THESE - OUIZA GALLEZE - UNIVERSITE D

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Prologue
Mon histoire avec Heidegger est presque aussi vieille que ma relation avec la
philosophie. En 1984, j’ai préparé à la Sorbonne une maitrise sur ce sujet même avec
l’idée d’engager un long chemin, mais des obstacles m’ont empêché de continuer cette
recherche et j’ai toujours eu le sentiment d’une promesse non tenue, d’un projet
inachevé, d’un chemin de campagne interrompu, dans un parcours qu’il faut un jour
reprendre.
Mes occupations, toutes ces décennies, m’ont encore éloigné de la philosophie en
général et de Heidegger en particulier, mais le plaisir que je prends à y revenir n’a
d’égal que la taille de l’œuvre du philosophe avec qui je renoue en toute modestie.
Toutefois, les choses ne sont plus aussi simples dans le monde, en Algérie et dans ma
vie. D’abord dans le monde, à l’époque où j’ai interrompu cette étude, des
balbutiements formulaient à peine la possibilité de rééditer Sein und Zeit en français.
Ce qui se fera avec grand-peine en 1986, plus de vingt ans après la parution de sa
première traduction et une dizaine d’années après la rupture de stock et la vente des
derniers exemplaires; l’édition était difficile et les pays européens, non encore unifiés,
favorisaient chacun ses propres auteurs. Cela aurait été un exploit de faire une thèse
sur un livre introuvable. Mais je me suis éloignée de mon objectif et l’édition m’a
devancée. Aujourd’hui, le livre est dans toutes les librairies, avec une autre traduction
en version électronique gratuitement téléchargeable sur internet. Le mérite est donc
moindre.
Ensuite, des années soixante au début des années quatre-vingt, régnait un climat de
savoir dans le sud de la Méditerranée, semblable à l’ère des années quarante pour les
pays européens, dans l’effervescence de la pensée des grandes écoles. En Algérie
comme ailleurs, étaient nées, juste après la vague de décolonisation, des écoles de
pensées qui étaient elles-mêmes un renouveau ou une continuité des grands courants
de pensées qui ont vu le jour après la deuxième guerre mondiale, pour dire « stop »
aux actions inhumaines, irréfléchies, et ainsi sensibiliser les intellectuels à lutter pour
un monde meilleur, un monde humain. Alger aussi avait ses cercles de philosophes, et
parmi eux celui des existentialistes, voire celui des heideggériens plus
particulièrement, certes un peu moins structuré, mais présent. Mon projet répondait
donc à une attente et la question prépondérante était de savoir si Heidegger était
existentialiste, philosophe de l’existence, philosophe de l’homme, ou tout cela à la fois,
ou encore un peu moins ou un peu plus.
Aujourd’hui, les intérêts ont changé de groupes. En Algérie, la pensée a subi un
bouleversement qui retentit jusque sur la réorganisation des espaces de la ville
1
puisque les cercles intellectuels ont cédé leur place à des systèmes d’échange différents
et on ne trouve plus de cercles ni de cafés où mener un débat sur les questions de la
philosophie. Quelques initiatives universitaires ou associatives tentent de percer, mais
moins spontanées, la flamme n’y étant pas, elles ne font pas long feu. En Europe aussi
les attentes ne sont plus les mêmes. D’abord il s’est formé une Europe économique -et
dit-on sociale-, il n’y a donc plus de barrière à travailler ou à éditer une œuvre qui
n’est pas du terroir. Mais paradoxalement, la campagne qui se monte à l’encontre de
Heidegger en France, et dont nous recevons automatiquement les retombées par effet
de la langue, est beaucoup plus importante que ce qui se fait en sa faveur. Depuis
quelques années, un déferlement de penseurs, en croissance continue, jugent
Heidegger de nazi et rien que nazi, faisant l’impasse sur son œuvre entière et son
génie de philosophe, en rattachant minutieusement chacun de ses ouvrages, de ses
pensées, de ses phrases et de ses actions, même les plus tardifs, à un objectif nazi. Si
bien que ceux qui se dressent contre ce mouvement se retrouvent, eux aussi, en train
d’écrire pour défendre le philosophe et non plus pour éclaircir un point ou un autre
de sa pensée qui serait encore obscur.
