Les chemins conformationnels de la citrate synthase L

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Edifices moléculaires
Les chemins conformationnels de
la citrate synthase
Certaines protéines (les enzymes) sont capables d’agir en tant que catalyseurs des réactions
biochimiques. Ce processus comporte trois étapes : la fixation des réactifs sur l’enzyme, la réaction
chimique et finalement la séparation de l’enzyme et des produits de la réaction. Le mécanisme de
la catalyse enzymatique implique généralement des transitions conformationnelles. Pour comprendre,
et éventuellement modifier le fonctionnement de l’enzyme, il faut étudier le comment et le pourquoi
de ces transitions. Ceci est expérimentalement hors d’atteinte aujourd’hui. L’approche de choix pour
ce type de problèmes est la modélisation sur ordinateur. Dans cet article nous décrivons l’apport
de la modélisation dans l’étude des chemins réactionnels de la citrate synthase. Les résultats
obtenus permettent de démontrer la complexité des mouvements mis en jeu.
’étude des biopolymères, et
singulièrement des protéines
d’une part, des acides ribonucléiques (ARN) d’autre part, pose
au physicien des problèmes aussi
redoutables qu’inhabituels. Prenons
pour exemple, parmi bien d’autres,
les topoisomérases. Ces molécules,
qui sont des enzymes et par conséquent appartiennent à la classe des
protéines, peuvent attaquer une double hélice d’acide désoxyribonucléique (ADN) formant un cercle
fermé, couper en un point donné
l’un des brins de la double hélice,
ajouter à celle-ci un tour d’enroulement supplémentaire (ce qui accroît
la tension interne de la double hélice), puis recoller les morceaux. El-
les peuvent aussi faire le même
ouvrage mais en sens inverse, en
enlevant à la double hélice un tour
d’enroulement. Le fait qu’un pareil
travail de broderie puisse être effectué par une simple molécule, composée de quelques milliers d’atomes
(C, H, N, O, et quelques S) et qui a
priori ne contient pas d’autre information que l’arrangement particulier
de ses atomes par des liaisons chimiques covalentes (voir l’encadré),
semble relever de la magie. Nous
employons ce mot à dessein car, on
en conviendra aisément, la survenue
dans une vie humaine d’un événement dont la probabilité a priori serait de l’ordre de 10–600, par exemple qu’un joueur de poker ait
pendant cent parties de suite un
flush royal à pique servi d’entrée,
alors qu’il n’a jamais triché, serait
qualifiée de magique ou surnaturelle.
– Laboratoire de physique quantique,
Université Paul Sabatier (URA 505
CNRS), IRSAMC, 118, route de Narbonne,
31062 Toulouse, Cedex.
– Laboratoire de biochimie théorique
(URA 77 CNRS), IBPC, 13, rue Pierre et
Marie Curie, 75005 Paris.
– Laboratoire de chimie théorique, Faculté des Sciences, Université Mohammed
V, Rabat, Maroc.
L’analogie est ici dans le fait que
l’évolution biologique a dessiné (au
sens de designed) cette molécule en
la sélectionnant parmi par exemple
10700 analogues possibles, dont
peut-être 10100 autres auraient
d’ailleurs aussi bien fait l’affaire
(ces chiffres, bien entendu, n’ont
qu’une valeur indicative). Autrement dit, ces molécules jouissent
INTRODUCTION
L
d’une quantité d’information de
log2(10700/10100), soit 2 000 bits.
On arrive ici à un point extrêmement difficile et aujourd’hui encore
controversé : se peut-il qu’une molécule résultant d’une sélection par
un processus évolutif requérant N
choix binaires puisse mettre en
oeuvre plus d’information que ces
N bits ? Une analogie un peu osée
fera comprendre cette question.
