Ni sandales, ni bâton

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- - - - - - - - - - - - - - B i b l e au scannerPasser la « Bible au scanner »,
c'est scruter une « aspérité» de son texte
avec un maximum de minutie et de pénétration.
On peut difficilement dans ce sens que Jacques BUCHHOLD
ci-dessous.
Ni sandales, ni bâton
par Jacques BUCHHOLD
armi les difficultés d'harmonisation que
posent les évangiles, la recommandation de Jésus en Matthieu 10.9-10,
lors de l'envoi des Douze en mission, de
ne prendre « ni sandales ni bâton », est
certainement l'une des plus ardues. Car
Marc 6.8-9 semble rapporter précisément
le contraire! Jésus, en effet, y demande à
ses disciples « de ne rien prendre... sinon
un bâton seulement» et de « chausser
des sandales ». Le penseur Stephen
1. Davies, un évangélique déclaré, avoue,
qu'il s'agit là, de l'un des six lieux scripturaires dont « il ne voit pas comment
résoudre les contradictions »(11.
P
Le témoignage de Luc vient encore
accroître la difficulté. En effet, s'il
s'accorde, avec celui de Matthieu, sur
l'interdiction de prendre un bâton (9.1, 3),
la recommandation du Seigneur, de ne
pas emporter de sandales, appartient aux
conditions de la mission des soixantedouze(21 (1004).
Fac-RéflexÎoII nO 33
Le tableau qui suit (voir page suivante)
résume la situation, et indique, entre
parenthèses, l'ordre dans lequel chaque
élément apparaît dans les différents passages.
Plusieurs tentatives d'explication des
divergences entre Matthieu et Luc (sans
bâton ni sandales) et Marc (avec bâton et
sandales) ont été proposées. Nombreux
sont ceux qui voient, dans la recension de
Marc, une adaptation des « paroles de
Jésus... aux conditions nouvelles des misStephen 1. Oavies, The Debate about the Bible
(Philadelphie: Westminster, 1977), p. 106, cité par
Craig L. Blomberg, The Historical Reliability of the
Gospels, p. 145, n. 1.
(1)
[21 Cf. La Bible du Semeur, TOB. Des manuscrits
assez nombreux ont 70, leçon retenue par la Bible à
la Colombe. Ce nombre pourrait représenter les
nations du monde, car 70 peuples apparaissent
dans le texte hébreu de Gn 10, alors que dans la
traduction grecque de la LXX, on en trouve 72. Cf.
Leon Morris, L'Evangile selon Luc, traduit et adapté
par Jacques Blocher (Commentaires Sator ; Paris:
Les Editions Sator, 1985) p. 101.
31--
-Bible au scanner
Mt 10.9-10 (aux 12)
Me 6.8-9 (aux 12)
Le 9.3 (aux 12)
Le 10.4 (aux 72)
1. N'acquérez
ne rien prendre
pour le chemin
Ne prenez rien
pour le chemin
N'emportez
2. ni bâton (7)
sauf un bâton
seulement (1)
ni bâton (1)
3.
ni pain (2)
ni pain (3)
4. ni sac
pour le chemin (4)
ni sac (3)
ni sac (4)
5. ni monnaie dans
vos ceintures (3)
5. ni monnaie dans
la ceinture (4)
6. ni sandales (6)
des sandales(3) (5)
mais chausser
7. ni deux tuniques (5)
ne pas revêtir
deux tuniques (6)
ni sac (2)
ni sandales (3)
ne pas avoir
deux tuniques (5)
8 .ni or (1)
ni argent{4) (4)
9. ni argent
10.
ni bourse (1)
11.
ne pas saluer
12.
en chemin (4)
sionnaires hors de Palestine où le bâton et . Le « télescopage (6) »
les sandales pouvaient être nécessaires
Tout le monde le reconnaît: Matthieu,
sans déroger à la pauvreté (5) ». Cependans
ses cinq sections qui rapportent les
dant, plusieurs ne se satisfont pas d'une
telle solution, qui fait dire à Jésus (dans
{31 Hupodémata en Mt et Le, hupodedemenous sanMc) le contraire même des paroles qu'il a da/ia
en Me.
réellement prononcées (Mt-Le). A leurs
Mt a arguron, alors que Le a argurion.
yeux, le témoignage des synoptiques (Mt,
TOB n.v sur Me 6.8.