Il est à remarquer que Heidegger ne s’est jamais caché d’avoir un jour, en 1932, peutêtre naïvement, cru ou espéré que le parti social-démocrate pouvait sauver l’humanité
de la crise qu’elle vivait pour éviter le pire. En 1934, il s’est rendu compte de son
erreur de jugement et s’est expliqué à ce sujet. Ce qui ne l’a pas totalement innocenté,
mais il ne le demandait pas et ne se justifiait pas, la chose a ainsi été classée. Ce qui est
surprenant est que certains penseurs reviennent à la charge, de façon cyclique, et
relancent le débat sans avoir découvert d’éventuels arguments nouveaux qui
éclaireraient une zone d’ombre. Est-ce que cette campagne n’a pas pour but de limiter
à posteriori l’étendue de l’influence que peut encore prendre le philosophe dans le
domaine de la pensée et de détourner le regard des jeunes pour les orienter vers des
sujets de réflexion plus locaux ? Je ne sais pas, mais je suis sûre que soutenir cette
thèse en France sans avoir d’abord justifié ma position sur ce détail, me placerait
d’emblée en situation suspecte.
Heidegger, il faut peut-être le rappeler, a été comparé, surtout après la guerre, même
par ses disciples français et américains, souvent juifs d’ailleurs, à un nouvel Aristote et
un autre Hegel. C’est un philosophe de renom, peut-être le seul au vingtième siècle,
après des noms comme Nietzsche ou Kant qu’il a lui-même mis en valeur. C’est donc
lui rendre justice que de revenir à lui en reposant simplement la question de l’être là
où il l’avait laissée.
Ce qui nous intéresse est la question relative à l’homme, l’humain, le Dasein tel qu’il
l’appelle dans Sein und Zeit, cette œuvre maitresse qui nous intéresse principalement.
Ces termes, Sein und Zeit et Dasein, sont chez lui porteurs d’un poids, d’un sens, d’une
philosophie que même le traducteur français n’arrive pas à combler. Pour cela, nous
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avons pris l’initiative, à l’instar de certaines traductions dans plusieurs langues, de
préserver les mots allemands qui sont d’ailleurs clairs et significatifs.
Bien sûr la compréhension de la pensée de l’auteur nécessite de passer en revue
l’essentiel de son œuvre intégrée à son contexte, sans quoi elle serait tronquée et
incomplète. Historiquement, il est nécessaire de déborder sur ce qui le précède parce
qu’on ne peut vraiment comprendre Heidegger si l’on ne cerne pas ses influences.
Tout comme il est important de passer en revue les étapes d’évolution de sa pensée,
pour comprendre les raisons de cette évolution et approcher les individus et courants
qu’il a inspirés.
C’est pour cela que, malgré les difficultés, je n’ai pas hésité à reprendre cette recherche
que je disais inachevée, et aussi parce que je suis convaincue que Heidegger peut être
encore une source considérable d’orientation, de conseils et de leçons, si l’on veut
sortir la philosophie de sa torpeur et la remettre sur la voie de la pensée constructive et
dynamique au lieu de rester dans la voie de la pensée explicative ou narrative ou
comparative ou contemplative telle qu’on la voit souvent se développer.
C’est l’essentiel de ce que nous proposons dans le but de relancer un débat
philosophique sur des thèmes heideggériens et non plus seulement sur Heidegger. En
plus de notre curiosité de parvenir à un portrait relativement complet du penseur et de
sa conception de l’humain, de préciser la nature des thèmes qui montrent ses relations
avec de grands philosophes à travers le temps et ses ramifications à travers ses
disciples, nous sommes animée par l’intention de sensibiliser la nouvelle génération de
philosophes pour aller vers les grandes œuvres de la tradition afin de renouer avec les
textes de référence. Enfin un engagement tenu.
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INTRODUCTION GENERALE
« Une question a une réponse, un problème a une solution, mais l’être est une énigme
qui peut seulement être élucidée, c’est-à-dire à chaque fois rehaussée et mise en
lumière. Mais elle ne cesse jamais de se poser. »
Pierre Dulau
Nous avons entrepris, dans cette recherche, de nous interroger sur le concept de
l’homme chez Heidegger, en insistant sur son œuvre principale. C’est une question
délicate parce que les réponses à ce sujet, de façon générale, sont innombrables mais
toujours partielles ou orientées et l’espoir de trouver une définition complète reste un
vœu pieux. Nul ne saurait dire, en effet, quelle est la discipline qui s’y intéresse le
mieux, même s’il a, de tout temps, été le thème de toutes les philosophies et de toutes
les sciences. D’ailleurs, en regardant de près leurs corpus, on constate que chacune
délimite un champ opérationnel où l’homme est là, comme acteur et comme opérateur,
dans l’optique qui répond à sa spécialité, mais nulle ne s’inquiète de ce qu’est l’être
humain à part entière. A titre d’exemple, la médecine traite, à chaque fois, une partie
organique de ce corps qui est le sien alors que la sociologie s’occupe de son
comportement en société... Même la philosophie ne répond pas directement à la
question « qui est l’homme ? » Et si elle le fait, c’est par rapport à une vision théorique
particulière. Dire que « l’homme est un être rationnel » est une optique rationaliste, pour
qui « Penser » ou cogiter est le premier palier de compréhension de l’être de l’humain.
