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ENTRETIEN AVEC NICOLAS BALTENNECK
docteur en psychologie de l’université Lyon 2
Nicolas Baltenneck est un jeune docteur en psychologie de l’université
Lyon 2, également psychologue. Sa thèse « Se mouvoir sans voir -
Incidences de l'environnement urbain sur la perception, la représentation
mentale et le stress lors du déplacement de la personne aveugle »
propose une approche intéressante sur le plan expérimental et
scientifique des effets de l’environnement sur le comportement de
l’individu.
En détaillant les principes de la psychologie expérimentale ainsi que les
méthodes de travail utilisées, Nicolas Baltenneck nous éclaire sur les
apports de la psychologie dans la manière de concevoir la ville.
Interview réalisée par Geoffroy Bing (Nova7), le 14 avril 2011
Quel est le courant de la psychologie
dans lequel s’inscrivent vos travaux ?
Dans mes travaux de recherche, j’adopte
principalement une approche
expérimentale. En France, la psychologie
environnementale est surtout rattachée à
la psychologie
sociale. En
revanche, aux
Etats-Unis, la
psychologie
environnementale
est plutôt
associée à la
psychologie expérimentale.
En quoi consiste la psychologue
expérimentale ?
C’est l’étude par l’expérience, donc avec
une approche empirique, du
fonctionnement humain et de son rapport
avec l’environnement. Je m’inspire
beaucoup de l’approche écologique (J.J.
Gibson) qui offre une conception de
l’humain (Gibson parle d’animal au sens
large) dans son interaction avec
l’environnement. Cette théorie propose de
situer la cognition au croisement de
l’humain et de ce que l’environnement lui
permet ou non de faire. Il nomme
« affordances » tout ce que
l’environnement offre comme possibilité
d’actions à l’individu. Dans le cadre du
déplacement en ville de personnes
aveugles, cette notion devient très
pertinente même si elle est extrêmement
difficile à mettre en évidence sur le plan
expérimental. Dans la suite de ces
travaux, un courant de la psychologie s’est
développé, qui est celui de la « cognition
située » (embodiment). Cette approche
considère la cognition comme un
« Un comportement, c'est l'ensemble des
interactions observables de l'individu avec son
environnement, sous-entendu que les activités
qu’il produit, sont les seules preuves
observables de son activité psychique»
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processus ancrée dans le corps de la
personne : en fonction de son expérience
et de ses capacités corporelles, l’individu
pourra ou non mener un certain nombre
d’actions. La lecture de l’environnement
est donc en partie individuelle. C’est très
intéressant dans la locomotion. On a
tendance à se demander ce qui serait
« bon » pour la société, à travers un
regard « aérien », une vue d’ensemble,
mais il est aussi intéressant de voir le
monde au prisme de l’individu, position
qui ouvre un certain nombre de
perspectives. Notre perception du monde
est totalement égocentrique depuis notre
plus jeune âge ! On appréhende
l’environnement uniquement à partir de
notre point de vue.
Pouvez-vous nous donner un exemple
d’affordance ?
On peut prendre l’exemple de la
« montabilité » d’une marche (climbality,
néologisme proposé par Warren). On
présente expérimentalement des marches
de différentes hauteurs : à partir de quelle
hauteur cette marche ne sera plus
considérée comme montable ? A partir de
quand offre-t-elle la capacité de monter ?
Les recherches montrent que la hauteur
optimale de montabilité varie en fonction
d’un pourcentage de la hauteur des yeux
par rapport au sol, autrement dit de la
taille de l’individu.
Un autre exemple est celui du plan incliné
que l’on place devant une personne. On
demande à cette personne si elle pense
pouvoir tenir debout sur ce plan incliné.
On s’aperçoit qu’il y a une zone limite
d’inclinaison dans laquelle les gens ne
peuvent se décider. En changeant le
matériau de la surface du plan, on fait
évoluer ce jugement (selon que le
revêtement est en plexiglas ou en
moquette par exemple). De même, pour
une personne aveugle, une bordure de
trottoir est une « affordance » qui lui offre
une capacité de déplacement rectiligne,
normalement impossible sans vision.
Vos travaux consistent en l’observation
et l’étude de comportements de
personnes aveugles dans l’espace
public. Pour vous, qu’est-ce qu’un
comportement ?
C’est l’ensemble des interactions
observables de l’individu avec son
environnement, sous-entendu que les
activités qu’il produit sont les seules
preuves observables de son activité
psychique. C’est la position tenue en
particulier par la conception behavioriste,
qui découle philosophiquement des
empiristes et des sceptiques, qui vont
jusqu’à remettre en question l’existence de
l’inconscient. Dans l’étude du
comportement, les techniques et les
capacités d’observation sont décisives.