Dans une célèbre bande dessinée de
F’mur, Le génie des alpages, une
brebis pataphysicienne tâtonne à
écrire les formules m = Ec2,
c = Em2, etc., jusqu’à trouver la
bonne. Un tout petit calcul montre
qu’il y avait 6 possibilités, soit donc
2,6 bits d’information dans la formule d’Einstein-Langevin... On voit
le piège de ce type de calcul. Plus
sérieusement, l’évolution n’a-t-elle
pas sélectionné précisément les molécules susceptibles de mettre en
oeuvre plus d’information que n’en
contenait la séquence qui les définit ?
Cette information, ce serait celle
que représente la structure tridimensionnelle particulière de la protéine.
L’une des propriétés les plus remarquables de ces molécules est en effet que, une fois synthétisées dans la
cellule, elles adoptent spontané17
ment, en un temps de l’ordre de la
seconde (ce qui bien sûr est extrêmement long à l’échelle des mouvements atomiques) une conformation
tridimensionnelle spécifique dite
l’état natif de la protéine, et bien
sûr ce sera cette conformation particulière qui lui confèrera ses propriétés fonctionnelles « magiques ».
L’idée maîtresse que nous voulions faire ressortir de cette brève
analyse est que le physicien considèrera une protéine comme une molécule qui, d’une part, ne possède
pas d’autres propriétés que celles
qu’on pourrait théoriquement déduire de sa topologie chimique en
intégrant (avec un calculateur de
puissance suffisante, et sans oublier
de prendre en compte le milieu environnant) l’équation de Schrödinger dépendant du temps, mais
d’autre part a été sélectionnée de
telle sorte que ces propriétés soient
tout à fait exceptionnelles. Or, si
l’on commence à bien connaître les
propriétés des protéines dans leur
aspect fonctionnel, biologique, on
est encore loin de pouvoir identifier
le caractère exceptionnel que pourraient revêtir certaines de leurs propriétés vues du point de vue de la
physique moléculaire (hypersurface
de potentiel, modes de vibration,
couplages, anharmonicité, etc.).
L’une des tâches essentielles du
biophysicien moléculaire sera donc
de discerner les propriétés spécifiques d’une protéine particulière,
celles qui seraient communes à l’ensemble des protéines, et celles qui
seraient partagées par l’ensemble
des polypeptides ou même de tous
les hétéropolymères.
Les données expérimentales sur
la structure tridimensionnelle des
protéines globulaires ont été obtenues principalement par radiocristallographie, et aussi plus récemment
(pour les petites protéines) par résonance magnétique nucléaire utilisant
l’effet Overhauser nucléaire. Toutes
ces données peuvent être consultées
dans la Protein Data Bank de Brookhaven.
18
TRANSITIONS CONFORMATIONNELLES
DANS LES ENZYMES
Une enzyme est par définition une
protéine dont le rôle est de servir de
catalyseur à une réaction biochimique spécifique. Comme dans toute
réaction chimique, la ou les molécules réagissantes (les réactants, ou
dans le langage des biochimistes les
substrats) vont être transformées en
des molécules produits. Dans la catalyse par une enzyme, les substrats
se fixent sur l’enzyme (en général
par un certain nombre de liaisons
faibles, non covalentes, mais qui
déjà sélectionnent le bon substrat
par rapport à ses analogues présents
dans le milieu), puis a lieu la réaction chimique proprement dite, et
enfin les produits se détachent de
l’enzyme, qui est alors prête à fonctionner à nouveau. C’est ce que
nous appellerons un cycle catalytique.
Chez de nombreuses enzymes, ce
cycle s’accompagne de deux ou plusieurs transitions conformationnelles de l’enzyme. Typiquement, par
exemple, l’enzyme sera initialement
dans la conformation tridimensionnelle correspondant à son état natif,
puis la fixation soit des substrats
eux-mêmes, soit de molécules différentes dites effecteurs allostériques,
va induire une transition de l’enzyme vers une autre conformation
(c’est-à-dire une autre configuration
dans l’espace des coordonnées atomiques), plus propice à la réaction
chimique voulue ; une fois la réaction achevée et les produits libérés,
l’enzyme retournera à sa conformation initiale. Ces conformations diffèrent non par l’enchaînement des
atomes, qui est conservé, mais par
le résultat d’un certain nombre de
mouvements de rotation de parties
de la molécule autour de liaisons
covalentes simples (sur le schéma
de l’encadré, les liaisons C-NH,
N-CH, ainsi que des liaisons simples existant dans les groupements
latéraux Ri). Une analogie, qui nous
resservira, est celle des mouvements
permis dans le cube de Rubik.