Mc, Le), dans sa diversité, demeure cohéVoir Blomberg, pp. 144-146, qui reprend iei la
rent, et ils proposent essentiellement deux
solution qu'il avait déjà proposée dans « The Legititypes d'explication de la divergence qui maey and Limits of Harmonization ", dans Hermeneutics, Authority and Canon, pp. 154-155.
nous préoccupe.
(4)
(5)
(O)
--32
Fac-Réflexion n° 33
- - - - - - - - - - - - - - - B i b l e au scannerdiscours de Jésus(7), offre un travail rédactionnel de synthèse, qui regroupe des
enseignements du Seigneur donnés à des
moments différents. C'est ainsi que, dans
l'envoi des Douze en mission, Matthieu a
regroupé, en un seul discours, ce qui
concerne, dans Luc, l'envoi des Douze
(Lc 9.1-6) et celui des soixante-douze
(Lc 10.1-11 )181. Un tel procédé, notons-le,
n'a rien d'arbitraire car, selon Luc 10.17 et
23, les Douze faisaient très certainement
partie des soixante-douze(9).
C'est sur ce fait que se fonde la solution
envisagée par Craig L. Blomberg : l'envoi
des Douze à proprement parler (Lc 9.1-6)
ne contenait pas d'interdiction de prendre
un bâton et de chausser des sandales,
d'où l'autorisation de se munir d'un bâton
et de mettre des sandales dans la recension de Marc (6.6-8). Jésus n'aurait émis
une telle interdiction que lors de l'envoi
des soixante-douze (Lc 10.1 -11). Matthieu, en fusionnant ces deux envois,
aurait alors choisi entre la permission du
premier envoi, et la prohibition du second,
et opté pour l'interdiction (Mt 10.9-10).
Le Sermon sur la montagne (ch. 5 à 7), l'envoi des
Douze en mission (ch. 10), les paraboles du
Royaume (ch. 13), la vie de la communauté messianique (ch. 18) et les enseignements sur la fin des
temps (ch. 24-25).
(7)
On retrouve un tel procédé en Mt 24, p. ex., qui
regroupe Le 17.22-37 et 21.5-38. Le Sermon sur la
montagne réunit des textes de Luc dispersés dans
tout l'évangile.
(8)
Le " autres ", de Le 10.1, n'oppose pas les 72
aux 12, mais aux disciples non conséquents de
9.57-62. comme le souligne Blomberg, "The Legitimacy... ", p. 155.
Cette solution du « télescopage », par
Matthieu, qui prône le recours aux
sources, nous semble légitime en son
principe, et résout la contradiction, entre
Matthieu et Marc, concernant le port de
sandales. Mais elle ne permet pas de
répondre, sans autre, au problème du
bâton. Car, dans Luc, contrairement à
l'interdiction d'emporter des sandales,
celle de prendre un bâton n'appartient pas
à l'envoi des soixante-douze (10.4), mais
bel et bien à celui des Douze (9.3) !
Certes, ce fait pourrait s'expliquer, comme
le suggère Blomberg, par le travail rédactionnel de Luc, qui aurait fait passer cet
élément de l'envoi des soixante-douze
dans celui des Douze. Mais une telle
hypothèse fragilise la stratégie du recours
aux sources. Pourquoi, en effet, la mention du bâton en Luc 9.3 ne serait-elle pas
originale (mais rédactionnelle), alors qu'elle
le serait dans le texte parallèle de
Marc 6.8?
L'harmonisation
La solution du « télescopage» part
d'une évidence: Matthieu 10.9-10 et
Marc 6.8-9 se contredisent. Celle de l'harmonisation relativise cette évidence: La
contradiction dans les termes est flagrante ; mais la pensée exprimée, sous
ces deux formes, est pourtant la même(10).
