Synthe
`se
L’aphasie du sujet a
ˆge
´
Aphasia in elderly patients
OLIVIER MOREAUD
1,2
DANIELLE DAVID
1
MARIE-PIERRE BRUTTI-MAIRESSE
1
MATTHIEU DEBRAY
3
ARMELLE ME
´MIN
1
1
CMRR et neuropsychologie,
Poˆ le de psychiatrie
et neurologie,
CHU de Grenoble
2
Laboratoire de psychologie
et neurocognition, CNRS
UMR 5105, Grenoble
<OMoreaud@chu-grenoble.
fr>
3
Consultation Me´ moire,
Service de ge´ riatrie, CH
de la Re´ gion d’Annecy
Tire
´sa
`part :
O. Moreaud
Re
´sume
´.L’aphasie est un trouble fre´ quent chez le sujet aˆge´ . Elle est le plus souvent secon-
daire a` des le´ sions vasculaires ou neurode´ge´ne´ ratives. Il est possible de rencontrer chez
les sujets aˆge´ s des tableaux aphasiques isole´ s dont le diagnostic et la prise en charge
sont les meˆ mes que chez des sujets plus jeunes. Souvent ne´ anmoins, l’e´ valuation et la
caracte´ risation se´ miologique des troubles sont difficiles en raison de la pre´ sence de symp-
toˆ mes associe´ s non linguistiques (troubles attentionnels et dysexe´ cutifs, troubles senso-
riels, troubles thymiques, troubles comportementaux), de la fatigabilite´ des patients et de
la plus grande fre´ quence des troubles de compre´ hension. Le diagnostic positif et e´ tiolo-
gique est en conse´ quence rendu plus ardu. Il est alors ne´ cessaire de s’aider d’une e´ valua-
tion orthophonique et neuropsychologique pre´ cise, d’une e´ valuation neuropsychiatrique
et des moyens d’imagerie approprie´ s (l’IRM tient une place de choix). Il importe aussi de
bien connaı
ˆtre la se´ miologie aphasique et les diffe´ rents tableaux aphasiques rencontre´s
apre` s une le´ sion vasculaire et dans le cadre des affections neurode´ge´ne´ ratives, Alzheimer
et apparente´ es. Une prise en charge doit eˆ tre propose´e meˆ me chez des patients tre`s aˆge´s,
dans la mesure ou
`le trouble du langage perturbe la communication. Ne´ anmoins, cette
prise en charge est souvent limite´ e en raison de symptoˆ mes associe´s.
Mots cle
´s:aphasie,langage,vieillissement,accident vasculaire ce´re´ bral,de´ mence
Abstract. Aphasia is common in elderly patients in the context of vascular or neurodege-
nerative disorders. In some cases, aphasia is an isolated symptom, occurring suddenly
after a stroke, or developing progressively as a primary progressive aphasia. The diagno-
sis and treatment are then very similar in older and younger patients. Therapy may be
more complicated because of the high prevalence, in older patients, of associated non lin-
guistic symptoms (attentional and dysexecutive symptoms, behavioral and psychological
symptoms or sensorial deficits), fatigability, and comprehension deficits. It may then
become very difficult to recognize aphasia among all these disorders and to appreciate
the physiopathology. A complete evaluation of language, cognitive functions, psychopa-
thology, and behavior is very helpful, as are neuroimaging techniques (MRI is the most
relevant). A good knowledge of classical aphasic pictures associated with stroke, Alzhei-
mer disease or related disorders, is highly recommended. Rehabilitation must be propo-
sed even for older patients, so far as aphasia alters the communication abilities. It must
be kept in mind that associated symptoms may limit considerably the therapy.
Key words: aphasia,language,aging,stroke,dementia
L’aphasie est un trouble du langage acquis, secon-
daire a` une le´ sion ce´re´ brale situe´ e, dans la tre` s grande
majorite´ des cas, dans l’he´ misphe`re ce´re´ bral gauche,
au niveau des re´ gions pe´ risylviennes ou dans certaines
re´ gions sous-corticales, en particulier le thalamus.