Ce sont les biochimistes qui identifient les premiers les différentes
conformations d’une enzyme, en les
stabilisant sélectivement par un
choix judicieux du milieu et en particulier de sa teneur en différents
substrats, produits, ou effecteurs,
puis en étudiant les caractères
physico-chimiques de l’enzyme
dans chacune de ces conformations.
Dans les cas favorables, les diverses
conformations peuvent donner lieu à
une cristallisation sélective, et ainsi
à la détermination des coordonnées
atomiques dans chaque conformation. Les conclusions des biochimistes sont alors susceptibles d’être
corroborées par les particularités
structurales révélées par les cristallographes.
Il n’existe par contre aucune technique expérimentale permettant de
déterminer comment s’effectue une
transition conformationnelle, en particulier quel chemin elle suit dans
l’espace de configuration, c’est-àdire dans l’espace des coordonnées
de tous les noyaux atomiques de
l’enzyme. C’est pourquoi il a paru
utile à quelques groupes de chercheurs de s’attaquer à ce problème
par des techniques de simulation sur
ordinateur, basées sur la dynamique
moléculaire. La dynamique moléculaire consiste, dans ses grandes lignes, en une solution numérique des
équations de mouvement de Newton
pour chaque atome du système, en
connaissant les masses et les vitesses de tous les atomes et les forces
qui agissent sur eux. Les durées
d’accomplissement de ces transitions sont également inconnues ; on
peut penser qu’elles se situent quelque part entre 10–9 et 10–3 s. Notons
que, serait-on sûr qu’une transition
ne demandât qu’une nanoseconde,
on pourrait mettre en œuvre les milliers d’heures de supercalculateur
qui permettraient de reproduire cette
transition et donc de l’analyser en
détail. Mais dans le doute, ce serait
comme sauter dans le brouillard
par-dessus une rivière inconnue en
espérant que la rive opposée ne sera
qu’à quelques mètres !
Edifices moléculaires
Ainsi, au lieu de tenter de reproduire dans le temps la dynamique
d’une transition conformationnelle,
le théoricien, ou plus exactement le
modélisateur, s’est efforcé plutôt de
rechercher de façon en quelque
sorte statique un chemin joignant
deux conformations connues par
leurs coordonnées atomiques cristallographiques. Il s’agit bien sûr ici
de chemins non triviaux entre deux
conformations significativement différentes, chez des protéines dont le
nombre n d’atomes est de quelques
milliers. On peut se représenter ce
chemin comme joignant deux cirques distants dans un paysage montagneux qui serait ici l’hypersurface
de potentiel de la molécule, soit une
variété à 3n-5 dimensions, donc de
l’ordre de 104 dimensions. L’altitude symbolise ici l’énergie potentielle de la molécule, une fonction
de la configuration des noyaux, qui
n’est autre que la valeur propre,
pour chacune de ces configurations,
de l’hamiltonien à noyaux fixes ou
hamiltonien de Born-Oppenheimer.
En pratique, on est obligé d’utiliser
un hamiltonien classique, construit à
partir des fonctions potentielles atomiques très soigneusement paramétrisées par rapport aux méthodes
quantiques pour les petites molécules de la même nature et/ou par rapport aux données expérimentales.
La métaphore du paysage de montagne est très bien adaptée à la plupart
des considérations que nous allons
développer, pour peu qu’on se souvienne qu’à la place de la latitude et
de la longitude il y a ici une dizaine
de milliers de coordonnées.
Il y a plusieurs questions auxquelles le théoricien aimerait pouvoir répondre.