Par exemple, en regardant une personne
marcher, on peut essayer de déterminer si
cette personne est stressée ou non. On
pourrait par exemple prendre comme
critère la rapidité de la marche, en
admettant qu’une recherche antérieure a
montré que vitesse de locomotion et
stress sont corrélés. Mais nous sommes
bien d’accord qu’une personne peut
marcher naturellement vite sans forcément
être stressée, mais pour d’autres raisons.
C’est donc un indicateur limité. Tout l’art
de l’expérimentation consiste à isoler un
comportement (vitesse de locomotion) et à
pouvoir le relier à un facteur d’origine (le
stress), sans que d’autres facteurs
parasites interviennent. De plus, la qualité
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de l’observation dépendra des outils
(l’utilisation de la vidéo et du ralenti est un
moyen intéressant pour isoler des
observables normalement « invisibles ») et
des hypothèses que l’on formule au
préalable.
La méthode que vous avez employée
pour étudier ces comportements est
celle des trajets commentés. Pouvez-
vous nous en décrire le principe, les
avantages et les limites ?
Cette méthode permet d’accéder à un
jugement, un ressenti, une perception de
l’environnement. J’ai demandé aux
personnes non-voyantes de cheminer
dans l’espace public, sur le trajet
expérimental, et de verbaliser leur
ressenti. Cette méthode comporte
toutefois certaines limites. La formulation
verbale limite inéluctablement l’expression
d’un ressenti : les mots ne permettent pas
toujours de traduire fidèlement nos
ressentis internes. De même, le fait de
combiner déambulation-perception-
verbalisation est un effort cognitif
considérable, d’autant qu’il s’agissait de
personnes aveugles. Nous ne sommes
donc pas face à un comportement pur
comme c’est parfois le cas lors de
certaines observations non-participantes.
Le protocole de ma recherche s’est
articulé autour de trois phases. Dans la
première phase, il s’agissait
d’accompagner la personne sur le trajet
expérimental et de lui demander de
commenter ce qu’elle percevait en direct
(online) : émotions, sensations,
impressions… La personne faisait le trajet
à mon bras, je l’observais et enregistrais
son discours. La 2e phase consistait à faire
le même trajet en lui demandant de le
mémoriser. Elle était donc amenée à
construire une représentation mentale du
parcours, de l’espace et à prendre des
points de repère. Dans la 3e phase, j’ai
demandé à la personne de se déplacer
seule sur le trajet mémorisé, et j’ai filmé ce
déplacement. On se rapproche, dans cette
troisième phase de l’observation d’un
comportement pur, à ceci près que la
personne sait qu’elle est encadrée et
filmée donc pas complètement naturelle
dans son attitude. Pour des raisons de
sécurité,
deux personnes se chargeaient de
l’encadrement.
Quelles ont été les principales
conclusions de votre recherche ?
Nous nous sommes aperçus qu’un trajet
urbain contient un nombre incroyable de
dangers, lorsque l’on se déplace sans
voir ! L’environnement urbain est
généralement assez difficile pour les
personnes non-voyantes. Il y a des zones,
des secteurs urbains, qui sont
franchement très dangereux : ces « zones
noires » sont souvent contournées par les
personnes aveugles, ce qui engendre des
détours parfois importants. Cela pose
notamment question concernant le
concept de « chaine de déplacement »,
très utilisé dans l’urbanisme, je crois. Les
zones les plus perturbantes sont les
espaces les plus ouverts, les plus larges,
dans lesquels les informations auditives
sont soit absentes, ou très déficitaires
(manque de repères sonores), soit au
contraire d’un niveau sonore trop
important, saturé (impossible d’isoler des
repères sonores). Enfin, nous avons
constaté qu’en termes d’aménagement, il
n’y a rien de prévu pour les personnes
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aveugles sur les berges du Rhône. Les
gradins de la place Raspail peuvent très
facilement être confondus avec des
escaliers, les voies d’accès très difficiles à
localiser, il n’y aucun balisage sonore et le
bord du Rhône peut s’avérer dangereux.
J’ai aussi tiré des enseignements sur les
espaces partagés qui se développent
beaucoup à Lyon et ailleurs, et qui sont
problématiques pour les personnes
aveugles. Le « shared space » est un
concept qui vient de Hollande. Il consiste à
supprimer une multitude d’informations
visuelles destinées aux conducteurs des
véhicules motorisés et à déstructurer
l’espace. En Hollande, ce principe a été
appliqué, à l’origine, dans des zones dont
la densité en population et circulation est
assez faible. Le postulat de base est le
suivant : « je vais supprimer un maximum
d’informations à destination de
l’automobiliste (panneaux de priorité, de
limitations de vitesse, pas de trottoirs ni de
« passages piétons », etc.) pour
augmenter sa vigilance et donc réduire les
accidents ». Et ça marche ! Le taux
d’accidents baisse en effet, des études le
montrent. Il s’agit de déstructurer l’espace
qui appartient alors à tout le monde. Par
contre, cela soulève de gros problèmes
pour les personnes aveugles et sans
doute aussi pour les enfants, selon moi.
