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Le cerveau des affects et des émotions
Pierre Karli
[Pierre Karli est Professeur émérite de la Faculté de médecine de
l'Université Louis Pasteur, Strasbourg I]
[La présente conférence reprend, pour l'essentiel, le texte de l'article
Cerveau et affectivité publié dans la Revue Internationale de Philosophie
(3/1999 - n° 209 - pp. 347-363).]
Il suffit d'évoquer les héros de Sophocle, de Racine et de Shakespeare,
ou plus simplement de réfléchir à ce qui anime notre propre existence,
pour réaliser qu'à l'évidence, les affects et les émotions font partie
intégrante des structures générales et essentielles de la réalité humaine,
comme éléments constitutifs signifiants et motivants. Plus précisément,
les processus affectifs participent très largement au rôle de médiation
assumé par le cerveau dans le dialogue complexe que conduit l'être
humain et qui s'incarne dans un corps, qui s'inscrit dans un contexte, et
qui est à la fois reflet et moteur d'une histoire individuelle.
La vie humaine peut difficilement être appréhendée d'une façon
englobante, car elle se roule à différents niveaux de réalité qui ne se
laissent pas réduire les uns aux autres. En effet, l'être humain est à la fois
un individu biologique, un acteur social, et un sujet en quête de sens et de
liberté intérieure. Ces trois facettes se déploient, chacune, dans un
environnement différent ; elles se constituent, chacune, dans - et par - un
ensemble d'interactions, à la fois adaptées et adaptatives, avec un
environnement particulier : l'environnement matériel, le milieu social, et un
monde intérieur privé. L'être humain conduit ainsi un triple dialogue avec
des environnements qu'il se construit et qu'il s'approprie. Et c'est dans ce
triple dialogue, dont la médiation est assurée par un seul et même
cerveau, que se forgent trois identités qui sont à la fois distinctes et
interdépendantes : une identité biologique, une identité psychosociale, et
une identité personnelle, plus profonde.
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Cette tripartition est pertinente à bien des égards, car les trois dialogues
visent des objectifs qui sont différents, ils sont gouvernés par des normes
qui ne sont pas de même origine, ils sont confrontés à des contraintes qui
ne sont pas de même nature, et ils requièrent donc, chacun, des facultés,
des compétences, des performances particulières. Ils entretiennent des
rapports différents avec le temps et avec la production du sens. Au sein
du cerveau, ils correspondent -schématiquement - à des niveaux
d'intégration et d'organisation distincts qui traitent, de manière
différenciée, des informations qui leur sont propres. Bien évidemment, il y
a des interactions complexes entre ces trois dialogues et entre les
processus cérébraux qui les sous-tendent. L'unification et la cohérence
sont assurées, en particulier, par les processus affectifs, car ces derniers
interviennent dans la médiation de chacun des dialogues, comme
éléments de signification et de motivation ; et les systèmes neuronaux qui
en constituent le substrat matériel, sont distribués à travers les différents
étages fonctionnels de l'entité dynamique qu'est le cerveau.
S'ils ont en commun une qualité essentielle, sur laquelle on reviendra, les
processus affectifs se laissent néanmoins distinguer sur la base de leur
intensité et de leur durée. Il peut s'agir d'un simple signal qui vient
s'intégrer, de façon transitoire et sous la forme d'un attribut d'ordre
affectif, à une sensation extéroceptive ou intéroceptive et qui lui confère
ainsi une connotation affective. Il peut aussi y avoir induction d'un état
affectif plus durable qui va colorer d'une façon plus globale la perception
du monde extérieur comme celle du monde intérieur. En fonction de la
signification, innée ou acquise, qu'il revêt pour l'individu, un objet ou un
événement peut même mobiliser l'être tout entier dans l'ébranlement
d'une émotion qui se manifeste par un comportement et par des
modifications viscéro-motrices et humorales qui lui sont propres.
