Émission de France Culture sur Bergson du 14/08/2007
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2007/bergson/
Q
uels devenirs pour la philosophie de Bergson ?
Matière et mémoire, 1896, Essai sur la relation entre le corps et l'esprit.
Bruno Paradis.
Professeur de philosophie au
lycée Louis-le-Grand.
Cette relation a été peu étudiée, bien qu'il soit constamment question d'elle à travers l'histoire de la
philosophie. Son essai se présente donc comme une tentative pour répondre à cette antique
difficulté et sa solution repose sur la formulation d'une hypothèse audacieuse, relative à la
perception. On pourrait ainsi dire que, entre la matière et la perception, il y a une différence de
degré, et non pas de nature... pour le dire autrement que la perception est dans les choses plutôt
qu'une ombre. Cette thèse conduit à de nouvelles analyses sur la matière, sur l'habitude de la
mémoire et sur la vie. Les développements que Bergson consacre à cette question de la perception
sont parmi les plus originaux de l'histoire de la philosophie. Ils ont nourri des démarches
philosophiques distinctes, que ce soit chez Merleau-Ponty ou Deleuze. C'est sur la place du
bergsonisme que nous allons réfléchir. Quelles sont les affiliations possibles entre Bergson et les
philosophes contemporains ? Quels développements originaux la philosophie de Bergson a-t-elle
pus susciter, mais aussi quelles difficultés soulèvent les analyses de Bergson, quelles critiques
appellent-elles ?
Pour traiter ces questions nous recevons :
Renaud Barbaras.
Professeur de Philosophie contemporaine à l’Université de Paris-I. Il est
l'auteur de plusieurs livres sur Merleau-Ponty. Il a publié récemment
Le désir et la distance et
prochainement Introduction à une phénoménologie de la vie
. Il a aussi traduit le livre de Bento
Prado,
Présence et champ transcendantal, Conscience et négativité dans la philosophie de Bergson.
Pierre Montebello.
Professeur de Philosophie à l’Université de Toulouse, il est l'auteur de
La
décomposition de la pensée ; L’autre métaphysique, Essai sur Ravaisson, Tarde, Nietzsche et
Bergson.
Matière et mémoire, chapitre premier page 29-30-31
Mais pourquoi ce rapport de l'organisme à des objets plus ou moins lointains prend-il la forme particulière
d'une perception consciente ? Nous avons examiné ce qui se passe dans le corps organisé ; nous avons vu des
mouvements transmis ou inhibés, métamorphosés en actions accomplies ou éparpillés en actions naissantes.
Ces mouvements nous ont paru intéresser l'action, et l'action seulement ; ils restent absolument étrangers au
processus de la représentation. Nous avons considéré alors l'action elle-même et l'indétermination qui
l'environne, indétermination qui est impliquée dans la structure du système nerveux, et en vue de laquelle ce
système paraît avoir été construit bien plutôt qu'en vue de la représentation. De cette indétermination,
acceptée comme un fait, nous avons pu conclure à la nécessité d'une perception, c'est-à-dire d'une relation
variable entre l'être vivant et les influences plus ou moins lointaines des objets qui l'intéressent. D'où vient
que cette perception est conscience, et pourquoi tout se passe-t-il comme si cette conscience naissait des
mouvements intérieurs de la substance cérébrale ? Pour répondre à cette question, nous allons d'abord
simplifier beaucoup les conditions la perception consciente s'accomplit. En fait, il n'y a pas de perception
qui ne soit imprégnée de souvenirs. Aux données immédiates et présentes de nos sens nous mêlons mille et
mille détails de notre expérience passée. Le plus souvent, ces souvenirs déplacent nos perceptions elles,
dont nous ne retenons alors que quelques indications, simples « signes » destinés à nous rappeler d'anciennes
images. La commodité et la rapidité de la perception sont à ce prix ; mais de là naissent aussi les illusions de
tout genre. Rien n'emche de substituer à cette perception, toute pénétrée de notre passé, la perception
qu'aurait une conscience adulte et formée, mais enfermée dans le présent, et absorbée, à l'exclusion de tout
autre travail, dans la tâche de se mouler sur l'objet extérieur. Dira-t-on que nous faisons une hypothèse
arbitraire, et que cette perception idéale, obtenue par l'élimination des accidents individuels, ne répond plus
du tout à la réalité ? Mais nous espérons précisément montrer que les accidents individuels sont greffés sur
