D o s s i e r t h é m a t i q u e Conséquences fonctionnelles de la chirurgie d’exérèse rectale. Quelle est l’influence des séquelles sur la qualité de vie ? ● E. Rullier* ■ Après exérèse rectale, les séquelles digestives, génito-urinaires et le port d’une colostomie entraînent une altération de la qualité de vie, où prédominent le stress et la dégradation de l’image corporelle. ■ L’évaluation de la qualité de vie est désormais nécessaire, car elle fait partie, avec les données cliniques et économiques, des éléments qui, dans l’avenir, guideront les choix thérapeutiques. L es conséquences fonctionnelles de la chirurgie d’exérèse rectale sont désormais connues. En revanche, l’impact de ces désordres fonctionnels sur la qualité de vie des patients a été peu décrit, principalement en raison de l’insuffisance des moyens d’évaluation de la qualité de vie chez les patients opérés d’un cancer du rectum. Le but de cet exposé est de décrire l’état des connaissances sur les conséquences de l’exérèse rectale en termes de qualité de vie, puis d’aborder les moyens actuellement disponibles pour les évaluer ainsi que leurs intérêts. RÉPERCUSSIONS DE L’EXÉRÈSE RECTALE SUR LA QUALITÉ DE VIE Un patient présentant un cancer du rectum subira plusieurs traumatismes dus aux différents traitements nécessaires dans le cadre * Service de chirurgie digestive, hôpital Saint-André, Bordeaux. Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 2 - juin 2002 ■ La qualité de vie ne peut être évaluée que par des questionnaires spécifiques et validés, le plus adapté après exérèse rectale étant le QLQ-C38 validé par l’EORTC. ■ L’idée que la qualité de vie après exérèse rectale est meilleure sans colostomie est controversée depuis l’utilisation de questionnaires validés ; cela justifie une meilleure information au patient avant toute décision thérapeutique. de sa maladie (chirurgie, radiothérapie et chimiothérapie). L’annonce du diagnostic et la nécessité d’une surveillance au long court constituent d’autres traumatismes. Ces traitements sont susceptibles d’induire des effets secondaires, temporaires ou définitifs pouvant altérer la qualité de vie physique, psychologique et sociale de l’individu. Troubles physiques Après exérèse du rectum, les troubles physiques rencontrés concernent les fonctions digestive, urinaire et génitale. Sur le plan digestif, près de la moitié des patients qui ont eu une exérèse du rectum se plaignent d’un excès de selles et de gaz, de fuites de selles et de la présence de mauvaises odeurs (1, 2). Ces manifestations digestives indésirables sont à l’origine d’une restriction alimentaire et d’une dépendance médicamenteuse pour essayer de régulariser et ralentir le transit intestinal. Ces troubles seraient deux fois plus fréquents chez les colostomisés que chez ceux qui ont eu une chirurgie conservatrice 53 sphinctérienne. Par exemple, la suppression d’au moins deux aliments dans leur alimentation quotidienne a été observée chez 25 % des patients après exérèse rectale conservatrice contre 58 % chez les colostomisés (1). Les troubles urinaires dus à une dénervation vésicale, non intentionnelle ou de nécessité, sont présents de façon temporaire chez près d’un opéré sur deux d’un cancer du rectum et, de façon définitive, chez environ 5 à 10% des patients. Leur fréquence diminue depuis l’amélioration des techniques chirurgicales. Il s’agit principalement d’une dysurie, pouvant être responsable d’une rétention aiguë ou chronique et, plus rarement, d’une incontinence urinaire. La qualité de vie des patients est altérée de façon considérable lorsque, en cas de dénervation complète, le seul raitement efficace est l’autosondage à demeure. La sexualité des patients après exérèse rectale peut être perturbée par le traumatisme des nerfs génitaux lors de la dissection rectale par une exérèse étendue aux organes génitaux internes et par le port d’une colostomie abdominale. Les répercussions sont donc différentes selon le type d’intervention chirurgicale et le sexe des patients. Chez l’homme, le risque d’anéjaculation, et surtout d’impuissance, augmente si l’on effectue