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maintenant beaucoup de la poésie et de Hölderlin. Gadamer a continué de le
fréquenter durant les dures années du régime nazi, quand la terreur totalitaire
avait pour effet de resserrer les liens personnels, puis après la guerre quand
Heidegger s’est subitement retrouvé isolé en Allemagne. Il avait été suspendu
de ses fonctions à l’université de Fribourg au moment où l’existentialisme, qui
lui devait à peu près tout, était la mode de l’heure partout ailleurs dans le
monde. Gadamer a contribué à le réhabiliter, en faisant paraître un recueil
d’hommage pour son soixantième anniversaire en 1950, en le faisant élire à
l’Académie de sciences de Heidelberg, où il l’invita souvent et où il organisa
un colloque pour son 80e anniversaire en 1969 et, bien sûr, en faisant lui-
même de l’herméneutique phénoménologique dans l’esprit de Heidegger. À
chacune des étapes du parcours de Heidegger, Gadamer était donc présent, et
fasciné d’y être, mais il était encore là quand son chemin s’est terminé pour
nous dire ce qui s’était passé au juste, ce que signifiait ce langage prodigieux,
mais difficile, qu’avait inventé Heidegger et ce qu’il recherchait au juste
quand il mettait en question, et depuis le début de son itinéraire, tout l’héritage
de la philosophie occidentale.
Plus qu’une introduction, ce livre est donc un témoignage, un mémorial,
un monument, mais surtout le fait d’une rencontre exceptionnelle. C’est que
de tous les élèves immédiats de Heidegger, Gadamer est sans aucun doute
celui qui a développé l’œuvre la plus autonome, la plus réfléchie, quand il a
fait paraître son œuvre maîtresse Vérité et méthode, en 1960, le premier et
peut-être le seul véritable chef-d’œuvre de la philosophie allemande depuis
Être et temps.
Mais bien avant que cet ouvrage ne voie le jour, Heidegger avait déjà
reconnu en Gadamer son élève le plus brillant. En 1945, alors que tout
indiquait qu’il allait être suspendu de ses fonctions à l’université de Fribourg
(il allait l’être jusqu’en 1951), c’est Gadamer qu’il avait recommandé comme
son successeur2. Après tout, Gadamer avait eu l’heureuse idée de se consacrer
2 Cf. la lettre de M. Heidegger à R. Stadelmann du 1er septembre 1945, dans le t. 16 de la
Gesamtausgabe, 2000, 395 : « En premier lieu, je recommande Gadamer (Leipzig); mais
je ne sais pas où il se trouve à l’heure actuelle. Pour ce qui est de l’envergure spirituelle,
mais aussi comme enseignant et comme collègue, c’est très certainement le meilleur (der
Wertvollste). C’est lui que je souhaiterais avoir comme successeur, si on devait en venir
là ». Cf. aussi la lettre à R. Stadelmann du 30 novembre 1945 (GA 16, 407) : « Gadamer
est, par ailleurs, un excellent professeur, qui jouit d’une grande expérience et qui aime
beaucoup enseigner. Il m’a écrit récemment depuis Leipzig, où il est doyen, pour me dire
qu’il aimerait bien aller dans une université plus petite. […] Pour les étudiants comme
pour le travail à la faculté, Gadamer serait encore plus important; c’est le professeur né,
avec beaucoup de distinction (au meilleur sens du terme) - mais il possède un horizon très