OBJECTIF CONSEILLER
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n cette ère de mondialisation des marchés, tou-
tes les sphères de la vie sociale sont reliées de près
ou de loin à l’économie et au profit. On parle
même «d’économie du savoir»! Régulièrement appelés à la
rescousse par les médias pour analyser un phénomène social,
politique ou autre, les «experts économistes» émettent leur
interprétation, drapés de statistiques, de courbes et de
théorèmes extravagants. Certains se permettent même de
jouer aux marchands du futur en faisant quelques prévisions
selon la «loi de l’économie». Quelle foutaise! s’indigne
l’économiste français Bernard Maris, un universitaire qui
signe depuis quelques années une chronique économique
dans l’hebdomadaire satirique CharlieHebdo.
De sa plume acerbe, Bernard Maris lance des flèches aux
experts économistes dans sa Lettre ouverte aux gourous de
l’économie qui nous prennent pour des imbéciles1. Selon l’auteur,
les experts économistes sont des ratés ou des paresseux de
la profession qui utilisent des modèles sophistiqués qu’ils
ne connaissent souvent point. Lisez un peu Walras, Keynes,
Sen, écrit-il à plusieurs reprises dans sa lettre virulente, et
cessez de ne vous fier qu’aux conséquences logiques des
postulats. «Il faut oser clamer, avec Keynes, que votre
science n’en est pas une. Que la notion de “loi” économique
n’a pas de sens. Que la “prévision”, sauf celle du nombre
de morts sur la route par les compagnies d’assurance, doit
faire ricaner les économistes, les vrais.»
Ces experts seraient donc des «marchands de salades
économiques dont la seule fonction vise à exorciser l’avenir,
tel que des gourous». Bernard Maris se demande dans quel
discours, sinon celui d’expert économique, on peut s’autoriser
une bouillie émaillée de statistiques révisées tous les trois
mois au gré des humeurs? «Un économiste est celui qui est
toujours capable d’expliquer le lendemain pourquoi la veille
il disait le contraire de ce qui s’est produit aujourd’hui.»
Mais ce qui contrarie particulièrement l’auteur, c’est le
droit que se donne tout économiste de se tromper dans ses
prédictions et ses interprétations scientifiques basées sur des
grilles de calculs. «Les médecins n’ont pas la liberté de se
tromper, et les économistes auraient tous les droits (...) et
[pourraient] toujours raconter l’endroit et l’envers, et ajouter
qu’ils n’y peuvent rien? Et ressurgir, encore et encore, pour
se tromper de mauvaise foi d’économiste et mentir en toute
honnêteté d’expert?».
Lorsque les économistes clament l’équilibre de la con-
currence, l’efficacité du marché et la réalité économique,
M. Maris sort de ses gonds. Particulièrement lorsque le
patron du Fonds monétaire international (FMI), le Français
Michel Camdessus, appelle à la transparence et à la confiance.
Or, si cette fameuse transparence existait, personne ne serait
en mesure de faire du profit, particulièrement en Bourse.
L’auteur met en lumière l’absurdité du système de Walras,
selon qui la loi de l’offre et de la demande menait vers l’équili-
bre économique, l’harmonie sociale. Théorie démentie
notamment par Keynes, qui décrit le système économique et
la Bourse comme un «perpétuel mouvement de foule». Selon
l’auteur, l’économiste, qui fonde ses prévisions sur l’idée que
le passé se répète, joue au sorcier à la Bourse, lieu de prédilec-
tion pour étaler toute son incompétence.
Sur la liste des foutaises économiques de Bernard Maris
figurent les «deux Pères Noël» Merton et Scholes. Ces
derniers véhiculaient le «mythe du risque nul» selon une
stratégie sans risque sur un marché spéculatif où le gain
n’existe que par le risque. Ce modèle on ne peut plus con-
tradictoire véhiculait l’utopie de la prévision parfaite et
sans risque, en supposant que les cours revenaient à l’équili-
bre que crée la loi de l’offre et de la demande. «Leur théorie
est en contradiction avec la logique même de l’existence
des marchés d’options. Sans incertitude, le marché dis-
paraîtrait, puisque, par définition, pour que le marché
existe, il faut que l’acheteur et le vendeur aient des antici-
pations contradictoires», explique-t-il.
Bernard Maris conclut sa lettre vitriolique en invitant les
économistes à cesser de parler de «fuite vers la qualité», de
confiance, de transparence ou de correction technique. Mais
surtout, il les implore de ne plus prétendre pouvoir prédire
l’avenir. Et les jeunes experts qui formeront la relève? «Il peu-
vent réfléchir sur la valeur et la richesse, dénoncer l’efficacité
et la productivité, puis revenir vers la psychologie, la sociolo-
gie, l’histoire, la philosophie. Réfléchir au travail. Au temps.
À l’argent. Bref, revenir vers Smith, Keynes et Marx.»
Les économistes,
ces marchands du futur
E
LECTURES
France Lajoie
1Bernard Maris, Éditions Albin Michel, Paris, 1999, 190 pages.