Exposé n°8 Penser à contre-courant avec Friedrich Nietzche

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Exposé 8
Penser à contre-courant
Avec Nietzsche
9 mai 2016
Un homme d’une pensée intense et fulgurante
Friedrich Nietzsche (1844-1900). Né en Prusse, il fait des études de théologie et de
langage d’un point de vue littéraire, linguistique et historique (philologie). Il se passionne
pour l’Antiquité grecque. Il sera professeur de philologie à l’université de Bâle dès 24 ans.
Onze ans plus tard il démissionne pour raison de santé (1879).
Il sera influencé par Wagner et Schopenhauer.
Durant 10 ans (1880-1890) il va publier à un rythme élevé ses œuvres majeures, dans la
souffrance et une vie d’errance entre Italie et France. Il sombre ensuite progressivement dans
la démence et termine les 10 dernières années de sa vie dans un état quasi végétatif.
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Trois interprétations
On peut interpréter la pensée de Nietzsche d’au moins trois façons différentes :
C’est un héritier des lumières qui poursuit la critique de la religion et de la
métaphysique inaugurée par Voltaire.
Il est le penseur critique de l’humanisme des lumières car ce dernier sacralise de
manière quasi religieuse les Droits de l’Homme.
Il anticipe par son idée de Volonté de puissance le monde moderne de la technique
exclusivement préoccupé de multiplier les moyens sans se soucier des fins ultimes.
On peut aussi comprendre sa pensée des trois façons à la fois. (*1)
Prolonger les Lumières
Il reproche à Voltaire et aux encyclopédistes du XVIII° siècle de s’être arrêtés en
chemin concernant la critique de la religion et de la métaphysique.
Pour lui, ils ont conservé des illusions métaphysiques (rationalisme scientiste, morale
sécularisée héritée du christianisme, idée de progrès, démocratie…)
Ces illusions ont pour effet de prolonger « l’asservissement » de l’humanité, de
sacrifier le réel à l’idéal, l’ici-bas à l’au-delà. (*1)
Un anti-humaniste
Plus qu’un continuateur, il est un critique radical de l’humanisme des Lumières. Il est
non seulement le penseur de « la mort de Dieu » au sens de la mort des idéaux, mais aussi le
penseur de « la mort de l’homme ».
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Il est un penseur antihumaniste au sens où pour lui les Lumières sacralisent de façon
idolâtre les Droits de l’homme et l’idée de progrès.
Après lui, des penseurs comme G.Deleuze (1925-1995), J.Derrida (1930-2004),
M.Foucault (1926-1984) s’inscriront dans ce mouvement de « déconstruction » (*1)
Penser la technique
Le concept de volonté de puissance s’incarne parfaitement dans le monde de la
technique.
C’est un monde soumis à la raison instrumentale, où la volonté ne veut plus rien de
précis (ni bonheur, ni liberté, ni progrès, ni droits de l’homme) sinon son propre
accroissement.
Il en est ainsi de la volonté frénétique du capitalisme moderne qui ne veut rien d’autre
qu’elle-même, ne vise que la puissance pour la puissance et n’est plus que « volonté de
volonté ». (*1)
Un héritier de Schopenhauer
Schopenhauer fut le premier philosophe du « soupçon » et il a inspiré Nietzsche de
façon majeure. Pour lui la vie est dénuée de sens et donc condamnée à la souffrance et à
l’ennui.
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Le monde se compose de deux parties :
La Représentation qui est la surface des choses, le sommet de l’iceberg, le monde illusoire
de la conscience où tout est identifiable, rationnel et sensé. (Identité, causalité, finalité).
- La Volonté ou le vouloir, la où règnent des forces aveugles et inconscientes, instincts,
pulsions, force vitale… dénuées de sens. Mais c’est ce monde du vouloir qui anime et
configure la Représentation à son insu. (*1)
-
Philosopher au marteau : la déconstruction
S’opposer au nihilisme
Pour lui, les nihilistes sont ceux qui adhèrent à des idéaux divers (métaphysiques,
religieux, politiques) et à des valeurs supérieures à la vie.
Se tourner vers l’idéal, c’est tourner le dos au réel, déprécier la vie, déserter la vie,
l’amour de la terre.
Ces idéaux pour lui sont illusoires car, d’une part, ils impliquent que la vie ait un sens,
ce qu’il conteste et d’autre part ils sont extérieurs à la vie et prétendent lui imposer d’être ce
qu’elle n’est pas et ignorent ce qu’elle est. Tout idéal nie la vie. (*1)
Déconstruire les idoles
Il ne faut ni rester rivé au passé, dans la nostalgie, la culpabilité, les regrets, ni au
futur, dans l’espérance d’un idéal à venir qui nous ferait manquer le réel et nous ferait vivre
dans l’illusion que l’existence aurait un sens.