Quelles qu'en soient l'origine et la forme, chacun de ces processus
s'accompagne d'une expérience subjective qui est universellement
ressentie comme étant "agréable, plaisante, gratifiante" ou, au contraire,
"désagréable, déplaisante, frustrante". Cette qualité particulière de
l'expérience vécue (qu'elle soit induite de l'extérieur, ou évoquée, ou
imaginée) termine l'une ou l'autre des deux attitudes fondamentales
face à tout objet ou événement : une attitude d'appétence et d'approche
(aller vers…) ou, au contraire, une attitude d'aversion et de retrait (éviter,
fuir…). Dans tous les cas, la fonction du processus affectif est de signaler,
de signifier quelque chose, d'orienter l'attention et l'action, et d'optimiser
ainsi les chances qu'a l'individu de s'engager dans des interactions qui
soient adaptées et adaptatives, dans le sens de la satisfaction de ses
besoins et/ou de la réalisation de ses dés
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1/ Satisfaction des besoins biologiques
Pour l'individu biologique, il est vital qu'il soit à même de préserver son
intégrité physique et ses structures internes, et de maintenir la constance
de son milieu intérieur qui est nécessaire au fonctionnement optimal de la
communauté cellulaire qui le constitue. Les échanges de matière,
d'énergie et d'information avec le milieu de vie sont assurés par des
comportements qui s'inscrivent dans le moment présent pour répondre à
la signification biologique première du stimulus ou de la situation (qu'il
s'agit de rechercher ou, au contraire, de fuir). A ce niveau de réalité, le
"sens" n'est encore que l'expression - dans les schémas d'action de
l'individu biologique - d'un "programme" qui est commun à tous les
membres de l'espèce. Dans les conditions normales, l'individu biologique
fonctionne d'une façon stable, cohérente et efficace, grâce à la "sagesse
(innée) de l'organisme" (Cannon 1932), conformément aux "lois de la
nature" qui sont universelles. Il s'agit de lois descriptives qui rendent
compte d'une organisation biologique qui nous est commune à tous. Au
sein du cerveau, les comportements qui assurent la satisfaction des
besoins biologiques élémentaires de l'individu mettent en jeu, pour
l'essentiel, un niveau fonctionnel mésencéphalo-diencéphalique.
C'est à ce même niveau anatomo-fonctionnel, phylogénétiquement le plus
ancien du cerveau des mammifères, que deux systèmes neuronaux
jouent un rôle essentiel dans la genèse des attributs d'ordre affectif qui
viennent s'intégrer aux données objectives de l'information sensorielle. Un
système latéral qui s'étend de la région ventrale du mésencéphale (partie
haute du tronc cérébral), à travers l'aire hypothalamique latérale, vers un
ensemble de structures du cerveau antérieur (en particulier : le septum,
l'amygdale, le cortex préfrontal), peut être considéré - d'un point de vue
fonctionnel - comme un système d'appétence, de récompense et de
renforcement positif. L'activation de ce système, par l'application d'une
stimulation électrique, produit des effets " appétitifs " que l'animal
recherche et qui renforcent positivement tout comportement qui leur
donne naissance. On observe, en effet, que si l'on implante une électrode
dans l'aire hypothalamique latérale et qu'on donne à l'animal la possibilité
de s'y stimuler lui-même (par exemple, en appuyant sur un levier, ou en
introduisant le museau dans un orifice ménagé dans l'une des parois de
la cage), il pratique l'"autostimulation" à en perdre haleine. Si l'on associe
cette stimulation à la présentation d'une saveur jusque-là inconnue, le rat
développe à son égard une préférence marquée.
Chez le macaque, la léstimulation du système de récompense atténue
les réactions de peur provoquées par un serpent, et elle accentue
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nettement le degré de dominance manifesté à l'égard d'un congénère. On
peut développer une agressivité marquée chez un rat qui ne la manifeste
nullement de façon spontanée, dès lors qu'on "récompense" toute velléité
d'agression à l'égard d'un congénère en associant régulièrement une
stimulation électrique du système d'appétence à cette ébauche de
comportement agressif. Lorsqu'on provoque une douleur chronique chez
le rat, on constate que - par rapport à la période "témoin" - l'animal
augmente spontanément le nombre et la durée totale des appuis sur le
levier d'autostimulation ; on peut penser que la sensation de "bien-être"
produite par l'autostimulation atténue le caractère "aversif" de la douleur
chronique. De nombreuses données font clairement apparaître que la
mise en jeu - par voie naturelle ou expérimentale - de ce système
neuronal modifie la façon dont un individu perçoit un stimulus ou une
situation et partant, l'attitude qu'il manifeste à son égard (dans le sens de
l'appétence et de l'approche). Les recherches d'ordre neurochimique ont
montré que la dopamine et les morphines endogènes jouent un rôle
important dans les neurotransmissions au sein du système d'appétence et
de récompense. Et l'animal s'administre lui-même une substance
morphinique au niveau de différentes régions de ce système. S'il peut
choisir entre deux sites d'injection, il préfère s'injecter de la morphine
dans la gion ventrale du mésencéphale plutôt que dans l'amygdale, ce
qui semble indiquer que les états affectifs ainsi induits sont
quantitativement et/ou qualitativement différents. De plus, des
manipulations pharmacologiques de ce système permettent de réaliser
une dissociation expérimentale entre l'appréciation immédiate du
caractère "plaisant" d'un stimulus et l'appétence qui porte l'individu vers
ce qui peut satisfaire un besoin.