Pour les existentialistes, c’est plutôt « Exister » qui représente l’ouverture à ce premier
palier. Il va de même pour les autres courants, le consensus n’est cependant pas le but
préconisé.
Alors, définir l’homme en soi par son existence et ses modalités de coexistence, son
individualité et ses rapports en société, sa liberté et ses contraintes, sa possibilité d’être
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avec ses peurs et ses angoisses, était peut-être à l’époque de Heidegger simplement un
sujet à venir.
Le problème est que le concept « homme », tout comme le concept « être », sont tombés
dans la généralité. Ils sont supposés connus, puisque tout ce qui peut se dire à leur sujet
n’apporte rien de nouveau. Pourtant, toutes les inquiétudes tournent autour de l’homme,
ses intérêts et ses attentes pour améliorer sa vie quotidienne ou transcendante. Mais son
existence, ou le fait qu’il soit, n’est pas le sujet d’une science particulière ni le produit
d’une technique donnée. La question est délicate, car celui qui s’interroge sur l’être est
l’homme, or l’être inclut l’homme. L’homme englobe la pensée sur l’être mais l’être
englobe l’homme. Une situation confuse qui ne peut être soldée par la seule
connaissance rationnelle. Concevoir qu’il est, et qu’il est dans l’être sur lequel il est le
seul à pouvoir s’interroger, peut être plus ressenti et vécue que pensé par l’homme,
même quand il dépasse la réflexion sur les problèmes communs pour poser la question
de l’essence de la chose en soi.
Celui qui a cette possibilité de penser l’être, Heidegger l’appelle Dasein (improprement
traduit par l’être-là), pour dire l’homme conscient de sa place et de sa relation aux
autres, le seul qui constitue un accès à l’être. Le Dasein n’est pas différent de l’homme,
mais il est peut-être un peu plus. C’est un homme qui s’interroge, qui s’inquiète, qui se
soucie, qui angoisse et qui veut savoir. Sans s’isoler du monde où il vit, il arrive à
dépasser les « qu’en dira-t-on » et les « nous-on» pour prendre les choses en
profondeur, empruntant un chemin qui parait simple et subtile à la fois, le chemin de la
vérité.
Est-ce que Heidegger est parvenu à cerner l’homme qu’il nomme de tous les noms?
Certaines critiques prétendent qu’il s’est occupé de la question de l’être avec tant
d’engouement qu’il a sacrifié la condition humaine, l’homme en société et en tant
qu’individu. Mais ceci est peut-être un simple malentendu, car l’accès au
questionnement philosophique sur l’homme est lui-même une ouverture à l’être ; et ce
n’est ni évident, ni visible de cerner la distinction entre les deux thèmes. L’être n’est pas
le résultat d’un processus d’une réflexion logique, Heidegger lui-même le compare à
une lumière qui surgit subitement, difficile à décrire ou à quantifier. Il est même celui
qui éclaire le chemin discret et insaisissable que l’homme entreprend. Le philosophe
propose de revenir à cette lumière et à ce surgissement en repartant aux Grecs anciens et
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reprendre la question là où ils l’avaient laissée en retrouvant les premières illuminations
que l’étonnement sur l’être a suscitées.
Historiquement, le retour aux Grecs est important, parce que c’est là où la question de
l’être a été posée pour la première fois à partir d’Anaximandre, faisant suite aux
interrogations relatives aux éléments premiers depuis les atomistes et la philosophie de
la nature. Alors que Socrate et Platon vont poser la question de l’homme en particulier,
engendrant pour la première fois la distinction entre le monde des idées et le monde
matériel. Ceci va provoquer une foule de questions sur la destinée humaine et ouvrir la
voie à plusieurs courants de pensée souvent contradictoires, qui vont persister et se
multiplier à travers les siècles. Cette distinction a surtout ouvert la porte à une autre
forme de pensée, la métaphysique naissante qui va s’accaparer au fil du temps les
questions et les réponses sur l’homme.
La façon dont la métaphysique et l’ontologie traditionnelle présentent les thématiques a
transformé et modifié l’héritage grec. Les deux spécialités vont réduire le poids de la
question de l’homme et écarter la question de l’être. D’après Heidegger, les
métaphysiciens se sont perdus dans leur recherche, parce qu’ils ont, dès le départ, mal
compris la question.
