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ne médecine durable est une médecine qui répond aux besoins du présent
sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux
leurs.
1 Ainsi, l’Académie suisse des sciences médicales définit-elle
le concept de médecine durable dans le document de réflexion qu’elle
consacre à ce sujet. Alors, est-elle durable notre médecine ? Répond-elle
aux besoins actuels ? Sera-t-elle disponible pour nos enfants et petits-en-
fants ? Voici des questions qui méritent réflexion. Une fois posé le constat
peu original mais fondamental que les ressources du système de santé ne
sont pas illimitées, l’Académie iden-
tifie quatre facteurs qui pourraient
mettre sa durabilité en péril : la sur-
estimation du bénéfice des interven-
tions médicales, les attentes souvent
irréalistes vis-à-vis de la médecine,
le manque potentiel en profession-
nels de santé compétents à l’avenir et, enfin, les incitatifs négatifs – liés
au financement du système de santé – qui promeuvent surproduction et
surconsommation de soins.1
Si nous ne sommes pas responsables de la pénurie annoncée de pro-
fessionnels de santé, non plus que du mode de financement de la santé
en Suisse, nous jouons certainement un rôle au niveau des deux premiers
facteurs identifiés par l’Académie. En effet, les médecins ont, au moins
autant que les patients, une perception exagérée de l’efficacité de leurs
interventions et contribuent à alimenter les attentes exagérées de patients
toujours plus demandeurs de traitements extrêmes, à l’efficacité souvent
marginale, au coût souvent élevé, dont le risque et la toxicité peuvent être
élevés. La définition de seuils d’efficacité acceptables pour qu’un traitement
mérite d’être proposé étant extrêmement délicate, des initiatives récentes
incitent les médecins à renoncer au moins aux interventions diag nostiques
et/ou thérapeutiques clairement inutiles. Ce sont, notamment, les mouve-
ments
Choosing wisely
aux Etats-Unis 2 et
Do not do
au Royaume-Uni.3 La
Société suisse de médecine interne prépare une telle liste. On peut espé-
rer que sa démarche créera une émulation et que les sociétés de spécia-
lités suisses lui emboîteront le pas en élaborant des listes analogues.
Mais qu’en est-il de notre responsabilité individuelle ? L’Académie rap-
pelle que les valeurs fondamentales de l’activité médicale sont la bienfai-
sance, dans le respect de la liberté de choix du patient, et la solidarité.
Dans un système aux ressources limitées, la justice ne peut consister en
la prestation de toutes les interventions possibles à tous. La tension in-
trinsèque entre les valeurs de bienfaisance et de solidarité ne peut donc
que croître. Pour contribuer à la résoudre, l’Académie insiste sur la néces-
sité de disposer d’instances indépendantes d’évaluation de type
health
technology assessment
chargées d’évaluer de manière neutre l’efficacité et
l’économicité des interventions médicales, telles qu’il en existe dans de
nombreux pays avoisinants. La formation récente du
Swiss Medical Board
,4
qui a établi des rapports dans des domaines variés est, là encore, un pas
dans la bonne direction. Son impact demeure toutefois limité car cette
Médecine durable et responsabilité
du médecin
«… la justice ne peut consis-
ter en la prestation de toutes
les interventions possibles à
tous …»
éditorial
Revue Médicale Suisse
www.revmed.ch
16 octobre 2013 1867
Editorial
A. Perrier
Arnaud Perrier
Service de médecine interne générale
HUG, Genève
Articles publiés
sous la direction du professeur
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instance n’a pas de mandat gouvernemental. D’autre part, l’Académie
soutient que les prestations médicales ne devraient être remboursées
que si elles satisfont les critères du triple E :
evidence, ethics and economy
.
Mais la mise en œuvre systématique de cette recommandation nécessite
une vraie politique de santé, de surcroît au niveau fédéral et nous n’en
sommes pas encore là.
Pour l’heure, le médecin demeure donc le principal déterminant des
coûts puisque c’est lui qui décide d’offrir ou non une prestation, aussi bien
à l’hôpital qu’en ambulatoire. Nous sentons-nous responsables de parti-
ciper à la réduction des coûts de la santé ?
Cela fait-il partie de notre rôle ? C’est la
question qui a été posée récemment à un
échantillon de 3897 membres de l’American
Medical Association, toutes spécialités con-
fondues.5 Si plus de la moitié de nos collè-
gues américains estiment que les assureurs,
les hôpitaux, l’industrie pharmaceutique et les patients ont une responsa-
bilité majeure dans la réduction des coûts de la santé, ils sont seulement
36% à penser que leur propre rôle était également important. Renoncer à
prescrire des tests inutiles recueille l’adhésion de 89% des médecins in-
terrogés. En revanche, seuls 15% seraient prêts à renoncer à offrir à certains
patients des prestations très coûteuses au profit d’autres qui pourraient
en bénéficier davantage, même occasionnellement. Il y a fort à parier que
les résultats d’une telle enquête seraient semblables en Suisse, et l’auteur
de ces lignes adhère d’ailleurs entièrement à cette façon de voir : la respon-
sabilité du médecin est d’offrir les meilleurs soins possibles à son patient
dans les limites de ce qu’il peut lui proposer. S’il est le juge du rapport
risque-bénéfice individuel d’une intervention et ne va donc pas nécessai-
rement préconiser le même traitement pour chacun, ce n’est pas à lui de
décider ce que le système de santé a les moyens de payer. Cette évalua-
tion coût-bénéfice revient à d’autres instances, sous peine de jugements
individuels arbitraires qui font un peu frémir.
Médecins, continuons donc à promouvoir activement un système de
santé où le médecin joue pleinement son rôle au service du patient, en
refusant de lui faire courir les risques de tests ou de traitements coûteux
et inutiles, et en le conseillant vis-à-vis de ceux, disponibles, qui ont un
bénéfice potentiel en fonction de son profil de risque. Citoyens, engageons-
nous pour que l’offre de prestations soit établie à un niveau collectif, de
manière juste, sage et transparente, en tenant compte des connaissances
scientifiques et de nos possibilités économiques.
1868 Revue Médicale Suisse
www.revmed.ch
16 octobre 2013
«… ce n’est pas au médecin
de décider ce que le système
de santé a les moyens de
payer …»
Revue Médicale Suisse
www.revmed.ch
16 octobre 2013 0
Bibliographie
1 Académie suisse des sciences médicales.
Médecine durable. Feuille de route de l’ASSM.
Bâle : 2012.
2 Foundation of the American Board of Inter-
nal Medicine. Choosing wisely. An initiative of
the ABIM Foundation. Available from : www.
choosingwisely.org
3 National Institute of Health and Care Excel-
lence. NICE «Do not do» recommendations.
Available from : www.nice.org.uk/usingguidance/
donotdorecommendations
4 Swiss Medical Board. Available from : www.
medical-board.ch/
5 Tilburt JC, Wynia MK, Sheeler RD, et al.
Views of US physicians about controlling health
care costs. JAMA 2013;310:380-8.
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