une amputation anorectale avec colostomie par rapport à une chirurgie conservatrice sphinctérienne. Le port d’une colostomie ne semble pas gêner l’activité sexuelle de l’homme dans la mesure où la fonction érectile a été préservée. Toutefois, l’impuissance, témoin de la perte de la virilité, est à l’origine d’une dégradation de l’image corporelle due à la perte de l’estime de soi (3). Chez la femme, les conséquences de l’exérèse du rectum sur la sexualité sont moins bien connues. La baisse de l’activité sexuelle après exérèse C h i r u r g i e rectale serait due aux dyspareunies et au sentiment d’avoir un vagin rétréci après à l’opération (4). Le port d’une colostomie chez la femme entraîne une modification profonde de l’image corporelle et une perte du sentiment d’attraction qui diminue encore plus le désir sexuel (3). Troubles psychiques Les patients qui ont subi une exérèse du rectum pour un cancer sont soumis à un état de stress plus important que la population générale et à un risque de dépression plus élevé (5). La prévalence de la dépression était évaluée à 32 % après colostomie définitive et à 10 % après résection rectale conservatrice (1). Ces troubles psychologiques sont dus à l’existence du cancer et aux traitements. La notion de cancer nécessite de gérer le diagnostic avec les incertitudes quant à l’avenir, notamment le risque de perdre son emploi à court terme et sa propre vie à long terme. Les traitements imposent des contraintes et sont la source d’effets secondaires. De plus, certaines séquelles, comme la colostomie, peuvent engendrer des soucis financiers majorant l’état de stress du patient. Une étude canadienne avait montré que le coût annuel des poches de colostomie était trois fois supérieur au prix de leur remboursement et observé un niveau de stress plus élevé chez ces patients (3). En France, tous les types d’appareillage de colostomie, dont le coût moyen est de 150 € par mois, ne sont pas remboursés à 100 %. Troubles sociaux Après exérèse rectale, au moins un tiers des opérés ont une restriction de leurs activités sociales, notamment de leurs loisirs (1). Ils préfèrent rester chez eux, limitent les voyages et évitent les repas à l’extérieur, principalement à cause des troubles digestifs, en particulier du risque de fuite de selles et des contraintes alimentaires. Ainsi, la diminution des loisirs a été observée chez 50 % des colostomisés et dans 18 % des cas après chirurgie conservatrice (1). Une diminution des relations avec les partenaires est également présente chez environ 20 % des opérés du rectum (6). Ces répercussions sociales, à l’origine d’un r e c t a l e véritable isolement, sont fonction de l’individu et seraient plus fréquentes chez le sujet âgé. Un isolement religieux a même été rapporté chez les musulmans, 50 % des colostomisés ne pratiquant plus les prières. Au total, après exérèse du rectum, les patients expriment des troubles physiques, psychiques et sociaux qui altèrent leur qualité de vie de façon globale et où prédominent le stress et la dégradation de l’image corporelle. Par ailleurs, ces troubles seraient plus fréquents chez les colostomisés. POURQUOI ET COMMENT ÉVALUER LA QUALITÉ DE VIE APRÈS EXÉRÈSE RECTALE ? Évaluer la qualité de vie après exérèse d’un cancer du rectum a pour but de donner au patient le meilleur traitement, en tenant compte non seulement des objectifs habituels, c’est-à-dire du taux de guérison et de rechute, mais également du niveau d’acceptabilité de la vie après traitement. Cela suggère la possibilité de comparer la qualité de vie comme on compare les taux de survie entre les différents traitements. Malheureusement, les travaux réalisés jusqu’à présent sur la chirurgie d’exérèse rectale ne permettent pas ces comparaisons, car il s’agit de données rétrospectives utilisant des questionnaires différents pour chaque étude – questionnaires, par ailleurs, habituellement non spécifiques et non validés. Une revue de la littérature récente sur la qualité de vie après exérèse rectale pour cancer a montré que, sur 54 articles publiés entre 1970 et 1997, seulement trois ont utilisé un