cette perception impersonnelle, que cette perception est à la base même de notre connaissance des choses, et
que c'est pour l'avoir méconnue, pour ne pas l'avoir distinguée de ce que la mémoire y ajoute ou en retranche,
qu'on a fait de la perception tout entière une espèce de vision intérieure et subjective, qui ne différerait du
souvenir que par sa plus grande intensité. Telle sera donc notre première hypothèse. Mais elle en entraîne
naturellement une autre. Si courte qu'on suppose une perception, en effet, elle occupe toujours une certaine
durée, et exige par conséquent un effort de la mémoire» qui prolonge les uns dans les autre» une pluralité de
moments. Même, comme nous essaierons de le montrer, la « subjectivité » des qualités sensibles consiste
surtout dans une espèce de contraction du réel, opérée par notre mémoire. Bref, la mémoire sous ces deux
formes, en tant qu'elle recouvre d'une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate et en tant aussi
qu'elle contracte une multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience individuelle
dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses ; et en négligeant cet apport pour
rendre notre idée plus claire, nous allons nous avancer beaucoup plus loin qu'il ne convient sur la voie
nous nous sommes engagés. Nous en serons quittes pour revenir ensuite sur nos pas, et pour corriger, par la
réintégration surtout de la mémoire, ce que nos conclusions pourraient avoir d'excessif. Il ne faut donc voir
dans ce qui va suivre qu'un exposé schématique, et nous demanderons qu'on entende provisoirement par
perception non pas ma perception concrète et complexe, celle que gonflent mes souvenirs et qui offre
toujours une certaine épaisseur de durée, mais la perception pure, une perception qui existe en droit plutôt
qu'en fait, celle qu'aurait un être placé je suis, vivant comme je vis, mais absorbé dans le présent, et
capable, par l'élimination de la mémoire sous toutes ses formes, d'obtenir de la matière une vision à la fois
immédiate et instantanée. Plaçons-nous donc dans cette hypothèse, et demandons-nous comment la
perception consciente s'explique.
Renaud Barbaras
Pour ce qui est de ce premier chapitre l'idée en effet c'est de faire l'économie de cette dualité entre la
représentation et l'objet ; de partir d'un plan ontologique homogène, le plan de ce qu'il appelle les
images qui, comme il le dit, se situent à mi-chemin de la représentation et de la chose. C'est à dire
au fond que l'image correspond au statut que nous conférons spontanément à la réalité. Par exemple,
que vous disiez à quelqu'un que la réalité est purement immanente à la conscience, qu'elle n'est pas
extérieure à la conscience, il sera évidemment choqué. Donc il va de soi, pour tout le monde, que
cette réalité est extérieure ; d'un autre côté il serait tout aussi surprenant pour le sens commun que
cette extériorité signifie autre chose que la modalité sous laquelle la réalité nous apparaît. C'est à dire
précisément l'être perçu. Donc les choses sont à la fois extérieures à nous mais elles ne sont rien
d'autre que le mode sous lequel elles nous apparaissent. Ce que Bergson appelle « image », pour le
dire simplement, c'est la réalité dans son apparaître même ou en tant qu'elle apparaît. Il s'agit donc
de partir de cette réalité qu'on pourrait qualifier comme une sorte de visibilité en soi, d'une visibilité
intrinsèque, d'une réalité qui se prêterait par elle-même à la perception. Il s'agit de rendre compte de
la perception effective en introduisant une distinction non plus entre deux plans ontologiques mais
entre deux types de mouvement, entre le plan de la réalité et le plan de la conscience. Il s'agit de
contourner cette dualité en partant d'un plan ontologique homogène, c'est à dire d'une seule réalité
qu'il appelle « image » qui n'est ni objet ni conscience, qui est au fond l'apparaître même, les choses
telles qu'elles apparaissent. Il s'agit à partir de ce plan ontologique homogène de faire la genèse de
l'expérience perceptive proprement dite comme perception d'un objet particulier. Cette genèse il la
fait en introduisant une distinction tout à fait inédite entre deux types de mouvement. D'une part, le
mouvement qui se produit au sein même de la réalité, en les images, la réalité naturelle, le
mouvement naturel qui fait qu'une chose quelconque transmet tout le mouvement qu'elle reçoit,
