Article final
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les modes d’interprétation sont éminemment liés à la stru c t u r e sociale qui les pro d u i t .
On peut ainsi noter un jeu de valorisation / dépréciation sociale de certaines formes
de rêves, selon les types de rêveurs : les rêves des rois ou des saints servent de justifica-
tion du pouvoir et des innovations (notamment religieuses), alors que ceux des sorc i è r e s
sont qualifiés d’ i l l u s o i r es et d’inspirés par le démon, maître des illusions.
Démasquer l’illusion, c’est donc toujours discriminer entre deux ord r es de discours,
celui des sorc i è r es et celui des inquisiteurs ou des médecins qui le prennent pour objet
de science, celui des acteurs et celui du sociologue pour tout un pan de la sociologie.
Mais, la relation entre illusion et contexte ne s’ i n v erse-t-elle pas, dans le sens où l’ i l l u -
sion apparaît comme une condition de possibilité du fonctionnement de tout système
conceptuel. Les illusions internes à un contexte sont fondatrices de l’existence de ce der-
n i e r. Bourdieu montre par exemple à quel point l’i l l u s i o , en ce qu’elle est le plus petit dé-
nominateur commun des membres d’un même champ, est à la fois un gage de régula-
tion sociale et une condition de l’action : c’est parce que les agents ont incorporé les
règles du jeu qu’ils peuvent jouer sans même se poser la question de l’obéissance (ou
désobéissance) aux règles. Re m e t t r e en cause, comme le font les sociologies s’ i n s p i r a n t
de Ricoeur, l’impossibilité pour les acteurs de « sortir » de l’illusion, ne signifie d’ a i l l e u r s
pas que le monde social leur soit transparent.
Une telle conception de l’illusion ne va pas sans soulever de fortes difficultés quant
à la posture de celui qui prétend analyser, vo i r e dissiper les illusions ; ces difficultés illus-
t r ent la tension qui peut exister entre l’illusion conçue dans sa négativité et l’ i l l u s i o n
conçue positivement comme condition de possibilité de l’action. La figure du socio-
logue comme grand démystificateur, seul apte à dissiper les illusions, redouble alors le
p a r a d o xe : l’illusion apparaît d’une part comme une modalité nécessaire à l’ é m e r g e n c e
d’un système contextuel, de l’ a u t r e tout discours scientifique prétend la neutraliser et la
d é p a s s e r.
De telles difficultés ne sont-elles pas toutefois inhérentes à toute théorie réclamant
une vocation critique ? Il n’est pas anodin que les principales prises de position formu-
lées à l’ e n c o n t r e de Bourdieu par des sociologues se re v endiquant de Ricoeur et d’ u n
« tournant pragmatique » en sociologie ne se soient pas seulement attachées à démon-
t r er la non-pertinence d’une méthode dite « objectiviste » à re n d re compte des pratiques
individuelles, mais aient bien souvent cherché à décrédibiliser toute vocation critique
de la sociologie. Quelle serait la pertinence d’une critique sociale informée par un savo i r
sociologique si ce savoir repose lui-même sur une illusion fondamentale, celle justement
de prétendre dévoiler les illusions2? Sans prétendre trancher dans ce débat, dont les en-
2. Luc Boltanski écrit par exemple dans L’Amour et la Justice comme compétences, Paris, 1990, Métaillé,