questionnaire validé (6). Les questionnaires validés évaluant la qualité de vie sont de deux types : les questionnaires génériques, ou généraux, et les questionnaires spécifiques. Les premiers ont pour but de comparer des populations dans leur globalité. Il s’agit du Sickness Impact Profile (SIP), du Nottingham Health Profile (NHP), du Medical Outcome Study Health Survey (SF-36), de l’Euro-Qol, etc. Ces questionnaires sont habituellement peu sensibles, ce qui, en général, ne leur permet pas de détecter une petite diffé- 54 d ’ e x é r è s e rence entre deux populations. Par exemple, il a été rapporté que la qualité de vie était identique après exérèse rectale avec ou sans réservoir colique (7), alors que la supériorité du réservoir venait d’être démontrée préalablement chez ces mêmes patients (8). L’absence de corrélation entre résultats fonctionnels et qualité de vie dans cette étude multicentrique randomisée est due au type de questionnaire (générique) et, probablement, à l’absence de différence majeure en termes de qualité de vie entre les deux groupes. Les questionnaires spécifiques, au contraire, ont pour but de mettre en évidence une différence au sein d’une population ciblée, c’est-à-dire atteinte d’une pathologie précise. Le Gastro Intestinal Quality of Life Index (GIQLI), validé en français (9), pourrait être utilisé pour les maladies colorectales. Il manque cependant de spécificité pour la pathologie anorectale, car il ne permet pas de différencier les conséquences d’une constipation de celles d’une incontinence (10). Le Fecal Incontinence Quality of Life, ou FIQL (11), récemment validé en français, serait probablement le questionnaire le plus sensible pour détecter une différence de qualité de vie après exérèse rectale, le handicap le plus notoire étant l’existence de fuites anales. Cependant, comme le GIQLI, il ne prend pas en compte le fait que le patient est porteur d’une pathologie cancéreuse. Depuis 1999 est disponible un questionnaire spécifique des cancers colorectaux (12). Il est issu d’un questionnaire spécifique du cancer (QLQ-C30), construit et validé à l’échelon européen (EORTC) pour les essais thérapeutiques en cancérologie. Par la suite ont été développés des modules spécifiques d’un organe, rattachés au précédent. Le premier module à être validé et disponible en plusieurs langues, dont le français, est celui du cancer colorectal, le QLQ-CR38. Il comprend 38 questions, évaluant deux domaines fonctionnels (image corporelle et vie sexuelle) et six échelles de symptômes (miction, symptômes digestifs, effets secondaires de la chimiothérapie, défécation, sexualité et conséquences d’une stomie). Il est, à Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 2 - juin 2002 D o s s i e r l’heure actuelle, le plus adapté pour évaluer la qualité de vie des patients traités pour un cancer du côlon ou du rectum. QU’ATTENDRE DES QUESTIONNAIRES DE QUALITÉ DE VIE EN CHIRURGIE RECTALE ? Une étude récente, réalisée en Allemagne, a comparé la qualité de vie entre 23 patients traités par exérèse rectale avec colostomie définitive et 50 patients traités par exérèse avec conservation sphinctérienne (13). La méthodologie était bonne dans la mesure où l’évaluation était prospective (questionnaire préopératoire, puis six et 12 mois après l’intervention) et a utilisé un questionnaire adapté et validé (QLQ-CR38 couplé au QLQ-C30). Les critiques pourraient porter sur les faibles effectifs, l’absence d’utilisation du réservoir colique dans les anastomoses basses, l’absence de détail quant à l’utilisation de la radiothérapie et l’existence de patients exclus de l’analyse en raison de questionnaires incomplets. Toujours est-il que le score de qualité de vie est apparu, sur certains points comme les troubles du transit (diarrhée et constipation) et l’insomnie, moins bon après anastomoses très basses (< 5 cm) qu’après colostomie. De plus, il existait une détérioration de l’image corporelle et de l’estime de soi avec le temps, aussi bien après chirurgie conservatrice qu’après colostomie. Ces résultats discordants par rapport aux notions traditionnelles de meilleure