Méthodologie Principes de la médecine fondée sur les preuves Marc Righini1, Grégoire Le Gal2 1 Service d’angiologie et d’hémostase (MR), Département de médecine, Hôpital universitaire de Genève, 24, rue Micheli-du-Crest, 1211 Genève 14 – Suisse <[email protected]> 2 Equipe d’accueil 3878 (GETBO) et Département de médecine interne et de pneumologie (GLG), CHU de Brest, France Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. La médecine fondée sur les preuves est un courant médical relativement récent dont le but est d’intégrer les meilleures données de la littérature à l’expérience du clinicien et aux désirs des patients. Cet article résume certains aspects de la médecine fondée sur des preuves et rapporte et discute les cinq concepts principaux de ce courant de pensée médicale : 1) la formulation d’une question clinique à laquelle il est possible de répondre ; 2) la recherche de la meilleure évidence pour répondre cette question ; 3) l’évaluation critique de cette évidence ; 4) la possibilité d’appliquer les résultats de cette évidence à la pratique clinique ; 5) l’évaluation des résultats ou des effets de cette application à la clinique. Mots clés : médecine fondée sur les preuves L mt Tirés à part : M. Righini 424 a médecine fondée sur les preuves a été définie comme l’intégration de la meilleure évidence (connaissance) possible, avec l’expertise clinique et avec les valeurs (ou préférences) des patients [1]. Ce mouvement, initié il y a bientôt une quinzaine d’années par des médecins canadiens et anglais, a progressivement pris une place importante dans l’évaluation des connaissances médicales et dans l’établissement de protocoles de recherche clinique. Toutefois, ce mouvement n’a pas que des adeptes et de multiples critiques, en particulier la crainte d’un appauvrissement de la pratique clinique en faveur de stratégies diagnostiques ou d’algorithmes décisionnels peu souples, ont été apportées par ses détracteurs. Sans vouloir entrer dans cette discorde, nous essayons de rappeler ici ce qu’est la médecine fondée sur les preuves et les cinq premières étapes qui constituent la base même de la réflexion guidée par ce concept relativement récent. mt, vol. 11, n° 6, novembre-décembre 2005 Qu’est la médecine fondée sur les preuves ? Avant tout, il faut commencer par lever une difficulté sémantique. Le terme anglo-saxon « evidence-based medicine (EBM) », se traduit difficilement en français. En effet, alors que le terme « evidence » en anglais se réfère à un fait démontré, à une preuve, une « évidence » en français est quelque chose qui n’a pas besoin d’être démontré, puisqu’« évidente ». Ceci explique pourquoi plusieurs traductions en français sont utilisées : médecine factuelle, basée sur les preuves, ou encore sur les faits démontrés. L’originalité de la médecine fondée sur des preuves consiste avant tout dans un important effort d’évaluation qualitative des données apportées par la littérature. Il s’agit en ce sens d’une « branche » de l’épidémiologie clinique dont elle est issue [2]. Les liens entre ces deux domaines expliquent l’importance accordée par la médecine fondée sur les preuves à la Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. qualité méthodologique des études. L’objectif est à la fois une pratique plus rigoureuse de la médecine, mais également de faciliter l’actualisation des connaissances. En effet, c’est également un modèle pédagogique, développé à la fois en formation médicale initiale et continue. Pour reprendre la définition de Sackett, « la médecine basée sur les preuves est l’usage conscient, judicieux et explicite des meilleures preuves disponibles pour la prise en charge personnalisée de chaque patient ». Afin d’évaluer l’efficacité d’une intervention médicale, en particulier dans le domaine thérapeutique, il est primordial d’assurer la validité interne de l’étude, c’est-à-dire l’absence ou la très faible probabilité de biais. Il s’agit de l’efficacité idéale sur le plan méthodologique. Or l’essai clinique randomisé reste la meilleure méthode pour assurer la validité interne. Il faut bien sûr également assurer une bonne validité externe, c’est-à-dire réaliser la recherche au sein d’une population d’étude la plus représentative possible des patients rencontrés en pratique clinique. Il s’agit alors de l’évaluation de l’efficacité sur le terrain. En raison de la très grande difficulté à concilier ces deux validités, la validité interne est souvent favorisée par la réalisation d’un essai randomisé au sein d’une population très bien définie et homogène. En cas de résultat positif, il est en effet primordial de diminuer au maximum la présence de biais. En cas de résultat négatif, il est très peu probable qu’une intervention non efficace dans des conditions idéales le soit