Le chemin effectivement suivi par
la molécule pour « se rendre » d’une
conformation à une autre est-il toujours le même (disons, à des variations continues près) ou y a-t-il un
ensemble de chemins possibles non
connexes ? Dans le cas de paysage
montagneux on peut s’imaginer facilement plusieurs routes qui ont le
même point de départ et arrivent au
Figure 1 - La structure tridimensionnelle de la citrate synthase. Elle est composée de deux types de
structures secondaires : 20 hélices a représentées par des tire-bouchons et un feuillet b représenté
par une flèche plate. Le cordon fin correspond aux parties irrégulières, appelées « boucles », qui assurent à l’enzyme sa flexibilité. Les hélices à gauche constituent le petit domaine qui se déplace par
rapport au reste de l’enzyme en ouvrant ainsi le site actif. Les lettres ZC pointent vers « les zones
charnières » de l’enzyme où la chaîne peptidique passe du grand domaine au petit. Dans ces zones
on observe des grands changements des angles conformationnels φ et w.
19
même point en passant par des séries de cols différentes (par exemple
de deux côtés d’une chaîne de montagnes).
une phase initiale de dilatation de la
molécule rendant sa structure moins
compacte ?
On peut soupçonner que le chemin ne comporte ni puits, dans lequel le système serait piégé indéfiniment sans pouvoir atteindre son
« but », ni barrière d’énergie trop
élevée devant laquelle il perdrait un
temps précieux à attendre que le
facteur statistique de Boltzmann finisse par lui autoriser le passage. Il
est cependant probable que le chemin passe par une succession de
bassins peu profonds, que les spécialistes des protéines appellent des
sous-états conformationnels ; si les
cols entre ces bassins ne dépassent
pas une hauteur de l’ordre de kBT
(kB : constante de Boltzmann ; T :
température absolue), la transition
sera facile, mais des retours en arrière seront possibles, de sorte qu’à
la limite, le chemin serait parcouru
par une marche aléatoire.
LA RECHERCHE THÉORIQUE DE
CHEMINS CONFORMATIONNELS DANS
LA CITRATE SYNTHASE
L’objet de nos travaux a été la citrate synthase, une enzyme jouant
un rôle crucial dans la respiration
cellulaire ; elle consomme l’acide
acétique, produit du métabolisme
des sucres, en le combinant à une
molécule à quatre atomes de carbone, l’oxaloacétate, pour former
l’acide citrique, à six carbones dont
trois porteurs de fonctions acide ;
dans cette synthèse, l’acide acétique
arrive transporté par une molécule
dite coenzyme A, qui, comme son
nom l’indique, coopère avec l’enzyme dans la catalyse de la réaction.
Les cristallographes ont identifié
au moins trois conformations de la
citrate synthase de coeur de porc.
Deux d’entre elles, une forme dite
ouverte et une forme dite fermée,
interviennent dans la réaction décrite ci-dessus et c’est la transition
entre ces deux formes que nous
avons étudiée (voir figure 1).
La particularité de notre travail
est que deux méthodes radicalement
différentes ont été utilisées pour déterminer un chemin conformationnel. La première méthode reproduit
avec quelques modifications la démarche d’Elber et Karplus. Elle
consiste à minimiser l’intégrale de
l’énergie potentielle le long du che-
On peut également s’interroger
sur le degré de sinuosité du chemin.
Si les conformations extrêmes sont
très différentes, on peut s’imaginer,
de nouveau par analogie avec le
cube de Rubik, que le chemin comprendra un grand nombre de segments de directions différentes.
Cette hypothèse, comme la précédente, serait de nature à suggérer
l’idée d’une transition par marche
aléatoire.
La principale difficulté à vaincre
pour une transition conformationnelle importante est que la compacité d’une protéine globulaire (dont
la densité est de l’ordre de 1,4)
s’oppose aux mouvements locaux
internes. Est-ce donc que tout changement structural local doit attendre
que des fluctuations de l’environnement viennent à le rendre possible,
ou est-ce que la transition conformationnelle ne fait intervenir que
des mouvements concertés (à la manière, encore une fois, des rotations
dans le cube de Rubik), ou enfin
est-ce que la transition passe par
20
Figure 2 - Différences d’angles conformationnels φ et w entre les formes ouverte et fermée de la citrate synthase. Seules quelques dizaines d’acides aminés subissent des changements qui dépassent 40°
entre les deux formes conformationnelles, dont la majorité est localisée dans les boucles flexibles.