Ces le´ sions peuvent survenir a` tout aˆge ; ne´ anmoins,
les pathologies vasculaires et de´ge´ne´ ratives en e´ tant
les principales responsables, l’aphasie est observe´e
plus fre´ quemment chez les personnes aˆge´ es. Il paraı
ˆt
donc artificiel de vouloir traiter spe´ cifiquement de
l’aphasie du sujet aˆge´ , puisqu’elle a e´te´de´ crite essen-
tiellement dans cette population. Cependant, la ques-
tion est plus importante qu’il n’y paraı
ˆt au premier
abord : tout d’abord, se posent avec le vieillissement
des proble` mes de diagnostic positif et diffe´ rentiel, en
raison de la fre´ quence de l’association avec d’autres
symptoˆ mes eux aussi en lien avec l’aˆ ge, et qui ont un
retentissement sur le langage (troubles mne´ siques,
troubles attentionnels et dysexe´ cutifs, alte´ ration intel-
lectuelle globale, troubles sensoriels). Ensuite, si les
tableaux aphasiques traditionnels, de´ crits dans le
cadre de la pathologie vasculaire, sont bien connus et
posent peu de proble` mes de diagnostic lorsqu’ils sont
typiques, de nombreuses aphasies n’entrent pas dans
ce cadre classique. Il importe alors de les reconnaı
ˆtre,
notamment dans le cadre de la pathologie neurode´ge´-
ne´ rative, ou
`il s’agit d’un trouble fre´ quent, voire au pre-
mier plan. La reconnaissance et la caracte´ risation
Psychol NeuroPsychiatr Vieil 2010 ; 8 (1) : 43-51
doi: 10.1684/pnv.2009.0185
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se´ miologique du trouble aphasique sont des e´le´ ments
fondamentaux du diagnostic positif et e´ tiologique.
Enfin de nombreux tableaux frustres existent, qui sont
souvent sous-e´ value´ s alors que la geˆ ne est re´ elle pour
le sujet atteint, et que l’e´ valuation pre´ cise permet sou-
vent de redresser des diagnostics errone´ s (par exem-
ple, trouble de me´ moire ou syndrome confusionnel).
Le but de cet article n’est pas de proposer une ques-
tion ge´ne´ rale sur l’aphasie, ni de passer en revue l’en-
semble des pathologies associe´ es au vieillissement
susceptibles de ge´ne´ rer des troubles aphasiques, mais
de donner au lecteur peu familier de ce trouble quelques
connaissances de base l’incitant a` de plus amples lectu-
res, et d’essayer de de´ gager des spe´ cificite´ s propres au
sujet aˆge´ . Le lecteur inte´ resse´ par une revue comple`tede
la question de l’aphasie pourra se re´fe´ rer utilement aux
livres de Roch-Lecours & Lhermitte [1] et Gil [2].
Langage et vieillissement
Avant d’aborder directement la question de l’apha-
sie, il nous semble utile de rappeler ce que l’on sait des
modifications du langage au cours du vieillissement
« normal ». L’e´ tude des modifications cognitives qui
surviennent avec l’aˆ ge a fait l’objet de travaux tre` s nom-
breux (pour revue, voir [3]). Ne´ anmoins, il persiste des
incertitudes sur la nature exacte des modifications
observe´ es et sur leur intensite´ . Ces incertitudes pro-
viennent en partie d’approches me´ thodologiques diffe´-
rentes. Les e´ tudes transversales, les plus nombreuses
pour des raisons de simplicite´ et de moindre cou
ˆt, com-
parent des groupes de sujets d’aˆ ges diffe´ rents. Elles
sont sujettes aux effets de cohorte qui peuvent faire
interpre´ ter comme lie´ s au vieillissement des effets en
rapport avec des diffe´ rences d’e´ ducation, de culture,
d’environnement, de statut me´ dical et d’expe´ rience,
et sont ainsi susceptibles de de´ tecter des diffe´ rences
importantes entre les groupes. Les e´ tudes longitudina-
les, qui e´ valuent l’e´ volution avec le temps d’un groupe
de sujets, sont moins sujettes a` ces biais, mais beau-
coup plus difficiles a`re´ aliser et sont soumises a`un
effet d’attrition, les sujets demeurant le plus longtemps
dans la cohorte e´ tant en ge´ne´ ral ceux qui sont les plus
motive´ s et qui ont le meilleur fonctionnement cognitif ;
elles vont donc, au contraire des pre´ce´ dentes, avoir ten-
dance a` minimiser les effets du vieillissement. De plus,
les sujets aˆge´ s sont plus fre´ quemment atteints de trou-
bles sensoriels et moteurs, de symptoˆ mes psychiatri-
ques (de´ pression notamment), et de pathologies res-
ponsables de le´ sions ce´re´ brales, ce qui rend difficile la
reconnaissance des modifications uniquement lie´es au
vieillissement (et ce qui pose par ailleurs la question
de l’existence et de la de´ finition du vieillissement
« normal »).
