LECTURES Les économistes, ces marchands du futur France Lajoie n cette ère de mondialisation des marchés, toutes les sphères de la vie sociale sont reliées de près ou de loin à l’économie et au profit. On parle même «d’économie du savoir»! Régulièrement appelés à la rescousse par les médias pour analyser un phénomène social, politique ou autre, les «experts économistes» émettent leur interprétation, drapés de statistiques, de courbes et de théorèmes extravagants. Certains se permettent même de jouer aux marchands du futur en faisant quelques prévisions selon la «loi de l’économie». Quelle foutaise! s’indigne l’économiste français Bernard Maris, un universitaire qui signe depuis quelques années une chronique économique dans l’hebdomadaire satirique CharlieHebdo. De sa plume acerbe, Bernard Maris lance des flèches aux experts économistes dans sa Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles 1. Selon l’auteur, les experts économistes sont des ratés ou des paresseux de la profession qui utilisent des modèles sophistiqués qu’ils ne connaissent souvent point. Lisez un peu Walras, Keynes, Sen, écrit-il à plusieurs reprises dans sa lettre virulente, et cessez de ne vous fier qu’aux conséquences logiques des postulats. «Il faut oser clamer, avec Keynes, que votre science n’en est pas une. Que la notion de “loi” économique n’a pas de sens. Que la “prévision”, sauf celle du nombre de morts sur la route par les compagnies d’assurance, doit faire ricaner les économistes, les vrais.» Ces experts seraient donc des «marchands de salades économiques dont la seule fonction vise à exorciser l’avenir, tel que des gourous». Bernard Maris se demande dans quel discours, sinon celui d’expert économique, on peut s’autoriser une bouillie émaillée de statistiques révisées tous les trois mois au gré des humeurs? «Un économiste est celui qui est toujours capable d’expliquer le lendemain pourquoi la veille il disait le contraire de ce qui s’est produit aujourd’hui.» Mais ce qui contrarie particulièrement l’auteur, c’est le droit que se donne tout économiste de se tromper dans ses prédictions et ses interprétations scientifiques basées sur des grilles de calculs. «Les médecins n’ont pas la liberté de se tromper, et les économistes auraient tous les droits (...) et E 1 Bernard Maris, Éditions Albin Michel, Paris, 1999, 190 pages. [pourraient] toujours raconter l’endroit et l’envers, et ajouter qu’ils n’y peuvent rien? Et ressurgir, encore et encore, pour se tromper de mauvaise foi d’économiste et mentir en toute honnêteté d’expert?». Lorsque les économistes clament l’équilibre de la concurrence, l’efficacité du marché et la réalité économique, M. Maris sort de ses gonds. Particulièrement lorsque le patron du Fonds monétaire international (FMI), le Français Michel Camdessus, appelle à la transparence et à la confiance. Or, si cette fameuse transparence existait, personne ne serait en mesure de faire du profit, particulièrement en Bourse. L’auteur met en lumière l’absurdité du système de Walras, selon qui la loi de l’offre et de la demande menait vers l’équilibre économique, l’harmonie sociale. Théorie démentie notamment par Keynes, qui décrit le système économique et la Bourse comme un «perpétuel mouvement de foule». Selon l’auteur, l’économiste, qui fonde ses prévisions sur l’idée que le passé se répète, joue au sorcier à la Bourse, lieu de prédilection pour étaler toute son incompétence. Sur la liste des foutaises économiques de Bernard Maris figurent les «deux Pères Noël» Merton et Scholes. Ces derniers véhiculaient le «mythe du risque nul» selon une stratégie sans risque sur un marché spéculatif où le gain n’existe que par le risque. Ce modèle on ne peut plus contradictoire véhiculait l’utopie de la prévision parfaite et sans risque, en supposant que les cours revenaient à l’équilibre que crée la loi de l’offre et de la demande. «Leur théorie est en contradiction avec la logique même de l’existence des marchés d’options. Sans incertitude, le marché disparaîtrait, puisque, par définition, pour que le marché existe, il faut que l’acheteur et le vendeur aient des anticipations contradictoires», explique-t-il. Bernard Maris conclut sa lettre vitriolique en invitant les économistes à cesser de parler de «fuite vers la qualité», de confiance, de transparence ou de correction technique. Mais surtout, il les implore de ne plus prétendre pouvoir prédire l’avenir. Et les jeunes experts qui formeront la relève? «Il peuvent réfléchir sur la valeur et la richesse, dénoncer l’efficacité et la productivité, puis revenir vers la psychologie, la sociologie, l’histoire, la philosophie. Réfléchir au travail. Au temps. À l’argent. Bref, revenir vers Smith, Keynes et Marx.» OBJECTIF CONSEILLER 28