Edifices moléculaires
min conformationnel joignant les
deux états connus, divisée par la
longueur totale du chemin. Cette intégrale est approximée par une
somme sur un nombre fini de points
qui définissent n intervalles devant
être égaux dans un espace multidimensionnel. Une série de calculs a
été effectuée pour un nombre croissant des points intermédiaires obtenus par une interpolation entre chaque paire de points du cycle
précédent, suivie de la minimisation
de la somme de l’énergie potentielle
à laquelle on ajoute une fonction de
pénalité assurant la condition
d’équidistance. A la fin, un chemin
ayant 16 intervalles pour 17 structures a été obtenu, dont la 1ère structure correspond à la forme fermée et
la 17ème à la forme ouverte de l’enzyme. La seconde méthode, originale, dite de dynamique dirigée,
consistait à reconstituer par morceaux le chemin, à partir de simulations de dynamique à très basse
température (quelques degrés Kelvin), dans lesquelles les atomes recevaient d’abord, partant de chacune des deux conformations
connues, une faible vitesse dirigée
vers l’autre conformation ; le procédé était itéré 70 fois, jusqu’à la
rencontre des deux demi-trajectoires
ainsi obtenues. Par « dirigée » il
faut entendre des directions définies
dans un espace de coordonnées polaires internes approprié. De cette
décomposition du chemin conformationnel on a pu déduire un ordre
de grandeur de la durée nécessaire à
la transition à 300 K, qui serait de
quelques nanosecondes. Cette méthode de dynamique dirigée a été
reprise plus récemment sous une
forme différente par des auteurs allemands.
Ces procédures, en particulier la
première, furent loin d’être menées
à leur terme : le chemin comportait
encore des variations d’énergie de
l’ordre du milliélectronvolt par
atome, donc considérables en valeur
totale pour une molécule de près de
5 000 atomes effectifs. Achever
« d’aplatir » les chemins exigera en-
Figure 3 - Evolution des angles φ et w pour quelques résidus impliqués dans les mouvements transitoires. Les « cartes de Ramachandran » montrent les zones permises de deux angles de rotation qui
définissent le repliement spatial de la chaîne peptidique. Dans ces zones se trouvent aussi les angles
principalement observés dans des cristaux des polypeptides et des protéines. La glycine est beaucoup
plus flexible que les autres acides aminés. Ainsi pour la Gly 197 seules les valeurs autour de
φ = 0° ou w = 0° sont stériquement interdites. Pour le reste des résidus on distingue trois zones permises. Les feuillets b se trouvent dans la zone 1, les hélices a main droite dans la zone 2 et les hélices a main gauche dans la zone 3.
core des temps de calcul considérables, qui ne se justifiaient pas vu le
modèle utilisé dans ce travail à vocation essentiellement méthodologique, où l’enzyme était correctement
décrite dans sa forme dimérique
(deux molécules identiques se correspondant par un axe de rotation
d’ordre 2) mais privée de son environnement aqueux.
L’analyse des deux chemins
conformationnels obtenus a été effectuée à l’aide de plusieurs indicateurs, en partant des plus locaux : la
distribution des angles dièdres φ et
ψ, l’accessibilité au solvant de chaque résidu, pour finir par les plus
globaux : les paramètres hélicoïdaux
du squelette peptidique et l’analyse
des mouvements concertés des
21
Encadré
Une protéine est un enchaînement particulier d’acides
aminés, liés par la liaison peptidique -CO-NH-, et qui
doivent être choisis dans la liste des 20 acides aminés
canoniques. On appelle résidu la portion de chaîne, allant
d’un N-H à un C=O inclusivement, qui résulte de l’incorporation de chaque acide aminé, lequel bien sûr se caractérise par le groupement noté Ri sur la figure.
