L’Année psychologique http://www.necplus.eu/APY Additional services for L’Année psychologique: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here À la recherche d’une mémoire perceptive pour la forme auditive des mots : apport des études sur l’amorçage perceptif Pierre Gagnepain, Karine Lebreton et Francis Eustache L’Année psychologique / Volume 106 / Issue 04 / December 2006, pp 543 - 566 DOI: 10.4074/S0003503306004039, Published online: 03 June 2009 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0003503306004039 How to cite this article: Pierre Gagnepain, Karine Lebreton et Francis Eustache (2006). À la recherche d’une mémoire perceptive pour la forme auditive des mots : apport des études sur l’amorçage perceptif. L’Année psychologique, 106, pp 543-566 doi:10.4074/S0003503306004039 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/APY, IP address: 88.99.165.207 on 25 May 2017 À la recherche d’une mémoire perceptive pour la forme auditive des mots : apport des études sur l’amorçage perceptif Pierre Gagnepain1, Karine Lebreton1 et Francis Eustache*1, 2 1 Laboratoire de Neuropsychologie Cognitive et de Neuroanatomie Fonctionnelle de la Mémoire Humaine, Équipe mixte de recherche Inserm-Université de Caen E0218 2 EPHE, CNRS UMR 8581, Université René Descartes, Paris 5 RÉSUMÉ L’amorçage perceptif est un phénomène mnésique induisant une modification dans le traitement de la forme perceptive d’un stimulus, généralement bénéfique et se produisant en dehors du champ de la conscience. De nombreux arguments supportent l’existence d’une mémoire perceptive pour la forme visuelle des mots sous-tendant les effets d’amorçage perceptif. Dans le domaine auditif, bien que le postulat d’une mémoire stockant les représentations de la forme phonologique abstraite des mots et des caractéristiques spécifiques de la voix soit conforté par la plupart des données de psychologie expérimentale et de neuropsychologie, certaines contractions émergent au regard des données de neuro-imagerie fonctionnelle. L’évaluation appropriée d’une mémoire pour la forme auditive des mots est discutée à la lumière des diverses limitations soulignées. In search of perceptual memory for auditory word form: Contribution of the studies on perceptual priming ABSTRACT Perceptual priming is a memory phenomenon conducting to a modification during the treatment of a stimulus’ perceptual form, most often beneficial and appearing outside of the field of the consciousness. There are many arguments claiming for the existence of perceptual memory for the visual word form which underlies perceptual priming effects. In the auditory domain, the postulate of a memory system stocking representations of the phonological abstract form of the words and voice specific information is comforted by most of the data, coming from experimental psychology or neuropsychology. However, some inconsistencies emerge from functional neuro-imaging data. The appropriate evaluation of perceptual memory system allocated to the auditory word form is then discussed in the light of the several limitations pointed out. *Adresse de correspondance : Inserm-EPHE,Université de Caen/Basse-Normandie, Unité E0218, Laboratoire de Neuropsychologie, CHU Côte de Nacre, 14033 Caen Cedex, E-mail : [email protected] Note : Cet article a suivi la procédure habituelle d’expertise lorsque Juan Segui était directeur de la revue. L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 544 Pierre Gagnepain • Karine Lebreton • Francis Eustache L’AMORCAGE PERCEPTIF : CONCEPTS ET MÉTHODES Définition et positionnement L’amorçage est généralement défini comme un phénomène induisant une modification, à l’insu du sujet et le plus souvent bénéfique, dans le traitement d’un stimulus particulier (visage, son, objet, mot, odeur) à la suite d’une confrontation antérieure avec celui-ci ou avec un item apparenté (de façon perceptive, associative ou sémantique). Du fait qu’ils se manifestent en dehors du champ de la conscience du sujet, les effets d’amorçage sont classiquement considérés comme une mesure privilégiée de la mémoire implicite. Ce concept a été proposé en 1985 dans sa version moderne par Graf et Schacter par opposition à la mémoire explicite pour rendre compte des compétences préservées (mémoire implicite) versus altérées (mémoire explicite) chez les patients amnésiques. Cette distinction repose actuellement sur deux principaux critères de définition : le niveau de conscience (Graf et Schacter, 1985) et l’intentionnalité du sujet lors de la récupération d’informations (Schacter, Bowers et Booker, 1989). Ainsi, la mémoire implicite fait référence aux situations dans lesquelles le sujet ne met pas en jeu volontairement sa mémoire et n’a pas conscience que sa performance est liée à la rencontre préalable avec les stimuli, tandis que la mémoire explicite implique une récupération intentionnelle et donc consciente des informations antérieurement traitées (comme dans les tâches de rappel et de reconnaissance). Ces concepts ne renvoient pas à l’existence de systèmes mnésiques distincts mais sont des termes descriptifs qui qualifient deux expressions (ou formes) de la mémoire et qui regroupent diverses habiletés dépendantes de systèmes et de substrats cérébraux différents (voir par exemple le modèle de Tulving, 1995). Une multitude de paradigmes d’amorçage ont été développés dans le domaine visuel ainsi qu’auditif, utilisant divers types de tâches et de matériels, ce qui a contribué à préciser la méthodologie d’évaluation de ce phénomène mnésique et à distinguer différentes formes d’amorçage (pour revue, voir Lebreton, 2002). La distinction la plus communément admise différencie l’amorçage perceptif qui repose sur les représentations perceptives ou physiques du matériel et l’amorçage conceptuel (ou sémantique) qui implique les représentations sémantiques ou associatives des stimuli. Cette dichotomie perceptif/conceptuel proposée par Tulving et Schacter (1990) n’est bien évidemment pas aussi tranchée ; des L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 Amorçage perceptif et mémoire auditive 545 processus de nature sémantique pouvant intervenir dans des épreuves évaluant l’amorçage perceptif et, inversement, des processus perceptifs pouvant être mis en jeu dans des épreuves destinées à mesurer l’amorçage conceptuel. Cette distinction entre amorçage perceptif et conceptuel nous interroge sur la nature des processus et des représentations qui sont impliqués dans les effets d’amorçage pour des mots présentés visuellement ou auditivement. Ces phénomènes reposent-ils sur des représentations et des processus communs aux deux modalités ? Existe-t-il différentes représentations perceptives participant aux effets d’amorçage, spécifiques à la modalité sensorielle testée et aux types de stimuli, et donc distinctes des représentations lexico-sémantiques communément activées par les deux modalités ? Afin de mieux comprendre l’implication privilégiée de tel ou tel type de représentations, nous exposerons brièvement dans un premier temps les