Si l’on s’inte´ resse au langage [3, 4], il semble que le
vocabulaire et les capacite´ s de raisonnement verbal
restent stables avec l’aˆ ge. Les donne´ es sont plus
contradictoires pour les e´ preuves de fluence verbale
et de de´ nomination.
Certaines e´ tudes mettent en e´ vidence une baisse de
la fluence alors que d’autres ne la retrouvent pas.
Il semble toutefois que la fluence cate´ gorielle (se´ man-
tique) baisse de fac¸on significative avec l’aˆ ge ; il reste a`
de´ terminer si ce fait n’est pas l’effet de le´ sions neurode´-
ge´ne´ ratives, puisque les re´ sultats de la cohorte
PAQUID indiquent que des performances faibles en
fluence se´ mantique pre´ disent la survenue d’une
de´ mence 12 ans avant son diagnostic [5]. Il est possible
que ceci explique aussi les difficulte´ s en de´ nomination
observe´ es chez les sujets aˆge´ s qui sont plus lents et
moins efficaces que les sujets plus jeunes. Cette diffi-
culte´ n’est par ailleurs pas force´ ment due a` un pro-
ble` me de langage per se, mais pourrait eˆ tre la conse´-
quence de moindres capacite´ s de me´ moire de travail,
alte´ rant la capacite´a` activer et a`se´ lectionner le bon
mot au bon moment, geˆ nant la re´ cupe´ ration explicite
de celui-ci et ge´ne´ rant des difficulte´ s en particulier
dans les situations conversationnelles qui ne´ cessitent
rapidite´ et efficacite´ . Dans les e´ preuves de de´ nomina-
tion, les difficulte´ s des sujets aˆge´ s restent mode´re´ es,
avec des performances infe´ rieures de 2,5 a`10%a` celles
des sujets jeunes ; les facilitations sont presque tou-
jours efficaces et la majorite´ des erreurs sont de nature
visuelle ; on note aussi une tendance a` s’e´ carter des
re´ ponses dominantes. Il est donc essentiel, lorsqu’on
s’inte´ resse a` l’aphasie du sujet aˆge´ , de disposer
d’e´ preuves pourvues de normes fiables en fonction de
l’aˆ ge, et d’eˆ tre tre` s prudent vis-a` -vis du diagnostic
d’aphasie lorsque les performances sont peu abaisse´es
et qu’elles ne s’accompagnent pas d’autres troubles
aphasiques (de´ formations, troubles de compre´ hen-
sion, notamment).
De
´finition de l’aphasie
Les troubles aphasiques
Diagnostic positif
L’aphasie est un trouble acquis du langage. Elle
se distingue des troubles de la voix (dysphonies) et de
la parole (dysarthries), meˆ me si des difficulte´ s articula-
O. Moreaud, et al.
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toires et des modifications du volume vocal peuvent eˆtre
observe´ es chez certains patients aphasiques. Elle s’op-
pose aussi aux troubles du de´ veloppement du langage,
que par convention l’on qualifie de dysphasies.
Le symptoˆ me le plus caracte´ ristique de l’aphasie est
le manque du mot, c’est-a` -dire la difficulte´a`e´ voquer
spontane´ ment la bonne e´ tiquette verbale. Ce manque
du mot se manifeste a` la fois dans le discours et dans
les e´ preuves de de´ nomination sur confrontation
visuelle. La pre´ sence d’un manque du mot dans ces
e´ preuves distingue l’aphasie des troubles du langage
non aphasiques, que l’on peut observer par exemple
dans le cadre du syndrome frontal (le discours est le
plus souvent re´ duit, peu informatif, et peut donner
l’impression de l’existence d’un manque du mot,
qu’on ne retrouve cependant pas dans les e´ preuves de
de´ nomination [6]), lors d’un syndrome confusionnel
[7], lors de le´ sions he´ misphe´ riques droites [8], ou
dans la schizophre´ nie [9]. Cette distinction n’est cepen-
dant pas absolue, particulie` rement dans les affections
neurode´ge´ne´ ratives, au cours desquelles le manque du
mot peut d’abord n’eˆ tre e´ vident que dans le discours
avant d’eˆ tre retrouve´ dans les e´ preuves. De meˆ me cer-
taines aphasies vasculaires peuvent, lorsqu’elles
s’ame´ liorent, ne plus s’accompagner de manque du
mot en de´ nomination (c’est le cas par exemple de
l’aphasie de conduction).
