1 PISTES POUR L`ANALYSE STYLISTIQUE Les Lettres de l`année

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PISTES POUR L’ANALYSE STYLISTIQUE
Les Lettres de l’année 1671 marquent une évolution dans la correspondance de Madame de
Sévigné, puisque la plupart de ses lettres sont désormais adressées à Madame de Grignan. Ce
recentrement de l’écriture illustre le besoin de pallier l’absence de sa fille partie s’installer en
Provence. Ces lettres, qui n’étaient pas destinées à être publiées, représentent un document unique en
ce qu’elles sont à la fois une émanation de l’intime, constituée de déclarations d’amour répétées, et le
reflet d’une chronique mondaine, visant à divertir la destinataire retirée dans sa province. Entre
écriture passionnelle et peinture satirique, les lettres de Madame de Sévigné embrassent tour à tour la
sphère privée et la sphère publique [Merlin-Kajman, 1994] et offrent aux stylisticiens de riches pistes
d’analyse.
Dans le cadre restreint de cette étude, nous avons choisi de retenir trois rubriques permettant
de rendre compte de la stratégie discursive de l’épistolière. Les deux premières sont assez évidentes,
puisqu’il s’agit de la relation d’interlocution et de la relation amoureuse. La troisième est moins
intuitive, mais tout aussi opérante : il s’agit de la tension entre dire et taire. En effet, l’entreprise de
Madame de Sévigné peut paraître redoutable. Cette dernière cherche à maintenir un lien affectif par
l’écriture tout en s’appuyant sur la redite d’une seule et même information : l’amour qu’elle porte à sa
fille. Comment dire et redire cet amour sans lasser son interlocutrice ? Par quels moyens préserver ce
lien d’interlocution ? Quelles sont les stratégies discursives permettant de divertir l’autre sans occuper
le centre de l’attention ? Que faut-il livrer, que faut-il voiler ?
Cette brève analyse ne prétend pas livrer une grille de lecture infaillible mais tentera de
dégager quelques procédés stylistiques récurrents pour faciliter l’appréhension des lettres de Madame
de Sévigné.
LA RELATION D’INTERLOCUTION
« Lire vos lettres et vous écrire font la première affaire de ma vie ». (Lettre du 18 Mars 1671)
Par relation d’interlocution, il faut entendre l’« échange de mots » [Kerbrat, 1996, p.4] et la
recherche d’une relation à l’autre. Or c’est bien ce que tente d’opérer Madame de Sévigné à travers
l’échange épistolaire qu’elle instaure avec sa fille absente. Il suffit de regarder les dates auxquelles
sont écrites les lettres pour voir que leur multiplication et leur rapprochement marquent le désir
passionné d’avoir accès à sa fille à tout instant. Cette forme d’entêtement traduit tout
particulièrement la volonté incessante de créer du lien avec l’être aimé, même si elle est condamnée
par les traités de civilité. En effet, selon l’abbé de Bellegarde : « Pour plaire, il faut se défaire de toute
sorte d’entêtement » [Bellegarde, 1699, p.199].
Les formes de l’adresse : nomination et variation
Les pronoms
La façon de s’adresser à sa fille est d’emblée un moyen d’exprimer son amour tout en variant
son expression. Le choix de la deuxième personne du pluriel est le signe du respect tendre que la
mère voue à sa fille, les traités de civilité bannissant souvent l’usage de la deuxième personne du
singulier : « Un usage modéré du tu ou du toi, des noms d’alliance, ou de ceux qui signifient quelque chose d’honnête,
n’y est pas contraire ; mais il n’est pas de la bienséance partout, ni à toutes sortes de gens » [Bellegarde, p. 26]. Or,
Madame de Sévigné parvient à coupler l’usage mondain à l’expression de son amour. En effet, le
pronom vous subit différents types de variations, suivant en cela les inflexions du cœur de la marquise.
Les figures de répétition fréquentes, telle l’anaphore, sont souvent couplées aux formes de l’adresse
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et permettent de rendre compte du lien passionnel que la marquise cherche à préserver avec sa fille :
« regrettons un temps je vous voyais tous les jours, vous qui êtes le charme de ma vie et de mes
yeux ; je vous entendais, vous dont l’esprit touche mon goût plus que tout ce qui m’a jamais plu »
(lettre 42, p. 176-177). Sur le mode du contrepoint, la négation restrictive, autre forme de variation,
permet d’insister sur le lien d’exclusivité que la marquise établit à travers ses courriers. Ainsi, la
tournure : « je ne songe qu’à vous » (lettre 36 p.151) en est une formule récurrente. Il faut donc
s’attacher au micro-contexte dans lequel apparaît le pronom de deuxième personne du pluriel.
