« Les soirées Phil’d’or » Septième rencontre (6/05/2011) : « La Phénoménologie en philosophie - L’illusion » L’intérêt de ces petits « bilans », à la suite de chaque rencontre, c’est que vous puissiez, si vous le souhaitez, vous constituer un petit livret, rassemblant, au fil des séances, nos réflexions partagées. Je vous invite en tout cas à vous constituer une petite boîte à outils progressive (les outils de la pensée sont les concepts, lesquels sont l’éclaircissement des notions) ; ils seront mis en évidence en bleu à chaque fois. Vous ne retrouverez certes pas tout ce que nous avons « remué » mais ce qui, selon mon estimation (qui peut toujours être mauvaise, certes !), a fait le socle de nos réflexions. * On peut dire que le père de la phénoménologie est Husserl (tout début XX e siècle). Husserl ne prétend pas avoir proposé une pensée phénoménologique quant au contenu, mais plutôt quant à la méthode : une nouvelle manière de poser les problèmes. Quelle est cette nouvelle manière ? Un « retour aux choses », comme disait le philosophe ; en fait, un retour à l’expérience de la conscience (partir du vécu de la conscience individuelle pour poser les problèmes et les éclairer). Ainsi, la phénoménologie se pose en quelque sorte contre la philosophie des systèmes qui partent de grands principes pour poser les problèmes et les éclairer. Hegel est un grand représentant de la philosophie de système. Déjà, à son époque, un philosophe posait, contre sa pensée, les jalons de la phénoménologie : Kierkegaard. Ce dernier se moquait en disant que Hegel avait parfaitement compris le système mais qu’il avait oublié qu’il était un… existant ! Et que lui-même ne comprenait rien au système mais partait du fait qu’il était modestement un existant (avec sa difficulté d’exister). La phénoménologie est un mode d’approche philosophique qui s’est révélé très fécond. La philosophie contemporaine doit beaucoup à la phénoménologie. Les phénoménologues (Kierkegaard, Sartre, Levinas, Merleau-Ponty…) présentent chacun une originalité que permet tout à fait la phénoménologie en tant que méthode. Et comme il est question de conscience, la psychologie au sens large y a trouvé de quoi nourrir ses propres démarches. Inévitable dans le sens où l’inspirateur d’Husserl fut lui-même un psychologue de la fin du XIX e siècle : Brentano. Le texte que nous avons étudié ensemble est un texte d’un phénoménologue français, Merleau-Ponty, qui a centré ses réflexions sur la perception, expérience fondamentale de la conscience selon lui, et sur la conscience comme corps (La Phénoménologie de la perception). Il y était question de l’illusion, l’illusion étant proprement une (non)expérience particulière de la conscience dans son rapport, non à la vérité (erreur), mais à la réalité (« expérience » de nonlucidité). On peut distinguer deux grands types d’illusions (qui se combinent très souvent) : la psychologique (dont Freud a très bien parlé) et la perceptive. Concernant la perceptive, on distinguera entre la perceptive particulière (lié à un état particulier, une personne particulière…) et l’universelle (celle que plusieurs, voire tous, dans un état « normal », connaissent, dans des circonstances similaires). Ainsi, par exemple, si j’ai bu et que je vois double, les autres, sobres, ne voient pas double quant à eux ; je dois alors parler ici d’illusion perceptive particulière. Par contre, si nous nous promenons sur un chemin, nous pouvons tous apercevoir une pierre plate alors qu’il ne s’agit que d’une tache de soleil. Mieux encore, par rapport à l’illusion dite de Müller-Leyer par exemple, nous aurons tous l’impression d’un segment plus long que l’autre (celui qui se termine par des angles ouverts) alors que les deux segments sont égaux. Voilà donc énoncés deux exemples d’illusion perceptive non particulière (dont seule la seconde est proprement universelle). C’est à la forme d’illusion non particulière, quoique non universelle, que M.P s’intéresse dans l’extrait étudié : sans être saoul ou autre, je vois une pierre plate (de loin) et, de près, une tache de soleil. Dois-je dire : j’ai cru voir une pierre plate alors qu’il s’agissait d’une tâche de soleil, ou dois-je dire que, après tout, j’ai perçu deux choses différentes ? Il faut avouer que si je ne m’étais pas rapproché, je n’aurais pas perçu la tâche de soleil. Mais qu’est-ce qui me dit qu’il suffit de s’approcher pour percevoir ce qu’il en est réellement de la chose ? Qu’est-ce qui me dit que, en explorant par d’autres biais cette dite tache, je ne me rendrais pas compte qu’il s’agit encore d’autre chose ? Etc. Rien ne me le dit dans l’absolu. Je devrais donc dire que j’ai perçu (au sens propre) d’abord une pierre plate, puis une tâche de soleil. Mais nous ne fonctionnons (vivons) pas comme cela : nous élisons un certain nombre de critères plus ou moins limités pour nous autoriser à conclure que, au bout d’un certain nombre d’explorations, nous avons réellement affaire à ce que nous percevons. Mais si nous élisons le critère général de l’exploration pour faire la distinction entre l’illusion (« perception » de ce qui n’est pas ou qui est autrement ou nonperception de ce qui est) et la perception, il faut avouer que nous n’explorons jamais la totalité du réel dans laquelle se trouve la chose que nous disons finalement réelle. Il faudrait explorer toutes les connexions de cet objet, donc le réel dans sa totalité, pour s’assurer de la réalité de la moindre chose ; ce qui est impossible, de sorte que, comme le conclut M.P., percevoir, c’est finalement « croire en un monde » ! Cela donne incontestablement un certain vertige. Mais après tout, si nul témoin divin n’est posé en dehors de la conscience humaine, témoin qui saurait, lui, ce qu’il en serait du réel en lui-même, nous devons reconnaître que la réalité (forcément pour nous, hommes) et l’illusion universelle du réel sont la même chose ! Restent l’illusion particulière (le réel pour un seul -qui est dans un état particulier-, donc le non-réel) et l’illusion psychologique. Pour comprendre l’illusion psychologique, Freud nous propose de la distinguer d’avec l’idée délirante. Une idée délirante est une idée en totale contradiction avec la réalité (je délire si je crois que vont me pousser des ailes). Par contre, une illusion psychologique n’est pas en totale contradiction avec le réel. Ce à quoi croit celui qui s’illusionne n’est pas impossible mais très peu probable (il faut, pour que cela se réalise, qu’un très grand nombre de conditions difficiles à réunir soient effectivement réunies). Ainsi, qu’un prince charmant vienne épouser la roturière n’est pas de l’ordre de l’impossible mais si peu probable, de sorte qu’on appellera cette croyance une illusion. Derrière une illusion psychologique, il y a toujours un désir (désir qu’il en soit comme on aimerait qu’il en soit). N. Abécassis