Le manque du mot aphasique re´ sulte habituelle-
ment d’une difficulte´a` acce´ der a` la forme phonolo-
gique correcte. Ceci suppose que les connaissances
se´ mantiques concernant l’item a`de´ nommer sont pre´-
serve´ es et que l’identification par une entre´ e non ver-
bale est possible. Par exemple, un aphasique ne pou-
vant de´ nommer le mot « citron » est capable de dire
qu’il s’agit d’un fruit acide, a` la peau e´ paisse, de couleur
jaune, et n’a pas de difficulte´a` reconnaı
ˆtre l’image d’un
citron. De plus, le manque du mot aphasique s’accom-
pagne souvent pour le patient d’une impression de
connaı
ˆtre le mot (phe´ nome` ne du mot sur le bout de la
langue [10, 11], et peut eˆ tre facilite´ par le contexte le
gou
ˆt du poisson est releve´ par le… ») ou l’e´ bauche
orale du premier phone` me (le /s/….). Ne´ anmoins, en
cas de manque du mot se´ve` re, la facilitation peut eˆ tre
inefficace et le patient, du fait de la gravite´ de son apha-
sie et/ou des troubles associe´ s peut e´ chouer a` dire s’il a
le sentiment de connaı
ˆtre le mot ou pas ; c’est le cas par
exemple dans l’aphasie de Wernicke.
Les troubles de compre´ hension, lorsqu’ils existent,
touchent le plus souvent la compre´ hension syntaxique.
Par exemple, les patients peuvent ne pas arriver a` com-
prendre et exe´ cuter un ordre se´ quentiel comme « posez
le verre derrie` re la fourchette » alors qu’ils compren-
nent individuellement chacun des mots de la phrase.
De meˆ me, ils peuvent eˆ tre geˆne´ s pour comprendre
des phrases dont les tournures grammaticales sont
complexes comme, par exemple « le chien est chasse´
par le chat », qui sera comprise comme « le chien
chasse le chat ». Habituellement la compre´ hension du
mot isole´ est pre´ serve´ e [12], mais certaines aphasies
peuvent s’accompagner d’un sentiment d’e´ trangete´
vis-a` -vis du mot et d’un trouble de compre´ hension a`
partir du mot [13] ; c’est le cas notamment des formes
fluentes d’aphasies progressives primaires [14].
Lorsque le manque du mot est se´ve` re, il est habi-
tuellement facile de le mettre en e´ vidence et de confir-
mer le diagnostic d’aphasie. Cependant, il est possible
que se pose le proble` me du diagnostic diffe´ rentiel avec
des troubles du langage non aphasiques ou avec des
phe´ nome` nes aspe´ cifiques, en rapport avec la fatigue
ou avec des troubles attentionnels perturbant la passa-
tion des tests. Ceci est particulie` rement fre´ quent chez
les sujets aˆge´ s, surtout dans un contexte d’hospitalisa-
tion. Il faut alors s’aider de l’e´ tude des autres perturba-
tions aphasiques. En effet, le manque du mot n’est pas
le seul symptoˆ me de l’aphasie, meˆ me s’il peut exister
de fac¸on isole´ e (anomie pure). On peut observer des
modifications du de´ bit de parole et une plus ou moins
grande facilite´ pour le patient a` s’exprimer (caracte`re
fluent ou non de l’aphasie), des de´ formations de la pro-
duction verbale (troubles arthriques, paraphasies pho-
ne´ miques, paraphasies verbales avec ou sans rapport
de sens, ne´ ologismes), des modifications de la cons-
truction grammaticale (agrammatisme, dyssyntaxie),
des troubles de compre´ hension (qui en ge´ne´ ral concer-
nent la compre´ hension morpho-syntaxique beaucoup
plus que la compre´ hension du mot isole´). La re´pe´ tition
peut eˆ tre alte´re´e.