Il faut, en effet, tenir compte des expressions qui gouvernent les passages : ne
(9)
Fac-Réflexîoll n° 33
(10) Frédéric Godet, Commentaire sur l'évangile de
Saint Luc, t. 1 (Neuchâtel: Editions de l'Imprimerie
Nouvelle L.-A. Monnier, 1969') pp. 556-557.
33--
-Bible au scanner--------------pas acquérir(11) (Mt 10.9), ne rien prendre
pour le chemin (Mc 6.8 ; Lc 9.3), ne pas
emporter (Lc 1004).
L'expression utilisée par Matthieu est la
plus claire. L'évangéliste indique, par
l'emploi du verbe « acquérir» (ktaoma/) ,
que l'interdiction de Jésus ne vise pas
l'équipement immédiatement nécessaire
au voyage missionnaire, dont les disciples
sont déjà en possession. Ce qui leur est
interdit, est de faire des appels de fonds
pour leur voyage(12} (<< or, argent, monnaie
dans vos ceintures »), de se munir de provisions (<< sac pour le chemin ») et de vêtements de rechange (<< deux tuniques »).
«Le principe rappelé est celui de 6.25 ss :
Dieu pourvoira (13) », en particulier au
moyen de l'hospitalité qui sera offerte, aux
disciples, dans les villes où ils annonceront
la Bonne Nouvelle du Royaume (10.1113). Si tel est le cas, ne faut-il pas aussi
discerner dans la mention du bâton et des
sandales une interdiction d'« acquérir» un
bâton (14) de secours et des sandales de
rechange? L'habitude, d'ailleurs, n'était
pas de voyager pieds nus et « le geste du
v. 14 suppose une sorte de chaussure qui
retenait la poussière(15) ».
Les recensions de l'envoi des Douze, en
Marc 6.8-9 et Luc 9.3, s'accordent avec
une telle compréhension de celle de Matthieu. Dans ces deux passages, en effet,
les recommandations de Jésus concernent de nouveau les fonds (<< monnaie
dans la ceinture, argent »), les provisions
(<< pain, sac ») et les vêtements de
rechange «< deux tuniques ») que les disciples auraient pu désirer emporter avec
--34
eux. La précision de « ne rien prendre
pour le chemin », confirme cette compréhension des paroles du Seigneur. Jésus
n'interdit pas, à ses disciples, de partir tels
qu'ils sont déjà vêtus, chaussés et équipés, mais de prévoir à l'avance ce dont ils
pourraient avoir besoin en chemin (16).
L'autorisation, dans Marc, de prendre un
bâton et de chausser des sandales, ne
contredit donc pas l'interdiction de Mat-
La Bible à la Colombe traduit: "ne prenez ni". ",
mais note que" ce verbe signifie primitivement
acquérir », La TOB et la Bible en français courant
traduisent de manière plus précise: " ne vous procurez ni." ".
(11)
(12) Robert H. Gundry, Matthew. A Commentary on
his Uterary and Theological Art (Grand Rapids:
Eerdmans, 1982), p, 186, relève que l'interdiction
matthéenne d'" acquérir" porte sur les profits que
les disciples pourraient tirer de leur œuvre missionnaire, car elle suit immédiatement la recommandation de Jésus au v. 8 : " Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ".
R.T. France, L'Evangile selon Matthieu (Commentaires Sator ; Cergy-Pontoise: Les Editions Sator,
1987), p. 166.
(13)
Le mot grec rabdos est utilisé, selon les contextes, pour désigner une baguette, un bâton, une
verge pour frapper, un bâton de commandement,
un sceptre, une houlette de berger, une hampe de
javelot. Ici, le mot ne désigne pas un simple bout de
bois, mais une canne, " élément de l'équipement
indispensable au voyageur en Orient ", Voir
C. Schneider, rabdas, TDNTI, vol. VI, pp. 966-970,
en part, 969.