Les appellatifs
S’adresser à l’autre, c’est le nommer. Là encore, Madame de Sévigné fait preuve d’une
constante inventivité pour parler à sa fille tout en variant les marques de cette adresse. Le
déterminant possessif est ce qui constitue l’invariant du groupe nominal ainsi constitué : « mon
enfant », « ma fille ». Il marque à chaque fois la relation d’appartenance de la mère possessive, mais
aussi le profond lien d’affection qui est exhibé. Le choix d’un adjectif substantivé représente un
premier élément de variation : « ma bonne », « ma petite » (lettre 23, p. 95). Il permet de figer des
caractéristiques qui pourraient paraître circonstancielles. L’antéposition d’un adjectif évaluatif est le
marquage stylistique de l’affectivité qui cherche à s’exprimer de façon variée : « ma chère bonne »,
(lettre 21, p. 86 ; p. 88) ; « ma pauvre bonne » (lettre 23, p. 94 ; lettre 30, p.127). Le choix de l’adjectif
« cher » se trouve souvent sous la plume de l’épistolaire : « ma chère fille » (lettre 19, p. 79 ; lettre 22,
p. 91) ; « ma chère enfant » (lettre 20, p. 83). Il est à noter que ce n’est jamais ainsi que la marquise
commence ses lettres : la formulation « ma chère enfant » est toujours insérée dans le flot de
l’écriture, ce qui est un nouveau moyen de mettre l’accent sur l’affectivité, aux dépens du code
mondain. Le choix de l’adjectif donne à entendre la qualité de celle qui est nommée, en particulier
lorsqu’il varie en degré, grâce à l’antéposition d’un adverbe : « ma très chère enfant » (lettre 23, p.
98) ; « ma très aimable enfant » (lettre 32, p. 133) : « ma très aimable bonne » (lettre 24, p. 101) ; « ma
très chère et très aimable enfant » (lettre 26, p. 108). Si les expressions sont très variées, le vocabulaire
l’est peu et témoigne de la relation que la marquise cherche à établir avec sa fille : une relation
maternelle, protectrice, voire intrusive, ce qu’illustre le choix des verbes.
Verbes clefs et modalités de phrase : de la variation dans l’injonction.
L’impératif est le mode de prédilection de la marquise pour agir sur son interlocutrice. La
multiplication des verbes à l’impératif marque l’emprise qu’elle cherche à avoir sur sa fille en même
temps que l’espoir d’obtenir d’elle quelque chose. En cela, ce mode est chez la marquise une nouvelle
marque de sa sensibilité : il ne s’agit pas seulement de donner un simple ordre car la requête est à
chaque fois teintée d’espérance. Sous la formule injonctive perce la crainte de n’être pas satisfaite. Le
meilleur exemple est à ce titre l’emploi du verbe « aimer » à travers la formule prototypique : « aimez-
moi ». encore, Madame de Sévigné combine le même et l’autre grâce à l’expression variée de sa
requête d’amour : « Aimez-moi toujours, c’est la seule joie et la seule consolation de ma vie. » (lettre
44, p. 189). L’adverbe de durée infinie hante l’écriture sévignéenne : « Ma fille, aimez-moi donc
toujours » (lettre 50, p. 202). Outre l’impératif, le commandement d’aimer apparaît à travers une autre
formule qui rappelle les sermons religieux qu’elle écoute souvent : « pour l’amour de moi » (lettre 70,
p. 271). Cette obsession de dire l’amour, couplée à l’espoir de se l’entendre dire, donne lieu à une
réflexion métadiscursive sur le verbe aimer qui rend bien compte du besoin pulsionnel du mot
d’amour : « Aimez-moi ; quoique nous ayons tourné ce mot en ridicule, il est naturel, il est bon. »
(lettre 52, p. 213). La subordonnée concessive n’effrite pas le pouvoir attaché par l’épistolière au
verbe aimer.
Outre le verbe aimer, la marquise de Sévigné utilise quelques autres verbes récurrents qu’elle
emploie le plus souvent à l’impératif. Le verbe mander marque par excellence la recherche de la
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relation à l’autre, puisqu’il renvoie aussi bien à la volonté de faire savoir qu’à la demande de savoir.
