ALG `
EBRE NON COMMUTATIVE
C. REUTENAUER
1. La non commutativt´
e
Dire qu’un produit ab est commutatif, c’est dire que ab =ba; de mani`ere
´equivalente, on dit que aet bcommutent . Donc la non commutativit´e, c’est
quand on a ab 6=ba. Un anneau est dit non commutatif s’il existe au moins
deux ´el´ements de cet anneau qui ne commutent pas.
2. Le th´
eor`
eme de Wedderburn
C’est l’un des fleurons des math´ematiques. Il date de 1905; Wedder-
burn est un math´ematicien anglais. Les math´ematiciens en ont cherch´e, et
trouv´e, des nouvelles preuves au cours du 20`eme si`ecle. Aucune d’elles n’est
facile. La plus ´el´ementaire1est celle de Witt, qui date de 1930. Elle est tr`es
astucieuse et utilise des concepts de th´eorie des groupes et les polynˆomes
cyclotomiques (les polynˆomes des racines de l’unit´e).
Voici donc ce th´eor`eme: tout corps fini est commutatif. De mani`ere
´equivalente, on a la contrapos´ee: tout corps non commutatif est infini.
3. Le corps des quaternions
C’est un corps non commutatif, d´ecouvert par la math´ematicien anglais
Hamilton en 1843. Un quaternion est une combinaison R-lin´eaire a+bi +
cj +dk (o`u asignifie a1, et 1 est l’´el´ement neutre du corps des quaternions),
avec addition ´evidente, et multiplication R-lin´eaire d´efinie par: i2=j2=
k2=1, ij =ji =k,jk =kj =i,ki =ik =j.
Exercice: montrer que c’est ´equivalent `a i2=j2=k2=ijk =1.
Le corps des quaternions contient le corps R, qui est son centre2. Il
contient aussi le corps des complexes, de plusieur mani`eres, par exemple
{a+bi |a, b R}.
4. L’anneau des matrices
Plus simplement, un exemple d’anneau non commutatif est l’anneau des
matrices carr´ees sur R(ou sur n’importe quel anneau commutatif), de taille
npar n, avec n2. On a en effet
1 0
0 0 0 1
0 0 =0 1
0 0 6=0 0
0 0 =0 1
0 0 1 0
0 0 .
Date: January 26, 2013.
1Une d´emonstration est dite ´el´ementaire si elle utilise des notions qui n´ecessitent peu
de pr´eparation.
2Le centre d’un corps est l’ensemble des ´el´ements qui commutent `a tous les ´el´ements
du corps; c’est un sous-corps. Le centre d’un anneau est d´efini de mani`ere analogue, et
c’est un sous-anneau.
1
2 C. REUTENAUER
Exercice: montrer que le corps des quaternions se repr´esente par les ma-
trices u v
¯v¯u`a coefficients u, v complexes.
5. Alg`
ebre associative
Soit Fun corps commutatif. Une alg`ebre associative sur Fest un anneau
qui contient (un sous-anneau isomorphe `a) Fdans son centre. Un exemple
typique de F-alg`ebre est l’anneau des matrices carr´ees sur F. Il contient Fpar
l’interm´ediaire des matrices scalaires (c’est-`a-dire des matrices diagonales
dont tous les ´el´ements diagonaux sont ´egaux), qui forment un sous-anneau
isomorphe `a F.
Exercice: montrer que son centre est exactement l’ensemble des matrices
scalaires.
6. Le rang d’une matrice `
a coefficients dans un corps
Pour calculer le rang d’une matrice `a coefficients dans un corps commu-
tatif, on peut calculer les d´eterminants des sous-matrices carr´ees et d´eterminer
une telle sous-matrice de d´eterminant non nul et de taille maximum; cette
taille est le rang de notre matrice. On sait bien, de l’alg`ebre lin´eaire, que
le rang est aussi ´egal au rang des vecteurs lignes 3, ou alors des vecteurs
colonnes.
Cette derni`ere d´efinition du rang d’une matrice marche aussi pour les
matrices `a coefficients dans un corps non commutatif. Mais il faut faire at-
tention: l’´egalit´e du rang des vecteurs colonnes et celui des vecteurs lignes
est vraie `a la condition qu’on consid`ere les lignes comme un espace vec-
toriel `a gauche sur le corps et les colonnes comme un espace vectoriel `a
droite4. Notons qu’il n’y a pas, pour un corps non commutatif, une notion
de d´eterminant qui permette le calcul du rang, comme cela se fait dans le
cas commutatif.
7. Un th´
eor`
eme de Burnside sur les matrices
Il date aussi de 1905. On suppose que le corps Fest alg´ebriquement clos et
on consid`ere une une sous-alg`ebre Ade l’alg`ebre de toutes les matrices npar
nsur F. Un sous-espace Vde l’espace des vecteurs colonnes de taille nest
dit stable sous Asi les matrices de Aenvoient Vdans V. Le math´ematicien
anglais Burnside a d´emontr´e que si An’a pas de sous-espace stable non
trivial, alors Aest l’alg`ebre de toutes les matrices.
