certaines de leurs enfants, sous les yeux des forces de l’ordre. Elles revendiquent une augmentation de leurs salaires et l’adoption de la « semaine anglaise » c’est à dire le samedi après-midi chômé sans diminution de leurs appointements. En 1917, la crise est également sociale. Si jusqu’à la fin de 1916 l’activité syndicale et les mouvements sociaux sont très faibles, en janvier 1917, en revanche, des grèves d’assez grande ampleur éclatent en région parisienne. Elles commencent avec les ouvrières de la haute couture, puis d’une série d’usines de guerre. Ces grèves sont motivées par des revendication salariales, conséquence de la hausse des prix (le pouvoir d’achat a baissé de 10,5 % depuis le début de la guerre). Si le mouvement est rapidement circonscrit, l’importance des rassemblements du 1er mai 1917 montre que le mécontentement et l’agitation demeurent. Au mois de mai, les ouvrières de la haute couture donnent de nouveau le signal de la grève qui s’étend alors à tous les secteurs de l’habillement. À la fin du mois, elle gagne un très grand nombre d’usines travaillant pour la Défense Clemenceau : « ces robustes femmes au labour ». Des ouvrières dans une usine de fabrication d’obus en Angleterre Le travail des femmes dans les usines n’est pas une nouveauté, mais elles étaient généralement employées dans le textile, la métallurgie restant un secteur réservé aux hommes. Au Royaume-Uni, pays plus hostile que la France au travail des femmes, les chiffres montrent qu’entre juillet 1914 et novembre 1918 les effectifs féminins connaissent une croissance de 50 % (passage de 3,3 à 4,9 millions) avec une forte féminisation de la main-d’oeuvre qui passe de 24 à 38 %. La volonté de servir le pays et l’attrait d’un travail bien rémunéré semblent avoir attiré les femmes des middle et upper classes dans les usines d’armement. Dans le texte, la jeune fille est partagée entre son devoir patriotique et son amour pour son fiancé. Elle soutient son départ au combat : sans le patriotisme des femmes, les soldats n’auraient pas « tenu aussi longtemps ». Mais en même temps, elle a peur de le perdre : elle reflète la souffrance de millions de veuves, de fiancées, de mères qui vivent, elles aussi, avec l’attente de la mort. Les marraines de guerre Une figure emblématique de l’après-guerre : la veuve En France, on a dénombré 680 000 veuves de guerre dont plus de la moitié ne se seraient jamais remariées ; on en dénombre environ 4 millions en Europe. En Allemagne le chiffre serait de 500 000 veuves et plus d’un million d’orphelins. Beaucoup d’entre elles n’avaient aucune chance de se remarier, faute d’hommes du même âge. Pour l’ensemble des pays touchés, l’historien J. M. Winter estime qu’un tiers des soldats disparus, c’est-à-dire neuf millions, auraient laissé des veuves, ayant chacune en moyenne deux enfants. La photographie ici provoque un immense sentiment de tristesse de solitude et de traumatisme : ne survivent que les grandsmères, mères et orphelins. C’est en 1916 que, pour la première fois, une femme, une des premières avocates de France, S. Grinberg, rédige un Guide des droits des veuves et des orphelins. Käthe Kollwitz, artiste communiste allemande, pacifiste, perd son fils lors de la guerre en Flandres. Son fils, engagé volontaire, est tombé à 18 ans en octobre 1914 en Flandres. En décembre, elle écrit à son autre fils : « Par mon travail, je veux le remercier à genoux ». En 1924, elle renonce à le représenter gisant pour ne retenir que les 106 nationale. On compte au total 100 000 grévistes dans la région parisienne auxquels il faut ajouter ceux d’un certain nombre de villes de province comme Toulouse. Néanmoins, la reprise du travail est assez rapide quand les revendications, essentiellement corporatives, sont satisfaites (les patrons accèdent alors aux demandes faites par le gouvernement de calmer la situation). Un lourd tribut de souffrances Pour beaucoup, le quotidien est difficile, la vie chère et les ressources insuffisantes (pénuries et difficultés sont d’ailleurs encore plus grandes en Allemagne où le rationnement est instauré). Mais bien d’autres souffrances sont à affronter : le deuil d’abord, des mères, épouses (700 000 veuves) et fiancées. Les violences aussi. Dans les départements occupés, des femmes ont été arrêtées, déportées, violées. Les viols de guerre, quand ils ont été suivis de grossesses ont posé le problème de « l’enfant de l’ennemi » (Voir l’article de Colette. Stéphane Audoin-Rouzeau a repris l’expression pour son livre, L’enfant de l’ennemi, Aubier, Collection historique, 1995), de l’enfant de la honte et de la barbarie. Avortement, infanticide sont-ils admissibles dans ce cas-là ? Le problème est débattu à partir du sort et du sang de l’enfant (sera-t--il « impur » ?)… plus qu’en tenant compte de la détresse de la mère. Après l’indulgence pour l’infanticide, l’opinion tend à parier sur la force du sang français… Le retour à la normale : des clivages renforcés entre les sexes L’approche de la fin du conflit voit se développer critiques et craintes vis à vis des femmes. La peur des guerriers de se trouver face à la concurrence au travail s’ajoute à celle du brouillage des rôles. « Liberté de l’arrière », « frivolité », « futilité », « infidélité » alimentent une opinion misogyne qui, par ailleurs, craint la dénatalité. Repeupler la France, sauvegarder la race vont être les assignations féminines tandis que les guerriers de retour doivent retrouver leur place de chef de famille. Dès 1920, la Chambre adopte la loi réprimant « la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle » renforcée en 1923 par une loi confiant le délit d’avortement aux magistrats professionnels des tribunaux correctionnels (qui ne se laisseront pas émouvoir comme un jury). Les féministes réformistes approuvent ces mesures De fait, les « femmes à la maison » est un message explicite des pays belligérants en 1918. La démobilisation féminine annoncée dès le surlendemain de l’armistice en France, devient officielle en janvier 1919. Déjà, 500000 des femmes employées dans l’armement ont été licenciées en novembre. Les féministes françaises revendiquent le droit de vote que le Sénat leur a refusé en 1920. Il faudra attendre 1945 pour pouvoir exercer ce droit. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : La guerre a permis une certaine valorisation et « émancipation » de la femme : plus active, plus libre et responsable, elle obtient le droit de vote au RoyaumeUni, aux États-Unis et en Allemagne. Mais il convient de relativiser ce constat : l’ordre social n’est pas vraiment remis en cause. La guerre a plutôt renforcé l’image de la force et de la virilité. Les femmes sont associées à la guerre, elles remplacent les hommes, mais ne sont pas vraiment reconnues. Au début de la Grande Guerre, des voix se font entendre qui présentent la guerre comme la grande émancipatrice de la femme. Pour remplacer les hommes partis sur le front, les entreprises favoriseraient le transfert des femmes du foyer — dans lequel la plupart seraient restées jusque là confinées — vers l’usine. La réalité est plus complexe. Beaucoup de femmes travaillaient déjà. Les réalités de la guerre moderne sont désormais modifiées par un engagement total des populations, au front comme à l’arrière. Les femmes participent largement à l’effort de guerre, dans des rôles traditionnels (les soins), et dans des rôles de remplacement des hommes qui les rendent plus visibles. Par contre, la guerre ne change pas fondamentalement les rapports entre les sexes. Elle contribue à les figer. La valorisation symbolique du guerrier et la crainte d’un brouillage des rôles, dans de larges secteurs de l’opinion, aboutissent même à les renforcer quand vient la démobilisation. La liberté réelle ou supposée des femmes ne met-elle pas en péril la famille d’avant-guerre ? Aussi, dès que se termine le conflit, les nécessités d’un retour à l’ordre moral traditionnel coïncident-elles avec les impératifs du repeuplement : il faut que les femmes retournent à la maison ! parents. Elle sculpte quelques années plus tard deux statues monumentales en sa mémoire où elle s’est représentée avec son époux. En 1932, les deux sculptures sont disposées à l’entrée du cimetière où est inhumé le défunt. La posture de la mère traduit l’accablement, celle du père un chagrin retenu. Cette oeuvre, par sa longue gestation, la lenteur de sa réalisation et le choix de son emplacement témoigne du long cheminement du deuil et de la difficile libération des familles meurtries. Cette femme exécute de nombreuses lithographies dénonçant la misère et la faim des populations allemandes. Romain Rolland lui rend hommage en 1927 : « L’oeuvre de Kathe Kollwitz est le plus grand poème de l’Allemagne de ce temps, qui reflète l’épreuve et la peine des humbles et des simples. Cette femme au coeur viril les a pris dans les yeux, dans ses bras maternels, avec une sombre et tendre pitié. Elle est la voix du silence des peuples sacrifiés. » Sur cette affiche, elle exprime les souhaits des pacifistes allemands : « Plus jamais la guerre ». Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 107 HC – L'art engagé en Europe, 1914-1939 Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Sources et muséographie : Ouvrages généraux : A. Koestler, Le Zéro et l’infini, traduction française, 1938, rééd. Livre de Poche. Documentation Photographique et diapos : Revues : Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : BO actuel : « « L’art des années 1930, engagement et résistance » BO 1ere : « » Les années Trente, « années tournantes », montrent à quel point l’histoire est contradictoire : des années de prospérité alternent avec des années de crise; des visions utopistes progressistes côtoient le retour réactionnaire aux « vraies » valeurs anciennes ; les velléités internationalistes cohabitent avec la montée des nationalismes ; le pacifisme à toute épreuve est contré par la conscience croissante de l’inévitabilité d’un deuxième conflit armé et la nécessité de lutter contre le fascisme. A cette période trouble, les artistes se posent la question de leur rôle social et de leur engagement politique. La question se pose avec d’autant plus d’acuité que, depuis la fin du XIXe siècle, ils ont cherché à rendre l’art autonome, à se libérer des contingences de l’histoire immédiate et de l’imitation de la réalité. Les recherches formelles les plus révolutionnaires se sont opérées à cause de cette « autonomie » de l’art, menant la plupart du temps à une distance vis-à-vis de la réalité politique. A la charnière des deux conflits mondiaux, face à la montée du nazisme et du fascisme, face à la réalité du régime stalinien, face à la guerre d’Espagne, les artistes « s’attaquent » à cette aporie de l’art moderne qui oppose liberté créatrice et message idéologique. Ils prennent position, s’engagent, résistent. Toutefois, leur attitude n’est ni univoque ni unanime. Pour certains, la résistance consiste justement dans la préservation de la liberté personnelle et de l’indépendance apolitique de l’art. En 1936, Raoul Dufy clame, avec une sincérité presque insoutenable au vu des événements futurs, l’indifférence sociale : « Si j’étais Allemand et que je dusse peindre le triomphe de l’hitlérisme, je le ferais, comme d’autres, jadis, ont traité, sans la foi, des sujets religieux. » De même, un peu plus tard, le porte-parole de l’association des Artistes abstraits américains (AAA) créée en 1937, George L. K. Morris rappelle aux artistes que leur devoir est de faire, dans ces temps de guerre, une peinture d’imagination. L’Allemande Leni Riefensthal qui participe à la propagande nazie conservatrice avec des films techniquement avant-gardistes, demandera que ses oeuvres soient reconnues exclusivement comme des créations plastiques. Et que dire de ceux qui nourrissent, avec autant de sincérité que Dufy, l’espoir que le Führer ou le Duce vont reconnaître l’art moderne ? Cet espoir anime les activités futuristes orchestrées par Tommaso Filippo Marinetti ainsi qu’Oscar Schlemmer, professeur au formellement très progressiste Bauhaus, qui envoie à Joseph Goebbels en 1933, année de la fermeture du Bauhaus, une lettre où il tente de défendre les artistes qualifiés de « dégénérés » par le régime nazi : « Les artistes sont au plus profond de leur être apolitiques et il faut qu’ils le soient parce que leur royaume n’est pas de ce monde. C’est toujours l’humanité qu’ils ont en tête, la totalité à laquelle ils doivent être attachés. » A cela s’opposent les cris de Pablo Picasso – « La peinture [est] un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi » - et de Joan Miró – « Il n’y a plus de tour d’ivoire ». Comme eux, nombreux sont les créateurs qui réalisent que, dans ce contexte, aucune production artistique ne saurait être anodine. La Maison de la Culture à Paris 108 inaugure la « querelle des réalismes » (Louis Aragon, André Malraux, René Crevel et Jean Cassou en 1934-1935 et puis les Cahiers d’art en 1939) prônant un art engagé lisible, réaliste, anecdotique, accessible à tous, condamnant de manière sous-jacente les peintres abstraits. Le chef surréaliste André Breton entreprend une action commune avec Leon Trotsky exilé au Mexique : ils fondent la Fédération Internationale pour un Art Révolutionnaire Indépendant et rédigent un manifeste qui définit la situation actuelle de l’art comme intolérable et qui postule que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. De même, le muralisme mexicain – engagé, réaliste et monumental – atteint son apogée dans les années trente avec Diego Rivera et David Alfaro Siqueiros. En Allemagne, les photomontages de John Heartfield et la satire de George Grosz, tous deux membres du parti communiste, dénoncent explicitement la montée du nazisme. On peut inclure dans cette catégorie le photoreportage humaniste qui, extirpant des images sur le vif, montre par des clichés anecdotiques et accessibles comment les événements politiques s’impriment dans la vie des hommes. D’autres artistes, notamment ceux proches du surréalisme, résistent par un art plus personnel, reflétant sur un mode métaphorique l’irrationalité du monde – les monstres de Miró, les machines éruptives inquiétantes de René Magritte, les chimères de Max Ernst. Il y a aussi le cas Guernica, où Picasso, par une synthèse efficace, trouve une solution à l’aporie moderne opposant liberté créatrice et message politique. Ces questions se posent aussi aux artistes américains : quelques-uns tentent de rendre compte, de manière moderne et non conventionnelle, de leur engagement international et universel dans une Amérique trop repliée sur la création-narration de ses mythes propres. Autre possibilité – les artistes travaillant en Italie fasciste ou en Allemagne nazie s’engagent par la satire déguisée : les allégories érotiques ou bibliques de Renato Guttuso ou de Mario Mafai, les caricatures aux notes classicisantes d’Otto Dix et de Rudolf Schlichter. Les paysans dépités de Kazimir Malevitch en URSS nous renseignent sur le désespoir des révolutionnaires, anarchistes et trotskystes, confrontés à la terreur stalinienne. Il y a aussi le silence, souvent ambigu. Le Départ de l’Allemand Max Beckmann qui s’obstine à en nier la métaphore politique, les photoreportages au conformisme imposé du russe Alexander Rodchenko, les dessins de Paul Klee affligé par son exil forcé hors de l’Allemagne. Or, l’exil est également une manière de résister. Orchestré, certes, à la fin des années trente par le gouvernement américain qui veut récupérer les grands noms de la culture européenne, l’exil sauve d’une mort certaine des créateurs plus ou moins affirmés. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : I. Otto Dix (1891-1969) est un des initiateurs, en 1920, du mouvement Dada en Allemagne, qui souligne l’absurdité de la société brutalisée par la guerre. Il sera par la suite poursuivi par les Nazis qui le jugeront décadent et trop critique. Le peintre allemand Otto Dix, dont l’oeuvre a marqué la première partie du XXe siècle, n’a été véritablement révélé au public français qu’en 1978, lors de l’exposition «Paris-Berlin » au centre Georges Pompidou, qui étudiait les rapports et les contrastes entre la France et l’Allemagne de 1900 à 1933. Otto Dix est né en 1891 en Thuringe, près de Géra, dans une famille ouvrière. Il étudie jusqu’en 1914 à l’école des Arts Décoratifs de Dresde, un des centres de l’expressionnisme germanique où il assimile les nouveautés du Blaue Reiter, du Brücke et du futurisme, il devient peintre de portraits. En 1914, porté sans doute par l’atmosphère patriotique qui déferle sur l’Allemagne, il s’engage volontairement et est incorporé à Dresde dans l’artillerie. Il reçoit une formation de mitrailleur et à l’automne 1915, il est envoyé sur le front comme mitrailleur et conducteur d’équipage, dans les Flandres en 1915, à la bataille de la Somme en 1916, puis part sur le front de l’Est, en Silésie et en Russie en 1917 où il est deux fois blessé. Dès 1916, ses dessins de guerre sont exposés à Dresde. La guerre, qui le traumatise profondément, deviendra le thème majeur de son oeuvre, à travers ses toiles, mais aussi par de nombreux dessins et gravures. Dès 1916, est organisée à la galerie Arnold de Dresde une première exposition de ses dessins. Après son retour à Gera en 1918, la guerre devient l’un de ses thèmes principaux, qu’il s’agisse des combats eux-mêmes ou, surtout des conséquences du conflit sur la société allemande (Les joueurs de skat, Le marchand d’allumettes, Rue de Prague, tous réalisés en 1920). La Grande Illusion et la Belle Equipe Sur l’affiche, le soldat allemand, identifiable à son casque à pointe, surplombe la colombe, symbole de la paix, prise dans les barbelés d’un camp de prisonnier allemand pendant la Première Guerre mondiale. Cette affiche traduit le caractère pacifiste du film réalisé par J. Renoir en 1937. Quelle est la grande illusion ? C’est la futilité de la guerre. Les leçons de la Première Guerre mondiale n’ont pas été tirées, l’Allemagne nazie de 1937 construit un nouvel appareil guerrier et se prépare à refaire la guerre. Cette oeuvre pacifiste montre comment, pendant les guerres, les affinités sociales peuvent se manifester malgré les barrières nationales. C’est pourquoi La Grande Illusion a été mise à l’index par Hitler et Mussolini. Réalisateur « traditionnel », J. Duvivier a toujours nié la dimension politique de sa « belle équipe », et le cinéma militant est davantage à rechercher du côté du Renoir du Crime de Monsieur Lange (1935), de La vie est à nous ou de La Marseillaise (1936) 109 Le tableau proposé ici, intitulé Tranchées (Schutzgraben), appartient à une série réalisée durant le temps même de la guerre, parmi laquelle on trouve Trou d’Obus (1917), Trou d’obus avec balle traçante, Soleil couchant (Ypres) peints en 1917 et 1918. L’on voit ici un univers d’apocalypse, dont toute présence humaine a disparu, laissant place à un paysage minéral, à peine parsemé de pieux plantés le long de la tranchée. Le contraste entre la froideur des gris et la violence répétée des rouges, évoque aussi bien le crépuscule d’une civilisation qui disparaît que le sang des combattants qui y ont perdu la vie. L’on trouve donc ici les traits caractéristiques de l’expressionnisme allemand qui choquera tant les milieux traditionalistes, heurtera les nationalistes et plus tard les nazis qui y verront de l’art dégénéré, détruiront certains de ces tableaux et interdiront à leur auteurs de travailler. Après la guerre, sa peinture réaliste du conflit (notamment son triptyque La Guerre exposé à Dresde en 1929-1932) et ses caricatures des profiteurs de la guerre font scandale. En 1923, la toile La Tranchée, décrivant les corps démembrés et décomposés des soldats, provoque une telle fureur du public qu’elle doit être cachée derrière un rideau par le Wallraf-Richartz Museum. En effet, jouant soit sur de violents contrastes de couleurs, sur la déstructuration des volumes et des corps, Dix exprime à la fois la brutalité destructrice du conflit et la déshumanisation des êtres. En 1933, avec l’arrivée des nazis au pouvoir, il est destitué de son poste de professeur à l’école des Beaux Arts de Dresde ; ses oeuvres figurent parmi celles de l’exposition «Art dégénéré » organisée en 1937 à Munich. Dans ses dessins, Dix montre les choses telles qu’il les voit : « C’est pour çà que je suis parti à la guerre… Je voulais voir par moi-même comment un homme peut s’écrouler tout à coup à mes côtés, et mourir, avec une balle qui le frappe en plein milieu… On ne peut donc pas dire que je suis un pacifiste, n’estce pas ? (…) J’ai étudié la guerre de très près (…). Si un artiste veut travailler, c’est pour montrer aux autres comment c’était. J’ai surtout représenté les atrocités découlant de la guerre. J’ai choisi de faire un véritable reportage sur celle-ci, afin de montrer la terre dévastée, les souffrances, les blessures. » Otto Dix, Triptyque de La Guerre, tempera sur bois, 1929-1932, Gemäldegalerie Neue Meister, Stadtmuseum, Dresde. Ce tableau plus tardif (1929-1932) se veut plus solennel et n’est pas sans rappeler l’influence des peintres allemands de la Renaissance, en particulier Matthias Grünewald dans le Retable d’Issenheim (XVe siècle), conservé au Musée des Unterlinden à Colmar, et que Dix a eu l’occasion d’étudier lors de son séjour en Alsace, alors allemande (et la Création du monde de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine). Son style traduit une violence et une morbidité que souligne le choix de couleurs crues. L’oeuvre entière reprend la forme d’un retable. Ce tableau représente le panneau central que le peintre a structuré en deux parties : la partie inférieure, une tombe ou plutôt une fosse commune, évoque la froideur et l’immobilisme de la mort, voire une certaine sérénité. Cette représentation contraste fortement avec la violence de la scène du haut, celle des « vivants » sur le champ de bataille confrontés aux ruines et aux cadavres. Le peintre a voulu traduire l’horreur de la guerre : champs de ruine avec un paysage quasi lunaire creusé par les obus ; décomposition et enchevêtrement des cadavres mutilés. On peut également remarquer la mort planant sur la scène sous la forme d’un cadavre décharné. L’image d’un survivant au masque à gaz a un côté dérisoire et déshumanisé. L’œuvre est sans doute la plus célèbre d’Otto Dix concernant la Première Guerre mondiale. Elle représente l’extrême violence du champ de bataille qui s’explique en très grande partie par l’usage massif d’une artillerie de plus en plus puissante. Le panneau central reprend la composition de La Tranchée, une oeuvre antérieure de Dix. Plus aucun abri n’est possible, et le paysage est désolant : maisons détruites, arbres calcinés. Les cadavres renforcent l’impression d’épouvante et le seul être vivant est déshumanisé par le port d’un masque à gaz. Au-dessous, sur la prédelle, les corps représentés peuvent être des combattants endormis ou bien déjà morts dans un abri qui ressemble à un cercueil de fortune. Le panneau de gauche représente le départ des soldats au front et celui de droite le retour de blessés parmi les morts. Otto Dix dénonce ici l’extrême violence de la guerre. « Je crois que personne d’autre n’a vu comme moi la réalité de cette guerre, les déchirements, les blessures, la douleur. J’ai choisi le reportage véridique sur la guerre ; je voulais montrer la terre torturée, les douleurs, les blessures» (in O. Dix, E. Herscher 1992, propos rapportés par S. Sabavsky). Otto Dix vécut la Première Guerre mondiale de l’automne 1915 jusqu’en décembre 1918, au front, produits par la CGT, mais La Belle Équipe a été rattrapée par l’esprit du temps. Tous les thèmes de 1936 sont présents : le chômage, la guerre civile espagnole et ses réfugiés, la solidarité amicale, l’espoir dans la formule des coopératives. Les relations entre les différentes classes sociales apparaissent également comme l’axe central de La Grande Illusion. Sont mis en présence dans ce film durant la Première Guerre mondiale deux prisonniers français, le noble de Boeldieu et le mécano Maréchal ainsi que leur geôlier Von Rauffenstein, un aristocrate allemand. En prônant la réconciliation sociale et internationale, La Grande Illusion reflète le pacifisme ambiant de la société française des années 1930. Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945), romancier, essayiste et journaliste, ancien combattant, est dans les années 1920 proche des surréalistes ainsi que de l’Action française, puis de certains courants du parti radical au début des années 1930. Dans les semaines qui suivent le 6 février 1934, il se déclare fasciste, puis adhère en 1936 au Parti populaire français de Jacques Doriot. Gilles (1939, est son roman le plus connu : à travers le personnage de Gilles Gambier, il présente un tableau de la France de l’entre-deuxguerres se terminant par l’engagement du héros aux côtés des franquistes, dans la guerre d’Espagne. Censuré à sa parution, le roman ne paraît dans sa version intégrale qu’en 1942. Chantre de la collaboration, Drieu La Rochelle se suicide en 1945. Robert Brasillach : homme d’extrême droite, écrivain, journaliste et critique de cinéma, connu pour sa fascination par l’Allemagne nazie et son engagement dans la collaboration. Notre avant-guerre : il ne s’agit pas d’un témoignage mais d’une réécriture. Le livre est rédigé en 1939-1940 et couvre les années 1925 à 1939 depuis l’arrivée de Robert Brasillach, âgé de seize ans et demi, à Paris pour préparer le concours d’entrée à l’École normale supérieure. Cela explique la filiation faite entre le 6 février 1934 et la « Révolution nationale » avec, dans le texte un télescopage entre la vision de l’État français et celle de Clemenceau qui, en tant que radical, considérait la Révolution française comme un seul « bloc ». Robert Brasillach (1909-1945), ancien normalien, vient de l’Action française, qu’il juge vite dépassée. Rédacteur en chef de Je suis partout, il y exprime un antisémitisme très virulent. Il est condamné à mort lors de l’épuration, en 1945. Malgré les démarches d’intellectuels auprès du général de Gaulle, sa grâce est refusée et il est exécuté le 6 février 1945. Brasillach a fait partie de cette génération 110 en France, dans les Flandres et en Russie. Avec les quelque 500 dessins que constituent son oeuvre de guerre, Dix produit une contribution originale à l’expressionnisme allemand. En 1923, Dix réalise un grand panneau qui représente le carnage inutile : La tranchée. Cette composition politique crée un scandale. Installé à Dresde à partir de 1929, il entreprend l’ultime version de La guerre : une composition synthétique en plusieurs panneaux qui reprend La tranchée comme élément central mais en atténuant l’agressivité. Il faut préciser que Dix achève son oeuvre à la veille de l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il sera l’une des figures emblématiques de ce que les nazis nommeront « l’art dégénéré ». Le tableau Les Flandres est conçu par Otto Dix comme un rappel des horreurs de la Grande Guerre au moment où l’Allemagne, devenue nazie, se lance dans une dynamique belliciste. Son originalité vient de la précision de la description du champ de bataille, des tons de feu du ciel et de la terre mais surtout de la symbiose des corps morts ou blessés avec la boue : l’homme et la terre n’ont plus d’existence que matérielle, ils sont mêlés l’un à l’autre et réduits en une seule et même matière morte, dans un paysage devenu dantesque. Dans ce tableau, appelé Les Joueurs de skat, trois mutilés de guerre jouent aux cartes, comme dans une parodie caustique des Joueurs de cartes de Cézanne. Éclairés par une ampoule sur laquelle est esquissée une tête de mort, ces « gueules cassées » ne peuvent plus tenir leurs cartes en main sans l’aide de multiples prothèses. Sur les boîtes crâniennes des deux joueurs de gauche, une femme et un homme enlacés rappellent que les invalides sont condamnés à ne plus avoir de relations sexuelles, si ce n’est en rêve. Le joueur de droite arbore une dérisoire Croix de fer. Le recours au collage, typiquement dadaïste, a une dimension ironique : les journaux font écho au « bourrage de crâne », alors que sur la feuille d’aluminium qui sert de mâchoire au porteur de la croix de guerre, l’artiste a inscrit ironiquement : « Prothèse de mâchoire inférieure de la marque Dix ». Il devient à sa façon un profiteur de guerre ! Rien de surprenant à ce que ce professeur à l’École des beaux-arts de Dresde soit l’objet de poursuites de la part des nazis dès leur arrivée au pouvoir. Plus de 250 de ses toiles sont alors détruites et il est contraint de s’exiler en Suisse. II. Le Front populaire : un cinéma militant ? Durant le Front populaire, militantisme politique et recherche esthétique donnent naissance à des films qui font désormais partie de notre patrimoine artistique. Septembre 1936 : trois ardents cinéphiles – Henri Langlois, Georges Franju et Jean Mitry – fondent la Cinémathèque. La même année, des critiques de cinéma, irrités par le conservatisme du Grand prix du cinéma français qui venait d’échoir à L’Appel du silence (hagiographie du père de Foucauld réalisée par Poirier), créent le prix Louis-Delluc sur des critères exclusivement artistiques. De fait, les Delluc 1937, 1938 et 1939 iront aux Bas-Fonds (Renoir), Le Puritain (Musso) et Quai des brumes (Carné), œuvres de qualité. Par ailleurs, à cette période, on assiste à l’engagement politique de certains réalisateurs : « Le Front populaire nous a légué des films qui sont indubitablement des œuvres à résonance sociale, ceux de Renoir en particulier. » (Geneviève Guillaume-Grimaud, Le Cinéma du Front populaire, Lherminier, 1986). Un cinéma militant Dès 1935, Jean-Marie Daniel réalise un moyen métrage indépendant racontant la prise de conscience politique d’un chômeur, mais La Marche de la faim ne connaîtra pas de distribution commerciale, et c’est le parti communiste qui, le premier, comprend l’importance de la propagande par le cinéma. Il commande donc un film pour le diffuser au cours de sa campagne électorale. Tourné en février-mars 1936, La vie est à nous est financé par une collecte publique qui fournit 50 kg de pièces, le PC assurant le reste du budget. Jean Renoir supervise la coréalisation d’André Zwobada, Jacques Becker et Jean-Paul Le Chanois, mais le film se veut entièrement collectif et, selon Paul Vaillant-Couturier (qui a participé à l’écriture du scénario), « donne déjà une idée de ce que pourra être le film français lorsqu’il sera dégagé de la servitude de l’argent et qu’il sera le film du peuple » (L’Humanité, 2 octobre 1936). Reprenant le plan du rapport de Maurice Thorez « L’union de la nation française » présenté au VIIIe Congrès à Villeurbanne, le film juxtapose des documents d’actualité et plusieurs séquences reconstituées ou de fiction pure, la politique de « la main tendue » se marquant par l’absence de toute attaque contre l’armée et l’Église. La vie est à nous n’obtient pas son visa de censure, ce qui est dans intellectuelle qui rêve d’une régénération autoritaire, d’une « révolution nationale » dans l’esprit de Charles Maurras. En 1936, il découvre, fasciné, la réalité du fascisme en Italie et en Espagne et, de retour en France, devient le rédacteur en chef de Je suis partout. Il effectue un long séjour en Allemagne en 1937, notamment à Nuremberg. Après sa libération d’oflag, au printemps 1941, il s’engage sans réserve dans la défense de la collaboration. Ses écrits, violemment antisémites, lui valent d’être en 1945 le seul intellectuel français condamné à mort et exécuté. Victor Serge (1890-1947) est le fils de Russes exilés en Belgique, mais il devient membre du Parti communiste russe, puis collaborateur de Zinoviev au Komintern. À la mort de Lénine il se rapproche de Léon Trotski, dans l'opposition à la ligne de conduite du Parti sous la dictature de Staline. Il en est radié en 1928 et est emprisonné par la Guépéou en 1933, et déporté en Sibérie. Il ne doit alors son sauvetage qu'à une campagne internationale de gauche menée en sa faveur, notamment par Trotski, André Gide, André Malraux, Romain Rolland, Henri Barbusse et le Cercle communiste démocratique, à la suite de laquelle il est libéré et banni d'URSS en 1936. Journaliste dans des revues comme en Belgique à Les Temps Nouveaux, Le Libertaire, La Guerre Sociale, ou à Paris avec L'Anarchie, écrivain avec des romans humanistes et libertaires comme Les Hommes dans la prison ou L'Affaire Toulaev, témoin avec Mémoires d'un révolutionnaire (1901-1941), il est un de ceux qui a contribué à diffuser une image différente et critique de l’URSS à l’étranger. « Le vieil adage du nouveau Reich : sang et acier » John Heartfield est très engagé au parti communiste avant l’accession de Hitler au pouvoir. Son exil devient vital dès 1933, date à partir de laquelle il multiplie les photomontages, parfois cinglants, toujours ironiques, critiquant la politique menée par les nazie à l’intérieur comme à l’extérieur mais surtout les méthodes. Ici la croix gammée se transforme en un instrument de torture dégoulinant de sang, en référence à la violence extrême et criminelle perpétuée par les nazis. Ancien dadaïste, Helmut Herzfelde – il anglicise son nom en John Heartfield pendant la Première Guerre mondiale en guise de protestation — a fait du photomontage une extraordinaire arme pour dénoncer la montée du nazisme. Militant communiste, il collabore régulièrement au magazine ArbeiterIllustrierte-Zeitung. La férocité et l’acuité de ses photomontages lui ont valu une extraordinaire réputation et… la haine des 111 l’ordre des choses, mais ce qui l’est moins est qu’après la victoire l’interdiction soit maintenue par Jean Zay, ministre en charge du cinéma, qui autorise uniquement les séances privées, en raison de la tension persistante entre socialistes et communistes. Pourtant satisfait du résultat, le PC commandera un nouveau moyen métrage traitant de la misère des vieux retraités. Sorti en juillet 1937, Le Temps des cerises de Le Chanois ne connaîtra lui aussi qu’une exploitation confidentielle, mais les deux films constituent néanmoins les seules réalisations pionnières antérieures au courant militant post-soixante-huitard ! La Marseillaise et la Révolution 1939 devant célébrer le cent-cinquantenaire de la Révolution, le Front populaire ne pouvait pas laisser passer un tel anniversaire. L’idée d’y consacrer un grand film circule dans les milieux du pouvoir dès la victoire de 1936. Un documentaire retrace déjà La Naissance de La Marseillaise (Séverac), mais le projet ne s’affirme vraiment qu’au début 1937. La CGT met en place un comité de coordination soutenu par le PC qui veut exalter une période fédérant tous les Français. Le sujet est néanmoins délicat, le symbole représenté par l’hymne national étant parfois discuté face à L’Internationale. Le projet sera donc lancé comme « le grand film sur le Front populaire » et « le film de l’union de la nation française », union fêtée lors des grandes manifestations populaires que furent les 14 juillet 1935 puis 1936. En mars 1937, Jean Renoir est désigné comme réalisateur. Metteur en scène depuis 1924 (Nana, 1926 ; La Chienne, 1931 ; Boudu sauvé des eaux, 1932 ; Madame Bovary, 1934, etc.), le fils d’Auguste Renoir, « ce gros garçon qui lève le poing dans les meetings » (selon Bardèche et Brasillach, intellectuels de droite) s’impose à Jacques Duclos après La vie est à nous. C’est, selon l’expression consacrée, un « compagnon de route » du PC qui donne des chroniques à Ce soir, le quotidien communiste dirigé par Aragon. De plus, en 1935, Toni (passions méditerranéennes, esthétique néoréaliste et contexte social accusé) puis Le Crime de monsieur Lange écrit par Jacques Prévert et le groupe Octobre (le meurtrier de l’odieux patron est acquitté par le jury populaire) ont donné des gages solides de ses idées de gauche tandis que Les Bas-Fonds (1936, d’après Gorki) et La Grande Illusion (1937, pacifisme et solidarité nationale au-dessus des catégories sociales) ont apporté le succès public à celui qui est désormais LE grand cinéaste français. Une vente de tickets à valoir sur le prix des places lors de la projection en salles amorce la production, le scénario évolue constamment et les castings les plus délirants sont avancés. Mais, lorsque le tournage débute, le film a été bien repris en mains par Renoir qui élimine les célébrités de la Révolution pour faire incarner l’élan nouveau par les jeunes anonymes de Marseille, tandis que l’esprit du passé reste figuré par Louis XVI et Marie-Antoinette eux-mêmes. Le sens et la forme du film ainsi trouvés, Renoir s’attache à l’exactitude profonde des choses. Non seulement les personnages sont inspirés par d’authentiques fédérés de 1792 qui ont laissé leurs noms dans les archives des Bouches-du-Rhône, mais toutes les séquences sont vraies, des phrases du roi au maniement des armes. Quant à l’idéologie qui sous-tend le récit historique, elle est celle du parti communiste en 1936, c’est-à-dire bien intégré au gouvernement d’union des forces de gauche, et montre le PEUPLE luttant contre le roi (sans combats de chefs, style Danton contre Robespierre) et dont le pacifisme ne sera réduit que par l’invasion étrangère. En fait, ce n’est plus la situation du Front populaire lors de la sortie du film en février 1938. Les spectateurs boudent l’absence des vedettes attendues et les critiques ne réagissent qu’en fonction de la ligne politique de leur journal. Sans le lyrisme propagandiste du Cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1925) que