REGARDS CROISES SUR LA DOULEUR : Impact d’une intervention de médiation interculturelle dans une consultation spécialisé dans le traitement de la douleur chronique Anne MARGOT-DUCLOT Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur, Fondation A. de ROTHSCHILD, Paris Serge BOUZNAH Centre Clinique de Médiation Interculturelle, Fondation A. de ROTHSCHILD, Paris La douleur a un sens pas uniquement pour la compréhension propre du sujet mais pour la compréhension du sens de son être, de son futur et de sa destinée. MERLEAU PONTY La douleur occupe une place primordiale dans la condition humaine. Son vécu et son expression (par les mots, les gestes..) ainsi que les réponses apportées pour la soulager relèvent de facteurs culturels, sociaux et personnels. La personnalité du sujet, ses expériences antérieures, l'humeur en cours, ses attentes, le sens donné à la situation et à l'évènement déclenchant (l'interprétation faite par le souffrant mais aussi les interprétations données par le milieu), et les réponses de l'environnement sont autant de facteurs modulant l'expérience douloureuse. Le vécu de la douleur diffère fondamentalement quand la douleur s’inscrit dans un événement traumatique délibérément provoqué par un groupe, comme c'est le cas dans les rites d'initiation où toutes les conditions de douleur physique sont réunies mais où la personne n'exprime ni ne semble ressentir aucune douleur (par exemple lors des incisions, des tatouages..), et lorsque la douleur est infligée, subie survenant dans un contexte pouvant avoir des conséquences néfastes pour l'individu (blessure provoquée par un tiers, maladie...). La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle et décrite en fonction de cette lésion (IASP 1975). Ainsi la sensation est indissociable de l’émotion douloureuse, et les liens entre lésion et douleur ne sont ni directs ni proportionnels : il est de graves lésions non douloureuses, des lésions bénignes très douloureuses, et des douleurs sans lésions retrouvées. En pratique clinique, nous constatons la grande variabilité de la douleur pour une même situation lésionnelle. Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.1 Effets des normes, représentations et valeurs culturelles sur le vécu et l'expression de la douleur Expérience intime et solitaire, la douleur met celui qui souffre face à sa vie et à son propre destin. La douleur revêt un sens ontologique qui la rapproche de la maladie et de la mort. La douleur se pose en tant qu'angoisse existentielle. Ainsi, la question du sens "pourquoi j'ai mal ?" s’impose dès l'irruption de la douleur à la conscience. Cette interrogation est encore plus angoissante quand la douleur persiste des mois et que les réponses médicales ne sont pas satisfaisantes : quel est le sens d’une douleur qui dure ? Exemples d’interrogations de la personne souffrante : - sur l'origine de la douleur : "pourquoi j'ai mal ?", "pourquoi moi?" "pourquoi la douleur continue ?", "pourquoi rien ne me soulage?"," c'est certainement très grave"… expérience métaphysique, existentielle ; - sur les liens qui l'unit à son environnement : "je souffre et personne ne me croit", "pourquoi ne me soulage-t-on pas ? "," je suis seul là à souffrir et personne ne me comprend"… expérience de solitude ; - sur le contrôle de son état de santé : "je ne peux rien faire pour me soulager», "personne ne peut rien pour moi"… expérience d'impuissance. L’absence de sens avec des explications médicales confuses voire contradictoires, corrélée à l’absence de soulagement par les traitements habituels, renvoie le sujet souffrant à lui même et l’ouvre à de nouveaux champs d’interprétation. Le questionnement de la douleur persistante affecte aussi le médecin qui a souvent du mal à trouver une explication cohérente à une réalité douloureuse complexe. La relation thérapeutique s'en trouve perturbée et les doutes, les suspicions et les échecs médicaux sont les fardeaux portés par les protagonistes. Chaque culture en proposant une compréhension de l'origine du mal, de la souffrance, de la maladie et de la mort ainsi que des réponses spécifiques, apporte un sens à la douleur, une finalité philosophique Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.2 et religieuse. Ainsi, la culture façonne l'expérience solitaire en une expérience culturelle dans laquelle l'individu trouve des valeurs structurantes. Elle propose une manière de vivre la douleur et d'y faire face à travers un langage et des comportements qui seront difficilement accessibles à un sujet non averti. Les influences culturelles s'expriment chez tous les individus à des degrés divers. Les modes d'interventions au sein du CETD Le Centre d’Etude et de Traitement de la Douleur de la