Territoire, transmission et culture sourde

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NATHALIE LACHANCE
Territoire,
transmission et
culture sourde
Perspectives historiques et réalités contemporaines
TERRITOIRE,
TRANSMISSION et
CULTURE SOURDE
Perspectives historiques
et réalités contemporaines
NATHALIE LACHANCE
TERRITOIRE,
TRANSMISSION et
CULTURE SOURDE
Perspectives historiques
et réalités contemporaines
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada
et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide
financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son
Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Illustration de la couverture :
Pamela Witcher, Cycle de vie. On naît et meurt une personne sourde, huile sur toile, 2004.
Photographies (endos de la couverture) :
Les portes drapeaux lors de la cérémonie d’ouverture au Congrès Mondial des Sourds à Montréal,
2003, Archives de la revue Voir Dire.
Applaudissement à la fin d’un discours au Congrès Mondial des Sourds à Montréal, 2003, Archives
de la revue Voir Dire.
Manifestation devant l’Hôtel Dieu de Québec où sont pratiquées les opérations sur l’implant cochléaire.
Les manifestants sont présentement en train d’applaudir (à la manière sourde) le discours d’un des
leaders, Archives de la revue Voir Dire.
Maquette de la couverture et mise en pages : Mariette Montambault
ISBN 978-2-7637-8393-2
© Les Presses de l’Université Laval 2007
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 2e trimestre 2007
Distribution de livres Univers
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Téléc. (418) 831-4021
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À ma princesse tendresse, un souhait plein de caresses.
À ma princesse douceur, du soleil dans le cœur,
des bisous sur les joues et des caresses de satin.
À mon lion-léopard charmeur, un cœur plein de bonheur.
À mon prince sourire, un cœur plein de rires,
des bisous dans ton cou et des câlins à deux mains.
Table des matières
REMERCIEMENTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XIII
PRÉFACE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XV
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
PARTIE 1
Construction des espaces sourds
CHAPITRE 1
Espaces scolaires en France et aux États-Unis . . . . . . . .
11
Les débuts des grandes écoles résidentielles . . . . . . . . . . .
12
Un cadre historique favorable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
17
Quand l’oralisme remplace la gestuelle . . . . . . . . . . . . . . .
18
Construction de l’image du Sourd dans l’espace
scolaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
26
CHAPITRE 2
Espace sourd en France et aux États-Unis. . . . . . . . . . . .
31
La collectivité sourde en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
32
La collectivité sourde aux États-Unis . . . . . . . . . . . . . . . . . .
40
La presse silencieuse. En France et aux États-Unis . . . . . . .
42
L’image du Sourd dans l’espace sourd . . . . . . . . . . . . . . . .
48
X
Territoire, transmission et culture sourde
CHAPITRE 3
Espace scolaire et espace sourd au Québec.
Les années 1830 à 1950 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
57
Les premières tentatives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
58
L’Institution des Sourds-Muets et l’Institution
des Sourdes-Muettes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
60
La mise en place d’une éducation oraliste . . . . . . . . . . . . .
67
Aspects religieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
72
Les services à la collectivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
75
Construction de l’image du Sourd dans l’espace
scolaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
77
Construction d’un espace sourd. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
90
CHAPITRE 4
Des années 1960 à aujourd’hui au Québec.
Destruction et reconstruction de l’espace scolaire
et de l’espace sourd . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
99
Les bouleversements de la Révolution tranquille . . . . . . . .
101
La prise en charge par l’État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
106
Construction d’un nouvel espace sourd . . . . . . . . . . . . . .
119
PARTIE 2
Production et diffusion
du concept de culture sourde
CHAPITRE 5
L’émergence d’un discours axé sur une réalité linguistique
et culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
125
L’émergence d’un discours axé sur une identité
collective au Québec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
129
Quand la différence devient culturelle . . . . . . . . . . . . . . . .
133
L’utilisation et la diffusion du terme « culture »
dans les discours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
146
Le concept de culture sourde dans la littérature
scientifique au Québec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
150
L’influence américaine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
155
Table des matières
XI
Discours scientifiques, sociaux et politiques.
Un entrecroisement d’intérêts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
160
CHAPITRE 6
Perception de la LSQ et de la culture sourde . . . . . . . . .
165
La LSQ. Langue pauvre ou langue riche ? . . . . . . . . . . . . .
167
La culture sourde. Synonyme de handicap
ou synonyme de différence collective ? . . . . . . . . . . . . . . .
172
CHAPITRE 7
Rôle de la LSQ et de la culture sourde . . . . . . . . . . . . . . .
185
La LSQ. Outil pédagogique ou élément
d’identification ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
186
La culture. De la négation à l’identification . . . . . . . . . . . .
190
Présence d’une dichotomie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
199
CHAPITRE 8
Enjeux politiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
203
Critères de compétence. Une question de point de vue . .
204
Administration et contrôle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
213
Enjeux économiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
232
CHAPITRE 9
La culture sourde. Territoire, transmission et concept
237
Territoire et transmission. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
239
La culture sourde. Construite, imaginée et réelle. . . . . . . .
248
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
255
INDEX BIOGRAPHIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
261
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
275
Remerciements
M
erci au Dr Deirdre Meintel qui m’a mise sur la voie de la culture
sourde, au Dr Robert Crépeau qui m’a encouragée à plusieurs
reprises à persévérer en ce sens, ainsi qu’au Dr J. C. MacDougall
r
et au D Yves Delaporte pour avoir partagé avec moi leurs nombreuses
connaissances sur le monde de la surdité.
Merci aux responsables des archives des Clercs de Saint-Viateur, à
Michelle Balle des archives de l’Institut National des Jeunes Sourds
(INJS) et à Louise Comtois du centre de documentation de l’Institut
Raymond-Dewar (IRD) qui m’ont facilité l’accès à leurs archives et à leur
documentation.