différents critères méthodologiques déterminants dans la mise en œuvre des différentes phases d’une épreuve d’amorçage, ainsi que l’approche structurale de la mémoire constituant actuellement le modèle interprétatif le plus puissant pour rendre compte des différents effets d’amorçage perceptif visuel et auditif. Cependant, les travaux consacrés à l’amorçage perceptif visuel ont bénéficié d’une investigation plus poussée et l’étude des effets d’amorçage perceptif auditif reste à ce jour moins documentée. Nous présenterons dans un second temps les différents travaux de psychologie expérimentale et de neuropsychologie portant sur l’amorçage perceptif auditif de mots, que nous discuterons à la lumière de nos connaissances dans le domaine visuel. Enfin, dans un troisième temps les différentes conclusions seront analysées au regard des données de l’imagerie cérébrale fonctionnelle. Aperçu des critères méthodologiques d’évaluation des effets d’amorçage La méthodologie d’évaluation des effets d’amorçage est relativement standardisée et repose sur deux principaux critères. Premièrement, les épreuves comportent toujours deux phases successives qui, dans les paradigmes couramment employés en neuropsychologie, sont classiquement séparées par un délai de quelques minutes. Lors de la première phase, nommée phase d’étude, le sujet est confronté à différents stimuli qualifiés d’items cibles (mots, objets…) sur lesquels il opère un traitement qui peut être de nature variable (par exemple perceptif/superficiel ou sémantique/ L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 546 Pierre Gagnepain • Karine Lebreton • Francis Eustache profond). Intervient ensuite le délai inter-phase au cours duquel il peut être demandé au sujet d’effectuer une ou plusieurs tâche(s) distractrice(s) afin d’éviter qu’il n’établisse un lien entre les deux phases de l’épreuve (exemple : compter à rebours de 3 en 3). Enfin, lors de la seconde phase nommée phase de test, le sujet réalise une tâche identique ou différente de l’étude et qui porte sur deux types de stimuli : les items cibles préalablement étudiés et des items dits contrôles qui n’ont pas fait l’objet d’un traitement antérieur. L’effet d’amorçage est démontré lorsque la performance pour les items cibles est significativement différente de celle pour les items contrôles dans le sens d’une supériorité en faveur des items cibles, par exemple en terme d’exactitude de la réponse ou de rapidité pour la produire. La seconde caractéristique des paradigmes d’amorçage est que le sujet ne doit pas avoir conscience de se livrer à une activité mnésique. Ce critère primordial n’en est pas moins le plus difficile à contrôler. Il n’est pas garanti en effet que le sujet se conforme exclusivement aux consignes qui lui sont administrées et qu’il ne mette pas en jeu des stratégies de récupération explicite ou qu’il prenne conscience tout simplement d’avoir déjà rencontré les items (pour une revue évoquant les différents facteurs expérimentaux entravant la prise de conscience de l’épisode d’étude, voir Roediger et McDermott, 1993). Plusieurs techniques et procédures ont été développées dans le but, soit d’évaluer a posteriori ce type d’effet potentiel (questionnaire post-expérimental), soit d’en limiter l’impact (présentation rapide des items, nombre important d’items…). Toutefois, cette difficulté semble plus importante lorsque les représentations mises en jeu dans l’épreuve d’amorçage sont de nature sémantique ; les épreuves d’amorçage perceptif restent moins entachées de telles critiques (pour une discussion de ce point voir Butler et Berry, 2001). La nature des représentations sollicitées dans l’épreuve d’amorçage dépend principalement de la nature de l’encodage préalable et du type d’indices proposés lors de la phase de test. Ainsi, l’amorçage perceptif, aussi appelé parfois amorçage par répétition (repetition priming), est classiquement mesuré dans des épreuves qui impliquent un traitement perceptif des items lors de l’étude (par exemple, compter les voyelles d’un mot ou définir le sens de l’orientation de dessins d’objets) et utilisent lors du test des indices qui portent sur leurs caractéristiques perceptives, physiques ou de surface (par exemple des dessins dégradés d’objets ou des mots présentés très rapidement). En revanche, la mesure d’amorçage conceptuel repose sur un traitement préalable des propriétés sémantiques (ou associatives) des stimuli (par exemple faire une phrase) et sur l’emploi d’indices de nature sémantique lors du test (par exemple le nom de la catégorie sémantique de l’item). De nombreux paradigmes d’amorçage L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 Amorçage perceptif et mémoire auditive 547 perceptif ont été élaborés (Roediger et McDermott, 1993) qui ne sont finalement limités que par l’ingéniosité des chercheurs. Dans le domaine visuel, il est évalué par exemple à l’aide de tâches d’identification perceptive ou de complètement d’items (mots, dessins) plus ou moins dégradés ou incomplets. Les épreuves employées pour mesurer l’amorçage perceptif auditif sont moins nombreuses. Il existe notamment les tâches de complètement de trigrammes auditifs (Schacter et Church, 1992), d’identification de mots avec bruit blanc (Jackson et Morton, 1984 ; Schacter et Church, 1992) ou avec un filtre passe-bas (Church et Schacter, 1994). La tâche de complètement de trigrammes auditifs est l’équivalent de la tâche de complètement de trigrammes visuels et consiste à présenter auditivement au sujet la première syllabe d’un mot que le sujet doit compléter par le premier mot qui lui vient à l’esprit. Cette tâche est un exemple parfait de toute l’ambiguïté existant dans la distinction entre l’amorçage perceptif et conceptuel, puisqu’elle est communément utilisée pour mesurer l’un ou l’autre de ces deux types de processus. La tâche d’identification avec bruit blanc consiste à présenter des mots masqués par un bruit blanc (un bruit blanc comprend toutes les fréquences du spectre auditif) et nécessite de la part des sujets qu’ils se focalisent sur les caractéristiques perceptives des stimuli pour les identifier. La tâche d’identification avec filtre passe-bas, quant à elle, consiste à ne laisser passer que les fréquences graves de la voix prononçant les mots, tout en diminuant ou supprimant les fréquences les plus aiguës (revenant un peu comme entendre un discours derrière une porte ou un mur). Conception moderne de l’amorçage perceptif : l’approche structurale À la suite des travaux princeps de Warrington et Weiskrantz (1974) démontrant une préservation des capacités de mémoire implicite chez les patients amnésiques, différentes dissociations neuropsychologiques puis expérimentales ont été mises en évidence entre les mesures implicites et explicites de mémoire (voir Jacoby et Dallas, 1981 ; Tulving, Schacter et Stark, 1982 et pour revue, voir Roediger et McDermott, 1993). L’interprétation de ces dissociations a conduit à divers débats théoriques, particulièrement animés au cours des années 1980, opposant les