l’on retrouve un peu dans le Napoléon d’Abel Gance ressorti en 1938, et loin du genre film à costumes pompeux et événementiel (Entente cordiale, L’Herbier, 1939) ou humoristique et bourré de mots d’auteur (Remontons les Champs-Élysées, Sacha Guitry, 1938), l’œuvre de Renoir ne pouvait que choquer parce que atypique dans un genre habituellement très codifié. Pourtant, épousant les nouveaux courants de l’Histoire (traiter de ce qui a entraîné le 10 août 1792 plutôt que de la prise de la Bastille ; peindre la province ; désolenniser Louis XVI et échapper aux conventions antiroyalistes), La Marseillaise est un film moderne qui construit une épopée populaire autour de l’idée de nation. Traquant paradoxalement le symbolique au moyen d’une mise en scène réaliste créatrice de sens, Renoir filme brillamment une foi en marche. Le cinéma reflet de son temps Préférant aux leçons du passé historique l’engagement dans le présent contre les choix de la politique étrangère non interventionniste, André Malraux filme quant nazis. Il dut s’exiler dès l’arrivée au pouvoir de Hitler, revenant s’installer en RDA en 1950 (il y meurt en 1968). Photomontage de John Heartfield (18911968) dénonçant la terreur nazie Né à Berlin, Heartfield, communiste, fuit l’Allemagne nazie et se réfugie à Londres. Il poursuit son activité artistique par ses photomontages, dénonçant les fascismes, subissant tout à la fois l’influence de l’expressionnisme, du cubisme et du futurisme. Le photomontage présenté ici dénonce la violence du national-socialisme évoquant la violence politique et culturelle (la pratique des autodafés). Sur le photomontage, on voit Goebbels, le ministre de la propagande du Reich, en maître d’oeuvre de l’autodafé. L’incendie du Reichstag, intervenu dans la nuit du 27 au 28 février déclenché par un chômeur d’origine hollandaise, Marinus Van der Lubbe, que l’on présenta comme communiste, fut exploité par le régime pour interdire le parti communiste allemand, emprisonner des milliers de ses adhérents et suspendre les libertés individuelles à travers le décret « pour la protection du peuple et de l’État » signé par Hindenburg. Ce photomontage met en évidence la volonté d’épuration pour parvenir à la pensée unique. C’est un document d’origine communiste – les communistes sont les premières victimes de la répression nazie – critiquant les autodafés allemands : on y voit Goebbels, ministre de la Propagande, organiser (sur fond de Reichstag lui aussi en flammes, allusion à l’incendie de février 1933), la destruction d’oeuvres jugées antiallemandes, comme La Montagne magique de Thomas Mann, des livres de Heinrich Heine, Berthold Brecht mais aussi de Lénine, un livre d’Ilia Ehrenburg, écrivain russe, À l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque (gothique) caché en partie, au premier plan, par un ouvrage appelé Un homme de notre temps. Il y a aussi Le Brave Soldat Schweik de Hasek. Le bidon à droite désigne le produit utilisé par « le pyromane Goering » – allusion à l’incendie du Reichstag que l’on distingue à l’arrière-plan. L’autodafé de mai 1933 est spectaculaire parce qu’il est le premier et qu’il rend visible le projet nazi. Il n’est toutefois pas le seul acte de barbarie culturelle perpétué par les nazis : l’exposition sur l’art dégénéré, l’exil ou la déportation de certains artistes majeurs de cette période montre non seulement la volonté de faire advenir une culture nouvelle dans l’Allemagne devenue nazie, mais aussi le désir profond de gommer les traces d’un passé dérangeant pour les démonstrations idéologiques du nouveau régime. Photomontage de John Heartfield, Arbeiter Illustrierte Zeitung, août 1935 112 à lui, en pleine guerre d’Espagne, les forces républicaines. Sierra de Teruel est un hymne à la liberté, fiction documentaire mi-écrite mi-improvisée avec les combattants eux-mêmes. L’interpénétration du réel et des reconstitutions renforce la vérité et la sincérité de cette œuvre unique dont la déclaration de guerre repousse la sortie à juin 1945 sous le titre L’Espoir. Si les personnages de La Belle Équipe ne font pas de politique, le film de Julien Duvivier, tourné l’été 1936 dans un climat euphorique et sorti en septembre, saisit les principales composantes de l’esprit de l’époque (il a été écrit avant la victoire électorale). Au même titre que Le Jour se lève de Marcel Carné ou La Grande Illusion de Jean Renoir, La Belle Équipe, que Julien Duvivier réalise juste après avoir tourné La Bandera, illustre à merveille l’esprit de 1936, ce mélange de foi naïve en un avenir heureux et d’inébranlable croyance en la bonté de l’humanité. Le scénario du film, la personnalité des acteurs, la qualité des dialogues et de la musique – c’est aussi dans ce film qu’est née la célébrissime chanson « Quand on s’promène au bord de l’eau » –, tout concourt à faire de La Belle Équipe un des succès de l’année 1936. Duvivier dut d’ailleurs, à la demande du public, changer la fin du film jugée trop tragique pour « coller » à l’optimisme du moment. Il ne s’agit donc pas d’illustrer promesses et espoirs des discours officiels dans cette histoire de cinq chômeurs gagnant à la loterie. Enthousiasmés, ils achètent une petite maison au bord de la Marne où ils vont aménager une guinguette. Mais les ennuis s’accumulent et Gina (Viviane Romance) transforme en haine l’amitié robuste qui liait Jeannot (Jean Gabin) et Charlot (Charles Vanel), jusqu’à ce que le premier tue le second. Désespéré, il répète alors, hébété : « C’était une belle idée. Une belle idée qu’on avait eue… Trop belle, bien sûr, pour réussir. » On voit la symbolique du récit : la belle idée, c’est la solidarité ouvrière ; les camarades forment une petite coopérative, la convivialité de classe qui les unit favorise l’entreprise, un populisme chaleureux s’exprime par la chanson Quand on s’promène au bord de l’eau, l’émotion étant à son comble lorsqu’ils triomphent de la pluie et du vent en se couchant tous ensemble sur le toit de la maison soulevé par la tempête. Mais on perçoit aussi les difficultés – chômage, mauvais accueil des réfugiés espagnols – et le pessimisme final rebuta le public à tel point que les distributeurs imposèrent une autre issue dans laquelle l’amitié virile est préservée face aux manigances de la femme fatale ! En outre, aucun des autres films tournés par Julien Duvivier d’ici la guerre ne retrouvera ce goût du social : Pépé le Moko (1936) est un polar à Alger, L’Homme du jour (1936) une vitrine pour Maurice Chevalier, Un carnet de bal (1937) ranime les souvenirs d’amours anciens, Toute la ville danse (1938) adapte une opérette, La Fin du jour (1938) filme les rancœurs de vieux comédiens en maison de retraite et La Charrette fantôme (1939) est une fable fantastique nordique. C’est par contre avec sympathie que Renoir décrit le milieu des cheminots dans son adaptation de Zola, La Bête humaine (1938), et le monde rural vu par Marcel Pagnol n’est pas sans pertinence (Regain, 1937 ; La Femme du boulanger, 1938) de même que sa peinture féroce du milieu des affaires (Topaze, 1936). Indiscutablement le cinéma de 1935 à 1939 s’inscrit moins hors du temps qu’à d’autres périodes de son histoire et Jean Gabin multiplie alors avec succès les rôles de « prolo » comme il s’abonnera à ceux de truand ou de notable dans les années 1960. En 1938, un drame se situe dans la mine (Grisou, Canonge) et une comédie évoque les congés (Vacances payées, Cammage) ; Prison sans barreau (Moguy, 1937) dénonce l’enfance malheureuse et Monsieur Coccinelle (Bernard-Deschamp, 1938) souligne l’antiparlementarisme de la petite bourgeoisie. Cependant la médiocrité de ces films minore fortement leur force de témoignage. Si bien que, lorsque les Menaces (c’est le titre d’un film de Gréville qui sortira en janvier 1940) assombrissent inexorablement les relations internationales, La Règle du jeu, « drame gai » de Renoir (juillet 1939), fustige une société dont les chamailleries s’exacerbent entre un gouffre et une éruption volcanique, mais le public, une fois encore, ne veut pas voir la description lucide de cette atmosphère de fin du monde. C’est l’avant-guerre et le Front populaire n’est déjà plus qu’un souvenir. Affiche du film Espoir d’André Malraux Des combattants et un avion s’élancent vers l’ennemi, sous la lumière d’un soleil aux couleurs rouge jaune violet du drapeau de l’Espagne républicaine. Dans les jours qui suivent le coup d’État nationaliste espagnol, André Malraux part pour Barcelone. Il contacte les républicains, puis revient en France pour obtenir une aide officielle du gouvernement Blum. Malgré l’engagement du gouvernement français dans une politique de non-intervention, il obtient une trentaine L’auteur détourne ici une scène banale : le traditionnel repas de famille. Tous les membres de la famille sont réunis dans la salle à manger, y compris le bébé dans sa poussette et le chien sous la table. Mais tous mangent du métal, puisqu’il n’y a plus de beurre et que Goering a dit que « le métal a fortifié le Reich ». Prenant au mot leur dirigeant, ces « bons Allemands » mangent donc du métal ! Cette caricature par l’absurde, presque surréaliste puisqu’on voit les convives avaler des morceaux de bicyclette et mordre dans une hache, est une dénonciation du régime nazi, bien installé à cette date en Allemagne. L’obéissance aveugle est un symptôme de l’embrigadement de la population. Le décor de la pièce (papier peint à croix gammées, coussin à l’effigie d’Hindenburg, portrait d’Hitler) contribue à faire des personnages des créatures totalement aliénées par le totalitarisme. Caricature antifasciste de Scalarini (18731948) Employé des chemins de fer, Giuseppe Scalarini (signe avec une échelle, scala en italien, suivi de « rini ») fut influencé par graphistes français tels que Caran d’Ache. Socialiste, il devint bientôt le dessinateur de plusieurs journaux de gauche et notamment l’Avanti, en 1911. Opposant au fascisme, il fut emprisonné et envoyé en relégation dans les îles Lipari. La vignette présente le fascisme comme le bras armé de la réaction. Derrière le squadriste (identifiable à la tête de mort sur la manche) armé d’un revolver, se dissimule un personnage symbolisant le capitalisme tenant un sac d’or portant la mention « profits de guerre ». On retrouve ici, la dénonciation classique du bourgeois associé au « gros ». D’autres symboles signalent que le dessin entend dénoncer la complicité de l’ensemble des élites dans la répression du mouvement ouvrier en 1920 : fourche pour sa composante agraire, clef pour sa composante industrielle et sac d’or pour sa composante financière. D’autres symboles dépassent des poches du capitaliste évoquant la franc-maçonnerie et la religion chrétienne. Le fasciste tire sur un cortège identifié comme « prolétariat ». Stefan Zweig, auteur juif autrichien, est l’un des écrivains les plus réputés en Europe dans les années 1930. Ses livres sont au nombre de ceux qui sont brûlés lors des autodafés géants organisés par les nazis. Réfugié au Brésil pour fuir la barbarie nazie, Zweig retrace l’évolution de l’Europe dans un livre de souvenirs écrit en 1941 et publié en 1944, après sa mort, à Stockholm. Dans un chapitre de son livre-témoignage intitulé « Incipit Hitler », il décrit l’ascension du Führer. Ayant achevé son livre, Zweig se donne la mort le 23 février 1942. 113 d’appareils et forme une escadrille de pilotes étrangers. Dans les premiers mois de la guerre, cette escadrille fut la seule à s’opposer à l’aviation de Franco, notamment lors de la bataille de Teruel.Peu à peu, tous ses appareils furent détruits par les avions modernes envoyés aux nationalistes par Hitler et Mussolini. INTELLECTUELS ET ENGAGEMENTS POLITIQUES Création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes Trois semaines après le 6 février 1934, le journal socialiste Le Populaire publie un manifeste, texte fondateur du futur « Comité de vigilance des intellectuels antifascistes ». Ses trois signataires les plus notoires, le philosophe Alain, proche du parti radical, Paul Langevin, compagnon de route du parti communiste, et le socialiste Paul Rivet, préfigurent le futur Rassemblement populaire, né quelques mois plus tard. Ce texte joua un rôle essentiel dans la mobilisation des intellectuels de gauche contre le danger « fasciste ». « Pour la défense de l’Occident » Mussolini veut s’emparer du seul territoire de l’Est africain non encore colonisé et venger le désastre d’Adoua en 1896 (échec de la conquête du pays par les Italiens). La guerre n’est pas la promenade militaire prévue. Les troupes éthiopiennes repoussent d’abord les Italiens, avant de ployer devant une armée utilisant tous les moyens modernes dans les combats. La guerre d’Éthiopie inaugure une nouvelle ère des relations internationales : mise en relief de l’impuissance de la SDN à défendre un de ses membres, début du rapprochement entre l’Allemagne et l’Italie. En France, les intellectuels de droite signataires du texte s’opposent à l’interprétation de cette guerre et à la question des sanctions éventuelles de la SDN. André Malraux et André Gide en 1934 Dans les années 1930, l’antifascisme devient un thème très mobilisateur parmi les intellectuels de gauche. Le parti communiste français qui, jusque-là, avait exercé une attraction limitée, acquiert sur ce thème antifasciste un écho beaucoup plus important qu’auparavant. Nombre d’intellectuels adhèrent au parti ou, sans en être membres, s’alignent sur ses vues : ce sont les « compagnons de route » (ici André Gide et André Malraux). Le voyage en URSS est alors à la mode. Les visiteurs occidentaux, pour la plupart très procommunistes à l’origine, sont soigneusement encadrés par des agents soviétiques qui cachent systématiquement la réalité répressive et les échecs économiques du régime. André Gide est le premier qui, parti avec des positions favorables à l’URSS, en revient avec un point de vue plus nuancé. Son livre (Retour de l’URSS, 1936) scandalisa les communistes et eut un grand retentissement. François Mauriac et la guerre d’Espagne Empreint d’un catholicisme fervent, romancier reconnu, membre de l’Académie française à partir de 1933, François Mauriac s’engage en 1936 dans la défense des civils lors de la guerre civile espagnole, ici après le bombardement de la ville de Guernica par l’aviation nationaliste (avril 1937). Ce texte marque le début de son engagement politique. Miro et la guerre d’Espagne Peintre espagnol proche de Picasso et des surréalistes français, Miro s’engage, comme de nombreux artistes et intellectuels, dans le conflit qui ravage son pays à partir de 1936. Plusieurs de ses oeuvres témoignent de la violence du conflit et des souffrances des populations civiles, mais c’est cette affiche de 1937 qui manifeste le plus son engagement en faveur des Républicains : il s’attache à convaincre une opinion française majoritairement pacifiste de la nécessité d’une intervention. Cet appel reste pourtant lettre morte, Léon Blum, moins par conviction que par souci de maintenir l’alliance avec les radicaux, refusant toute aide militaire à l’Espagne. L’engagement des intellectuels dans la guerre d’Espagne Une série de livres favorables aux républicains ou offrant une méditation sur la guerre : – Malraux raconte son combat ; Bernanos oppose aux idées totalitaires (nazisme, 114 fascisme, communisme) les valeurs de l’Évangile ; – Koestler, journaliste capturé et condamné à mort, raconte sa captivité dans les prisons franquistes ; – Hemingway livre un roman de guerre et une méditation sur le destin de l’homme. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 115 HC – Les droites en France 1848-1939 Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Sources et muséographie : Ouvrages généraux : René Rémond, Les Droites aujourd'hui, Seuil, Points histoire, 2007, 271 pages Rémond R., Les Droites en France, Aubier, 1982. Sirinelli Jean-François (dir.), Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, (1992) 2004, 3 vol., 684, 771 et 956 p. (coll. «Essais») P. Lévêque, Histoire des forces politiques en France, (1880-1940), vol. 2, Armand Colin, Paris, 1994. R. Girardet, Le nationalisme français (1871-1914), Seuil, Points Histoire. Z. Sternhell, Ni droite, ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Complexe, Bruxelles, (1983) 2000. Z. Sternhell, La droite révolutionnaire (1885-1914), Seuil, 1978. M. Winock, Histoire de l’extrême droite en France, Seuil, 1993. M. Winock, Nationalisme, fascisme et antisémitisme en France, Seuil, 1994. S. Berstein, Le six février 1934, «Archives », Gallimard, Paris 1975. P. Manchefer, Ligues et fascismes en France, 1919-1939, PUF, 1974. Documentation Photographique et diapos : Revues : La Droite: Les hommes, la culture, les réseaux / Collectif, in LES COLLECTIONS DE L'HISTOIRE, N° 14, Janvier 2002 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Depuis une vingtaine d’années, une partie du débat historiographique sur les années 1930 a porté sur l’ampleur, ou pas, d’une imprégnation fasciste en France à cette date. Si l’historien Zeev Sternhell et plusieurs historiens anglo-saxons considèrent que cette imprégnation a été profonde, la plupart des historiens français ne partagent pas cette analyse. Tous se retrouvent cependant sur le constat de l’importance de l’antifascisme comme moteur et ciment de l’union des gauches françaises. R. Rémond insiste, à propos du 6 février 1934, sur l’absence de coordination des ligues (pas de « plan concerté » « pas de programme commun »), sur l’absence de tactique de coup d’État prémédité. La manifestation ne réunit pas que des militants aguerris mais « la foule habituelle des curieux ». Pour R. Rémond la manifestation est la réponse à la crise économique et à la crise de la démocratie (« conséquences de la crise économique », « le vieux cri « à bas les voleurs » exprime l’antiparlementarisme »). Par sa forme, elle prend donc selon lui racine dans l’histoire nationale de la démocratie directe ; et les ligues, héritières d’une tradition venue du bonapartisme, proposent une République à exécutif fort, autoritaire, s’appuyant sur un mouvement populaire mais sans visée totalitaire de soumission et de transformation de l’homme. Z. Sternhell soutient le contraire ; admettant une définition plus large du fascisme, il voit dans les Croix-de-Feu et Vichy un fascisme français. La combinaison des formes d’organisation (« caractéristiques d’un mouvement de révolte contre les principes et les règles du jeu démocratique ») mais aussi de l’idéologie (« nationalisme antilibéral et autoritaire ») sont, selon lui, le fondement du fascisme. Ce débat sur la nature des ligues et finalement de Vichy sont toujours d’actualité. Les Droites en France Les Droites en France est un ouvrage d'histoire politique de René Rémond, publié en 1954 sous le titre La Droite en France de 1815 à nos jours et généralement considéré comme l'un des travaux les plus importants de la science politique française et comme l'un des signes avant-coureurs du renouveau de l'histoire politique dans les années 1980. La première édition est publiée en 1954 aux éditions Aubier sous le titre La Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : Rencontre avec J. F. Sirinelli, à l'occasion de la parution de Histoire des droites en France (collectif, 1992) Histoire des droites en France est un titre qui mérite que l'on s'y attarde. D'abord, il y a ce pluriel, « des droites », alors qu'on dit toujours, communément, « la droite ». Ensuite, ce « en France » qui laisse supposer que les droites françaises ont une spécificité... J. F. Sirinelli — C'est René Rémond qui, le premier, a parlé des droites au pluriel. Au début des années cinquante, il part des différents courants de la droite. Puis, très vite, il affirme qu'il y a des familles très différentes, apparues à des phases différentes de l'histoire française. Et qui, de ces naissances successives, gardent des traits spécifiques qui les opposent les unes aux autres. Toute l'historiographie française a confirmé, depuis, ce qui était initialement une intuition. En ce qui concerne le deuxième aspect, nous montrons que les droites naissent précisément à l'été 1789, sur le problème des pouvoirs conférés au roi dans le cadre d'une monarchie constitutionnelle. Mais ce qui est intéressant, c'est moins cette bipolarisation que ce qui fait la spécificité française, à savoir le côté aigu de cette opposition. Dans le cas français, cette structure binaire engage des cultures, c'est le thème du tome Il, et des sensibilités, c'est le thème du tome III. Qui dit « les droites » dit forcément « les 116 Droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d'une tradition politique. L'ouvrage est mis à jour en 1963, après la fin de la Quatrième République ; en 1968, après la crise de mai ; et en 1982, après le passage de la droite dans l'opposition, cette quatrième édition prenant le titre actuel. L'ouvrage a été prolongé et actualisé en 2005 par Les Droites aujourd'hui, dans lequel Rémond revient sur les critiques adressées à sa thèse et en discute l’actualité. La thèse des trois droites Dans Les Droites en France, René Rémond développe une thèse novatrice selon laquelle il n'y aurait pas en France une seule droite, mais trois, les droites légitimiste, orléaniste et bonapartiste. Tout au long de son ouvrage, il s'efforce de retrouver dans chaque courant de la droite l'essence de ces trois idéologies, et analyse successivement les divers avatars de la droite pour y déceler l'héritage légué par le légitimisme, l'orléanisme et le bonapartisme. Son étude met en évidence une continuité, une filiation entre les différents mouvements de la droite depuis les conflits du XIXe siècle. Il apparaît en réalité que la droite à évolué depuis 1789, mais sans jamais trahir ses racines profondes. L'ouvrage se compose de seize chapitres que l’on peut regrouper en trois parties : 1. Rémond tente tout d'abord de définir la droite et les trois courants qui la composent (chapitres I à V). 2. Puis il montre les évolutions qu'elle subit et les difficultés qu'elle rencontre entre la chute du Second Empire et la Seconde Guerre mondiale (chapitres VI à XI). 3. Enfin, il s’intéresse au renouveau contemporain de la droite (chapitres XII à XVI). Recherche de la droite et des ses trois composantes [ Cette partie couvre les chapitres I à V, c'est-à-dire une période allant de la fin du Premier Empire en 1815 aux débuts de la Troisième République en 1871. Rémond s'attache tout d'abord à définir la droite : apparition historique du concept, opposition à la gauche socialiste, etc. (chapitre I). Puis il s'intéresse ensuite plus particulièrement aux trois courants qu'il distingue : * Le légitimisme, héritier de l'ultracisme, est le premier d'entre eux (chapitre III), il apparaît lors de la Révolution française, à laquelle il s'oppose. C’est un courant réactionnaire, contestant les principes de 1789 et qui n'est au pouvoir que de 1815 à 1830. Il s'enferme ensuite dans l'opposition, dont il ne sort qu'à l’occasion de quelques coalitions (parti de l'Ordre et Ordre moral). * L'orléanisme (chapitre IV), qui bien que lui aussi monarchiste, reconnaît cependant la Révolution et assume parfaitement son héritage libéral et parlementaire, mais préférant longtemps le suffrage censitaire au suffrage universel. Il faut toutefois distinguer l'orléanisme de pouvoir (celui de LouisPhilippe), parfois autoritaire, et l'orléanisme d'opposition, plus libéral. * Le bonapartisme (chapitre V), qui met tout particulièrement en avant la personne du souverain, l'exercice solitaire et autoritaire du pouvoir. Il est également marqué par le mépris des hiérarchies naturelles et la recherche permanente du soutien des masses populaires, à travers notamment la pratique du plébiscite. Le bonapartisme, tel qu'il a été pratiqué en particulier par Napoléon III, reconnaît le suffrage universel même s'il se méfie des partis politiques et du parlementarisme. La droite sous la Troisième République La Troisième République est traitée dans les chapitres VI à XI. René Rémond distingue tout d’abord les diverses coalitions (chap. VI, VII et IX). La première, l'Ordre moral (chap. VI), réunit les trois tendances de la droite de 1871 à 1879, mais les deux traditions monarchiques ne parviennent à s'entendre, interdisant ainsi toute Restauration. Le bonapartisme, quant à lui, s'affirme véritablement comme une force à part entière, capable de survivre aux ambitions personnelles de ceux qui le symbolisent et à la condamnation entraînée par la chute du Second Empire. Puis il faut attendre vingt ans pour qu'apparaisse une nouvelle coalition des droites (chap. VII), mais les étiquettes et les programmes politiques sont nouveaux, les monarchistes osent à peine s'afficher comme tels et les bonapartistes ont disparu : c’est le « Ralliement ». En fait, l'influence de ces trois mouvements se retrouve dans le nationalisme sous des formes différentes. Le nationalisme offre un programme et scelle la première coalition, celle des antidreyfusards, qui reste hétéroclite et opposée au gouvernement. Toutefois avec le Bloc national en 1919 (chap. IX) l'opposition d'hier passe au pouvoir et la droite retrouve des scores comparables à ceux de 1871. Peu à peu, avec Raymond gauches ». Un ouvrage historique peut-il n'être consacré qu'aux droites ? J. F. Sirinelli — La question est essentielle. Les droites comme les gauches sont des notions relatives qui s'articulent les unes par rapport aux autres, qui constituent un axe indissociable. Reste qu'une fois ce point admis, l'historien a le droit de passer du grand angle au microscope, et de focaliser sur la partie droite. Mais, en creux, dans la mesure où nous définissons les droites à toutes les époques depuis 1789, il y a aussi, sinon une histoire, du moins une définition des gauches. Est-il possible de dire : « Ici commence la droite, ici commence l'extrême-droite, ici commence la gauche modérée », et ainsi de suite ? J. F. Sirinelli — En effet, il y a un problème de limite, de frontière. Or, cette frontière a été mobile, parfois élastique et souvent poreuse. Ce qui pose d'ailleurs, au passage, le problème du centre. Donc, sur la gauche de cette droite, il y a un problème de délimitation. Mais, de surcroît, sur la droite de cette droite, se pose le problème de l'ampleur et de la nature d'une éventuelle extrême-droite. Pour y voir clair, nous avons fait de la géologie, en essayant d'exhumer des blocs de sensibilités et de cultures politiques qui se sont constituées et qui ont souvent perduré. En même temps nous avons fait de la géodésie, c'est-à-dire une description du paysage politique qui indique précisément ce qui est de gauche, ce qui est de droite, ce qui est d'extrême-droite, à une date donnée. Et aussi ce qui est dans une sorte d'entre-deux et appelle un examen minutieux. Car la géodésie politique a toujours des zones incertaines. Avant 1789, la notion exprimée de droite et de gauche n'existait pas. Cela veut-il dire pour autant qu'il n'y avait ni droite ni gauche ? À l'inverse, depuis deux siècles, la vie politique est marquée par ces deux mouvements antagonistes. Cela va-t-il perdurer ? J. F. Sirinelli — C'est une question très large ! D'abord, la droite et la gauche représentent des cristallisations de sensibilités et d'opinions. On ne peut pas dire que 1789 soit une sorte de « big bang » du politique, et qu'avant il n'existait rien. Simplement, dans un cadre de monarchie absolue, la question ne se pose pas. Mais il y avait déjà des sensibilités, il n'y a qu'à voir l'histoire du XVIIIe siècle. À l'autre bout, deux siècles plus tard, nous montrons que ces droites et ces gauches ont évolué, se sont transformées, face à des enjeux, au sens premier du terme, c'est-à-dire des questions, des problèmes qui sont en jeu à une date donnée, dans une communauté civique donnée. On voit alors des opinions se dégager, cristalliser, donner 117 Poincaré, le libéralisme économique et l'orthodoxie financière deviennent des principes fédérateurs contre la gauche. L'Action française et le maurrassisme (chap. VIII) exercent une influence considérable pendant plusieurs années et semblent un temps réaliser la synthèse des traditions : le nationalisme de l'Action française est monarchiste et antidémocratique, il est en cela héritier du légitimisme ; mais tout comme le bonapartisme, ce courant célèbre le rôle du chef. Rémond trouve même une parenté entre orléanisme et maurrassisme, qui partagent certaines sources communes. Enfin, Rémond analyse les ligues, la tentation fasciste et le régime de Vichy (chap. X et XI). Le phénomène ligueur conduit à un certain éclatement des droites : le régime s'inspire en partie du maurrassisme mais refuse la monarchie et pratique le centralisme, et son personnel est issu de toutes les familles politiques. Contrairement à une tradition historiographique qui voudrait que les Ligues qui prospèrent dans les années 1930 ne soient qu'une variante française du fascisme international, René Rémond préfère les analyser à l'aune de la tradition des droites françaises. Il en fait plus les héritières du boulangisme, c'est-à-dire d'un certain bonapartisme, que des précurseurs d'une quatrième droite d'essence fasciste. Selon lui, Parti populaire français mis à part, on ne peut parler en France de véritable fascisme. Cette question du « fascisme français » est l'objet de l'une des plus importantes controverses historiennes de la deuxième moitié du XXe siècle, et oppose des historiens français comme Rémond ou Pierre Milza, qui relativisent la portée en France du fascisme et soulignent la singularité et la caractère plus dictatorial et réactionnaire qu'idéologique et révolutionnaire du régime de Vichy, à d'autres chercheurs, dont beaucoup d'étrangers comme Zeev Sternhell, qui voient dans le nationalisme français de la fin du XIXe siècle l'une des origines des mouvements fascistes européens. Les droites après 1945 En 1945, on peut croire à la fin de la droite, discréditée par le régime de Vichy et menacée par les partis de masse. Mais en 1952, elle réapparaît sur la scène politique lorsqu'Antoine Pinay, l'un des seuls hommes de la Quatrième République à avoir joui d'une réelle popularité, devient président du Conseil (chapitre XII). Le libéralisme, d'inspiration orléaniste, fait son retour alors que la droite contre-révolutionnaire se cantonne dans l'opposition. Avec la Cinquième République et le gaullisme (chapitres XIII et XV), la droite revient durablement au pouvoir ; et même si à l'origine le gaullisme ne se veut pas de droite, il tire indéniablement ses sources dans un certain bonapartisme rénové et libéral. La marque de l'orléanisme est sensible dans la constitution de la Cinquième République : dualité entre chef de l'État et gouvernement, bicamérisme assez prononcé, etc. ; mais la pratique constitutionnelle contredit cette vision. René Rémond préfère, lui, y voir un nouvel avatar du bonapartisme : les deux idéologies partagent un même souci de grandeur de la France, se font les chantres d'un État fort, et font de l'appel direct au peuple, notamment par le plébiscite un mode de légitimation et de gouvernement. Actualisation de 2005 À l'automne 2005, René Rémond publie Les Droites aujourd'hui, qui prolonge son ouvrage depuis longtemps devenu un classique. S'il considère que sa thèse de la division de la droite en différentes familles depuis le XIXe siècle reste valide, il reconnaît que la droite légitimiste a été marginalisée dans le système politique français : « La droite que j’appelais “légitimiste” afin de mettre en évidence son origine et de souligner son ancienneté, mais que je préfère aujourd'hui appeler contrerévolutionnaire, n'existe plus guère que comme une survivance archaïque et davantage comme école de pensée que comme expression d’une force politique. » Il maintient cependant la distinction entre les droites libérales et autoritaires, dans laquelle il voit un facteur toujours fortement structurant de la vie politique française : « La distinction entre les deux autres droites, “orléaniste” ou libérale, et “bonapartiste” ou autoritaire, est plus vive que jamais : toute l'histoire des droites sous la Ve République s'ordonne autour de leurs rapports et j’ai été amené à faire dans ce livre une place importante au récit et à l’explication de leurs relations. De surcroît, le moment n'est-il pas venu d'enregistrer la naissance ou de prendre acte du passage à droite d'autres composantes du spectre politique et idéologique ? La question se pose pour la démocratie d'inspiration chrétienne comme pour tel rameau du radicalisme. » naissance à des traditions dont certaines viennent nourrir la gauche et certaines la droite. L'histoire des droites est l'histoire des mues que connaissent ces droites face aux mutations des enjeux. Du coup, avec cette vision dynamique, on en arrive à 1992. Bien sûr, les droites et les gauches de 1992 n'ont plus rien de commun avec celles de 1789. En revanche, nous sommes en face de nouveaux enjeux. Par exemple, l'identité nationale, le problème de l'immigration, la bioéthique, la morale républicaine... La façon d'aborder et même de qualifier ces questions n'est pas la même à gauche qu'à droite. Cet aspect culturel, au sens large, évoque l'affirmation, qui date de l'après-guerre, selon laquelle « il n'y a plus d'intellectuels de droite ». Qu'en diriez-vous ? J. F. Sirinelli — En effet, dans l'entre-deuxguerres, il y avait autant d'intellectuels de droite que de gauche. Avant la guerre de 14, il y avait même une certaine domination intellectuelle de la droite à un moment où, notons-le, c'est la gauche qui était au pouvoir. À la Libération, il y a une sorte d'implosion, dans la mesure où l'extrême-droite est très largement compromise, avec la collaboration, le nazisme, l'holocauste. Il y a un amalgame, injuste historiquement, qui fait que la droite tout entière, même la droite modérée, voit ses idées délégitimées. Il faudra attendre la fin des années 70 pour voir réapparaître des intellectuels de droite en nombre, parfois même d'extrême-droite comme « la nouvelle droite ». Reste un problème de fond par-delà le conjoncturel — le choc de la guerre —, n'y a-t-il pas, à l'échelle du siècle, une domination de la gauche intellectuelle ? Très probablement oui. Cela renvoie à la connotation négative de la droite. Le mot, au seuil du XXe siècle, devient péjoratif, et il ne s'en est jamais réellement remis. En dessinant les cultures et les sensibilités des droites, le livre fait courir un risque à ses lecteurs, qui peuvent très bien l'ouvrir en se croyant de gauche et le refermer en se reconnaissant de droite, ou vice versa ! J. F. Sirinelli — Tout à fait ! À une remarque près : on ne dit pas au lecteur « voilà votre fiche d'identité ! ». Ce n'est pas un test psychologique. Mais c'est vrai que, même pour les auteurs et le maître d'œuvre, le livre tend un miroir. Et ça peut être passionnant pour chacun des lecteurs de s'analyser à travers ces multiples facettes que sont les sensibilités. Ce livre est l'histoire d'une communauté nationale, qui est un agrégat de destins individuels, et donc chacun peut essayer de se définir, de s'identifier à travers ce livre. 