selon les lois de la physique. Et d'autre part, parmi les images, une d'entre elles se distingue de
toutes les autres, c'est notre corps. Ce qui le caractérise c'est le fait que contrairement aux autres
réalités extérieures il ne restitue pas le mouvement qu'il reçoit car il est capable d'interrompre ou de
retarder la réaction à une action donnée. Au fond le corps symbolise le seul présupposé de la
philosophie de Bergson, concernant la vie ou le vivant, à savoir la liberté. Autrement dit, le corps
s'est construit de telle sorte
qu'un choix est possible. Et qui
dit choix, dit évidemment
retard de la réaction. Bergson
va construire une philosophie
de la perception à partir de
cette idée fondamentale selon
laquelle le corps contrairement
aux autres alités ne transmet
pas le mouvement qu'il reçoit ;
mais en le retardant il est
capable de choisir. Par
conséquent la perception d'une
chose déterminée procédera du
découpage opéré au sein de
cette réalité ontologique
homogène, au sein des images
perçues par le corps en fonction
de ses intérêts vitaux. Le vivant
va détacher au sein d'une réali
indifférenciée « ce à quoi il a
besoin de réagir », comme se
défendre par exemple, c'est ce
que Bergson appelle « la mise
en tableau »... Il faut se
représenter la totalité des images comme un plan totalement homogène et continu au sein du quel
rien ne se détache et au fond percevoir, c'est percevoir quelque chose comme dit Maurice Pradines,
un objet circonscrit, délimité. Percevoir c'est « détacher un objet d'un fond » comme le disent les
phénoménologues... toute perception est une exception (Levinas). Ce détachement se produit par
l'activité vitale de ces images particulières que sont les corps. Découpage, mise en tableau, ce qui est
capital c'est que cela revient à dire qu'il n'y a... non pas plus, mais moins dans la représentation que
dans la présence, la représentation perceptive est un appauvrissement vis à vis de la présence en soi
puisque la perception sélectionne, choisit une partie de l'objet. Ce qui veut dire que nous ne
possédons pas la totalité de l'objet en tant que nous percevons, puisque la perception est une
sélection vitale (donc orientée) distinction bergsonienne entre le plus et le moins, entre perception et
réalité. C'est d'ailleurs ce que Deleuze a très bien montré sur le livre de Bergson, il y a une méthode
bergsonienne qui consiste en une dénonciation des faux problèmes, une catégorie de faux problèmes
Caroline Guendouz
La philosophie de la sensation de Maurice Pradines
Espace et genèse de lesprit
Georg Olms Verlag, « Europaea Memoria ». 204 p., 16 × 24 cm. ISBN : 978-3-487-
11820-8
Retraçant sont itinéraire philosophique dans
Beau Voyage
, quelques mois avant sa mort,
Maurice Pradines (1874-1958) sume sa philosophie de la sensation par cet adage : «
Nihil est in sensu quod non prius fuerit in intellectu
». Pour l’auteur de la
Philosophie de
la sensation
, la sensation est, en effet, originairement intelligente : elle n’a de gitimité
biologique qu’en tant qu’elle donne quelque chose à comprendre. Renvoyant dos-à-dos le
sensualisme (qui construit l’intelligence sur une sensation denué d’esprit) et le
rationalisme (qui ptend trouver l’esprit dans une raison transcendante), Pradines inscrit
l’intentionalité au cœur de la physiologie de la sensation. Percevoir, pour un vivant, c’est
d’abord percevoir
quelque chose
qui intéresse la vie, à savoir un danger à écarter ou un
objet à conquérir. Aussi n’est-il guère surprenant que le sens ultime de la sensation soit
l’espace : elle est le signe d’une distance à déployer ou, au contraire, àduire. Les
phénomènes psychiques ne peuvent être des données immédiates puisqu’ils font sens
dans la stricte mesure où l’espace les élabore en même temps qu’il se construit. Les
fondements d’une psychologie conquente peuvent, dès lors, être pos. Elle consistera
à saisir la genèse de l’esprit à partir du sens biologique de la sensation, c’est-à-dire d’une
spatialité pene elle-même comme « genèse première »
qui viennent d'une inversion entre le plus et le moins. Par exemple l'illusion fondamentale qui grève
le fonctionnement de la pensée dans l'histoire de la représentation c'est de penser qu'il y a plus dans
la représentation que dans l'objet comme si la représentation ajoutait quelque chose à l'objet alors
que Bergson montre que c'est absolument le contraire, qu'il n'y a qu'une délimitation, une
soustraction, une mise en tableau.