partisans d’une approche fonctionnelle de la mémoire humaine à ceux privilégiant, comme en neuropsychologie, l’existence de multiples systèmes mnésiques. C’est dans ce contexte que Tulving et Schacter ont postulé, en 1990, l’existence d’un nouveau système de mémoire pour rendre compte du L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 548 Pierre Gagnepain • Karine Lebreton • Francis Eustache phénomène d’amorçage perceptif : le système de représentation perceptive ou PRS (pour Perceptual Representation System en anglais). Ce cadre théorique est sans doute le plus documenté et le plus abouti pour rendre compte des effets d’amorçage perceptif, intégrant des résultats de psychologie cognitive, de neuropsychologie et de neuro-imagerie fonctionnelle. Ce système PRS serait en quelque sorte une mémoire perceptive qui aurait deux fonctions principales. Premièrement, il permettrait de transformer le percept entrant en une représentation compréhensible pour les autres systèmes de mémoire symbolique. En d’autres termes, il aurait une fonction d’interface entre les systèmes perceptifs primaires et les systèmes mnésiques de plus haut niveau tels que la mémoire sémantique et la mémoire épisodique. La mémoire épisodique permet la reviviscence des événements passés de notre vie dont le souvenir est lié au contexte temporo-spatial d’acquisition. La mémoire sémantique est associée à la mémoire des connaissances indépendantes de leur contexte temporospatial d’acquisition, relatives au monde, aux objets et aux diverses régularités, sans que l’objet donnant lieu à la réflexion ne soit physiquement présent (pour revue Eustache, 1996 ; Wheeler, Stuss et Tulving, 1997 ; Tulving, 2002 ; Eustache et Desgranges, 2003). Deuxièmement, le rôle du PRS serait d’améliorer la qualité des traitements perceptifs par l’intermédiaire des représentations perceptives stockées en son sein et ce, particulièrement lorsque les conditions perceptives sont dégradées. Le principal corrélat expérimental de cette fonction serait les effets d’amorçage perceptif. Tulving et Schacter (1990) postulent ainsi qu’il existe un mode perceptif d’opération cognitive, indépendant des processus en mémoire épisodique de remémoration consciente et qui reflète les différents effets d’amorçage perceptif observés. Au contraire, les performances aux tests explicites classiques dépendent des ressources de la mémoire épisodique et de la mémoire sémantique. Selon Tulving et Schacter (1990), les tâches d’amorçage conceptuel reposeraient, quant à elles, principalement sur un ajout ou une modification d’informations en mémoire sémantique. La question qui s’impose alors, étant donné l’essence même du PRS, concerne la nature des différentes informations dont la « pertinence perceptive » nous permet de nous adapter à notre environnement perceptif riche et complexe, nous fournissant ainsi les éléments les plus adéquats au bon fonctionnement de nos aptitudes perceptives et mnésiques. Originellement, Schacter (1990, 1992, 1994) postula l’existence de trois sous-systèmes PRS : 1) le système de la forme visuelle des mots, 2) le système de la description structurale des objets, 3) le système de la forme auditive des mots. Cependant, des données plus récentes, notamment de L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 Amorçage perceptif et mémoire auditive 549 neuro-imagerie, distingueraient également des systèmes corticaux dédiés au traitement et au stockage des représentations implicites de la forme perceptive des visages (e.g. Henson, Shallice, Gorno-Tempini et Dolan, 2002) et des objets sonores (Bergerbest, Ghahremani et Gabrieli, 2004). Ces trois sous-systèmes décrits par Schacter (1990, 1992, 1994) partagent les caractéristiques communes du PRS : ils opèrent à un niveau pré-sémantique, c’est-à-dire à un niveau qui ne demande pas l’accès à la signification ; ils sont mis en œuvre dans des expressions non conscientes de la mémoire des expériences passées ; ils sont vraisemblablement sous la dépendance de systèmes corticaux qui diffèrent selon le type de matériel encodé. Toutefois, contrairement aux travaux conduits dans le domaine visuel (pour revue, voir Schacter, Dobbins et Schnyer, 2004), les arguments en faveur de l’existence d’un PRS de la forme auditive des mots, opérant à un niveau pré-sémantique et possédant des caractéristiques communes au réseau cérébral dédié à la perception auditivo-verbale, restent encore à étayer. En effet, la distinction entre un PRS de la forme visuelle des mots et un PRS de la forme auditive des mots fait l’objet d’un débat important qui concerne différents domaines scientifiques connexes à l’étude de la mémoire humaine, tels que la perception visuo-verbale ou auditivo-verbale et plus généralement le langage (pour revue voir Price, Winterburn, Giraud, Moore et Noppeney, 2003 ; Cohen, Jobert, Le Bihan et Dehaene, 2004). Seule la congruence de ces différentes sources d’inférence apportera des arguments décisifs dans la modélisation des phénomènes d’amorçage perceptif auditif. La recherche d’un réseau cérébral commun à la perception auditive et aux mécanismes d’amorçage perceptif auditif en est le véritable enjeu. Ainsi, nous aborderons les différents travaux portant sur l’amorçage perceptif auditif de mots issus de la psychologie expérimentale et de la neuropsychologie. Nous tenterons d’extraire les différentes similarités existantes entre les données portant sur l’amorçage perceptif visuel et auditif, afin d’interroger l’idée d’un système mnésique perceptif alloué à la forme auditive des mots fonctionnant de manière indépendante mais régi par les mêmes « lois » que le PRS de la forme visuelle des mots. En outre, cette interrogation est indissociable d’une réflexion sur la nature des représentations sous-tendant les effets d’amorçage perceptif auditif et des différents liens unissant ces représentations. Enfin, la confrontation de ces données avec les résultats récents de neuro-imagerie fonctionnelle nous fournira des arguments nouveaux et nous conduira à soulever diverses limites aux recherches actuelles sur l’amorçage perceptif. L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 550 Pierre Gagnepain • Karine Lebreton • Francis Eustache L’AMORÇAGE PERCEPTIF AUDITIF DE MOTS : DONNÉES DE PSYCHOLOGIE EXPÉRIMENTALE ET DE NEUROPSYCHOLOGIE L’amorçage perceptif auditif : un phénomène pré-sémantique ? L’hypothèse concernant la nature perceptive et par conséquent pré-sémantique du système de mémoire sous-tendant les effets d’amorçage perceptif auditif est originellement issue des études portant sur l’impact de la manipulation de la profondeur d’encodage des items. Cette variation expérimentale, introduite lors de la phase d’étude de l’épreuve d’amorçage, consiste à demander au sujet, par exemple, soit de juger la hauteur de la voix prononçant les mots (encodage superficiel ou perceptif), soit de déterminer la catégorie sémantique des items (encodage profond ou sémantique). Lors d’une tâche d’identification de mots avec bruit blanc, ainsi qu’avec une tâche de complètement