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Penser l’illusion, c’est interroger le statut à donner à notre perception de la
réalité ; c’est ainsi penser la manière dont les agents connaissent et se représen-
tent le réel, à la fois du point de vue de celui qui est dans l’illusion, que de celui
qui prétend la démasquer. Qu’il s’agisse de désigner comme illusoires les discours
des agents ou les récits des sorcières, le sociologue comme le démonologue appa-
raissent étrangement réunis dans le rôle du démystificateur. L’enjeu des articles
ici réunis a été non seulement de mettre en évidence le processus de caractérisa-
tion d’une illusion, mais aussi de montrer en quoi ce processus ne peut être com-
pris que rapporà son contexte d’effectuation.
Illusions subjectives et sens des pratiques
Quelle est la valeur dune action si son auteur est bercé par l’illusion ? Li l l u s i o c h ez
B o u r dieu, au sens d’ « intérêt sintéres » au jeu ou d« engagement aveugle », est la
traduction, incorporée par les agents, des règles qui régissent l’entrée dans le jeu et le
fonctionnement du champ. L’ i l l u s i o est alors « cette propension à agir qui naît de la re n -
c o n t r e entre un champ [stru c t u r es objectives] et un système de dispositions ajustées à
ce champ [stru c t u r es subjectives] »1. Toutefois, la question est de savoir jusqu’où et dans
quelle mesure les agents sont victimes de cet i l l u s i o , c’ e s t - à - d i re s’ils peuvent accéder à
une connaissance non illusoire de leur expérience singulre du monde social. Ainsi, trai-
ter de l’illusion, c’est se pencher sur la question du sens des pratiques et re p r é s e n t a -
tions individuelles : immers dans l’urgence de la pratique, les agents n’auraient pas les
m o yens d’effectuer cette ressaisie réflexive de leur pro p r e expérience du monde social ;
ils ne pourraient donc pas accéder au sens de leurs pratiques : seul le sociologue serait à
me de l’ e x p l i c i t e r. Ainsi l’illusion peut-elle être pene comme le pendant subjectif
de l« inconscient social » (en tant qu’il est incorpo par les agents). Toute imposition
d’un sens subjectif aux pratiques individuelles étant alors taxée d’illusion, au pre m i e r
rang desquelles l’ « illusion biographique ».
Néanmoins, admettre que les discours que les agents tiennent sur le mode social
et sur eux-mêmes ne sont pas des rationalisations illusoires, c’est re m e t t re en cause la
conception d’un agent myope, incapable d’une quelconque flexivité. C’est ainsi ad-
1. Bourdieu P., Wacquant L. J. D., Réponses : pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 94.
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m e t t r e la pertinence d’une « désillusion narrative » c’ e s t - à - d i r e d’une prise en considé-
ration de la manière dont les agents restituent leurs pratiques et, partant, s’en font les
« co-auteurs » au point de vue du sens, pour re p re n d r e la terminologie de Paul Ricoeur.
C’est en outre ouvrir à la torisation des ajustements pluriels résultant de l’ a p p a r t e -
nance d’un agent à plusieurs champs et lui permettant de les ingre r. Il apparaît ainsi
que traiter de l’illusion c’est interroger non seulement le statut de l’individu dans toute
théorie sociale, mais aussi, sur un plan pratique, les outils méthodologiques mis en oeuvre
pour en re n d re compte. C’est donc interroger la possibili d’un usage de la notion d’ i l l u -
sion pour analyser le monde social et re n d r e compte du rapport de connaissance de l’ i n -
dividu au monde.
Nt alors un nouveau probme : comment identifier l’illusion ? Tout fait illusoire
ne peut être ju tel que référé à un contexte énoant ses pro p res crires de alité. Qu i
plus est, l’analyse sociologique d’un Pi e r r e Bourdieu montre à quel point l’illusion peut
ê t r e considérée comme une condition de l’action difficilement isolable du contexte d’ e f -
fectuation de cette action. Ainsi le diagnostic est rendu plus délicat et il semble que l’ o n
ne puisse analyser l’illusion sans la férer à la fois au contexte qui la produit et dont elle
apparaît comme la condition de possibilité.
Pour une approche contextuelle de l’illusion
Lillusion peut être définie comme ce qui diverge de la norme de réali qu’ é n o n c e
un contexte. Les récits des sorc i è r es sont, en effet, pour Jean Wi e r,decin à la Cour
de France au XVIème siècle, des illusions produites par des mécanismes physiologiques
dont la teneur est insufflée par le diable. L’impossibiliscientifique du transport sab-
batique des sorc i è res le pousse à les interpréter, selon l’ o rd r e de connaissance pro p r e à la
decine de son époque, comme des illusions. La posture du démonologue comme du
sociologue ou de l’historien s’ a p p a r ente alors à un tri o dans les discours des agents
pour délimiter la fro n t i è r e entre le réel et l’ i l l u s o i r e, une telle délimitation n’étant pos-
sible quau sein d’un contexte, ou système de croyance. Caractériser l’illusion consiste
alors surtout à mettre en évidence les illusions dont les autres sont victimes. Celui qui
délimite le champ daction de l’illusion semble ne pas y être soumis, et adopter un point
de vue exrieur à partir duquel il est capable de fixer les fro n t i è r es entre deux domaines
qui apparaissent alors comme radicalement étrangers l’un à l’ a u t r e. L’illusion a toujours
besoin d’un autre pour se définir ou s’ e x p l i q u e r. Jean-Claude Schmitt met ainsi en évi-
dence l’ a m b i v alence des discours tenus sur les rêves au Moyen-Age : si le discours
théologique tend parfois à critiquer la nature ambiguë du rêve, suspecté d’ ê t re ce par
quoi le diable introduit ses i l l u s i o n e s dans les esprits, leve est aussi cou comme le
vecteur d’une ort h o d o xie religieuse. Se vèle ainsi la fonction normative du ve dont
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les modes d’interprétation sont éminemment ls à la stru c t u r e sociale qui les pro d u i t .