118 Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : I. L’accès au pouvoir (1848-1879) Les élections législatives générales de 1871 sont marquées par un fort succès de la mouvance monarchiste. Elle obtient la majorité absolue avec 494 sièges (légitimistes, orléanistes, bonapartistes, monarchistes modérés). La droite obtient ce succès parce qu’elle est favorable à la paix, alors que les républicains incarnent la guerre. Les Français s’affirment vite très favorables à la République et hostiles au rétablissement de la monarchie. En 1876 et en 1877, les républicains obtiennent une majorité écrasante à la Chambre des députés. Cette victoire des républicains entraîne un conflit entre les députés et le Président monarchiste Mac Mahon. Ce dernier finit par démissionner en 1879, ce qui permet à la République de triompher. L’éventail boulangiste Le boulangisme peut se définir comme un mouvement protestataire, voire populiste, rassemblant une partie de la droite et une partie de la gauche. Sur une image de propagande boulangiste, on voit le général encadré par la représentation de deux faits qui ont contribué à sa popularité : à gauche, sa prestance lors de la revue du 14 juillet 1886, à droite son commandement en chef des troupes de Tunisie. Au registre inférieur dansent ses partisans, qui vont de la gauche (Alfred Naquet, exclu de l’extrême gauche sénatoriale pour ses positions boulangistes) à la droite (le journaliste Henri Rochefort, Déroulède, le fondateur de la Ligue des Patriotes, des royalistes). L’éventail évoque autant la ronde des partisans du général que leur répartition politique. II. La République et le nationalisme : les critiques des opposants de droite à la République parlementaire À partir de 1885, la République doit faire face à un puissant mouvement nationaliste. Antiparlementaire, il milite pour un pouvoir exécutif fort, voire autoritaire. Souvent xénophobe, parfois antisémite, il dénonce « le règne de l’étranger ». Il envisage l’éventualité d’un coup d’État. Ce nationalisme prend plusieurs formes successives : le boulangisme entre 1885 et 1889, et les ligues, dont la plus importante est l’Action Française après 1899. Le débat parlementaire du 4 juin 1888 a lieu au Palais-Bourbon alors que la fièvre boulangiste est à son zénith. Sa mise à la retraite en mars 1888 l’ayant rendu éligible, le général Boulanger vient d’être élu simultanément dans plusieurs circonscriptions, notamment dans le Nord et en Dordogne et, le 4 juin 1888, il siège pour la première fois sur les bancs de la Chambre des députés. Son arrivée survient alors que la IIIe République vient de connaître une crise ministérielle. Le gouvernement Tirard a été renversé le 30 mars à la suite d’une proposition de révision de la Constitution déposée par le député boulangiste Michelier. C’est pour cette raison que, dès son entrée à la Chambre, Boulanger lit un manifeste dans lequel il expose les motifs d’une révision constitutionnelle. Il insiste particulièrement sur le climat de défiance qui, selon lui, s’est développé entre le peuple et la majorité opportuniste, et dont le succès de son mouvement serait le témoignage. Il met en cause le fonctionnement du régime parlementaire, dans lequel la Chambre des députés a, selon lui, acquis des pouvoirs exorbitants, notamment depuis que la constitution Grévy est devenue la règle. Aussi suggèret-il de la limiter à des fonctions strictement législatives : elle doit légiférer et non gouverner. Les ministres ne devraient plus être responsables devant elle, afin que le pouvoir exécutif gagne en autonomie. Enfin, il propose le renforcement du pouvoir du président de la République. Pour des républicains des années 1880, un tel programme, qui apparaît aujourd’hui finalement assez modeste, était au contraire perçu comme une atteinte aux principes mêmes de la culture républicaine. Toute évocation d’un renforcement de l’exécutif était ressentie comme une volonté de retour à un régime autoritaire rappelant le Second Empire. Toute tentative de limitation des pouvoirs de la Chambre des députés évoquait les souvenirs du 16 mai 1877 et le combat fondateur engagé par Gambetta pour la défense de la souveraineté absolue du peuple et de ses représentants. Aussi n’estil pas étonnant de voir deux grandes figures de la république parlementaire répliquer à Boulanger : Camille Pelletan, député des Bouches-du-Rhône, évoque un possible nouveau 2 décembre et Clemenceau exalte le parlementarisme dans lequel il voit la quintessence de la République ; toucher à l’un serait menacer l’autre. Au terme du débat, l’urgence demandée par Boulanger fut rejetée par 377 voix contre 186. Cette séance du 4 juin 1888 est donc un moment important dans l’organisation de la défense de la République contre la menace boulangiste. La présence de Clemenceau dans ce combat est particulièrement intéressante ; en effet, dans un premier temps, lui et ses amis n’avaient pas été insensibles aux premières initiatives de Boulanger, en raison notamment de son patriotisme antiallemand et avaient soutenu le général dans le journal La Justice. Ce n’est qu’à partir de 1887 que Clemenceau comprit le danger de l’aventure plébiscitaire dans laquelle Boulanger risquait de l’entraîner. Hanté par le sentiment d’une décadence française depuis la défaite de 1870, Maurice Barrès s’engage dans le boulangisme au nom d’un nationalisme à la fois républicain, populiste et violemment antisémite. Candidat à Nancy en 1889, à l’âge de 27 ans, il défend un boulangisme plébéien dont le but est de recomposer la nation autour de ses institutions. Son programme témoigne de cette alliance, propre au mouvement, entre appel au peuple et renforcement de l’exécutif. La caricature de La Bombe oppose le général Boulanger, victorieux aux élections législatives de 1889 et entouré de ses partisans (en particulier Rochefort, directeur de l’Intransigeant et Barrès, directeur de La Cocarde), aux parlementaires apeurés et reclus dans leur « Bastille ». Ce dessin boulangiste dénonce la corruption, l’oligarchie parlementaire et le régime, présenté comme une fiction de démocratie. Le scandale des décorations. Le gendre du président de la République Jules Grévy élu en 1879 à la place de Mac Mahon démissionnaire, Daniel Wilson, député de l’Indre-et-Loire, résidant à l’Élysée, faisait trafic de décorations : une légion d’honneur valait entre 25 000 et 30 000 francs. L’affaire fut découverte en 1887 et Grévy fut acculé à la démission. Wilson, «Monsieur Gendre», fut condamné en correctionnelle mais régulièrement réélu par sa circonscription de Loches. Le scandale de Panama Le scandale de Panama (1889-1890) est né de la liquidation judicaire de la Compagnie universelle du canal inter-océanique du canal 119 La publication de cette caricature par Le Pilori le 14 juillet 1889 est significative de ce que fut le boulangisme. Le choix de la date, marquant le centenaire de la prise de la Bastille, ainsi que la revendication du suffrage universel, montrent que les boulangistes se réclament de la Révolution française et se présentent comme républicains. Boulanger est décrit comme le porte-parole de la nation qui le soutient dans ses multiples élections : autour du canon se trouvent aussi bien des bourgeois que des gens du peuple ou des intellectuels (Rochefort à gauche). En effet, ceux qui se prétendent républicains et qui gouvernent depuis 1879 (les opportunistes : on peut reconnaître Jules Ferry, et Charles Floquet contre lequel Boulanger s’était battu en duel en 1888) seraient, selon Boulanger, les nouveaux privilégiés qui ont trahi le message de 1789. Corrompus (cf. le scandale des décorations en 1887, le gendre du président de la République, Wilson, vendait des décorations officielles, comme la Légion d’honneur), ayant détourné l’attention populaire vers des aventures coloniales (Tonkin) au lieu de la concentrer sur l’essentiel (la préparation de la Revanche), ils ne méritent plus la confiance populaire. Ils doivent donc être chassés du pouvoir, y compris par un mouvement populaire violent. L’on voit donc que la menace d’un coup d’État boulangiste n’était pas totalement illusoire en 1889 et qu’elle est explicitement évoquée. Il s’agit pourtant à cette date d’un chant du cygne. En effet, le 27 janvier 1889, Boulanger a refusé de céder à la demande de ses amis de s’emparer du pouvoir par la force, pariant sur sa capacité à prendre le pouvoir légalement pas le biais des élections générales. Surtout, depuis le 1er avril 1889, sous la menace d’un passage en Haute Cour « pour attentat contre la sûreté de l’État », il est en fuite en Belgique et s’est donc discrédité. En conséquence, si cette affiche témoigne bien de la thématique boulangiste, elle ne traduit plus la réalité politique du moment : la menace boulangiste est passée. En avril 1898, Charles Maurras s’allie à Maurice Pujo et à Henri Vaugeois pour fonder le comité d’Action française. La naissance du mouvement d’Action française s’opère en juillet 1899 au coeur des soubresauts de l’affaire Dreyfus. La Ligue d’Action française est créée en 1899 par Maurice Pujo, directeur de la revue littéraire, L’Art et la Vie, et Henri Vaugeois, professeur de philosophie. Ils fondent une revue qui paraît tous les quinze jours, la Revue de l’Action française. Pour poursuivre la lutte contre Dreyfus et ceux qui le soutiennent, que Maurras présente comme des traîtres, un bulletin paraît en juillet 1899 ; il sera transformé en quotidien en mars 1905. L’Action française se dote d’une doctrine de restauration monarchiste sous l’influence de Charles Maurras, théoricien du nationalisme intégral : « Si vous avez résolu d’être patriote, vous serez obligatoirement royaliste». Le mouvement réalise l’amalgame de deux tendances jusqu’alors bien distinctes, le traditionalisme contre-révolutionnaire et le nationalisme. Ainsi Charles Maurras s’oppose au nationalisme de tradition révolutionnaire, hérité de Michelet, et proclame sa confiance dans la royauté au moment même où les monarchistes français ne sont plus qu’une minorité. L’Action française reproche à la République fondée sur la démocratie parlementaire d’être incapable d’avoir une politique étrangère cohérente et, donc, de compromettre ainsi la défense de la France. Par ses lois et par sa tolérance, elle favorise l’intégration des étrangers et la diffusion d’autres cultures. En prônant la laïcité, la République rejette la culture française traditionnelle basée sur le catholicisme et la monarchie. Les « influences religieuses directement hostiles au catholicisme traditionnel » évoquées dans ce texte sont celles du protestantisme, du judaïsme et de la franc-maçonnerie, forces qui constituent pour Maurras « l’anti-France ». On peut noter que l’antisémitisme est assumé et revendiqué, aux côtés du nationalisme. Pour l’Action française, seul un roi peut jouer le rôle d’arbitre et maintenir une culture véritablement française. Les membres de l’Action française se sont ralliés à la branche orléaniste ; ils soutiennent le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe, héritier de son cousin Chambord sans enfants. Si elle prétend vouloir restaurer la Monarchie, incarnation de la continuité nationale depuis Clovis, l’Action française s’attaque surtout à un régime républicain associé à l’étranger et au Juif, décrits comme l’ « anti-France ». Dès sa création, elle est donc à la fois xénophobe et antisémite et son patriotisme est ouvertement un patriotisme d’exclusion. Sa référence au catholicisme traditionnel et à l’autorité ou à l’ordre la situe dans le champ des mouvements traditionalistes. Elle appartient donc à la vaste nébuleuse nationaliste qui prospère à la fin du XIXe siècle et trouve un terrain d’action favorable dans les divisions des de Panama (qui révéla que de nombreux députés avaient été achetés pour voter une loi permettant l’émission d’obligations afin de poursuivre les travaux, malgré des rapports négatifs). C’est le premier des grands scandales politico-financiers de la IIIe République. Sous la pression de l’opinion et des épargnants ruinés, le Parlement somma le gouvernement d’agir. Ferdinand de Lesseps, des administrateurs et des ingénieurs furent inculpés. Des listes de parlementaires ayant touché de l’argent (les « chéquards ») circulèrent, mais seuls quelques boucs émissaires furent atteints, les procès n’aboutissant qu’à des sanctions insignifiantes. Après la révélation du scandale de Panama, dont le procès aboutira à l’acquittement des parlementaires (sauf pour un, Baïhaut, ministre des Travaux publics en 1886), un double sentiment de corruption et d’impunité se répand dans l’opinion, faisant le lit de l’antiparlementarisme. La théorisation du nationalisme français à la fin du XIXe siècle et son basculement à droite sont indissociables de la montée d’un antisémitisme virulent, abondamment exploité par Drumont, Barrès et Maurras dans leur lutte contre la République parlementaire. Antérieur à l’Affaire Dreyfus, il s’est développé avec violence dès les années 1880 comme en atteste l’affiche de Willette « candidat antisémite du 9e arrondissement » en 1889. Ces nationalistes d’exclusion, hantés par la décadence française (« Les Juifs ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ! Levons-nous » clame Willette) mêlent au vieil antisémitisme religieux un antisémitisme anticapitaliste qui s’en prend aux Juifs censés tenir la banque, la presse et le parti républicain. L’analyse du document « En avant ! ...arche » constitue un bon complément pour définir précisément les forces politiques en présence au début des années 1930. Ce document est une caricature parue dans la presse quotidienne (Le Petit Parisien) qui présente les principales forces politiques et les Ligues vers le milieu des années 1930, un an après le 6 février 1934, journée qui symbolise l’affrontement gauche-droite. Analyse détaillée, du bas vers le haut : – première ligne : la présence de Blum permet de déterminer qu’il s’agit d’une représentation de la SFIO. On remarque aussi des « groupes de défense » et jeunesses socialistes (« les faucons rouges ») ; – deuxième ligne : il s’agit cette fois du Parti communiste (Cachin et Vaillant-Couturier), avec son organisation (les « cellules »), la drapeau rouge. L’« oeil de Moscou », symbolisé par le bolchevique (l’homme au 120 républicains face à l’affaire Dreyfus. Cependant, le poids intellectuel et politique de l’Action française sera, dans le premier quart du XXe siècle (jusqu’à sa condamnation par le pape en 1927), nettement supérieur à celui des autres mouvements nationalistes. À partir de l’affaire Dreyfus, Charles Maurras s’attache à théoriser le nationalisme : il définit alors sa doctrine du « nationalisme intégral », fondée sur une définition de la nation comme société organique. Sa préservation, objectif prioritaire du nationalisme maurrassien, passe par la lutte contre-révolutionnaire, et donc anti-républicaine, ce qu’illustre son article du Soleil paru le 2 mars 1900, en même temps que par la lutte contre les quatre « États confédérés » (protestants, francs-maçons, juifs et métèques). Le nationalisme, tel qu’il est théorisé par Maurras, est l’affirmation de la primauté de la nation dans l’ordre politique et social. Il fait d’elle la valeur suprême et subordonne toute autre considération (même individuelle) à sa grandeur et à sa préservation. Il implique une vision holiste de la société, l’individu devant s’effacer derrière les intérêts nationaux. Cette image d’Épinal, produite et diffusée en 1902, à l’occasion des élections législatives, est un parfait exemple de l’antiparlementarisme et des stéréotypes négatifs véhiculés à propos des députés par les mouvements nationalistes. Le parlementaire y est présenté exclusivement sous des aspects négatifs, aussi bien dans son allure que dans son comportement. Jouisseur et corrompu, sournois et hypocrite, il est décrit comme amoral, fourbe et sans courage aussi bien envers les siens qu’envers la patrie. L’accession aux fonctions politiques n’est pour lui qu’un moyen d’enrichissement et de satisfaction de pulsions personnelles. Audelà de cette caractérisation, les nationalistes présentent les députés comme associés aux forces de l’ « anti-France », la franc-maçonnerie et les Juifs. Soumis à ces derniers, ils en recevraient rétribution et seraient leurs affidés. Le caricaturiste reprend dans son dessin les stéréotypes antisémites, y compris physiques, que diffuse alors la presse antidreyfusarde. En effet, l’affrontement issu de l’affaire Dreyfus, bien qu’atténué, n’est pas encore éteint en 1902 et cette affiche se situe dans une parfaite continuité avec celles qui furent diffusées par la presse antidreyfusarde dans les années 1890. Après cette charge antiparlementaire, la conclusion du caricaturiste semble évidente : face à des députés lestés de tels défauts, le peuple doit se soulever et procéder à un « coup de balai » qui « purgera » la République : cette thématique du coup d’État, voulu par un peuple révolté contre ses élites corrompues, est l’une des composantes classiques des courants populistes. Elle est vouée à une postérité féconde : au cours des années 1930, les ligues d’extrême droite la reprendront à l’identique, notamment lors de la manifestation du 6 février 1934. Paul Déroulède (1846-1914) fut d’abord un fervent admirateur de Gambetta pour l’action de Défense nationale que celui-ci dirigea en 1870. Par la suite, il fut l’un des chantres du nationalisme français, dans ses poèmes (Les chants du soldat publiés en 1872 connurent 129 éditions !), puis dans son action politique (fondation de la Ligue des patriotes en 1882). Développant les thèmes de l’héroïsme de la résistance face à la Prusse, des souffrances des provinces perdues, il voua un culte à l’armée, « Arche sainte » qui aurait la mission d’assurer la Revanche. Aussi l’affaire Dreyfus le vit-elle verser dans un antidreyfusisme très marqué et, peu à peu, vers une thématique antirépublicaine. Le 23 février 1899, lors des funérailles du président de la République, Félix Faure, il tenta d’entraîner le général Roger dans un coup d’État contre l’Elysée. Poursuivi, puis acquitté, il poursuivit son combat et lança un appel à l’armée le 19 juillet 1899, devant les délégués de la Ligue des patriotes. Il y exaltait l’Armée (avec une majuscule !) et les valeurs qui la fondent (discipline, obéissance, abnégation…) qu’il opposait aux flétrissures qui caractérisent les dirigeants du pays, dominés selon lui par des sectes et des coteries (il faut comprendre Juifs et francs-maçons !). Il alla même jusqu’à dénoncer la constitution et le fonctionnement institutionnel de la République parlementaire. Il appelle à un sursaut populaire et invite l’Armée à se dresser comme le parlement. C’est donc bien à un coup d’État qu’il appelle. C’est ce qui explique que le gouvernement l’ait fait arrêter dans les jours qui suivirent ; traduit en Haute Cour, il fut condamné à dix ans de bannissement. III. Les contestations au modèle républicain, en France, dans les années 1930 couteau entre les dents), rappelle l’affiliation du PCF à la IIIe Internationale et donc sa dépendance par rapport à Staline ; – quatrième ligne : elle présente les « Camelots du Roi » formation paramilitaire royaliste dirigée par Léon Daudet), liés à l’Action française de Charles Maurras. On y distingue son drapeau blanc, sa presse, son service d’ordre. On y trouve sur la même ligne les francistes avec leurs uniformes et attitudes fascisants ; – cinquième ligne : elle présente la ligue des « Croix de feu », organisation d’anciens combattants dirigée par le colonel de la Rocque ; – sixième ligne : il s’agit d’autres formations d’extrême-droite : « Solidarité française » a été impliquée dans l’organisation de la journée du 6 février 1934. La Solidarité Française est une ligue fondée par le parfumeur millionnaire François Coty, propriétaire du Figaro et de L’Ami du Peuple. Elle se transforme en organisation paramilitaire dont les membres portent la chemise bleue frappée du coq gaulois. Pierre Taittinger, député de Paris est aussi le principal responsable des « Jeunesses patriotes », bien implantées dans le milieu étudiant. L’auteur de cette caricature met en évidence le caractère militaire des principaux partis politiques et « ligues » durant les années 1930 : uniformes, armes, propagande... Les couvre-chefs (bérets, casquettes, chapeaux) et les armes (cannes, gourdins, matraques) sont également symboliques des appartenances politiques. Ce document met donc en évidence la violence politique que n’arrivent plus à contrôler les forces de l’ordre présentes sur la troisième ligne. Gauche et droite s’affrontent de plus en plus violemment, d’autant plus que certaines organisations sont directement influencées par des puissances extérieures (le fascisme italien d’une part, l’URSS de Staline d’autre part). Sacha Stavisky Alexandre Stavisky (1886-1934), surnommé « Monsieur Alexandre » dans les milieux mondains, est un escroc international fondateur du Crédit Municipal de Bayonne qui, en émettant plus de 200 millions de bons de caisse insuffisamment gagés, fait faillite en décembre 1933. À l’issue de ce scandale financier, Stavisky est arrêté mais prend la fuite. Il est retrouvé mort le 9 janvier 1934, la police conclura à un suicide. Ce scandale financier n’est pas plus grave que les précédents puisque l’enquête révèle que Stavisky a déjà été arrêté en 1926 et a bénéficié de puissantes protections politiques qui se sont ingéniés à remettre le procès à dix-neuf reprises ! Dans le contexte de la crise des années 1930, ce scandale financier devient l’Affaire Stavisky, c’est-à-dire le 121 Une république impuissante face à la crise Ancien militant socialiste, Pierre Laval (1883-1945) est, dans les années 1930, l’une des principales figures de la droite parlementaire. Aux côtés, entre autres, d’André Tardieu et de Pierre-Étienne Flandrin, il participe à de nombreux gouvernements et est lui-même président du conseil en 1931-1932 et en 19351936. Dans ce discours prononcé à la chambre des députés en novembre 1935, Laval tente de justifier la politique par laquelle il a choisi de lutter contre la crise, consistant à comprimer les finances publiques pour faire disparaître le déficit budgétaire. Cette politique déflationniste, qui ne donne que peu de résultats, rend la droite extrêmement impopulaire. La lutte proprement économique contre la crise semblant ne donner aucun résultat, nombreux sont ceux qui vont chercher des solutions sur le terrain politique. Les années 1930 sont marquées par de multiples propositions de changements institutionnels qui ont en commun de dénoncer la République parlementaire, devenue inefficace, comme la principale responsable des malheurs de la France et des Français. Dissolution de la Chambre des députés, élection d’une constituante, révision de la Constitution, tels sont les changements proposés par une grande partie de la droite convertie aux mérites d’un pouvoir exécutif fort. Mais d’autres solutions, beaucoup plus radicales, sont également envisagées : même si la France ignore les phénomènes de masse qui apparaissent en Allemagne ou en Italie, une partie – minoritaire – de l’opinion connaît néanmoins une tentation fasciste, qui se traduit par a prolifération des mouvements comme les Jeunesses patriotes, les Croix-de-feu, Solidarité française ou le parti franciste. On veillera à différencier les analyses de droite de celles d’extrême droite. Si des convergences existent dans les critiques, les solutions préconisées sont très différentes. Les critiques de droite à l’encontre du régime parlementaire s’appuient sur la perception de l’inefficacité de l’exécutif face à un pouvoir législatif ressenti comme tout puissant. La droite met fréquemment en cause le règne des partis et des intérêts particuliers, qui dénaturerait le fonctionnement normal de la démocratie représentative. La valse des ministères est stigmatisée comme un signe d’impuissance et d’archaïsme. Les solutions proposées par la droite parlementaire consistent à promouvoir une réforme de la Constitution afin de faciliter la dissolution de la Chambre des députés par l’exécutif. Cette procédure est, en partie, prévue par la Constitution, mais elle est difficilement applicable sur le plan institutionnel, d’autant que la tradition républicaine depuis 1877 l’a rendue caduque. Toutes les tentatives de réforme se heurteront à l’opposition des parlementaires. Changer la République ? Cette affiche anonyme de 1934 dénonce l’instabilité ministérielle chronique de la IIIe République. Celle-ci empêche de lutter efficacement contre la crise et ne permet de mener une politique extérieure efficace, alors même que les régimes dictatoriaux d’Italie et d’Allemagne enregistrent dans le même temps et dans ces mêmes domaines des résultats spectaculaires. Pour une partie de la droite – et tout particulièrement pour ceux qui suivent les idées exprimées par André Tardieu – il est indispensable de rompre avec la tradition d’un pouvoir exécutif faible qui prévaut depuis 1875 et, sans renoncer à la démocratie, de renforcer les pouvoirs de la présidence du conseil. Quelle que soit la majorité au pouvoir, André Tardieu s’oppose aux institutions mêmes de la IIIe République. Il critique d’abord la prépondérance du législatif sur l’exécutif et souhaite donc un renforcement des pouvoirs du gouvernement. Il évoque aussi les « moeurs » politiques (les arrangements électoraux, le radicalisme et ses réseaux) à l’origine d’une forte instabilité ministérielle. Le dysfonctionnement des institutions et les scandales, la crise économique qui s’aggrave, le prestige de Mussolini accroissent le poids de multiples ligues de droite et d’extrême-droite. De nombreuses voix demandent dans les années 1930 une réforme de la Constitution de 1875, permettant d’établir un pouvoir exécutif plus efficace. Les auteurs de cette affiche s’avancent beaucoup en affirmant que cette réforme permettra au gouvernement de dissoudre la chambre des députés, puisque cette possibilité existe déjà dans les institutions de la IIIe République. Ils s’en prennent en fait à la tradition de la IIIe République qui, depuis la tentative de coup d’État du 16 mai 1877, interdit au chef de l’État de pratiquer une telle dissolution. Seul le Président Mac Mahon l’a utilisé le 25 juin 1877, avec l’aide d’un Sénat à majorité monarchiste contre une Chambre des députés à majorité républicaine. Les conséquences constitutionnelles de cette crise de 1877 sont considérables. Le droit de dissolution n’est plus jamais utilisé procès, à travers un escroc, de la corruption des hommes politiques de la IIIe République. L’article du Canard Enchaîné s’attache avant tout à souligner, avec l’ironie qui caractérise l’hebdomadaire satirique, les liens que Stavisky entretenait avec le « meilleur monde » : des « personnalités politiques, mondaines et religieuses », des « ministres », le « gouvernement » et le député-maire radical de Bayonne qui sera arrêté pour complicité. Les ligues d’extrême droite, Action Française en tête, trouvent dans cette affaire le moyen de cristalliser le mécontentement des Français. La chanson évoque les points forts de l’affaire Stavisky. Les références sont nombreuses, elles ne sont pas toutes indispensables pour comprendre ce nouveau scandale politico-financier (l’affaire de Panama est d’ailleurs évoquée dans la strophe 1). Est évoqué (strophe 2) le Mont de piété (Stavisky avait émis des bons à intérêt gagés sur des bijoux volés ou faux). Le gouvernement Chautemps est obligé de démissionner, Dalimier, ministre du Travail, ayant été mis en cause. C’est Daladier qui devient président du Conseil : il révoque le préfet de police Chiappe, suspect de sympathie pour les ligues (strophe 4). La « Combe aux fées », près de Dijon, est l’endroit où fut retrouvé le cadavre du conseiller Prince qui connaissait depuis longtemps les activités de Stavisky. Le 6 février apparaît comme la conséquence du scandale Stavisky (« À bas les voleurs ») : c’est l’assaut du « repaire » (l’Assemblée nationale) en strophe 5. La volonté d’abattre la République s’affiche aussi à la fin de ce texte, de même que l’expression « Révolution nationale », ce qui ne laisse aucun doute sur l’orientation politique des « Jeunesses patriotes ». Renverser la République ? Les critiques d’extrême droite vont plus loin. La tradition antiparlementaire est ici bien plus accusée. L’idée même de démocratie représentative est dénigrée par les arguments les plus divers et les plus éculés, puisqu’ils circulent depuis l’épisode boulangiste. Les députés sont accusés d’escroquerie, de veulerie et même de trahison. La xénophobie et l’antisémitisme sont deux moyens usuels de cette démarche visant à discréditer l’ensemble du système républicain. À l’extrême droite, la solution proposée réside dans la disparition des institutions républicaines au profit de solutions corporatives, s’appuyant sur le pouvoir discrétionnaire d’un chef, à l’image des régimes fasciste et nazi. Pour l’extrême droite française, le régime parlementaire est un régime piloté de l’étranger par des juifs cosmopolites. Au thème classique du « régime de l’étranger » s’ajoute une dénonciation exagérée de la corruption de la République, antienne 122 sous la IIIe République, quelles que soient les circonstances, car l’usage de la dissolution apparaît comme une dérive monarchique. De plus, la fonction de président de la République devient formelle, les affaires sont conduites par le ministre qui dirige le Gouvernement avec le titre, non officiel jusqu’en 1934, de « Président du Conseil ». Mais le plus important est qu’ils affirment ainsi la nécessité d’une primauté de l’exécutif sur le législatif, qui est, elle, totalement absente de la constitution de 1875. L’émeute du 6 février 1934 a-t-elle changé la donne politique ? La majorité des historiens se rejoignent aujourd’hui pour estimer que la manifestation du 6 février n’a pas été un complot fasciste contre le régime. Même si certaines organisations comme l’Action française, les Jeunesses patriotes ou encore Solidarité française ont pour ambition de renverser le régime, cet objectif ne semble pas à l’ordre du jour du 6 février. Il s’agit d’une journée d’action organisée par les ligues dont l’objectif est de chasser la gauche du pouvoir et qui dégénère en émeute. Grâce au plan, on peut d’emblée écarter l’idée d’une tentative de coup d’État organisée par l’extrême droite ce jour-là. L’examen des différents points de rassemblement et des différents parcours fait bien davantage apparaître une démonstration de force des ligues et des organisations d’anciens combattants contre le gouvernement Daladier, accusé de vouloir étouffer le scandale de l’affaire Stavisky. Le 6 février 1934 est avant tout le produit d’une exceptionnelle coalition de mécontentements. Les mots d’ordre des ligues d’extrême droite – « À bas les voleurs » dénonçant le scandale de l’Affaire Stavisky – voisinent avec les revendications des organisations des anciens combattants, dont certaines, comme l’ARAC, sont d’inspiration communiste. Convergeant vers la place de la Concorde, séparée de la Chambre des députés par la Seine, les ligues émeutières font le coup de feu contre les policiers. Le bilan humain est lourd (17 morts et 2 309 blessés). Ce sont les militants de l’Action Française qui paient le plus lourd tribut. Sur la rive Gauche, les Croix-de-feu renoncent à participer à cette tentative de coup de force et respectent la légalité républicaine. Cette attitude leur vaudra le sobriquet de « Froides Queues » dans la presse d’extrême droite. Il n’y a donc pas, à proprement parler de menace d’un coup d’État contre la République. Mais par l’ampleur des rassemblements – on compte entre 30 et 50 000 manifestants ce jour-là –, par le nombre des cortèges et par la violence des affrontements de la place de la Concorde, la journée montre bien la République comme un régime faible, à peine capable de résister à la pression de la rue. C’est d’ailleurs ce que confirme la démission du gouvernement tout juste formé par Daladier, le soir même de l’émeute. Menacée par l’extrême droite le 6 février 1934, la République apparaît comme un régime faible et privé de ses soutiens traditionnels. Dès le 7 février, le président de la République, Albert Lebrun, fait appel à Gaston Doumergue pour former avant tout un « gouvernement de trêve, d’apaisement ». La Chambre des députés élue à gauche en 1932 accepte que Doumergue forme un gouvernement d’Union nationale orienté à droite. De fait la démission de Daladier et l’investiture du jovial Doumergue ont pour effet immédiat de faire tomber la tension. Manifestation pacifique odieusement réprimée ou tentative de coup d’État fasciste évitée de justesse ? La Revue des deux mondes titre « M. Daladier tomba dans le sang ». Pour Pinon, les manifestants patriotes (anciens combattants et ligueurs) sont les victimes innocentes du pouvoir sanguinaire de Daladier qui chute logiquement le lendemain ; c’est alors la revue de référence de la droite modérée en France. Elle couvre tout le spectre des tendances de droite, tel qu’il s’élargit et se durcit en février 1934. En décembre de la même année, La Revue des deux mondes publiera le discours de Philippe Pétain prononcé au dîner de gala de cette même revue. Les manchettes du Populaire et de l’Action française publiés au lendemain du 6 février 1934 permettent d’aborder la question de l’interprétation d’un des principaux événements de la France de l’entre-deux-guerres. L’interprétation du 6 février est bien sûr contradictoire selon les deux camps qui s’opposent : la thèse du « coup d’État » est essentiellement liée à la tentative des ligueurs les plus extrémistes de prendre d’assaut le Palais-Bourbon, siège de la Chambre des députés, honnie par l’extrême-droite (voir le dessin de Soupault). Le titre de L’Action française, mouvement monarchiste et fondateur du nationalisme intégral, rappelle l’affaire Stavisky (« Les voleurs »). Cette déclaration est significative de l’interprétation par la gauche de cette traditionnelle de l’extrême droite pour fustiger un régime qui, depuis son apparition, a souvent prêté le flanc aux critiques, du fait des nombreux scandales financiers qui émaillent son histoire. Corrompu, le régime parlementaire est aussi accusé d’être un fauteur de guerre. On voit poindre ici le pacifisme d’extrême droite, qui se diffusera avec d’autant plus de facilités que la montée des périls sera menaçante. Si les solutions de l’extrême droite sont contraires à l’idéal démocratique et républicain, c’est d’abord par la banalisation de la violence qu’elles encouragent. Aux « coups de pied bien placés » d’Henri Dorgères répond le « poing final » sur la Chambre des députés de Paul Iribe. Cette violence doit servir à faire disparaître toute représentation nationale car c’est bien cela qu’honnissent les partisans de l’extrême droite, c’est-à-dire l’idée même d’une émanation démocratique du peuple français. Derrière la condamnation personnelle des députés, il y a le refus du suffrage universel sur lequel reposent la République et la démocratie. Ce texte de Solidarité française fournit une illustration complète des principaux thèmes de prédilection de l’extrême droite française des années 1930. On y trouve en effet pêlemêle la xénophobie et l’antisémitisme – exprimés par le mélange des noms, réels, de Blum et Zyromsky, et ceux, fantaisistes, de Kaiserstern et Schweinkopf (tête de cochon) –, l’antiparlementarisme et la dénonciation des compromissions financières des gouvernements, la dénonciation du pacifisme qui rend impossible toute défense de la patrie et celle de l’impuissance gouvernementale qui empêche toute lutte contre la crise. Le slogan « la France aux Français » est la réponse que ces admirateurs de l’Allemagne nazie veulent imposer à la France. La photographie des militants du parti franciste, dont l’idéologie s’inspire du fascisme mussolinien, témoigne quant à elle de la visibilité acquise par l’extrême droite dans les années 1930 : leurs uniformes, leur salut, leurs mots d’ordre imités des dictatures fasciste et nazie imprègnent la vie politique de l’époque. La montée des ligues La crise économique et sociale ravive les menaces contre la démocratie en favorisant la montée des extrémismes. On peut évoquer l’antiparlementarisme plus ou moins virulent, la montée des ligues et de leur xénophobie. La xénophobie et l’antisémitisme, classiques de l’extrême droite, sont relancés aussi bien par l’arrivée massive de travailleurs étrangers dans un pays démographiquement déprimé que par l’accession au pouvoir de Léon Blum, qui horrifie tous les antisémites. Une partie du sentiment antiparlementariste provient de ligues diverses ; les caricaturistes s’en donnent à coeur joie : celle de Ralph 123 journée : il s’agit d’accorder un vote de confiance au président du Conseil, Daladier mais surtout Blum évoque le « coup de force » et la « réaction fasciste ». L’appel au peuple « qui a fait la République » peut déjà être considéré comme celui d’un rassemblement de toutes les forces républicaines. La journée du 6 février ne fut ni complètement pacifique ni complètement factieuse, mais son déroulement rend possible les deux interprétations : l’affrontement des manifestations avec la police consomme le divorce de l’extrême droite nationaliste et de la République, tandis que la démonstration de force des ligues, réalisées quelques mois seulement après l’arrivée de Hitler au pouvoir, soude toutes les forces de la gauche contre le danger fasciste. La caricature d’Iribe montre le cadavre de Marianne, après le 6 février, ausculté par Herriot, Daladier, Chautemps, Paul-Boncour et Frot. Abattre le gouvernement Blum Après avoir été obligé de céder à la double pression de la victoire électorale des forces de gauche et des grèves de juin, la droite traditionnelle et la droite extrême mettent tout en oeuvre pour abattre le gouvernement Blum. Le Centre de propagande des républicains nationaux est un institut de propagande fondé en 1928 qui regroupe les partis de droite modérée. Dynamisé par Raymond Cartier et Henri de Kérillis, figure de la droite nationale des années 1930, cet organisme de promotion des idées de la droite française multiplie les affiches et brochures. Les thèmes et les stéréotypes des affiches produites par ce groupement montrent que l’idéologie modérée partageait une partie des fantasmes de l’extrême droite anticommuniste, nationaliste et xénophobe. Ici, une Marianne coiffée d’un bonnet phrygien à cocarde tricolore est menacée par la faucille et le marteau des communistes et les trois flèches des socialistes. Depuis 1934, la SFIO utilise ces trois flèches et les présente comme le symbole de la lutte antifasciste. Conçues au départ pour barrer la croix gammée des nazis sur les murs, on peut aussi y associer des mots d’ordre ternaires comme « pain, paix, liberté », ce qui ajoute à leur emprise. Les trois flèches sont popularisées par le groupe de Marceau Pivert et se généralisent à partir du Front populaire. Sur cette affiche, une Marianne tricolore est donc agressée par des symboles « importés », renforçant ainsi l’impression de danger pesant sur la République. Une autre affiche du mouvement permet une analyse détaillée des difficultés que le gouvernement Blum rencontre dès 1937. Le personnage de Marianne est autant excédé par le déficit budgétaire croissant que par les piètres résultats de la politique du Front populaire : tandis que le chômage continue d’augmenter, la hausse des prix provoquée par l’inflation persistante annule les effets des augmentations de salaires de l’année précédente, les grèves et les manifestations se multiplient. À Clichy, en mars 1937, la police disperse avec une grande violence une manifestation des Croix de feu et une contre manifestation de l’extrême gauche. La gauche, une nouvelle fois assimilée à l’URSS, est aussi dénoncée pour son incompétence. Il faut souligner une extraordinaire mobilisation de la presse, largement aux mains