En situation plus médiane, un système périventriculaire (comprenant la
région dorsale de la substance grise périaqueducale et l'hypothalamus
médian) joue le rôle d'un système neuronal d'aversion, de punition et de
renforcement négatif. Si on l'active par une stimulation électrique ou par
une micro-injection locale d'un acide aminé excitateur, on produit - chez
l'animal - un état affectif de nature aversive qui s'exprime par un
comportement de fuite ou de défense. Il y a bien production d'une
expérience nettement déplaisante, car l'animal apprend rapidement tout
comportement qui lui permet d'interrompre la stimulation électrique qu'on
lui applique. De plus, on peut renforcer ou, au contraire, atténuer ce
comportement d'auto-interruption en associant à la stimulation électrique
l'administration d'une substance qui a un effet anxiogène ou, au contraire,
un effet anxiolytique. Si, dans le cas de deux stimulations combinées, les
effets aversifs induits s'additionnent dans leur expression
comportementale quantifiable, les signaux ainsi nérés ne sont pas
qualitativement indifférenciés ; bien au contraire, le rat apprend
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rapidement à faire la discrimination entre l'une et l'autre de ces
stimulations, car il les interrompt en utilisant - pour chacune - le levier
approprié. De nombreuses données expérimentales montrent que l'état
affectif induit par l'activation du système neuronal d'aversion modifie
profondément le traitement des informations provenant de
l'environnement et partant, l'attitude de l'animal à leur égard. Chez
l'homme, la stimulation électrique de la substance grise périaqueducale
induit également des états affectifs de nature aversive, en particulier des
sensations de peur.
Le niveau d'activité et le degré de activité du système périventriculaire
d'aversion sont contrôlés par des afférences modératrices qui agissent
par la libération de divers neurotransmetteurs (GABA, morphines
endogènes, sérotonine). En bloquant expérimentalement la mise en jeu
de l'influence modératrice GABAergique, on provoque des réactions de
fuite et une attitude générale de retrait. Si l'on associe ce blocage à la
présence de l'animal dans une certaine région de l'espace, l'animal va
très rapidement éviter de pénétrer dans cette région-là. De façon plus
générale, on peut modifier à volonté le traitement des informations
sensorielles et l'attitude de l'animal à leur égard (dans le sens de
l'appétence et de l'approche ou, au contraire, de l'aversion et du retrait)
en manipulant ces neurotransmissions modératrices et partant, la nature
et l'intensité des attributs et états affectifs qui sont générés.
Puisque la mise en jeu de ces réseaux neuronaux joue un rôle aussi
important dans l'induction des attitudes d'appétence ou d'aversion et dans
la genèse des comportements qui en sont l'expression, il importe de
souligner que ces terminations, loin d'être unidirectionnelles, sont
circulaires. En effet, les interactions avec l'environnement retentissent, en
retour, sur le fonctionnement de ces réseaux, ce qui se laisse illustrer par
quelques exemples. C'est ainsi que l'exposition à diverses situations
stressantes a pour effet de réduire, chez le rat, la sensibilité des
récepteurs de la dopamine au sein du noyau accumbens, relais important
du système de récompense ; et cette modification d'ordre neurochimique
s'accompagne d'une réduction de la sensibilité de l'animal à l'effet de
récompense et de renforcement positif de diverses stimulations. Le
fonctionnement des systèmes à morphines endogènes qui sont
profondément impliqués dans la genèse des émotions sociales et de
l'attachement interindividuel, est affec par le stress maternel au cours
de la vie fœtale et par une privation maternelle répétée pendant la
période néonatale. Des mécanismes qui font intervenir la sérotonine et
qui participent au contrôle des états affectifs, sont altérés, eux aussi, par
diverses conditions de l'environnement.
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