On peut ainsi noter un jeu de valorisation / préciation sociale de certaines formes
de rêves, selon les types de rêveurs : lesves des rois ou des saints servent de justifica-
tion du pouvoir et des innovations (notamment religieuses), alors que ceux des sorc i è r e s
sont qualifiés d’ i l l u s o i r es et d’inspirés par le démon, mtre des illusions.
Démasquer l’illusion, c’est donc toujours discriminer entre deux ord r es de discours,
celui des sorc i è r es et celui des inquisiteurs ou des médecins qui le prennent pour objet
de science, celui des acteurs et celui du sociologue pour tout un pan de la sociologie.
Mais, la relation entre illusion et contexte ne s’ i n v erse-t-elle pas, dans le sens où l’ i l l u -
sion appart comme une condition de possibilité du fonctionnement de tout système
conceptuel. Les illusions internes à un contexte sont fondatrices de l’existence de ce der-
n i e r. Bourdieu montre par exemple à quel point li l l u s i o , en ce quelle est le plus petit -
nominateur commun des membres d’un me champ, est à la fois un gage de gula-
tion sociale et une condition de l’action : c’est parce que les agents ont incorporé les
règles du jeu qu’ils peuvent jouer sans me se poser la question de l’obéissance (ou
désobéissance) aux règles. Re m e t t r e en cause, comme le font les sociologies s’ i n s p i r a n t
de Ricoeur, l’impossibilité pour les acteurs de « sortir » de l’illusion, ne signifie d’ a i l l e u r s
pas que le monde social leur soit transparent.
Une telle conception de l’illusion ne va pas sans soulever de fortes difficuls quant
à la posture de celui qui prétend analyser, vo i r e dissiper les illusions ; ces difficultés illus-
t r ent la tension qui peut exister entre l’illusion conçue dans sa négativité et l’ i l l u s i o n
conçue positivement comme condition de possibilité de l’action. La figure du socio-
logue comme grand mystificateur, seul apte à dissiper les illusions, redouble alors le
p a r a d o xe : l’illusion apparaît d’une part comme une modalité nécessaire à l’ é m e r g e n c e
dun système contextuel, de l’ a u t r e tout discours scientifique prétend la neutraliser et la
d é p a s s e r.
De telles difficultés ne sont-elles pas toutefois inhérentes à toute théorie réclamant
une vocation critique ? Il n’est pas anodin que les principales prises de position formu-
es à l’ e n c o n t r e de Bourdieu par des sociologues se re v endiquant de Ricoeur et d’ u n
« tournant pragmatique » en sociologie ne se soient pas seulement attachées à mon-
t r er la non-pertinence dune thode dite « objectiviste » à re n d re compte des pratiques
individuelles, mais aient bien souvent cherché à décdibiliser toute vocation critique
de la sociologie. Quelle serait la pertinence d’une critique sociale informée par un savo i r
sociologique si ce savoir repose lui-même sur une illusion fondamentale, celle justement
de prétendre voiler les illusions2? Sans prétendre trancher dans ce bat, dont les en-
2. Luc Boltanski écrit par exemple dans L’Amour et la Justice comme compétences, Paris, 1990, Métaillé,
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jeux n’ont pas seulement trait à des considérations purement scientifiques, indiquons
tout de même quil pose la question du rapport qu’ e n t r etiennent monde savant et mon-
de p r o f a n e , une telle question pouvant recouvrir des aspects non seulement métho-
dologiques, mais aussi éthiques3.
Dans une approche contextuelle et immanente, les problèmes que posent le concept
d’illusion se cristallisent donc autour de son statut épistémologique : elle re n v oie à un
besoin d’ o b j e c t i v er notre rapport subjectif au monde et à la connaissance, questionnant
ainsi la légitimité de l’emploi du concept dans les sciences humaines et sociales.
Muriel Mille et Anton Perdoncin
à propos de la constatation du fait que le comportement des acteurs sociaux se révèle fort proche,
dans les affaires de dénonciation d’une injustice, de celui de nombre de sociologues : “[Cette consta-
tation] nous poussait d’une part à tenter de mieux comprendre la posture que le sociologue que
nous appellerons, de façon schématique et, pour dire vite, “classique”, engageait dans sa démarche,
si proche de celle des acteurs eux-mêmes. Mais elle nous incitait aussi, d’autre part, à tenter de défi-
nir une démarche capable de nous donner les moyens d’analyser la dénonciation en tant que telle
et de prendre pour objet le travail critique opéré par les acteurs eux-mêmes. Il fallait pour cela
renoncer à l’intention critique de la sociologie classique.
3. Gérôme Truc montre dans son article que l'importation des thèses de Paul Ricoeur en sociologie
implique d'ouvrir la discipline à une dimension morale et éthique.
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