des élites financières et industrielles. La campagne de presse s’appuie en premier lieu sur l’anticommunisme, largement répandu dans l’opinion publique. Il s’agit surtout de détacher de la majorité, l’électorat et les hommes politiques du Parti radical… Mais c’est surtout en se fondant sur les événements extérieurs qu’on tente de développer la crainte du communisme. Pour la propagande de droite, « le communisme c’est la guerre », et il prend ses exemples dans le passé comme par exemple la révolution bolchevique en Russie en 1917, ou dans l’actualité (la guerre d’Espagne). Le texte évoque aussi à la fin les risques pour la propriété (« petite ou grande »), menacée par les théories marxistes (ceux qui veulent « les soviets partout ») ou par ceux qui veulent « procéder par étapes », c’est-à-dire les socialistes. Cette affiche du CRN a été créée en réaction à celle de la CGT. C’est un exemple de la façon dont on a pu montrer l’influence de la IIIe Internationale et donc le rôle de Moscou dans les affaires intérieures de la France : Blum, Herriot et Cachin sont représentés comme des marionnettes manipulées par Moscou. Dépenses militaires et « semaine des deux dimanches » À partir du printemps 1938, Édouard Daladier, le leader radical qui avait été le plus favorable au Front populaire, choisit de constituer une majorité d’union nationale avec la droite. Le ministre des Finances, Paul Reynaud, a été choisi parce qu’il incarne la droite libérale et rassure le patronat. Comme Édouard Soupault rendant hommage à son collègue Sennep n’est guère objective, puisque son antiparlementarisme ne semble s’en prendre qu’aux hommes de gauche. On peut distinguer les radicaux Daladier et Herriot, et probablement Blum (SFIO) et Cachin (PCF). Cet antiparlementarisme se nourrit aussi des scandales politico-financiers (Tardieu luimême est écarté lors de l’affaire Oustric) (voir aussi l’affaire Stavisky). Ralph Soupault, maurassien depuis 1924, rallie le PPF de Jacques Doriot en 1936 et devient le dessinateur vedette de Je suis partout. Je suis partout, hebdomadaire d’actualité internationale (1930-1944), devenu proche du fascisme (1932) et du nazisme (à partir de 1936-1937). Interdit en 1940, Je suis partout reparaît et devient un des journaux de la Collaboration (cf Brasillach). Le groupe le plus proche du fascisme est certainement celui des francistes. Fondée en 1933, cette organisation n’a jamais eu que quelques milliers d’adhérents. M. Bucard est un admirateur de Mussolini et l’influence du fascisme italien est visible : uniforme avec béret basque, chemise bleue, cravate bleue, baudrier, salut à la romaine, culte du chef comme chez les Croix de feu de La Roque ou au PPF de Doriot. Les modes d’action ont aussi beaucoup de ressemblance avec ceux des fascistes italiens : démonstrations de rue, défilés paramilitaires, affrontements avec d’autres organisations voire avec les forces de l’ordre comme le 6 février 1934. L’uniforme et le salut s’inspirent du salut fasciste et les slogans évoquent le chef, le corporatisme, la famille, l’importance de la religion, le nationalisme : autant de thèmes qui définiront plus tard la Révolution nationale et Vichy. Le régime parlementaire est honni de même que les « Métèques ». Une xénophobie ultra violente est au centre de l’article de H. Béraud dans Gringoire : on peut remarquer qu’un tel article, paru trois mois après l’arrivée au pouvoir du Front populaire, tomberait aujourd’hui sous le coup de la loi. Créée en 1927, l’association d’anciens combattants des Croix de feu devient un mouvement politique ouvertement nationaliste à partir de 1931, sous l’impulsion de son principal dirigeant, le colonel François de la Rocque. Les idées simples du mouvement « Travail, Famille, Patrie » et l’énergie de son chef lui permettent de regrouper près de 400000 membres en 1935. Les Croix-de-Feu sont alors l’une des forces politiques les plus importantes du pays et se posent en concurrents directs des partis traditionnels. Affiche de 1938 hostile au Front populaire La comparaison avec l’Espagne, en guerre 124 Daladier, il cherche à gagner « la partie » de la production, en particulier militaire, face à la concurrence des dictatures. À cette fin, il préconise de supprimer les lois qui limitent la durée du travail. La présidence du Conseil d’Édouard Daladier ne peut être analysée qu’en prenant en considération l’effort militaire consenti pour le réarmement de la France et la conscience aiguë que Daladier avait de l’imminence d’une guerre. Si Daladier est l’homme de Munich, il ne fut pas l’homme que l’on a si souvent décrit, inconscient et imprévoyant face aux totalitarismes, mais plutôt l’homme de la temporisation face à Hitler afin de préparer une guerre victorieuse. C’est à partir de 1936 et surtout de 1938 que les dépenses militaires progressent, de manière spectaculaire. Or, ce fut un des arguments des pétainistes, en particulier durant le procès de Riom en 1942 (procès dont les nazis finiront par imposer l’abandon), d’affirmer que le Front populaire avait affaibli la France. Il est très intéressant de relever que c’est en 1934 que les dépenses militaires sont les plus basses ; Philippe Pétain est alors ministre de la Guerre, la puissance militaire s’affaiblit comme elle ne l’avait jamais fait… Une opinion publique pacifique plus que pacifiste Les accords de Munich ont été l’occasion en France du premier sondage d’opinion, réalisé par l’IFOP. On constate que l’image longtemps véhiculée d’une France totalement pacifiste et soulagée par les décisions de Munich doit être nuancée. Les scènes de liesse et les images de soulagement ne peuvent faire oublier que plus de quatre Français sur dix désapprouvent la politique étrangère de Daladier. On est loin de l’unanimisme pacifiste longtemps décrit à l’endroit des Français de 1938. De la même manière, le sondage de 1939 indique clairement que les trois quarts des Français sont favorables au recours à la force contre l’Allemagne nazie en cas d’annexion de Dantzig. Consciente des dangers que font courir les régimes totalitaires, l’opinion française se résigne à l’idée d’une guerre qui apparaît de plus en plus inévitable. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : civile de 1936 à 1938, est très fréquente dans la propagande de droite. Il s’agit de donner à penser que le Front populaire (français) conduira à la guerre civile et à la ruine, comme son homologue espagnol, parce que, dans les deux cas, c’est le communisme qui est derrière. Pour l’extrême droite, mieux vaut « Hitler que Blum et Staline ». Le Front populaire est confronté à une montée des extrémismes. Cette période reste le « temps de la haine », la presse de droite ne se privant pas d’attaques personnelles notamment contre le président du Conseil et les ministres. Roger Salengro, négociateur des accords Matignon, inspirateur des lois sociales, est victime d’une campagne de calomnies, sur son hypothétique désertion pendant la Grande Guerre menées par L’Action Française et Gringoire qui le conduit au suicide le 17 novembre 1936. Un antimunichois nationaliste : « Un Verdun diplomatique » Henri de Kérillis, fils d’amiral, directeur des usines Farman, puis journaliste, est un nationaliste de droite, fondateur du Centre de propagande des Républicains nationaux, anticommuniste notoire qui fut hostile au Front populaire au point de souhaiter l’intervention en Espagne aux côtés de Franco. Il fut toutefois le seul député non communiste à voter contre la ratification par le Parlement de l’accord de Munich. Les antimunichois de droite, dont Henri de Kérillis, regrettent que la France n’honore pas les engagements diplomatiques qui la lient à un pays ami. Nationaliste antiallemand, Henri de Kérillis estime aussi que la France se prive d’une alliance de revers contre l’ennemi héréditaire. Réfugié aux États-Unis dès 1940 pour fuir la vindicte de Vichy, il y finira sa vie comme farmer, après s’être opposé à De Gaulle. Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 125 HC – Le Front populaire Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Une « question sociale ». Le Front populaire représente une expérience politique originale. Il constitue un moment charnière de l’histoire ouvrière et s’inscrit dans la mémoire collective des Français. Quels sont les caractères originaux de la crise en France ? La crise des années trente a-t-elle été une menace pour la démocratie en France ? Comment expliquer la portée symbolique du Front populaire ? Pourquoi le souvenir du Front populaire reste-t-il aussi vif dans la mémoire nationale ? Peut-on lire dans les années 1930 les origines de la déroute de 1940 ? Pourquoi la France est-elle fragile face à la menace de la guerre ? Sources et muséographie : Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Ouvrages généraux : Winock Michel, La Gauche au pouvoir. L’héritage du Front populaire, Bayard, 2006. Antoine Prost, Autour du Front populaire : aspects du mouvement social au XXe siècle, coll « UH », Seuil, 2006. J.-P. Rioux, Le Front populaire, Tallandier, Paris, 2006. M. Margairaz, D. Tartakowsky, « L’avenir nous appartient ! » Une histoire du Front populaire, Larousse, Paris, 2006. Albert Kéchichian, Les Croix-de-Feu à l’âge des fascismes : Travail Famille Patrie, Champ Vallon, 2006. Annie Lacroix-Riz, Le choix de la défaite, les élites françaises dans les années trente, Armand Colin, 2006. J. Kergoat, La France du Front populaire, La Découverte, Paris, 2006. Françoise Denoyelle et alii, Le front populaire des photographes, Terre bleue, 2006. Roger-Viollet, Les congés payés en photos, Hachette Collections, Paris, 2006. Martin Pénet, Été 36 sur la route des vacances en images et en chansons, Omnibus France musiques, 2006. Jean-François Sirinelli (dir.), La France de 1914 à nos jours, PUF, Quadrige, 2004. S. Berstein, M. Winock, La République recommencée, de 1914 à nos jours, Seuil, 2004. J.-J. Becker, G. Candar, Histoire des gauches en France, La Découverte, Paris, 2005. Brunet Jean-Paul, Histoire du Front populaire, 1934-1938, PUF, 2001 (1991), coll. « Que sais-je ? », 128 p. Tartakowski Danielle, Le Front populaire, la vie est à nous, Gallimard, 1996, coll. « Découvertes Histoire», 144 p. Monier Frédéric, Le Front populaire, coll. « Repères », La Découverte, 2002. 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L’Histoire, n° 197, « 1936, le Front populaire », mars 1996. L’Histoire, n° 58, « Les années trente de la crise à la guerre », juillet 1983. 126 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Auparavant souvent limitées à la compréhension du seul Front populaire et à une recherche des éléments pouvant permettre de comprendre la défaite de 1940 (mais, du coup, très riche sur la compréhension du phénomène fasciste et de l’antifascisme), les années 1930 sont désormais englobées dans la problématique de la dépression des démocraties libérales, celles qui représentaient un modèle au sortir de la Première Guerre mondiale. Le problème historique majeur est bien ici celui de la crise d’efficacité des démocraties libérales face aux troubles économiques, ce qui entraîne une crise de confiance de leurs opinions dans leur capacité à s’adapter aux évolutions de la situation internationale. Les années 1930 sont un temps de crise pour toutes les démocraties libérales face à la dépression économique et à la montée en puissance des dictatures. L’étude de la France des années trente s’insère donc dans une problématique historique plus vaste, la crise des démocraties libérales après la Première Guerre mondiale. Les difficultés économiques des démocraties, européennes et américaine, accroissent les doutes d’une fraction importante de l’opinion publique quant à l’efficacité de ces régimes pour répondre aux défis du temps. Les séductions des régimes autoritaires et de leurs supposées réussites économiques jouent alors pleinement. Il est évident aussi que, dans ce contexte, certains Français sont tentés de se tourner vers des « modèles » extérieurs qui semblent « réussir » : le nazisme allemand et surtout le fascisme de Mussolini pour les uns, le communisme stalinien pour les autres : c’est le sens de la problématique à propos de la tentation totalitaire. Ces références extérieures ont pour conséquence d’aggraver les divisions internes qui vont s’exacerber avec l’arrivée au pouvoir de la coalition du Front populaire.Temps fort de la « mémoire nationale », il l’est autant pour ses partisans que pour ses adversaires : le Front populaire fut un moment de très forte mobilisation politique d’un grand nombre de Français. La situation de la France s’avère un peu particulière. Plus tardivement consciente de la crise qui la touche, la France est pourtant plus profondément atteinte dans ses fondements politiques. Dans la crise des années 1930, la France se distingue par plusieurs aspects. L’économie, dont la modernisation et la concentration sont alors plus limitées qu’ailleurs, semble au début protégée de la violence de la crise financière et industrielle qui frappe les autres pays. Néanmoins les difficultés apparaissent à partir de 1931 et la crise, si elle est moins brutale, est plus durable qu’ailleurs. Les gouvernements se montrent en effet impuissants et leurs mesures inefficaces. Nombreuses sont alors les victimes de cette crise : agriculteurs confrontés à la baisse des prix, petits patrons touchés par le marasme des affaires, anciens combattants et fonctionnaires souffrant de la politique déflationniste, ouvriers confrontés à l’aggravation des conditions de travail et au chômage. Les classes moyennes, soutien traditionnel de la République et de l’influent parti radical sont donc parmi les principales victimes de la récession. La crise devient politique, le mécontentement général favorisant la montée de l’antiparlementarisme et l’activisme des ligues. La crise de régime y est plus accusée que dans les autres démocraties libérales, comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Son « modèle républicain » affronte une contestation multiforme, qui met en lumière les forces et les fragilités du système politique, comme des valeurs et représentations républicaines. Cette gravité de la crise française constitue donc un exemple particulièrement éclairant mais aussi très particulier de l’évolution des « démocraties libérales durant les années 1930 ». Le soixante-dixième anniversaire du Front populaire a été l’occasion d’un important renouvellement bibliographique. Les ouvrages hagiographiques, empreints de nostalgie, sont nombreux et dominent la production commémorative. En cela, ils sont autant des sources de renouvellement de l’histoire de cette période que des manifestations mémorielles sur ce « temps fort de la mémoire nationale » que constitue le Front populaire. La France des années 1930 est un exemple d’une démocratie libérale en crise, dans un contexte de contraction de l’espace démocratique en Europe et d’attraction des modèles autoritaires ou totalitaires. Espace de contact entre le berceau démo-libéral de l’Europe du Nord-Ouest et les totalitarismes orientaux et méditerranéens, la France des années 1930 est touchée par une crise multiforme dans laquelle se joue la capacité du modèle démo-libéral à relever les grands défis Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : BO 1ère ST2S : « 1936 : la République et la question sociale. Le Front populaire, malgré sa brièveté, a durablement marqué l’histoire de la France, parce qu’il a impulsé des avancées sociales et a cristallisé de grands débats républicains. Il est devenu une référence majeure et mobilisatrice. » BO 1ere : « Les démocraties libérales durant les années 1930 : l’exemple de la France. La crise que connaît la France durant les années 1930 est multiple : économique, politique et sociale. Le Front populaire veut y apporter des réponses. Il constitue un temps fort de la mémoire nationale. » BO 3e actuel : « Pour la France, dont la tradition démocratique est plus ancienne et plus solide [qu’en Allemagne], on montre la remise en cause du régime parlementaire, la violence de l’opposition droite-gauche, et l’expérience du Front populaire. » BO 3e futur : « LA RÉPUBLIQUE DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES : VICTORIEUSE ET FRAGILISÉE Deux moments forts : - De la guerre à la paix (1917-1920), la vie politique française est marquée par la fin de l’union sacrée et le retour à la vie politique parlementaire, dans un climat d’affrontements politiques et sociaux. L’étude s’appuie sur des personnages (par exemple Clemenceau…) et des événements (le Congrès de Tours) particulièrement importants. - Les années 1930 : la République en crise et le Front populaire. L’étude s’appuie sur des images significatives et quelques mesures emblématiques du Front populaire. Connaître et utiliser le repère suivant - Victoire électorale et lois sociales du Front Populaire : 1936 Décrire - L’impact de la révolution russe en France - Les principaux aspects de la crise des années 1930 - Les principales mesures prises par le Front populaire en montrant les réactions qu’elles suscitent 127 du temps et notamment la question de l’irruption des masses dans l’espace public. C’est bien l’histoire d’une « démocratie libérale sur la défensive » et de sa capacité de résistance aux solutions radicales et alternatives que l’on doit explorer. Face à l’impuissance gouvernementale des années 1930 et à l’épuisement du modèle tercio-républicain incarné par le radicalisme, l’expérience du Front populaire marquera durablement la culture politique et la mémoire collective du pays, malgré sa brièveté puisqu’elle s’achève en 1938. Le Front populaire s’impose politiquement comme le mythe mobilisateur pour une gauche française qui ne cesse de se référer à ce grand moment d’unité, durant lequel les divisions issues du Congrès de Tours de 1920 sont surmontées pour créer une dynamique politique victorieuse. Avec le Front populaire, la gauche marxiste véhiculant une idéologie de rupture se trouve confrontée pour la première fois à la question du pouvoir et la « gestion loyale » du capitalisme. En portant les revendications du « monde du travail », le Front populaire déborde le terrain politique pour se déployer au niveau social et culturel, dans la mesure où il marque le grand moment l’intégration de la classe ouvrière française. Parvenu au pouvoir, le Front populaire fait aboutir des mesures sociales d’importance, qui reconnaissent la légitimité des revendications des ouvriers et contribuent à leur intégration. Il participe à la réflexion sur la modernisation politique (affirmation du rôle de l’exécutif, entrée de femmes au gouvernement, sans néanmoins leur accorder le droit de vote). L’État se pose désormais en arbitre entre les grandes forces sociales ; il étend ses compétences dans les secteurs économiques (relance par la demande, régulation et impulsion) et culturel (prolongation de la scolarité obligatoire, mesures pour démocratiser la culture). L’existence du gouvernement de Front populaire est courte : elle s’achève en 1938, année où l’échec économique est aussi avéré. Mais par sa portée sociale, politique et symbolique (par exemple, mise sur le devant de la scène des usines, dont les occupations sont fortement médiatisées etc.), la période prend une place à part, sur laquelle le programme invite à se pencher. Elle est ainsi durablement un élément majeur de la mémoire collective de la classe ouvrière, dont elle fonde la fierté. Elle est aussi une référence clé du discours du mouvement syndical et de la gauche, pour lesquels elle constitue un temps l’unité d’action, d’expansion et de reclassement internes entre Parti radical, SFIO et PC. Admiré, regretté, redouté ou haï (régime de Vichy), le Front populaire est un mythe mobilisateur de notre histoire contemporaine. Depuis 1936, le Front populaire apparaît comme un événement majeur car il représente un tournant dans la vie politique et sociale nationale. Pour la première fois, la victoire électorale est portée par un vaste mouvement populaire, que ce soient les manifestations en faveur de la coalition depuis 1935, ou les occupations d’usines au printemps 1936 ; cette mobilisation d’une partie de la société, des syndicats et des partis, donne le sentiment d’une puissance collective capable de défendre la République et de lutter contre la crise ; elle fonde alors la fierté de la classe ouvrière. L’aspiration à une démocratie plus sociale, plus attentive aux revendications ouvrières se traduit par les mesures significatives prises durant l’été. La pratique du pouvoir évolue aussi : des femmes entrent au gouvernement (trois femmes sont secrétaires d’État dans le gouvernement Blum : Cécile Brunschvicg, à l’Éducation nationale, Irène Joliot-Curie, à la Recherche scientifique, Suzanne Lacore, à la Protection de l’enfance), les syndicats deviennent des partenaires officiels de l’État. Enfin dans la mémoire du Front populaire il y a aussi « l’esprit de 36 », le souvenir d’une « embellie dans des vies difficiles », les congés payés, l’accès plus large aux sports, aux loisirs, les efforts de Jean Zay et Léo Lagrange pour mener une politique culturelle ambitieuse. La victoire électorale aurait dû permettre aux partis de gauche de gouverner pendant 4 ans. En fait l’expérience Blum ne dure qu’à peine un an. Le Front populaire échoue dans sa politique de relance par la consommation. La croissance ne revient pas, la production stagne, le chômage reste élevé, le pouvoir d’achat s’érode. Les grèves restent nombreuses après 1936, signes de l’affrontement durable entre employeurs et salariés sur l’application des réformes. La presse d’extrême droite se déchaîne contre le gouvernement. L’horizon international, qui ne cesse de s’obscurcir, divise l’opinion, la classe politique et les partis de gouvernement ; antifascistes et pacifistes s’opposent sur l’opportunité d’une intervention en Espagne en 1936, sur les accords de Munich deux ans plus tard. En 1938, le gouvernement Daladier revient sur les mesures prises en 1936 pour faire face aux nécessités du réarmement. La France apparaît comme un pays 128 fragile mais aussi divisé. Enfin il paraît difficile d’analyser la France des années 1930 indépendamment de son issue tragique, c’est-à-dire la débâcle de juin 1940, même si l’historien doit se garder de tout regard rétrospectif. Le jugement toujours négatif que les contemporains ont porté sur la IIIe République, que ce soit Marc Bloch dans L’Étrange défaite ou les procureurs du tribunal de Riom, s’explique en grande partie par la volonté de rationaliser une déroute inattendue. Ainsi la crise de 1940 plonge ses racines dans des années 1930 marquées par un recul de la cohésion sociale et nationale. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : Accompagnement 1ère ST2S : « Alors qu’il doit faire face à de fortes oppositions et que le contexte international lui est largement défavorable avec la montée des totalitarismes en Europe, le Front populaire s’applique à mettre en place une République sociale soucieuse d’offrir à tous les mêmes droits, avec une volonté (toute radicale) de maintenir l’ordre, le fonctionnement de la République et ses libertés. Ce sujet d’étude invite évidemment à poser la question de l’intégration de la classe ouvrière à la République ; il permet également de réfléchir à l’action sociale globale du Front populaire. Avec l’intégration des ouvriers, le Front populaire relève l’un des défis majeurs que doit affronter la République pour s’enraciner. Si le Front populaire n’est pas la première union de gauche à accéder au pouvoir sous la IIIe République, il est la première alliance de la gauche incluant les communistes (qui promettent un soutien loyal). Fort de 63 % des suffrages aux élections législatives de 1936, il est à l’origine de droits sociaux qui forment « la législation […] la plus avancée de l’histoire de France » (Michel Winock) et ce, malgré sa brièveté. Le 7 juin, les accords de Matignon tentent, en effet, de mettre fin à une situation de grève générale, avec occupation des usines déclenchée spontanément au lendemain de la victoire de la coalition, non par la répression mais par des pourparlers qui légitiment les revendications ouvrières. Le gouvernement se pose autant en arbitre entre les grandes forces sociales qu’en législateur, puisque les lois des 11 et 12 juin 1936 sur les congés payés et la semaine de 40 heures viennent compléter ce que la première grande négociation entre syndicats patronal et ouvrier a permis d’obtenir. Ces deux mesures retentissent profondément dans la mémoire collective ouvrière dont elles fondent en partie la fierté. Ces acquis de 1936 sont autant de thèmes mobilisateurs dans l’histoire du monde salarié, bien au-delà de la seule expérience du Front populaire (mouvements sociaux de 1947, 1953, 1963, 1968…). Ils deviennent une référence clé du discours syndical et de la gauche. Le gouvernement de Front populaire est à l’origine d’autres innovations, parfois éphémères, qui occupent une place majeure dans la lignée des grands débats républicains. Il faut se limiter rigoureusement à ceux qui ont à voir avec la question sociale : – la question de l’élargissement de la citoyenneté conduit, pour la troisième fois depuis la Grande Guerre, à un vote positif et même unanime (moins une voix) de la Chambre sur le droit de vote des femmes. Dans le prolongement et afin de s’opposer au vote négatif du Sénat, le Front populaire se risque à une innovation avec la nomination de trois femmes à des postes de sous-secrétaires d’État : Irène Joliot-Curie à la Recherche scientifique, Suzanne Lacore à la Protection de l’enfance et Cécile Brunschvicg à l’Éducation ; – la volonté de promouvoir une éducation, des loisirs et une culture pour tous, récurrente sous le régime républicain, se concrétise par la loi sur l’allongement de la durée de la scolarité obligatoire à quatorze ans, la réforme de Jean Zay pour une école unique – qui ne vit pas le jour – et par l’intervention nouvelle de l’État dans le domaine culturel ; – pour la première fois, la question du vote des peuples colonisés est posée avec le projet Blum-Violette, tentative timide et avortée d’accorder des droits politiques aux musulmans d’Algérie, que l’historien Benjamin Stora qualifie d’« occasion ratée ». Au total, le Front populaire participe de la réflexion sur la modernisation politique en renforçant notamment le poids de l’exécutif dans la vie politique française : la tradition parlementaire est mise à mal par les décrets-lois, le nombre de ministres et de secrétaires d’État augmente. D’autre part, l’État étend ses Accompagnement 1ère : « Le programme invite à faire de ce thème d’étude à la fois un moment de l’étude de l’histoire de notre pays et un cas particulier de la crise des démocraties libérales durant l’entre-deuxguerres. Ce qu’est une démocratie libérale a été abordé dans l’introduction de cette partie, en se fondant notamment sur des traits empruntés à la France de la Troisième République. La France de la décennie 1930 est confrontée à une crise multiforme, au sein de laquelle les aspects économiques, sociaux, politiques et culturels sont interdépendants. La dépression économique, perçue à partir de l’automne 1931, est durable. L’impuissance des gouvernements à l’enrayer nourrit le doute et les mécontentements (agriculteurs confrontés à la baisse des prix, anciens combattants et travailleurs du service public souffrant de la politique déflationniste, ouvriers affrontés à l’aggravation des conditions de travail). La poussée d’antiparlementarisme – dont le 6 février 1934 marque un apogée –, l’instabilité ministérielle et le dynamisme de modèles politiques qui apparaissent plus modernes et plus efficaces (communisme soviétique, régimes fasciste et nazi) traduisent ou renforcent ces causes de fragilité. Cependant, la démocratie est suffisamment ancrée pour résister. Parvenu au pouvoir, le Front populaire fait aboutir les mesures sociales d’importance, qui reconnaissent la légitimité des revendications des ouvriers et contribuent à leur intégration. Il participe de la réflexion sur la modernisation politique (affirmation du rôle de l’exécutif, entrée de femmes au gouvernement, sans pour autant que les femmes obtiennent le droit de vote). L’État se pose désormais en arbitre entre les grandes forces sociales. Il étend ses compétences dans les secteurs économique (relance par la demande, régulation et impulsion, notamment en renforçant une « économie mixte ») et culturel (prolongation de la scolarité obligatoire, mesures pour démocratiser la culture). L’existence du gouvernement de Front populaire est brève : elle s’achève en 1938, année où l’échec économique est aussi avéré. Mais, par sa portée sociale, politique et symbolique (par exemple, mise sur le devant de la scène des usines – dont les occupations sont fortement médiatisées –, politisation des 129 compétences (de façon modeste toutefois) dans le domaine économique et culturel : des réformes de structures sont mises en oeuvre. Les premières nationalisations, instruments d’une politique keynésienne de résolution de la crise, trouveront, tout comme les mesures sociales (prémices d’un d’Étatprovidence), un écho dans les réformes de la Libération. Ainsi la création de sous-secrétariats à la Culture et aux Loisirs (ce dernier, baptisé « ministère de la paresse » par la droite), animés respectivement par Jean Perrin et Léo Lagrange inscrit durablement l’action de l’État dans le paysage culturel de la France. Mais le Front populaire est traversé par des dissensions politiques liées au contexte social et international des années 1930 qui mettent en jeu les principes même de la République et qui vont précipiter la chute des gouvernements Blum. Le débat spécifique et récurrent de la gauche entre réforme et révolution s’incarne dans le « dialogue » entre le slogan des pivertistes selon lequel « tout est possible ! » et la réponse de Thorez : « Il faut savoir terminer une grève. » Ainsi, admiré, regretté, vécu comme traumatique ou haï (par le régime de Vichy), le Front populaire est un mythe mobilisateur de notre histoire contemporaine, notamment en ce qu’il a nourri la nostalgie d’un temps érigé en âge d’or que l’imaginaire collectif a affecté de bien des possibles. Devenu partie intégrante de la matrice républicaine, il a contribué à forger la spécificité de la démocratie française. » LE FRONT POPULAIRE Au sens précis du mot, le Front populaire désigne un rassemblement de plusieurs organisations de gauche et notamment l’alliance inédite entre le parti radical, le parti socialiste et le parti communiste. Le gouvernement dirigé par Léon Blum entre juin 1936 et juin 1937 constitue le moment le plus marquant d’un régime qui s’achève en 1938. Mais, au-delà des années 1930, il existe une signification plus large du Front populaire. Celui-ci représente un tournant historique fondamental en associant un mouvement social à un gouvernement légalement désigné. L’ORIGINALITE DU FRONT POPULAIRE Pour la première fois, un gouvernement est présidé par un socialiste qui applique un programme directement favorable aux classes populaires et, pour la première fois aussi, un vaste mouvement social, caractérisé par des grèves et des occupations d’usines, accompagne l’avènement d’un gouvernement qui tire sa légitimité non seulement des élections mais aussi de la mobilisation d’une partie de la société. Dans l’histoire longue de la France contemporaine, le Front populaire met un terme au processus commencé sous la Révolution française et continué jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il met fin à l’association entre violence insurrectionnelle des masses et expression du mouvement social (comme le furent les « journées » révolutionnaires de 1789 à la Commune de Paris de 1871). Au lieu d’un face-à-face entre un mouvement de grèves ouvrières et un gouvernement « bourgeois », il y a convergence entre le mouvement social et le pouvoir politique. Jusqu’en 1936, la démocratie libérale instaurée par la IIIe République pouvait paraître plus ou moins éloignée des préoccupations sociales. Elle était fondée sur la théorie du libéralisme politique selon laquelle on gouverne pour le peuple (faire des réformes utiles à tous) et non par le peuple. Avec le Front populaire et en raison du mouvement social, la démocratie devient un gouvernement pour le peuple par le peuple. La démocratie peut apparaître comme la traduction directe des revendications économiques et sociales les plus concrètes dans des réformes politiques inscrites dans les lois. En ce sens, 1936 illustrait le passage d’une démocratie libérale issue du XIXe siècle à une démocratie sociale. Le gouvernement ne fait plus face à une poussière de citoyens qui s’expriment individuellement par le bulletin de vote ; il doit compter avec de nouvelles forces collectivement organisées qui représentent les intérêts économiques et sociaux du pays (organisations syndicales et patronales). C’est une nouvelle « alliance » qui apparaît ; elle ne met plus seulement en jeu les électeurs et leurs députés par le canal de la campagne électorale et des discussions parlementaires ; elle relie les citoyens devenus acteurs sociaux, utilisant conjointement le bulletin de vote et l’action collective (manifestations, grèves, occupations, syndicalisation, négociations), exerçant une double pression sur leurs représentants politiques et sur les décideurs économiques et sociaux. Cette « alliance » met en jeu une pluralité d’intervenants en raison de la division des syndicats de salariés et de la division des organisations patronales. Concrètement, pour les ouvriers et les salariés, le Front populaire a nourri un relations et des revendications professionnelles, etc.), la période prend une place à part, sur laquelle le programme invite à se pencher. Elle est ainsi durablement un élément majeur de la mémoire collective de la classe ouvrière, dont elle fonde la fierté. Elle est aussi une référence clé du discours du mouvement syndical et de la gauche, pour lesquels elle constitue un temps d’unité d’action, d’expansion et de reclassements internes entre Parti radical, SFIO et PCF. Admiré, regretté, redouté ou haï (régime de Vichy), le Front populaire est un mythe mobilisateur de notre histoire contemporaine. » Accompagnement 3e : « Il faut montrer la façon dont, en France, l’enlisement dans les difficultés débouche sur une poussée d’antiparlementarisme et une crise des valeurs et comment le Front populaire a pu donner une brève impression d’embellie au cours de ces « années tristes ». Mais, en France, la démocratie résiste. Cette histoire alimente notre mémoire collective et rejoint les préoccupations du présent. » Léon Blum, 1872-1950 Artisan de la signature des accords Matignon, Léon Blum est, depuis le 6 juin 1936, le premier socialiste chef d’un gouvernement. Intellectuel d’avant-garde et juriste renommé, membre du Conseil d’État, il s’engage tardivement en politique. Son adhésion au socialisme doit plus au dreyfusisme qu’au marxisme. Il est très proche de Jean Jaurès. Devenu député en 1919, il s’impose comme un brillant orateur. En 1920, au congrès de Tours, il ne peut éviter la scission avec les communistes. Il réussit à définir la place légitime des socialistes au sein de la République mais il doit constamment défendre la SFIO face aux attaques de la droite et du PC. Léon Blum se bat contre les divisions internes de son propre parti. Son origine juive lui vaut de nombreuses attaques antisémites. En 1936, appliquant ses idées de rénovation en matière de méthode de gouvernement et de politique économique, il acquiert une stature nouvelle qui dépasse les rangs de la gauche. Déporté à Buchenwald, il revient en France en 1945. Son prestige reste grand mais il ne retrouve pas de véritable poids politique. ACCORDS MATIGNON : DES ACCORDS MAJEURS Par l’instauration de réformes qui bouleversent l’organisation du travail et du temps libre, les accords Matignon restent un moment fort de l’histoire des luttes sociales. Sollicité à la fois par les représentants des syndicats ouvriers et par ceux du patronat, Léon Blum réunit en vue d’une conciliation au sommet la CGT (Confédération générale 130 sentiment d’appartenance et d’identification positive au groupe social, une sorte de sentiment de puissance collective. Les aspects plus concrets de la vie économique et du travail, comme le salaire, les conditions d’hygiène, les congés payés, la discussion avec le patron à travers un délégué syndical, ne dépendaient plus de décisions locales et ponctuelles, soumises aux aléas de l’arbitraire et de l’affrontement, mais de lois publiques placées sous la garantie de l’État républicain. L’ORIGINE DU SUCCES La première phase commence au lendemain des émeutes du 6 février 1934. Le Front populaire apparaît alors comme une alliance de diverses organisations de gauche pour faire face à la montée de l’extrême droite et contrer un éventuel coup de force « fasciste ». Le 12 février, un peu partout en France, des manifestations voient défiler ensemble des partis et des syndicats jusque-là divisés. C’est de manière indissociable une manifestation lancée contre la crise économique et contre l’émeute du 6 février, qui avait révélé au grand jour la force des organisations d’extrême droite ; le gouvernement légal avait été renversé par une pression de la rue. Dans un contexte européen très tendu où de nombreux pays avaient basculé dans le fascisme ou la dictature autoritaire, le 6 février pouvait apparaître comme la première étape d’un scénario fasciste en France. Dès son origine, le