Fondation ROTHSCHILD (CETD) prend en charge des patients présentant des douleurs chroniques rebelles et invalidantes. Ces patients souffrent de pathologies complexes où coexistent à des degrés divers des facteurs lésionnels et des facteurs psychosociaux. Les pathologies les plus fréquemment rencontrées sont les lombosciatiques séquellaires, les douleurs neuropathiques (SEP, blessés médullaires, lésions nerveuses périphériques…), les douleurs cancéreuses rebelles, les céphalées chroniques. La mission de cette consultation de la douleur est de résoudre les problèmes spécifiques posés par ces patients. Les modes d’intervention s'inspirent de l'approche biopsychosociale tentant d'appréhender l'individu dans sa réalité physique, psychologique et sociale. La prise en charge est effectuée par une équipe pluridisciplinaire, formée à aborder de façon globale la douleur. Ils sont basés sur : - L'établissement d'une relation thérapeutique singulière au sens de particulière et spécifique de la personne, duelle au sens "deux", utilisée comme lieu et outil pivot du changement désiré et attendu par le patient et le thérapeute. - Des techniques médicamenteuses et non médicamenteuses ciblant les différentes problématiques : organiques (lésion et dysfonctionnement physiologiques), psychologiques (réactivation d’évènements traumatiques, troubles de l'humeur, troubles de l'adaptation…) et sociales (isolement social, inadaptation professionnelle, litiges avec les assurances ou le tiers responsable...). Cette approche repose sur quelques principes, en particulier le fait que les interventions sont centrées sur le sujet souffrant, sur ses aptitudes aux changements au sein d'un environnement social sur lequel on pourra interférer tout au moins en partie. D’un être subissant et passif, il devient un être actif, un « acteur » de son état de santé. Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.3 Une expérience de médiation transculturelle dans un centre de la douleur Les hypothèses de départ Il existe plusieurs manières de décrire la genèse de notre projet de recherche. La première emprunte la voie anecdotique, mais néanmoins décisive, de la rencontre fortuite entre un chef de service d’un Centre d’évaluation et de traitement de la douleur, préoccupé par les difficultés rencontrés dans la prise en charge de certains patients migrants douloureux chroniques, et une équipe de médecins et de médiateurs formés à l’approche ethnopsychiatrique soucieux quant à eux d’investiguer le champ médical de la pathologie chronique. Une seconde façon de raconter l’histoire est celle de la rencontre logique entre deux types d’approche, l’ethnopsychiatrie et la prise en charge spécialisée de la douleur chronique, qui partagent la nécessité de mettre le patient au centre du dispositif technique. Cette rencontre nous a permis durant près de 3 ans d’expérimenter un dispositif original de médiation interculturelle au sein du service spécialisé de lutte contre la douleur de la fondation Rothschild. Ce dispositif a été proposé à des patients migrants de 1 ère ou de 2ème génération présentant des problématiques médicales complexes, installés dans la chronicité depuis plusieurs années et pour lesquels le médecin référent se trouvait dans une difficulté sérieuse dans la mise en œuvre du projet thérapeutique. Notre hypothèse de départ a été que les difficultés rencontrées, et les échecs thérapeutiques qui en découlent parfois, sont liés à une prise en compte insuffisante de l’univers culturel du patient dans l'acte médical. En effet, pour des patients qui souffrent depuis des années, l’adhésion aux traitements proposés dépend étroitement de l’inscription du projet thérapeutique dans leur univers de vie. La culture joue là, naturellement, un rôle fondamental. Elle est susceptible de fournir au sujet une interprétation de sa douleur et de sa maladie à partir de laquelle il construit son expérience et organise ses réseaux thérapeutiques, y compris en faisant appel aux thérapies dites « parallèles ». Dès 1996, lors d’une précédente recherche à l’hôpital Necker, nous avions montré la fréquence de ce recours pour des familles migrantes dont un ou plusieurs enfants étaient touchés par le V.I.H. Juste une précision à apporter sur le terme thérapies « parallèles » : celui-ci fait ici référence à l’ensemble des réseaux thérapeutiques ne s’inscrivant pas dans le système médical occidental. Les recours aux Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.4 thérapies parallèles restent le plus souvent méconnus des soignants. Les patients en effet ne parlent quasiment jamais spontanément de ces réseaux de soins de crainte que leurs démarches ne soient ni prises au sérieux, ni comprises par leur médecin