Merci à Donald Allard, à l’Association des Sourds de l’Estrie inc, à
Rachel Bédard, au frère Bernier c.s.v., à sœur Chénier s.p., à Isabelle
Leroux, à Yvon Mantha de la revue Voir Dire, à Photovision 2001 et à
Jacqueline St-Pierre qui ont permis la reproduction des images et photos
paraissant dans cet ouvrage. Merci à Pamela Witcher pour la magnifique
page couverture extraite de son œuvre Le cycle de la vie. On naît et meurt
une personne sourde, avec notre genre et notre nationalité. Merci à Sébastien
Cloutier pour le soutien technique lors de la numérisation de plusieurs
de ces photos.
Merci aux Sourds qui, magie des doigts et des mains, m’ont fait
découvrir leur univers. Merci de m’avoir ouvert la porte de votre monde.
Merci à tous ceux, gravitant dans le milieu de la surdité, qui ont de près
ou de loin nourri ma réflexion, quelquefois par une simple phrase ou
action posée sous mes yeux.
XIV
Territoire, transmission et culture sourde
Merci à Claude Gélinas pour les nombreux conseils, commentaires et lectures du texte. Merci d’être là dans les moments importants.
Merci à Sophie Dalle-Nazebi pour la finesse de son intelligence et
à Stéphane Perreault pour sa sérénité.
Tout au long de cette recherche, j’ai pu bénéficier d’un soutien
financier de la Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal
et du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC)
grâce à une bourse de recherche postdoctorale.
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération
canadienne des sciences humaines de concert avec le Programme d’aide
à l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches
en sciences humaines du Canada.
Préface
T
erminant la lecture de l’ouvrage que Nathalie Lachance a tiré de
sa thèse, je me suis souvenu, et avec quelle émotion – qu’on me
permette cette digression vers le sensible, l’allié de toute
réflexion – d’un moment crucial de la soutenance de thèse de doctorat
en sciences du langage de Christian Cuxac, en 1996, à la faculté de la
Sorbonne à Paris. Christian Cuxac avait patiemment réalisé l’analyse
linguistique la plus complète possible de séquences entières d’histoires
racontées en langue des signes française, analyse qu’il avait consignée
dans un volumineux ouvrage et qu’il présentait devant un jury de spécialistes et un public nombreux composé pour moitié de sourds. Au delà
ou en deçà de la description des différents aspects de la langue des signes,
ses réflexions ne pouvaient manquer de répondre à ce qui constituait
alors une question cruciale. L’une des préoccupations majeures des
acteurs ou sympathisants du « réveil sourd » qui s’était opéré en France
depuis les années 1975, était de démontrer que la langue des signes était
bel et bien une langue. Le prodigieux essor de cette langue, depuis que
les sourds avaient décidé de l’afficher avec fierté et de la propager, aurait
suffi à lui seul à en montrer la véritable nature. Certains ne s’en contentaient pas et attendaient avec anxiété que des experts confirment qu’elle
était bien une langue à part entière. Il était donc inévitable que cette
question ne vienne à être abordée au sein même du jury de thèse. Mais
cela revenait à discuter des paramètres qui définissent une langue : si la
langue des signes était bien une langue, ses spécificités ne pouvaient
manquer d’interroger la définition même des langues orales. C’est ce
qui arriva : les membres du jury s’engagèrent dans une vive discussion
où la définition établie des systèmes linguistiques se voyait interrogée
XVI
Territoire, transmission et culture sourde
et remise en cause. Une énième langue, outsider originale dans sa
construction, son espace et son histoire, contraignait le monde scientifique à repenser la théorie dans son ensemble.
Il en va de la linguistique comme de toutes les disciplines théoriques : la surdité est un analyseur qui oblige à les repenser de fond en
comble. Pour peu qu’on ne se contente pas de la réduire et de la soumettre au déjà connu et à la pensée dominante, elle offre un poste
d’observation privilégié de la normalité. Elle représente un excellent
moyen d’inquiéter la pensée et, au delà, de relativiser le savoir et de
défaire les dogmes. Cela, l’humanité le sait au moins depuis le milieu
du 18e siècle, lorsque penseurs et savants commencèrent à recourir de
plus en plus fréquemment à la figure du sourd comme outil épistémologique pour sonder la solidité des divers édifices théoriques. Mais la
visée essentielle consistait surtout à interroger les discours scientifiques
pour en renforcer la cohérence : la situation concrète, réelle du sourd
n’intéressait que les rares précepteurs d’enfants sourds dont la naissance
affligeait les familles de la bonne société. L’aporie du sourd-muet surgissait moins de l’existence concrète, du vécu et des relations sociales de
celui-ci que de l’ébranlement que la surdi-mutité produisait sur le savoir.
Et c’est précisément le renversement de cette perspective qui constitue,
à mon sens, le phénomène majeur de l’ère qui s’est ouverte depuis le
siècle des Lumières avec l’apparition des premières écoles pour
sourds.
La naissance et le développement au 18e siècle, en France (puisqu’il
semble que ce soit là qu’elles soient apparues en premier) puis dans le
monde, des premières écoles pour sourds sont en effet sous-tendus par
une logique collective. Dépassant le cadre étroit et rare du préceptorat,
le regroupement d’enfants sourds dans un même espace a précisément
fait surgir ce qui ne pouvait être vu par les entendants dans les conditions
antérieures d’isolement : à savoir que le génie humain a mis à la disposition des hommes l’aptitude de communiquer visuellement-gestuellement, et que, dans certaines circonstances comme celles de la surdité,
la nécessité crée les conditions pour que les sourds élaborent une langue
originale et vivent l’aventure de la vie d’une manière peut-être différente
de celle des entendants mais, en dernière analyse, tout aussi satisfaisante
(ou insatisfaisante) que le reste de l’humanité. Ce mouvement d’idées
et de pratiques, qui a eu l’école comme épicentre du séisme macrosocial
qu’il a provoqué, a irréversiblement fait de la surdité une question
sociétale portant sur des collectivités de citoyens et non plus sur des
individus considérés isolément.