Front populaire présente donc une double particularité, sociale et politique : sociale car il s’inscrit dans le contexte de la crise économique et de la montée des revendications populaires, politique parce qu’il constitue une alliance préventive de salut public pour sauver la République. Cette mobilisation « antifasciste » avait aussi un intérêt stratégique. Elle permettait de développer une alliance multiforme bien au-delà d’un simple cartel de partis politiques avec des organisations de nature civique comme la Ligue des droits de l’homme et le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, des syndicats ainsi que des organisations d’anciens combattants, et de pénétrer la société bien plus profondément que n’aurait pu le faire une simple alliance électorale. Le ciment de l’antifascisme et de la défense de la République a permis de placer la campagne pour les élections législatives de 1936 sous le signe de ce qui rassemble, tout en mettant de côté les divisions. En juin 1935, le Rassemblement populaire enregistre l’adhésion du parti radical et du petit parti républicain socialiste. Leur intégration incarne la tradition républicaine et signifie la possibilité d’une victoire par les élections, pacifique et légale. Elle signifie aussi une plus grande modération du programme. Représentant des classes moyennes, des commerçants, des agriculteurs et des employés, le parti radical ne veut pas de bouleversement social ou de novation économique. En janvier 1936, le programme du Front populaire ne contient qu’un minimum de réformes de structure (réforme de la Banque de France et nationalisation des industries d’armement). De ce point de vue, il est moins audacieux et moins radical que le New Deal aux États-Unis. La campagne électorale prélude au succès du 26 avril et du 3 mai et à la vague de grèves qui l’accompagne. Cette période comporte une phase de mobilisation politique (janvier-avril), puis une phase de grèves et d’occupations d’usines (mai et début juin), enfin une phase politique et gouvernementale (juin à août), lors des cent premiers jours du gouvernement Blum. C’est la victoire électorale du Front populaire qui déclenche des occupations d’usines et des grèves un peu partout (et non l’inverse). Mais c’est le mouvement social qui impose son cahier de revendications. Sans ce mouvement, le Front populaire aurait pu rester un simple cartel des gauches (alliance électorale entre les radicaux et les socialistes) étendu aux communistes sur fond de dramatisation des enjeux politiques nationaux et internationaux. Le terme de Front populaire prend alors une autre dimension : il désigne l’expression et l’irruption directe des salariés sur l’action d’un gouvernement. LES NOUVELLES FORMES DU MOUVEMENT SOCIAL Parties de la métallurgie, les grèves ont rapidement gagné l’ensemble du territoire français et l’ensemble des secteurs d’activités, à l’exception de la fonction publique. Au moment où Léon Blum forme son gouvernement le 4 juin, la grève est devenue nationale et générale. Le mouvement social est profond mais aussi complexe. Il ne faut pas le réduire à la seule classe ouvrière urbaine car il concerne aussi des ouvriers agricoles, des employés de bureau et des grands magasins, ce qui lui donne sur le moment un certain caractère d’unanimisme. Il n’est pas non plus décidé à l’avance et orchestré par les dirigeants syndicaux. Il est spontané et progresse en tache d’huile, par la vertu de l’exemple et de la solidarité. Pour autant, il ne s’agit pas d’une action révolutionnaire qui recourt à du travail) représentant les salariés et la CGPF (Confédération générale de la production française) représentant les patrons. La signature des accords Matignon a lieu le 7 juin 1936. Sous la pression de la grève générale, le texte reprend en partie les propositions avancées par Léon Jouhaux, le secrétaire de la CGT. DES REFORMES SOCIALES D’ENVERGURE Le contenu de l’accord comprend une augmentation de salaires (de 7 à 15 % selon les branches), le principe de conventions collectives et l’élection de délégués du personnel. Cette première partie du contenu correspond à ce que le patronat concède à la CGT. Il s’agit d’une négociation d’allure classique pour mettre fin à une grève. C’est la première fois cependant qu’une telle négociation a lieu à l’échelle nationale et sous l’arbitrage du chef du gouvernement. La deuxième partie des accords est nouée entre la CGT et le gouvernement. Celui-ci promet de faire voter au plus vite deux lois sociales : celle instaurant deux semaines de congés payés et celle limitant à 40 heures sans diminution de salaire la durée hebdomadaire du travail. Ce sera chose faite dans les semaines suivantes (entre le 9 et le 18 juin 1936). Les accords Matignon ont donc représenté presque toutes les réformes sociales du Front populaire. La réforme de la Banque de France, la nationalisation des industries d’armement et la création de l’Office national du blé qui vise la régularisation du marché et le soutien du revenu paysan appartiennent aux réformes de structure et concernent autant la politique économique que le domaine social. Les accords Matignon ont une portée symbolique forte qui continuera d’inspirer la gauche française jusqu’à nos jours, comme on l’a vu avec la réforme des 35 heures. La générosité affichée avec la hausse des salaires n’est pas seulement une question de justice sociale et de rattrapage du revenu. Il s’agit aussi, par le renforcement du pouvoir d’achat des masses, de développer une politique économique d’un type nouveau. Le gouvernement n’attend pas du marché un retour spontané à la croissance. Il prend l’initiative de stimuler la consommation et la production afin de faire repartir à la hausse le circuit économique. Les congés payés, doublés de la réduction du temps de travail ne signifient pas seulement un soulagement des peines et des fatigues liées au travail en usine. Il s’agit aussi d’ouvrir à tous le droit aux vacances et l’accès à un temps de loisirs et de culture, restés jusque-là des apanages symboliques de la « bourgeoisie ». C’est pourquoi les images d’ouvriers partant au bord de la mer auront une telle importance : non pas que les milieux populaires n’aient jamais connu la mer ou les vacances avant 1936 mais parce que, 131 la violence, à l’intimidation et vise le renversement du régime politique. La multiplication des occupations d’usines et de bureaux était certes une remise en cause de la propriété privée des entreprises conçue comme un droit divin du patron. Mais le mouvement a surtout voulu accompagner la mise en place du gouvernement de Front populaire. Il a en quelque sorte devancé les réformes et pris des gages sur le programme annoncé lors de la campagne électorale. Le fait que les usines d’aviation (Bréguet au Havre, Latécoère à Toulouse et Bloch à Courbevoie) aient été touchées les premières signifiait que les ouvriers voulaient participer directement à la nationalisation des industries d’armement, réforme inscrite dans le programme électoral de janvier 1936. Le mouvement social de mai et juin marque ainsi une rupture dans l’histoire du mouvement ouvrier au profit de la modération et de l’intégration des syndicats comme partenaires officiels et reconnus de l’État. L’aspect le plus spectaculaire du bilan de mai et juin 1936 est son caractère globalement pacifique : il ne débouche pas sur un cycle d’insurrection et de répression. Le mouvement ouvrier français rompt ainsi avec son histoire insurrectionnelle et tragique du XIXe siècle (des canuts lyonnais en 1831 à la Commune de Paris en 1871). Le mouvement de 1936, par son caractère pacifique et légaliste, est le fruit de la montée en puissance depuis trois décennies des organisations syndicales. Celles-ci sont dorénavant capables d’encadrer les grèves, de se faire les porte-parole des revendications ouvrières auprès des pouvoirs publics et de faire cesser un mouvement dans un relatif bon ordre. Signe de leur institutionnalisation, les syndicats sont conviés à la table de négociations collectives où ils sont placés sur un pied d’égalité avec les représentants du patronat et les membres du gouvernement (voir article p. 20-21). Les syndicats, revêtus de ce rôle actif au cœur des institutions républicaines, enregistrent, à partir de 1936, une nette progression. La CGT réunifiée voit ainsi passer ses effectifs de 750 000 à 4 millions grâce au Front populaire. Les manifestations et les grands défilés publics, officiellement reconnus comme licites depuis un décret de 1935, n’ont plus le caractère de violence réelle ou de mise en scène de « journée révolutionnaire » ; ils ont acquis un caractère collectif de démonstration du pouvoir des masses et de leur unanimisme affiché. Ils ont parfois un caractère de fête populaire et de réjouissance collective comme le 14 juillet 1936. D’une certaine manière, ils prennent le relais des cérémonies publiques traditionnelles (voyages présidentiels, défilés militaires, inaugurations des monuments aux morts). LES NOUVELLES FORMES DE LA VIE POLITIQUE À cette conjonction exceptionnelle du social et du politique, il faut ajouter les conditions d’une mutation structurelle de la vie politique. Celle-ci a longtemps été marquée par l’héritage du XIXe siècle : les députés étaient élus sur des étiquettes assez vagues et restaient indépendants des organisations politiques. Avec le Front populaire, au contraire, la vie politique se caractérise par la présence de partis politiques capables d’imposer une discipline à leurs élus. Les candidats sont choisis et présentés par le parti, ils doivent reproduire un programme élaboré à l’avance et valable pour tout le territoire national. Ils bénéficient aussi de la logistique militante et de l’organisation de grands meetings qui mettent au premier plan des figures d’hommes politiques (Léon Blum, Édouard Daladier ainsi que le jeune Maurice Thorez). Des techniques modernes de propagande se développent par l’essor de la radio, la multiplication des tracts, l’utilisation de voitures, de camions et de bus pour sillonner les villes, la banlieue et les campagnes. La politisation de la France a pu atteindre un taux de participation record de 84,3 %. Se prononçant sur un programme, les électeurs pratiquent une démocratie moins indirecte et moins frustrante ; au lieu d’attendre de longues discussions parlementaires qui préludent au vote des réformes, ils peuvent espérer une exécution quasi immédiate des promesses contenues dans le programme initial. Toutefois, la victoire du Front populaire lors des élections des 26 avril et 3 mai est en partie un trompe-l’œil. C’est plus une victoire du système de désistements entre les trois partis (parti radical, SFIO et PC) qu’une véritable victoire électorale auprès des Français (les Françaises ne votent pas). La gauche enregistre un gain de seulement 300 000 voix entre 1932 et 1936. Si l’on considère que de nombreux électeurs qui ont choisi des candidats radicaux appartiennent en réalité à l’électorat centriste et modéré, il n’est pas du tout évident que la gauche soit majoritaire dans le pays en 1936. La désignation du socialiste Léon Blum à la tête du gouvernement, parce que la SFIO constitue le groupe parlementaire le plus nombreux (146 députés socialistes contre 106 radicaux stricto sensu et 72 communistes sur un total de 618 députés), ne signifie dorénavant, les 12 jours ouvrables par an de congés payés constituent un droit social reconnu par la collectivité et garanti par l’État républicain. Les vacances ne sont plus seulement fonction du niveau de revenus mais une récompense accordée à tous les travailleurs. UNE NOUVELLE METHODOLOGIE POLITIQUE Au-delà du contenu des mesures, les accords Matignon ont aussi un impact sur la méthode de décision publique et plus généralement sur la nature de la démocratie en France. Il y a dorénavant un partage entre des réformes prises au travers d’une négociation générale entre syndicats des salariés et organisations patronales sous l’arbitrage de l’État et des réformes de procédé plus classique qui continuent de passer par le Parlement et de prendre la forme de lois (les congés payés, la réduction du temps de travail, la réforme de la Banque de France). Même si le circuit politique habituel n’est pas abandonné, le gouvernement n’est plus simplement l’arbitre des discussions parlementaires mais aussi celui des conflits qui opposent les forces économiques et sociales elles-mêmes puissamment organisées. La décision de faire une réforme peut sortir des discussions entre partenaires sociaux et non plus seulement de l’enceinte du Parlement. L’hôtel Matignon, où ont été signés les accords, est révélateur de cette mutation. Jusqu’en 1935, le président du Conseil (équivalent du Premier ministre, chef de gouvernement) ne disposait d’aucun lieu propre, d’aucun secrétariat, ni d’aucun moyen administratif pour exercer sa tutelle et sa coordination sur la politique gouvernementale. Le plus souvent, il prenait le portefeuille des Affaires étrangères, de l’Intérieur ou de la Justice (les trois ministères régaliens), ce qui affaiblissait sa capacité de travail et de contrôle sur les autres ministres. Chaque ministre et chaque administration bénéficiaient d’une assez large autonomie. Léon Blum fait du président du Conseil un chef d’état-major, véritable coordinateur du travail de tous les ministres. En 1936, avec l’hôtel Matignon et le secrétariat général à la présidence du Conseil, il dispose des premiers moyens modernes pour imposer une politique interministérielle. DES CONSEQUENCES PROFONDES La portée des accords Matignon sera réelle sur les nouvelles modalités du gouvernement démocratique après 1945. Des négociations à l’échelle nationale pour sortir d’une crise se reproduiront au moment de Mai 68 (accords de Grenelle). Plus régulièrement, le ministre de la Fonction publique, vis-à-vis des syndicats de fonctionnaires, le ministre des Affaires sociales, pour la consultation des syndicats de salariés et de cadres sur les questions de sécurité sociale, d’assurance chômage et de politique sociale, font 132 pas que le nouveau gouvernement s’appuie sur une majorité politique solide. En réalité, la victoire du Front populaire a masqué un chassé-croisé qui s’est opéré à l’intérieur de la gauche. Les socialistes arrivent en tête des trois partis mais plus en raison de l’affaiblissement des radicaux que grâce à leurs progrès véritables (ils perdent même des voix par rapport à 1932). La SFIO ne peut donc pas constituer un véritable parti dominant vis-à-vis de ses deux alliés. Les communistes ont presque doublé leurs voix et forment un groupe parlementaire de poids, mais refusent la participation au gouvernement qui s’en trouve de facto affaibli. Enfin, les radicaux, dépouillés de leur rôle traditionnel de groupe dominant, inquiets de la progression spectaculaire des communistes, tiennent leurs engagements pour l’immédiat mais ne constituent pas un allié sûr, comme on le voit dès l’automne 1936. LES REFORMES ET LEURS ECHECS Le gouvernement vise un double but. À court terme, il s’agit de lutter contre la crise économique. À moyen terme, il s’agit d’intégrer les masses dans la République. L’augmentation des salaires doit favoriser la consommation populaire (politique dite de « reflation », contraire de la déflation) donc relancer la production et l’emploi, réconcilier ainsi des mesures sociales avec l’efficacité économique. Les masses doivent se sentir non plus les victimes mais les bénéficiaires de la politique gouvernementale. Toutefois, l’application des réformes s’avère décevante. Investisseurs et financiers n’ont pas accordé leur confiance contrairement à ce qu’espérait Léon Blum ; des capitaux ont fui à l’étranger, notamment en Suisse. La hausse des coûts de production et la cherté de la vie sont venues absorber les gains de pouvoir d’achat obtenus en juin. La dévaluation du franc annoncée le 26 septembre 1936 signe l’échec économique. En février 1937, Léon Blum est contraint d’annoncer la « pause » des réformes sociales. Sur le terrain, les réformes ont entraîné la fin des grèves mais la situation est loin d’être apaisée. L’esprit réconciliateur des accords Matignon ne dure pas. Une « guerre froide » (Antoine Prost) s’est installée entre les syndicats ouvriers et les organisations patronales. Il ne s’agit pas d’une « revanche des patrons », vision simplificatrice, mais plutôt d’une crise au sein du monde patronal entre grands et petits industriels. C’est une révolte du petit patronat et des milieux commerçants contre le grand patronat et contre le gouvernement Blum. Né dans un espoir d’unanimisme social, le Front populaire a finalement tourné à la recrudescence des tensions et des affrontements entre les différents groupes sociaux. LE TEMPS DES DIVISIONS Mais le Front populaire restait une alliance fondamentalement fragile. Appelé à former un gouvernement durable, capable de développer sa politique économique et sociale sur plusieurs années, Blum ne reste au pouvoir qu’une petite année. Il démissionne en juin 1937. Si les autres gouvernements jusqu’à l’automne 1938 se réclament encore du Front populaire, le ressort est cassé. On retourne à l’instabilité gouvernementale qui caractérise le régime parlementaire de la IIIe République. C’est une déception et un échec personnel pour Léon Blum qui avait tout fait pour organiser un type de gouvernement stable et efficace. Certes, les divisions doivent beaucoup aux circonstances. L’imbroglio de la guerre d’Espagne qui commence dès le mois de juillet 1936 (voir Focus) attise les controverses. En décembre, les communistes, qui ont fait de l’intervention en Espagne leur cheval de bataille, s’abstiennent dans un vote de politique étrangère à la Chambre des députés et manifestent ainsi leur mécontentement à l’égard du gouvernement. Les difficultés économiques (la dévaluation du franc, la stagnation prolongée de la production, la hausse des prix qui annule les effets de l’augmentation du pouvoir d’achat) refroidissent fortement l’ardeur des radicaux sensibles aux plaintes des classes moyennes. Cependant, les divisions du Front populaire sont aussi structurelles. Tout d’abord, la coalition gouvernementale est fragile depuis le début en raison de la stratégie des communistes. Ceux-ci ont choisi de soutenir le gouvernement de l’extérieur, sans y participer. Ils nourrissent de ce fait la méfiance de leurs partenaires, socialistes et plus encore radicaux. Petit à petit, certains députés de la majorité commencent à s’abstenir ou à voter contre le gouvernement. Les habitudes parlementaires fondées sur la liberté de vote individuelle des députés reprennent le dessus. En plusieurs paliers, de l’automne 1936 au printemps 1938, on glisse d’une majorité de Front populaire issue des urnes à une majorité de centre gauche (gouvernement Chautemps de 1937) puis de centre droit (gouvernement Daladier-Reynaud de 1938) issue des recompositions à l’intérieur du Parlement. La logique du désormais de la négociation collective et du partenariat social l’un des aspects de leur fonctionnement. Cet élargissement de la démocratie par la consultation sociale généralisée pose cependant des problèmes. Pas plus que la démocratie « politique » traditionnelle (partis politiques et assemblées parlementaires), la démocratie « sociale » n’est à l’abri d’une crise de représentativité. Pour que les négociations avec les pouvoirs publics et les décisions prises soient valables et applicables, les organisations syndicales comme les organisations patronales doivent s’assurer du soutien de leur base. Celle-ci comprend non seulement les adhérents aux syndicats mais aussi l’ensemble des salariés (ou l’ensemble des patrons) qui ne sont pas syndiqués. Dans un pays comme la France, où le taux d’adhésion aux syndicats est faible, le risque de divorce entre les représentants et leur base reste élevé. En ce sens, les difficultés d’application des accords Matignon au cours du second semestre de 1936, difficultés des syndicats vis-à-vis de fractions plus radicales et révolutionnaires, difficultés du patronat face au mécontentement des petites et moyennes entreprises, ont inauguré les difficultés récurrentes de la négociation sociale en France. LA NOUVELLE METHODE DE GOUVERNEMENT Devant les divisions sociales, l’État est censé jouer le rôle d’un arbitre actif et puissant. Il ne se contente plus d’être une administration classique qui gère les affaires « régaliennes » (armée, police, justice) ; il s’engage dorénavant au cœur de la vie économique et sociale. Il développe sa capacité d’expertise par des nouveaux moyens statistiques et par la formation renouvelée de ses hauts fonctionnaires (plus d’économie, moins de droit). Le Front populaire consacre et accélère ce mouvement : les décisions publiques, par la loi et par l’administration (règlements et décrets), pénètrent à l’intérieur des usines et des bureaux. Il n’y a plus de séparation entre la vie politique et la vie économique comme dans le modèle libéral du XIXe siècle. Les lieux de travail ne sont plus considérés comme un domaine privé. Ils deviennent des espaces publics, relevant du droit social, pour les conditions de travail, pour les conditions d’hygiène et pour une grande partie de l’organisation professionnelle. Sur le plan gouvernemental strict, Léon Blum innove en nommant trois femmes sous-secrétaires d’État et en organisant son équipe à l’hôtel Matignon autour de moyens renforcés dont le coordinateur est Jules Moch, nommé secrétaire général à la présidence du Conseil. Utilisant aussi bien la tribune parlementaire classique que le tremplin nouveau offert par 133 parlementarisme libéral a été plus forte que la modernisation de la vie politique incarnée par les partis et un pouvoir exécutif renforcé. L’année 1938 marque l’accélération de la crise interne des partis qui ouvre la voie à celle du régime. S’ils ont réussi à reprendre la tête du gouvernement avec Daladier, les radicaux sortent en réalité très affaiblis du Front populaire. Les querelles qui avaient surgi au moment de l’adhésion en 1935, entre une aile droite et une aile avancée représentée par Jean Zay, Pierre Cot et Pierre Mendès France, deviennent des oppositions insurmontables. Il y a dorénavant une fraction du radicalisme passée à droite et une fraction restée fidèle à la gauche. Les socialistes subissent un revers plus cuisant encore. L’échec gouvernemental du Front populaire touche directement Léon Blum ainsi que les principaux chefs de la SFIO tel Vincent Auriol. Divisés sur le bilan du Front populaire, soumis à la surenchère des courants révolutionnaires, les socialistes sont de surcroît divisés sur les questions internationales, entre pacifistes intransigeants et réalistes. Les communistes pourraient apparaître comme les bénéficiaires du Front populaire. Ils ont accru leur audience auprès des paysans et des classes moyennes. Ils sont restés unis malgré les aléas parlementaires et politiques. Mais, comme on le voit en 1939, lors du Pacte germano-soviétique, ils restent fondamentalement dépendants de la stratégie internationale du communisme décidée à Moscou. Le parti communiste évolue par retournements successifs : considérant les socialistes comme des traîtres dans les années 1920, il acceptait ensuite de s’allier avec eux, soutenait un programme très modéré en 1936, puis radicalisait à nouveau son discours sur la question de la guerre d’Espagne. Cette évolution entraîne à la fois le désarroi de certains militants et une méfiance accrue de ses partenaires socialistes. Défiance entre socialistes et communistes, virulence de l’anticommunisme chez de nombreux radicaux vont rejaillir sous le gouvernement Daladier. La période a en réalité profondément affaibli les partis, les hommes et les idées. La gauche se présente éclatée et en partie discréditée à la veille des grandes tragédies françaises des années 1939-1945. UN « LIEU DE MEMOIRE » Le bilan politique et social du Front populaire à la veille de la Seconde Guerre mondiale est loin d’être positif. D’abord, parce que la victoire électorale de 1936, censée ouvrir un gouvernement de législature, prêt à gouverner dans la durée (au moins quatre années), a débouché sur une « expérience Blum » qui a duré moins d’une année. Ensuite, parce que le bilan économique, aussi complexe soit-il, révèle une stagnation économique de la France, un échec de la politique de relance de la consommation et de retour à la croissance. Enfin, parce que les trois partis politiques qui apparaissaient unis et puissants en 1936 se retrouvent en très grande difficulté dès 1938. Avec un tel bilan, il est difficile de comprendre comment la mémoire de cette période a pu non seulement survivre mais se renforcer. Le Front populaire a été remémoré en fonction de contextes nouveaux et dramatiques qui, par contraste, ont redoré son blason. Il fait figure d’âge d’or. L’Occupation et le régime de Vichy ont ainsi contribué, bien involontairement, au développement d’une mémoire positive. En fustigeant l’esprit du Front populaire (qualifié d’esprit de jouissance par Pétain), en traînant en justice (le procès de Riom) les hommes politiques jugés responsables de la défaite de 1940, Vichy a fait du Front populaire la référence centrale de la culture politique de gauche. À la Libération, y compris sous le Gouvernement provisoire présidé par le général de Gaulle, une bonne partie des réformes qui avaient été envisagées mais qui n’avaient pas eu le temps d’être votées constituèrent le programme et le socle de la reconstruction de la France et de la rénovation de la démocratie (nationalisations, Sécurité sociale, planification). Le Front populaire pouvait ainsi apparaître comme le moment décisif qui avait ouvert la voie à l’ensemble du modèle social qui a caractérisé la France depuis 1945, entre politiques économiques d’inspiration keynésienne et développement de l’État providence. Entretenu par la mémoire conjointe du parti communiste et du parti socialiste, nourri aussi de publications multiples dans les années 1960 et 1970 notamment, il fait figure de référence pour la gauche française de la seconde moitié du XXe siècle comme l’avait été auparavant la Commune de Paris. Le Front populaire a pu ainsi continuer de « résonner » dans les mémoires à la fois par les promesses de grandes réformes économiques et sociales, par le rêve d’une réunification de la gauche et par les idéaux de lutte contre le fascisme. Du point de vue de la logique de la mémoire, il n’est donc pas erroné de dire que le Front populaire se relie aux combats de la Résistance, aux grandes réformes de la Libération, à une partie de l’esprit de Mai 68 et enfin aux grandes réformes des années 1981-1983. Il y a la radio, Léon Blum ne se contente pas d’arbitrer les discussions parlementaires ; il prend la direction d’un pouvoir exécutif rénové et veut s’adresser directement à la nation. LA NON-INTERVENTION EN ESPAGNE La guerre d’Espagne entraîna le gouvernement Blum dans une crise profonde. L’aide française semblait pourtant logique : le gouvernement républicain en Espagne, attaqué par une rébellion militaire, incarnait une stratégie de Front populaire. Une intervention française pouvait constituer un élément de lutte contre le fascisme européen. Le gouvernement décida pourtant de ne pas intervenir de manière directe. Sur le plan extérieur, cette décision pouvait lui faire perdre l’alliance avec la Grande-Bretagne, pays hostile à toute ingérence étrangère. À l’intérieur, l’hypothèse d’une intervention soulevait déjà des oppositions (pour la majorité des radicaux ainsi qu’une fraction des socialistes). Les communistes étaient les seuls à être unis sur une position claire (« Des avions, des canons pour l’Espagne ! »). Au total, la politique espagnole fut un échec. L’accord de non-intervention entre les puissances (août 1936) ne fut pas respecté par l’Italie et l’Allemagne. Une partie de la droite bascula dans un extrémisme nourri d’anticommunisme et d’une certaine sympathie pour le fascisme. Mais surtout le débat sur l’intervention puis la défaite des républicains en Espagne (1939) divisa durablement les Français. 134 donc une victoire posthume du Front populaire qui a vu son importance croître bien au-delà de son impact réel sur la France de 1936. La réforme des 35 heures est la dernière manifestation en date de cet héritage. Sur un autre plan, celui des individus et des groupes sociaux, on peut estimer que la période marque aussi un moment privilégié où les identités à la fois professionnelles, sociales et culturelles des milieux populaires ont définitivement basculé du négatif au positif et du dépréciatif au revendicatif. Elles se sont en quelque sorte transformées en identités valorisantes. C’est le thème, très présent dans les discours de l’époque, de la dignité ouvrière, de la joie et de la fierté des milieux sociaux acteurs de la mobilisation, des occupations et bénéficiaires des réformes sociales (congés payés). De ce point de vue, l’identité ouvrière française s’est cristallisée à la fois par l’action collective, par sa transcription au sein des pouvoirs publics (le fait d’être reconnu et non plus réprimé ou toléré) et par l’accès à des pratiques nouvelles. La « fierté » ouvrière et populaire dont parlent de nombreux témoins peut aussi venir du fait que les militants, sympathisants et électeurs du Front populaire ont pu avoir le sentiment de devenir les vrais défenseurs de la démocratie, de la République et des idéaux de la France, en lieu et place des élites défaillantes. Chaque individu n’a pas forcément eu conscience de toutes ces dimensions de l’événement mais, si celui-ci est devenu un événement-mémoire, c’est précisément en raison de son caractère polysémique : fierté d’une victoire sur le terrain dans un type d’affrontement dur ouvrier/patronat ici, dignité retrouvée plus symbolique que professionnelle ailleurs, accès à la consommation et aux loisirs de la « bourgeoisie », sentiment de communion entre intellectuels et militants ouvriers. Le Front populaire pour toutes ces raisons restera comme un temps d’exception. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : S’il est indiscutable que les réformes du Front Populaire ont, à court terme, considérablement amélioré les conditions de vie et de travail des Français, leurs conséquences à long terme sont beaucoup moins positives. Non seulement l’instauration des 40 heures ne fait pas reculer le chômage, mais l’inflation annule les effets des augmentations de salaire prévues par les accords Matignon. Quant à l’ambitieuse politique de grands travaux prévue par le programme du Front populaire, elle est abandonnée faute de crédits suffisants, tout comme la création d’un système de retraites. En quelques mois, l’immense espoir de 1936 auquel le texte de Marc Bloch fait allusion est balayé et le gouvernement Blum doit revenir à des méthodes plus classiques de lutte contre la crise. Celles-ci, comme le gel des traitements des fonctionnaires annoncé dans le discours radiodiffusé de Blum, dégradent à nouveau les conditions de vie du plus grand nombre mais ne permettent pas non plus de sortir de la crise. C’est un faisceau de raisons convergentes qui permet d’expliquer l’échec final du Front populaire. Les réformes de 1936 ne devaient sûrement pas être faites en même temps, mais elles n’ont certainement pas eu des effets aussi négatifs que les adversaires du Front populaire ont bien voulu le dire. Le contexte économique et financier a eu aussi un rôle important, mais non décisif, puisque l’on sait aujourd’hui qu’une certaine reprise de la croissance a eu lieu pendant les mois du Front Populaire, mais celle-ci a été ignorée faute de statistiques fiables. En fait les raisons qui permettent le mieux d’expliquer l’échec du Front populaire sont celles que Marc Bloch identifie en quelques lignes lucides. Les bourgeois français se firent les adversaires impitoyables du Front populaire en voyant, ou en feignant de voir, dans un gouvernement très modestement réformateur l’annonce d’une révolution communiste imminente. Mais les partisans du Front populaire ne furent pas plus heureux lorsqu’ils préférèrent étaler leurs divisions et jouer contre leur propre camp, plutôt que de tenir les engagements pris lors de la formation du Rassemblement populaire. Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 135 HC – Les régimes totalitaires dans les années 1930 Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : Sur les totalitarismes, outre les caractères communs aux régimes totalitaires, en quoi le stalinisme est-il différent des totalitarismes fasciste et nazi ? etc. Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Sources et muséographie : Ouvrages généraux : Burrin Philippe, Fascisme, nazisme, autoritarisme, Le Seuil, 2000, coll. « Points Histoire», 316 p. (recueil d’articles de L’Histoire). 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M.CHOLOKHOV, Le Don paisible (Folio). L’épopée de la collectivisation vue par un écrivain proche du régime, mais suffisamment lucide pour dénoncer, entre les lignes, l’extraordinaire violence faite aux paysans. Merle Fainsod, Smolensk à l’heure de Staline, 1967 (les célèbres « archives de Smolensk », saisies par les Allemands en 1941 et récupérées par les Américains au lendemain de la guerre. Présente les abus de la collectivisation forcée en 1930). Ouverture pour les élèves Zangrandi Ruggero, Le Long Voyage à travers le fascisme, Robert Laffont (le témoignage de Ruggero Zangrandi, jeune « fasciste de gauche », montre l’enthousiasme de la jeunesse fasciste). Scola Ettore, Une journée particulière, 1977 (ce film associant images d’archives et images de fiction évoque la société fasciste après 1936). 