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Il s’agit au contraire de préparer une autre sagesse, de la réconciliation au monde tels
que le firent les Grecs : non plus désir d’au-delà, mais volonté d’ici-bas, du destin, de la
réalité telle qu’elle va, ce que Nietzsche désignera par « Amor Fati ».
Sa pensée est la généalogie, l’étude des racines cachées des illusions véhiculées
secrètement pas les idoles.(*1)
Pour la mort de l’homme
Pour lui, le progrès des Lumières et la révolution industrielle annoncent la « mort de
Dieu », la sécularisation des sociétés modernes.
Mais en remplacement, on a inventé l’humanisme avec un homme maître de lui
comme de l’univers, cultivant ses dispositions rationnelles et morales dans la poursuite du
progrès et du bonheur.
C’est un nouvel idéal qui nie le monde réel. Il faut tuer cet homme-là qui est dans
l’illusion d’être un sujet absolu, unifié et maître de sa volonté et qui n’est en réalité que l’effet
involontaire de pulsions contradictoires, de forces vitales et sociales insoumises. (*1)
Volonté de puissance
Chez Nietzsche, ce terme ne désigne pas un appétit de pouvoir, un désir d’exercer
une suprématie sur les autres à l’œuvre dans notre inconscient.
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Ce n’est pas une volonté qui vise une puissance extérieure, un but, une finalité
extérieure, mais une volonté qui veut son propre accroissement, son intensification
permanente, celle de la vie.
Elle ne recherche ni bonheur, ni progrès, ni liberté, elle se veut seulement elle-même,
volonté de volonté et ceci de façon aveugle. (*1)
Que reconstruire ?
La vie intense
Il renverse la conclusion de Schopenhauer et considère que l’absurdité du monde est
une chance pour la vie, elle est libre de toute entrave idéologique pour être elle-même et à
elle seule sa propre loi et son unique horizon.
La valeur la plus profonde de la vie, c’est son intensité. Il faut réconcilier les forces
vitales en nous afin que toutes se développent en harmonie, sans qu’aucune ne soit réprimée
par un point de vue absolu, extérieur et supérieur au réel. (*1)
Nous pouvons consentir au déterminisme et à la nécessité, l’aimer et de cette volonté
de jouissance naît un contentement, une joie. (*2)
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Le surhomme et la grande santé
Le surhomme est l’être qui sait sa volonté seulement libre d’acquiescer au
déterminisme qui la caractérise. Ses qualités sont :
• La faculté d’oublier, c’est faire table rase dans notre conscience pour des choses nouvelles.
• Vivre dans l’instant, c’est rejeter le ressentiment du passé et les vertus optimistes du futur et
accepter l’éternel retour, celui des thèmes et des acteurs essentiels, non de l’accessoire.
• Pratiquer l’Amor Fati qui est l’acceptation et le consentement joyeux au monde, un
fatalisme heureux et confiant. (*2)
Une sagesse tragique
La maladie de notre époque est celle du vouloir. Ce sont les fatigués, les souffrants,
les anxieux qui aspirent à l’absence de douleur, à la paix, à l’immobilité, au repos.
Pour lui, ce sont les décadents qui forgent une éthique du bonheur (Pyrrhon,
Epicure…)
Le choix des forts est d’être des messagers de douleur, des semeurs de doutes, de
soupçons, d’inquiétude, inventant des douleurs nouvelles, mais aussi, corrélativement des
bonheurs nouveaux. « Il faut augmenter la douleur dans le monde si nous voulons
augmenter le plaisir et la sagesse ».
Les hommes supérieurs ont bien d’autres souffrances et bien d’autres joies que les
hommes communs. (*3)
Rire, danse, ivresse
Pour lui, le rire est ce qui fait éclater les certitudes en congédiant le sacré et la
transcendance. Il réduit le réel à sa nature véritable sans ses hypothèses et ses attributs
mensongers.
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Danser, c’est tromper l’espace et narguer la pesanteur, passer outre la condition
tellurique pour accéder au surhumain.
L’ivresse ou l’extase sont les retrouvailles du corps avec lui-même. Il faut promouvoir
Dionysos plutôt que le crucifié, la Vie contre la Mort. (*2)
L’art libéré
En libérant pulsions, inconscient, irrationnel du joug imposé par les idéaux, par
l’académisme, Nietzsche ouvre la voie à l’art moderne.
C’est grâce à lui que le XXème siècle va déconstruire la figuration en peinture, la
tonalité en musique, les règles traditionnelles en littérature, théâtre, danse, cinéma…
De nouvelles dimensions de l’humanité émergent : sexe, corps, violence, animalité des
humains, virilité des femmes, féminité des hommes… l’être humain redevient charnel. (*1)
Que connaître ?