Bruno Paradis
Cela nous amène à penser la perception en terme d'agir. Pourquoi Bergson introduit la notion de
perception pure ?
Pierre Montebello
Bergson ne prétend plus se passer du monde, la conscience n'est plus solitaire, fermée sur elle-
même. Elle n'est plus transcendante face à un monde qu'elle constituerait par ses propres
représentations, mais appartient au monde qui se donne dans sa pure visibilité, dans son apparaître,
dans sa modalité. Cette appartenance à un monde fait que l'on doit me déduire la conscience
comme étant simplement le rapport d'un corps vivant au tout de la totalité de l'univers. L'opération
de Bergson consistera à surmonter cette grande fissure entre l'idéalisme et le réalisme et à tenter
d'établir un pont entre la conscience et le monde. introduire la conscience dans le monde, c'est
l'opération fondamentale de Bergson ! Qui sera d'ailleurs célébrée par Gilles Deleuze, car si Deleuze
voit dans le premier chapitre une pierre fondamentale de la philosophie française, c'est parce qu'il se
rend compte qu'il peut se servir de ce premier chapitre pour sa propre philosophie. Il essaye
précisément de concilier ce grand plan ontologique qui dépasse la subjectivité avec la question de la
constitution, de la formation de la subjectivité elle-même. Il recherche dans le texte de Bergson le
sentiment que la philosophie du sujet, en s'enfermant exclusivement dans le sujet, porte à faux. Il
faut revenir à ce qui dépasse le sujet et ce qui permet de comprendre la genèse du sujet à l'intérieur
d'un monde. Bergson dit que la perception existe en droit et non en fait. La perception pure c'est
l'hypothèse selon laquelle on pourrait s'enfermer dans un instant et percevoir quasiment au rythme
de la matière, ce qui est extrêmement difficile à concevoir pour nous, toute la représentation
habituelle qu'on a du sujet va à l'encontre de cela. En quoi l'hypothèse d'une perception pure qui
introduit quelque chose de singulier comme en deçà... déjà des formes constituées ?
Pierre Montebello
Il faut bien rappeler le statut méthodologique de la perception pure au sein de ce premier chapitre.
La perception pure n'est pas une réalité ; on n'éprouve jamais, on a jamais finalement de perception
pure, de son vivant ; en tant que nous sommes vivants nous traçons des tableaux, nous découpons les
choses, nous immobilisons le monde. Pour agir dans le monde, nous avons besoin de répartir des
masses les unes relativement aux autres. Tout vivant découpe le monde selon un schématisme qui lui
est propre et sélectionne les images qui sont nécessaires à son action vitale. Mais tout vivant sait
aussi que dans les images qu'il sélectionne, toutes ne sont jamais totalement enfermées dans un
cadre précis, qu'il les a relevées sur un flux et qu'elles ont toujours tendance à déborder le cadre qu'il
a lui-même construit ; de sorte qu'une image en appelle une autre et que l'on voit bien qu'une image
est toujours solidaire avec la totalité des images comme un atome d'ailleurs dans la nature physique
irradie sur la totalité de l'univers physique. L'image n'est pas quelque chose de fixe pour Bergson et
comme le dit Deleuze l'image est une coupe sur la mobilité et derrière l'image il y a toujours cette
mobilité générale du mouvement et de l'univers qui est (le présent) dans notre propre perception.
Le schéma est très clair, mes perceptions sont fixes ou essayent de fixer, de tracer des tableaux du
monde, mais derrière ces perceptions ou plutôt à l'intérieur de ces perceptions fixes, les images
tendent à se recoller les unes aux autres, tendent de se réinsérer dans le flux général de l'univers, d'où
elles ont été prélevées... Et la perception pure est contenue dans la perception des faits (rapport avec
l'époché en phénoménologie). Elle n'existe qu'en droit parce que, en tant que vivant, je ne fais pas
directement l'expérience de cette perception pure qui soutient, ipso facto, la perception de fait.
Matière et mémoire, chapitre premier page 31-32-33-34
Déduire la conscience serait une entreprise bien hardie, mais elle n'est vraiment pas nécessaire ici, parce
qu'en posant le monde matériel on s'est donné un ensemble d'images, et qu'il est d'ailleurs impossible de se
donner autre chose. Aucune théorie de la matière n'échappe à cette nécessité. Réduisez la matière à des
atomes en mouvement : ces atomes, même dépourvus de qualités physiques, ne se déterminent pourtant que
par rapport à une vision et à un contact possibles, celle-là sans éclairage et celui-ci sans matérialité.
