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Un autre regard sur
la pensée économique
Gérard dréan
Consultant
Dans l’imagerie courante,la discipline économique naît en 1776 grâce à Adam Smith,
prend sa forme moderne avec la révolution marginaliste des années 1871-1875, et
connaît son couronnement avec la révolution keynésienne de 1936. Comme pour
les autres sciences,chaque étape est censée confirmer et intégrer certaines idées
des auteurs précédents,en réfuter définitivement d’autres,et apporter des éléments
nouveaux qui font progresser la connaissance.Cet article propose de rectifier ce
schéma simpliste,en débusquant chez les grands auteurs des conceptions différentes
de la discipline économique.
laréflexioconomique n’apas commencé avec Adam Smith.Dès l’Antiquité
grecque,plusieurs auteurs, au premier rang desquels Démocrite et Aristote,
ontabordédes questionconomiques. PendanttoutleMoyege,des
religieux et des philosophes oncrit sur le «juste prix », la «bonne »attitude
envers la richesse et la monnaie,oulalégitimité du prêt àintérêt 1.Mais leurs préoccu-
pations étaient principalement morales, et leur traitement des questions économiques
apparaissait comme un fragment d’un discours philosophique.
Au XVIesiècle,les scolastiques de l’école de Salamanque 2entreprennent d’appliquer
àl’économie les principes de la loi naturelle.Ils justifient ainsi la liberté de circula-
tion des personnes, des biens et des idées, et légitiment la propriété privée et le prêt à
intérêt. Leurs travaux comprennent une théorie de la valeur (subjective) et une théo-
rie de la monnaie qui font d’eux les ritables fondateurs de la science économique.
Plusieurs idées nouvelles commencent à cheminer :la première, que la richesse d’un
pays ne se sume pas àcelle du prince,maisest constituée par le bien-êtredes
1. Parmi les plus grands :saint Thomas d’Aquin et Nicolas Oresme.
2. Quelques noms :Francisco de Vitoria, Tomás de Mercado,Domingo de Soto,Diego Covarrubias, Martin d’Az-
pilcueta, Luis de Molina.
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habitants ;la deuxième,déjà exprimée par Platon, que cette richesse est due prin-
cipalement à la division du travail et à sa contrepartie,les échanges, c’est-à-dire à
l’organisation économique ;pour comprendre ce système,il faut donc étudier avant
tout les interactions entre les individus, une position qu’on appellera plus tard l’in-
dividualisme méthodologique;enfin,economietout se tient :onnepeut pas
comprendre un phénomène en l’examinant isolément.
Dès le XVIIesiècle naissent plusieurs grands traités d’économie – discipline doréna-
vant reconnue comme autonome – qui veulent traiter ensemble toutes les questions
d’économie considérées comme formant système :leTraité d’économie politique d’An-
toine de Montchrestien, en 1615 ;presque un siècle plus tard, en 1695, Le Détail
de la France de Boisguilbert… Mais la ritable floraison a lieu dans la deuxième
moitié du XVIIIe,avec successivement Cantillon (Essai sur la nature du commerce en
ralcrit posthume publié en 1755), Quesnay (Tableau économique,1758),Turgot
(Réflexions sur la formation et la distribution des richesses,1766), bien entendu Smith
et son An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations de 1776, mais
aussi, la même année,Condillac (Le Commerce et le Gouvernement considésrelative-
ment l’un à l’autre).
La «révolution smithienne »
Ces derniers auteursrompent avec lesmercantilistes du XVIIesiècle,comme
Montchrestien, qui se posaient en conseillersduprinceets’intéressaientprinci-
palementaucommerce internationalla monnaie et àl’impôt. L’économie vise
maintenant àexpliquerlaréalité, nonàjuger ou àprescrire. Elle chercheàdire
quelles causes produisent quels effets, en posant l’hypothèse héritée d’Aristote et des
scolastiques que ce système obéit à des lois nérales et universelles que le le des
économistes est de découvrir et de faire connaître.