Anti-théorie de la connaissance
En rester à la théorie traditionnelle de la connaissance des « idées claires et
distinctes » de Descartes condamne à ne voir que la surface des choses.
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Il s’agit d’une part de faire une critique fondamentale de toutes nos certitudes, de la
transparence de la conscience à elle-même, des vérités objectives, de l’universalité de la
morale…
D’autre part, il faut explorer le sous-sol de nos représentations, leurs motivations
profondes, nos stratégies inconscientes visant à légitimer notre rapport conquérant ou craintif
à la vie. C’est un travail de généalogie pour la recherche d’une vérité plus profonde. (*1)
Juger est un symptôme
Le jugement est le signe de peurs inconscientes et de pulsions inavouables que nous
tentons de dissimuler et de légitimer.
Nos jugements et nos actes ne sont que les effets de processus inconscients :
Inconscient (Freud), Infrastructure économique (Marx), Volonté aveugle (Schopenhauer),
Volonté de puissance (Nietzsche)… seuls ces derniers ne croient pas à une science de
l’inconscient.
Pour eux la science aussi est une croyance, certes efficace, mais qui dissimule sous un
discours habile des choix irrationnels ouverts sur la volonté de puissance. Tout est
symptôme, la science aussi. (*1)
Les forts et les faibles
Le réel est un tissu de pulsions et d’instincts multiples.
Les faibles, fragilisés par le conflit de leurs forces adhèrent à des morales, des religions, des
idéologies qui déprécient la vie présente au nom d’un futur radieux. Ils se regroupent en
masses égalitaires et démocratiques.
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Les forts sont ceux dont les forces s’harmonisent entre elles. Ils recherchent la plus
haute intensité de vie dans l’expression la plus achevée de toutes leurs potentialités à chaque
instant. Chacun est alors exceptionnel et fragile tel l’artiste.
« Il faut défendre les forts contre les faibles » dira Nietzsche dans une conception
aristocratique revendiquée. (*1)
Forces actives et réactives
Les forces réactives ne peuvent se manifester qu’au détriment d’autres forces, ce qui
entraîne une déperdition de vie. (Volonté de vérité en philosophie et en science qui ne peut
que s’opposer à l’illusion, l’erreur, c’est-à-dire l’art). « Ce qui a besoin d’être démontré ne
vaut pas grand-chose ».
Les forces actives s’imposent elles, sans avoir à combattre d’autres forces. (Valeurs
esthétiques de l’art, où chacun affirme sa perspective sans chercher à disqualifier ceux qui ne
s’y rallient pas.) « Bach ne réfute pas Vivaldi ». (*1)
1 Alternatives à la connaissance
Il s’agit d’une part dans une démarche critique d’effectuer un examen radical de
toutes nos certitudes : transparence de la conscience à elle-même, vérités objectives de la
science, universalité des valeurs morales…
D’autre part dans une démarche constructive, d’ouvrir une nouvelle facette de la
connaissance, celle de nos représentations afin d’y révéler les motivations profondes :
légitimer notre rapport tantôt craintif tantôt conquérant à la vie.
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Cette démarche généalogique, ainsi que l’art et l’action sont les seules voies pour
appréhender l’immanence de la vie. (*1)
2a La morale d’un immoraliste
Nietzsche n’est ni anarchiste, ni hédoniste, ni romantique. Pour lui, ces choix de vie
sont des états de déchaînement des passions et donc de souffrance et de décadence.
Selon lui, il faut intégrer et maîtriser toutes les forces sans en exclure. Même les idées
chrétiennes qu’il déteste doivent être présentes en nous, mais harmonisées avec les autres.
Un « ennemi intérieur » nous rend plus fort si les forces actives commandent aux forces
réactives. (*1)
2b l’altérité
L’altérité chez Nietzsche se vit selon la double modalité exclusion, intégration.
Pour illustrer ces deux polarités, il met en scène les catégories de Maître : noblesse, grandeur,
singularité, autonomie et d’Esclave : soumission aux règles et lois, passivité, faiblesse et
défaut de volonté de puissance.
Le Maître a pour précepte : «On n’a de devoirs qu’envers ses égaux, tandis qu’à
l’égard des inférieurs et des étrangers, on peut agir à sa guise». Cela ne lui donne toutefois
pas toute licence sur l’Esclave, car toute violence ou agressivité lui ferait perdre sa noblesse
par ressentiment, haine, vengeance, forces de mort qui feraient de lui à son tour un Esclave.
(*2)
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3 L’éternel retour
Vivre de telle sorte que l’on souhaite revivre est une invitation à multiplier les
moments de notre existence libres et intenses, qui en valent vraiment la peine, les moments
de grandeur, « d’Amor Fati », de oui sans réserve au monde au détriment de ceux qui sont
contraints et affaiblissants.
