Du marketing des points de vente à celui des sites marchands

Du marketing des points de vente à celui des sites marchands :
spécificités, opportunités et questions de recherche
P. Volle
Cahier n°276
Juillet 1999
Pierre Volle
Maître de Conférences
Université Paris 9 Dauphine
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DU MARKETING DES POINTS DE VENTE A CELUI DES SITES MARCHANDS :
SPECIFICITES, OPPORTUNITES ET QUESTIONS DE RECHERCHE
Introduction
Au début des années 1960, lorsque les fondateurs de Carrefour présentèrent le projet de
financement de leur premier hypermarché, l'histoire dit qu'un des banquiers sollicités, ne croyant
pas au succès de l'affaire, aurait rétorqué ceci : "si je comprends bien votre projet, jeunes hommes,
vous voulez faire la ruine de vos parents". À partir de cette anecdote désormais mythique, on peut
penser que les banquiers ne sont pas toujours les mieux placés pour juger l'avenir commercial d'un
produit ou d'un service ; toutefois, à mieux s'imaginer la scène, il semble surtout que l'idée de faire
ses courses en voiture pour trouver "tout sous le même toit", aujourd'hui si quotidienne pour des
millions de clients, allait à l'encontre des croyances établies et constituait bien, pour la France des
années 1960, une véritable révolution. En fait, les créateurs de Carrefour ont imaginé une formule
de vente dont l'efficacité repose sur quelques principes fondateurs, simplifiés à l'extrême par des
affirmations comme "no parking, no business" ou encore par des injonctions comme "pill high, sell
low", principes qui font désormais partie du fond culturel des managers de la distribution.
Dans cet article, notre objectif consiste à déterminer dans quelle mesure ces principes de
gestion, mis en œuvre dans la plupart des grandes surfaces et pratiqués au quotidien dans le
commerce de détail moderne, sont ou non pertinents pour la gestion marketing d'un site marchand
sur Internet. Poser cette question - et tenter d'y répondre à partir d'un raisonnement analogique -
paraît aujourd'hui déplacé, tant il semble certain que les règles de fonctionnement du commerce
électronique sont radicalement différentes.
Toutefois, si les règles sont différentes, elles doivent nécessairement emprunter au passé ;
par conséquent, il s'agira plutôt de prolongements ou d'évolutions fortes que de véritables ruptures.
Les historiens ont montré trop souvent que le présent est le reflet de lentes évolutions, que les
révolutions constituent plutôt la manifestation en surface de tendances lourdes, pour ignorer leurs
mises en garde (Braudel, 1997 ; Tedlow, 1997). Par ailleurs, en matière de marketing, on sait
souvent que les innovations doivent reposer sur des pratiques ancrées dans le présent pour avoir de
meilleures chances de succès auprès des consommateurs (Rogers, 1983). De fait, une réflexion sur
le commerce électronique à partir des concepts du commerce traditionnel peut enrichir notre
compréhension de ce nouveau phénomène.
Dans la première section, nous abordons le principe selon lequel le succès tient
essentiellement à l'emplacement du point de vente. Si l'on considère généralement que le commerce
électronique permet de s'affranchir des problèmes de distance, nous suggérons qu'un commerçant
aurait tort de sous-estimer la ographie d'Internet, car le réseau des réseaux possède bel et bien ses
propres règles proxémiques. Dans une deuxième section, nous évoquons le principe selon lequel
pour vendre, il faut créer un effet d'abondance. Toutefois, le merchandising électronique repose sur
des bases sensiblement différentes, où la massification des produits en rayon est remplacée par la
hiérarchisation des informations sur le site. Dans une troisième section, nous abordons le principe
selon lequel l'ambiance du magasin fait vendre. Toutefois, si l'atmosphère des sites marchands
n'exploite pas toute la palette des sens, l'utilisation de l'image offre de nombreuses opportunités
pour développer un message persuasif. Nous évoquons ensuite le principe selon lequel le meilleur
service que l'on peut rendre au client, c'est le prix. Nous exposons en quoi service et discount -
peut-être pour la première fois dans l'histoire de la distribution - ne sont pas incompatibles. Dans la
dernière section, nous traitons de la création du trafic à travers le principe selon lequel on n'attire
personne sans parking. Nous montrons en quoi l'attraction des clients présente un caractère
sensiblement différent sur Internet, précisément parce que les points de vente virtuels forment les
nœuds d'un réseau.