Contrairement à la légende,Adam Smith n’apporte rien d’original par rapport à ses
prédécesseurs dont il reprend largement les idées. Il fait même figure d’intrus parmi
ces pionniers, tous français,ycomprisl’Irlandais Cantillonqui fitsacarrièrede
banquier en France.Pourquoi, même chez les Français putés chauvins, la postérité
fera-t-elle de Smith le père fondateur de l’économie plutôt que Cantillon ou Turgot,
voire les scolastiques espagnols ? Mystère!
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Un autre regard sur la pensée économique
Smith pand même quelques erreurs, qui serontcorrigées par sonadmirateur et
propagandiste Jean-Baptiste Say. Dans la tradition de Locke, il pose que la valeur
des choses est déterminée par le travail humain qui a servi à les produire, et peut
donc être établie de façon objective. Cette position, bien dans l’esprit protestant pour
lequel le travail est la valeur suprême,sera développée par Ricardo et deviendra le
fondement du marxisme,avant d’être rejetée par les marginalistes. Cette conception
le conduit notamment à refuser toute valeur aux services, et donc à les exclure du
champ de la flexion économique.
Lesclassiques français, au contraire, restent fidèles à la conception subjective héritée
des Grecs et confirmée par Thomas d’Aquin qui écrivait vers 1270 Le prix des
choses n’est pas fiselon leur nature, mais selon leur utilité pour l’homme 3Pour
eux, commepourleurs précurseursdel’école de
Salamanque,lavaleur n’existeque dans l’espritdes
hommes, et n’est autreque l’évaluationsubjectivedu
plaisir ou de l’utilité que chacun pense pouvoir en tirer.
En cela ils rompent avec les physiocrates qui, avec leur
chef de file Quesnay, pensaient que la terre est l’origine
de la valeur de toutes choses 4.
Cette différence entre les classiques anglais et les classiques français n’est pas ano-
dine au plan épistémologique qui est celui de cet article.Sion postule que les choses
ont une valeur intrinsèque indépendante des jugements humains, les économistes et
les philosophes peuvent penser qu’une de leurs tâches est de découvrir cette «vraie »
valeur,voiredeproposer les dispositions socialesqui feront émerger les «justes »
prix :l’économie tend à devenir normative. Dans le cas contraire, la seule tâche de
l’économiste est d’expliquer comment se forment les prix à partir des innombrables
jugements de valeur,qui revent, eux, de la psychologie :l’économie est une science
purement descriptive.
De même,si la valeur est objective, elle peut être considérée comme une grandeur
mesurable et donc sommable sur une population d’individus. La notion de valeur
pour une collectivité prend alors une signification précise mathématiquement cal-
culable,et il devient possible de parler d’optimum et de rechercher les dispositions
3. «Pretiumrerum venalium non consideratur secundum gradum naturae […],sed consideratur secundum quod resin
usum hominis veniunt. » (Summa theologiae.)
4. Ce qui est assez compréhensible dans une société essentiellement agricole.
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sociales qui maximisent cette valeur collective. Si au contraire la valeur n’est que l’in-
tensité d’un désir,ellen’est ni mesurable,ni comparable entre individus, ni sommable
sur une population, et la notion d’optimum collectif n’a pas de sens.
Au total, la conception smithienne d’une valeur objective, qui sera celle des classi-
ques anglais et de Marx, légitime l’interventionnisme étatique,même si Smith est
considéré (à tort) comme le fondateur du libéralisme économique 5.Au contraire,
la conception scolastique et française de la valeur subjective invite à soutenir une
idéologie libérale.