qualité de vie avec un sphincter préservé ont également été suggérés par une autre étude récente, de méthodologie identique, où le colostomisé, bien qu’ayant une moins bonne image corporelle, avait une meilleure perception de l’avenir (14). Ainsi, on voit bien l’intérêt des questionnaires spécifiques, adaptés et validés, par rapport aux questionnaires génériques, ou non validés. Ils permettent d’identifier cer- Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 2 - juin 2002 t h é m a t i q u e tains troubles physiques ou psychiques ainsi que leurs conséquences, spécifiques de chaque type d’intervention, et dont il faudra informer le patient avant toute décision chirurgicale. CONCLUSION L’intérêt porté de façon récente à l’évaluation de la qualité de vie chez les patients n’est donc pas seulement une mode. Cela a permis, par exemple, de mieux comprendre le mécontentement de certains opérés d’un reflux gastro-œsophagien n’ayant pas de récidive, ou encore de justifier l’utilisation de la chimiothérapie sans gain de survie dans certaines situations palliatives en cancérologie. L’évaluation de la qualité de vie, lorsqu’elle est réalisée avec une bonne méthodologie, peut donc modifier radicalement l’impression subjective ou objective que nous avons d’une pathologie. Il est ainsi désormais possible que, malgré les progrès techniques de la chirurgie conservatrice sphinctérienne dans les cancers du rectum, il y ait un regain d’intérêt pour les colostomies. L’indication de la colostomie ne serait plus d’ordre oncologique mais d’ordre fonctionnel, et le choix pourrait appartenir non plus au ■ chirurgien mais au patient. Mots clés . Cancer du rectum - Qualité de vie Colostomie - Proctectomie. R É F É R E N C E S 1. Williams NS, Johnson D. The Quality of life after rectal excision for low rectal cancer. Br J Surg 1983 ; 70 : 460-2. 2. Frigell A, Ottander M, Stenbeck H, Pahlman L. Quality of life of patients treated with abdominoperineal resection or anterior resection for rectal carcinoma. Ann Chirurgiae Gynaecologiae 1990 ; 79 : 26-30. 3. Marquis R, Lasry JC, Heppell J et al. Qualité de vie des patients opérés à visée curative pour un cancer du rectum. Ann Chir 1992 ; 46 : 830-8. 4. Brouillette JN, Pryor E, Fox TA. Evaluation of sexual dysfunction in the female following rectal resection and intestinal stoma. Dis Colon Rectum 1981 ; 24 : 96-102. 5. Taché J, Selye H. Le stress biologique : implications pour le cancéreux. Psychologie et cancer, Paris : Masson, 1977. 6. Camilleri-Brennan J, Steele RJC. Quality of life after treatment for rectal cancer. Br J Surg 1998 ; 85 : 1036-43. 7. Hallböök O, Hass U, Wänström A, Sjödahl R. Quality of life measurement after rectal excision for cancer : comparison between straight and colonic J-pouch anastomosis. Scand J Gastroenterol 1997 ; 32 : 490-3. 8. Hallböök O, Pahlman L, Krog M et al. Randomized comparison of straight and colonic J-pouch anastomosis after low anterior resection. Ann Surg 1996 ; 224 : 58-65. 9. Slim K, Bousquet J, Kwiatkowski F et al. First validation of the French version of the Gastrointestinal Quality of Life Index (GIQLI). Gastroenterol Clin Biol 1999 ; 23 : 25-31. 10. Sailer M, Bussen D, Debus ES et al. Quality of life in patients with benign anorectal disorders. Br J Surg 1998 ; 85 : 1716-9. 11. Rockwood TH, Church JM, Fleshman JW et al. Fecal incontinence quality of life scale : quality of life instrument for patients with fecal incontinence. Dis Colon Rectum 2000 ; 43 : 9-17. 12. Sprangers MAG, de Velde A, Aaronson NK et al. The construction and testing of the EORTC colorectal cancer-specific quality of life questionnaire module (QLQ-CR38). Eur J Cancer 1999 ; 35 : 238-47. 13. Grumann MM, Noack EM, Hoffmann IA, Schlag PM. Comparison of quality of life in patients undergoing abdominoperineal extirpation or anterior resection for rectal cancer. Ann Surg 2001 ; 233 : 149-56. 14. Allal AS, Bieri S, Pelloni A et al. Sphincter-sparing surgery after preoperative radiotherapy for low rectal cancers : feasibility, oncologic results and quality of life outcomes. Br J Cancer 2000 ; 82 : 1131-7. 55