Verbe qui marque la nécessaire circulation de l’information, il apparaît dans presque chaque lettre
pour relancer l’acuité de l’activité épistolaire. La très belle étude d’Anne-Marie Garagnon et de
Frédéric Calas [2012] montre comment des questionnements énonciatifs essentiels se nouent autour
de ce verbe. On pourrait conduire le même type d’études autour du verbe conjurer dont la fréquence
(voir en particulier p. 54, 56, 68, 85, 90, 178, 179, 188) marque tout autant l’inquiétude de la marquise
que son besoin d’agir sur son interlocutrice : « je vous conjure de me mander comme vous vous
portez » (lettre 22, p. 90). Il s’inscrit dans des types de phrases qui oscillent entre l’affirmation et
l’injonction. Le verbe conjurer, employé dans le contexte de la santé, marque la limite entre la
supplique et l’ordre, soit deux types d’exhortation dont les frontières sont poreuses : « Je vous
conjure, ma bonne, d’avoir un soin extrême de votre santé ; vous n’avez que cela à faire » (lettre 42,
p. 178). L’effet correctif de la juxtaposition, associé au pouvoir amoindrissant de la négation
restrictive, fait basculer la prière du côté de l’injonction. Dans ce contexte, le verbe conjurer alterne
avec le verbe conserver : « conservez-vous, si vous m’aimez » (lettre 148, p. 198). Le système
hypothétique, combiné à l’impératif, est souvent un moyen d’atténuer le caractère directif de l’ordre,
sans en amoindrir l’effet perlocutoire : « si vous m’aimez, ayez soin de votre santé » (lettre 63, p. 251)
ou encore : « mandez-moi toujours bien de vos nouvelles et surtout de votre santé, que je vous
recommande, si vous m’aimez » (lettre 66, p. 261).
L’emploi de l’impératif débouche parfois sur des listes prescriptives. Madame de Sévigné
adopte ainsi l’ethos surplombant d’une mère qui parle à sa fille en tant que mineure. La lettre prend la
forme d’une instruction, ce qui apparaît à travers des formulations à valeur d’aphorismes grâce aux
relatives périphrastiques, à valeur d’indéfini : « Tâchez, mon enfant, de vous accommoder un peu de
ce qui n’est pas mauvais ; ne vous dégoûtez point de ce qui n’est que médiocre ; faites-vous un plaisir
de ce qui n’est pas ridicule » (lettre 26, p. 106). Dans d’autres cas, l’effet prescriptif de la lettre
apparaît à travers la pure et simple juxtaposition d’ordres accumulés : « Ne dansez point, ne tombez
point, ne vous blessez point, n’abusez point de votre santé, reposez-vous souvent, ne poussez point
votre courage à bout et surtout prenez vos mesures pour accoucher à Aix, au milieu de tous les
prompts secours » (lettre 47, p. 194). Le tournoiement des prescriptions confine presque à la non
pertinence du discours, lorsque Madame de Sévigné entend dicter le comportement de sa fille jusque
dans ses menus gestes : « Adieu, ma très aimable enfant, conservez-vous, soyez belle, habillez-vous,
amusez-vous, promenez-vous. » (lettre 57, p. 229). De cette façon, la mère n’entend pas seulement
veiller à la préservation et la conduite de celle qu’elle croit encore enfant, mais exercer sa pleine
emprise sur des gestes quotidiens. La répétition des verbes et leur variation à l’impératif sont
supposés marquer la mémoire de celle à qui ils sont destinés. À mesure que les lettres se répètent,
l’espace quotidien et intime se trouve imprégné de la voix maternelle qui parvient à s’immiscer dans
les moindres espaces de la conduite de la vie.
L’art de la lettre
Entre affirmation et négation : entrée en matière et état épistolaire
Bien souvent, la marquise de Sévigné commence ses lettres en faisant référence à l’activité
épistolaire elle-même, soit qu’elle mentionne les lettres qu’elle vient de recevoir, soit qu’elle parle de
la nécessité d’écrire, soit enfin qu’elle marque par contraste l’absence de courrier qui la fait souffrir.