Certes, les classiques français et anglais sont d’accord sur de nombreux points. Mais
quand ils diffèrent, et au premier chef sur cette questiondelavaleur,cesontles
Français qui sont à la fois fidèles à la tradition multiséculaire et cohérents avec les
futures idées néoclassiques, alors que Smith inaugureune tradition parallèlequi
s’éteindrapratiquement un siècle plus tardavecl’arrivée du marginalisme.Même
l’anglais William Stanley Jevons, parmi les fondateurs du marginalisme,critiquera
rement Mill et Ricardo pour conclure:«Our English
economists have been living in a fool’s paradise.The truth isThe truth is
with the French school,and the sooner we recognize the fact,
the better it will be for all the world 6S’il faut choisirS’il faut choisir
une grande rence parmi les classiques, c’est Jean-
Baptiste Say, comme le pensait Thomas Jefferson qui fit
du Traité de Say, plutôt que de celui de Smith, le manuel
de plusieurs nérations d’étudiants américains.
Bref,onne peut voir le débutdel’histoire de la pensée économique comme une
nération spontanée due au nie d’Adam Smith, ni sumer l’école classique à sa
branche anglaise,nivoir en Say un auteur secondaire un peu déviant, comme c’est
paradoxalement la mode en France.C’est en alité une lente maturation plurisécu-
laire s’inscrivent parfaitement Turgot et Say, puis, au XIXesiècle,les économistes
libéraux français dont Frédéric Bastiat, et d’où s’écartent temporairement quelques
branches secondaires comme les mercantilistes du XVIIesiècle,puis Smith et les
classiques anglais au XVIIIe.
5. Honneur qui conviendrait mieux à Turgot, ou plus exactement à son mentor Vincent de Gournay.
6. «Nos économistes anglais ontcu au pays des ves. La rité est avec l’école française,et plus vite nous le recon-
naîtrons, mieux cela sera. » Préface de la deuxième édition de The Theory of Political Economy,1879.
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Un autre regard sur la pensée économique
La «révolution marginaliste »
Pour l’histoire conventionnelle,lavolution marginaliste des années 1870 marque le
début de l’ère moderne de la discipline économique.En particulier,l’introduction du
raisonnement mathématique aurait conféré à l’économie le statut de science.
La alité est plus complexe.Entre les trois fondateurs de l’école marginaliste,Menger,
Jevons et Walras, il y a bien un point d’accord–leur conception de la valeur –, mais
aussi des points de désaccord, dont justement l’usage des mathématiques, et, plus
fondamentalement, la nature de la science économique.
Sur la valeur,ces trois auteurs retrouvent des idées déjà proposées par des auteurs de
l’école classique française comme Galiani ou Turgot :pour chaque agent, la valeur de
chaque unité d’un bien est d’autant plus faible que la quantité totale qu’il en possède
est plus élee, et c’est à partir de ces valeurs «marginales » d’une unité supplémen-
taire que les échanges déterminent les prix. Du même coup,ils affirment la concep-
tion subjective de la valeur,puisque la valeur d’un même bien est différente pour
chaque agent, peut varier au fil du temps pour un même agent, et que cette diffé-
rence est même la condition sine qua non de l’échange.
Sur ce point fondamental, le marginalisme est cohérent
avec les classiques français et en rupture avec les classi-
ques anglais.
Mais cette volutionmarginaliste est aussi associée à
d’autres novations sur lesquellesnos troisauteursont
des positions différentes,même si on tend à prêter à tous
les trois des positions qui sont celles du seul Walras. Les
plus importantes de ces différences portent sur la conception même de l’économie en
tant que discipline,où s’affrontent deux positions extrêmes :celle de Walras et celle
de Menger,Jevons occupant une position intermédiaire.
Walras et Jevonsprennentexplicitement pour modèle la physique et privilégient
l’étude mathématique des équilibres en utilisant des modèles formels simplifiés, alors
que les classiques, de l’école anglaise comme de l’école française,considèrent que
l’économie et les sciences physiques sont de natures fondamentalement différentes
et que les méthodes applicables à l’une ne sont pas applicables à l’autre.
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