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Pour chaque section, nous mettons en évidence les principales différences entre le commerce
physique et le commerce électronique, les opportunités qui s’offrent et les nouveaux défis qui
s'imposent. Finalement, en étudiant ces cinq principes de la distribution - nous ne prétendons pas à
l'exhaustivité mais plutôt à la simplicité d'exposition - nous aurons balayé quelques problématiques
importantes (Mulhern, 1997) : le choix d’une localisation, la présentation d’un assortiment, la
création d’une ambiance, la fixation d’un niveau de prix / service, et la création du trafic.
Toutefois, le commerce électronique rend plus vives d'autres problématiques, comme la
faible différenciation des enseignes et la crainte d'une concurrence pure et parfaite, ou encore le rôle
respectif des marques et des distributeurs, deux éléments du système d'échange qui ont fortement
évolué à chaque mutation du commerce. Ces thèmes sont abordés en conclusion. De fait, le
commerce électronique marquera-t-il l’avènement d'une "économie sans frictions" ? Quel type de
marque sera donc associé au commerce électronique et quels nouveaux rôles les distributeurs
seront-ils amenés à jouer ?
L'auteur n'a pas la prétention de proposer de nouveaux principes de gestion marketing pour
les sites marchands, en lieu et place de ceux formulés par les consultants de la distribution, mis en
œuvre par les professionnels, enseignés dans les manuels et parfois validés par les chercheurs. En
effet, une grande prudence s'impose en matière de commerce électronique, car on constate que les
(pré)visions sont rarement confirmées. Par exemple, voilà 20 ans, certains pensaient que la moitié
du commerce américain se ferait hors magasin à l’aube des années 2000 (e.g., Rosenberg et
Hirschman, 1980). En fin de compte, aux Etats-Unis, les ventes hors magasin s’élèvent à environ
15 % du commerce aux particuliers, alors que les ventes sur le web représentent environ 0,3 % du
commerce de détail, soit environ 8 Mds de dollars (Forester Research, US Department of
Commerce). En France, si la vente par correspondance représente environ 3 % des ventes aux
particuliers en 1998, le commerce sur le web représente moins de 0,02 % du commerce de détail,
soit approximativement 300 Mf (Benchmark Group, INSEE).
L'économie numérique est avant tout caractérisée par la discontinuité, ce qui empêche
d'extrapoler le passé d’une façon mécanique. L'objectif de cet article consiste donc à partager
quelques réflexions et interrogations concernant les principes de gestion marketing des sites
marchands. Il s'agit d'attirer l'attention sur le travail à accomplir pour mettre à jour - si nécessaire -
les concepts associés à ces nouvelles pratiques.
Précisons que l'article porte sur le commerce électronique entre les entreprises et les
particuliers (business-to-consumer) ; autrement dit, le commerce entre entreprises (business-to-
business), qui forme pourtant une part substantielle des échanges électroniques, n'est pas abordé.
Précisons également, suite à la définition proposée par l'Internet Advertising Bureau
(iabfrance.com), que tout site qui permet de réaliser une commande en ligne est considéré comme
un site marchand ; par conséquent, un choix en ligne suivi d'un paiement traditionnel - comme
l'envoi d'un chèque - est considéré comme du commerce électronique.
Le choix de la localisation
Lorsque l'on tente de comprendre l'évolution conceptuelle et historique des écoles de
pensées en marketing, on constate que l'école "régionale" - qui traite des problèmes de géographie
liés au commerce - fait partie des toutes premières réflexions scientifiques de notre discipline. Les
recherches en marketing ont souligné depuis bien longtemps que les activités commerciales sont
étroitement liées à l'espace (Sheth, Gardner et Garrett, 1988). Comme le montre la théorie de
l'attraction gravitaire établie par Reilly dans les années 1930, la capacité d'attraction du point de
vente est une fonction croissante de sa taille et une fonction inverse de la distance qui le sépare des
clients. Dans cette lignée, de nombreux travaux démontrent l'impact de la géographie sur le
comportement des clients (e.g., Cliquet, 1992 ; Lappara, 1995).