La succession spécifique des résidus dans une protéine
donnée est déterminée par la traduction d’un gène ou
fragment d’acide désoxyribonucléique (ADN), suivant le
code génétique qui fait correspondre les 20 acides aminés
canoniques à des successions (triplets) de trois bases de
l’ADN prises dans l’ensemble des quatre bases canoniques : adénine, thymine, guanine, cytosine.
Une fois synthétisée suivant ce code, une protéine peut
encore subir des modifications chimiques mineures.
Le repliement spatial de la chaîne peptidique est défini
principalement par deux angles de rotation, φ et w. Les
calculs d’énergie des dipeptides en fonction de ces angles
(appelés les cartes de Ramachandran) on montré
structures secondaires. Comme illustration de ce type d’analyse deux
exemples sont donnés ci-dessous.
Sur la figure 2 sont montrés les
changements des angles φ, ψ entre
les formes ouverte et fermée de la
citrate synthase. Les séquences correspondant au site actif et à deux
zones charnières sont indiquées sur
cette figure. Les limites précises des
différentes zones sont difficiles à déterminer parce que l’on dispose seulement des indications expérimentales ponctuelles. Généralement, les
structures secondaires correspondent
aux petits changements des angles
conformationnels, les zones charnières aux grands. Seuls quelques dizaines d’acides aminés parmi 437
subissent des changements qui dé22
qu’il y a des zones d’énergie basse. Les valeurs des angles qui y correspondent, « les zones permises » sont aussi
principalement observées dans des cristaux des polypeptides et des protéines. Les cartes de Ramachandran sont
utilisées dans notre analyse et montrées sur la figure 3.
Quand les angles φ et w prennent des valeurs régulières
sur un fragment peptidique on parle d’une structure secondaire, dans laquelle on distingue deux familles principales : les hélices a (φ ~ – 60° et w ~ – 50°) et les
feuillets b (φ ~ – 130° et w ~ 120°).
Les protéines globulaires se caractérisent par le fait que
leur chaîne se replie spontanément dans l’eau pour atteindre une conformation tridimensionnelle compacte spécifique. Elle se caractérise par une succession de structures
secondaires jointes par des fragments irréguliers : les boucles. De nombreuses enzymes appartiennent à cette catégorie. Les protéines membranaires adoptent aussi des
conformations spécifiques, tout en se fixant sur une membrane, souvent en la traversant plusieurs fois de part en
part.
passent 40° entre les deux formes
conformationnelles. La majorité de
ces changements sont localisés dans
les boucles flexibles. De plus, environ 10 % des angles effectuent des
mouvements transitoires ; leurs valeurs dans les formes ouverte et fermée sont proches mais elles varient
beaucoup au sein du chemin réactionnel. Ainsi, ces angles sont un
meilleur guide de la ressemblance
des deux chemins calculés car, a
priori, on pouvait imaginer un nombre impressionnant de possibilités.
Notre analyse a montré que les caractéristiques générales sont les mêmes pour les deux chemins. La figure 3 montre des exemples
d’évolution des angles φ et ψ pour
quelques résidus participant à ces
mouvements transitoires. Trois cas
différents y sont illustrés. La glycine
197 subit un changement permanent
en φ et un mouvement transitoire en
ψ. La thréonine 165 subit les mouvements transitoires dans les deux
angles conformationnels et l’histidine 274 montre un mouvement
transitoire en φ seulement dans le
chemin dirigé. De plus, cette figure
montre que les mouvements transitoires peuvent passer par des
zones conformationnelles normalement défavorables. Approximativement 20 % des résidus concernés
passent une partie de leur temps
dans ces zones.
L’analyse du comportement des
structures secondaires corrobore
l’importance des mouvements tran-
Edifices moléculaires
sitoires. En se limitant aux deux
structures de cette enzyme connues
grâce à la cristallographie X, le
changement structural a été décrit
comme une rotation de 20° du petit
domaine par rapport au grand domaine (voir figure 1). L’analyse des
chemins conformationnels a montré
que ce passage est plus complexe.