Ce r´esultat est une des bases de la th´eorie des repr´esentations lin´eaires
des groupes.
8. Un th´
eor`
eme d’Amitsur et Levitzki sur les matrices
Il date de 1950. Il montre que les anneaux de matrices, bien que non
commutatifs, satisfont `a une forme de commutativit´e g´en´eralis´ee. Le r´esultat
3c’est-`a-dire, la dimension de l’espace engendr´e par les lignes de la matrice.
4Pour la mn´emotechnique, le mieux est de voir un ´el´ement du corps comme une matrice
1 par 1; on voit bien qu’alors on ne peut multiplier un scalaire `a une ligne que par la gauche.
ALG`
EBRE NON COMMUTATIVE 3
est le suivant: soient M1, . . . , M2ndes matrices npar nsur un anneau
commutatif. Alors on a l’identit´e:
X
σSn
(1)sgn(σ)Mσ(1) · · · Mσ(2n)= 0.
Autrement dit, on fait la somme altern´ee de tous les produits de ces 2n
matrices, et ¸ca fait 0. Si n= 1, cele signifie simplement que l’anneau de
base est commutatif: M1M2M2M10. Si n= 2, on a une somme de
24 termes, qui doit ˆetre ´egale `a 0; cela indique d´ej`a que le r´esultat est non
trivial.
Il existe aussi plusieurs d´emonstrations de ce th´eor`eme, mais aucune n’est
simple.
Ce th´eor`eme est `a la base de la th´eorie des alg`ebres `a identit´es polynomi-
ales.
9. Les polynˆ
omes non commutatifs
Un anneau ”tr`es non commutatif” est l’alg`ebre des polynˆomes non com-
mutatifs. On considre des variables non commutatives x, y, . . . et on forme
tous les produits possibles des ces variables: ce sont les monˆomes non com-
mutatifs. Un polynˆome non commutatif est une combinaison lin´eaire de ces
produits, `a coefficients dans un corps commutatif fix´e F. La somme et le
produit sont d´efinis de mani`ere ´evidente; pour le produit, on d´efinit d’abord
le produit de deux monˆomes non commutatifs, et ce produit est ´etendu aux
polynˆomes non commutatifs.
10. Les mots
Il est commode d’appeler mots les monˆomes non commutatifs ci-dessus;
ainsi x, xx =x2, xy, yx, xyx sont des mots. Un exemple de polynˆome non
commutatif est 1 + x+xy 2yx.
L’identit´e binomiale classique pour des variables commutatives aet best
(a+b)n=Pi=n
i=0 n
iaibni. Avec des variables non commutatives, il n’y a
plus vraiment d’identit´e; mais (x+y)nest ´egal `a la somme de tous les mots
de longueur n. Par exemple (x+y)2=xx +xy +yx +yy et on ne peut rien
dire de plus, puisque ces 4 mots sont distincts.
11. Le rang d’une matrice sur un anneau non commutatif
Pour les matrices `a coefficients dans un corps, il y a, nous l’avons vu, une
notion satisfaisante de rang. Pour un anneau, commutatif ou non, on peut
d´efinir le rang int´erieur rd’une matrice M, de taille n×p, par: rest le plus
petit entier tel que M=P Q, o`u Pest une matrice de taille n×ret Qune
matrice de taille r×p, toute deux `a coefficients dans l’anneau consid´er´e.
Exercice: montrer que si l’anneau est un corps, on obtient la notion usuelle
de rang.
12. Le corps libre
Il existe un corps non commutatif qui contient comme sous-alg`ebre l’alg`ebre
des polynˆomes non commutatifs, qui est engendr´e par elle, et qui est ”le plus
gros possible”. On l’appelle corps libre. On peut le comparer, dans le cas
4 C. REUTENAUER
commutatif, au corps des fractions rationnelles. Cependant, dans le cas non
commutatif, on ne peut plus parler de fractions. Il faut mettre dans ce corps
des ´el´ements comme (x+ (xy yx)1)yy)1, qu’on ne peut en g´en´eral
pas ´ecrire comme des fractions. L’int´erˆet de ce corps libre est que le rang
int´erieur d’une matrice dont les coefficients sont des polynˆomes non commu-
tatifs est ´egal au rang de cette matrice sur le corps libre. D’ailleurs, Paul
Cohn, qui a ´etudi´e en premier le corps libre, montre que le corps libre est
caract´eris´e par cette propri´et´e.
13. Les matrices lin´
eaires
Une matrice lin´eaire est une matrice polynomiale dont les coefficients
sont des polynˆomes de degr´e 1 en les variables. Une telle matrice peut-
tre vue comme une matrice sur l’alg`ebre des polynˆomes commutatifs, ou
alors sur celle de polynˆomes non commutatifs. Elle a donc deux rangs: un
rang commutatif rcet un rang non commutatif rnc (au sens des deux sections
pr´ec´edentes). Il est `a peu pr`es clair (en tout cas intuitivement), que rcrnc.