« Tout plaisir veut l’éternité ». Le plein accord, la réconciliation avec le présent, la
« légèreté du danseur », valent grain d’éternité qui nous sauve de l’angoisse de la mort.
« J’assume à l’infini ce que je suis ». (*1)
Puisqu’il n’a pas de délivrance, la pensée d’un éternel retour est la plus vivante, la plus
affirmative à l’égard du monde, la plus débordante de courage. Ce que nous craignons le
plus, c’est la condamnation à perpétuité de notre vie présente. (*4)
C’est aussi un instrument de sélection : « Que disparaissent ceux qui sont anéantis par
ces mots ». (*3)
L’univers est sans but et n’atteint jamais un état final. Il n’a pas commencé.
L’univers est fini car les forces de la volonté de puissance sont finies, mais le temps infini
offre la possibilité d’une infinité de retours. (*1)
Comment situer Nietzsche ?
Nietzsche et le christianisme
Pour lui, le Christianisme n’a jamais été fidèle à l’inspiration de Jésus, il en a été son
exact opposé. Seule est chrétienne la pratique chrétienne, non la croyance et la foi.
« Il n’y a jamais eu qu’un Chrétien et il est mort sur la croix ».
Le bouddhisme à bien des égards est plus fidèle à l’inspiration de Jésus : « La Bonne
nouvelle c’est que la vraie vie, la vie éternelle est trouvée, elle n’est pas promise, elle est là,
elle est en vous… »
Au lieu d’une nouvelle pratique, il y eut un nouveau culte qui apprend à condamner,
à torturer, à haïr et un monde peuplé de causes imaginaires mis en place par Paul (Dieu, âme,
Dieu en croix dont on boit le sang…) (*3)
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Le scepticisme en philosophie
Le fait que la substance de toutes choses finies puisse être le rien, qu’il faille voir par
soi-même et non croire, qu’on ne puisse rien connaître hors l’expérience, qu’il ne peut y
avoir de bonheur sans douleur, qu’après la mort, il puisse y avoir un néant définitif, sont des
connaissances que seuls quelques philosophes et sages particulièrement éveillés ont compris.
•Ainsi Pyrrhon, Montaigne, Nietzsche, mais aussi Bouddha font partie de ceux-là. (*3)
Critique de la pensée nietzschéenne
Une sagesse insoutenable
L’avancée apportée par la philosophie de Nietzsche est de montrer que notre
conscience n’est pas transparente à elle-même, un inconscient y est caché qui nous
détermine.
Mais la déconstruction de la morale le conduit à un éloge de la guerre et à une critique
de la pitié, du souci humanitaire, au bénéfice des plus forts. Comment faire société dans ces
conditions ? (*1)
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L’impasse du relativisme
Pour lui, toute démonstration est inutile puisque la notion même de vérité est une
illusion.
« Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ».
L’inconvénient de ce type de raisonnement est que tout point de vue devient légitime car il
n’est plus possible de les hiérarchiser. Négationnisme et révisionnisme deviennent alors
licites, ce qui n’est pas acceptable.
Sans morale et sans vérité, le débat d’idées devient un champ de bataille où seuls
triomphent la puissance et la ruse. (*1)
Quelques citations
Le monde est un chaos traversé de flux et ce pour l’éternité. C’est le monde de la volonté de
puissance. (*2) Il en résulte que :
• « La véritable, la grande angoisse, c’est celle-ci : le monde n’a plus de sens ». (La volonté
de puissance)
• « Le monde apparent est le seul ». (Crépuscule des dieux)
• « On a inventé une notion de l’au-delà, une notion de vrai monde pour dévaloriser le seul
qu’il y ait, pour ne plus laisser ni but ni raison, ni devoir à notre réalité terrestre ». (Ecce
homo)
• « L’individu n’est jamais sous quelque angle qu’on le considère, qu’un fragment de fatum, il
n’est jamais qu’une loi de plus, avec nécessite de plus pour tout ce qui vient et qui sera ».
(Crépuscule des dieux)
• « Jadis vous fûtes singes et maintenant encore plus singe est l’homme que n’importe quel
singe. Mais le plus sage d’entre vous, celui-là n’est aussi qu’un discord et un hybride de
végétal et de spectre ». (Ainsi parlait Zarathoustra)
•
Textes rassemblés par Serge Naud
Références :
(*1) Luc Ferry & Claude Capelier - La plus belle histoire de la philosophie - Robert Laffont 2014
(*2) Michel Onfray - La Sagesse tragique - LGF - 2006
(*3) Marcel Conche - Nietzsche et le bouddhisme - Encre marine - 1997
(*4) Quentin Meillassoux - La condamnation à perpétuité - Philosophie Magazine - 2015
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