Nous avons trouvé que les sousdomaines de l’enzyme, définis
comme des groupes de structures
secondaires qui bougent ensemble,
ont une dynamique interne. Aux différents pas du chemin, différentes
hélices bougent ensemble et peuvent
appartenir aussi bien au petit
comme au grand domaine.
Les conclusions de cette analyse
ont été les suivantes.
a) Certaines régions très localisées, impliquant typiquement deux
résidus voisins (voir encadré),
jouent le rôle de verrous dont la rotation libère des mouvements plus
amples et qui reprennent éventuellement ensuite leur conformation initiale. Ces modifications structurales
transitoires, s’effectuant en des instants déterminés du chemin, affectent la chaîne principale de la protéine en permettant les mouvements
des structures secondaires et des
groupements latéraux.
Il nous semble, sans pouvoir apporter de preuves définitives, que
ces mouvements transitoires jouent
un rôle important dans le chemin
réactionnel car ils permettent d’éviter des contacts stériques prohibitifs
au cours des changements conformationnels de l’enzyme malgré sa
structure extrêmement compacte.
Une démarche qui paraît logique serait de tester cette hypothèse en
remplaçant les résidus impliqués
dans les mouvements transitoires
par des résidus avec une flexibilité
réduite et de regarder les effets de
ces mutations sur le chemin réactionnel.
b) Aucune diminution de compacité, qui se traduirait par une dérive
monotone des paramètres hélicoïdaux des régions les moins rigides
de la protéine (les boucles), n’a été
observée. Il nous semble donc que
la dilatation est évitée grâce, encore
une fois, aux mouvements transitoires.
c) Les deux chemins ont beaucoup de traits communs malgré la
différence des algorithmes qui les
ont engendrés. Vu toutes les imperfections du calcul il paraît probable
que le véritable chemin soit unique
mais seule l’utilisation de nombreuses et différentes stratégies de simulation pourrait donner une réponse
plus définitive.
Il n’a certes pas échappé au lecteur qu’on est très loin de répondre
ici à l’ensemble des questions qui
ont été posées plus haut. Telle semble pourtant être la voie pour y parvenir. Il faudra améliorer le modèle,
en particulier en traitant explicitement les molécules d’eau et les ions
qui entourent l’enzyme, puis
consentir des efforts lourds en
temps de calcul. Dans ce domaine
comme dans beaucoup d’autres, cependant, l’ingrédient majeur des
progrès futurs est le mélange d’esprit d’aventure et d’opiniâtreté nécessaire pour explorer les univers de
la complexité.
POUR EN SAVOIR PLUS
Branden (C.), Tooze (J.), « Introduction to Protein Structure ». Garland
Publishing, Inc. New York and London, 1991.
Brooks III (C.J.), Karplus (M.), Pettitt (B.M.), « Proteins : A Theoretical
Perspective of Dynamics, Structure
and Thermodynamics ». Adv. in Chem.
Phys. 71, Wiley, New York, 1988.
Fersht (A.), « Enzyme Structure and
Mechanism », Freeman and Co, Reading and San Francisco, 1977.
Lesk (A.M.), Chothia (C.), « Mechanisms of domain closure in proteins »,
J. Mol. Biol. 174, 175, 1984.
Ech-Cherif El-Kettani (M.A.), Durup (J.), « Theoretical determination
of conformational Paths in Citrate
Synthase », Biopolymers 32, 561,
1992.
Ech-Cherif El-Kettani (M.A.), Zakrzewska (K.), Durup (J.), Lavery
(R.), « An Analysis of the Conformational Paths of Citrate Synthase »,
Proteins 16, 393, 1993.
Article proposé par Jean Durup, Tél. (16) 61.55.68.34, Krystyna Zakrzewska, Tél.
(1) 43.25.26.09 M. A. Ech-Cherif El-Kettani et Richard Lavery, Tél. (1)
43.25.26.09.
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