MASTER I SPÉCIALITÉ PHILOSOPHIE POLITIQUE ET ETHIQUE

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MASTER I
SPÉCIALITÉ PHILOSOPHIE POLITIQUE ET ETHIQUE
COURS COMMUN
Séance assurée par Alain Renaut :
Les anti-rationalistes pratiques : Nietzsche
L’objectif de mon analyse est de mettre en évidence quel
lien étroit relie chez Nietzsche sa propre critique de la rationalité
spéculative – une rationalité spéculative qui a culminé à ses yeux
dans la recherche philosophique du système - et la mise en cause
des valeurs démocratiques comme accomplissement d’une
passion de l’égalité qu’il enracine par ailleurs chez Socrate et
dans la tradition judéo-chrétienne. L’anti-rationalisme
nietzschéen ( sa critique de la raison ) a ainsi une portée
pratique : la mise en cause de la démocratie et du principe
d’égalité, qui n’en est pas séparable. Du moins est-ce le cas à
partir de la lecture des textes eux-mêmes – ce que je voudrais
montrer ci-dessous. Si les représentants contemporains du
nietzschéisme (par exemple en France des auteurs comme
Foucault et Deleuze) entendent accommoder leur sympathie
philosophique pour Nietzsche et un engagement politique en
faveur de la cause de l’égalité, c’est alors de leur côté que réside
la charge de la preuve – je veux dire que c’est de ce côté qu’il
faudrait montrer à quoi Nietzsche peut bien nous servir
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aujourd’hui pour penser les renouvellements de l’idée
démocratique.
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Très visiblement, pour Nietzsche, une histoire de la
philosophie s'achève ou s'est achevée et une autre histoire de la
philosophie doit commencer ou vient, avec lui, de commencer. Toute
la Préface de Par delà le Bien et le Mal part du thème de la fin de la
philosophie comme projet de système et comme accomplissement
systématique de la rationalité - ce que Nietzsche désigne comme la
fin de la philosophie dogmatique, donc comme la fin du
"dogmatisme philosophique" : le leitmotiv de la Préface, c'est en
effet, concernant ( selon la formule de la première phrase ) "les
philosophes, en tant qu'ils étaient des dogmatiques", cette
proclamation que "toute espèce de dogmatique se tient aujourd'hui
dans une attitude consternée et déconfite" : "toute dogmatique est
tombée, poursuit Nietzsche, elle gît au sol, elle en est à la dernière
extrêmité" - et encore : "Toute dogmatisation en philosophie n'a
donc été qu'un noble enfantillage, une gaucherie ( ou une maladresse
de débutant )" - et il y a encore, dans la suite de cette Préface,
plusieurs évocations de cet effondrement de la philosophie
dogmatique. Selon l'esprit, si le terme de système (introduit par
certaines traductions anciennes) est absent, c'est bien cette idée de la
philosophie finissante ou agonisante qui est suggérée par Nietzsche :
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- D'une part, dans le texte même, Nietzsche indique que ce que
les dogmatiques ont voulu faire, c'est d'élever des "édifices
philosophiques ( ou des constructions philosophiques ) sublimes et
inconditionnés", dont en fait la "pierre angulaire" était incapable de
rien fonder, parce qu'elle-même n'était qu'une superstition ou,
comme il va dire ensuite dans la Première partie du même ouvrage,
un préjugé : difficile de ne pas reconnaître là le projet de construire
des systèmes, c'est-à-dire le projet d'une fondation absolue du savoir
par son édification sur la base d'un premier principe inconditionné -
disons simplement que ce projet de fonder la totalité du savoir sur un
premier principe inconditionné, aussi vieux que la philosophie elle-
même, n'a fait expressément référence à la notion de système
qu'assez tardivement, à partir de Leibniz, mais que ( ce serait par
exemple le point de vue de Hegel, que Nietzsche ici partage, à ceci
près qu'il dénonce ce que Hegel valorisait ) toute la philosophie en
tant que recherche d'un principe inconditionné ( ce que Nietzsche
appelle la dogmatique ) est en chemin vers cette recherche du
système que les Modernes, à partir de Leibniz, idenfieront et
thématiseront comme telle. Ce pourquoi Nietzsche peut ici, dans
cette Préface, donner comme exemples de philosophie dogmatique la
doctrine du Védanta en Asie et le platonisme en Europe.