de trigrammes auditifs, Schacter et Church (1992) ont démontré qu’une telle manipulation de la profondeur d’encodage des items cibles n’affecte pas l’amplitude d’amorçage (figure 1a), alors qu’elle a un effet sur les performances en mémoire explicite : les scores de reconnaissance des mots sont en effet nettement améliorés par un encodage profond des items (figure 1b). Cette dissociation expérimentale entre les performances implicites et explicites a également été rapportée depuis de nombreuses années dans le domaine visuel (Jacoby et Dallas, 1981 ; Kirsner et al., 1983 ; Graf et Mandler, 1984 ; Graf et Schacter, 1985 ; Roediger, Weldon, Stadler et Riegler, 1992 ; pour revue, voir Roediger et McDermott, 1993). L’ensemble de ces résultats étaye le postulat de l’existence de différents systèmes de mémoire perceptive spécifiques au matériel, sous-tendant les effets d’amorçage perceptif auditif et visuel pour les mots, indépendants des représentations sémantiques et des processus de récupération explicite. Toutefois, l’idée que les phénomènes d’amorçage seraient indépendants des mécanismes de récupération explicite est une thématique très vaste, notamment concernant l’état de conscience associé aux effets d’amorçage, et ne pourra être abordée dans cet article. L’idée selon laquelle l’amorçage perceptif auditif représente un phénomène pré-sémantique est confortée également par des études de neuropsychologie et notamment par les données relatives au cas du patient JP (Schacter, McGlynn, Milberg et Church, 1993a). Après un accident vasculaire de l’artère cérébrale moyenne gauche, le patient JP présentait une lésion englobant la majorité du lobe temporal postérieur L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 Amorçage perceptif et mémoire auditive 551 inférieur et moyen gauche. Bien que la compréhension du langage sur entrée auditive du patient JP était sévèrement altérée, celui-ci ne souffrait pas de troubles majeurs de lecture ou de dénomination d’images. Ce patient n’avait pas de difficulté pour reconnaître les lettres et les chiffres sur entrée auditive, ainsi que les sons de l’environnement. Afin de comprendre le sens du mot entendu, il utilisait l’écriture comme stratégie de compensation car il n’était pas atteint de déficit sémantique sur entrée visuelle. Alors que les performances en mémoire explicite et en compréhension pour ces mêmes items étaient très altérées, les effets d’amorçage perceptif auditif étaient totalement préservés (figure 1c). D’après Schacter et al. (1993a), cette préservation reposerait sur l’absence d’atteinte des régions auditives de l’hémisphère droit ainsi que sur la préservation partielle du gyrus supramarginal et/ou angulaire gauche, régions connues pour être impliquées dans le traitement phonologique. Ainsi, par extension des travaux réalisés dans le domaine visuel et en accord avec la théorie du PRS, Verfaellie, Keane et Johnson (2000) ont suggéré que l’amorçage auditif dépendrait des régions du cortex auditif associatif. L’hypothèse relative à l’existence de mémoires perceptives distinctes stockant les représentations implicites de la forme visuelle des mots et de la forme auditive des mots, indépendantes des représentations lexicosémantiques, semble être confortée par la plupart des données. Toutefois, il n’est pas exclu que les effets d’amorçage reposent également sur un système de représentations dites « amodales » ou lexico-sémantiques et indépendantes de la forme perceptive des stimuli (Buckner, Koutstaal, Schacter et Rosen, 2000 ; pour revue, voir Bowers, 2000). En accord avec cette assertion, il a été montré que des changements extrêmes de la forme perceptive des stimuli entre les phases d’étude et de test, comme la modalité sensorielle de présentation des stimuli, bien que réduisant considérablement l’amplitude de l’amorçage, ne l’éliminent pas totalement (pour revue, voir Schacter, Chiu et Ochsner, 1993b ; Roediger et McDermott, 1993). Afin de déterminer si l’amorçage auditif pour les mots dépend effectivement des régions du cortex auditif associatif comme l’affirme la théorie du PRS ou plutôt d’une région « amodale », Swick, Miller et Larsen (2004) ont récemment investi l’amorçage auditif chez des patients présentant une alexie pure. Ces patients ne peuvent plus accéder à la forme visuelle des mots ce qui les contraint à réaliser une lecture du mot qualifiée de lettres par lettres, consécutivement à une atteinte des régions occipito-temporales gauche épargnant le cortex auditif. De plus, compte tenu de leur atteinte en lecture, ces patients ne présentent évidemment pas d’effet d’amorçage pour la forme visuelle des mots. Swick et al. (2004) rapportent également que les patients alexiques montrent L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 552 Pierre Gagnepain • Karine Lebreton • Francis Eustache Figure 1. Les graphes a) et b) représentent les pourcentages moyens d’identification des items cibles (barres noires) et des items contrôles (barres blanches) (a) ainsi que les scores moyens de reconnaissance (b), obtenus lors d’un encodage sémantique et perceptif des items cibles (D’après les données de Schacter et Church, 1992). [Le score de reconnaissance est calculé en soustrayant le nombre de réponses correctes pour les items cibles (Hits) au nombre d’erreurs pour les items contrôles (Fausses alarmes, FA)]. Le graphe c) représente les pourcentages moyens d’amorçage obtenus chez le patient JP et des sujets contrôles (D’après les données de Schacter et al., 1993a). [Le pourcentage d’amorçage est obtenu en soustrayant le pourcentage d’items contrôles identifiés au pourcentage d’items cibles identifiés]. ** : différences significatives à p < 0,001. Figure 1. The a) and b) graphs represent the identification proportions of the target items (black lines) and the control items (white lines) (a) and the recognition scores (b), got after a semantic and perceptual encoding of the target items (by Schacter and Church, 1992). [Recognition score is computed by subtracting the number of mistakes on the control items (False alarms, FA) from the number of correct answers a target items (Hits)]. The c) graph represents the priming score got by patient JP (by Schacter et al., 1993, a). [The priming score is computed by subtracting the percentage of identified control items from the percentage of identified target items]. **: Significant differences at p<0.001. L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 Amorçage perceptif et mémoire auditive 553 significativement moins d’amorçage auditif que les sujets contrôles lors d’une tâche de décision lexicale. En fait, le degré d’implication de ce système « amodal » dans les effets d’amorçage dépendrait de la nature de la tâche employée pour évaluer les effets d’amorçage. Par exemple, si une tâche ne focalise pas suffisamment le sujet sur les aspects perceptifs du stimulus lors de l’étude, il est hautement probable que celui-ci active fortement les représentations sémantiques du stimulus (en plus de ses représentations perceptives). Dans