137 Risi Dino, La Marche sur Rome, 1962 (ce film permet de montrer le profil des premiers fascistes – anciens combattants unis par une solidarité de corps, marginaux –, les raisons de leur engagement – opportunisme ou au contraire engagement politique réel. Ce film permet également de mettre en évidence les liens étroits qui unissent le fascisme et les élites italiennes – élites traditionnelles ou nouvelles). Rosi Francesco, Le Christ s’est arrêté à Eboli, 1979 (ce film est une adaptation cinématographique de l’oeuvre autobiographique de Carlo Levi, dont un extrait mériterait d’être lu – par exemple, pour montrer la faible pénétration du fascisme dans les parties isolées de l’Italie rurale). Documentation Photographique et diapos : Van Regemorter Jean-Louis, «Le stalinisme», La Documentation photographique, n° 8003, La Documentation française, juin 1998. Musiedlak Jacqueline et Musiedlak Didier, « Les totalitarismes : fascisme et nazisme», La Documentation photographique, n° 7037, La Documentation française, octobre 1996. Revues : Dans la revue L’Histoire : « Nazisme et communisme : la comparaison interdite », Furet (F.), n° 186, mars 1995 « Hitler-Staline, la comparaison est-elle justifiée ? », Burrin (P.), n° 205, octobre 1996 « Les crimes du communisme », numéro spécial, n° 247, octobre 2000 dont Stéphane Courtois, « Cent millions de morts ? Le bilan d’une tragédie », pp. 36-45 et N. Werth, « Déportations, Goulag, famines… L’URSS ou le règne de la terreur », pp. 54-59. « Le siècle communiste », numéro spécial, n° 223, juillet 1998 N. Werth, « Goulag : les vrais chiffres », L’Histoire, n° 169, septembre 1993, pp. 38-51. Th. Serrier, « Günter Grass ou le cauchemar allemand », L’histoire n° 314, novembre 2006, pp. 28-29. (dans son autobiographie en 2006, ce prix Nobel de littérature, grande figure morale de l’Allemagne d’après-guerre qui a toujours dénoncé le passé nazi de l’Allemagne avoue en effet qu’il a servi, quelques mois durant, dans la Waffen SS à l’âge de 17 ans, le régime nazi ayant su susciter l’enthousiasme des jeunes gens puisqu’il n’est ici jamais question de terreur). « Hitler, portrait historique d’un monstre », in L’Histoire, n° 230, mars 1999. « Hitler, le nazisme et les Allemands », Les Collections de L’Histoire, n° 18, janvier 2003 : dossiers complets ainsi qu’une importante bibliographie. « L’Allemagne de Hitler », L’Histoire, n° spécial janvier 1989, réédité en coll. « Points Histoire», Seuil, Paris 1992. « Les fascismes », in L’Histoire, n° 235, septembre 1999 : dossier complet ainsi qu’une importante bibliographie. Catherine Brice, «Croire, obéir, combattre. La religion fasciste » in L’Histoire, n° 264, avril 2002. La propagande, TDC, N° 889, du 1er au 15 février 2005 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Comment expliquer l’adhésion massive des peuples aux régimes totalitaires ? En quoi la Première Guerre mondiale a-t-elle favorisé la naissance des régimes totalitaires ? Traumatisés par la guerre ou menacés par la misère à cause des crises économiques et sociales qui se succèdent, ou encore déboussolés par une société industrielle qui lamine les hommes, les peuples se tournent plus ou moins spontanément vers des hommes providentiels et des régimes qui leur assurent du travail, rétablissent l’ordre et les mobilisent autour d’une grande cause nationale. Les historiens marxistes analysent le développement des fascismes comme étant le seul moyen pour les capitalistes de surmonter la crise économique (le capitalisme libéral ayant montré ses limites) et d’abattre les communistes, qui considèrent le capitalisme comme grand responsable de la crise économique. La peur des possédants face au danger communiste a contribué au succès de ces partis par leur financement et leur soutien. Ils espèrent une réorganisation des structures économiques et la paix sociale. Cette explication est remise en cause aujourd’hui, et on insiste davantage sur la brutalisation des sociétés par la guerre et la mentalité des masses. De nombreux historiens, comme Georges Mosse, voient la genèse des régimes totalitaires dans la « brutalisation » issue de la Première Guerre mondiale et du poids qu’ont pris les masses populaires. De la guerre naît une forme de brutalisation de la vie politique qui marque l’entre-deuxguerres. Le totalitarisme est à comprendre dans cette perspective. Enzo Traverso écrit : « La diffusion du totalitarisme témoigne du sentiment dominant de vivre dans un paysage de rochers monolithiques et instables qui menaçaient d’écraser la société et dont le risque de collision était permanent. » C’est à la fois cette fragilité du contexte européen, l’avènement, entre brutalité et légalité, totalement déroutant pour les contemporains victimes ou spectateurs des expériences totalitaires, ainsi que l’ébranlement profond et la manipulation des principes Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : BO 1ere : « Les totalitarismes. On étudie les caractères spécifiques de chacun des totalitarismes (fascisme, nazisme, stalinisme) et on examine comment, à partir de fondements et d’objectifs différents, ils ont utilisé des pratiques qui mettent l’homme et la société au service d’une idéologie d’État. Ce travail débouche sur une réflexion sur le totalitarisme. » BO 1ère STG : « Les totalitarismes contre les démocraties. On oppose les idées-forces des totalitarismes (Allemagne nazie et URSS stalinienne) et des démocraties, à travers leurs fondements, leurs objectifs, leur fonctionnement. » Les programmes actuels de 3e évoquent le totalitarisme (« 1914-1945 : guerres, démocratie, totalitarisme » ; ce dernier mot au singulier alors qu’en 1ere : « Guerres, démocraties et totalitarismes (1914-1945) ») mais séparent « L’URSS de Staline » et « Les crises des années 1930, à partir des exemples de la France et de l’Allemagne ». BO futur 3e : « Les régimes totalitaires sont 138 démocratiques qu’il s’agit de comprendre. Le contexte européen produit trois formes de régimes autoritaires qui mettent plus ou moins de temps pour se mettre en place, mais qui sont tous une négation de la démocratie et du libéralisme, ainsi qu’une rupture avec le cheminement politique européen entamé par les États nations naissant au XIXe siècle. Le totalitarisme est au coeur d’un débat intellectuel de grande ampleur, qui remonte aux années 1920, débat qui connut une particulière intensité dans le contexte de la guerre froide, avant de s’atténuer quelque peu, puis de faire un retour en force dans les années 1990 depuis la chute de l’empire soviétique et la réunification allemande. Le débat porte sur deux points principaux : – le concept de totalitarisme apporte-t-il quelque chose de plus que n’apporterait pas le vocabulaire traditionnel, autour des mots dictature, tyrannie, autoritarisme ? – l’utilisation du mot est en soi une interprétation, une prise de position historique. Peut-on l’utiliser hors de tout jugement de valeur ? Parler de totalitarisme, c’est en effet postuler que les régimes mussolinien, hitlérien et stalinien (voire « communiste » en y incluant la Chine de Mao, le Cambodge de Pol Pot et sans doute quelques autres) ont des points communs plus nombreux et plus importants que leurs différences. Peut-on faire un usage scientifique de ce concept ? Peut-il rendre compte de ce qu’ont été les tragédies du siècle passé ? Comment définir la notion de totalitarisme, qui s’inscrit dès le départ comme l’antithèse de la démocratie libérale ? Comment glisse-t-on de la dictature au totalitarisme ? Doit-on parler du totalitarisme (c’est-à-dire rester au niveau du concept, identique pour toutes les situations) ou parler des totalitarismes, le fascisme, le nazisme et le stalinisme, en considérant qu’au-delà des ressemblances, les trois régimes conservent leurs spécificités ? Malgré sa forte valeur heuristique, le concept comparant des idéologies opposées suscite toujours des réserves parmi les philosophes, les sociologues et les historiens. Le pivot de ce modèle politique qu’est le totalitarisme réside dans l’implacable volonté pour des régimes d’atteindre un objectif idéologique (différents selon les régimes) par tous les moyens, sans contestation possible des objectifs et des méthodes. Si la notion de totalitarisme fait problème en tant que concept longuement façonné (voir le recueil indispensable de Traverso), puis discuté et enfin instrumentalisé, ce concept reste pour autant opératoire pour analyser le fascisme italien, le nazisme et le stalinisme. Sont présentés et questionnés les instruments qui permettent de comprendre précisément ce qu’il y a de totalisant dans ces régimes : fusion forcée entre l’individuel et le collectif, manipulation, encadrement, surveillance des masses et terreur généralisée à toutes les échelles et dans toute la société. Il est important de travailler au plus près des sources contemporaines de ces régimes afin de comprendre les méthodes mises en place en Italie, en Allemagne et en URSS non seulement pour faire durer ces régimes, mais surtout pour séduire et terroriser les sociétés. La très grande proximité entre ces méthodes, malgré des objectifs idéologiques très différents, est à elles seules la preuve que l’analyse comparative entre ces régimes est essentielle pour les comprendre dans leur ensemble et dans leur singularité. En quoi le totalitarisme nazi se distingue-t-il fondamentalement du communisme soviétique et du fascisme italien ? Il faudra insister sur la conception raciale de l’État nazi. Seule l’Allemagne pousse la logique totalitaire jusqu’à développer une idéologie qui prévoit la domination d’une race sur les autres et l’extermination d’une race. fondés sur des projets de nature différente. Ils s’appuient sur l’adhésion d’une partie des populations. Ils mettent en oeuvre des pratiques fondées sur la violence pour éliminer les oppositions et uniformiser leur société. Le régime soviétique Le régime communiste, fondé par Lénine, veut créer une société sans classes dominée par le parti communiste, et exporter la révolution (IIIe Internationale). On montre comment Lénine a mis en place les principales composantes du régime soviétique. Staline instaure une économie étatisée et un contrôle de la population par la propagande et la terreur de masse. L’étude du stalinisme prend appui sur la collectivisation des terres, la dékoulakisation et la grande terreur. Le régime nazi En 1933, Hitler arrive au pouvoir en Allemagne. Antisémite, raciste et nationaliste, le nazisme veut établir la domination du peuple allemand sur un large « espace vital ». Le régime se caractérise par la suppression des libertés, l’omniprésence de la police et du parti unique, la terreur, une économie orientée vers la guerre. L’étude met en relation l’idéologie et les pratiques du régime nazi dans un processus de nazification de la société. Connaître et utiliser les repères suivants : - Staline au pouvoir : 1924-1953 - La « grande terreur » stalinienne : 19371938 - Hitler au pouvoir : 1933-1945 - Les lois de Nuremberg : 1935 Raconter et expliquer - La mise en place du pouvoir soviétique par Lénine - La stalinisation de l’URSS - La mise en place du pouvoir nazi Caractériser chacun des régimes totalitaires étudiés » L’ouverture des archives au milieu des années 1990 a permis aux historiens de renouveler l’approche de l’étude du stalinisme. Les travaux de Nicolas Werth, notamment, apportent de nouveaux éclairages sur la nature du régime dans les années 1930, les rapports entre l’État et la société soviétique et leurs interactions. Ils ont montré que bien des aspects de la dictature stalinienne étaient déjà apparents sous Lénine : toute-puissance de la police politique, existence des camps de concentration, aliénation de la classe ouvrière astreinte au travail obligatoire, disparition de toute démocratie dans le Parti. Néanmoins, le régime totalitaire établi par Staline bouleverse de façon profonde la société et l’économie russes, et personnalise le pouvoir au point d’en changer la nature. La prise du pouvoir par les nazis et l’installation de la dictature s’inscrivent dans un climat politique et social particulièrement violent marqué par le traumatisme 139 de la guerre et de la défaite, par la multiplicité de la crise que connaît l’Allemagne et plus largement par le contexte mental hérité du XIXe et du début du XXe siècle. Cette violence est mise en exergue par la recherche historique de ces dernières années qui s’intéresse aux actes du nazisme et à la façon dont ce régime est entré en interaction avec les sociétés qu’il cherchait à transformer, illustrant ainsi les mécanismes de la domination totalitaire. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : La démarche classique consiste, dans un premier temps, à s’attacher à l’étude des caractères spécifiques de chacun des totalitarismes. On insiste sur le nationalisme tinté de références à une grandeur passée pour le fascisme, sur la conception raciale de l’État pour le nazisme et sur la dictature du prolétariat pour l’URSS. Par la suite, on tente de dégager des points communs (culte de la personnalité, usage de la terreur, volonté de contrôler la société pour faire naître un homme nouveau), comme y incitent l’historiographie récente. La synthèse finale débouche sur une tentative de définition du totalitarisme (lecture d’extraits du précieux ouvrage d’Hannah Arendt...). Malgré les réserves que le concept de totalitarisme appelle, on peut aussi jouer vraiment le jeu de la comparaison et mener de front l’étude des trois régimes, avec le souci de faire apparaître à la fois leurs similitudes (une réelle parenté idéologique en raison de leur commune détestation de la démocratie libérale, une pratique du pouvoir qui repose sur l’encadrement de l’individu et l’omniprésence de la propagande, le culte du chef et, surtout, sur le règne de la violence…), mais aussi des différences substantielles, en termes de projet bien sûr, mais aussi, plus subtilement, dans le rapport à la société, le degré d’atomisation ayant été très inégal dans les trois pays. Il s’agit de présenter : - la question de l’arrivée au pouvoir de ces régimes. Cette approche, souvent éludée dans les ouvrages qui privilégient la domination totalitaire et les formes nouvelles du pouvoir qui l’accompagnent, s’avère pourtant indispensable pour comprendre, en historien, le phénomène totalitaire. On s’efforcera de faire la part de ses origines européennes et, en particulier, du rôle de la guerre comme matrice commune de ses régimes, mais aussi des circonstances nationales qui ont donné à ses différents régimes leurs traits spécifiques. On veillera à accorder aux années Weimar qui conjuguent bouillonnement culturel et crise politique endémique, comme à l’expérience de la NEP, la place qu’elles méritent dans l’histoire respective de ces pays. - la question des fondements idéologiques : on doit avoir le souci de rendre compte de la logique propre du modèle totalitaire, mais aussi de ses limites. Un régime totalitaire repose sur un projet qui veut transformer la société au nom d’une idéologie. C’est l’État, reposant sur la toute-puissance du chef et du parti unique, qui le met en oeuvre, au nom de la collectivité et au détriment de l’individu. Ces deux principes sont à la base du concept totalitaire. Mais fascisme, nazisme et stalinisme ne reposent pas sur les mêmes idées. Chaque système a une autre vision de la société qui ne relève pas du tout de la même conception de l’humanité. Mais les bases idéologiques sont fondamentalement différentes, surtout entre nazisme et fascisme d’une part et stalinisme d’autre part. Les deux premières idéologies nient les droits de l’homme les plus fondamentaux, en particulier l’égalité des hommes (politique raciale d’Hitler), alors que le marxisme, base idéologique du communisme stalinien, fait de l’égalité son principe fondamental (même s’il n’est pas respecté dans les faits, avec l’hégémonie de la classe ouvrière et la naissance d’une nomenklatura). L’étude du racisme hitlérien permet de mettre en relief la grande spécificité du nazisme, son idéologie obsessionnellement purificatrice et exterminatrice. - la question de l’État totalitaire, qui est centrale. Dans un domaine où la comparaison « morphologique » apparaît facile (parti unique, culte du chef, mobilisation de l’économie, terreur de masse…), une approche un peu fine, en particulier si elle s’appuie sur des documents, met en relief les différences, qu’il s’agisse du rôle du parti, beaucoup plus net en URSS (toutes les décisions sont prises au sein du Politburo, les choix économiques sont avalisés par les congrès du PCUS), du culte de la personnalité (Staline n’a pas la personnalité charismatique de Hitler) ou de l’encadrement de l’économie (en Allemagne et en Italie, les grands groupes industriels sont associés à la politique économique, Accompagnement 3e : « 1914-1945, guerres, démocratie et totalitarisme. Cette période est marquée par deux guerres mondiales et par la montée du totalitarisme dans le monde. Mais la démocratie résiste et, en 1945, le totalitarisme nazi est vaincu. Cette défaite est-elle pour autant une victoire de la démocratie ? La présence de l’URSS stalinienne dans le camp des vainqueurs rend cette question pertinente, d’autant plus que, bientôt, dans le cadre de leur affrontement avec le monde communiste, les États-Unis n’hésitent pas à soutenir des dictatures. Les rapports entre guerre, démocratie et totalitarisme sont donc bien le fil conducteur de cette période. L’URSS de Staline L’histoire chronologique « classique » de l’Union soviétique a montré ses limites. Comment est-on passé de la grande espérance de 1917 à la construction d’un type de régime totalitaire ? C’est la question majeure qui centre l’étude sur cette construction. Le choix de la collectivisation forcée et de la planification impérative (qui permet l’industrialisation du pays et de grandes mutations sociales et culturelles) débouche sur la mise au pas d’une paysannerie réticente, sur un durcissement des contraintes de travail jusqu’à la forme extrême de l’exploitation de la main d’oeuvre au sein du Goulag, sur un encadrement de l’individu et de la société par le parti unique, sa propagande et sa police politique. On peut rappeler que, si les grandes purges de 19361938 ont été spectaculaires parce qu’elles ont frappé de vieux bolcheviks et des intellectuels, la répression massive contre la paysannerie a été plus meurtrière mais s’est faite à bas bruit (les paysans « dékoulakisés » n’ont pas pu décrire leur martyre). Sur tous ces points, l’ouverture récente des archives soviétiques a permis d’ouvrir de nouveaux chantiers historiographiques. L’Allemagne, pays qui sombre dans la dictature. Cet exemple permet de montrer ce qu’ont été les crises des années 30 en Europe. Les aspects économiques, sociaux, politiques et culturels de ces crises sont interdépendants : il faut expliquer, par exemple, les effets de la montée du chômage et de la misère en Allemagne (6 millions de chômeurs au début de 1933, soit 33 % de la population active) dans la crise politique qui amène Hitler au 140 alors qu’en URSS, les cadres dirigeants des entreprises sont en général les premières victimes des purges qui sanctionnent les échecs du volontarisme stalinien). L’étude de l’État SS permet de montrer comment une institution de droit privé en arrive à se substituer à l’État, exerçant en son nom des missions régaliennes essentielles (police, armée ou enseignement) alors même qu’elle se voit assigner le rôle de gardien de l’idéologie et de défenseur des valeurs aryennes. L’étude de la question de la collectivisation et du Goulag ser à montrer qu’en URSS l’extension de la terreur est très largement la conséquence du mépris du réel et de l’utopie sociale dont les paysans ont été les premières victimes. - la question de l’homme nouveau que les totalitarismes ont voulu forger. On s’emploiera à distinguer, les méthodes et la politique culturelle, avant de s’interroger sur les résultats et sur les transformations sociales qui ont accompagné les révolutions politiques. Dans ce domaine, les méthodes sont comparables, mais les résultats diffèrent sensiblement : qu’il s’agisse du bilan artistique (beaucoup plus pauvre en Allemagne qu’en Italie ou qu’en URSS) ou social, on ne peut guère établir de comparaison probante entre des régimes fascistes, au sens large, qui ont plutôt bloqué toute transformation sociale (Allemagne et Italie) et un régime soviétique qui a connu une modernisation « au forceps » de l’économie et de la société. - la question de la politique extérieure de ces régimes. Le nationalisme agressif des fascismes, obsédés par l’idée de redessiner les frontières européennes, s’oppose à un discours internationaliste et pacifiste, même si celui-ci est dévoyé. La plupart des spécialistes pensent aujourd’hui que l’URSS a mené une politique de puissance classique qui s’explique dans une large mesure par le passé russe. pouvoir, comment cette crise débouche sur un totalitarisme fondé sur le mythe de la race pure et l’expansion guerrière. On peut opérer un rapprochement, autour du thème du totalitarisme, entre l’étude de l’URSS stalinienne et celle de l’Allemagne nazie. Il s’agit de faire réfléchir les élèves sur ces deux grands types de totalitarisme, les modalités de leur mise en place, leurs buts et leurs pratiques. Dans la quatrième partie, un rapprochement avec la politique d’extermination des Juifs et des Tziganes permet de bien montrer que comparaison ne signifie pas identification et que cette politique d’extermination est une sinistre singularité du totalitarisme nazi. Comme l’a montré H. Arendt, le concept de totalitarisme ne vise pas à banaliser le nazisme mais à souligner le caractère criminel du stalinisme. » I. Histoire d’une notion Le mot apparaît dès les années 1920 sous la plume des antifascistes italiens. Luigi Sturzo, le dirigeant du Parti Populaire Italien, donne ainsi une interprétation « totalitarienne » de la marche sur Rome, avant de souligner très précocement l’identité du bolchevisme et du fascisme, également destructeurs de tout pluralisme économique et social. Mussolini le revendique ensuite et Giovanni Gentile, le penseur officiel du fascisme, le développe dans son ouvrage La doctrine du fascisme en 1932. Le mot gagne ensuite l’Allemagne, avec par exemple Carl Schmitt, adepte de l’État total. Ce sont Mussolini et Hitler euxmêmes qui ont utilisé le terme de « totalitaire ». Pour Mussolini, le concept de totalitarisme se retrouve dans la notion d’État qui domine et absorbe tous les individus, pour ne former qu’un tout. On retrouve la même conception dans l’ouvrage idéologique d’Hitler, Mein Kampf, qu’il dicte à son secrétaire Rudolf Hess durant son emprisonnement en 1924-1925, suite à sa tentative de putsch à Munich en novembre 1923. Dès l’entre-deux-guerres, des intellectuels, comme l’écrivain allemand Thomas Mann ou Boris Souvarine, utilisent le terme pour désigner les deux systèmes qui se veulent des antithèses de la démocratie libérale. En 1939, le pacte germano-soviétique semble d’ailleurs apporter la preuve non seulement de leur complicité, mais de leur parenté. Toutefois, le concept connaît ensuite une assez longue éclipse : la constitution de la Grande Alliance en 1941 et la lutte anti-fasciste des résistants communistes entraînent sa mise en sommeil ; avec l’agression nazie contre l’URSS, il existe même un courant de soviétophilie dans les démocraties qui va bien au-delà de l’adhésion au combat communiste. La formulation théorique se fait avec la guerre froide, sous la plume de philosophes et de sociologues, souvent originaires d’Allemagne et acceptant la légitimité des valeurs de la « démocratie libérale occidentale ». À la suite des travaux d’Hannah Arendt, la comparaison entre les deux systèmes fait l’objet d’une modélisation, et parfois même d’un amalgame chez les intellectuels anticommunistes. En revanche, le sujet est totalement tabou dans l’autre camp et ne souffre aucune discussion possible. • Hannah Arendt (Les origines du totalitarisme, 1951. Le troisième tome est consacré au Système totalitaire), considère que le mode de domination totalitaire a une « essence » : la terreur (« Le totalitarisme ne tend pas vers un régime despotique sur les hommes, mais vers un régime dans lequel les hommes sont de trop »). Elle s’intéresse moins aux causes et à l’idéologie qu’aux modalités de la domination. Celle-ci est exercée par un parti unique seul détenteur du sens de l’Histoire, disposant d’un contrôle absolu grâce à de nouvelles techniques de mobilisation idéologique et à un niveau de terreur sans précédent ; cette domination ne s’exerce pas sur une société constituée, mais sur des masses L’Europe politique à la fin des années 1930 La carte permet de mesurer l’extension des régimes autoritaires et fascistes. Remarquer l’isolement de la Tchécoslovaquie en 1938 (le seul pays d’Europe centrale à être resté une démocratie libérale). Bon nombre de ces régimes sont davantage des dictatures que des régimes fascistes ou nazis. On soulignera la présence dans ces pays de groupes fascistes ou fascisants (« Croix fléchées » en Hongrie, « Mouvement national social » en Bulgarie, « Garde de fer » en Roumanie, « Oustachis » croates et « Zbor » serbes en Yougoslavie, « parti allemand des Sudètes » en Tchécoslovaquie, « Heimwehr » en Autriche, « Falaga » en Pologne, « Union des combattants de la liberté » en Estonie, « Croix de tonnerre » en Lettonie, « Syndicalisme national » au Portugal, « Phalange » en Espagne). Des groupes fascistes sont apparus dans les démocraties occidentales, « Francisme » en France, « Rex » en Belgique, « Mouvement nationalsocialiste » aux Pays-Bas, « British Union of Fascists » au Royaume-Uni, « Chemises bleues » en Irlande. Socle : Ajout aux repères « 1936-1938 : Procès de Moscou et « Grande Terreur » en URSS (800 000 morts). » La philosophe Hannah Arendt (1906-1975) En 1951, elle définit la terreur comme essence même du système totalitaire. Cette « Juive allemande chassée par les nazis » a quitté son pays en 1933 pour se réfugier aux États-Unis. Son oeuvre s’inscrit dans la guerre froide qui oppose les Etats-Unis à l’URSS, ce qui la mène à un certain amalgame entre nazisme et stalinisme. Cette position d’uniformisation du concept lance en fait un débat : doit-on parler du totalitarisme (nazisme et stalinisme sont de même nature) ou des totalitarismes (ils ne sont pas 141 atomisées. • le politologue américain d’origine allemande, Carl Friedrich (1901-1984), et le politologue américain d’origine polonaise Zbiniew Brzezinski (né en 1928) définissent le totalitarisme comme un « système » et un syndrome, identifiable par un certain nombre de caractéristiques. Carl Friedrich, professeur à Harvard, élabore un modèle complexe combinant six facteurs constamment repris par la suite : un parti de masse unique dirigé par un chef charismatique et soumettant l’État ; une idéologie globalisante et contraignante ; un appareil de terreur policier omniprésent ; un système de contrôle de l’économie ; le monopole des moyens de communication ; le monopole des instruments de violence. Il insiste, avec Zbigniew Brzezinski, sur l’importance de la modernité technologique dans l’efficacité totalitaire (Totalitarism, Dictatorship and autocraty ou Les Caractéristiques générales de la dictature totalitaire, 1956). • Raymond Aron est un relais de cette pensée en France (Démocratie et totalitarisme, 1965). Mais, avec lui, s’opère un retour à l’histoire. Non seulement, les différences de nature entre les dictatures lui paraissent incontestables, mais il y a pour lui un « moment » totalitaire. Certaines circonstances en ont favorisé l’avènement, d’autres en favoriseront la disparition. Raymond Aron fut l’un des premiers intellectuels, en France à identifier historiquement et à dénoncer politiquement le totalitarisme, qu’il soit fasciste et nazi oucommuniste. Pour cette raison, il fut vivement critiqué par la pensée dominante, majoritairement procommuniste dans l’après-guerre. Dans les années 1960-1970, l’axiome dominant était « Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Et dans le débat intellectuel Sartre-Aron, c’est ce dernier qui était dans le vrai, notamment à propos des régimes communistes. Comme le souligne Jean-François Sirinelli : « Quand Aron et ses amis se réclamaient de la “conscience universelle”, Sartre et les siens parlaient au nom du “socialisme”» (J.-F. Sirinelli, Sartre et Aron, deux intellectuels dans le siècle, rééd. coll. « Pluriel », Hachette littératures, 1999 p. 315). À l’heure des crises coloniales, de la contestation de la société de consommation et de « l’impérialisme » yankee, le concept connaît une éclipse durable, mais il est relancé au début des années 1970 avec la publication de L’Archipel du goulag de Soljenitsyne en 1974 et la mobilisation autour des dissidents, en particulier en France où d’anciens « gauchistes » (A. Glucksman, B.-H. Lévy) deviennent des pourfendeurs du marxisme, rejoignant les pionniers du combat antitotalitaire comme Claude Lefort ou Cornelius Castoriadis. Avec la chute du Mur puis l’effondrement de l’URSS, la comparaison du nazisme et du stalinisme (voire du communisme) est au coeur du débat. En 1986, la « querelle des historiens » (Historikerstreit) éclate en Allemagne auteur des thèses d’Ernst Nolte, auteur d’un article polémique dans la Frankfurter AZ, « Un passé qui ne veut pas passer ». Ses thèses, peu à peu systématisées, tendent à renverser le rapport généalogique entre bolchevisme et fascisme : Nolte suggère qu’Auschwitz n’est qu’une imitation, une réponse au Goulag. François Furet, dans son ouvrage Le Passé d’une illusion, paru en 1995, relance le débat après l’effondrement de l’URSS et de son système en 1991. « On peut partir d’un constat devenu classique : le bolchevisme stalinisé et le nationalsocialisme constituent les deux exemples des régimes totalitaires du XXe siècle. Non seulement ils sont comparables, mais ils forment en quelque sorte à eux deux une catégorie politique qui a gardé droit de cité depuis Hannah Arendt. J’entends bien que l’acceptation n’est pas universelle, mais je ne vois pas qu’il ait été proposé de concept plus opératoire pour définir des régimes où une société atomisée, faite d’individus systématiquement privés de liens politiques, est soumise au pouvoir “total” d’un parti idéologique et de son chef. Comme il s’agit d’un idéal type, l’idée n’entraîne pas que ces régimes soient identiques ou même comparables sous tous les rapports... Mais il n’empêche que les deux régimes, et eux seuls, ont en commun d’avoir mis en oeuvre la destruction de l’ordre civil par la soumission absolue des individus à l’idéologie et à la terreur du Parti-État. Dans les deux cas, la mythologie de l’unité du peuple dans et par le Parti-État, sous la conduite du Guide infaillible, a fait des millions de victimes et présidé à un désastre si complet qu’elle a brisé l’histoire des deux nations. » Alors que les prises de position de Nolte suscitent une levée de boucliers, François Furet accepte de dialoguer avec lui (Fascisme et communisme, 1998). Leur correspondance fait apparaître un certain nombre de points d’accord : il y a bien un rapport dialectique entre bolchevisme et fascisme et les deux systèmes comparables) ? Hannah Arendt dénonce l’atomisation de la société, et en particulier la dilution des liens sociaux provoquée par l’industrialisation, l’urbanisation et la modernisation des sociétés. Isolés, les individus se rassemblent autour des nationalismes ou doctrines totalitaires. L’historien Krzysztof Pomian nuance et précise la définition dans un article resté fondamental : « Qu’est-ce que le totalitarisme ? » (extrait de Vingtième siècle n° 47, juilletseptembre 1995. Cet article est réédité dans l’ouvrage de Marc Ferro cité plus haut). Il reconnaît aux trois totalitarismes un concept de base commun, en dégageant des caractères semblables, et souligne que cela relève d’une situation sans précédent, propre au XXe siècle. Dans un autre passage de l’article, il insiste en revanche sur les différences entre les trois systèmes, dégageant des particularités qui les distinguent nettement, comme par exemple le contexte, l’attitude face à la guerre et au nationalisme, la dimension du chef, la politique culturelle et surtout la volonté de génocide qui fait la particularité unique du nazisme. Hitler- Staline : la comparaison est-elle justifiée ? Philippe Burrin, professeur d’histoire des relations internationale à Genève, spécialiste de la question, propose un travail de comparaison : « Légitime et utile, une recherche en parenté ne doit pas se laisser arrêter d’emblée par l’existence de différences, comme l’opposition des idéologies et la divergence des politiques. À l’évidence, le communisme est une révolution sociale menée au nom d’une idéologie rationaliste, matérialiste et universaliste, et le nazisme une révolution politique appuyée sur des élites conservatrices et fondée sur l’exaltation de l’instinct et de la race. Il n’en demeure pas moins possible de déceler dans les structures de ces régimes certaines similitudes. 1°/ Ces régimes sont dominés par des chefs suprêmes [...] 2°/ Ils imposent à la société une idéologie qui doit organiser sa vie entière [...] 3°/ Ils ouvrent tout grand le champ à l’action d’un parti unique [...] 4°/ Ils accordent une importance essentielle à la mobilisation des masses [...] Que l’on insiste sur les similitudes dans la configuration des régimes ou sur l’ambition de domination totale qui les anime, il est raisonnable d’admettre qu’on a affaire à un type de pouvoir qui se distingue des dictatures militaires ou des régimes autoritaires traditionnels. [...] Cette parenté limitée, mais reconnaissable, laisse intactes, faut-il le souligner, des spécificités... 142 développent ensemble de manière radicale deux antithèses du libéralisme. La guerre de 1914-1918 a été le creuset des totalitarismes, du fait de l’ensauvagement (la « brutalisation » de George Mosse), par exemple en Russie soviétique avec l’enchaînement guerre, guerre civile, famine… François Furet devait préfacer le Livre Noir du Communisme (1997). En raison de sa disparition, il est remplacé par Stéphane Courtois. Celui-ci veut en faire un « Nuremberg du communisme » et, à l’insu des auteurs (Nicolas Werth, JeanLouis Margolin, Jean-Louis Panné…), encadre l’ouvrage après coup de deux contributions « théoriques » (« les crimes du communisme, pourquoi ? ») qui se livrent à une comptabilité macabre du nombre des morts provoquées par le nazisme et le communisme, pour montrer que celui-ci est infiniment plus criminogène et qu’il l’est massivement mais aussi intrinsèquement et universellement… oubliant que les premiers sont concentrés dans l’espace et dans le temps en quelques années (1942-1945), alors qu’il y a une dilatation temporelle du communisme de 1917 à nos jours. La polémique qui s’ensuit relance les discussions sur le totalitarisme ; Ian Kershaw, Denis Peschanski, Marc Ferro ou Kristof Pomian montrent la fragilité de l’équation réductrice « Hitler = Staline » et, sans toujours récuser l’intérêt du concept, soulignent que le concept de totalitarisme est flou et inadéquat à rendre compte de la complexité du réel, gommant les transformations du modèle soviétique comme la singularité du nazisme, en particulier sa volonté systématique d’extermination – et non de rééducation. Le nazisme est bien, en raison de la Shoah, « hors catégorie » (Philippe Burrin). II. Stalinisme et nazisme LES TOTALITARISMES EN ACCUSATION Le parcours de ce témoin est singulier. Le récit que fait Margarete BuberNeumann à la fin de la Seconde Guerre mondiale est celui d’une victime à la fois des nazis (elle est déportée de 1940 à 1945 à Ravensbrück), et des Soviétiques (puisqu’elle est déportée pour espionnage avant d’être livrée à la Gestapo par les Russes). Elle est donc un témoin d’exception puisqu’elle a subi, vécu deux régimes totalitaires. Ce document permet donc d’esquisser une comparaison des deux régimes. Parce que l’interlocuteur de Margarete Buber-Neumann est un communiste français convaincu, leur entretien permet de mesurer l’écart entre l’idéalisation et surtout l’incompréhension d’un communiste croyant en l’expérience soviétique. Il se met même à douter de la parole de cette rescapée, la soupçonnant de mentir quand il lui dit : « vous n’allez sûrement pas nous faire croire que l’on a arrêté des gens innocents en URSS? » Évoquant le souvenir des grandes purges, l’auteur écrit : « Staline a non seulement fait emprisonner et condamner presque tous les vieux bolcheviks […], mais […] il a fait arrêter aussi des millions de citoyens soviétiques, des paysans, de simples ouvriers ! Les étrangers ne représentaient qu’un pourcentage insignifiant de tous ceux qui ont été arrêtés. » Le récit de Margarete BuberNeumann permet ainsi de révéler les pratiques totalitaires, faites d’élimination systématique des rivaux ou supposés tels, de paranoïa, de mensonges, de xénophobie, de calomnies. Ce sont probablement à la fois les convictions personnelles et les discours qu’il entend au sein du PCF, ainsi que le manque (mais non l’absence) d’informateurs en URSS, les succès vantés de l’Armée rouge à la Libération qui permettent de comprendre l’impossibilité manifeste de l’interlocuteur de Margarete BuberNeumann à la croire. Pour Margarete Buber-Neumann, c’est l’idéologie qui permet d’opposer les deux régimes, puisque pour elle le nazisme « a toujours été, dans ses intentions et dans son programme, un phénomène criminel ». Sa réticence à la comparaison peut s’expliquer par ses anciennes convictions mais surtout par celles de son interlocuteur. C’est la criminalité que lui paraît être le dénominateur commun entre le régime de Hitler et celui de Staline. Son doute final sur le communisme montre qu’elle ne se place pas non plus en théoricienne. La violence et la terreur constituent dans l’expérience personnelle de Margarete Buber-Neumann l’essentiel de son vécu et de sa perception des régimes totalitaires. Ce n’est toutefois pas les seuls points communs: la séduction des masses par la propagande et les grands rassemblements, l’impérialisme, la surveillance de tous, la négation de l’existence individuelle, la suppression de Entre l’Allemagne industrielle et urbaine, et l’immense Russie à prédominance paysanne, les différences dans les structures sociales et les héritages historiques étaient considérables... Mais elles renvoient aussi aux modes d’agencement et d’opération de chaque régime et à l’idéologie particulière de chacun. [...] Si l’on considère maintenant le nombre des victimes plutôt que celui des personnes déportées ou emprisonnées, la balance abominablement chargée des deux côtés, penche encore plus nettement du côté du nazisme. [...] L’effort de destruction systématique de populations entières dit l’inhumanité foncière du nazisme et ce qu’il y a d’unique en lui. Une myriade d’autres mesures criminelles l’atteste également, dont aucune n’a eu droit de cité dans le régime stalinien et qui toutes renvoient au fondement raciste de l’idéologie nazie : la stérilisation de masse, effective dans le cas de plusieurs centaines de milliers d’Allemands ; l’avortement imposé à des milliers de travailleuses polonaises et russes déportées en Allemagne pendant la guerre ; le meurtre des handicapés et des malades mentaux qui fait au moins soixante-dix mille victimes allemandes jusqu’en 1941 ; [...] enfin, les expériences scientifiques, la plupart mortelles, conduites dans les camps sur au moins des centaines de détenus. [...] L’horreur du système stalinien n’en est pas diminuée, certes... Mais pour le meurtre de masse, le nazisme n’a assurément rien à lui envier, et pour le déni d’humanité, il demeure hors catégorie. » Philippe Burrin, L’Histoire, n° 205, octobre 1996. Émile Schreiber, alias Servan (1888-1967). Émile Schreiber fut grand reporter pour l’Illustration. Il dirigea avec son frère Robert Servan-Schreiber le quotidien Les Échos de 1908 à 1963. Il effectua à la demande de l’Illustration, un reportage dans l’Italie fasciste.Après avoir publié Comment on vit en URSS, il fait paraître en 1932 son enquête, intitulée Rome après Moscou. Les symboles des trois totalitarismes Fascisme, national-socialisme et communisme se dotèrent de symboles destinés à la fois à identifier l’appartenance politique et à être utilisés par les militants comme emblèmes facilitant la mobilisation. On observera la simplicité graphique de la croix gammée, en regard des autres symboles. Le faisceau : Dans l’Antiquité, le faisceau, assemblage de verges de bouleau liées autour d’une hache, était le signe de l’auctoritas des magistrats, symbolisant le pouvoir de la justice. Il fut utilisé sous la Révolution 143 toute opposition politique, l’embrigadement de la jeunesse et de tous constituent des éléments de comparaison probants entre les régimes nazisme, fascisme et stalinisme. L’expérience des camps Comme l’a montré Hannah Arendt, l’expérience des camps est au coeur du projet totalitaire. Allant au-delà du despotisme ou du nihilisme, la terreur de masse tue d’abord « en l’homme la personne juridique », puis procède au « meurtre en l’homme de la personne morale » avant d’ « en finir avec le caractère unique de la personne humaine » (in Les origines du totalitarisme, 1951, citations d’après la collection « Points », Seuil, p. 185-193). Evguenia Guinzbourg est déportée en 1937 au fin fond de la Yakoutie, dans le secteur redouté des