- De même, on constate tout aussi bien que, dans un des
fragments destinés à la Volonté de Puissance ( III, 379, in éd.
Bianquis, Gallimard, II, fragment d'ailleurs proche de Par-delà,
puisque daté de 1885 ), Nietzsche donne pour exemple des "esprits
dogmatiques" Platon, encore une fois, et Dante, à savoir des
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penseurs qui sont ceux, dit-il, dont il se sent "le plus éloigné", même
s'il reconnaît du "charme" à leur volonté d'habiter "les demeures bien
charpentées et apparemment solides de la connaissance" - où l'on
retrouve le germe du projet de système comme constitutif de la
philosophie dogmatique : à preuve l'indication qui suit, sur la propre
position de Nietzsche vis-à-vis de ce projet, à savoir, dit-il, qu'"il
faut une tout autre vigueur et une tout autre mobilité pour se
maintenir à l'intérieur d'un système inachevé, aux perspectives libres
et indéfinies, au lieu d'un monde dogmatique" - où il est donc
transparent que la philosophie dogmatique a pour horizon la clôture
du système, le système clos et achevé, et que, par opposition ( je vais
y revenir ), Nietzsche situe sa propre tentative comme celle d'un
système inachevé, ouvert, parce qu'inachevable et impossible à clore.
J'ajoute, mais sans poursuivre davantage la recherche, que sur cette
question du système, on aurait aisément toute une série de textes
convergents - par exemple : "J'aperçois quelque puérilité ou une
sorte d'imposture chez le penseur qui, de nos jours, construit une
somme de la connaissance, un système; nous sommes trop avertis
pour ne pas douter profondément de la possibilité d'un pareil
ensemble" ( VP, I, Deuxième partie, § 7 ), ou encore : "Je me méfie
de tous les gens à système et je les évite. La volonté du système est
un manque de loyauté" ( Crépuscule des Idoles, § 26 ).
Bref, assurément la philosophie dogmatique n'est-elle pas
complètement décrite quand on l'identifie à la visée de la fondation
absolue de toute la connaissance, donc au système, et d'autres traits
interviennent pour compléter cette description. Ils se laisseraient
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toutefois aisément dériver de cette première caractérisation, par
exemple, au § 43 de PDBM, la définition des "dogmatiques" en
philosophie par la conviction que "leur vérité doive être une vérité
pour tous", et constituer comme "un bien commun" - ce qui se laisse
dériver de la première caractérisation, soit directement par la volonté
d'absolutiser le contenu d'une philosophie en lui donnant une assise,
une fondation ultime qui soit inébranlable et incontestable, soit
indirectement par la médiation de l'idée qui apparaît déjà à la fin de
la Préface, à savoir qu'il y a un rapport entre ce dogmatisme de la
raison voulant valoir absolument et l'idée démocratique, notamment
à travers "la philosophie démocratique des Lumières" : rapport qui,
non explicité ici, se situe dans la conviction que c'est le même qui
doit définir pour tous le Vrai - donc dans l'idée d'une même vérité
pour tous ). Donc, je reprends mon analyse : même s'il y a d'autres
traits de la philosophie dogmatique dont Nietzsche nous dit qu'elle
s'achève dans sa confusion et sa déconfiture, le trait essentiel se situe
sans aucun doute dans ce projet de fondation inconditionné qu'ont
exprimé le mieux les philosophies du système. Or, nous dit-il, toutes
ces tentatives se sont effondrées - situant ainsi, par là même, sa
réflexion dans tout ce vaste mouvement de critique de la
systématicité qui a succédé à l'achèvement du système hégélien et
que décrit très bien Karl Löwith dans De Hegel à Nietzsche (1941, ,
tr. Gall., 1969), et dont je vous restitue brièvement la thèse, qui me
paraît juste et forte.
Ce qu'explique au fond Löwith dans cet ouvrage tout à fait
passionnant sur la "désintégration", comme il dit, du système
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