ces conditions, les effets d’amorçage ne reflètent alors plus la participation exclusive d’un éventuel système PRS. De telles remarques peuvent également s’appliquer à la nature des représentations mises en jeu lors du test. En effet, selon la description initiale de Tulving et Schacter (1990), le système qui sous-tend les effets d’amorçage perceptif permet d’améliorer la qualité du traitement perceptif sur des items et ce particulièrement lorsque les conditions perceptives sont dégradées. Seules les tâches répondant à ce dernier critère se soustrairont donc des processus sémantiques, et impliqueront de manière prépondérante les représentations perceptives stockées au sein du PRS. Ainsi, il est aisément concevable que les effets d’amorçage dans la tâche employée par Swick et al. (2004) reposent majoritairement sur les représentations lexico-sémantiques des mots qui sont altérées chez ces patients comme l’attestent leurs performances très dégradées en dénomination d’images (Boston Naming Test). Ces considérations soulignent donc la nécessité de s’interroger sur la mise en œuvre d’une évaluation appropriée pour mettre en exergue cette mémoire perceptive auditive. Représentations sous-tendant l’amorçage perceptif auditif : nature et organisation La manipulation des attributs perceptifs entre la phase d’étude et de test d’une épreuve d’amorçage représente la méthode d’étude privilégiée pour identifier la nature des représentations sous-tendant les effets d’amorçage. Celle-ci consiste à introduire une variation perceptive entre l’information qui est encodée en mémoire lors de l’étude et qui constitue une trace mnésique, et l’information qui est proposée lors du test constituant un indice à la récupération de cette trace mnésique. Ainsi, l’étude de l’influence de ces manipulations perceptives sur l’amplitude des effets d’amorçage fournit des éléments d’informations sur la nature des représentations qui sont encodées au sein du système et sur lesquelles repose la récupération en mémoire. Dans le domaine visuel, les travaux ont montré que la manipulation des caractéristiques graphiques des mots entre la L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 554 Pierre Gagnepain • Karine Lebreton • Francis Eustache phase d’étude et de test diminuait l’amplitude des effets d’amorçage (e.g. Graf et Ryan, 1990). Les études de ce type portant sur l’amorçage auditif de mots sont peu nombreuses et ont principalement manipulé les attributs perceptifs de la voix, tels que le genre de la voix (masculin versus féminin), différents types de voix au sein d’un même genre, la fréquence fondamentale (Fo) ou encore les contours prosodiques. Globalement, les différentes études ont montré que l’amplitude des effets d’amorçage perceptifs auditifs évaluée, soit par une tâche d’identification avec bruit blanc (Schacter et Church, 1992 ; Goldinger, 1996 ; Sheffert, 1998 ; Pilotti, Bergman, Gallo, Sommers et Roediger, 2000a ; Pilotti, Gallo et Roediger, 2000b ; Pilotti, Meade et Gallo, 2003), soit par une tâche d’identification avec filtre passe-bas (Pilotti et al., 2000a ; Pilotti et al., 2000b ; Sommers, 1999 ; Sheffert, 1998 ; Church et Schacter, 1994), ou encore par une tâche de complètement de mots (Pilotti et al., 2000b ; Schacter et Church, 1992 ; mais voir également Pilotti et al., 2000a), est affectée consécutivement à un changement dans la voix prononçant les items entre la phase d’étude et de test (effet du changement de voix, voir figure 2a). Cependant, quelques nuances peuvent être apportées à l’ensemble de ces résultats. En effet, dans certaines études aucun effet du changement de voix n’est observé avec une tâche d’identification avec bruit blanc (Jackson et Morton, 1984 ; Schacter et Church, 1992 ; Sheffert, 1998). D’après Schacter et Church (1992), cette apparente antinomie des résultats s’expliquerait par le fait que l’hémisphère droit (HD) jouerait un rôle spécial dans le traitement et la représentation de l’information de la voix et que les capacités du traitement auditif de cet hémisphère seraient altérées par la présence de bruits. Selon ces auteurs, l’utilisation du bruit blanc dans la tâche d’identification minimiserait la contribution de l’HD dans l’amorçage et par conséquent réduirait la probabilité d’observer un effet du changement de voix. Les résultats de Pilotti et al. (2000a) apportent des arguments en faveur de cette interprétation puisqu’ils ont mis en évidence un effet délétère du changement de voix lors d’une tâche d’identification avec bruit blanc uniquement lorsque le ratio signal/bruit était peu important mais pas lorsqu’il était élevé, notamment au même niveau que celui des expériences de Schacter et Church (voir également Pilotti et al., 2000b). Schacter et Church (1992) ont ainsi suggéré que l’HD jouerait un rôle prépondérant dans les effets d’amorçage perceptif « spécifique » mesurés dans les situations sans changement de voix entre les deux phases de l’épreuve (voir cependant, Sheffert, 1998 et Goldinder, 1996 pour une interprétation dans le cadre d’une approche unitaire de la mémoire). L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 Amorçage perceptif et mémoire auditive 555 En outre, Church et Schacter (1994) ont également exploré l’effet de la manipulation des caractéristiques prosodiques émotionnelles (joie versus colère) et syntagmatiques (question versus affirmation) ainsi que la fréquence fondamentale (Fo) de la voix entre la phase d’étude et de test de l’épreuve d’identification avec filtre passe-bas. Leurs résultats ont révélé un effet délétère du changement de ces différentes variables sur l’amplitude de l’amorçage, alors que les performances explicites au test de reconnaissance n’étaient pas affectées. L’ensemble de ces travaux, et en particulier l’existence d’effet délétère du changement de voix sur l’amorçage, est en accord avec l’hypothèse d’un PRS sous-tendant les effets d’amorçage qui s’appuierait sur des caractéristiques physiques spécifiques du matériel d’étude. De plus, il suggère que la fréquence fondamentale et l’information prosodique seraient des médiateurs importants des représentations acoustiques spécifiques de la voix stockées dans ce système. Schacter et Church (1992 ; Church et Schacter, 1994) ont émis l’hypothèse de l’existence de deux représentations différentes sous-tendant les effets d’amorçage perceptif auditif : des représentations des caractéristiques acoustiques spécifiques de l’information auditivo-verbale et des représentations des caractéristiques phonologiques abstraites de l’information. De plus, les auteurs suggèrent que ces deux types de représentations impliqueraient préférentiellement l’un ou l’autre des hémisphères cérébraux, droit et gauche, respectivement. Cette hypothèse de latéralisation repose sur le fait que l’effet du changement de voix dépend de l’absence ou de la présence du bruit blanc lors de la tâche d’identification qui perturberait le traitement des composantes acoustiques spécifiques de la voix réalisé par l’HD. En accord avec cette assertion, il a été