dans des conditions de pratique clinique habituelle. Par la suite, une validation auprès de populations moins sélectionnées devra également être effectuée. Ces quelques points expliquent pourquoi la médecine fondée sur les preuves accorde une si grande importance aux essais cliniques randomisés par rapport aux études au design non expérimental, en particulier l’observation clinique ou épidémiologique. Le pourquoi de la médecine fondée sur les preuves ? Il est d’autant plus important d’être capable d’évaluer la qualité de la littérature disponible que l’évolution des connaissances médicales est rapide et continue. Le nombre de publication ne cesse d’augmenter. En 1992 par exemple, 6 000 articles ont été publiés par vingt revues de médecine interne. Un médecin généraliste voulant rester parfaitement informé aurait ainsi dû lire 17 articles par jour [3] ! Les chiffres de plus de 4 000 revues scientifiques, publiant plus de 2 000 000 d’articles chaque année, sont fréquemment rapportés. Or, le devoir de rester informé et d’exercer son métier en fonction des meilleures « données acquises de la science » est primordial pour tout médecin. Il est pourtant devenu illusoire, même pour un médecin très spécialisé, de connaître toutes les publications relatives à son exercice professionnel. Les outils fournis par la médecine fondée sur les preuves facilitent beaucoup ce processus d’actualisation des connaissances, en aidant à la synthèse de cette littérature et à « trier le bon grain de l’ivraie » [4]. Toutefois, la médecine basée sur les faits démontrés ne se limite pas à une recherche et à une analyse exhaustives de la littérature. Un des points-clés de l’EBM est que cette actualisation des connaissances se fait dans le contexte de la pratique professionnelle, à l’occasion de la prise en charge d’un patient particulier. À l’occasion des soins apportés à un patient particulier, le praticien peut utiliser l’EBM pour connaître les données existant dans la littérature au sujet de patients similaires. En outre, et contrairement à ce qui lui est souvent reproché, l’EBM permet d’intégrer à ces données les particularités des patients, ainsi que ses préférences. En effet, le traitement d’un patient individuel ne peut pas se baser exclusivement sur la qualité des données publiées concernant un problème médical bien défini mais devrait s’intégrer avec l’expérience clinique, le jugement, les possibilités ou les compétences locales des médecins et les opinions et les valeurs des patients et de leurs familles [5]. La principale raison de pratiquer la médecine fondée sur les preuves est d’améliorer la qualité des soins par l’identification et la promotion des pratiques efficaces et l’élimination des pratiques inefficaces ou délétères. En ce sens, la médecine fondée sur les preuves nécessite une pensée critique. En effet, ce mouvement requiert que l’efficacité des interventions cliniques, les performances des outils diagnostiques et la puissance des marqueurs pronostiques soient systématiquement évaluées. Ceci demande aux praticiens une grande ouverture d’esprit avec une capacité à chercher de nouvelles thérapeutiques efficaces et à éliminer celles qui sont inutiles [6]. Les cinq fondements de la médecine basée sur des preuves La pratique de la médecine fondée sur les preuves implique l’évaluation de cinq points essentiels : 1) la formulation d’une question clinique à laquelle il est possible de répondre ; 2) la recherche de la meilleure évidence pour répondre à la question ; 3) l’évaluation critique de cette évidence ; 4) la possibilité d’appliquer des résultats de cette évidence à la pratique clinique ; 5) l’évaluation des résultats ou des effets de cette application à la clinique [5, 7]. Point 1 : la formulation d’une question clinique à laquelle il est possible de répondre Une des difficultés de la médecine fondée sur des preuves est de transformer un problème clinique en une question à laquelle il est possible de répondre. Lorsque le médecin est confronté à un patient avec un problème mt, vol. 11, n° 6, novembre-décembre 2005 425 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Méthodologie particulier, une multitude de questions se posent souvent à lui. Ces questions sont souvent mal structurées et complexes. La pratique de la médecine fondée sur des preuves devrait commencer par une question clinique bien formulée, claire, de sorte à permettre une bonne recherche de la littérature [8]. Sackett et al. ont suggéré qu’une bonne question clinique doit se composer de quatre items : 1) le patient ou le problème en question ; 2) l’intervention, le test ou l’exposition à un médicament ; 3) la comparaison de deux interventions ; 4) un ou plusieurs critères de jugements (« outcome ») [1]. Pour illustrer ce point, imaginons