traitant ou pire qu’elles soient considérées par celui-ci comme une trahison. Le patient peut alors se retrouver en porte à faux entre deux systèmes thérapeutiques qui s’ignorent. A l’inverse dans d’autres situations, le recours exclusif et surtout parfois abusif au système médical est susceptible de couper le patient de toute une série de réseaux locaux de solidarité. Alors, comment aider les équipes médicales à mieux comprendre les problématiques des patients et éviter les malentendus qui nuisent à la prise en charge ? Comment agir lorsque ces patients refusent leur traitement ou à l’inverse semblent dépendre du système médical de manière excessive? Pour répondre à ces questions, nous avons imaginé, dans le service hospitalier, un dispositif de médiation interculturelle animé par un médecin formé à cette approche. Qui sont les protagonistes de ce dispositif : - Le patient, accompagné lorsqu’il le souhaitait, par ses proches ; - Le médecin référent, médecin algologue prenant en charge le patient à son admission au C.E.T.D. ; - Le médiateur culturel. Qui est t’il ? C’est un professionnel, appartenant au même groupe culturel que le patient. En utilisant la langue maternelle du patient, le médiateur fait resurgir pour lui son univers culturel et le rend accessible aux médecins. La langue maternelle est utilisée comme une clé. C’est cette clé qui nous permettra d’accéder au monde de significations et au sens que le sujet attribue aux événements comme la maladie, la souffrance ou la mort. Ce médiateur va nous aider à faire émerger les interprétations qui circulent sur la maladie, interprétations s’appuyant très fréquemment sur les théories locales spécifiques au groupe d’appartenance du patient. En médecine, une difficulté majeure relative au rôle même du médiateur est apparue. Car, si ce dernier possède la compétence pour restituer les manières de penser et de faire de son groupe d’appartenance, il lui est plus ardu, voire impossible en tant que non spécialiste, de transmettre aux familles les logiques des médecins. D’autant que nous, médecins, nous sommes en général très réservés sur le fait de communiquer des éléments sur la santé de nos patients à des tiers non Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.5 médecins. Le patient se trouve de fait contraint d’adhérer à un système médical qui lui reste étranger sans disposer des moyens nécessaires pour en comprendre le fonctionnement et la logique. Pour surmonter cette difficulté, le dispositif de médiation interculturelle que nous proposions devait non seulement faire émerger le point de vue du patient et de ses proches mais également, et c’est cela qui fonde son originalité, questionner les interventions médicales et les théories qui les sous tendent. C’est ce qui fonde la présence du médecin formé à l’approche clinique ethnopsychiatrique dans ce dispositif. Ousmane (personnage présenté dans un film projeté au cours du colloque) est un des 17 patients qui sont entrés dans le dispositif qui a compté 12 femmes et 5 hommes. Qui sont ces patients ? - 15 patients ont eux mêmes migré, venant du Maghreb pour 6 d’entre eux, d’Afrique de l’Ouest dans le cas de 3 des patients, et 2 en ce qui concerne les antilles. Dans la plupart des cas leur immigration est ancienne, supérieure à 10 ans. - 2 patients sont nés en France de parents originaires d’Algérie et sont donc des migrants de seconde génération. Ils ont tous un âge compatible avec une activité professionnelle et ont tous construit une famille. Dans plusieurs situations, comme celle d’Ousmane, la maladie a fait exploser ou tout du moins a fortement déséquilibré la cellule familiale. Ce sont majoritairement des ouvriers ou des employés. A noter au sein l’effectif qu’une patiente est originaire de Madagascar et titulaire d’un diplôme de médecin dans son pays. Seuls 2 patients ont une compréhension et une expression limitées dans la langue française. Ce qui vient conforter l’hypothèse que la problématique des migrants dans le système de soin occidental ne peut être réduite exclusivement à des difficultés liées à la barrière linguistique. Les problématiques médicales de ces patients sont très diverses et pour la plupart, complexes. Notons que dans 8 situations, soit près de la moitié de l’effectif, ces douleurs ont été provoquées ou aggravées par un acte chirurgical ou médical : ces patients non seulement s’inscrivent dans une chaîne d’échecs successifs qui ont abouti à l’orientation vers le CETD, mais de plus pour certains d’entre eux, Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.6 cet échec à les soulager s’associe à une responsabilité du corps médical dans la genèse même de leur pathologie douloureuse. Si on observe une grande diversité