Préface
XVII
Et c’est précisément sur cette mutation des pratiques et des regards,
du 19e siècle à nos jours, que porte l’ouvrage de Nathalie Lachance. Ce
livre propose une analyse fine, appuyée sur une solide enquête de terrain
et de nombreuses entrevues, des différentes perspectives croisées selon
lesquelles la culture sourde peut être considérée. Mais il va bien plus
loin encore, car il présente l’histoire comparée des espaces sourds en
France, aux États-Unis et au Québec. L’auteure nous montre à quel point
ces trois histoires sont mêlées et doivent chacune aux deux autres. Pour
mettre en parallèle les évolutions respectives des espaces sourds dans
ces trois régions du monde, elle donne la parole à tous les interlocuteurs
concernés : en premier lieu aux Sourds, à l’adresse de ceux qui auraient
tendance à oublier qu’ils sont les protagonistes d’une histoire qui ne
saurait se faire (et s’étudier) sans eux ; mais aussi aux divers acteurs qui
les entourent et dont les conceptions sont tout sauf consensuelles : le
monde médical et son discours de la déficience orchestrant des pratiques
plus ou moins agressives de réhabilitation auditive, le monde enseignant
divisé entre la perspective monolingue stricte (la langue orale comme
meilleur moyen de se rapprocher de la condition entendante) et les
diverses pratiques du bilinguisme (la langue de signes comme langue
d’intégration sociale, vecteur de culture et base de départ de toutes les
acquisitions, y compris celle de la langue orale), le monde des associations et les pratiques communautaires, contrepoids capital dans les
périodes où les institutions enseignantes entraient en déclin ou étaient
opposées au bilinguisme, etc. L’auteure décrit avec précision le lent
glissement vers les institutions laïques de l’assistance éducative et sociale
initialement fournie par les institutions religieuses. Elle montre aussi
les oppositions qui ont structuré les conflits entre les tenants de la surdité - affaire privée et ceux qui y voyaient une question où la puissance
publique a son rôle à jouer.
Utilisant la culture sourde comme analyseur d’attitudes, d’idéologies et de pratiques, l’auteure nous entraîne bien au delà de ce seul
objet, vers un terrain d’une nature radicalement politique et dont les
fondements sont éthiques : les enjeux ne sont rien moins que de savoir
si les sourds peuvent/doivent être considérés comme des êtres de culture
au statut irréductible à celui de malades, si leur existence individuelle
et collective et leurs conditions de vie, sans cesse contestées ou remises
en cause y compris sous des prétextes philanthropiques, peuvent/
doivent être améliorées dans les formes qu’eux-mêmes souhaitent se
donner, et si enfin la culture sourde, riche d’une langue, d’une histoire
et d’un savoir-être, peut/doit être reconnue comme partie intégrante
du patrimoine de l’humanité. En dernière instance, ce que décrit
XVIII
Territoire, transmission et culture sourde
Nathalie Lachance n’est rien moins que la lutte d’une communauté
humaine du Québec en faveur du droit de vivre dignement au milieu
de ses semblables humains, une lutte qui rejoint celle des sourds du
monde entier. J’ose penser que, si son ouvrage aide sourds et entendants
à se sentir un peu plus solidaires de cette communauté, à comprendre
que leurs destins – nos destins – sont inextricablement mêlés, son
objectif aura été atteint. De cela, je lui suis reconnaissant.
Alexis Karacostas
Paris, octobre 2006
Alexis Karacostas est psychiatre psychothérapeute et président de la Société européenne
de santé mentale et surdité. Il travaille dans une unité d’informations et de soins pour
sourds à l’hôpital la Salpêtrière à Paris. Auteur de recherches et d’articles dans le domaine
de l’histoire des sourds, il a dirigé l’exposition « Le pouvoir des signes – Sourds et Citoyens »
à la Chapelle de la Sorbonne à Paris en 1989.
Introduction
L
’anthropologie a longtemps été caractérisée par l’étude des
cultures autres et, encore aujourd’hui, c’est bien souvent par
l’observation et l’analyse des cultures que l’anthropologue tente
de trouver des réponses aux questions : Que sommes-nous ? D’où
venons-nous ? Qu’est-ce qui nous différencie ? Qu’est-ce qui nous fait
semblables ? Paradoxalement, l’anthropologue Nicholas Thomas écrivait : « le concept de culture est en anthropologie le plus fondamental
et le plus discrédité des concepts (traduction de l’auteure) » (2000 : 263).
Effectivement, en même temps que la culture est l’objet de plusieurs
recherches, les dernières décennies ont vu une remise en question du
terme « culture » autant dans sa définition que dans son utilisation en
tant que concept. Les anthropologues ne pensent plus la culture comme
un système autonome mais beaucoup plus comme un ensemble de
valeurs diverses, interreliées, organisées et manipulées à l’intérieur de
rapports de pouvoir. La définition de la culture comme « un objet constitué, fermé sur lui-même, n’évoluant jamais, prêt à l’emploi, assis tout
entier sur et définitivement légitimé par une tradition, sans aspérités et
comme fondé métaphysiquement en dehors de toute temporalité et de
toute historicité » (Affergan, 1997 : 36) est remise en question. L’étude
des groupes sociaux plus larges comme les sociétés industrialisées, les
phénomènes de mouvance et d’intermondialisation, l’incapacité à
répondre à plusieurs questionnements sur le maintien des pratiques
culturelles et des identités ethniques et le constat que la mondialisation
n’a pas produit une culture homogène mais créé de nouvelles configurations culturelles amènent un changement dans les discours théoriques. Ainsi, les nouveaux courants de recherche en anthropologie
2
Territoire, transmission et culture sourde
s’entendent pour rejeter le concept de culture comme un phénomène
observable, capable d’expliquer les relations sociales. Le regard se porte
désormais sur la frontière, sur la construction et la production des identités, ainsi que sur le rôle de l’acteur social (le chercheur étant lui aussi
vu comme un acteur impliqué socialement, politiquement et économiquement dans son sujet de recherche, plutôt que comme un agent
externe) dans la construction et la diffusion des concepts, et notamment
celui de culture. Alors, pourquoi une étude sur un sujet aussi controversé
que celui de la culture sourde ? Controversé puisque le concept à la base
de l’étude est contesté mais aussi parce que l’existence d’une réalité
culturelle sourde est en elle-même niée.
