Perception et interprétation Pouvons-nous percevoir le réel sans l’interpréter ? Terminale L Mai 2016 Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 1 / 49 Sommaire 1 Les différentes utilisations de la notion d’interprétation L’interprétation philologique L’interprétation artistique L’interprétation traduction L’interprétation juridique L’interprétation philosophique 2 Une petite histoire de l’herméneutique 3 L’interprétation de notre présence au monde 4 L’herméneutique de Martin Heidegger Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 2 / 49 Les différentes utilisations de la notion d’interprétation La notion d’interprétation s’utilise dans différents domaines des sciences humaines. Globalement, nous pouvons distinguer 5 utilisations différentes, et même si nous nous intéresserons surtout à la dernière, il est bon de les garder en mémoire. Il y a donc : 1 L’interprétation philologique ; 2 L’interprétation artistique ; 3 L’interprétation traduction ; 4 L’interprétation juridique ; 5 L’interprétation au sens philosophique : l’herméneutique. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 3 / 49 L’interprétation philologique L’interprétation philologique concerne l’interprétation des textes, que ce soit des textes religieux, ou d’autres textes profanes. On distingue l’interpretandum, l’objet de l’interprétation, de l’interpretans, l’interprète. L’interprète peut avoir à élucider une phrase, un mot, mais parfois aussi un ouvrage, une pensée, un auteur. En règle générale, on interprète un texte parce qu’il présente une obscurité que l’interprétation doit lever. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 4 / 49 L’interprétation artistique Elle concerne les arts d’interprétation que les anglais appellent performing arts : la danse, le théâtre, l’opéra, la musique. Interpréter veut dire ici que l’on exécute ou que l’on joue une œuvre, en suivant un texte ou une partition. Il ne s’agit pas ici de lever une obscurité, mais de jouer ou exécuter une œuvre. L’interprétation réalise l’œuvre qui sans elle resterait en un certain sens dans un état virtuel. Il ne faut pas confondre cette interprétation artistique avec l’interprétation critique qui sera faite par des journalistes pour déterminer si l’artiste a été fidèle ou non à l’auteur de l’œuvre. Cette forme d’interprétation demande une certaine virtuosité (particulièrement en musique, mais c’est valable aussi pour les autres arts). Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 5 / 49 L’interprétation traduction On donne aussi le nom d’interprète à celui qui traduit une langue en une autre langue. Lorsque les présidents de différents pays se rencontrent, ils ont besoin d’interprètes. Le mot traduction est plutôt utilisé lorsqu’il s’agit de traduire des écrits, et c’est le mot interprétation qui s’utilise plutôt pour les échanges oraux. Il ne s’agit pas ici de lever une obscurité ni de faire preuve de virtuosité mais plutôt d’assurer la communication et la compréhension. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 6 / 49 L’interprétation juridique C’est le fait de chercher à appliquer une loi générale au cas particulier qui se présente. Elle a pour but de trancher un litige actuel entre la victime et le coupable supposé, en appliquant une loi qui par nature est forcément générique au cas particulier des personnes en présence. Cette interprétation va donc dire quel est le droit dans ce cas. Elle peut faire jurisprudence. Elle a un rôle dans l’application concrète de la loi. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 7 / 49 L’interprétation philosophique Aujourd’hui en philosophie, le mot interprétation désigne quelque chose de plus vaste que ces interprétations que nous venons de décrire. Nous le devons à Nietzsche et à son mot célèbre qu’il semble avoir dit dans son livre La Volonté de Puissance : « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations ». Le terme d’interprétation vient alors pointer un aspect fondamental de notre condition humaine, savoir que nous ne vivons pas sans interprétation. Nous pouvons appeler cette forme générale d’interprétation : l’interprétation de notre présence au monde. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 8 / 49 L’herméneutique On appelle herméneutique la philosophie de cette manière générale de voir l’interprétation. L’herméneutique est donc la science de l’interprétation ou la philosophie de l’interprétation (on trouve les deux expressions). Beaucoup de philosophes contemporains vont jusqu’à dire que la philosophie se réduit à l’herméneutique. C’est vous dire l’enjeu de cette notion dans l’histoire de la philosophie. Nous parlerons maintenant essentiellement de l’herméneutique. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 9 / 49 Sommaire 1 Les différentes utilisations de la notion d’interprétation 2 Une petite histoire de l’herméneutique Étymologie d’herméneutique Quelques repères historiques 3 L’interprétation de notre présence au monde 4 L’herméneutique de Martin Heidegger Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 10 / 49 Étymologie d’herméneutique Herméneutique vient du grec hermèneuô qui veut dire : Traduire ; Expliquer ; Exprimer. Dans ces 3 cas, il a le sens d’amener à la compréhension. Origine mythologique Le dieu messager des grecs était Hermès. On lui attribuait l’invention du langage et de l’écrit qui sont les principaux instruments herméneutiques. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 11 / 49 Quelques repères historiques Pour ne pas surcharger trop l’aspect historique de la question, je me contenterai de vous donner quelques étapes importantes dans le développement de l’herméneutique : 1 Aristote avec son livre De l’interprétation ; 2 Le développement d’une méthode d’interprétation de la Bible avec les théologiens chrétiens du moyen-âge ; 3 L’impact de la Réforme au XVème et au XVème qui va accorder une importance encore plus grande à l’interprétation ; 4 Le théologien luthérien J.C. Dannhauer, 1603-1666, qui utilisera le premier le terme d’herméneutique dans un titre de livre ; 5 Le théologien, philologue, philosophe et pasteur allemand, Fiedrich Schleiermacher, 1768-1834 ; Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 12 / 49 Quelques repères historiques 6 Le philosophe protestant (calviniste) Wilhelm Dilthey, 1833-1911, qui va influencé les deux philosophes listés ci-après ; 7 Le tournant majeur qui fait que cette notion fait partie du programme actuel de philosophie, a été réalisé par le philosophe allemand (d’origine catholique) Martin Heidegger, 1889-1976. Il a influencé de nombreux philosophes français. 8 Le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer, 1900-2002, a fortement contribué à faire connaître son maître Heidegger, et c’est lui qui a fait rentrer l’herméneutique comme l’un des courants principaux de la philosophie contemporaine. 9 Enfin, le philosophe protestant Paul Ricœur, 1913-2005, est le philosophe français qui a le plus développé l’herméneutique philosophique en France, même si beaucoup d’autres philosophes du XXème ont été fortement influencés par la pensée de Martin Heidegger. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 13 / 49 Aristote Dans la conception grecque de la notion d’herméneutique, il y avait 2 dimensions : Une dimension sacrale, qui concernait l’interprétation que faisait les oracles ; Une dimension profane qui consistait en une analyse purement linguistique. C’est cette dernière dimension qui intéresse Aristote. Dans son livre Peri Hermèneias, traduit en français par De l’interprétation, il s’intéresse surtout aux éléments qui constituent la proposition et qui va donc lui permettre de véhiculer un sens. Ce qu’il faut retenir pour nous aujourd’hui : En suivant Aristote, il s’agit de considérer que la proposition, la phrase, traduit ou interprète la pensée en mots. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 14 / 49 Le christianisme médiéval L’arrivée du christianisme apporte une nouveauté à la notion d’interprétation, car même si les stoïciens et les juifs avaient déjà formulé des principes pour l’interprétation, c’est à partir de Saint Paul que les chrétiens vont chercher à lire l’Ancien Testament à la lumière de la venue du Christ, et donc fixé des règles d’interprétation des Écritures. Il s’agissait alors de repérer dans l’Ancien Testament des allusions à la personne et à la vie de Jésus. Les théologiens du Moyen-Âge, dont particulièrement Origène 185253, Saint Grégoire le Thaumaturge, 214-270, et Jean Cassien, 360-435, fixèrent la doctrine du quadruple sens de l’Écriture. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 15 / 49 Le christianisme médiéval Ces théologiens distinguaient quatre sens différents dans l’Écriture, reprenant en partie ce qui se faisait déjà chez les juifs. Nous pouvons évidemment essayé de voir ce que cela peut donner pour d’autres textes. Voici ces quatre sens distincts : 1 Le sens littéral que l’on découvre en faisant des études linguistiques et grammaticales ; 2 Le sens allégorique qui porte généralement sur les dogmes de l’Église ; 3 Le sens moral ou tropologique qui porte sur la conduite du croyant, sur sa manière de se comporter dans la vie et avec les autres ; 4 Le sens anagogique ou mystique qui vise à révéler des vérités d’ordre eschatologique, et à faire progresser l’homme vers la sainteté (anagogique veut dire « élever ou faire monter »). Aujourd’hui, nous avons hérité de ces distinctions de sens, la distinction entre le sens littéral et le sens figuré d’un mot, d’une expression ou d’un texte. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 16 / 49 Le christianisme médiéval Distique à retenir qui résume les 4 sens de l’Écriture : Ittera gesta docet, quid credas allegoria, Moralis quid agas, quo tendas anagogia. La lettre enseigne les faits, l’allégorie ce que tu dois croire, La morale ce que tu dois faire, l’anagogie ce que tu dois viser. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 17 / 49 Impact de la Réforme Protestante La Réforme voulant se détacher de la tradition véhiculée par la hiérarchie ecclésiale, va développer un retour aux textes anciens. Le texte de la Bible ne doit se comprendre alors que par la Bible elle-même. On retrouve ce principe dans la célèbre formule de Martin Luther, 1483-1546 : sola scriptura, l’Écriture Sainte se suffit à elle-même pour la comprendre. Il proclame l’autosuffisance herméneutique des Écritures. Leur clarté est de principe : scriptura sui ipsius interpres, l’Écriture est son propre interprète. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 18 / 49 Impact de la Réforme Protestante Le concile de Trente, 1545-1563, le 19ème Concile de l’Église Catholique (sur 21), va répondre à la Réforme Protestante. On appellera souvent cette réponse, la Contre-Réforme. Il réaffirme le caractère indispensable de la tradition pour l’interprétation des passages obscurs des textes en précisant qu’il est vain d’opposer scriptura et traditio, étant donné que les deux procèdent d’un même esprit. La théologie protestante se trouve ainsi mise au défi de concevoir une clef de lecture susceptible d’éliminer l’obscurité des Écritures en se fondant sur le seul texte biblique. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 19 / 49 Impact de la Réforme Protestante Les débats philosophiques modernes concernant l’herméneutique viennent essentiellement du fait que la République Française a choisi délibérément l’athéisme ou le protestantisme contre le catholicisme. Les philosophes qui traitent de l’herméneutique sont en effet soit des athées, soit des protestants, soit d’anciens catholiques qui sont devenus presque des anti-catholiques. L’orientation de la philosophie vers l’herméneutique n’est donc pas un choix neutre. Pour comprendre les enjeux de l’herméneutique, il ne faut donc pas seulement lire les grands philosophes qui se réclament de ce courant de pensée, mais aussi ceux qui appartiennent aux autres courants. Cela demande donc beaucoup de lectures et beaucoup de recul : c’est le prix a payer pour une véritable neutralité. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 20 / 49 Sommaire 1 Les différentes utilisations de la notion d’interprétation 2 Une petite histoire de l’herméneutique 3 L’interprétation de notre présence au monde 4 L’herméneutique de Martin Heidegger Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 21 / 49 L’interprétation de notre présence au monde Aujourd’hui, à la suite de Nietzsche, certains philosophes peuvent avoir tendance à soutenir que « tout est interprétation ». Ils ont étendu la question de l’herméneutique qui portait au départ, dans son origine religieuse, sur le sens des Écritures, à toutes nos expériences de compréhension du réel. Ce n’est plus seulement les textes qu’il faut interpréter mais aussi ce que nous donne nos sens. Toute perception serait déjà une interprétation. Remarques logiques : Si « tout est interprétation », alors l’affirmation qui consiste à dire que « tout est interprétation » est aussi une interprétation ! Pourquoi cette interprétation devrait-elle être considérée comme plus vraie que les autres ? Cela ne revient-il pas à détruire l’idée même de vérité ? Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 22 / 49 L’interprétation de notre présence au monde Différents sens de l’expression « tout est interprétation » : Un sens cognitif : il n’y a pas de connaissance du monde sans un schème préalable, une sorte de pré-mise en forme qui viendrait de la structure de notre pensée, une interprétation qui s’opérerait déjà au niveau de notre appareil perceptif ; Un sens plus idéologique : toute vision du monde serait guidée par des intérêts plus ou moins avoués. C’est un peu le principe des critiques conduites par Marx, Nietzsche et Freud et c’est pourquoi on les appelle les philosophes du soupçon ; Un sens historique : toute interprétation est fille de son temps, de ses paradigmes et de ses échelles de valeur. Un sens linguistique : le langage renfermerait déjà toute une interprétation du monde, qui formerait la matrice de toutes les interprétations. C’est ce dernier sens qui semble prévaloir aujourd’hui. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 23 / 49 L’ubiquité de l’interprétation Il semblerait que nous ayons une ubiquité de l’interprétation Par cette expression, ubiquité de l’interprétation, on désigne le fait que pour de nombreux philosophes contemporains, la formule de Nietzsche, « tout est interprétation » serait à prendre à la lettre. L’ubiquité désignant le fait de pouvoir être en plusieurs endroits à la fois, ici, cette expression voudrait dire que l’interprétation serait partout. Ainsi l’interprétation, et donc l’herméneutique (la science de l’interprétation), se sont imposées comme des thèmes incontournables en philosophie. Toute philosophie serait même une herméneutique ! Même celle de ceux qui s’opposeraient à l’herméneutique ! Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 24 / 49 L’ubiquité de l’interprétation Questions que posent cette ubiquité de l’interprétation Que devient la notion de vérité ? Que devient la distinction entre le bien et le mal ? Que deviennent les questions éthiques ? Si tout relève de l’interprétation, comment départager les interprétations les unes des autres ? Cela ne revient-il pas à laisser libre champ à une nouvelle forme de loi du plus fort ? Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 25 / 49 Sommaire 1 Les différentes utilisations de la notion d’interprétation 2 Une petite histoire de l’herméneutique 3 L’interprétation de notre présence au monde 4 L’herméneutique de Martin Heidegger Une herméneutique de la facticité Une herméneutique du comprendre Herméneutique et Aufklärung Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 26 / 49 L’herméneutique de Martin Heidegger Avec Martin Heidegger, 1889-1976, l’herméneutique va devenir une véritable philosophie : Elle change d’objet : elle ne porte plus sur les textes ou les sciences interprétatives, mais sur l’existence elle-même. On parle de tournant existential de l’herméneutique. Elle change aussi de vocation. Elle n’est plus une technique d’interprétation parmi d’autres, ne fournit plus des normes pour désigner les bonnes interprétations, et n’est plus une méthode d’interprétation. Elle obtient une fonction plus phénoménologique, plus « destructrice » au sens libérateur du mot : elle sera une réflexion qui porte sur l’interprétation et ces méthodes et une véritable philosophie de l’existence, qui vise à donner à l’homme un chemin de retour à une vie authentique. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 27 / 49 Une herméneutique de la facticité Une herméneutique de la facticité Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 28 / 49 Une herméneutique de la facticité Heidegger appelle facticité : L’existence concrète et individuelle qui n’est pas d’abord pour nous un objet d’étude ou de réflexion, mais une aventure dans laquelle nous sommes projetés et à laquelle nous pouvons nous éveiller ou non. L’herméneutique de la facticité peut alors être comprise en deux sens différents qui repose sur la distinction en grammaire entre génitif subjectif et génitif objectif : Dans l’expression « la peur de mes ennemis », le génitif « de mes ennemis » peut désigner : soit la peur que nous avons des ennemis, le mot « ennemis » est alors l’objet de ma peur, on a donc un génitif objectif ; Soit la peur que les ennemis ont de nous : nous sommes alors les sujets de cette peur, c’est donc un génitif subjectif. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 29 / 49 Une herméneutique de la facticité : génitif objectif Au sens objectif, l’herméneutique de la facticité désigne le fait que la philosophie a pour objet l’existence humaine qui est comprise comme ens hermeneuticum : L’homme est un « être herméneutique » : Il est un interprète qui vit toujours déjà dans des interprétations qui lui sont données et qui peuvent l’éloigner de lui-même, l’aliéner. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 30 / 49 Une herméneutique de la facticité : génitif subjectif Au sens subjectif, l’herméneutique de la facticité suggère que cette interprétation doit être effectuée par l’existence elle-même : Elle pratique de manière plus ou moins inconsciente une interprétation de son rapport au monde en vivant déjà au sein de certaines interprétations ; Elle peut déterminer son orientation vitale fondamentale et se libérer des interprétations « aliénantes » de son être. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 31 / 49 La notion de Dasein Importance de la notion de Dasein chez Heidegger Il utilise le mot allemand dasein, pour désigner notre spécificité. L’homme est un dasein, et c’est le seul étant, selon lui, à l’être. Ce terme peut être traduit par l’expression : « l’être-qui-est-jeté-là ». Il désigne cet être qui est à chaque fois mien, qui n’est pas d’abord pour moi un « objet » se trouvant en face de moi, mais un rapport à soi sur le mode de la préoccupation, du souci (sorge en allemand), de l’inquiétude radicale. L’expression « souci de soi », serait même selon lui tautologique, puisque notre "soi" serait d’abord « souci ». La nature du Dasein se résume dans le mot Sorge, qui ne suggère aucune propriété substantielle (aucune essence), mais qui évoque plutôt quelque chose comme un mouvement, un élan hors de soi vers ce qui appelle la préoccupation, le souci, l’inquiétude, ainsi qu’une attention portée à soi-même. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 32 / 49 Le Dasein et l’herméneutique Le Dasein est toujours pris dans une herméneutique de la facticité (notre aventure dans laquelle nous sommes jetés), car il est à la fois : Capable d’interprétation ; En attente et en besoin d’interprétation en raison de son être-souci, son Sorge ; Un être qui vit depuis toujours au sein d’une certaine interprétation de son être, interprétation qui peut être aliénante et qui peut donc l’éloigner de son authenticité. Être authentique pour Heidegger, c’est prendre conscience de soi, sans se laisser détourner de soi par le monde des étants. Le Dasein n’est pas un étant comme les autres, il est le seul qui éprouve véritablement un souci d’être, il est le seul à pouvoir se poser la question de l’être, de son être. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 33 / 49 Rôle de l’herméneutique de la facticité Puisqu’il s’agit de secouer l’existence, d’éveiller le Dasein pour qu’il prenne conscience de ce qu’il est, il faut donc détruire les interprétations qui le maintiennent dans son état d’assoupissement : Martin Heidegger, Herméneutique de la facticité « L’herméneutique n’accomplit sa tâche que par le biais de la destruction » Si nous avons besoin d’une destruction, c’est que dans notre existence nous cherchons à nous éviter nous-même : Taraudée par le souci de soi, nous essayons de nous décharger de notre inquiétude radicale que nous sommes pour nous-même. Nous cherchons à nous apaiser, à nous éviter, et nous succombons ainsi à la tendance à la déchéance. Nous succombons à la médiocrité dictée par le « on » et l’opinion publique. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 34 / 49 Rôle de l’herméneutique de la facticité L’herméneutique nouvelle que Heidegger veut mettre en place a pour but de dévoiler le résultat d’un recouvrement qui n’a rien d’innocent : Ce recouvrement, cet oubli, se fonde sur une auto-dissimulation de l’existence qui en occultant le thème de l’être cherche surtout à fuir son être fini et mortel. Cela donne un double oubli : I I Un oubli de soi-même comme tâche, projet, souci ; Un oubli de l’être comme thème fondamental de la philosophie. L’herméneutique aura donc pour tâche de détruire ce recouvrement, ce voile. Il y aura donc 2 herméneutiques à conduire (2 destructions à conduire concernant les interprétations déjà faites) : I I Une herméneutique de l’existence elle-même ; Une herméneutique l’oubli philosophique de l’être qui s’annonce sous le nom d’une destruction de l’histoire de l’ontologie ; Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 35 / 49 Une herméneutique du comprendre Une herméneutique du comprendre Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 36 / 49 Une herméneutique du comprendre Pour Heidegger, l’interprétation et la compréhension sont deux pouvoirs humains liés. L’herméneutique de la facticité qu’il met en avant, conduit inévitablement à se poser la question de savoir quelle est la nature de toute compréhension. Heidegger rompt encore une fois avec la tradition antérieure : Au lien de définir la compréhension comme une intellection (intelligere) ou une connaissance, Il la définit plutôt comme un pouvoir, une capacité, un savoir-faire, une habileté. Il utilise la locution allemande sich auf etwas verstehen qui veut dire : « s’y entendre à quelque chose », « en être capable ». Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 37 / 49 Une herméneutique du comprendre Comprendre devient plutôt une sorte de « se comprendre à », néologisme qui essaie de faire passer dans la langue française la forme pronominale de l’expression que veut mettre en évidence Heidegger ; Je préfère utiliser un verbe français un peu tombé en désuétude en le pronominalisant : se pourpenser. En effet, pourpenser veut dire méditer longuement ou encore penser mûrement à un but donné. En effet, la compréhension m’implique dans l’exercice, ce n’est pas seulement le fait de saisir un objet extérieur à moi-même, C’est plutôt une certaine puissance qui vient de moi et qui se déploie et se risque aussi dans la compréhension. Liée à mon existence propre et à mon inquiétude fondamentale (Sorge) qui la concerne, toute compréhension aura la structure d’un projet. La compréhension se tient donc toujours dans une structure d’anticipation. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 38 / 49 Compréhension et structure d’anticipation Cette anticipation n’est pas au départ un projet conscient. Cela va être la tâche du philosophe de le rendre conscient, pour justement qu’un véritable choix puisse se faire. Cette anticipation est le fait d’un « projet jeté » . La compréhension est toujours déjà jetée dans l’existence, elle se nourrit donc de projets de compréhension qui sont autant de possibilités de se tirer d’affaire dans le monde. Cette analyse de la compréhension toujours déjà à l’œuvre dans notre manière d’être au monde, que nous en soyons conscient ou non, vient sans doute de sa réflexion sur la notion d’existence. Reprenant l’étymologie du mot existence, ex-sistere, qui veut dire se tenir hors de soi, il voit l’homme comme celui qui se projette sans cesse, celui qui se projette dans l’avenir, qui envisage toujours des possibilités, qui est toujours déjà projet. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 39 / 49 Compréhension et structure d’anticipation L’homme comprend qu’il existe et qu’il peut cesser d’exister (mourir), son existence est donc sa première préoccupation. Il ira même jusqu’à dire que « l’essence du Dasein réside dans son existence ». Jean-Paul Sartre s’en souviendra quand il dira : « l’existence précède l’essence » : cela peut vouloir dire en effet que nous sommes toujours d’abord déjà projet avant de savoir ce que nous sommes. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 40 / 49 Compréhension et structure d’anticipation Remarquons que cette vision s’oppose à la pensée de Thomas d’Aquin, pour qui notre essence précède notre existence. Pour Heidegger et Sartre, l’homme n’a pas de nature pré-définie, il peut lui-même la choisir ; Pour Thomas d’Aquin, l’homme a une nature qui lui est donnée par Dieu, il peut la réaliser pleinement ou refuser de la réaliser. Nous avons là deux courants de pensée inconciliables, avec des conséquences immédiates sur la notion de liberté. D’un côté, l’homme serait son propre créateur, de l’autre l’homme est une créature libre. Pour les uns, un homme mâle ne serait pas forcément un homme mâle, il pourrait devenir une femme (transsexualité, transhumanisme ?), pour les autres un homme mâle peut s’épanouir en s’acceptant comme mâle. Du point de vue des donnés de la biologie, un transsexuel qui serait devenu une femme après plusieurs opérations de chirurgie esthétique, voit-elle ses cellules changer de sexe ? Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 41 / 49 Herméneutique et compréhension Selon Heidegger, il est possible d’éclairer cet être-projeté. Il est possible de tirer au clair ces anticipations. Cet éclaircissement s’accomplira par ce qu’il appelle l’Auslegung, qui veut dire interprétation dans le langage courant, mais dont la construction évoque l’idée d’un débroussaillement ou d’une explicitation. L’interprétation devient l’éclaircissement critique d’une compréhension déjà donnée et qui ne saurait être pure innocence. L’herméneutique de la facticité, c’est-à-dire la philosophie, aura alors pour rôle de mettre en évidence la structure de cette compréhension primordiale déjà présente dans notre vie, en la soumettant à ce qu’il appelle l’Auslegung, que l’on peut traduire par « interprétation explicitante ». Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 42 / 49 Triple structure de la compréhension Le travail de l’« interprétation explicitante » met en évidence l’existence d’une triple structure à l’intérieur de toute compréhension : 1 Un « pré-acquis » (Vorhabe), c’est-à-dire un horizon à partir duquel elle comprend ; 2 Une « pré-vision » (Vorsicht), car elle s’effectue dans une certaine intention ou une certaine visée ; 3 Une « pré-saisie » (Vorgriff) puisqu’elle se déploie au sein d’une conceptualité qui anticipe sur ce qu’il y a à comprendre et qui n’est peut-être pas innocente. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 43 / 49 Herméneutique et Aufklärung On peut dire que Heidegger reprend la problématique de l’Aufklärung, des Lumières, en allant encore plus loin que ce qu’Emmanuel Kant avait fait : Emmanuel Kant appelait à utiliser par soi-même sa raison et à ne pas accepter d’être sous la tutelle d’une autre raison que la sienne. Il finissait par montrer le caractère précaire de notre connaissance scientifique. Cependant, il reconnaissait le point de vue indépassable de notre connaissance morale dans la mesure où elle venait de la raison ellemême. On peut se demander si Heidegger, ne franchit pas une limite supplémentaire, puisqu’il ne vise pas seulement la connaissance mais l’existence elle-même. L’existence étant toujours déjà une pré-compréhension, il revient à la philosophie (de Martin Heidegger ?) de détruire ce préjugé en mettant en évidence par une interprétation explicitante les présupposés qu’il véhiculait inconsciemment. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 44 / 49 Herméneutique et Aufklärung Il est possible alors que les valeurs morales elles-même soient alors des pré-compréhensions qui demandent à être explicitées, c’est-à-dire détruites. Il reste à savoir ce que Martin Heidegger propose à la place. C’est là évidemment que son passé en lien avec les nazis vient poser problème car les valeurs morales que nous véhiculons ne s’incarnent pas d’abord dans les mots ou les écrits que nous produisons, mais d’abord dans les actes que nous posons ! Peut-on être un prophète de la morale sans d’abord être exemplaire dans nos actes ? Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 45 / 49 Ouverture : Emmanuel Kant et l’Aufklärung Kant, Qu’est-ce que les lumières ?, 30 septembre 1784 « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » Sapere Aude ! La devise Sapere Aude !, qui se traduit littéralement par Ose savoir ! ou Ose être sage !, vient du poète latin Horace, né en -65 et mort en -8, l’un des poètes officiels du premier empereur romain Auguste. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 46 / 49 Ouverture : la citation originale d’Horace Horace, Épîtres 2, 1 : « Si vous ne demandez avant le jour un livre avec une lumière, si vous n’appliquez votre esprit à de graves études et à d’honnêtes travaux, vous veillerez sans cesse tourmenté par l’envie ou par l’amour. Que le moindre objet blesse votre œil, vous l’en retirez aussitôt, et, quand votre âme est corrompue, c’est à l’année prochaine que vous en remettez la guérison ! L’ouvrage commencé est à moitié fait. Osez donc être sage. Commencez. L’homme qui diffère le moment de bien se conduire, attend, comme le paysan, que le fleuve soit écoulé. Mais le rapide fleuve coule et coulera jusqu’à la fin des âges. » Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 47 / 49 Heidegger et l’Aufklärung Revenons un peu sur la notion d’aufklärung que l’on traduit en français par l’expression les Lumières. Le mot allemand, veut précisément dire : mise en lumière, éclaircissement, on pourrait aussi le traduire par élucidation. Heidegger se propose donc d’élucider par sa philosophie, son herméneutique, toute nos compréhensions. Ce que vise Martin Heidegger C’est montrer que la métaphysique occidentale à oublier l’être en tant qu’être ; Qu’elle conçoit abusivement l’homme comme présence subsistante, comme une chose pensante. Il veut revenir à une compréhension plus originelle de l’homme et de l’être en tant qu’être. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 48 / 49 Heidegger et l’Aufklärung D’où lui vient ce projet d’élucidation de notre compréhension ? Je me demande s’il n’y a pas chez Martin Heidegger, une forme de ressentiment à l’œuvre vis à vis de la métaphysique d’Aristote. Je le soupçonne d’ailleurs de ne viser Aristote que parce qu’il est reconnu comme Le Philosophe par Thomas d’Aquin. Cela semble être confirmé par le débat actuel que nous allons entrevoir et qui montre à quel point l’antisémitisme d’Heidegger est plus profond qu’on a trop souvent voulu le reconnaître. Terminale L Perception et interprétation Mai 2016 49 / 49