Au début de chaque lettre, Madame de Sévigné procède ainsi à un rapide état des lieux et du cœur,
son humeur étant circonstanciée aux lettres qu’elle reçoit. Dans les premiers cas, la modalité
affirmative prédomine et marque souvent le bonheur épistolaire : « J’ai reçu vos deux lettres avec une
joie qu’il n’est pas aisé d’expliquer dans une lettre » (lettre 51, p. 203). Dans le dernier cas, la modalité
négative revêt plusieurs formes dont la variation quantitative permet une nouvelle fois de ne pas
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lasser celle à qui l’on reproche de ne pas écrire assez. L’ouverture des lettres sur l’atmosphère
dysphorique portée par la négation donne d’emblée le ton : « Je n’ai point encore reçu de vos lettres »
(lettre 23, p. 93). Le reproche est sous-jacent et semble suspendu au forclusif point, qui met un terme
à la phrase comme au mouvement de négativité. En même temps, l’effet du forclusif est combattu
par l’adverbe « encore » qui laisse ouvert l’espoir qu’une lettre est en route. D’autres fois, les
accusations s’expriment plus clairement à travers la négation à valeur quantitative : « Vous ne me
parlez pas assez de vous » (lettre 39, p. 163) et sa variante « Adieu, ma très chère enfant, vous ne me
parlez point assez de vous » (lettre 48, p. 198). Enfin, la négation vient même à marquer un franc
mouvement d’humeur, en particulier lorsqu’elle est portée par la négation restrictive à valeur
d’accusation : « Je n’ai reçu qu’une lettre de vous, ma chère bonne, et j’en suis fâchée ; j’étais dans
l’habitude d’en recevoir deux » (lettre 61, p. 240). La négation restrictive met l’accent sur une
déficience quantitative : Madame de Grignan a bien écrit à sa mère, mais pas assez. Le contraste entre
le passé composé et l’imparfait stigmatise le manque, tandis que la juxtaposition détache le reproche
du reste de la phrase. En dépit des preuves d’amour que sa fille lui donne, la marquise de Sévigné
n’est jamais rassurée. Le rapport entre la négation et l’expression de la quantité ne cesse de le
souligner.
Prescription épistolaire et contradiction passionnelle
La marquise demande constamment à sa fille de lui écrire. On peut même dire qu’elle lui dicte
un comportement épistolaire, ce que soulignent l’impératif : « écrivez-moi » (lettre 36 p. 149), « faites-
moi réponse » (lettre 16, p. 72), « faites mention dans vos lettres » (lettre 19, p. 80) ou les déontiques :
« il faut répondre à tout cela » (lettre 21, p. 86). Cependant, au fur et à mesure de la grossesse de sa
fille, la marquise s’inquiète et lui prescrit le repos, voire l’espacement des lettres : « Je cause avec
vous, cela me fait plaisir ; gardez-vous bien de m’y faire réponse » (lettre 52, p. 213). Cependant, cette
prescription est altérée d’abord par l’épanorthose : « Mandez-moi seulement des nouvelles de votre
santé, un demi-brin de vos sentiments, pour voir seulement si vous êtes contente et comme vous
trouvez Grignan » (ibid., p. 213). L’antithèse entre « gardez-vous » et « mandez-moi » est accentuée
par la répétition de l’adverbe de quantité infime (seulement), destinée à atténuer ce nouvel ordre
contradictoire. Néanmoins, dès la lettre suivante, Madame de Sévigné s’étonne du silence de sa fille :
« Je comptais recevoir vendredi deux de vos lettres à la fois ; et comment se peut-il que je n’en aie
seulement pas une ? » (lettre 53, p. 213). Le phénomène d’écart entre ces deux lettres accentue les
contradictions propres à l’amour passionnel qui exige une chose et son contraire. Le même discours
antithétique se retrouve entre la lettre 55 et la lettre 56. Malgré ses ordres et son ton prescriptif, la
marquise est en proie à une insatisfaction permanente, même quand elle est écoutée, ce qui témoigne
de sa passion insatiable.
L’absence de transition : esthétique conversationnelle d’une écriture « à saut et à gambade ».
Madame de Sévigné maîtrise parfaitement l’art de la conversation et donne à ses lettres un
tour oralisé propre à refléter le ton des salons de son époque (voir partie littéraire). Les absences de
transition sont donc particulièrement saisissantes en ce qu’elles miment le naturel de la conversation.