démontré l’existence d’une spécialisation hémisphérique fonctionnelle dans le traitement auditif : l’hémisphère gauche (HG) serait plutôt impliqué dans l’analyse phonétique alors que l’HD serait impliqué dans les traitements perceptifs de la hauteur (Zatorre, 1993). De plus, Belin, Zatorre, Lafaille, Ahad et Pike (2000) observent que le sillon temporal supérieur est une région spécifiquement sensible à la voix pour les deux hémisphères mais de manière plus forte pour l’HD. La présomption de l’existence de ces deux types de représentations s’étaye principalement sur le fait que, lors d’un changement des caractéristiques perceptives de la voix entre l’étude et le test, qu’il soit fin (fréquence fondamentale) ou plus important (genre de la voix), il existe une diminution de l’amorçage mais jamais une disparition. En effet, puisque l’amplitude d’amorçage diminue lorsque la voix change entre l’étude et le test, cela signifie que les sujets ont maintenu en mémoire implicite la voix ou L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 556 Pierre Gagnepain • Karine Lebreton • Francis Eustache d’autres caractéristiques acoustiques entre l’étude et le test. En revanche, la présence d’un effet d’amorçage résiduel, même lorsque la voix change entre l’étude et le test, implique qu’il existe également une forme d’amorçage non-spécifique qui résulte de la répétition du même mot, indépendamment de la voix ou d’autres informations spécifiques à la voix. Les effets d’amorçage ne reposent donc pas totalement sur des attributs perceptifs spécifiques mais également sur des informations phonologiques abstraites (voir Peretz, Lussier et Béland, 1998, pour une démonstration originale de l’importance des représentations phonologiques dans l’émergence des effets d’amorçage perceptif, basée sur le rôle différentiel de la structure syllabique chez les Anglais et les Français). Cette hypothèse de deux types de représentations latéralisées a également rencontré une forte popularité dans les études en modalité visuelle, et notamment à partir des travaux de l’équipe de Marsolek (Marsolek, Kosslyn et Squire, 1992 ; Marsolek, Squire, Kosslyn et Lulenski, 1994 ; Marsolek, 1995 ; Marsolek, Schacter et Nicholas, 1996 ; Marsolek, 1999 ; Lebreton, Desgranges, Landeau, Baron et Eustache, 2001 ; Kroll, Yonelinas, Kishiyama, Baynes, Knight et Gazzaniga, 2003). Par exemple, les études réalisées avec la technique de présentation en champ visuel divisé par Marsolek et al. (1992) ont révélé que les effets du changement des caractéristiques des informations de surface visuelle des mots n’apparaissent que lorsque les stimuli cibles sont présentés à l’hémichamp gauche/ HD, mais pas quand ils sont présentés à l’hémichamp droit/HG. Les études de neuropsychologie sur l’amorçage perceptif visuel chez les patients porteurs de lésions focales sont également une source d’inférences complémentaires qui confortent l’existence de représentations spécifiques et abstraites latéralisées. En effet, Gabrieli, Fleischman, Keane, Reminger et Morrell (1995) ont rapporté le cas du patient MS qui présentait une lésion du cortex occipital droit primaire et secondaire, atteignant également une partie du cortex extrastrié. L’étude de ce patient révéla une amplitude d’amorçage comparable à celle des sujets témoins lorsque la police de caractère changeait entre la phase d’étude et de test, c’est-à-dire lorsque l’amorçage repose sur des représentations perceptives abstraites (voir également Vaidya, Gabrieli, Verfaellie, Fleischman et Askari, 1998). Bien que l’existence de deux types de représentations perceptives distinctes sous-tendant les effets d’amorçage perceptif auditif semble être confortée par de nombreuses données, il paraît plus adéquat de considérer la relation entre ces deux représentations au sein d’une même trace plutôt que de les envisager comme deux représentations indépendantes participant aux effets d’amorçage. L’étude de Schacter, Church et Bolton L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 Amorçage perceptif et mémoire auditive 557 (1995) chez des patients amnésiques apporte des éléments de compréhension sur la nature des relations qu’entretiennent ces représentations perceptives spécifiques et abstraites de la forme auditive des mots. Alors qu’ils observent un effet délétère du changement de voix sur l’amplitude d’amorçage pour le groupe contrôle, aucun effet n’est montré chez les amnésiques (figure 2b). Notons toutefois que, malgré l’absence d’effet de changement de voix chez les patients amnésiques, ceux-ci présentent globalement autant d’amorçage que les sujets normaux (figure 2b, voir également Schacter, Church et treadwell, 1994a). Ce résultat a également été répliqué avec des sujets âgés (Schacter, Church et Osowiecki, 1994b ; voir cependant Pilotti et al., 2003), ainsi que dans le domaine visuel avec des patients amnésiques qui n’étaient pas sensibles au changement de typographie des mots contrairement aux sujets contrôles (Kinoshita et Wayland, 1993, voir cependant Vaiyda et al., 1998). Selon Schacter et collaborateurs, la présence d’un effet du changement de voix chez les sujets normaux repose sur l’existence d’un lien lors de l’encodage entre l’information sur la forme phonologique d’un mot et l’information acoustique spécifique à la voix. Or, d’après les auteurs, il est possible que la création de ce lien ne soit permise qu’avec la participation du système limbiquediencéphalique qui est lésé chez les amnésiques (pour une interprétation similaire voir également Schacter et Church, 1995). Les auteurs argumentent leur propos sur la base de nombreuses investigations qui ont mis en évidence que la fonction principale du système limbique-diencéphalique est de relier ensemble les sorties de différents systèmes et sous-systèmes (Moscovitch, 1994 ; Nadel et Moscovitch, 1997 ; pour revue voir Eichenbaum, 2000). Les auteurs proposent alors de décrire deux formes d’amorçage qu’ils nomment amorçage de Type A et de Type B (pour une revue récente sur cette hypothèse, voir Schacter et al., 2004). L’amorçage de Type A serait sous-tendu par les représentations perceptives phonologiques abstraites de la forme auditive des mots et serait préservé chez les amnésiques. L’amorçage de Type B résulterait quant à lui d’une interaction ou d’un lien lors de l’encodage entre les représentations spécifiques de la voix et les représentations de la forme phonologique abstraite, permis par des structures limbiques-diencéphaliques (notamment la formation hippocampique) habituellement dévolues à la mémorisation explicite. Il serait prévalent chez les sujets sains et rendrait compte des effets de changement de voix. L’hypothèse de deux types d’amorçage a récemment été confortée de manière expérimentale dans notre laboratoire (Gagnepain, Lebreton et Eustache, soumis), puisque nous avons pu démontrer la présence d’un effet de changement de voix sur l’amplitude d’amorçage uniquement lorsque la phase d’étude impliquait une situation L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 558 Pierre