Le langage e´ crit est alte´re´delameˆ me fac¸ on que le
langage oral dans la majorite´ des cas, et les perturba-
tions de la lecture et de l’e´ criture refle` tent en miroir les
perturbations de l’oral. Il est exceptionnel que l’e´ crit
soit pre´ serve´ si l’oral est touche´ , alors que l’inverse
n’est pas rare (agraphie pure, alexie avec agraphie, ale-
xie pure, etc.).
L’e´ valuation de ces diffe´ rents troubles permet de
caracte´ riser au mieux le trouble aphasique et est a`la
base de la classification anatomoclinique des aphasies,
propose´ e initialement par Wernicke et Lichtheim au
XIX
e
sie` cle, re´ actualise´ e par les auteurs nord ame´ ri-
cains dans les anne´ es 1960 et 1970 [1, 15]. Cette classi-
fication reste largement utilise´ e dans le cadre des apha-
sies vasculaires. Elle est base´ e sur les caracte´ ristiques
L’aphasie du sujet aˆge´
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des perturbations linguistiques observe´ es, sur le carac-
te` re fluent ou non du discours, et sur la pre´ servation ou
l’alte´ ration de la re´pe´ tition (tableau 1). L’inte´reˆ t de cette
classification e´ tait de faire des infe´ rences sur la topo-
graphie le´ sionnelle, mais les moyens d’imagerie
moderne l’ont largement remise en question, en mon-
trant qu’il est tre` s difficile de relier un tableau apha-
sique a` une topographie pre´ cise. De plus, de nombreu-
ses aphasies vasculaires n’entrent pas dans le cadre et
la classification ne s’applique pas aux aphasies neuro-
de´ge´ne´ ratives. Mieux vaut donc essayer de de´ crire
pre´ cise´ ment les troubles observe´ s, soit en termes
se´ miologiques (par exemple : pre´ sence de paraphasies
phone´ miques), soit en re´fe´ rence a` la linguistique (par
exemple : alte´ ration de la 2
e
articulation du langage),
soit en re´fe´ rence aux mode` les de la neuropsychologie
cognitive (par exemple : mauvaise activation du
lexique phonologique de sortie), et leur retentissement
sur les capacite´ s de communication du patient. Cette
description est d’autant plus utile qu’elle sera le sup-
port de la prise en charge orthophonique.
A
`l’issue de cette bre` ve revue, il appar
ˆt que le diag-
nostic positif de l’aphasie repose en priorite´ sur l’analyse
du langage provoque´, a`laidede´ preuves standardise´es
de de´ nomination - a` la recherche du manque du mot
et des de´ formations de la production – et de compre´hen-
sion, ce aussi bien a`loralqua`le´ crit. L’e´ coute attentive
du discours spontane´ des patients permet souvent de
suspecter l’aphasie, mais ne suffit en rien a`laconfirmer;
de plus le discours spontane´ peut parfois eˆ tre fausse-
ment rassurant dans des aphasies peu se´ve`res. Toute
e´ valuation cognitive, meˆme bre` ve, doit comprendre
une e´preuve de de´ nomination sur confrontation
visuelle.
L’aphasie chez les sujets a
ˆge
´s
Les e´ tiologies de l’aphasie chez les sujets aˆge´ s sont
largement domine´ es par la pathologie vasculaire ce´re´-
brale et les affections neurode´ge´ne´ ratives. Nous nous
focaliserons donc sur ces affections, en les se´ parant
nettement car elles ont des pre´ sentations se´ miologi-
ques assez diffe´ rentes. Les autres e´ tiologies (traumati-
ques, tumorales, inflammatoires, infectieuses) n’ont
pas, a` notre connaissance, donne´ lieu a` des travaux
permettant de de´ gager des caracte´ ristiques propres
aux sujets aˆge´ s ; ce sont ne´ anmoins des e´ tiologies
qu’il faut savoir e´ voquer lorsque le contexte s’y preˆ te.