une patiente de 22 ans présentant une hémorragie majeure du postpartum. Malgré un soutien transfusionnel et une révision chirurgicale de la cavité utérine, l’hémorragie demeure incoercible. Vous posez la question de l’utilisation de facteur VII activé (Novoseven®) pour améliorer le pronostic et diminuer les séquelles à long terme. Les items-clés de votre question seraient : – Patient ou problème : jeune femme de 22 ans dans le post-partum. – Intervention : administration de Novoseven®. – Comparaison : pas de Novoseven®. – Critères de jugement : séquelles, décès. La question devrait être formulée de cette manière : chez une femme de 22 ans avec hémorragie du postpartum, est-ce que l’administration de Novoseven® comparée à l’absence de traitement par Novoseven® diminue le risque de séquelles ou de décès ? Point 2 : la recherche de la meilleure « évidence » possible Une fois que la question est formulée, il faut trouver la meilleure « évidence » possible. Plusieurs sources d’informations peuvent être utiles : journaux, livres, avis de collègues, experts. Une importante source d’articles originaux est représentée par les bases de données disponibles sur Internet, telles que Medline, Embase ou les revues de la Cochrane Library. Ces données sont facilement accessibles et fournissent un nombre important de données dans un laps de temps relativement court. L’habileté à rechercher ces données est un aspect important de la médecine fondée sur les preuves et la capacité à retrouver le maximum de références relevantes en un minimum de temps devrait être enseignée aux collaborateurs intéressés [9]. Point 3 : l’évaluation critique de l’« évidence » trouvée Après avoir retrouvé des articles relevants concernant un problème donné, l’étape suivante est d’évaluer la validité et l’utilité clinique de ces articles [4, 10]. En effet si le nombre d’articles est souvent important, la qualité de ces articles est variable. Il existe plusieurs outils pour l’évaluation des articles de recherche. Par exemple, le programme développé par l’université d’Oxford, inclut des outils pour 426 analyser les études randomisées contrôlées, les revues systématiques, les études cas-témoins et les études de cohorte. Ces outils sont simples, faciles à utiliser et gratuitement accessibles sur Internet [11]. En fonction du champ concerné : clinique, diagnostic, épidémiologie, étiologie, thérapeutique, pronostique, prévention, le niveau de preuves apportés par les différents types d’étude n’est pas le même. En thérapeutique par exemple, une méta-analyse d’essais cliniques contrôlés randomisés en double aveugle apporte un niveau de preuve plus élevé qu’un seul essai clinique même bien fait, lui-même apportant des informations plus valides qu’un essai en ouvert, une étude de cohorte ou encore qu’une série de cas, un avis d’expert, ou une observation clinique ponctuelle. Les études pronostiques fiables sont plutôt des études de cohorte, alors que l’étude de l’impact d’une stratégie de prévention pourra faire appel par exemple à des études de type « avant-après » ou « ici-ailleurs », etc. Une fois de plus, une pratique régulière de cet exercice de lecture critique, et de nombreux outils accessibles aux non-experts en méthodologie de la recherche clinique (citons par exemple l’ouvrage de Trisha Greenhalgh [12]) aideront grandement le lecteur à apprécier la validité des articles rapportant de telles études. Point 4 : la possibilité d’appliquer les résultats de cette « évidence » à la pratique clinique Lorsqu’une donnée nous paraît valide et importante, il faut ensuite décider si cette « évidence » peut être utilisée dans notre pratique clinique, pour un patient ou un groupe de patient. Ceci rejoint les notions de validité interne et externe que nous avons évoquées plus haut. Lors de cette décision, il faut intégrer les données récoltées avec la situation particulière du patient et ses préférences [13]. Les possibilités thérapeutiques et ce que l’on peut en attendre doivent être discutées avec le patient, ce qui devrait permettre d’obtenir une bonne alliance thérapeutique et devrait lui permettre d’aboutir à un consentement éclairé. La décision d’appliquer les données retrouvées dans la littérature devra également tenir compte des coûts et de la disponibilité de tel ou tel traitement. Point 5 : l’évaluation des résultats ou des effets de cette application à la clinique La médecine fondée sur des preuves devrait être intégrée dans la pratique clinique de routine, et nécessite donc d’évaluer à intervalles réguliers l’efficacité de cette stratégie et la nécessité d’améliorer une des quatre étapes décrites ci-dessus. En particulier, il est capital d’évaluer si l’utilisation de la médecine fondée sur des preuves conduit à une prise en charge rationnelle et