dans les motifs qui ont présidé à leur orientation par le médecin référent vers le dispositif de médiation, il faut noter que toutes les difficultés repérées ont ceci en commun qu’elles sont de nature à contrarier une prise en charge thérapeutique adaptée. Projection d’un film illustrant le fonctionnement du CETD Le film, d’une durée de 10 minutes, présente des extraits d’une consultation de médiation avec un patient malien, que nous appellerons Ousmane. En résumé, Ousmane a été adressé au centre pour des douleurs des membres inférieurs chroniques rebelles invalidantes d’allure neuropathiques. Il ne suit pas d’autre part ses traitements destinés à régulariser ses troubles sphinctériens. Les relations avec son équipe médicale sont difficiles. Ousmane a présenté une paraplégie séquellaire d’une méningite (1978). L’apparition d’une tétraplégie en relation avec une fente syringomyélique a nécessité une dérivation médullo-péritonéale (1996) avec récupération partielle de la paralysie des mains. Les douleurs ont débuté en 1998, touchant les jambes paralysées et insensibles, au décours d’une chirurgie urologique (pose d’un sphincter artificiel). Son épouse est partie dans les mois qui ont suivi. Ousmane vit seul avec ses enfants. Les motifs de la demande d’une consultation ethnopsychiatrique ont reposé sur les interrogations suivantes : - Comment Ousmane appréhende-t-il ses douleurs survenant dans un territoire insensible et paralysé ? - Quels sont les liens existants entre la survenue de la douleur (tardive par rapport à la lésion médullaire existante), la pose de prothèse et la séparation conjugale ? - Quel est le sens de l’hostilité marquée vis-à-vis des médecins et de la non observance thérapeutique ? - Comment expliquer à Ousmane les mécanismes de ces douleurs et les traitements au long cours que nous pouvons lui proposer ? Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.7 Analyse de la situation de médiation : Nous avons tenté dans ce montage vidéo d'une consultation qui a duré plus de deux heures, de rendre compte d’un mouvement complexe. Ce mouvement débute par la présentation par le médecin référent, Anne en l’occurrence, de la maladie qui a frappé le patient, la méningite tuberculeuse et sur ses conséquences. Cette présentation est suivie, comme nous l‘avons vu, par une discussion avec le médecin référent sur cette pathologie, puis par une tentative de restitution au patient. Dans un deuxième temps, ce mouvement nous amène à l’exposé du point de vue Kasonké (groupe d’appartenance du patient), sur le même épisode morbide. Soulignons d’abord que ces points de vue ne s’expriment généralement pas dans le cadre habituel d’une consultation médicale. C’est le dispositif technique qui permet au travers des énoncés sur la nature de la maladie, cette confrontation entre deux mondes. La place du médecin référent du patient, Anne dans cette situation, est tout à fait décisive. Comme nous l’avons constaté, elle est très active dans cet échange non seulement dans l’énoncé médical mais également en questionnant l’énoncé du patient et en s’y intéressant. Elle occupe dans ce dispositif une position naturellement très différente de celle occupée dans la relation duelle médicale classique, situation dans laquelle elle doit assumer seule une position d’expert dans sa discipline face à un patient qui est là pour recevoir et suivre les conseils qui lui sont dispensés. En acceptant dans notre dispositif une position de co-partage d’un savoir, elle se situe alors dans une dynamique d’échanges et d’interrogations réciproques. Le médecin référent peut accepter alors d’être questionné par un autre médecin sur les interprétations médicales ainsi que sur la logique des interventions qui ont été proposées à ce patient. Cela contraint le médecin référent à regrouper les différents éléments d’une histoire médicale souvent segmentée entre différents spécialistes pour restituer au patient une histoire globale et cohérente. C’est ici qu’intervient le médecin formé à l’approche ethnopsychiatrique. En tant que médecin, il est à même techniquement de questionner les théories ayant cours dans sa discipline. De plus son identité professionnelle légitime ses interventions auprès de son collègue médecin. Nous mettons ainsi en scène une sorte de staff médical qui aurait pour particularité de se dérouler devant le patient. Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.8 Dans ce staff d’un nouveau type, nous rediscutons des interventions médicales et des théories qui les sous-tendent. Parallèlement sont discutées avec le médiateur les traductions possibles dans la langue maternelle du patient ainsi que des impasses conceptuelles entre les différents discours. Ce dernier point est particulièrement illustré dans le film par les propos tenus autour du concept de guérison et de la difficulté pour le médiateur de rendre compte du fait que la médecine bien qu’éradiquant le bacille tuberculeux est incapable d’enrayer les conséquences de l’infection en particulier la constitution d’un fente syringomyélique et l’installation d’une paraplégie chez le patient. Ceci est en contradiction avec la manière dont les Kasonkés conçoivent la guérison en tant que fait total. Soit on est guéri et alors on l’est totalement, soit on ne l’est pas. Cette phase nous paraît particulièrement importante pour deux raisons principales : - Elle ouvre la possibilité au patient de s’emparer du discours médical, de le questionner, d’en devenir ainsi un protagoniste actif. - Nous pensons que le discours médical, par sa force narrative, a lui même un impact thérapeutique. L’efficacité du médecin ne réside pas seulement dans sa technicité mais également dans sa capacité à redonner du sens au désordre provoqué par la maladie. Le médiateur culturel joue lui un rôle essentiel non seulement dans la traduction des énoncés médicaux mais aussi dans sa capacité à faire exister le monde kasonké à l’intérieur même du dispositif. Lorsqu’il nous parle de la façon dont les Kasonkés font face aux épidémies de méningite, il rend non seulement accessible les logiques thérapeutiques qui prévalent dans ce monde mais surtout il nous aide à construire le cadre qui permettra au patient de déposer son histoire singulière. Discutons maintenant de ce qu'implique le fait d'aborder la maladie à partir du point de vue du patient. Une première remarque : Devant une pathologie somatique, la médecine occidentale désigne le corps du patient comme lieu du désordre. Elle va également en rechercher l'origine à l’intérieur de celui-ci. Dès que le diagnostic est posé, elle interviendra sur la cause du dysfonctionnement ou du moins sur les symptômes les plus gênants. Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.9 Pour les Kasonkés (comme pour beaucoup d'autres) la maladie est considérée avant tout comme une rupture de l'ordre social au même titre qu'un accident de la circulation, la perte de travail ou la mort prématurée d'un membre du groupe. Les catégorisations des processus morbides sont très différentes de celles que la médecine occidentale propose. Dans le monde kasonké il faudra également identifier où se trouve l'origine du désordre et ensuite proposer une réparation. Des spécialistes reconnus par le groupe seront consultés. Ces spécialistes questionneront l'équilibre subtil des rapports unissant les familles entre elles, mais également le lien qui unit morts et vivants ou bien encore celui qui relie les vivants aux représentants des mondes invisibles, djinas ou fétiches. La maladie d'un membre du groupe est alors susceptible d'être interprétée comme un message adressé à l'ensemble du groupe. La réparation du désordre mobilisera l'ensemble des protagonistes impliqués, naturellement le patient mais largement au-delà, sa famille, ses proches et éventuellement d'autres membres de sa communauté. Les Kasonkés différencient donc le lieu où s'exprime le processus morbide, le corps du patient, et le lieu où s'origine le désordre, qui lui se situe dans le corps social. Ainsi, dans la recherche à l'hôpital Necker que j'évoquais au début de mon intervention, l'origine virale de la maladie SIDA n'était pas réfutée par les familles, cependant le SIDA n'était jamais considéré comme le maillon terminal mais toujours comme un maillon intermédiaire de la chaîne de causalité de la maladie. Dans la plupart des situations, le SIDA n'était qu'un outil au service d'une intention malveillante. Il est alors tout à fait concevable pour ces patients de suivre les thérapeutiques préconisées par la médecine occidentale pour soigner la maladie SIDA tout en mettant en œuvre parallèlement les protections nécessaires prescrites par le thérapeute traditionnel contre l'attaque sorcière. Si nous revenons à notre patient, plusieurs interprétations ont été posées : La première interprétation, qui ne figure pas dans le film pour éviter des longueurs, fait remonter l'origine de la maladie à l'attaque d'un prétendant éconduit de la première femme de monsieur. Dès que l'alliance a été contractée, les marabouts consultés avaient pourtant prévenu de la nécessité de se protéger. L'origine du désordre se situait là dans le processus de l'alliance qui a été contractée entre deux familles. La maladie d'Ousmane incite alors l'ensemble du clan familial à questionner cette alliance. Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.10 La deuxième interprétation qui a été posée dans cette consultation et qui apparaît dans le film, est celle de la transgression d'une alliance qui aurait été contractée par la famille d’Ousmane avec les djinas, ces êtres mythiques vivants dans un monde parallèle à celui des humains. Cette même transgression a été incriminée dans la mort brutale du père d’Ousmane il y a très longtemps ainsi que dans l’accident qui a failli emporter le premier petit fils d’Ousmane à sa naissance. Dans cette deuxième alternative, il faut envisager la réparation d'une transgression qui remonte à plusieurs générations. Dans ce cas c'est également l'ensemble du groupe familial qui va se mobiliser autour du patient. Mais à un degré de plus, Ousmane lui-même porte alors la responsabilité de protéger sa descendance directe. Il passe alors d'un statut d'adulte handicapé au rôle actif de protecteur de sa lignée. Cette charge implique pour lui de se rapprocher de sa famille au pays et de mettre en place toutes les protections nécessaires pour ses enfants et petits-enfants. Une fois que les deux points de vue se seront exprimés, celui du médecin et celui du patient, il nous appartient en tant qu’animateur du dispositif de construire une interprétation les articulant et permettant alors que l'intervention médicale fasse sens et s'inscrive dans le monde du patient. Dans cette situation, cela nous amènera à rencontrer l’urologue qui a posé l’indication chirurgicale de l’endoprothèse. Ceci nous permettra de mieux comprendre l’intention de ce spécialiste et de la confronter à ce que le patient attendait, quant à lui, de l’intervention. Nous nous apercevrons du fossé existant entre l’intention médicale, qui en posant l’endoprothèse vésicale prévenait le risque vital de septicémie, et la position du patient qui confronté aux fuites urinaires quotidiennes, à l’impuissance sexuel désormais totale, voyait définitivement disparaître sa qualité d’homme kasonké. Parallèlement une médiation sera réalisée auprès d’un imam malien afin de répondre à la question lancinante de notre patient sur la manière de concilier sa foi musulmane avec ses souillures d’urines quotidiennes. En effet pour la première fois, dans un cadre médical, Ousmane a pu évoquer dans une très grande tristesse la honte qu’il subissait en tant que musulman depuis tant d’années de ne plus pouvoir prier. L’imam a confirmé qu’il n’y avait pas de contre-indication à la reprise des activités religieuses. Ousmane a alors réuni ses enfants pour reprendre les prières qu’il avait interrompu depuis plus de vingt ans. Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.11 Le point de vue du médecin de la douleur : Il s’agit de saisir la construction sociale et culturelle de la douleur, c’est à dire de plonger au plus intime de l’homme souffrant pour essayer de comprendre comment celui-ci s’impose avec une donnée biologique pour se l’approprier dans ses conduites et quelle est la signification qu’il lui donne A. LE BRETON Rappelons que dans notre approche de la personne souffrante, qui tente d’être globale, l'homme est pris comme un être singulier c'est à dire unique ayant des capacités personnelles qui lui permettent de changer des états qui lui sont pénibles et désagréables, pouvant s’aider de l'équipe médicale et de techniques physiques, médicamenteuses qu'il s'appropriera… Cette approche centrée sur l’individu et son environnement immédiat n’est pas sans avoir des limites en particulier dans le cas de Ousmane. Comme nous l'avons vu, la problématique douloureuse complexe de Ousmane ne pouvait être abordée de cette manière. Plus les médecins demandaient à Ousmane de prendre en charge sa paraplégie par des médicaments et une éducation sanitaire, plus celui-ci souffrait et se coupait du monde médical. Cette attitude n'était pas en rapport avec une structure défensive, un défaut d'adaptation à son handicap ni avec une réaction dépressive, mais il s'agissait d'une réelle incapacité de réagir d'ordre culturelle. Si, à l'issu de cette consultation, le monde kasonké et son système de représentation me restait étranger, Ousmane m'était devenu plus familier, je comprenais mieux semble-t-il ses difficultés et la relation thérapeutique s'en est trouvé transformée. Les résultats de l’intervention de médiation sur les symptômes présentés par Ousmane : Ousmane n’a plus décrit de douleurs des membres inférieurs (recul de un an). Les relations avec les médecins se sont améliorées. Il existe une meilleure observance thérapeutique, même si Ousmane garde des comportements mal adaptés à sa paraplégie qui le mettent en danger. Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.12 En conclusion La réponse pratique n’est pas de connaître en détail l’infinie variété des cultures mais d’être au courant de ces variétés et de la manière dont elles peuvent affecter les pratiques de santé … de rendre les praticiens sensibles à l’héritage culturel du patient, à leur propre héritage, et ce qu’il devient lorsque ces différents héritages se rencontrent. I. K ZOLA Bien que la dimension culturelle de la douleur soit reconnue par la plupart des auteurs comme déterminante dans l’expérience douloureuse, sa prise en compte par les équipes spécialisées reste le plus souvent inexistante. Cette lacune importante peut être expliquée par l'absence de formation des médecins en charge de ces patients et le clivage encore important existant entre les disciplines comme l'anthropologie médicale, l'ethnopsychiatrie et la médecine cantonnant chacun des acteurs dans leur secteur d'activité. Il nous semble important que, pour pallier cette carence, l'anthropologie médicale soit enseignée dans les facultés de médecine et que des équipes de médiation culturelle sous la responsabilité de médecins formés à cette approche, se mettent au service des centres de la douleur. Les méthodes habituelles d'évaluation et de prise en charge utilisées dans les consultations de la douleur centré sur le patient et ses capacités à changer relevant des techniques psychologiques occidentales (cognitivo-comportemental, psychanalytique), s'avèrent insuffisantes voire inadaptées pour un certain nombre de patients migrants douloureux pour qui l'état de santé ne relève pas ou peu de la responsabilité individuelle mais s'inscrit dans une problématique collective. Une des critiques adressée aux techniques cognitivo-comportementales c’est qu’elle implique une vision réductrice de la problématique douloureuse. En postulant que le douloureux a des pensées et croyances « erronées » inadaptées qui contribuent à l’enkystement du symptôme, elle risque en effet d’aliéner toute possibilité de questionnement autour du sens de la souffrance endurée par le patient. Notre approche se démarque de la précédente puisqu’elle vise, en construisant un sens à l’événement morbide, à réinscrire le patient dans une série de liens. Mais surtout notre démarche part d’un préalable qui est que chacune des parties en présence reconnaît que l’autre sait quelque chose dont il a besoin. On contraint donc les deux protagonistes à une interaction dans leur intérêt particulier. Il s’établit ainsi une symétrie entre la position du médecin expert et celle du patient (a priori) profane. Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.13 Ce dernier se trouve ainsi dans la position de contribuer à la production des informations, des savoirs et des interprétations concernant sa propre maladie. Depuis de nombreuses années, notre travail clinique auprès de patients migrants a démontré tout l’intérêt de l’utilisation des dispositifs de médiation interculturelle en particulier dans les pathologies chroniques. Ce travail nous a également permis de nous questionner sur sa pertinence pour les patients appartenant au monde occidental. En effet, si nous acceptons l’idée que ce sont les pratiques thérapeutiques qui construisent la nature ou plus précisément la réalité de la maladie, il faut alors abandonner la prétention d’une médecine occidentale seule autorisée à rendre compte de la maladie positionnée comme une entité universelle. Il ne s’agit pas là, naturellement, de contester les acquis de la médecine occidentale, ni de renoncer à faire appel à ses services, mais simplement de permettre la coexistence des différents points de vue sur la nature de la maladie. D’autant plus, et nous le confirmons dans notre recherche, que les patients soumis à une offre de systèmes thérapeutiques pluriels font le plus souvent appel à tous, parfois simultanément, plutôt que de faire un choix entre eux. La pratique que nous vous avons présentée rompt avec l’orientation classique vers un spécialiste du « culturel ou du psy ». Elle évite de déléguer à un autre professionnel ce qui pour nous doit être partie intégrante de la prise en charge médicale. Nous avons aujourd’hui l’ambition de prolonger notre travail en ouvrant notre démarche à l’ensemble des équipes spécialisées de lutte contre la douleur de la région Ile de France. C’est le sens de la création du centre clinique de médiation interculturelle au sein de la Fondation Rothschild grâce au soutien de la Fondation de France et de la Fondation CNP. Nous espérons que l’expertise positive qui avait été faite en 2002 par le ministère de la Santé sur ce projet puisse se traduire un jour par l’implication active et pérenne des pouvoirs publics dans ce type d’action. Douleur et souffrance dans les situations de handicap - De l’évaluation à l’accompagnement de la personne… Journées d’étude APF Formation – Unesco -–21, 22 et 23 janvier 2004 p.14