On sait en effet, qu’en l’absence de vision,
il est impossible de marcher droit : une
déviation se fait automatiquement sur la
droite ou sur la gauche. Donc, pour une
personne aveugle, ces espaces ne
permettent plus de se repérer (de même
que les chiens guides ont besoin de lignes
blanches pour repérer les passages
piétons) : il est possible de se trouver au
centre de la chaussée ou sur le trottoir
opposé sans en avoir conscience. Ces
espaces excluent de fait une partie de la
population. C’est dans ces zones que les
personnes aveugles sont les plus
stressées. Finalement, c’est bien souvent
dans l’urbanisme traditionnel que les
personnes aveugles se repèrent le mieux !
Quel regard portez-vous sur le slogan
« On est tous handicapés » ?
C’est une pensée bien française, pays des
droits de l’homme où nous sommes tous
égaux, et où le désir d’universalité est
prépondérant. A mon avis c’est une erreur.
Nous ne sommes pas du tout handicapé
au même niveau. On ne peut pas dire que
l’on est semblable à une personne qui est
en fauteuil lorsqu’il s’agit de se déplacer
en ville. Toutefois, il est probable que
rendre le métro accessible à une personne
souffrant d’un handicap mental sera
bénéfique pour tout le monde ! Mais cela
part bien du principe que ce sont des
personnes très différentes... Le concept de
design universel ou de design for all ne
signifie d’ailleurs pas que nous sommes
tous pareils ! Au contraire il part du
principe qu’il y a une multitude de groupes
différents et que l’objet doit répondre à
l’ensemble de ces groupes et
« différences ». En France, le design for
all n’aurait peut-être pas pu émerger de la
même façon qu’aux Etats-Unis. En effet, la
conception d’un objet pour tout le monde,
quand on considère qu’il existe de
nombreux groupes d’individus fortement
différents, là c’est un défi !
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Le projet du tunnel de la Croix Rousse
réservé au piéton va clairement poser
la question de l’acceptabilité de cet
ouvrage auprès des cyclistes et surtout
des piétons. Comment un chercheur en
psychologie expérimentale peut-il aider
le Grand Lyon à faire en sorte que cet
ouvrage soit accepté et utilisé par la
population ?
Il y a clairement derrière cette question un
concept d’ambiance urbaine. L’ambiance
urbaine vient convoquer des « ressentis »
et des « connaissances ». Le plaisir et la
représentation mentale par exemple. Je
pense que la conception d’un tel endroit
nécessite de prendre en considération ces
deux choses. Il faut repérer un certain
nombre d’hypothèses et tester ces
hypothèses dans des lieux types, observer
ce qu’il se passe en termes de
comportement. Quel type de lumière faut-il
mettre ? Faut-il mettre des commerces ?
Dans le centre commercial de la Part-Dieu
par exemple, les gens peuvent marcher
des heures sans ressentir de
claustrophobie ! Mais dans un tunnel de
1,8 kilomètres ?
Il peut être intéressant également
d’observer des comportements au moyen
de la réalité virtuelle. Ce sont des
techniques qui sont de plus en plus
utilisées en recherche. En Allemagne, ils
développent des recherches sur la marche
en réalité virtuelle (projet Cyberwalk, Max-
Planck-Institut für biologische Kybernetik),
en jouant sur un ensemble de facteurs qui
influencent le comportement du marcheur.
Pourquoi ne pas créer un tunnel
virtuellement, et proposer aux participants
de faire le déplacement dans ce tunnel, en
faisant varier les paramètres d’ambiance
qui semblent pertinents ? Il serait même
envisageable d’étudier les variations de
stress dans de telles conditions.
Enfin, je pense qu’il y a aussi toute une
étude sociologique à faire pour déterminer
quelles seront les personnes prêtes à
emprunter ce tunnel. Les personnes
âgées par exemple se sentiront-elles à
l’aise dans un tel environnement ?
Ce type de projet nécessite donc la
mobilisation de chercheurs ?
C’est un très beau terrain de recherche en
effet ! Mais il faut aussi que le Grand Lyon
entende l’importance de développer et
d’appuyer les intérêts scientifiques que
présente ce type de projet. En effet, c’est
sur ces intérêts et les productions
scientifiques que nous sommes évalués
par nos pairs. Par conséquent il peut s’agir
d’un terrain potentiellement « glissant »
pour nous, jeunes chercheurs, si les
intérêts scie
ntifiques sont trop écartés.
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