Gagnepain • Karine Lebreton • Francis Eustache d’encodage en attention pleine mais pas en attention divisée, simulant ainsi avec cette dernière situation connue pour altérer les processus explicites, les résultats obtenus avec les patients amnésiques par Schacter et al. (1995). De plus, bien que les patients amnésiques ne montrent pas d’effet de changement de voix contrairement aux sujets contrôles, leur score général d’amorçage est comparable aux témoins. Ce résultat, selon les Figure 2. Les graphes représentent les pourcentages moyens d’amorçage obtenus chez des sujets adultes jeunes (a), d’après les données de Church et Schacter (1994) et chez des patients amnésiques (b), d’après les données de Schacter et al. (1995) lorsque la voix est identique et lorsque la voix est différente entre la phase d’étude et de test. a : Effet du changement de voix. * : différences significatives à p < 0,05. ns : différences non significatives. Figure 2. The graphs represent the proportion of priming got by young adult subjects (a), by Church and Schacter (1994) and with amnesic patients (b), by Schacter et al. (1995) when the voice is identical and when the voice is different between study phase and test. a: Voice change effect. * : Significant differences at p<0.05. ns : no significant differences. L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 Amorçage perceptif et mémoire auditive 559 auteurs, est un indice de la relation qu’entretiennent les deux types d’amorçage : les traitements impliqués dans ces deux types d’amorçage ne seraient sûrement pas additifs et pourraient même s’inhiber mutuellement. Ainsi, lorsque le processus d’amorçage de type B est altéré, l’amorçage de type A pourrait être prévalent, ce qui expliquerait que l’amplitude générale d’amorçage ne soit pas dégradée chez les patients, alors que la qualité du pattern d’amorçage est altérée. APPORT DE L’IMAGERIE CÉRÉBRALE FONCTIONNELLE L’imagerie cérébrale fonctionnelle, qu’elle soit réalisée en tomographie par émission de positons (TEP), en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), ou en électrophysiologie (électroencéphalographie, EEG ou magnétoencéphalographie, MEG), permet de mesurer l’activité cérébrale durant la réalisation d’une tâche cognitive. L’ensemble des travaux consacrés aux effets d’amorçage a mis en évidence l’existence d’un corrélat neuro-fonctionnel de l’amorçage se traduisant par une diminution relative d’activité cérébrale pour les items amorcés comparés aux items non amorcés : phénomène connu sous le nom de « repetition suppression ». Celui-ci est observé quelle que soit la nature, perceptive ou conceptuelle, des effets d’amorçage. Il a été interprété comme reflétant un principe d’économie cérébrale qui rend compte d’une belle parenté entre un processus psychologique (l’effet d’amorçage) et sa traduction neurophysiologique. En d’autres mots, la répétition d’un stimulus s’accompagne d’une diminution d’activité cérébrale facilitant le traitement de ce dernier. Par contre, il est classiquement rapporté que la récupération explicite est, quant à elle, plus fréquemment couplée à des augmentations d’activité cérébrale et ce, dans des régions différentes de celles impliquées dans l’amorçage. Cette dichotomie (amorçage/réduction versus explicite/augmentation) n’est probablement pas aussi simpliste et fait actuellement l’objet d’intenses débats sur la signification fonctionnelle de ces changements dans l’activité corticale (e.g., Wiggs et Martins, 1998 ; Schacter et Buckner, 1998 ; Henson et Rugg, 2003 ; Henson, 2003 ; Dobbins, Schnyer, Verfaellie et Schacter, 2004 ; Schacter et al., 2004). Dans le domaine visuel (pour revue voir, Lebreton et Eustache, 2002), de nombreux travaux ont montré que ces diminutions d’activité cérébrale associées aux effets d’amorçage pour des mots étaient localisées majoritairement L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 560 Pierre Gagnepain • Karine Lebreton • Francis Eustache dans les régions du cortex occipital extrastrié (Squire, Ojemann, Miezin, Petersen, Videen et Raichle, 1992 ; Buckner, Petersen, Ojemann, Miezin, Squire et Raichle, 1995 ; Backman, Almkvist, Andersson, Nordberg, Winblad, Reineck et Langström, 1997 ; Schacter, Badgaiyan et Alpert, 1999 ; Yasuno, Nishikawa, Tokunaga, Yoshiyama, Nakagawa, Ikejiri, Oku, Hashikawa, Tanabe, Shinozaki, Sugita, Nishimura et Takeda, 2000 ; Henson, 2001) et préférentiellement dans les régions du gyrus fusiforme pour des objets (Buckner, Goodman, Burock, Rotte, Koutstaal, Schacter, Rosen et Dale, 1998 ; Badgaiyan, 2000 ; Lebreton et al., 2001 ; Vuilleumier, Henson, Driver et Dolan, 2002 ; Simons, Koutstaal, Prince, Wagner et Schacter, 2003 ; Dobbins et al., 2004). Contrairement à ce qu’on pouvait penser, les rares études ayant évalué les substrats cérébraux sous-tendant les effets d’amorçage auditif pour des mots n’ont pas mis en évidence de diminution d’activité cérébrale dans les régions du cortex auditif associatif (Badgaiyan, Schacter et Alpert, 1999 ; Badgaiyan, Schacter et Alpert, 2001 ; Carlesimo, Turriziani, Paulesu, Gorini, Caltagirone, Fazio et Perani, 2003). Bien au contraire, les résultats ont révélé, dans ces trois études, des diminutions d’activité cérébrale dans une région du cortex extrastrié occipital, similaire à la région impliquée dans l’amorçage visuel de mots. Ces résultats semblent donc en désaccord avec l’hypothèse de sous-systèmes et substrats cérébraux distincts traitant les représentations perceptives de la forme visuelle et auditive des mots. Afin de mieux cerner la nature des traitements réalisés par cette région du cortex extrastrié, Badgaiyan et ses collaborateurs ont manipulé la modalité sensorielle de présentation des stimuli (visuelauditif ou auditif-visuel ; Schacter et al., 1999 ; Badgaiyan et al., 1999), ainsi que la voix entre les deux phases de l’épreuve d’amorçage (Badgaiyan et al., 2001). Consécutivement à la manipulation de la modalité sensorielle de présentation, c’est-à-dire lorsque l’amorçage résiduel repose sur des représentations non perceptives, la réduction d’activité cérébrale dans la région du cortex extrastrié n’est plus observée (Badgaiyan et al., 1999 ; Schacter et al., 1999 ; Badgaiyan et al., 2001 ; Carlesimo et al., 2003). De plus, l’absence d’implication du cortex extrastrié dans les effets d’amorçage avec changement de modalité est également confirmée par l’étude du patient MS décrit par Gabrieli et al. (1995). Ce patient, porteur d’une lésion occipitale droite, présentait un déficit dans une tâche d’amorçage sans changement de modalité, alors qu’il montrait des effets d’amorçage normaux dans la condition d’amorçage avec changement de modalité. Ces données signifient donc que les effets d’amorçage auditif et visuel, qui dépendent d’une région du cortex extrastrié, ne relèvent pas de processus lexico-sémantiques ou « amodaux ». En revanche, lorsque la L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 Amorçage perceptif et mémoire auditive 561 voix est manipulée, Badgaiyan et al. (2001) observent une