1"1
(15)
R.T. France, p. 167,
Le déplacement par Matthieu de l'expression" en
chemin ", après la mention du " sac ", s'explique
par l'emploi du verbe" acquérir ", qui suggère, par
lui-même, l'idée de préparation, ou de provisions,
ce qui n'est pas le cas du verbe" prendre ", de Mc
et Lc. L'emploi du verbe" emporter" (bastaô) en
Lc 1DA, pour l'envoi en mission des 72, renforce
l'idée de provisions et d'équipements de rechange.
(16)
Fac-Réj/exion nO 33
- - - - - - - - - - - - - - - B i b l e au scannerthieu de se procurer un bâton de secours
et des sandales de rechange.
Cependant, est-il possible d'expliquer
les différences de formulation, entre Matthieu et Marc, et peut-être plus encore
entre Marc 6.8-9 et Luc 9.3, qui sont tous
deux introduits par la même formule (<< ne
rien prendre pour le chemin »), mais divergent quant à la mention du bâton (<< sauf
un bâton seulement », « ni bâton ») ? Un
retour aux sources pourrait permettre
d'élucider ce fait.
Retour aux sources
Comme nous l'avons relevé plus haut,
l'évangile selon Luc contient deux textes
d'envoi en mission. L'un concerne les
Douze, l'autre les soixante-douze. Le premier envoi est commun aux trois évangiles
(triple tradition), le deuxième à Luc et à
Matthieu, qui opère un « télescopage»
entre les deux envois (double tradition).
Pour la majorité des spécialistes, adeptes
de la théorie des deux sources, Matthieu
et Luc auraient rédigé les passages, de
leur évangile, appartenant à la triple tradition, en s'inspirant de l'évangile de
Marc (17). D'autres exégètes, en revanche,
inversent le processus. C'est Marc qui,
selon eux, a travaillé à partir d'ébauches,
de Matthieu et de Luc, qui ne contenaient
que la triple tradition i18i . Sans chercher ici à
justifier notre point de vue, il nous semble
que la seconde compréhension du rapport, entre les synoptiques, répond mieux
aux données des évangiles. Elle donne, en
tout cas, un éclairage intéressant sur
l'envoi des Douze dans la triple tradition.
Fac-Réflexioll n° 33
Comment, en effet, expliquer le lien
entre le « sauf un bâton seulement» de
Mc 6.8, et le « ni bâton» de Mt 10.1 0 et
Lc 9.3 » ? N'est-il pas tentant de discerner, dans la précision de Marc, « sauf un
bâton seulement », une réécriture de ce
qu'il lisait dans les ébauches de Matthieu
et de Luc? Cherchant à éviter l'ambiguüé
de l'expression matthéenne et lucanienne
« ni bâton », qui pouvait êlre comprise
comme une interdiction de prendre tout
bâton (et non uniquement un bâton de
secours), Marc rend la pensée du Seigneur plus explicite, en précisant que les
disciples devaient se contenter de leur
seul bâton.
Un phénomène du même type pourrait
expliquer le « mais chausser des sandales » de Marc 6.9, qui semble de nouveau expliciter le « ni sandales» de Matthieu 10.10. Car, l'évangile de Marc évite
l'ambiguïté du texte de Matthieu, dans
lequel certains pouvaient trouver, (à tort),
l'obligation pour les disciples de marcher
pied nus i19i .
•
J.B.
Telle est en particulier l'approche à laquelle se rallie, p. ex., l'" Introduction aux évangiles synoptiques" de l'édition complète de la TOB.
(17)
(18) Cf. en particulier les travaux de Philippe Rolland,
Les premiers évangiles (Paris: le Cerf, 1984) ; L'origine et la date des évangiles (Paris: Saint-Paul,
1994). Pour un bon résumé de cette approche, voir
P. Rolland, " Synoptique, question ", Dictionnaire
encyclopédique de la Bible (Brepols, 1987),
pp. 1227-1231.
(19) La difficulté que pose la mention des sandales,
vient du fait qu'elle n'apparaît pas en Lc 9.3, (triple
tradition), mais en Lc 10.4. L'explication la plus
simple nous semble être que l'ébauche de Mt, que
Mc consultait, portait déjà la mention « ni sandales ".
35--
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