Traditionnellement, le concept de culture en anthropologie a plus
souvent été appliqué à de petits groupes sociaux dont l’organisation
(sociale, économique, politique, religieuse, etc.) trouvait sa base dans
les unités familiales. Cette conception de la culture qui est difficilement
1
applicable dans le cas des personnes sourdes , étant donné que très peu
d’entre elles ont un milieu familial où l’on trouve plus d’un individu
sourd, fait en sorte que l’idée de la présence d’une culture sourde est
difficile à admettre à partir de notre propre découpage de la réalité qui
conçoit les ensembles culturels comme issus et transmis à partir d’une
structure familiale. Pourtant, les cultures sont couramment définies en
anthropologie comme un « ensemble complexe incluant les savoirs, les
croyances, l’art, les mœurs, le droit, les coutumes ainsi que toute disposition ou usage acquis par l’homme vivant en société » (Tylor, 1871).
Ainsi, la culture est ce qui est transmis et acquis par l’homme. Elle se
compose d’un ensemble complexe de manières de faire, de penser et
d’être qui sont acquises et partagées par un groupe d’individus vivant
en société. La culture sourde est indéniablement transmise puisque
l’enfant sourd qui n’est pas en contact avec elle ne développe pas les
manières de faire, de penser et d’être qui la caractérisent. Cette culture
1.
Le terme « Sourd » (qu’il soit écrit avec une majuscule ou une minuscule), dans ce
livre, fait référence à un groupe d’individus partageant une histoire, une langue et
une culture communes. Lorsqu’il est utilisé comme un nom, il s’agit toujours d’un
nom propre qui doit être compris comme désignant un large éventail de personnes
dont l’identification et l’appartenance à la collectivité sourde sont variables, fluctuantes et changeantes. Ainsi, le terme se doit d’être plus englobant qu’excluant.
De même, lorsqu’il est utilisé comme adjectif et par conséquent avec une minuscule,
il est toujours fait référence à un groupe d’individus partageant une histoire, une
langue et une culture communes. De la même manière que le nom Québécois et
l’adjectif québécois définissent la même réalité.
Introduction
3
constitue ainsi un ensemble complexe de pratiques et de symboles
permettant d’inscrire l’identité sourde dans une identité collective, et
elle est partagée par un groupe de personnes possédant leurs structures
sociales (associations, presse sourde, etc.). De plus, à partir du critère
qu’un groupe est considéré comme ayant une culture distincte lorsque
les valeurs, normes, comportements et institutions qui le composent
marquent dans leur ensemble un écart suffisamment significatif face à
un autre ensemble culturel, il est possible de démontrer que les traits,
pratiques, valeurs, normes et symboles qui caractérisent les manières
de faire, de penser et d’être de la culture sourde composent un ensemble
culturel complexe distinct de celui des personnes entendantes. Parmi
2
quelques-uns de ces traits particuliers, il y a, bien entendu, les langues
des signes qui permettent l’expression de l’identité sourde ainsi que le
maintien de la cohésion du groupe, des règles spécifiques qui régissent
les interactions sociales, la présence de filiations symboliques permettant la transmission de ces traits et pratiques, diverses formes artistiques
comme la poésie en langue des signes, un théâtre et un humour s’inspirant entre autres des oppositions dans les manières de faire, de penser
et d’être entre les personnes sourdes et entendantes, ainsi qu’un découpage du monde (et des cultures) tout à fait différent de celui présent
dans la collectivité entendante.
Cet écart permettant la création de frontières entre la collectivité
sourde et la collectivité entendante est présent depuis plusieurs décennies mais ce n’est que depuis quelques années que le concept de culture
est un élément prépondérant de la plupart des recherches scientifiques
qui portent sur l’aspect psychosocial de la surdité. On constate d’ailleurs
l’éclosion d’un nouveau champ de recherche en surdité dont les questionnements ont pour base, non pas l’aspect médical (pathologique)
de la surdité, mais son aspect culturel. Le concept de culture se retrouve
à l’intérieur même du discours des leaders sourds, de même que dans
2.
Ces traits ne sont ni statiques ni imperméables au temps et tout comme pour
plusieurs groupes sociaux, la collectivité sourde a été marquée au cours des années
par de nombreux changements dans ses structures qui ont amené des transformations dans la frontière ainsi que dans les pratiques, ces dernières s’uniformisant de
plus en plus. Alors que les distinctions observables sont de plus en plus « gommées »,
c’est sur le plan symbolique qu’elles s’accroissent. Ce constat n’est d’ailleurs pas
propre à la surdité mais à plusieurs groupes culturels. Ainsi, la culture sourde,
comme toute culture, ne doit pas être considérée comme une juxtaposition de
traits et pratiques qui peuvent être classés dans un catalogue, mais comme un
ensemble de valeurs diverses, interreliées, et qui sont organisées et manipulées à
l’intérieur de rapports de pouvoir.
4
Territoire, transmission et culture sourde
la revendication de chaque Sourd à une identification culturelle. De
plus, il constitue une variable importante dans la pratique des professionnels des domaines médical, scolaire et social œuvrant en milieu
sourd. Cependant, les sciences sociales et l’anthropologie se sont peu
intéressées à ce phénomène, particulièrement au Québec, et les écrits
produits sur des thèmes touchant la surdité ont peu tenu compte des
nouveaux questionnements sur la construction des concepts scientifiques.