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Pour le point de vente, deux problématiques de gestion partiellement liées apparaissent :
d'une part, choisir l'emplacement qui maximise le trafic naturel tout en étant compatible avec le
positionnement visé, et d'autre part, choisir l'emplacement qui minimise la somme des distances qui
sépare le point de vente de ses clients potentiels. Qu'en est-il pour le commerce électronique ? les
problématiques de localisation se posent-elles en ces termes ?
Pour la plupart des observateurs, le commerce électronique est un commerce "a-spatial", où
les problèmes de localisation sont absents. Ainsi, le rapport Lorentz parle "d'indépendance par
rapport à la géographie et aux frontières" (Lorentz, 1998, p. 15). De même, la plupart des
observateurs accepteraient l'idée selon laquelle la notion de temps et d'espace disparaissent
totalement (Sheth et Sisodia, 1997). Au contraire, nous suggérons que la problématique de
localisation du site marchand reste totalement d'actualité dans le commerce électronique, comme
semblent d'ailleurs le démontrer les expériences récentes des cybermarchands (e.g., "l'ouverture" du
site de la FNAC au Brésil pour couvrir les zones de chalandise éloignées des magasins). La notion
de distance ne disparaît pas sur le réseau des réseaux ; il y a bien une géographie du net.
La géographie du net
Le réseau des réseaux est en fait constitué de millions de points de contact reliés entre eux
par de multiples routes (i.e., câbles sous-marins, liaisons satellites, réseaux en fibre optique, lignes
téléphoniques…). Or, tous ces points de contact ne sont pas égaux au regard de la fréquentation ;
certains points forment des capitales, visitées régulièrement par des centaines de milliers d'individus
et d'autres points de contact forment des villes ou des villages, visités par quelques centaines
d'internautes. Certains points de contact, comme les pages personnelles, peuvent même être
considérées comme l'équivalent de maisons individuelles ; l'habitant l'organise à sa guise, l'entretien
et la décore, la fait visiter, etc.
Une structure géographique va progressivement émerger à partir des millions de visites
réalisées par les internautes. Ici, la proximité entre deux sites résulte du nombre d'individus pour qui
ces deux sites sont visités conjointement, qu'il s'agisse d'une même session ou nom (i.e., dans la
même séquence de clics). Ainsi, si on reprend l'historique de connexion d'un internaute donné, on
peut lister les sites visités régulièrement et considérer que pour cet individu, ces sites sont proches.
La géographie du net est donc construite à partir des historiques d'utilisation.
Cette géographie virtuelle possède des propriétés originales. Tout d'abord, il s'agit d'une
géographie "révélée" par les comportements ; la notion de distance n'existe pas dans l'absolu, car
c'est la fréquentation des sites qui détermine cette géographie a posteriori. Par ailleurs, la
géographie virtuelle est personnelle ; tel individu visite conjointement les sites A et B, alors que tel
autre visite A mais ne visite pas B (il en visite bien d'autres), on peut donc penser que la distance
entre A et B est différente pour ces deux individus.
Ensuite, comme la géographie réelle, la géographie virtuelle est dynamique, mais son
évolution est bien plus rapide. Certes, de nombreuses capitales médiévales sont désormais de petits
villages peu animés, mais ce processus a pris des siècles et semble irréversible ; sur le net, un site
peu devenir une capitale en quelques jours et retourner dans l'oubli quelques semaines après (e.g., le
site de la coupe du monde de football en 1998). Il est toujours possible d'introduire un nouveau
point de contact - même une capitale de grande taille - entre deux points existant, et ce d'une façon
instantanée et réversible.
La notion de distance physique ne rentre pas en ligne de compte dans la géographie du net ;
deux points physiquement très éloignés peuvent être fréquentés conjointement et régulièrement,
voire dans la même séquence de clics ; pour comprendre la géographie du net, il faut clairement
passer d'une distance physique à une distance psychologique, à l'instar des travaux sur la cognition
spatiale, car même la distance physique est l'objet de processus de déformation perceptuelle
(Hubbard, 1978).