L’aphasie vasculaire
Parmi les patients pre´ sentant un accident vasculaire
ce´re´ bral, les aphasiques sont plus aˆge´ s que les non
aphasiques [16]. Il a e´te´ sugge´re´ une plus grande pre´-
valence chez les sujets aˆge´ s des aphasies fluentes (de
type Wernicke), alors que les aphasies non fluentes
avec agrammatisme surviendraient pre´fe´ rentiellement
chez des patients plus jeunes [17], mais ceci n’a pas e´te´
O. Moreaud, et al.
Tableau 1. Classification des aphasies (d’apre` s [1, 15]).
Table 1. Classification of aphasia (according to [1, 15]).
Fluence Manque
du mot
Compréhension Répétition Déformations
Aphasie de Broca Diminuée + Sub-normale Altérée Troubles arthriques,
dysprosodie, agrammatisme
Aphasie de conduction Peu diminuée +/- Normale Altérée Paraphasies phonémiques avec
conduites d'approche
Aphasie de Wernicke Normale ou
augmentée
++ à +++ Très altérée Altérée voire
impossible
Paraphasies phonémiques/
verbales/
sémantiques, dyssyntaxie,
jargon
Aphasie globale Très diminuée +++ Très altérée Altérée voire
impossible
Discours souvent limité à une
stéréotypie
Aphasie transcorticale motrice
(aphasie dynamique de Luria)
Diminuée +/- Normale Normale Aucune
Aphasie transcorticale
sensorielle
Normale ou
augmentée
++ Très altérée Normale, souvent
écholalique
Paraphasies verbales,
sémantiques
Aphasies sous-corticales Variable + Variable, souvent
normale
Normale Paraphasies verbales,
hypophonie, possibles troubles
articulatoires
+/- pre´ sent, peu se´ve` re ou absent (latences de de´ nomination e´ leve´ es) ; + pre´ sent, peu se´ve` re ; ++ se´ve` re ; +++ tre`s se´ve` re.
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retrouve´ dans une e´ tude re´ cente [16]. Il est tre` s habi-
tuel, y compris chez des sujets tre`s aˆge´ s, de rencontrer
des tableaux aphasiques isole´ s ; cela ne pose en ge´ne´-
ral pas de proble` me de diagnostic et la prise en charge
orthophonique ne diffe` re pas de celle des sujets plus
jeunes.
Parfois la pre´ sentation clinique est plus complexe et
le diagnostic positif peut eˆ tre ardu, surtout chez les
sujets les plus aˆge´ s : souvent le manque du mot est
peu se´ve` re, avec a` la fois des paraphasies se´ mantiques
et des erreurs visuelles, et survient chez des patients
pre´ sentant des symptoˆ mes cognitifs, comportemen-
taux et thymiques associe´ s (ralentissement, troubles
attentionnels, troubles des fonctions exe´ cutives, trou-
bles mne´ siques, de´ pression, anxie´te´ , apathie). De plus,
l’e´ valuation pre´ cise de ces patients est rendue difficile
par les troubles associe´ s et par la fatigabilite´ (il s’agit
souvent de patients polypathologiques, fragiles, en
perte d’autonomie). Si le diagnostic d’accident vascu-
laire a e´te´ porte´ , il n’est pas force´ ment tre` s utile imme´-
diatement de reconnaı
ˆtre que le patient pre´ sente une
aphasie ; il sera toujours temps de l’e´ valuer et de la
prendre en charge dans le courant de l’e´ volution.
Cependant, l’aphasie peut eˆ tre le seul symptoˆme de
l’accident vasculaire ; chez de tels patients, si on n’y
est pas attentif, on peut avoir simplement l’impression
d’une aggravation globale de leur e´ tat, amenant plutoˆt
a` envisager un syndrome confusionnel, et si l’on ne
pratique qu’un simple scanner, il est tout a` fait possible
de me´ connaı
ˆtre une petite le´ sion ische´ mique, ce qui
change fondamentalement la prise en charge. Il ne
faut donc pas he´ siter a` demander une imagerie appro-
prie´ e (IRM avec se´ quences de diffusion ou scanner de
perfusion) a` la recherche d’une le´ sion vasculaire
re´ cente, et surtout se donner les moyens du diagnostic
de l’aphasie, par une e´ valuation orthophonique.