monts de la Kolyma, dans cet Extrême-Orient soviétique dont les fabuleuses richesses minières et aurifères, récemment découvertes, sont alors exploitées coûte que coûte. Les camps de la Kolyma – Arkagala, Djelgala, l’Arian-Uriah, Magadan, Elguen… – ont coûté la vie à des centaines de milliers de Zeks (abréviation de zaklioutchonny, qui signifie détenu). Ce très émouvant témoignage nous replace au coeur de l’expérience totalitaire telle que l’a analysée Hannah Arendt. Il s’agit bien de briser l’homme, d’abord en le privant de son identité sociale (« après avoir perdu notre profession, notre parti, nos droits civiques, notre famille »), puis en procédant à l’élimination de la personne morale (« des êtres asexués », « ce spectacle nous ôta tout courage », « la race de ces êtres étranges, de ces spectres »…), avant d’en finir avec la personne humaine en provoquant sa mort physique par épuisement (début et fin du texte). Détenus au Goulag (1930-1954) Les archives, récemment déclassifiées, de l’administration du Goulag, ont mis un terme à la « bataille des chiffres » qui a longtemps fait rage entre historiens, témoins et écrivains (Alexandre Soljenitsyne). Le nombre des détenus du Goulag a été réévalué à la baisse, par rapport aux estimations longtemps avancées (de 10 à 20 millions de détenus au Goulag à un moment donné). En un quart de siècle, environ 17 millions de personnes sont passées par les camps du Goulag, dont 10 % environ sont mortes durant leur détention. La forte baisse constatée dans la courbe, entre 1942 et 1944 notamment, correspond aux années de guerre au cours desquelles la mortalité des détenus, très mal ravitaillés et soumis à un travail forcé particulièrement intensif, explosa pour atteindre 20 % par an. La grande famine de 1932-1933 en Ukraine et au Kouban Extrait du chapitre « La grande famine ukrainienne de 1932-1933 », dans Nicolas Werth, La Terreur et le désarroi. Staline et son système (Perrin, 2007, p. 131-134) : « En mai 2003, le Parlement de la République d’Ukraine a officiellement reconnu la famine de 1932-1933 comme un génocide perpétré par le régime de Staline contre le peuple ukrainien. Le terme qui sert à désigner aujourd’hui, en Ukraine, la famine, Holodomor, est explicite : il résulte de la fusion des mots holod (la faim) et moryty (tuer par privations, affamer, épuiser) : il met donc clairement l’accent sur l’aspect intentionnel du phénomène. La qualification de la famine de 1932-1933 comme génocide ne fait pas l’unanimité parmi les historiens, tant russes, ukrainiens qu’occidentaux qui se sont penchés sur la question. En schématisant, on peut distinguer deux principaux courants interprétatifs. D’une part, il y a les historiens qui voient dans la famine un phénomène organisé artificiellement par le régime stalinien pour briser la résistance, particulièrement forte, des paysans ukrainiens au système kolkhozien et, au-delà, détruire la nation ukrainienne, dans sa spécificité « paysanne-nationale », qui constituait un sérieux obstacle sur la voie de la transformation de l’URSS en un État impérial d’un type nouveau, dominé par la Russie. Ces historiens soutiennent la thèse du génocide. D’autre part, il y a les historiens qui, tout en reconnaissant la nature criminelle des politiques staliniennes, estiment nécessaire d’étudier l’ensemble des famines des années 1931-1933 (kazakhe, ukrainienne, famines ayant frappé une partie de la Sibérie occidentale et des régions de la Volga) comme un phénomène complexe dans lequel plusieurs facteurs, de la situation géopolitique aux impératifs d’industrialisation et de modernisation accélérées, ont joué un rôle important, à côté des « intentions impériales » de Staline. Pour ces historiens, la qualification de « génocide » ne s’impose pas pour qualifier la famine de 19321933 en Ukraine et au Kouban. française, puis à l’époque du Risorgimento comme symbole de la justice. En Italie, au XIXe s., le mot « fascio » prend le sens de « groupement » et est utilisé, notamment par le mouvement des Fasci dei lavoratori, vaste mouvement de protestation paysanne apparu en Sicile en 1893. En dépit de se dimension à la fois mémorielle et symbolique, cet emblème présentait la difficulté d’être difficilement reproductible : d’où, peut-être, l’apparition d’emblèmes concurrents (l’aigle ou le M de Mussolini, par exemple). La svastika est un ancien signe hindou qui devait représenter la roue, et suggérer la rotation, jusqu’à donner le vertige. Elle fut adoptée par Hitler, sur la suggestion d’un dentiste bavarois, à cause de sa forme, simple et frappante. Ce n’est que dans un deuxième temps que les nazis tentèrent d’imposer l’idée qu’il s’agissait d’un signe aryen traditionnel. La faucille et le marteau, symboles du travail agraire et industriel, devinrent le symbole officiel de l’URSS en 1922. Sport et totalitarisme Les régimes totalitaires sont les plus ardents à utiliser le sport. Aux jeux Olympiques de Berlin en 1936, les défilés de masse sous les bannières entremêlant anneaux olympiques et croix gammée sont survolés par le dirigeable Hindenburg pendant que retentit le Deutschland über alles. La célèbre et controversée cinéaste Leni Riefenstahl y tourne Les Dieux du stade, ode à la race aryenne. De ces Jeux, support de la propagande nazie, on retient essentiellement l’image d’Hitler quittant le stade pour ne pas serrer la main du Noir américain Jesse Owens, quadruple médaillé d’or. La vérité est peut-être moins conventionnelle, le président du Comité olympique, le comte de BailletLatour, ayant auparavant demandé de renoncer à toutes félicitations dans la tribune officielle. Les Jeux de 1936 ont été précédés aux États-Unis par des manifestations incitant au boycott ; une pétition rassemble 500 000 signatures. Tandis qu’à Barcelone des jeux Olympiques ouvriers, réplique populaire aux Jeux de Berlin, sont organisés. En soutenant financièrement Mercedes et Auto Union dans les courses automobiles de la fin des années 1930, le régime hitlérien assure la promotion de l’industrie allemande et, indirectement, celle du régime. L’enseignement et la pratique du sport doivent permettre la création de l’homme nouveau dans les régimes totalitaires. La pratique sportive affermit les corps mais aussi la volonté dans l’effort régulier et dans l’exigence de discipline qui est celle des véritables sportifs. Il s’agit d’éviter la corruption et la dégénérescence des corps, de préserver la pureté et la vitalité du sang aryen. L’homme nouveau ne doit pas compter sa peine et être endurant : il a un corps prêt 144 Jusqu’à récemment, je me suis senti plus proche de ce courant interprétatif. Les travaux récents de Terry Martin, notamment sa magistrale reconstitution de « l’interprétation nationale » de la famine par Staline, la correspondance, depuis peu déclassifiée, de Staline avec Kaganovitch, les documents publiés par Iouri Shapoval et Valeri Vassiliev m’ont convaincu de la forte spécificité de la famine ukrainienne par rapport aux autres famines des années 1931-1933. Celles-ci sont les conséquences directes, mais non prévues, non programmées, des politiques d’inspiration idéologique mises en oeuvre depuis fin 1929 : collectivisation forcée, dékoulakisation, imposition du système kolkhozien, prélèvements démesurés sur les récoltes et le cheptel. Jusqu’à l’été 1932, la famine ukrainienne, qui s’annonce déjà, s’apparente aux autres famines, qui ont débuté ailleurs plus tôt. Mais à partir de l’été 1932, la famine ukrainienne change de nature dès lors que Staline décide d’utiliser l’arme de la faim, d’aggraver la famine qui commençait, de l’instrumentaliser, de l’amplifier intentionnellement pour punir les paysans ukrainiens qui refusent le « nouveau servage ». Si les paysans sont le plus durement frappés – par la faim entraînant la mort, dans des conditions atroces, de millions de personnes, une autre forme de répression, policière cette fois, s’abat,au même moment, sur les responsables locaux, les intellectuels ukrainiens, arrêtés et emprisonnés. En décembre 1932, deux décrets secrets du Politburo mettent fin, en Ukraine – et en Ukraine seulement – à la politique « d’indigénisation » des cadres menée depuis 1923 dans toutes les républiques fédérées ; le « nationalisme » ukrainien est fermement condamné. Sur la base de ces éléments nouveaux, il me paraît désormais légitime de qualifier de génocide l’ensemble des actions menées par le régime stalinien pour punir par la faim et par la terreur la paysannerie ukrainienne, actions qui eurent pour conséquence la mort de plus de quatre millions de personnes en Ukraine et au Caucase du Nord. Il n’en reste pas moins que le Holodomor a été très différent de l’Holocauste. Il ne se proposait pas l’extermination de la nation ukrainienne tout entière, dans sa totalité. Il ne reposa pas sur le meurtre direct des victimes. Il fut motivé et élaboré sur la base d’une rationalité politique et non pas sur des fondements ethniques ou raciaux.Toutefois, par le nombre de ses victimes, le Holodomor, replacé dans son contexte historique, est le seul événement européen du XXe siècle qui puisse être comparé aux deux autres génocides, le génocide arménien et l’Holocauste. » Journaliste et correspondant de guerre, Vassili Grossman (1905-1964) est l’auteur d’un Livre noir, écrit en collaboration avec Ilya Ehrenbourg, qui constitue la plus remarquable étude de l’extermination des Juifs soviétiques. Il se détache du régime dans les années cinquante, ayant été profondément ébranlé par la vague d’antisémitisme qui accompagne, en 1953, le « complot des blouses blanches ». Son roman Tout passe, achevé en 1962, est interdit, le manuscrit saisi et Grossman sombre dans la dépression. Il faut attendre la Glasnost pour qu’il soit publié en URSS. On mesure ici la violence de la campagne de propagande qui a accompagné la collectivisation. La dénonciation des koulaks montre qu’on ne cherche pas seulement à les éliminer « en tant que classe » comme le prétend le discours officiel. Ils incarnent, comme les Juifs dans l’Allemagne hitlérienne, le mal absolu et sont retranchés de l’humanité : des « parasites », des « êtres répugnants », accusés des pires crimes (« ils tuent les enfants ») afin de dresser la population contre ces « maudits ». On passe de l’annihilation juridique à la justification de l’extermination physique. Hitler L’historien britannique Ian Kershaw montre l’absence de pensée politique structurante d’un homme qui doit beaucoup aux circonstances – qu’il a su exploiter – et à une réelle capacité de fascination. Pour Kershaw, Hitler a su exploiter avec talent des circonstances exceptionnelles. Un discours simple, parlant au cœur des hommes et dénonçant des boucs émissaires, exploitant des peurs, un réel talent de séduction et une habile propagande ont largement servi son ambition. III. Vivre dans l’Italie mussolinienne Accompagnement 1ère ST2S : « L’Italie mussolinienne est à appréhender dans sa réalité quotidienne : il s’agit de faire comprendre aux élèves comment, au jour le jour, les Italiens vivent ce projet totalitaire qu’est le fascisme. Traumatisée par la guerre, l’Italie est confrontée à une grave crise institutionnelle et sociale. La brutalisation des pour la guerre. Les grandes cérémonies sportives illustrent le culte du chef comme la conception soviétique du sport étroitement lié à la préparation militaire. Organisée sur la place rouge devant les portraits de Lénine et de Staline disposés de part et d’autre d’une gigantesque étoile rouge sur laquelle figure un coureur sur le point de gagner la ligne d’arrivée, un slogan décore la façade du Kremlin : « Prêt pour le travail et la défense ». Sur les banderoles latérales : « Vive le guide du grand parti communiste, le meilleur ami des gymnastes, le camarade Staline ». L’exécution parfaite des figures (le marteau, la faucille, l’étoile) célèbre l’idéologie et montre la discipline parfaite des athlètes russes, modèle pour le peuple. L’URSS étant absente des Jeux Olympiques, le pouvoir organise des Spartakiades durant lesquelles on montrait les hauts-exploits des sportifs soviétiques ; le sport devait être pratiqué par les masses et pratiqué uniquement par des amateurs. L’amateurisme des champions était fictif, les grands champions étaient payés par des enveloppes secrètes. Les Églises et le totalitarisme Dans Les Religions de la politique, Emilio Gentile étudie la dimension sacrée des pratiques politiques, sous les régimes totalitaires et dictatoriaux, mais aussi dans les démocraties. Toutefois, seuls les régimes totalitaires prétendirent devenir de véritables Églises, imposant à la population croyances, dogmes et pratiques, et excluant tous ceux qui ne les suivaient pas. Le message universaliste du christianisme peut difficilement s’accorder avec les régimes totalitaires, soit parce qu’ils sont fondés sur une idéologie exclusiviste (nazisme et fascisme), soit parce qu’ils mettent en avant le matérialisme athée (URSS). C’est pour cette raison que le pape Pie XI a condamné en même temps, en 1937, le communisme et le nazisme. Sur le terrain, les tensions sont nombreuses : des campagnes antireligieuses sont menées en URSS, tandis que les organisations nazies entrent en concurrence avec les Églises en Allemagne. Mais une coopération peut aussi s’établir, comme en Italie, où le régime de Mussolini et l’Église catholique ont trouvé chacun leur intérêt. Le Credo fasciste reprend la structure du Credo catholique « je crois en un seul Dieu ». Il s’agit donc d’une prière adressée au chef de la nation, le «Créateur des chemises noires ». Comme Dieu, Mussolini est un créateur ; comme le Christ, il est fils d’un artisan ; comme lui est capable de faire des miracles puisqu’il ressuscite l’État ; comme lui il est assis à la droite du Père, ici le roi ; comme le Christ il jugera, non pas les vivants et les morts mais les bolcheviks et sera capable de compassion à l’égard des bons citoyens. On se reportera avec intérêt à 145 rapports humains modifiant les repères moraux, le mouvement fasciste apparaît, pour une partie de la classe dirigeante, comme un rempart face à l’anarchie. En 1922, le roi d’Italie Victor-Emmanuel III charge Benito Mussolini de former un nouveau gouvernement. Dès lors les Italiens vivent au quotidien une dictature fasciste qui progressivement prend la forme d’un régime à prétention totalitaire. Les fascistes bouleversent la vie politique : pressions et menaces sur les listes non fascistes s’accentuent dès 1923, les bureaux de vote sont sous la surveillance de la Milice volontaire pour la sécurité nationale fasciste qui barre l’entrée aux antifascistes reconnus et favorise la fraude électorale. Si les adversaires politiques sont menacés, arrêtés voire assassinés (le député socialiste Matteotti en 1924), la répression est moins violente qu’en Allemagne nazie ou en URSS stalinienne. L’opposition politique est muselée, la liberté d’opinion et d’expression des Italiens très limitée. D’autant plus qu’à la censure de la presse s’ajoute un accaparement de la radio dont Mussolini a bien compris l’impact sur la population : elle permet au Duce de s’adresser directement aux Italiens y compris ceux, encore nombreux, ne sachant ni lire, ni écrire. Quant au cinéma, il permet la mise en scène du fascisme et de son chef, notamment autour de l’autosuffisance alimentaire et de la « bataille du blé ». Toute la société italienne est soumise au contrôle du parti fasciste. L’encadrement de la population concerne toutes les étapes de la vie et tous les secteurs d’activité. Les enfants, avenir du pays et du fascisme, sont une cible privilégiée. La prise en charge se fait par tranche d’âge : fils de la louve de six à huit ans pour les filles et les garçons, balilla jusqu’à douze ans, puis avant-gardistes et enfin jeunes fascistes de dix-huit à vingt et un ans pour les garçons, petites puis jeunes Italiennes et jeunes femmes fascistes pour les filles. Il s’agit d’inculquer à la jeunesse des valeurs idéologiques et culturelles afin de former l’« homme nouveau » qui adhère au postulat de Mussolini : « L’inégalité irrémédiable et féconde entre les hommes. » L’école, où les réformes installent un système rigide et autoritaire dès 1923, prolonge cet élitisme et cet endoctrinement. Le monde du travail n’échappe pas à la volonté d’encadrement de l’État fasciste : interdiction de tout autre syndicat que le syndicat fasciste dont la cotisation est obligatoire, abolition du droit de grève, discipline très dure dans les usines, pression sur les salaires dès 1926. Hommes et femmes sont également encadrés dans leur temps libre par le biais du Dopolavoro qui, sous l’apparence d’oeuvres sociales (accès à la culture, tourisme, sport, colonies de vacances), est un outil de propagande fasciste, célébrant Mussolini, encourageant la natalité et la vision traditionnelle de la famille. Afin d’obtenir le soutien de l’Église, le catholicisme est déclaré « seule religion de l’État italien » excluant ainsi tout autre culte, notamment le judaïsme. Outre les fêtes catholiques, les Italiens sont astreints à un grand nombre de rassemblements (samedis fascistes obligatoires pour tous les étudiants avec marches et feux de camps), cérémonies nationales (Noël de Rome le 21 avril) et fêtes locales folkloriques dans lesquels Mussolini est toujours célébré. Beaucoup d’Italiens se soumettent à une vie quotidienne qui ne laisse plus de place à la liberté d’action, de pensée et d’expression, d’autres adhèrent aux idées de Mussolini et deviennent des militants très actifs (plus d’un million d’adhésions en 1930), tandis qu’une minorité tentent une résistance par la voie de publications clandestines dès 1925, de graffitis hostiles au Duce et de la célébration privée de fêtes interdites comme le 1er mai. Le cinéma et la littérature offrent des entrées pour aborder la question qui favorisent l’ouverture culturelle des élèves. Il importe de confronter les extraits de films analysés avec des sources iconographiques (photographies, affiches de propagande) et textuelles (témoignages, chansons, discours). Une oeuvre comme Une journée particulière d’Ettore Scola (1977) présente un double intérêt : le cinéaste y associe images d’archives et de fiction. Ces images évoquent l’adhésion d’une grande partie des Italiens au fascisme, le faste des cérémonies fascistes, le culte de la virilité et de la guerre, la place de la femme, la marginalisation des homosexuels. Les oeuvres littéraires constituent des supports intéressants qui peuvent faire l’objet d’un travail avec les professeurs de français. Ainsi, le roman d’Alberto Moravia, Le Conformiste, propose-t-il une réflexion sur les raisons qui ont pu motiver l’adhésion au fascisme. » Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : l’article de Catherine Brice «Croire, obéir, combattre. La religion fasciste » in L’Histoire, n° 264, avril 2002. Le roman « Giovenizza, Giovenizza » dont le titre renvoie à l’hymne du Parti national fasciste « Jeunesse », met en scène entre 1936 et 1941 trois jeunes Italiens habitants la ville de Ferrare. Giordano et Mariuccia, frère et soeur et leur ami Giulio, amoureux de cette dernière, symbolisent les différentes attitudes vis-à-vis du fascisme. « Giovenizza, Giovenizza » a été porté à l’écran par le réalisation Franco Rossi en 1969. Une intimidation de tous les instants Le Jardin des Finzi-Contini est un roman d’amour et de deuil au sein d’un groupe d’adolescents. Le narrateur, fils de petitbourgeois juif, invité chez les célèbres FinziContini, tombe amoureux de Micol, la jeune fille de la maison. Il est fasciné par son charme personnel et par le mystère qui entoure cette famille juive aristocratique à l’écart dans l’éden de ses jardins. Mais après la disparition des Finzi-Contini, qui subissent le sort des Juifs condamnés par le fascisme, rien ne subsiste de leur brillante histoire. L’Italie fasciste mène une politique antisémite dès 1938 contre les 47 000 Juifs d’Italie. Le 14 juillet 1938, le Giornale d’Italia publie « Le Fascisme et les problèmes de la race », début d’une campagne antisémite. Le 7 septembre 1938, les Juifs étrangers doivent quitter le territoire. Le 17 novembre, un décret-loi s’en prend aux Juifs nationaux que le régime s’emploie à identifier, en mêlant approches biologique et religieuse. Cette définition s’accompagne d’une série d’interdictions : mariages avec des Aryens, possession de biens au-dessus d’une certaine valeur, emploi dans l’administration. Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 146 HC – Arts et artistes dans les régimes totalitaires Approche scientifique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude spatiale) : L’art totalitaire : l’expression du système ? Approche didactique Insertion dans les programmes (avant, après) : Sources et muséographie : Ouvrages généraux : P. MILZA, F. ROCHE, Art et fascisme, Totalitarisme et résistance au totalitarisme dans les arts en Italie, Allemagne et France des années 30 à la défaite de l'axe, [colloque, Paris, 6-7 mai 1988], Éditions Complexe, 1989. I. Golomstock, L’Art totalitaire, Union soviétique – IIIe Reich – Italie fasciste – Chine, Éditions Carré, Paris, 1991. J. A. GILI, Le Cinéma italien à l’ombre des faisceaux, 1922-1945, Perpignan, Les Cahiers de la Cinémathèque, Institut Jean Vigo, 1990. Jean-Louis Cohen (Institut français d'architecture) et alii, Les Années 1930, l'architecture et les arts de l'espace entre industrie et nostalgie, Éditions du patrimoine, 1997. Documentation Photographique et diapos : Revues : Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des savoirs, concepts, problématique) : Enjeux didactiques (repères, notions et méthodes) : BO actuel : « Pour proclamer la puissance de leur régime, pour projeter leur conception de l’homme et de la société, les totalitarismes s’expriment à travers un art officiel, présentant un certain nombre de points communs, dans l’expression monumentale en particulier. L’étude consacrée à l’art nazi permet de montrer l’importance que Hitler, nouveau démiurge, accordait à ces questions, faisant de la construction d’une nouvelle Allemagne une véritable création artistique, entre performances (les grandes liturgies du parti et du régime) et réalisations censées inaugurer le Reich millénaire, comme la nouvelle capitale Germania, incarnation atemporelle du génie allemand. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports documentaires et productions graphiques : Activités, consignes et productions des élèves : I. Un art au service de l’idéologie L’Exposition internationale de Paris en 1937 (et les Congrès de Nuremberg) L’exposition universelle des arts et techniques de Paris en 1937 fut organisée par le gouvernement du Front populaire. Alors que la construction des pavillons de la France est retardée par les grèves, les pavillons étrangers sont bâtis à temps. Ils sont l’occasion, pour les régimes totalitaires, d’affirmer leur propagande. La localisation face à face, du pavillon soviétique et du pavillon allemand, revêt plusieurs significations. Elle signale à l’époque la vitalité et une certaine identité des deux régimes totalitaires, notamment par l’aspect imposant des deux architectures évoquant les cérémonies grandioses habituelles dans ces deux régimes. Elle marque également l’opposition idéologique entre les deux régimes : la statue L’ouvrier et la kolkhozienne (statue monumentale de Véra Moukhina, bel exemple de « réalisme socialiste ») signale la place de la classe ouvrière dans le régime soviétique, l’aigle impérial allemand fait référence à l’aspect militaire du régime nazi. À posteriori, elle préfigure enfin l’affrontement ultérieur de la Seconde Guerre mondiale. La vue, prise du pavillon italien, indique la référence du régime fasciste à la Rome antique. L’art nazi est présenté ici, sous forme architecturale et statuaire. La puissance et la massivité du pavillon allemand de l’Exposition internationale de Paris en 1937 est tout à fait symbolique de la puissance monolithique du nouveau Reich. L’aigle allemand relève d’une affirmation nationaliste. Le classicisme, la rigidité et la puissance des formes est à rapprocher des statues d’Arno Breker. Celles-ci semblent s’inspirer de celles de l’Antiquité mais s’en écartent par la massivité et Sebastian Haffner (1907-1999) Il était un jeune magistrat stagiaire à Berlin quand Hitler arriva au pouvoir. Il vit la montée en puissance du nazisme et de ses horreurs, et fut le témoin des humiliations et des compromissions au sein de la magistrature, avant de s’exiler en 1938 en Angleterre. Histoire d’un Allemand fut découvert dans son bureau à sa mort. Il analyse, avec un mélange de honte et de lucidité glacée, l’installation du nazisme, la force de ce système, son efficacité à neutraliser les oppositions par l’atomisation de la société. On est ici dans l’été 1933 quand Hitler, fort des pleins pouvoirs que lui confère la loi du 23 mars 1933, procède à la « mise au pas » (« Gleichschaltung ») de la société et, plus particulièrement, de ses élites intellectuelles. Dès le mois d’avril, le Bauhaus, considéré comme de culture bolchevick, a été fermé. Nombre d’artistes, d’écrivains, de journalistes sont réduits au silence par l’intimidation ou, pour les 147 la démesure. Ancien étudiant aux Beaux-Arts, Hitler porte un intérêt particulier à l’art. Avec son ministre architecte Albert Speer, il a des projets pharaoniques pour la reconstruction de Berlin. Ses goûts néo-classiques s’affichent résolument face à l’art « dégénéré » des artistes abstraits, Juifs et communistes qu’il réprime. À Nuremberg, toute l’architecture et la mise en scène des congrès sont le travail d’Albert Speer. Projet pour Germania, le nouveau Berlin Le régime aime se mettre en scène sur l’écran, mais apprécie plus encore les projets architecturaux grandiloquents dont le Führer a confié l’exécution à Albert Speer, comme ce gigantesque projet de transformation du centre de Berlin avec son Palais du Peuple, une immense salle destinée à 180 000 fidèles, surmonté d’un grand dôme de 230 mètres de haut, et, au-delà une interminable allée de 5 km jalonnée de places et de bâtiments publics, avec un arc de Triomphe long de 170 mètres et haut de près de 120 à la mémoire des morts du premier conflit mondial. Ces édifices gigantesques doivent projeter le Reich dans l’éternité : leur monumentalité désincarnée écrase l’homme et le soumet à un ordre atemporel, porteur des idéaux de grandeur et de puissance du nouvel État. Il n’est pas question de lire la démocratie dans la pierre, comme à Athènes ou à Washington, mais d’attirer, de subjuguer et d’entraîner les masses en gommant de la société comme de l’espace architectural dans laquelle elle s’incarne toute trace d’individualité. Prêt au combat, bronze d’Arno Breker, 1939. Arno Breker est, avec Joseph Thorak, est l’un des sculpteurs les plus en vue sous le nazisme. Proche d’Albert Speer et d’Adolf Hitler, membre du parti nazi, il réalise de nombreuses commandes officielles, participant notamment au projet d’embellissement de Berlin. Ses sculptures monumentales présentent des personnages au physique athlétique, incarnation du mythe de l’homme aryen. Sculpteur habile et conformiste, Arno Breker avait été choisi en 1936 par Hitler pour forger l’image du surhomme dont le Führer avait besoin pour imposer son esthétique. Partant du modèle classique et universel du David de Michel-Ange, il décline dans d’innombrables rondes-bosses et hauts-reliefs ce modèle aryen, gonflé par une idéologie qui exalte à la fois la pureté biologique et la volonté de domination. Prêt au combat, cet éphèbe incarne parfaitement l’éthique virile et guerrière comme la tension héroïque donnée en exemple à tout jeune Allemand. L’art nazi contribue ainsi lui aussi à préparer les esprits aux sacrifices et à la guerre. Les Congrès de Nuremberg (dont celui de 1934 filmé par Leni Riefenstahl, Le triomphe de la volonté) sont les solutions et les armes que propose le régime nazi pour faire triompher ses idées. Mis en scène par Albert Speer et pouvant attirer jusqu’à un million de personnes, le congrès du NSDAP se tenait tous les ans dans cette ville qui manifestait, selon Hitler, le génie du peuple germanique – les bâtiments gothiques de la ville permettant au Führer d’établir un lien puissant entre le Saint-Empire romain germanique et le IIIe Reich que les nazis voulaient millénaire. Après les gigantesques défilés passant devant le podium où prenait place Hitler, derrière lequel trois bannières de trente mètres de haut et portant la svastika étaient élevées, la foule anonyme des casques SS prenait place, alignée devant les tribunes, écoutant et acclamant le long discours du Führer. Les « Journées du parti » (Reichsparteitag), organisées tous les ans à Nuremberg en septembre, constituent le sommet d’une véritable « liturgisation » de la vie quotidienne. Cette spectaculaire mise en scène a largement contribué à la fascination pour le régime. Elle est ici évoquée par Robert Brasillach, à la suite d’un long séjour effectué en Allemagne en 1937. On soulignera l’habileté de la mise en scène : le stade, particulièrement imposant, a été construit par Albert Speer, pour accueillir 100 000 personnes dans les gradins et plus du double dans l’arène. Cette architecture mégalomaniaque, jalonnée de sculptures colossales, renvoie à de multiples symboles historiques (la perfection antique, celle d’un âge d’or, celui de Mycènes, de la Grèce des héros homériques, promesse d’une Renaissance) et esthétiques (traduire dans la pierre le souci de mettre fin aux humiliations, d’assurer la pérennité du «Reich de mille ans »). Le travail sur la lumière et sur le son est destiné à produire un choc émotionnel, à favoriser une extase fusionnelle. La lumière dramatise la représentation : Hitler sortant de la nuit, c’est la renaissance de l’Allemagne délivrée des ténèbres. Le son renforce encore cette manipulation, cet abandon. Il y a les formules rituelles, par lesquelles la vérité se révèle aux initiés (« êtes-vous prêts… Nous sommes prêts »), le silence du recueillement, les tambours et les chants qui rythment et électrisent et, enseignants, révoqués. Certains choisissent l’exil (Heinrich et Thomas Mann, Bertold Brecht, Joseph Roth, Theodor Adorno, Bruno Walter ou Arnold Schenberg…), d’autres encore disparaissent mystérieusement. La délation règne et chacun se méfie de son voisin et surveille ses paroles. Un des traits du totalitarisme, c’est précisément l’abolition de la sphère privée. L’épuration des bibliothèques, expurgées des « livres nonallemands » conduit rapidement à l’atonie de la vie intellectuelle que dénonce Sebastian Haffner. Anna Seghers (1900-1983), Allemande antifasciste et proche du Parti communiste, s’exile en France en 1933. Dans ce roman rédigé en 1940, elle décrit la vie quotidienne sous le nazisme à partir des différents témoignages qu’elle a pu recueillir. Cet extrait montre que la réalité des camps de concentration n’était pas inconnue de la population allemande. Ce camp est situé délibérément à proximité du village et il n’est pas rare que des Allemands n’ayant rien à se reprocher y soient incarcérés. Rêver sous le IIIe Reich C’est entre 1933 et 1939 que Charlotte Beradt collecte 300 rêves d’Allemands pour dénoncer la terreur nazie. En 1939, avec son mari, elle quitte l’Allemagne pour l’Angleterre puis s’exile aux États-Unis à partir de 1940. Communiste, C. Beradt agit d’abord comme résistante : « Ce que j’ai fait, je l’ai fait en tant qu’opposante politique et non en tant que Juive récemment désignée comme telle. » Le recueil dont est extrait le texte parut pour la première fois en 1966. Autodafés nazis de mai 1933 L’encadrement de la population et sa mise en condition favorisent le fanatisme comme le souligne l’autodafé du 10 mai 1933. Celui-ci a eu lieu à l’initiative de la Jeunesse hitlérienne et avec la bénédiction des autorités rectorales dans la plupart des villes universitaires. La destruction des livres «non allemands», marxistes, juifs ou subversifs, inaugure la mise au pas du monde intellectuel. Photographe officiel d’Hitler, Heinrich Hoffmann, passé maître dans l’art de la propagande. Hitler à la Maison brune à Munich, siège du NDDAP Cette photographie d’Heinrich Hoffmann, l’auteur de la célèbre série de cartes postales montrant Hitler en train de contrôler la gestuelle la plus efficace pour parler aux foules, illustre parfaitement la fascination que le peuple et, en particulier, la jeunesse doivent éprouver à la rencontre du Führer. 148 planant au-dessus de la foule comme les avions dans la nuit de Nuremberg, la parole incantatoire du «maître». La chorégraphie, majestueuse et disciplinée, multiplie les tableaux vivants, assigne à chacun sa place, celle qu’il occupe dans la Volksgemeinschaft. L’Allemagne n’est plus une démocratie et rien ne le souligne aussi efficacement que cette transformation du peuple acteur en figurant stupéfié. Les rôles sont clairement répartis : le peuple attend et acclame, se tient « au pied » de l’immense estrade (plus de 20 mètres !) d’où le Führer, sorti de la nuit, parle à n’en plus finir… Maintenant le temps est aboli. Plus rien ne vient s’interposer entre eux, le leader charismatique abolit les anciennes élites, il est le medium qui ordonne et accomplit le destin de chacun. L’Ouvrier et la kolkhozienne L’art soviétique est prése nté sous les mêmes formes. Curieusement les deux pavillons ont été placés face à face : ennemis idéologiques, ils expriment une même conception de l’architecture puissante et monumentale. Le groupe sculpté de Vera Moukhina surmontait à l’origine le Pavillon soviétique de l’Exposition universelle de Paris, en 1937. Figure emblématique du régime, il souligne les mirages de l’idéologie, glorifiant l’union entre les mondes ouvrier et paysan à l’heure où la collectivisation brutale des campagnes en sape définitivement les fondements. Le groupe statuaire soviétique se veut « réaliste et dynamique », tout en traduisant l’idéologie du régime : l’alliance de l’ouvrier et de la paysanne illustre l’égalité des classes et des sexes des travailleurs. Mais comme dans l’art nazi, les statues représentent des corps athlétiques qui révèlent la volonté de redessiner un homme parfait, aux qualités surtout de force et de beauté physique. Staline a également des ambitions pour un nouveau Moscou qu’il veut faire bâtir, au nom du peuple. Le métro, également néoclassique, en est une prestigieuse et grandiose réalisation. En 1938, ce métro est organisé autour de 22 stations et propose plus de 20 km de voies. Jdanov n’est encore, en 1934, que le secrétaire du Parti à Leningrad (où il a succédé à Kirov), il ne devient vraiment le maître à penser du réalisme socialiste que dans les années d’après-guerre. Toutefois, le discours qu’il prononce en 1934 au congrès des écrivains soviétiques développe une théorie artistique qui fixe déjà clairement les principes « socialistes » de la création artistique. Comme Hitler, il dénonce « l’art pour l’art » (« apolitique »), prônant un art de classe, au service des idéaux de la révolution, célébrant les réalisations du nouveau régime et ses « héros » engagés dans les combats en faveur d’une « vie nouvelle ». Il est évident que la liberté de création est, dans les deux cas, singulièrement réduite. En 1932, Staline dit de l’intellectuel qu’il est « un ingénieur des âmes », ce qui lui assigne une fonction sociale bien précise. Par ailleurs, l’artiste et l’écrivain ne peuvent s’exprimer que dans le cadre d’institutions officielles : en URSS, le Glavlit est, depuis 1922, l’organe d’État chargé de la censure. Subordonné au CC, il peut interdire n’importe quelle oeuvre pour des « raisons idéologique, politique, morale ou esthétique ». Il peut également couper des passages critiques d’un article, d’un roman, d’un essai, imposer des retouches à un scénario, un changement de mise en scène… Des Unions professionnelles, comme l’Union des Écrivains, présidée alors par Maxime Gorki, sont autant de moyens de contrôle des créateurs. On retrouve les mêmes caractéristiques dans l’évocation du nouvel urbanisme romain dans le discours de Mussolini : un goût pour la monumentalité et le néoclassicisme, ainsi que la volonté de remodeler en profondeur la ville / capitale pour en faire la vitrine du nouveau régime et un meilleur cadre de vie pour le peuple. À nouveau, on voit l’intérêt particulier du chef pour la transformation de la ville, qui correspond à la transformation de la société : même formatage monolithique et ordonné. Cinéma et politique « Le cinéma est l’arme la plus forte » Remarquer l’effigie de Mussolini à la caméra et l’inscription « Dux », équivalent latin de l’italien Duce. Les studios de Cinecittà (la « cité du cinéma ») voulaient être le Hollywood de l’Italie fasciste, Mussolini ayant compris, après son rapprochement d’Hitler et de l’Allemagne nazie, le rôle que pouvait jouer le cinéma dans la propagande du régime. Les nazis utilisent également le procédé, avec notamment la réalisatrice Leni Riefenstahl qui filme les Dieux du Stade lors des Jeux olympiques de 1936. L’instrumentalisation de l’histoire : Scipion l’Africain, film de Carmine Gallone (1937), Alexandre Nevski, film de Serrés les uns contre les autres, ces jeunes SA rayonnent de bonheur à l’écoute de la parole de leur chef. La construction souligne le jeu des regards : d’un côté, un mélange de confiance aveugle, de joie ineffable et d’enthousiasme ardent, de l’autre, un magnétisme séducteur. L’opposition entre la masse compacte et l’isolement du Führer accentue encore l’ascendant que celui-ci est censé exercer sur le peuple allemand. Il n’y a aucune ombre tranchée, mais une douce lumière qui donne à cette scène, apparemment improvisée – le négligé de la table, l’attitude décontractée de Hitler – l’allure d’une communion. Le peuple et son sauveur ne forment qu’un. La toile d’Hubert Lanziger est un portrait équestre d’Hitler réalisé en 1938. Celui-ci est vêtu d’une armure métallisée blanche et tient la bannière nazie de la main droite, monté sur un cheval bai brun, sur sa tempe gauche, une blessure et du sang (?) : il revient du combat. Son expression est celle d’un homme déterminé, ne laissant aucune place au doute. La gamme chromatique est éminemment restreinte puisque le tableau est essentiellement composé de rouge, de blanc et d’un marron se rapprochant du noir : ces couleurs sont celles de l’étendard nazi. Le cadrage est original et rompt toutefois avec le portrait équestre classique (surtout utilisé par les empereurs) puisque le portrait d’Hitler pourrait s’apparenter à un portrait en buste, ne laissant paraître du cheval que le dos et l’encolure, la bannière n’étant pas représentée dans sa totalité. Le Führer est ici figuré en chevalier en lequel l’œil contemporain pourrait voir un chevalier teutonique, fondateur de villes et diffusant la civilisation germanique dans toute l’Europe du Nord. C’est donc à la période du Moyen-Âge qu’est ici relié Hitler – qui regarde d’ailleurs vers la gauche, c’est-à-dire vers le passé. La toile est une oeuvre de propagande aux réminiscences néo-médiévales. Hitler est le chevalier blanc des temps modernes, symbole de courage et de lumière. Blessé au combat, il a sans doute gagné puisqu’il revient à cheval, son armure intacte, tenant fièrement le drapeau orné de la svastika. Il s’agit ici de renouer avec le passé glorieux du peuple germanique et de puiser dans un puissant imaginaire médiéval, guerrier et chevaleresque mais aussi dans la mythologie germanique dont Hitler apparaît comme un nouveau héros. Ce tableau est une illustration de l’idéologie völkisch. Hitler, représenté comme un chevalier teutonique, incarne cet enracinement dans les fondements médiévaux du Volk allemand. La référence aux chevaliers teutoniques est également un appel à la conquête de l’espace vital à l’Est. La fonction de porte-drapeau évoque enfin la fonction charismatique du chef dans un régime totalitaire. En effet, en tant que 149 Sergueï Eisenstein (1938) En effet, le cinéma est un grand instrument manipulateur. Grâce aux studios de Cineccità, où de prestigieux réalisateurs feront leurs « classes », comme Federico Fellini ou Roberto Rossellini, les « péplums » sont particulièrement soignés, car ils sont à la gloire de l’Empire romain. Scipion l’Africain met en scène un chef politique et militaire romain (Scipion) face au Sénat romain, incapable de s’opposer à l’avancée d’Hannibal, chef politique et militaire carthaginois, lors de la seconde guerre punique (218-202 avant J.