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Notre point de vue peut se résumer de la façon suivante : il existe bien une géographie sur le
net, mais ses propriétés originales en font une dimension de notre vie que nous avons encore
beaucoup de mal à appréhender. Les observateurs qui considèrent que la notion de distance a
disparu se trompent, car ils confondent distance physique (en kilomètres ou en temps de parcours)
et sentiment de proximité.
Les opportunités et les défis
Alors que l'internationalisation des enseignes de distribution physique se pose avec acuité
(Colla, 1997), il est important de mieux comprendre le phénomène géographique dans une
perspective de globalisation de l'économie virtuelle.
En dehors des aspects juridiques et fiscaux qui ne sont certainement pas à négliger, est-il
neutre de localiser son site aux Etats-Unis, en France, à Hong Kong ou en Turquie ? De nombreuses
recherches montrent que le pays d'origine a un effet sur la perception du point de vente et sur la
perception des produits qui sont proposés (e.g., Maheswaran, 1994). On peut donc faire l'hypothèse
que la perception globale du marchand (crédibilité, fiabilité…) et de son assortiment (qualité…) va
dépendre du pays en question.
Pour certains auteurs, "une firme qui vend des produits / service via Internet est par
définition une firme globale car les consommateurs du monde entier y ont accès" (Peterson et
al., 1997). En fait, sur la base de notre conception de la géographie virtuelle exposée plus haut, une
firme ne devient globale que si les clients viennent effectivement du monde entier, et si l'offre est la
même pour tous (on souligne ici la différence entre une firme multinationale et une firme globale).
Or, plusieurs sites marchands rappellent avec force que les consommateurs sont très différents d'un
pays à l'autre et que les sites doivent impérativement être adaptés aux spécificités non pas d'une
zone géographique physique, mais d'un ensemble de clients appartenant a priori, à un même
ensemble culturel (e.g., Yahoo.com / Yahoo.fr ou Bol.de / Bol.fr). Ceci est d'autant plus vrai pour
les services d'information, les voyages et les produits culturels, trois catégories fortement présentes
sur le net ; ceci est particulièrement évident pour les produits alimentaires, lorsque l'on considère la
variété des goûts d'un pays à l'autre. Pour Décathlon, le simple fait de proposer une version anglaise
ne garanti pas la globalisation de l'enseigne. Pour Wal Mart, le simple fait de pouvoir commander
du beurre de cacahuètes ne garanti pas que ce produit se diffuse largement en France. Finalement, la
globalisation des enseignes de distribution virtuelle est largement un mythe, comme l'est en partie
celle des industriels (Wind et Douglas, 1986).
L'internationalisation des enseignes est sans doute facilitée par le développement du
commerce électronique, mais il ne s'agit pas de confondre internationalisation (i.e., une présence
internationale) et globalisation (i.e., une offre partout identique). Dans la plupart des cas, l'enseigne
virtuelle devra continuer à "localiser" son offre, c'est-à-dire l'adapter aux spécificités locales. Le
commerce électronique prend vraiment une dimension globale lorsque l'enseigne virtuelle s'adresse
à un petit groupe de clients très homogènes quant à leurs aspirations, mais dispersés
géographiquement.
La maîtrise d'une nouvelle géographie du commerce constitue un défi de taille pour les
marchands électroniques. La problématique de la localisation du site marchand ne disparaît pas sur
le net, mais elle est profondément modifiée, car la notion de distance est radicalement transformée.
Il s'agit plus d'une distance psychologique que d'une distance physique, mais rien ne prouve qu'il
est désormais plus facile de se rapprocher du consommateur. Au contraire, la distribution virtuelle
de produits culturels, de produits alimentaires, de voyages, etc. impose une réflexion approfondie
sur les consommateurs auxquels l'enseigne veut s'adresser. L'existence d'un dispositif technique
puissant rend d'autant plus nécessaire la réflexion sur les attentes différenciées des clients
potentiels, sachant que ces différences reposent souvent sur des spécificités culturelles, parfois liées
à la géographie. Ainsi, dans la version française de l'encyclopédie Encarta (Microsoft), la bataille de
Waterloo n'est pas présentée comme une victoire, à la différence de la version britannique, mais
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