L’art de narrer s’accommode aussi bien des épanchements du cœur que de la chronique mondaine, si
bien que les deux types de récit se juxtaposent souvent au sein d’une même lettre et sans qu’aucune
transition ne soit ménagée entre les deux. On peut citer à titre d’exemple la lettre 16 dans laquelle la
marquise se livre à une rêverie nostalgique alternent les imparfaits d’habitude et les conditionnels
de déploration (« que je voudrais bien vous voir un peu, vous entendre, vous embrasser », p. 71),
avant de passer au récit des affaires de la cour à la manière d’une chronique mondaine (« Monsieur le
Dauphin était malade ; il se porte mieux », p. 72).
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L’absence de transition entre les récits se retrouve également sur des micro-contextes et se
situe même entre les phrases. Ainsi, la lettre 19 voit se succéder brutalement deux phrases : l’une
concernant l’amour maternel, l’autre au sujet de la mort du jardinier : « Je vous aime, mon enfant, et
vous embrasse avec la dernière tendresse. M. Vallot est mort ce matin » (p. 81). De l’épanchement du
cœur, la marquise passe à une information laconique qui clôt la lettre. On retrouve le même procédé
à l’identique à la lettre 40, dans laquelle la marquise passe de l’épanchement amoureux à la rubrique
funéraire sans autre forme de procès : « Je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours,
parce que c’est toujours la même chose […]. Maître Paul mourut il y a huit jours. » (ibid., p. 173).
L’art de la clausule
Au moment de conclure, la marquise fait preuve d’inventivité pour varier ce qui s’apparente à
un rituel épistolaire. Il conviendrait pour chaque lettre d’en étudier la conclusion pour voir comment
l’épistolière manie l’art de la pointe, mais aussi les techniques de variation dans l’expression de ses
sentiments. Il faudrait presque entendre le terme variation au sens musical tant il est vrai que la
marquise utilise le vocabulaire à la manière du compositeur. Avec une gamme restreinte de notes ou
de mots, la marquise musicienne parvient chaque fois à renouveler la partition du cœur. L’expression
de l’attachement trouve naturellement sa place en fin de lettre : « Ma bonne, je vous baise et vous
embrasse » (lettre 42, p. 184).
Outre cette formule rituelle, les marques de la dénégation donnent une acuité nouvelle au
passage obligé des salutations : « Et moi, je l’envie, et je vous embrasse de tout mon cœur, mais
sincèrement, et point du tout pour finir ma lettre » (lettre 33, p. 141). Par ailleurs, l’exhortation et
l’ordre constituent des alternatives pour exhiber la sensibilité de l’épistolière tout en marquant sa
volonté d’agir sur l’autre : « Adieu, ma très aimable bonne, continuez à m’écrire et à m’aimer ; pour
moi, mon ange, je suis tout entière à vous » (lettre 13, p. 64). L’alliance du témoignage affectueux et
du gage d’amour visent à varier l’expression de la sensibilité. Enfin, le compliment ou l’excuse, même
feinte, sont autant de moyens de mettre un terme à l’écriture. Ainsi, la contradiction se poursuit
lorsque la marquise ne cesse de s’excuser d’écrire trop (« je ne veux pas vous fatiguer », lettre 31, p.
133 ; ou encore : « Adieu ma chère, il est tard ; je fais de la prose avec une facilité qui vous tue »,
lettre 38, p. 162), alors qu’elle continue abondamment d’écrire. En définitive, la clausule doit être
analysée en regard du contenu de la lettre, car elle donne des renseignements sur la stratégie
discursive de l’épistolière.
DIRE, FAIRE DIRE ET NE PAS DIRE
« C’est que je connais parfaitement bien et les gens et le lieu, et ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire ». (Lettre 23)
La tension entre dire et taire, théorisée par Oswald Ducrot [1972], est au cœur de l’entreprise
épistolaire. Madame de Sévigné se confronte souvent à la volonté de dire ou de taire une
information. Elle oscille entre volubilité et silence. De plus, sa parole recouvre d’autres instances
énonciatives : ce n’est pas sa seule voix qu’elle fait alors entendre à son interlocutrice. Non
seulement, la marquise maîtrise l’art de la conversation, mais elle s’érige en chef d’orchestre de la
parole. Ses lettres font entendre le bruissement d’autres voix. Échos mondains, bribes de parole de sa
fille, discours rapportés ou cités, la lettre se fait polyphonique. En même temps qu’elle répercute la
parole d’autrui, la marquise met en scène sa propre voix.
Dire et faire dire : la lettre polyphonique
Le discours citationnel : l’information en creux
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