Il n’est pas e´ vident a` la lecture de la litte´ rature de
savoir si le pronostic de l’aphasie vasculaire est moins
bon avec l’aˆ ge. Cependant, l’e´ volution vers un syn-
drome de´ mentiel, fre´ quente apre` s un accident vascu-
laire ce´re´ bral dans les 3 ans qui suivent celui-ci, est
plus fre´ quente chez les sujets plus aˆge´ s [18]. La persis-
tance d’une aphasie peut rendre l’e´ valuation de ce syn-
drome de´ mentiel de´ licate, et il ne faudra pas a` tort
conside´ rer comme en rapport avec une alte´ ration
cognitive globale des symptoˆ mes relevant de la se´ mio-
logie aphasique, et porter par exce` s un diagnostic de
de´ mence vasculaire ou de maladie d’Alzheimer. A
`l’in-
verse, il importe de ne pas attribuer a` l’aphasie, ou a`la
de´ pression qui y est associe´ e, une perte d’autonomie
importante en rapport avec un syndrome de´ mentiel.
Aphasie et de
´mences de
´ge
´ne
´ratives
Au sein des affections neurode´ge´ne´ ratives l’aphasie
peut eˆ tre un symptoˆ me parmi d’autres (c’est le cas par
exemple dans la forme habituelle, amne´ sique, de la
maladie d’Alzheimer, MA) ou, au contraire, constituer
le symptoˆ me principal de l’affection et rester au pre-
mier plan tout au long de l’e´ volution : on est alors
dans le cadre syndromique des aphasies progressives
primaires (APP) de´ fini par Mesulam [19, 20].
Les APP sont de´ crites comme affectant plutoˆ t des
sujets autour de la soixantaine, mais il n’est pas rare
d’en observer a`desaˆ ges plus avance´s. Elles de´butent
insidieusement par des difficulte´ s dans le langage spon-
tane´ , qui s’aggravent progressivement avant d’aboutir a`
un tableau aphasique complet. La plainte initiale est sou-
vent celle d’une difficulte´a` trouver les mots, notamment
les noms de personnes et de lieux. Cette anomie isole´e
va se retrouver apre` s un de´ lai variable (parfois plusieurs
anne´ es) dans les e´ preuves de de´ nomination. Deux for-
mes e´ volutives sont possibles. Soit le discours se re´duit
et apparaissent des difficulte´ s articulatoires et un agram-
matisme alors que la compre´hension reste pre´serve´e :
c’est l’aphasie progressive non fluente. Soit le discours
reste fluide, voire abondant, mais des troubles de com-
pre´ hension du mot apparaissent : c’est l’aphasie pro-
gressive fluente. Cette forme fluente s’accompagne
ge´ne´ ralement de difficulte´ s globales d’identification
des objets et des personnes par perte progressive des
connaissances se´ mantiques, raison pour laquelle elle
est assimile´e a`lade´mence se´ mantique [21, 22]. Le diag-
nostic de l’APP est assez aise´silonpensea` la recher-
cher : il faut bien faire pre´ ciser sa plainte au patient, qui
est en ge´ne´ ral tre` s conscient de ses difficulte´ s, alors que
l’entourage a souvent tendance a`conside´ rer qu’il s’agit
d’un trouble de me´ moire. Une e´ preuve bre`ve de de´no-
mination et un test de compre´ hension de mots (en choi-
sissant des items peu fre´ quents comme des animaux
sauvages ou des fruits exotiques) sont en ge´ne´ral suffi-
sants pour e´ voquer le diagnostic. Une e´ valuation ortho-
phonique et neuropsychologique comple` te est ensuite
ne´ cessaire pour confirmer ou non le caracte`re isole´de
l’aphasie. Il n’est pas rare d’observer quelques difficulte´s
dans le calcul et une apraxie gestuelle, ce qui n’exclut
pas le diagnostic. On peut aussi trouver des performan-
ces abaisse´ es aux tests de me´ moire verbale, sans que le
patient pre´sente pour autant de syndrome amne´sique.
De plus l’autonomie au quotidien reste pre´ serve´ e tre`s
longtemps. Quelques troubles du comportement peu-
vent appar
ˆtre dans le courant de l’e´ volution, mais ils
restent au second plan, alors que les troubles du langage
s’aggravent, souvent jusqu’au mutisme.
L’aphasie du sujet aˆge´
Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 8, n
o
1, mars 2010 47
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