acceptable de nos patients [13]. mt, vol. 11, n° 6, novembre-décembre 2005 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Les limites de la médecine basée sur les preuves La principale limite de la médecine basée sur les preuves est l’existence de nombreuses zones d’incertitude, dites zones grises. De nombreux traitements sont utilisés alors qu’aucune étude n’a confirmé leur efficacité. Plusieurs raisons à cela sont possibles : les pathologies ayant une faible mortalité, ou les traitements perçus comme ayant un faible impact, sont peu souvent évaluées. À l’inverse, certains traitements sont utilisés dans des situations de détresse vitale qui rendent leur évaluation impossible (antibiotiques dans la méningite, diurétiques dans l’œdème aigu du poumon, etc.). Une autre difficulté réside dans l’application des données disponibles, obtenues souvent sur des collectifs de patients sélectionnés, à un patient particulier dont le terrain, l’âge, les comorbidités ou les coprescriptions sont parfois très différents des patients inclus dans l’étude. Très peu d’études ont inclus des patients de plus de 80 ans, alors qu’ils représentent une part importante et croissante des patients pris en charge. D’autres problèmes notamment éthiques rendent difficiles l’évaluation chez les femmes enceintes ou les enfants par exemple. La contrainte de temps est également majeure. Un entraînement important est nécessaire avant de pouvoir obtenir dans un délai raisonnable une réponse juste à une question clinique. Le développement des nouveaux outils de communication, l’accès étendu au réseau Internet dans les lieux de soins, l’avènement de sites ou de revues consacrées à des revues de la littérature évaluant de façon rigoureuse les preuves disponibles, sont autant d’éléments qui devraient faciliter la mise en œuvre de la médecine basée sur les preuves. Il faut également se méfier d’une dérive normative dénoncée par nombre d’auteurs, avec pour corollaire un risque de non-prise en compte des réalités du contexte d’exercice (pays, disponibilité des examens complémentaires ou des traitements), mais aussi un risque de nonprise en compte du contexte particulier et des préférences du patient, même si nous avons vu qu’ils doivent pouvoir être intégrés dans l’étape d’application des informations retrouvées. L’impact médicolégal voire l’utilisation aveugle à des fins judiciaires de recommandations de pratique basées sur les preuves est un autre écueil à éviter. haite plutôt intégrer les meilleures évidences de la littérature au jugement clinique du praticien et aux préférences et aux désirs du patient. Ceci en fait un mouvement de pensée mobile, ouvert aux critiques, adapté aux évolutions futures de la médecine et résolument tourné vers l’avenir. Bien que parfois décrié, son but est avant tout une meilleure prise en charge de nos patients, but auquel nous aspirons tous. Références 1. Sackett DL, Strauss SE, Richardson WS, et al. Evidence-based medicine: how to practice and teach EBM. London : ChurchillLivingstone, 2000. 2. Sackett DL. Clinical epidemiology. What, who, and whither. J Clin Epidemiol 2002 ; 55 : 1161-6. 3. Davidoff F, Haynes B, Sackett D, Smith R. Evidence based medicine. Br Med J 1995 ; 310(6987) : 1085-6. 4. Jaeschke R, Guyatt G, Sackett DL. Users’ guides to the medical literature. III. How to use an article about a diagnostic test. A. Are the results of the study valid? Evidence-Based Medicine Working Group. JAMA 1994 ; 271 : 389-91. 5. Sackett DL. Evidence-based medicine. Semin Perinatol 1997 ; 21 : 3-5. 6. Gray GE, Pinson LA. Evidence-based medicine and psychiatric practice. Psychiatr Q 2003 ; 74 : 387-99. 7. Brownson RC, Bea Leet TL, et al. Evidence based public health. New York : Oxford University Press, 2003. 8. Carneiro AV. The correct formulation of clinical questions for the practice of evidence based medicine. Acta Med Port 1998 ; 11 : 745-8. 9. Rosenberg WM, Deeks J, Lusher A, et al. Improving searching skills and evidence retrieval. J R Coll Physicians Lond 1998 ; 32 : 557-63. 10. Jaeschke R, Guyatt GH, Sackett DL. Users’ guides to the medical literature. III. How to use an article about a diagnostic test. B. What are the results and will they help me in caring for my patients? The Evidence-Based Medicine Working Group. JAMA 1994 ; 271 : 703-7. 11. Critical Appraisal Skills Programme. Appraisal Tools. Oxford, UK. http ://www.phru.nhs.uk/casp/appraisa.htm. Conclusion 12. Greenhalgh T. Savoir lire un article médical pour décider. Meudon, France : RanD, 2000. La médecine fondée sur les preuves ne veut pas se substituer à l’expérience clinique du praticien mais sou- 13. Straus SE, Sackett DL. Using research findings in clinical practice. Br Med J 1998 ; 317 : 339-42. mt, vol. 11, n° 6, novembre-décembre 2005 427