J’ai pu d´emontrer il y a quelques ann´es que rnc 2rc. J’ignore si on peut
faire mieux.
Exercice: montrer que le rang commutatif de la matrice lin´eaire
0x y
x0 1
y1 0
est 2, mais que son rang non commutatif est 3, c’est-`a-dire qu’elle est in-
versible dans le corps libre (utiliser que xy yx est inversible dans le corps
libre).
14. Les mots de Lyndon
Ils sont nomm´es d’apr`es le math´ematicien am´ericain Lyndon, qui les a
introduits dans les ann´ees 50. On prend un alphabet (c’est-`a-dire un ensemble
de variables non commutatives) totalement ordonn´e, et on consid`ere l’ordre
alphab´etique des mots (c’est-`a-dire l’ordre du dictionnaire). Un mot de
Lyndon est un mot w=a1· · · an(les aisont des lettres) tel que, quel que
soit i= 2, . . . , n 1, on a w < ai. . . ana1. . . ai1. Par exemple, avec a<b,
aabab est un mot de Lyndon, car il est plus petit que ses 4 permut´es cycliques
ababa, babaa, abaab, baaba.
Pour un alphabet `a deux lettres a < b, les mots de Lyndon de longueur
1,2,3 sont a, b, ab, aab, abb.
15. Factorisation en mots de Lyndon
C’est un th´eor`eme dˆu `a Lyndon: tout mot se factorise de mani`ere unique
en un produit, d´ecroissant au sens large, de mots de Lyndon. Par exemple,
le mot bbaababaaba se factorise en b.b.aabab.aab.a: les facteurs sont tous des
mots de Lyndon et on a b=b > aabab > aab > a.
On peut comparer ce r´esultat au th´eor`eme fondamental de l’arithm´etique:
tout entier naturel non nul s’´ecrit de mani`ere unique comme un produit de
nombres premiers.
ALG`
EBRE NON COMMUTATIVE 5
16. Bases de l’alg`
ebre de Lie sur les mots
Le produit (ou crochet)de Lie (du nom du math´ematicien norv´egien So-
phus Lie) de deux ´el´ements d’un anneau est l’op´eration qui aux ´el´ements a
et bassocie l’´el´ement [a, b] = ab ba. Cette op´eration satisfait aux axiomes
des alg`ebres de Lie:
[a, b] = [b, a].
[[a, b], c] + [[b, c], a] + [[c, a], b] = 0.
La premi`ere identit´e s’appelle l’antisym´etrie, et la seconde l’identit´e de Ja-
cobi (du nom du math´ematicien allemand du 19`eme si`ecle).
Consid´erons maintenant l’alg`ebre des polynˆomes non commutatifs et sa
sous-alg`ebre de Lie engendr´ee par les variables non commutatives. Par
exemple, nous aurons les ´el´ements x, y, xy yx, [xy yx, y] = xyy
2yxy +yyx etc..., appel´es polynˆomes de Lie. Cette sous-alg`ebre de Lie,
nous l’appellerons l’alg`ebre de Lie libre5.
C’est un th´eor`eme dˆu aussi `a Lyndon que l’alg`ebre de Lie libre admet
une base construite `a partir des mots de Lyndon comme suit: tout mot
de Lyndon s’´ecrit de mani`ere unique comme un produit de deux mots de
Lyndon, o`u le deuxi`eme facteur est choisi le plus long possible, tout en
restant mot de Lyndon. On a donc w=uv. Les polynˆomes de Lie PuPv
´etant d´ej`a construits, on d´efinit Pw= [Pu, Pv]. Pour d´emarrer la r´ecurrence,
on d´efinit Px=x, si xest une variable. Alors, les polynˆomes de Lie Pw,w
mots de Lyndon, forment une base de l’alg`ebre de Lie libre.
17. Les polynˆ
omes irr´
eductibles sur un corps fini
Soit Fun corps fini. On sait que l’anneau (commutatif!) F[x] est factoriel:
tout polynˆome dans F[x]est de mani`ere unique un produit de polynˆomes
irr´eductibles. Si l’on compare ce r´esultat `a celui de la section 15, on peut
voir qu’il y a autant de polynˆomes irr´eductibles (normalis´es de mani`ere `a ce
que le coefficient dominant vaille 1) dans F[x] que de mots de Lyndon sur
l’alphabet F. Par exemple, si Fest le corps `a deux ´elements, il y a un seul
polynˆome irr´eductible de degr´e 2, `a savoir x2+x+ 1, et il y a 2 polynˆomes
irr´eductibles de degr´e 3, `a savoir x=x3+x2+ 1 et x3+x+ 1; comparer
aux exemples `a la fin de la section 14.
On ne connaˆıt pas de bijection simple entre les polynˆomes irr´eductibles
sur un corps fini et les mots de Lyndon sur ce corps.
Christophe Reutenauer: D´
epartement de math´
ematiques, Universit´
e du Qu´
ebec
`
a Montr´
eal
E-mail address:[email protected]
5pour une raison que je ne d´eveloppe pas ici.
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