La présente étude se situe ainsi à l’intérieur des nouveaux questionnements qui touchent le monde de l’anthropologie et veut comprendre comment les manières de faire, de penser et d’être caractérisant
la réalité sourde se sont construites historiquement et comment les
discours la concernant sont produits autant historiquement, socialement, politiquement que scientifiquement. Effectivement, si la
conscience d’une distinction entre deux identités, l’une sourde et l’autre
entendante, c’est-à-dire entre deux mondes aux « us et coutumes » différents, est présente depuis plus d’un siècle, l’expression « culture
sourde » émerge à une époque particulière et est utilisée par des acteurs
définis, porteurs d’objectifs spécifiques. Ainsi, cette distinction prend
forme historiquement, et le terme « culture sourde » apparaît au Québec
pour dénommer cette distinction.
La première partie de l’étude se caractérise par des questionnements touchant les contextes historiques et positionne le cadre à l’intérieur duquel se construit la frontière entre « nous » (les Sourds) et « eux »
(les entendants). L’étude historique des processus de construction identitaire doit permettre de comprendre comment une identité collective
sourde fait son apparition historiquement et comment les frontières
sont construites à l’intérieur de contextes historiques variés. Si la recherche en tant que telle se limite au cadre géographique du Québec (et
même plus particulièrement à celui de Montréal), une analyse sociohistorique du phénomène de culture sourde ne peut se limiter aux
données et aux ressources documentaires disponibles dans le cadre
québécois, et ce, pour deux raisons principales. En premier lieu, l’absence d’une association et d’une presse mises sur pied par et pour les
personnes sourdes au Québec avant la fin du 20e siècle empêche une
compréhension claire de la situation. En second lieu, l’importance de
l’influence des autres pays, principalement la France et les États-Unis,
dans le domaine de la surdité au Québec ne peut être ignorée. Pour ces
raisons, les premiers chapitres décrivent de quelle manière un espace
sourd se construit en France et aux États-Unis à la fois en interaction et
Introduction
5
3
en opposition avec l’espace scolaire. Puis, à travers la description des
principaux événements qui ont marqué l’éducation des personnes
sourdes et l’émergence d’un espace sourd au Québec jusqu’au moment
de la Révolution tranquille, le chapitre trois démontre comment l’histoire des personnes sourdes au Québec se situe à la fois à l’intérieur d’une
histoire nationale et internationale. Les écoles pour les personnes sourdes au Québec demeurent sous la juridiction de communautés religieuses jusque dans les années 1960-1970, années où la Révolution tranquille
va complètement modifier à la fois la structure scolaire et l’espace sourd
jusqu’alors présent dans la province. Le chapitre quatre relate cette
période de l’histoire de la surdité, marquée hélas par une absence d’historiographie en dépit du fait qu’elle constitue l’une des périodes les plus
riches en bouleversements et changements de toutes sortes.
Le chapitre cinq, qui introduit la deuxième partie du livre, démontre comment le concept de culture sourde apparaît historiquement au
Québec pour dénommer la distinction entre « nous » (les Sourds) et
« eux » (les entendants) et comment celui-ci se construit à travers des
idéologies mais aussi des contextes sociaux, politiques (le terme politique doit être compris non pas dans le sens restreint d’institution gouvernementale mais dans le sens plus large d’exercice d’une forme de
pouvoir) et économiques. Il présente aussi le cadre social dans lequel le
concept de culture a fait son apparition et tente de démontrer comment
celui-ci a été introduit à l’intérieur d’un discours scientifique. Ainsi, le
cinquième chapitre expose comment, face aux bouleversements qui
« frappent » les structures scolaires, associatives et sociales, un nouvel
espace sourd émerge, indépendant des lieux scolaires, et comment
celui-ci se caractérise par un discours prônant le droit des personnes
sourdes à s’autodéterminer, la reconnaissance de la langue des signes
4
québécoise (LSQ) et la reconnaissance par les intervenants et les gens
3.
4.
Le terme espace fait ici référence autant à un espace matériel que symbolique. Il
doit être compris dans un sens plus large que la référence à des lieux physiques et
à des formes de relations sociales et doit traduire comment ces dernières sont
pensées, vécues et représentées.
Les langues des signes qu’on trouve à travers le monde se sont développées à partir
d’influences diverses et à l’intérieur de contextes historiques particuliers. La LSQ
est la langue des signes utilisée par la grande majorité des personnes sourdes du
Québec et on la retrouve aussi dans certaines régions de l’Ontario. Ainsi, la LSQ
est différente de la langue des signes utilisée en France tout comme la langue des
signes britannique est différente de la langue des signes utilisée aux États-Unis.
Tout comme pour plusieurs autres langues des signes, les recherches effectuées sur
la LSQ démontrent qu’il s’agit d’une langue à part entière qui possède non
6
Territoire, transmission et culture sourde
du milieu sourd de manières de faire, de penser et d’être culturellement
5
différentes de celles des entendants . Ce chapitre se termine par une
analyse de la littérature scientifique en la situant dans son contexte de
production, en démontrant comment le concept de culture sourde est
introduit dans le milieu de la recherche au Québec et en s’attardant aux
courants théoriques dans lesquels s’inscrivent ces définitions. De plus,
l’analyse tient compte du fait que les catégories d’analyse et le choix du
sujet d’étude se construisent dans l’interrelation entre le « savoir » des
chercheurs et les institutions académiques ainsi que la société dans
laquelle ce même « savoir » a été construit.