Condensez l'atome en centres de force, dissolvez-le en tourbillons évoluant dans un fluide continu : ce fluide,
ces mouvements, ces centres ne se déterminent eux-mêmes que par rapport à un toucher impuissant, à une
impulsion inefficace, à une lumière décolorée ; ce sont des images encore. Il est vrai qu'une image peut être
sans être perçue ; elle peut être présente sans être représentée ; et la distance entre ces deux termes, présence
et représentation, paraît justement mesurer l'intervalle entre la matière elle-même et la perception consciente
que nous en avons. Mais examinons ces choses de plus près et voyons en quoi consiste au juste cette
différence. S'il y avait plus dans le second terme que dans le premier, si, pour passer de la présence à la
représentation, il fallait ajouter quelque chose, la distance serait infranchissable, et le passage de la matière à
la perception resterait enveloppé d'un impénétrable mystère. Il n'en serait pas de même si l'on pouvait passer
du premier terme au second par voie de diminution, et si la représentation d'une image était moins que sa
seule présence ; car alors il suffirait que les images présentes fussent forcées d'abandonner quelque chose
d'elles-mêmes pour que leur simple présence les convertît en représentations. Or, voici l'image que j'appelle
un objet matériel ; j'en ai la représentation. D'où vient qu'elle ne paraît pas être en soi ce qu'elle est pour moi
? C'est que, solidaire de la totalité des autres images, elle se continue dans celles qui la suivent comme elle
prolongeait celles qui la précèdent. Pour transformer son existence pure et simple en représentation, il
suffirait de supprimer tout d'un coup ce qui la suit, ce qui la précède, et aussi ce qui la remplit, de n'en plus
conserver que la croûte extérieure, la pellicule superficielle. Ce qui la distingue, elle image présente, elle
réalité objective, d'une image représentée, c'est la nécessité où elle est d'agir par chacun de ses points sur tous
les points des autres images, de transmettre la totalité de ce qu'elle reçoit, d'opposer à chaque action une
réaction égale et contraire, de n'être enfin qu'un chemin sur lequel passent en tous sens les modifications qui
se propagent dans l'immensité de l'univers. Je la convertirais en représentation si je pouvais l'isoler, si surtout
je pouvais en isoler l'enveloppe. La représentation est bien là, mais toujours virtuelle, neutralisée, au moment
elle passerait à l'acte, par l'obligation de se continuer et de se perdre en autre chose. Ce qu'il faut pour
obtenir cette conversion, ce n'est pas éclairer l'objet, mais au contraire en obscurcir certains côtés, le
diminuer de la plus grande partie de lui-même, de manière que le résidu, au lieu de demeurer emboîté dans
l'entourage comme une chose, s'en détache comme un tableau. Or, si les êtres vivants constituent dans
l'univers des « centres d'indétermination », et si le degré de cette indétermination se mesure au nombre et à
l'élévation de leurs fonctions, on conçoit que leur seule présence puisse équivaloir à la suppression de toutes
les parties des objets auxquelles leurs fonctions ne sont pas intéressées. Ils se laisseront traverser, en quelque
sorte, par celles d'entre les actions extérieures qui leur sont indifférentes ; les autres, isolées, deviendront «
perceptions» par leur isolement même. Tout se passera alors pour nous comme si nous réfléchissions sur les
surfaces la lumière qui en émane, lumière qui, se propageant toujours, n'eût jamais été révélée. Les images
qui nous environnent paraîtront tourner vers notre corps, mais éclairée cette fois, la face qui l'intéresse ; elles
détacheront de leur substance ce que nous aurons arrêté au passage, ce que nous sommes capables
d'influencer. Indifférentes les unes aux autres en raison du mécanisme radical qui les lie, elles se présentent
réciproquement les unes aux autres toutes leurs faces à la fois, ce qui revient à dire qu'elles agissent et
réagissent entre elles par toutes leurs parties élémentaires, et qu'aucune d'elles, par conséquent, n'est perçue
ni ne perçoit consciemment. Que si, au contraire, elles se heurtent quelque part à une certaine spontanéité de
réaction, leur action est diminuée d'autant, et cette diminution de leur action est justement la représentation
que nous avons d'elles. Notre représentation des choses naîtrait donc, en somme, de ce qu'elles viennent se
réfléchir contre notre liberté.
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