-C.). Film de prestige du fascisme à son apogée, il exalte le rôle du chef (Scipion) face aux sénateurs, symbolisant les parlements craintifs des démocraties. Il valorise aussi le combat des Romains contre les Phéniciens, présentés nettement comme des Sémites. Spectaculaire (notamment par les scènes de batailles et les charges des éléphants carthaginois), le film remporta un énorme succès populaire. Alexandre Nevski (1938) raconte la lutte des Russes contre les Chevaliers PorteGlaive, essentiellement germaniques : le prince Nevski et ses compagnons attirent la lourde cavalerie teutonique sur un lac glacé, qui cède sous le poids des envahisseurs (bataille du lac Peïpous, avril 1242). Le film est célèbre par sa musique, par la beauté des images et par la bataille finale (37 minutes !). Un des sommets du cinéma, malgré la propagande stalinienne, transparente derrière l’histoire. Le réalisme socialiste Le réalisme socialiste est la doctrine officielle en matière d’art définie lors du premier congrès des écrivains qui s’est tenu à Moscou en 1934. Elle exige de l’artiste « une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. En outre, il doit contribuer à la transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme ». Ce courant du réalisme pictural s’impose dans les années 1920 alors que le régime refuse l’avant-gardisme révolutionnaire (constructivisme …). Gorki et Jdanov participent activement à l’élaboration de la doctrine. Le réalisme soviétique est un puissant instrument d’éducation des peuples dans un esprit communiste. Loin des extravagances d’avant-gardes bourgeoises jugées décadentes, le réalisme socialiste impose aux artistes soviétiques à partir de 1934 de donner une image positive de la construction du socialisme en utilisant un langage compréhensible par les masses aussi bien que par les nouveaux cadres du Parti. Les artistes, encadrés par le régime, se plient ou se suicident (Maïakovski). Isaac Brodski est à l’époque le portraitiste officiel de Staline. Sur le portrait devant lequel il est photographié, on retrouve les normes d’un art bourgeois qui privilégie le dessin, la qualité de la touche et qui renonce à tout langage abscons moderniste. Staline est figuré comme un leader bienveillant, souriant avec bonhomie au moment même où la liquidation des Koulaks est à l’oeuvre, où Eisenstein voit interdire ses oeuvres et où les purges se préparent… Affiche de propagande bolchevique pendant la guerre civile Les affiches révolutionnaires soviétiques, les plakaty, ont joué un rôle essentiel dans la guerre civile, « plus meurtrier que la balle ou la mitrailleuse » aux yeux mêmes du Conseil militaire révolutionnaire. Celui-ci recrute nombre d’artistes pour cette lutte idéologique et fait de l’affiche le principal support de sa propagande, lui accordant la même priorité sur les chemins de fer que les transports de troupes ! Ici, le document illustre clairement le manichéisme propre à un pays déchiré par une guerre civile ainsi que la réappropriation par la révolution de la tradition iconique orthodoxe. Le titre principal – « Régiment tsariste et Armée rouge » – montre qu’il s’agit d’abord de discréditer les forces armées des Blancs et, sans doute, de susciter dans leurs rangs des désertions. À gauche, les armées du passé obéissant au tsar, aux popes, aux capitalistes, aux propriétaires terriens. La discipline est assurée par la peur (le knout manié par l’officier, les potences à l’arrière-plan) et les soldats semblent traîner les pieds, observant l’un d’entre eux, tombé pour une cause qui n’est pas la sienne. À l’opposé, l’Armée rouge combat pour le travail, le progrès, le pain et la liberté (les inscriptions au second plan), alors qu’un soleil radieux et le blé qui lève semblent promettre des lendemains heureux. L’armée elle-même unit soldats et marins au peuple en armes. Alors que la composition de la première scène semble écraser les ouvriers, la seconde, ouverte et dilatée, doit susciter espoir et enthousiasme. À travers un langage accessible au plus grand nombre, l’adversaire est caricaturé et ridiculisé, accusé de vouloir rétablir l’ancien régime dans toute sa rigueur, alors même que mencheviks ou SR ont aussi pris les armes contre les Führer, Hitler se prétend l’incarnation et l’interprète de la volonté du peuple allemand. Diffusion d’une littérature officielle comme le roman de Mario Carli, L’Italien de Mussolini. « Fascisme constructeur et reconstructeur » Mario Sironi (1885-1961) fut l’un des artistes les plus représentatifs du régime fasciste.Peintre et illustrateur, après avoir rejoint le futurisme il participe à la fondation du courant esthétique moderniste Novecento en 1922. Fasciste convaincu, partisan de l’engagement des artistes, il est le principal illustrateur du Popolo d’Italia, le quotidien du parti national fasciste (dont est extraite la vignette) à partir de 1921. Sa fidélité au fascisme se poursuit après juillet 1943, Sironi ayant rejoint la République sociale italienne. Il réalisa plus d’un millier de caricatures, participa à l’organisation de la Mostra della Rivoluzione fascista en 1932 et fut l’un des auteurs d’un manifeste de la peinture murale, opposée à la peinture de chevalet, jugée bourgeoise. Fête du kolkhoze, peinture de Arkadi Plastov, 1937. Arkadi Plastov (1893-1972) est, avec Sergueï Gerasimov (1885-1964), un des artistes soviétiques qui, rompant avec les audaces de l’avant-garde des années 1920 a essayé de concilier une facture brillante, inspirée par la tradition de la fin du XIXe siècle, et les idéaux réalistes socialistes. Le contraste est saisissant entre l’atmosphère qui se dégage de ce tableau (abondance, joie de vivre, paysans en pleine santé…) et la réalité vécue par les paysans, même en 1937, une année où les résultats de l’agriculture furent exceptionnels. Ce tableau d’Arkadi Plastov est typique de l’art officiel et du « réalisme » soviétique. Ce « réalisme » veut montrer une vie kolkhozienne idyllique avec l’opulence du niveau de vie et le bonheur détendu du peuple. Cette représention festive est très éloignée de la réalité quotidienne. Au deuxième plan, l’estrade des musiciens est ornée de l’inévitable portrait de Staline (propagande du « petit père des peuples »), du drapeau et de l’insigne de l’URSS. La bicyclette à l’avant-plan, les silos, l’usine de transformation, les pylônes électriques et le camion à l’arrière-plan sont autant de signes de modernité qui témoignent là encore du subtil caractère de propagande d’une telle oeuvre. Stakhanov parmi les mineurs du Donbass (1935) On sait que Alexeï Stakhanov, mineur du Donbass, avait en 1935, pulvérisé les normes (102 tonnes puis 220 tonnes, soit plus de 25 fois la norme!)… avec l’aide d’une véritable 150 Bolcheviks. À l’inverse, la propagande bolchevique transforme l’implacable dictature du communisme de guerre en une page épique, promesse d’émancipation pour ceux qui s’engagent dans la lutte. Le peintre représente une scène où des enfants heureux de vivre entourent les membres du bureau politique du PCUS, notamment Staline et Beria, commissaire du peuple à l’intérieur. Ce tableau participe bien sûr du culte de la personnalité et montre le peuple heureux grâce à l’action menée par le parti. La scène se veut réaliste, un instantané de bonheur partagé, mais on peut douter que Staline se promène ainsi au milieu d’un parc. En montrant par l’intermédiaire des enfants le soutien de la population à la hiérarchie du parti, l’artiste reconnaît le rôle d’élite du prolétariat joué par les membres du PCUS. Par ailleurs, ces enfants semblent, par les costumes ou la couleur de leur peau, de nationalités très différentes. Ce sont tous les peuples d’URSS qui rendent hommage à Staline. De plus, on donne une image prospère du pays soulignant l’oeuvre du parti communiste. Si l’on regarde attentivement les personnages du tableau, les membres du parti sont représentés de manière très précise alors que les visages des enfants sont plus flous, les traits sont moins nets. Ce ne sont pas les enfants qui sont mis en avant, mais le parti incarné par ses dirigeants. II. L’académisme nazi L’art est, dans l’Allemagne hitlérienne comme dans l’ensemble des régimes totalitaires, un des moyens privilégiés de conditionner la population et de forger un homme nouveau. Alors que Hitler explicite en 1937 dans son discours d’inauguration de la Maison de l’Art allemand de Munich les principes d’un « art sain », quelques-uns des visages de cet art de propagande sont : idéalisation de la famille paysanne, exaltation des valeurs raciales du régime à travers le sport, le cinéma ou la sculpture, architecture mégalomaniaque avec le projet pour la nouvelle capitale du Reich et rejet de l’art moderne, jugé dégénéré. Hitler et les nazis avaient parfaitement compris que l’art est un moyen de contrôle social extraordinaire et ils surent tirer un parti remarquable des moyens que celuici offrait, de la sculpture à l’architecture en passant par la peinture et, bien sûr, le cinéma, l’art le plus apte à toucher des foules considérables. L’artiste, entièrement soumis aux impératifs du régime, devient un « soldat de la propagande » (Goebbels), chargé d’illustrer la conception nationale-socialiste de l’homme et du monde. C’est pourquoi les audaces de l’art contemporain sont condamnées au profit du réalisme figuratif. La mise au pas esthétique prolonge la mise au pas politique. Alors que beaucoup d’artistes sont condamnés à l’exil ou au silence, l’art officiel exalte la communauté raciale germanique (souvent représentée par la paysannerie), l’hygiène physique et mentale, gage de beauté, la recherche de la performance et le goût du sacrifice comme la virilité agressive aryenne. Une architecture grandiloquente doit associer l’ordre et la démesure afin de traduire dans la pierre ou le marbre l’efficacité et la pérennité d’un « Reich millénaire». Par ailleurs, l’artiste et l’écrivain ne peuvent s’exprimer que dans le cadre d’institutions officielles : en Allemagne, le ministère de l’Information et de la Propagande, confié à Joseph Goebbels, contrôle étroitement la presse écrite, la radio comme le cinéma et la création artistique. Dès novembre 1933, une loi oblige à adhérer à une Reichskulturkammer (chambre nationale de la culture) pour pouvoir exercer une profession artistique ou être rédacteur en chef d’un journal (seuls les aryens sont autorisés à y adhérer…). Les choix esthétiques du Führer Pour Hitler, l’art est une arme au service du peuple, c’est-à-dire du projet de transformation de la société que poursuivent les nazis. Il ne saurait y avoir d’art pour l’art («l’art ne crée pas pour l’artiste») : l’individualisme et l’élitisme sont vigoureusement condamnés et le créateur est assujetti à des normes sociales, celles d’un «peuple en marche». Or, pour Hitler, les goûts de ce peuple sont aux antipodes de la modernité… Dans Mein Kampf déjà, Hitler assimilait la «décadence» de l’art à la décomposition politique d’une Europe « enjuivée». La soumission au peuple est en pratique soumission de l’artiste à l’État. L’artiste pour être en accord intime avec le peuple doit produire un art « sain », c’est-àdire un art exclusivement allemand qui peut être compris d’instinct par le peuple et développe des valeurs positives : l’artiste doit susciter la « joie» et non le « trouble » et donc renoncer à exprimer ses doutes et ses interrogations pour devenir un simple porte-parole de la nouvelle Allemagne. Au commencement était le Verbe, tableau d’Hermann Hoyer équipe. L’exploit fut immédiatement glorifié par la presse et Staline en fit à son tour l’apologie : «N’est-il pas clair que les stakhanovistes sont les novateurs de notre industrie ? Que le mouvement stakhanoviste représente l’avenir de notre industrie, qu’il contient en germe le futur essor technique et culturel de la classe ouvrière, qu’il ouvre devant nous la voie qui seule nous permettra d’obtenir des indices plus élevés de la productivité du travail, indices nécessaires pour passer du socialisme au communisme et supprimer l’opposition entre travail intellectuel et travail manuel ». Mais sa valeur d’exemple ne fut pas facilement acceptée : il y eut même des stakhanovistes assassinés ! Les raisons en sont évidentes : les normes ont été relevées de 25 % dès 1936 et le système de rémunération, basé en fonction des normes les plus hautes, s’est traduit par une baisse d’ensemble des salaires. Le stakhanovisme ne se révéla pas très efficace, il fut un facteur de désorganisation de la production et de tensions dans les entreprises. Il n’en reste pas moins la référence en matière d’émulation socialiste jusqu’à la mort de Staline et même au-delà, permettant de réunir stimulants idéologiques (tableaux d’honneur, charges politiques…) et stimulants matériels, les stakhanovistes bénéficiant de multiples privilèges (primes, maisons de repos, possibilité de suivre des cours pour accéder à une formation supérieure). Pavlik Morozov Pavlik Morozov, le héros délateur, aurait dénoncé son père ensuite envoyé au Goulag. Au-delà de l’anecdote, il y a un mythe savamment orchestré, comme pour Stakhanov. Le régime soviétique lui voue un véritable culte, lui dressant des statues, diffusant largement sa photo et son histoire dans les journaux. Le mythe est entretenu également par de grands artistes comme Gorki qui le qualifie de « petit miracle de notre temps » ou par Serguei Eisenstein qui tourne Les prés de Behzin, film dans lequel il rend hommage à cet enfant militant. « Nous affirmons que la magnificence du monde a été enrichie d’une nouvelle forme de beauté : la beauté de la vitesse. Une automobile de course à la carrosserie ornée de grands tuyaux, tels des serpents crachant le feu, une voiture rugissante qui semble chevaucher la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. » (Marinetti, Manifeste du futurisme, 1909) Luigi Russolo (1885-1947) semble appliquer à la lettre dans ce tableau, Dinamismo di un automobile, la profession de foi du futurisme, mouvement auquel il adhère en 1910. Symbole de l’énergie vitale et du mouvement, icône de la modernité, sa voiture 151 Cette peinture réalisée avant 1933 met en scène Hitler, alors chef du parti nazi. Destinée à être reproduite, elle est l’un des outils de propagande destiné au peuple allemand. Il ne s’agit pas encore d’un exemple de l’art officiel qui mettra en avant une peinture traditionaliste. Mais cette peinture correspond au genre « héroïque » mis en avant par les nazis, avec, ici, un personnage contemporain. Si c’est dans le contexte de la lutte pour la prise de pouvoir dans les années 1930 sur fond de crise économique que cette peinture a été réalisée, l’intention de l’artiste était de montrer Hitler au moment de ses premiers engagements en politique dans les années 1920 à Munich. Ce tableau surprend par sa palette sombre. Un premier regard laisse croire à une scène banale : un homme parlant à une assistance attentive dans une auberge. Mais le contraste, couleurs sombres dominantes et lumière éclairant les visages et l’orateur, centre l’attention du spectateur sur Hitler. Celui-ci, habillé en vêtements civils, domine par sa stature le reste de l’assistance. Sa verticalité est soulignée par le S.A. au garde-à-vous à sa droite aux côtés du drapeau nazi qui se détache du décor. Hitler est représenté en homme respectable, cherchant à convaincre son auditoire. Celui-ci, composé de femmes et d’hommes de toutes conditions, apparaît écouter gravement les paroles de l’orateur. Mais cette réunion politique prend un autre sens lorsqu’on lit le titre du tableau choisi par le peintre : la première phrase de l’Évangile de Jean « Au commencement était le Verbe » ; Hitler devient l’équivalent d’un prophète apportant la lumière, voire de Jésus-Christ prêchant la Parole. La petite communauté à laquelle il fait face peut être alors assimilée à celle des premiers disciples chrétiens qui comprennent, le jour de la Pentecôte, que désormais Jésus guide leur action. Hitler est le nouveau messie, le Sauveur d’une Allemagne dont les ennemis ne sont pas cités ici explicitement : ce sont les Juifs, ceux qui ont fait mettre à mort Jésus. Il y donc un détournement de thèmes religieux que pratiquait également Hitler dans ses discours où il multipliait les références aux Évangiles. On pourrait faire le parallèle avec un tableau plus tardif Le Führer parle de Paul Padua (1939) où toute la famille, rassemblée autour du poste de radio, écoute religieusement le discours du Führer. Au mur, les images pieuses sont remplacées par un portrait d’Hitler. La famille de paysans de Kahlenberg, huile sur toile de Adolf Wissel, 1939. La Famille de paysans de Kahlenberg illustre parfaitement l’idéal du régime : le père domine le groupe, affirmant sa position de Führer dans la famille, il fixe sa mère avec attention marquant par là l’importance des liens du sang. Son épouse, les yeux baissés, assume l’attitude effacée qu’on attend de la femme allemande. Leurs deux filles, avec leurs ravissantes nattes blondes, semblent aussi déjà intérioriser la soumission à l’ordre familial. Le fils, au centre du tableau, incarne l’avenir et, peut-être, avec l’expression méditative du regard, les épreuves qui s’annoncent. L’ensemble, d’une géométrie accusée, exprime l’ordre et le sérieux censés régner dans cette Allemagne intemporelle. Affiche du film Olympia, les dieux du stade Danseuse et peintre de formation, Leni Riefenstahl (1902-2003) fit ses débuts à l’écran dans un film d’Arnold Franck, la Montagne sacrée en 1926. Elle tourna par la suite plusieurs films – « de montagne » – puis passa à la réalisation, avec la Lumière bleue (1932), film traitant de la passion de l’alpinisme et du mysticisme rural. Proche du parti nazi, Leni Riefenstahl devint rapidement la cinéaste préférée d’Adolf Hitler et réalisa une série de documentaires et de films de propagande. À l’occasion des Jeux olympiques de Berlin en 1936, Leni Riefenstahl tourne un film à la gloire de la « beauté dans le combat olympique». Incitée par Goebbels à tourner un film sur l’olympisme allemand, Leni Riefenstahl tourne Les Dieux du stade qui sort à l’automne 1938. La première partie s’intitulait Fest der Völker (Fêtes des peuples), la seconde Fest der Schönheit (Fête de la beauté). Si son esthétique virtuose crée d’incontestables effets de beauté plastique, elle n’en révèle pas moins l’idéologie nazie, avec l’exaltation païenne de la race supérieure. Pour Leni Riefenstahl, le sport représente le moyen idéal pour véhiculer des valeurs morales, politiques et raciales, et devient ainsi un objet de propagande incarnant emblématiquement l’idéologie du Troisième Reich (pureté du corps, hygiène physique et mentale, culte de la performance…). Les Dieux du stade, par son titre même, célèbre des athlètes divinisés. Ce ne sont plus des hommes ou des femmes ordinaires, mais des Aryens. Aryens que la population allemande doit vénérer car ils portent haut les couleurs de l’Allemagne nazie. Ils représentent l’idéal physique que tout Allemand devrait atteindre. La condamnation de l’art « dégénéré » de course puissante semble transpercer l’immobilité de la toile en lignes aiguës et incandescentes. La tension de la vitesse est suggérée par l’usage de couleurs rugissantes et par ces angles tranchants superposés qui semblent consubstantiels à l’automobile ellemême. Également compositeur de musique, « bruitiste », Russolo semble dans cette oeuvre « rugissante » nous livrer une de ses partitions futuristes où d’étonnantes et spectaculaires machines sonores préfiguraient déjà la musique concrète et la musique électronique. Train blindé en action (1915), tableau de Gino Severini Né en Italie en 1909, le futurisme exalte l’amour de la vitesse, de la violence, de la machine, le mépris de la femme, la guerre « comme seule hygiène du monde ». Les peintres futuristes (Balla, Boccioni, Carrà, Severini et Russolo) utilisent les procédés du cubisme (interférence des formes, changements de rythmes, couleurs et lumières) pour exprimer le dynamisme et la simultanéité des états d’âme et des structures du monde visible. Outre la peinture, le futurisme affecte également la sculpture, la littérature, le cinéma, la photographie, le théâtre, la musique et l’architecture. Le mouvement futuriste est un mouvement artistique italien qui exalte autant la modernité que la vitesse. Théorisé par Filippo Marinetti – dont le Manifeste du futurisme est publié en France en 1909 – le mouvement futuriste emprunte de nombreuses formes au cubisme dont il est exactement contemporain pour donner à voir, en les décomposant, les différentes étapes d’un mouvement. Le tableau de Severini propose ainsi une vision décomposée d’un trajet dans le métro parisien. La Tête de Mussolini, par Renato Bertelli (1900-1974), est une oeuvre particulièrement originale : il s’agit d’un profil tournant à 360°, plus proche d’une machine que d’une tête d’homme, et qui renvoie à la fois à l’exaltation de la vitesse, chère aux futuristes et au versant modernisateur de la « nouvelle politique ». L’oeuvre plut à Mussolini et fut reproduite pour être diffusée dans de nombreuses préfectures. La Famille, de Cerrachini (1899-1982) C’est un peintre autodidacte dont le style archaïsant a suscité les commentaires élogieux des chantres du fascisme. Il est vrai que cette oeuvre montre bien qu’il exalte les saines valeurs des campagnes : la famille, le travail, le respect de l’autorité des anciens… Une image d’ordre, de frugalité et de santé qui vaut à cette Famiglia les éloges officiels quand elle est exposée à la Biennale de Venise en 1932. 152 En juillet 1937, à Munich, est organisée, en contrepoint de l’inauguration par Hitler de la Maison de la culture allemande, une exposition consacrée à l’Entartete Kunst, l’art dégénéré. Ces « barbouillages », selon les termes mêmes du Führer, expriment le désordre et la confusion mentale, conséquence d’un double processus de dégénérescence, politique et culturelle. Pour rendre le propos explicite, l’art dégénéré est présenté dans un obscur atelier de moulage, dans lesquels les quelque sept cents oeuvres de peintres expressionnistes (Kirchner, Kokoschka, Grosz, Nolde…), de membres du Bauhaus (Kandinsky, Feininger…) ou d’artistes juifs (Chagall, Meidner…) sont accrochées de travers, entassées les unes sur les autres, mal éclairées… Salle après salle, commentaire « scientifique » et invectives grossières alternent (« la raillerie insolente à l’endroit du témoignage divin », « les manifestations de l’âme juive », « la femme allemande tournée en dérision », « le nègre, un idéal de race », « Ainsi, les esprits dérangés voyaient-ils la nature », etc.). Le 31 mai 1938, une loi élimine des musées Picasso, Matisse, Van Gogh, Gauguin… En mars 1939, des milliers d’oeuvres sont même brûlées dans la caserne principale des pompiers à Berlin. Le combat artistique (cinéma exclu) qui se livre dans l’Allemagne nazie est déjà, à l’époque, un combat d’arrière-garde. On le voit dans ces deux représentations : le régime rejette la déformation de la réalité, le passage à l’abstraction, la modernité finalement (contrairement aux fascistes), et il approuve la représentation de son idéal social et idéologique (la famille aryenne, les athlètes viriles). Cette caricature de musicien de jazz noir rappelle que le régime nazi contrôle également les arts, ici le jazz, interdit en Allemagne dès 1933 en tant que « musique nègre ». On peut ainsi en rappeler le caractère totalitaire. Divers symboles rapprochent cette musique des communautés considérées comme des ennemis du Volk germanique : les noirs figurés par cette caricature qui nous rappelle que les nazis considéraient les noirs comme de sous-hommes, les Juifs que l’étoile de David et la boucle d’oreille évoquent vraisemblablement à l’époque, les homosexuels qui ont été également persécutés par le régime. L’art nazi : la force et la masse L’usage du glaive, des muscles et de la virilité dans la statue jointe à celle du parti, des SS, de la Wehrmacht et de la jeunesse dans les Congrès de Nuremberg sont les solutions et les armes que propose le régime nazi pour faire triompher ses idées. Un idéal esthétique : les gymnastes ; tableaux de Gerhard Keil, 1939. Le « Bureau du sport» qui dépend de la Kraft durch Freude (Force par la joie) fait de la nouvelle religion du corps un de ses thèmes majeurs. À travers la présentation de ces gymnastes, est célébrée la beauté de « la race nordique » : les hommes sont élancés, musclés, tendus vers la victoire. Les femmes plus rondes, sont saisies avant l’effort, alors qu’elles dialoguent sereinement. Mais on retrouve le même idéal physique : perfection des proportions, cheveux blonds, yeux clairs… Si les hommes se préparent à la guerre, manifestant la détermination du combattant, les corps épanouis de leurs compagnes rappellent qu’elles sont d’abord promises à de nombreuses maternités. L’architecture, d’un classicisme épuré, rappelle celle de portiques de tradition grecque. Le modèle, c’est Sparte, la cité guerrière, qui soumettait les femmes comme les futurs hoplites à un rude entraînement. Jeunesse allemande, fresque de Jürgen Wegener, 1937. L’oeuvre est tout à fait révélatrice du souci de « transformer héroïquement le réel » (Éric Michaud). La jeunesse s’identifie à la beauté et à la nudité glorieuse, les canons esthétiques sont clairement ceux de l’Antiquité, comme la composition en frise. La jeunesse éternelle est incarnée par la rencontre de la vive et belle aryenne et de l’éphèbe triomphant (le panier de fruits/la javeline dressée), alors que le groupe de jeunes militants de la Hitler-Jugend, rappelle que cette jeunesse est la matrice de l’armée de demain et la garante de la grandeur de la nouvelle Allemagne (la devise de la Hitler-Jugend est : «Nous sommes nés pour mourir pour l’Allemagne »). III. Le modernisme italien et russe Le futurisme Né au début du XXe siècle, le mouvement futuriste condamne toutes les formes du passé. Mouvement viscéralement nationaliste, attaché à la modernité, le futurisme exalte la vitesse, le dynamisme mais aussi la guerre et la force virile. Autant de thèmes qui rapprochent certains futuristes des fascistes. Sergueï M. Eisenstein (1898-1948) « Si la révolution me mena à l’art, l’art me plongea totalement dans la révolution », reconnaît S. M. Eisenstein. Eisenstein, né à Riga en 1898, engagé volontaire à vingt ans dans l’Armée rouge, part au front à l’automne 1918. Il participe comme metteur en scène, décorateur et acteur aux spectacles que monte son régiment. Il enseigne ensuite dans le groupe « Proletkult » (Culture prolétarienne) C’est en 1924 qu’il tourne son premier film La grève. Suivent Le cuirassé Potemkine (1925), Octobre (1927, pour le 10e anniversaire de la révolution russe), puis La ligne générale (1928). Après une éclipse au début des années 1930, il revient au premier plan grâce au tournage de films historiques : Alexandre Nevski en 1938 et Ivan le Terrible (première partie) en 1944 pour lequel il reçoit le prix Staline en 1946. Il entreprend le tournage de la deuxième partie, mais il est victime d’un infarctus lors du montage. Le film, condamné en 1946 par le Comité central du Parti communiste, ne sortit qu’en 1958, c’est-à-dire dix ans après la mort de son metteur en scène (1948). Son cinéma se caractérise par une grande importance attribuée au montage et par l’utilisation des mouvements de foules (ouvriers, paysans, soldats). Il s’oppose en cela au cinéma hollywoodien qui centre l’action sur les individus (les acteurs, véhicules du « star system »). Le Cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï Eisenstein Le film raconte la mutinerie des marins du cuirassé Potemkine en 1905, provoquée par la mauvaise qualité de la nourriture. « Longtemps considéré comme le meilleur film du monde » (Jean Tulard, Guide des films, R. Laffont), il frappe par son montage, le côté théâtral et stylisé de la fusillade de la foule sur le grand escalier d’Odessa et par son souffle révolutionnaire. Le cinéma est aussi utilisé dans les démocraties pour dénoncer le danger nazi Le Dictateur raconte l’histoire d’un barbier juif (Charlot) dans un pays imaginaire, la Tomania, dominée par le dictateur Hynkel (Charlot également). La photo de droite rapporte la rencontre avec Benzino Napolini (le nom est tout un programme !), le dictateur de la Bactérie, les deux hommes ayant eu l’idée d’envahir un pays voisin, l’Austerlich (allusion transparente à l’Autriche, annexée en 1938). Dans ce film, Chaplin règle ses comptes avec Hitler grâce à une parfaite imitation de la réalité (le rapprochement entre les deux photos est parlant) et par le ridicule. Certaines scènes sont des séquences d’anthologie du cinéma : Hynkel jonglant avec le monde qui finalement éclate, la rencontre des deux tyrans, la colère de Hynkel débarrassant le gros Herring 153 L’art fasciste : la puissance de l’État Le tableau futuriste d’Alfredo Ambrosi met en avant, d’une part, la modernité du régime par l’usage de traits acérés, rapides, par la déformation de la réalité et la stylisation du dessin, et d’autre part, la continuité du régime mussolinien avec l’héritage antique. Rome en arrière-plan, le Colisée en guise de cerveau, le visage carré à la manière des statues antiques rappellent que l’horizon impérial est celui que se fixe Mussolini. Par ailleurs, l’alliance entre révolution et conservatisme est l’une des continuités du régime fasciste. Le succès des péplums pendant cette période à Cinecittà montre par ailleurs cette dialectique : faire du neuf avec de l’ancien, du cinéma avec de l’antique. Le tableau fait apparaître le masque de Mussolini en surimpression. Celui-ci envahit totalement la toile. Les traits, le port altier de la tête, l’énergie et la force virile qui se dégagent de Mussolini marquent sa détermination, sa force. L’artiste symbolise ainsi la puissance du Duce qui incarne la volonté nationale et préside aux destinées du pays. Son regard montre la voie à suivre, il est le guide de la nation. L’arrière-plan mêle à la fois les monuments antiques, symboles du passé glorieux de l’Italie, et les aménagements urbains décidés par le Duce rappelant ainsi que la nation a retrouvé sa grandeur et s’inscrit dans la modernité. Mussolini incarne ainsi la fierté d’un peuple qui renoue avec la gloire. La ville représentée sur ce tableau est Rome, que l’on reconnaît grâce au forum impérial et surtout à l’amphithéâtre flavien plus couramment appelé Colisée, figurant ici au sommet du crâne de Mussolini à gauche. La ville est aussi celle qui a été modernisée par Mussolini qui a commandé de grands travaux dans le coeur de l’ancienne Rome. Ambrosi, en surimposant le visage de Mussolini au cœur de la vieille ville romaine, souhaite établir une identité entre la ville impériale antique et le dirigeant du présent. Le visage et le regard tourné vers la droite, Mussolini regarde vers le futur tout en puisant sa force dans l’histoire de la Rome antique. Son port de tête altier et ses traits anguleux, soulignés par la facture futuriste de la toile, confèrent beaucoup de dynamisme à la composition, comme les grands axes urbains de la ville. Cette toile glorifie la personne du dirigeant fasciste : issu de la Ville éternelle dont il puise la force, Mussolini redonne à l’Italie ses lettres de noblesse, renouant avec ses grands prédécesseurs antiques dont il fait renaître le rêve. On insiste sur la détermination et la force du Duce qui doivent provoquer l’admiration devant la toile, laissant penser que la régénération de l’Empire est en cours sous la houlette du Duce. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Malgré quelques différences selon les pays, l’art totalitaire répond à des finalités bien précises : exalter la puissance du pays, construire une société monolithique et ordonnée, dessiner un homme nouveau aux qualités physiques impressionnantes, dévoué à l’édification d’un monde nouveau. L’art est bien l’expression de l’idéologie du système. Néanmoins, à la différence d’Hitler, Mussolini ne réprime pas d’autres expressions artistiques, plus modernistes et moins académiques, notamment le mouvement futuriste, traduisant la dynamique et l’action chère à la doctrine mussolinienne. Le combat artistique (cinéma exclu) qui se livre dans l’Allemagne nazie est déjà, à l’époque, un combat d’arrièregarde : le régime rejette la déformation de la réalité, le passage à l’abstraction, la modernité finalement. L’art soviétique, bien qu’étroitement surveillé par le pouvoir, reste également plus moderne dans ses techniques d’expression. (Goering) de toutes ses décorations, le discours final appelant à la paix entre les nations. Ce film est aussi la dernière apparition de Charlot à l’écran. Palais de la Civilisation et du Travail Le quartier de l’Exposition universelle de Rome, destiné à accueillir une exposition universelle prévue pour 1942 devait être le coeur de la «Terza Roma », une utopie spatiale assez comparable à la Germania que Speer inventait alors pour Hitler comme nouvelle capitale du Reich. Dans cet ensemble géométrique qui multiplie percées et points de vue, le Palais de la Civilisation du Travail, qui se dresse sur un des côtés du quartier est un étrange cube percé d’arcatures en plein cintre qui évoque à la fois une sorte de Colisée carré et l’univers onirique des peintures de De Chirico. Exaltant à la fois le passé de Rome et la contribution des scientifiques, des artistes, des poètes et des travailleurs à la construction de l’Italie, il illustre le rapport ambigu du fascisme à la modernité – loin de l’académisme de Speer, la monumentalité se conjugue ici avec le rationalisme – et la volonté du régime de « dépasser le libéralisme » pour associer le génie individuel et l’effort collectif, la grandeur nationale et le discours social. Le palais de la civilisation construit pour l’exposition universelle rappelle le passé prestigieux de l’Italie antique par la statuaire imposante placée au rez-de-chaussée, mais c’est aussi un éloge de la modernité et de la force de l’Italie fasciste, par l’utilisation de lignes classiques et écrasantes. Cette architecture doit impressionner. En alliant références à l’Antiquité et modernité, les architectes créent un style néo-impérial qui sert la volonté de puissance et de grandeur du pouvoir fasciste. Par son caractère puissant et moderne, cette architecture se veut le reflet du pouvoir et de la nouvelle Italie. Le caractère imposant de cette architecture écrase totalement les hommes comme le montre les personnes situées au bas du monument. C’est la puissance qui est exaltée, non l’humanité comme pourrait le faire croire le fronton. Evaluation cohérente en fonction des objectifs : 154