Les chapitres six, sept et huit concernent directement les données
recueillies lors d’entretiens sur le thème de l’éducation bilingue et biculturelle ; la définition, l’utilisation et la conception de la culture sourde
dans les discours des acteurs sociaux ainsi que l’impact social et politique de l’emploi de ce concept y sont analysés. Le chapitre six présente
la perception, dans les discours des informateurs, de la langue des signes
québécoise et de la culture sourde et démontre que si tous les informateurs reconnaissent la présence de manières de faire, de penser et d’être
particulières à la collectivité sourde, plusieurs ne qualifient pas ces
caractéristiques de culturelles. Le chapitre suivant démontre que les
divergences dans les perceptions ont un impact direct sur l’application
d’un modèle éducatif bilingue et biculturel, de telle sorte que des modèles d’applications contradictoires cohabitent sous une même dénomination. Le chapitre huit permet de voir que derrière les débats
idéologiques entourant la validité de l’approche bilingue et biculturelle
se trouvent des enjeux politiques et économiques importants et que la
reconnaissance ou la négation de la culture sourde permet soit d’accorder des droits ou de les refuser. Le concept de culture est alors un outil
politique utilisé dans les discours pour valider ou invalider des revendications. Dans le dernier chapitre, les différents questionnements sont
réexaminés à partir de thèmes qui ont dominé l’analyse. Ceux-ci permettent de démontrer comment la mise en place d’identités distinctes
entre « nous » et « eux » et la création de frontières se font dans le cadre
de multiples rapports déterminés à la fois par les contextes politiques,
sociaux et économiques dans les limites imposées par la coexistence
5.
seulement un lexique, mais aussi une phonologie, une morphologie et une syntaxe
propres (Dubuisson et Vercaingne-Ménard, 1999).
La manière de faire faisant référence aux pratiques et aux comportements, la
manière de penser faisant référence aux idéologies et à la représentation du monde,
la manière d’être faisant référence à l’identité.
Introduction
7
des groupes sociaux et par les différents intérêts des acteurs sociaux et
leur capacité à œuvrer en fonction de ces intérêts.
Au-delà de l’étude d’un phénomène que les chercheurs québécois
en sciences sociales ont trop longtemps négligé, une excursion à l’intérieur de la réalité sourde amène à découvrir un monde lointain situé
tout à côté de nous. C’est nous plonger au cœur des questions qui interpellent les anthropologues depuis les débuts de cette discipline. Et c’est
s’obliger à visiter, avec un regard tout autre, nos acquis théoriques et
méthodologiques.
PARTIE 1
Construction
des espaces sourds
CHAPITRE 1
Espaces scolaires
en France et aux États-Unis
[...] Est-ce que la mimique n’est pas d’une utilité incontestable, ne vous
étonnez pas de la suppression de ce langage qui nous est précieux. C’est
l’argent qui l’a conseillée comme le prouvent plusieurs faits que j’ai signalés moi-même. [...] Je n’ai qu’à vous dire que ces faits sont tout contraires
à la civilisation sourde-muette et que dans l’histoire de France, on n’avait
vu pareille exploitation des pauvres sourds-muets. (Douard, 1886 : 130131)
I thought [...] how thrilling it would be to have a deaf man [...] stand up
here and defend the Oral method orally [...] We do not see such a deaf
man here [...] We have met together to talk about the education of the
deaf, and the deaf themlseves reject what we are having to say. There must
be some very profound reason for this. (Discours prononcé en 1909 lors
d’un congrès de The American Association to Promote the Teaching of Speech
to the Deaf (AAPTSD) par E. S. Tillinghast (Van Cleve et Crouch, 1989 :
132)
L
’histoire des Sourds est constamment assujettie à l’histoire de
leur instruction et aux symboles rattachés à la surdité. Les débuts
de l’instruction des personnes sourdes marquent l’amorce d’un
débat idéologique entre l’approche gestuelle et l’approche oraliste, entre
la normalisation et le respect de leur différence. L’opposition entre
personnes entendantes et personnes sourdes et celle entre paroles et
Partie 1 ✦ Construction des espaces sourds
12
signes, centrales dans le débat concernant l’instruction des personnes
sourdes, se situent à la base de la construction même de la collectivité
et de la culture sourdes. Par conséquent, connaître l’histoire des écoles
et des méthodes éducatives est indispensable à la compréhension du
discours et des actions présentes de la collectivité sourde. De plus, dans
le cas du Québec, connaître les grandes lignes de l’histoire de l’éducation
des enfants sourds en France et aux États-Unis est indispensable à une
compréhension de l’histoire des écoles pour personnes sourdes au
Québec puisque les modèles éducatifs appliqués au Québec sont influencés à la fois par les méthodes en vigueur en France et aux États-Unis.
Ainsi, l’histoire de la surdité au Québec, autant en ce qui concerne la
création des écoles que les modes d’éducation, s’inscrit dans une histoire
extranationale.
LES DÉBUTS DES GRANDES ÉCOLES RÉSIDENTIELLES
1
Le sort des personnes sourdes en France et le rôle qu’elles jouaient
socialement varient à travers les époques et les groupes sociaux. À l’intérieur d’un même groupe social, des différences apparaissent dans le
traitement qui est réservé aux enfants sourds selon qu’ils sont des
enfants de familles nobles ou non, de milieu rural ou urbain. Il est ainsi
très difficile de donner une image claire et nuancée de la situation des
personnes sourdes. Des recherches, dont celles de Christian Cuxac
(1983), de Jean-René Presneau (1998) et de Aude de Saint-Loup (1996,
1989), ont démontré la présence d’une forme de communication signée
et de tentatives pour instruire les personnes sourdes avant la mise en
place de l’école de l’Épée dans les années 1750-17602.
Au Moyen Âge, l’organisation sociale des petites communautés
rurales centrées sur elles-mêmes où, bien souvent, le marginal était
intégré à la vie de la communauté, était probablement plus propice à
l’intégration sociale de la personne sourde qu’elle ne le sera lors de
l’industrialisation et de l’urbanisation au 19e siècle. D’autant plus que
le travail manuel et le travail des champs ne nécessitaient pas une trans-
1.
2.
Le terme « sourds-muets » serait plus conforme au contexte historique puisqu’il est
utilisé jusque dans la deuxième moitié du 20e siècle ; toutefois, dans une idée
d’uniformisation, le terme « sourd » est utilisé tout au long du livre, sauf dans les
citations.
Alors que plusieurs auteurs situent les débuts de l’école de l’abbé de l’Épée en 1760,
certains comme Christian Cuxac [1983] établissent le début de l’enseignement
aux personnes sourdes par de l’Épée en 1756.
