On a tendance à se demander ce qui serait « bon » pour la société, à travers un regard « aérien », une vue d’ensemble,
mais il est aussi intéressant de voir le monde au prisme de l’individu, position qui ouvre un certain nombre de
perspectives. Notre perception du monde est totalement égocentrique depuis notre plus jeune âge ! On appréhende
l’environnement uniquement à partir de notre point de vue.
On peut prendre l’exemple de la « montabilité » d’une marchePouvez-vous nous donner un exemple d’affordance ?
(climbality, néologisme proposé par Warren). On présente expérimentalement des marches de différentes hauteurs : à
partir de quelle hauteur cette marche ne sera plus considérée comme montable ? A partir de quand offre-t-elle la
capacité de monter ? Les recherches montrent que la hauteur optimale de montabilité varie en fonction d’un pourcentage
de la hauteur des yeux par rapport au sol, autrement dit de la taille de l’individu.
Un autre exemple est celui du plan incliné que l’on place devant une personne. On demande à cette personne si elle
pense pouvoir tenir debout sur ce plan incliné. On s’aperçoit qu’il y a une zone limite d’inclinaison dans laquelle les gens
ne peuvent se décider. En changeant le matériau de la surface du plan, on fait évoluer ce jugement (selon que le
revêtement est en plexiglas ou en moquette par exemple). De même, pour une personne aveugle, une bordure de trottoir
est une « affordance » qui lui offre une capacité de déplacement rectiligne, normalement impossible sans vision.
Vos travaux consistent en l’observation et l’étude de comportements de personnes aveugles dans l’espace
public. Pour vous, qu’est-ce qu’un comportement ?C’est l’ensemble des interactions observables de l’individu avec
son environnement, sous-entendu que les activités qu’il produit sont les seules preuves observables de son activité
psychique. C’est la position tenue en particulier par la conception behavioriste, qui découle philosophiquement des
empiristes et des sceptiques, qui vont jusqu’à remettre en question l’existence de l’inconscient. Dans l’étude du
comportement, les techniques et les capacités d’observation sont décisives. Par exemple, en regardant une personne
marcher, on peut essayer de déterminer si cette personne est stressée ou non. On pourrait par exemple prendre comme
critère la rapidité de la marche, en admettant qu’une recherche antérieure a montré que vitesse de locomotion et stress
sont corrélés. Mais nous sommes bien d’accord qu’une personne peut marcher naturellement vite sans forcément être
stressée, mais pour d’autres raisons. C’est donc un indicateur limité. Tout l’art de l’expérimentation consiste à isoler un
comportement (vitesse de locomotion) et à pouvoir le relier à un facteur d’origine (le stress), sans que d’autres facteurs
parasites interviennent. De plus, la qualité de l’observation dépendra des outils (l’utilisation de la vidéo et du ralenti est
un moyen intéressant pour isoler des observables normalement « invisibles ») et des hypothèses que l’on formule au
préalable.
La méthode que vous avez employée pour étudier ces comportements est celle des trajets commentés.
Pouvez-vous nous en décrire le principe, les avantages et les limites ?
Cette méthode permet d’accéder à un jugement, un ressenti, une perception de l’environnement. J’ai demandé aux
personnes non-voyantes de cheminer dans l’espace public, sur le trajet expérimental, et de verbaliser leur ressenti. Cette
méthode comporte toutefois certaines limites. La formulation verbale limite inéluctablement l’expression d’un ressenti :
les mots ne permettent pas toujours de traduire fidèlement nos ressentis internes. De même, le fait de combiner
déambulation-perception-verbalisation est un effort cognitif considérable, d’autant qu’il s’agissait de personnes aveugles.
Nous ne sommes donc pas face à un comportement pur comme c’est parfois le cas lors de certaines observations
non-participantes.
Le protocole de ma recherche s’est articulé autour de trois phases. Dans la première phase, il s’agissait d’accompagner
la personne sur le trajet expérimental et de lui demander de commenter ce qu’elle percevait en direct (online) : émotions,
sensations, impressions… La personne faisait le trajet à mon bras, je l’observais et enregistrais son discours. La 2e
phase consistait à faire le même trajet en lui demandant de le mémoriser. Elle était donc amenée à construire une
représentation mentale du parcours, de l’espace et à prendre des points de repère. Dans la 3e phase, j’ai demandé à la
personne de se déplacer seule sur le trajet mémorisé, et j’ai filmé ce déplacement. On se rapproche, dans cette
troisième phase de l’observation d’un comportement pur, à ceci près que la personne sait qu’elle est encadrée et filmée
donc pas complètement naturelle dans son attitude. Pour des raisons de sécurité, deux personnes se chargeaient de
l’encadrement.
Quelles ont été les principales conclusions de votre recherche ?
Nous nous sommes aperçus qu’un trajet urbain contient un nombre incroyable de dangers, lorsque l’on se déplace sans
voir ! L’environnement urbain est généralement assez difficile pour les personnes non-voyantes. Il y a des zones, des
secteurs urbains, qui sont franchement très dangereux : ces « zones noires » sont souvent contournées par les
personnes aveugles, ce qui engendre des détours parfois importants. Cela pose notamment question concernant le
concept de « chaine de déplacement », très utilisé dans l’urbanisme, je crois. Les zones les plus perturbantes sont les
espaces les plus ouverts, les plus larges, dans lesquels les informations auditives sont soit absentes, ou très déficitaires
(manque de repères sonores), soit au contraire d’un niveau sonore trop important, saturé (impossible d’isoler des repères
sonores). Enfin, nous avons constaté qu’en termes d’aménagement, il n’y a rien de prévu pour les personnes aveugles