réduction de l’activité cérébrale dans une région du cortex extrastrié gauche similaire dans les deux conditions, avec et sans changement de voix (notons toutefois qu’ils n’observent pas d’effet d’amorçage d’un point de vue comportemental). Ainsi, la participation d’une région du cortex extrastrié aux effets d’amorçage auditif dépendrait du maintien entre la phase d’étude et de test de l’épreuve d’amorçage de la modalité sensorielle de présentation, mais pas des caractéristiques perceptives spécifiques des stimuli. Selon Badgaiyan et al. (1999, 2001), cette région serait dévolue au traitement des caractéristiques phonologiques abstraites des stimuli cibles. Les auteurs argumentent leur propos en distinguant l’aire V3A au sein du cortex extrastrié, qui serait impliquée dans le traitement d’informations non visuelles issues aussi bien de la modalité auditive que visuelle. Cette région procéderait donc à un niveau de traitement suffisamment abstrait lors d’une tâche d’amorçage auditif pour que les effets d’amorçage subsistent à un changement des caractéristiques perceptives de la voix, mais ces traitements ne seraient pas suffisamment abstraits pour être opérationnels lors d’une épreuve d’amorçage avec changement de modalité. Le rôle exact que joue l’aire V3A dans les effets d’amorçage, aussi bien auditif que visuel, reste encore mal défini et nécessite de plus amples investigations. De plus, ces travaux de neuro-imagerie présentent certaines limites méthodologiques qui restreignent l’interprétation des données et interrogent sur la nature des processus qui sont mesurés. En effet, ces études ont toutes utilisé une tâche de complètement de trigrammes auditifs qui est relativement impure d’un point de vue perceptif (Lebreton, 2002) et qui minimise l’information véhiculée par la voix. Si l’on désire étudier le fonctionnement d’une mémoire perceptive stockant les formes auditives des mots, il paraît plus adéquat de proposer une tâche maintenant l’information auditivo-verbale dans son intégralité et dégradant la qualité du percept entrant, ce qui n’est pas le cas de la tâche de complètement de trigrammes auditifs. Récemment, Bergerbest et al. (2004) ont utilisé une tâche de décision animal/non animal pour des sons de l’environnement, consistant à décider le plus rapidement possible si le son entendu correspond à un cri d’animal ou pas. Cette tâche implique un traitement plus important des représentations acoustiques que lors de la tâche de complètement de trigrammes auditifs. Les auteurs ont ainsi montré la présence de diminutions d’activité cérébrale localisées dans les régions auditives du gyrus temporal supérieur droit et du sillon temporal supérieur bilatéral associées aux sons de l’environnement préalablement amorcés. Ces résultats supportent l’idée que l’amorçage par répétition est en partie sous- L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 562 Pierre Gagnepain • Karine Lebreton • Francis Eustache tendu par des régions du néocortex spécifiques à la modalité de présentation. En accord avec cette interprétation, Marinkovic, Dhond, Dale, Glessner, Carr et Halgren (2003) ont montré, lors d’une étude MEG, que des différences précoces d’activité neuronale (225-250 ms) sont associées à l’amorçage par répétition pour des mots entendus dans des régions du cortex auditif associatif. Ce résultat suggère, selon les auteurs, que la réponse neuronale liée à la répétition d’un stimulus est initiée par des systèmes de mémoire perceptifs spécifiques à une modalité, contrastant ainsi avec les résultats de neuro-imagerie fonctionnelle précédemment présentés. De façon similaire, Schweinberger (2001) a montré, lors d’une tâche de décision de familiarité sur des voix (dire si une voix est familière ou non le plus rapidement possible), que la répétition d’une même voix (amorçage de voix) affectait son traitement au sein des aires corticales auditives dans les 200 ms après le début de la voix. CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES En guise de conclusion, il paraît intéressant d’établir un lien entre ces études d’imagerie et certains travaux prometteurs dans le domaine de la perception auditivo-verbale qui ont également révélé des diminutions d’activité cérébrale dans les régions néocorticales auditives. Par exemple, lorsqu’un mot est présenté auditivement puis répété trois secondes plus tard, Cohen et al. (2004) observent des diminutions d’activité cérébrale dans une région antérieure gauche du sillon temporal supérieur qu’ils qualifient de « auditory word form area ». De plus, Belin et Zatorre (2003) ont établi un parallèle intéressant en observant des diminutions d’activité cérébrale dans une région antérieure du sillon temporal supérieur droit, symétrique à la « auditory word form area » décrite par Cohen et al. (2004), lorsque des syllabes sont répétées avec la même voix mais pas avec des voix différentes, suggérant un rôle important de cette région dans la représentation de la voix. Bien que n’ayant pas la mémoire implicite à long terme comme objet d’étude, ces données permettent néanmoins d’envisager l’existence d’une mémoire perceptive implicite localisée dans les régions auditives associatives, sous-tendant les effets d’amorçage auditif pour les mots et modulant notre activité perceptive. L’évaluation de cette mémoire perceptive en tant que module cortical dédié au stockage à long terme des représentations auditives de la forme abstraite et spécifique des mots requiert cependant la mise en place de paradigmes L’année psychologique, 2006, 106, 543-567 Amorçage perceptif et mémoire auditive 563 particuliers, se soustrayant des mécanismes de « contamination » explicite et de traitements conceptuels trop prégnants. Seuls les protocoles exempts de ces biais potentiels, ou tout du moins les prenant en compte, permettront de démontrer l’existence de cet hypothétique système de mémoire et par conséquent d’interroger en profondeur les différentes représentations perceptives sous-tendant l’amorçage auditif et leurs substrats neuronaux. Bien que, de prime abord, les travaux sur la perception et la mémoire à long terme semblent distants, ces différentes études sur l’amorçage perceptif auditif permettent de toucher du doigt la relation complexe unissant les mécanismes perceptifs et les phénomènes de mémoire implicite à long terme. La fonction d’une mémoire perceptive serait de reconstruire en un percept cohérent les informations sensorielles entrantes par l’intermédiaire des représentations stockées en son sein, qui seraient en retour modulées par les variations perceptives de notre environnement. Les différents résultats rapportés dans le domaine auditif sont le reflet de cette interaction perpétuelle et placent définitivement les effets d’amorçage perceptif comme un champ de la cognition humaine à part entière, à mi-chemin entre la perception et la mémoire. BIBLIOGRAPHIE Bäckman, L., Almkvist, O., Andersson, J.L., Nordberg, A., Winblad, B., Reineck, R., & Langström, B. (1997). 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