Chapitre 1 ✦ Espaces scolaires en France et aux États-Unis
13
mission du savoir axée sur une formation académique dépendante de
l’écrit, mais plutôt une transmission orale où la démonstration des gestes
à faire prenait une grande place (Saint-Loup, 1989 : 14-15). L’existence
d’ordres religieux (comme les Bénédictins) où la règle du silence est
appliquée et chez qui se pratique une communication signée faisait des
monastères et des abbayes des lieux où les enfants sourds étaient fréquemment confiés. Le rôle que jouait la religion dans la société française
d’alors a fait en sorte que les curés de village ont souvent offert un
minimum d’éducation religieuse aux personnes sourdes. Malgré tout,
ces cas restaient marginaux et les tentatives pour instruire des personnes
sourdes en France avant le 18e siècle ont été majoritairement réservées
aux familles bien nanties qui avaient les moyens de payer des percepteurs
dont le but était, avant tout, d’apprendre la langue majoritaire aux
enfants sourds, et dans la plupart des cas, dans sa forme parlée puisque
l’instruction, de manière générale, était réservée aux familles nobles et
riches et, avant la Renaissance, les personnes sourdes étaient considérées
comme inéducables (Presneau, 1998 : 56 ; Saint-Loup, 1989 : 15).
Il faut attendre le 18e siècle pour que soit créée une institution
vouée à l’instruction des Sourds, et ce, à l’initiative d’un abbé sans
paroisse qui allait faire de l’éducation des personnes sourdes de milieu
pauvre son sacerdoce. La rencontre de l’abbé de l’Épée avec deux sœurs
sourdes communiquant en signes lui donna l’idée d’utiliser le mode de
communication propre aux personnes sourdes pour les éduquer. Les
chercheurs Padden et Humphries (1988) ainsi que Yves Delaporte (2000)
démontrent comment l’histoire de l’abbé de l’Épée et le récit de sa rencontre avec deux jeunes filles sourdes débouchent sur un culte à ce
même abbé par des titres tels que « messie d’un peuple » et comment
cet événement est ainsi transformé en mythe d’origine de la langue des
signes et l’abbé de l’Épée en héros. Si l’objectif principal de ce dernier
était d’offrir aux jeunes filles une éducation religieuse, les premières
leçons données à son domicile se sont transformées en une véritable
école, qui devint rapidement un modèle à travers la France et dans bien
des pays d’Europe. L’innovation de l’abbé de l’Épée, en cette fin de
18e siècle, avait à la fois pour objectifs d’éduquer le plus d’enfants sourds
possible, principalement des enfants pauvres, et de « rendre les sourdsmuets, quelle que soit leur condition sociale, à la vie active, d’en faire
de bons chrétiens craignant Dieu, et de bons ouvriers [...] » (Cuxac,
1983 : 24). Les grandes nouveautés dans la méthode d’éducation de
l’abbé de l’Épée étaient : l’utilisation de la langue écrite dans la formation
intellectuelle de l’enfant sourd au détriment de l’articulation ; l’utilisation de la communication visuelle et gestuelle dans l’instruction et dans
14
Partie 1 ✦ Construction des espaces sourds
la vie quotidienne des enfants sourds ; le fait que cette méthode s’adresse
avant tout aux enfants sourds dont les parents n’ont pas les moyens de
payer un précepteur. Une caractéristique importante de cette méthode
a été que, dès le début, alors que l’abbé de l’Épée enseignait à son domicile, il avait recours aux élèves plus âgés pour aider les plus jeunes et leur
enseigner les rudiments de sa méthode. Toutefois, celui-ci ne considérait pas la langue naturelle des personnes sourdes comme égale au
français, de sorte qu’il mit en place les « signes méthodiques » qui
empruntaient au lexique de la langue des signes utilisée par les personnes sourdes en y ajoutant une série de signes permettant d’indiquer les
temps de verbe, les propositions, etc. Les « signes méthodiques » ont
ainsi été un calque du français devant faciliter l’apprentissage de cette
langue en faisant « voir » les phrases parlées. En cela, l’abbé de l’Épée ne
se démarque pas de ses prédécesseurs qui mettaient l’accent sur l’apprentissage de la langue majoritaire. Mais à l’encontre de la plupart des
précepteurs de son époque qui basaient leur enseignement sur l’acquisition de la parole, l’abbé de l’Épée appuyait son enseignement sur
3
l’utilisation de la mimique que les personnes sourdes utilisaient entre
elles. L’abbé de l’Épée ne réfutait pas l’enseignement de la parole qui,
selon lui, constituait l’unique moyen de rendre totalement les personnes sourdes à la société mais, en raison du temps et du coût reliés à
l’apprentissage de la parole, il considérait ce type d’apprentissage
comme étant l’apanage des riches, ceux qui pouvaient se payer des
précepteurs privés. Car un tel enseignement demandait avant tout du
temps, un temps qui ne pourrait pas alors être dévolu à un enseignement
académique plus complet de la religion, du français et d’un métier
(Cuxac, 1983 : 23-26 ; Presneau, 1998 : 103-106).
La renommée de l’école de l’abbé de l’Épée et de sa méthode gagna
la France entière et l’Europe. Des visiteurs fondèrent des écoles sur le
même modèle et la formule qui tenait compte de l’importance du geste
dans la vie des personnes sourdes fut reprise par beaucoup d’autres pays.
À la mort de l’abbé de l’Épée en 1789, la plupart des écoles pour enfants
sourds d’Europe utilisaient sa méthode d’enseignement qu’on appela
communément la méthode française et qui utilisait la mimique comme
3.
Les textes de l’époque utilisent assez indistinctement les termes de mimique,
langage mimique, gestes, langage des gestes. Dans les chapitres historiques du livre,
je privilégie l’usage des termes mimique et signes pour faire référence exclusivement à une langue signée et le terme de geste englobe, de manière plus large, tout
type de communication non vocale (incluant les gestes naturels et les signes des
personnes sourdes).
Chapitre 1 ✦ Espaces scolaires en France et aux États-Unis
15
outil pour l’apprentissage du français écrit et de tout autre apprentissage
en opposition à la méthode allemande. Cette dernière, développée en
Allemagne par Heinicke, reposait sur les travaux de Conrad Amman et
était basée sur l’apprentissage de la parole (Cuxac, 1983 : 23-24). Après
la Révolution française, alors que la modeste école de l’abbé de l’Épée
devint une institution nationale, certains des meilleurs élèves se firent
répétiteurs et professeurs. Certains d’entre eux ont quitté l’école pour
en créer de nouvelles à travers la France et dans d’autres pays. Ces anciens
élèves, devenus professeurs et quelquefois directeurs d’école, devinrent
les symboles d’une collectivité sourde de plus en plus nombreuse et les
leaders du peuple silencieux. L’un d’eux, Laurent Clerc, quitta son pays
natal pour devenir le premier professeur sourd de la première institution
d’État pour l’instruction des enfants sourds en Amérique.
Au début du 19e siècle, l’alternative aux États-Unis pour éduquer
les enfants sourds était, pour les familles nanties, de les envoyer étudier
dans les écoles en Europe (bien souvent en Angleterre) ou d’engager
des précepteurs privés. Les tentatives d’implanter une école pour
l’instruction des enfants sourds provenaient bien souvent de l’initiative de parents. L’une de ces initiatives qui a permis l’installation d’une
école qui allait devenir la première véritable école publique pour les
personnes sourdes en Amérique est attribuable à Mason Cogswell,
notable de la Nouvelle-Angleterre et dont la fille est devenue sourde
à la suite d’une méningite. Les démarches entreprises par Cogswell
comportaient, entre autres, la formation d’un comité composé principalement de parents d’enfants sourds. L’une des décisions du comité
a été de financer un voyage en Europe pour qu’une personne puisse
aller se former à l’éducation des personnes sourdes. L’homme choisi,
Thomas Gallaudet, partit en 1816 pour l’Angleterre où il visita les
écoles pour les enfants sourds et où il fut confronté à un système fortement marqué par un enseignement oraliste dominé par la famille
Braidwood (celle-ci possédait pratiquement le monopole de l’éducation des enfants sourds en Grande-Bretagne). Les Braidwood acceptèrent de prendre Thomas Gallaudet comme apprenti mais posèrent
comme condition qu’il fasse un apprentissage de plusieurs années et
que la méthode qui lui serait enseignée reste secrète. Gallaudet ne
croyait pas rester aussi longtemps absent et il n’avait pas les moyens
de prolonger son voyage ni de payer des frais élevés pour être formé.
De plus, les idéaux religieux qui l’animaient allaient à l’encontre de
l’idée de faire de l’éducation des personnes sourdes une entreprise
lucrative. Durant la période des pourparlers, il rencontra à Londres
Partie 1 ✦ Construction des espaces sourds
16
4
l’abbé Sicard lors d’une démonstration de sa méthode avec Jean Massieu
et Laurent Clerc (Van Cleve et Crouch, 1989 : 30-34).
Thomas Gallaudet fut alors invité à Paris où il eut accès à une formation à la méthode française sans aucune condition. Après quelques
démarches supplémentaires en Angleterre, qui se sont avérées infructueuses, il se présenta finalement à Paris. De plus en plus impatient de
retourner en Amérique, les délais nécessaires à la maîtrise de la mimique
et des signes méthodiques lui semblant trop longs, il demanda à Laurent
Clerc de l’accompagner comme enseignant à l’école qu’il désirait fonder
pour instruire les enfants sourds et comme formateur pour les futurs
enseignants. Tout comme l’histoire de la rencontre entre l’abbé de l’Épée
et les deux sœurs sourdes, l’histoire de la rencontre de Gallaudet avec
Sicard et Clerc revêt une dimension symbolique. Elle est racontée et
transmise à travers les ans par les enseignants aux enfants sourds comme
l’histoire de la naissance de cette profession en Amérique. Après une
traversée de l’Atlantique, une tournée de la Nouvelle-Angleterre pour
intéresser le public à la cause et pour trouver un soutien financier, est
fondé, à Hartford, le 15 avril 1817, le Connecticut Asylum for the Education
5
and Instruction of Deaf and Dumb Persons . Peu de temps après son inauguration, l’école a reçu un soutien financier de la part de l’État du
Connecticut et du gouvernement fédéral. L’enseignement qu’on y dispensait, basé sur la méthode française, utilisait principalement la langue
des signes naturels et les signes méthodiques (qui disparurent peu à
peu), l’épellation et l’écriture. L’école était résidentielle car elle desservait
les enfants de tout l’État du Connecticut. À l’instar des écoles en France,
les métiers manuels (imprimerie, cordonnerie, menuiserie, etc.) y
étaient enseignés, mais au contraire des écoles françaises, les métiers
intellectuels comme ceux d’enseignant et de journaliste y étaient eux
aussi encouragés. Laurent Clerc a été amené à former les futurs enseignants qui allaient ouvrir des écoles à travers tout le territoire américain,
toutes basées sur le modèle de l’école de Hartford, entre autres à New
4.
5.
Roche Ambroise Sicard succède à l’abbé de l’Épée comme directeur à l’Institution
Nationale des Sourds de Paris. Son allégeance à la royauté lui causa certains désagréments au cours de sa carrière qui se situe en pleine période révolutionnaire et, en
1815, il se trouva en Angleterre pour fuir Napoléon (de retour sur le trône pour la
période des cent jours) qui désirait l’appréhender pour ses positions en faveur de
la restauration de la royauté (Lane, 1991 : 18 et 176).
Devient en 1820 l’American
l’
Asylum for the Education and Instruction of the Deaf and
Dumb connu depuis 1898 sous le nom de American School for the Deaf (Van Cleve
et Crouch, 1989).
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