Le millénaire médiéval, qui a enfermé la pensée humaine dans la métaphysique, sera
suivi d’un épanouissement intellectuel qui donnera naissance à une multitude de
sciences et de philosophies qui durent encore. L’humain connaitra alors de nouvelles
perspectives, chacune aura ses propres outils, ses attentes et par souci de précision,
tendra vers une fragmentation toujours plus pointue de tout sujet.
Cette pensée multiple en effervescence, qui s’étale devant le regard curieux du
philosophe de Freiburg, le pousse à se consacrer à la recherche d’un moyen canalisateur
et cristallisateur pour réunifier la pensée de la philosophie et la hisser vers le rôle
fédérateur qui lui revient pour regarder, analyser et évaluer les sciences et leurs
résultats, et non tenter de leur ressembler. Il s’agit pour cela de porter un nouveau
regard sur l’homme, en revisitant les méthodes, la science et la philosophie. D’après lui,
c’est le meilleur moyen pour sauver l’homme que la globalisation, la multiplication et la
fragmentation sont en train de détruire.
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Prenant en compte tous ces morcellements, présentés en introduction dans Sein und
Zeit, Heidegger propose d’aller vers un homme différent, un homme qu’il appelle
Dasein, qui n’est pas un concept théorique, générique et abstrait, mais qui se présente
sous forme d’une somme émotionnelle et affective, avec ses capacités et ses
possibilités. Il le place dans son environnement quotidien avec des problèmes concrets,
une valeur que définit la conscience qu’il a du monde et de lui-même et une conscience
morale qui le sensibilise et le responsabilise vis-à-vis de ce monde. Même quand il fait
appel à des concepts comme la mort, l’espace, le temps, l’action, la pensée, la réflexion,
le langage et la poésie, il les remplit de sensibilité, de sens pratique et de réalité vivante.
Dans ce monde de mots, il situe chaque individu à sa place, à son époque, avec ses
problèmes, ses craintes et ses espérances, tout en plaçant l’homme dans une expérience
de non-contemporanéité, insaisissable et jamais maitrisable. En tant que tel, il est la voie
et le canal de connaissance qui conduit vers l’être. « Exister » chez l’homme n’est pas
un fait ou un état, c’est un projet, une mission.
Sein und Zeit est une tentative de réponse aux inquiétudes de l’homme ordinaire que
Heidegger va hausser à un niveau hautement philosophique. Tout en s’inscrivant dans la
continuité de ses prédécesseurs, il va tenter dans cet ouvrage nouveau, complexe,
compliqué, radical mais précieux, pratique et abordable, de construire ou reconstruire le
lien de la pensée à la nature humaine et aux origines, tout en restant concret, avec des
exemples de l’environnement immédiat de l’homme et de son impact sur les choses. Il
fait appel au témoignage des plus grands noms de la philosophie de toutes les époques,
analyse les nouveautés, les tournures structurelles et les singularités linguistiques de
chaque étape. Son but est de comprendre les changements et repérer à quel moment la
question de l’être s’est tue ou a été modifiée ou détournée.
Même s’il ne donne pas de réponses à toutes les questions qu’il se pose, Sein und Zeit
est une révélation qui propose une nouvelle approche philosophique et un autre regard
sur l’homme. Il a constitué, à ses débuts, un véritable événement, un livre de base,
reconnu par ses pairs. C’est là où Heidegger admet l’impact des Grecs et celui des
philosophes allemands sur sa pensée, où il annonce la question de l’être, où il priorise le
rôle de la méthode dans l’efficacité d’une pensée, où il expose les sciences et les
méthodes philosophiques qui vont lui servir à postériori à reposer la question de l’être et
la question de l’homme sous un regard multiple, comme dans un cahier d’écolier.
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A partir de ces éléments de base, la problématique qui se dessine à nous est complexe :
ce n’est pas une chose simple en effet de discuter la pensée de Heidegger, plus encore
de spécifier la question de l’humain dans un ensemble plus vaste qui est l’être. Le
philosophe a
minutieusement analysé l’histoire de la tradition pour cerner la
compréhension de l’homme à travers le temps, a critiqué ses contemporains et
débarrassé la philosophie de tout ce qui le gênait pour construire sa pensée. Ainsi la
question qui se pose est : Qu’est-ce que l’homme chez Heidegger ? Quel rôle lui
attribue-t-il dans la compréhension du monde et de lui-même ? Où le place-t-il dans la
reconstruction théorique de cet univers dont il est une partie intégrante, autant qu’il est
le seul qui le voit, le conçoit et l’explique ?
Notre intérêt pour Martin Heidegger tient du fait qu’il soulève encore des débats de fond
sur sa façon de concevoir l’homme, le monde et la relation qui les lie. Les fondements
de sa pensée suscitent toujours autant d’interrogations : Heidegger dans sa passion pour
les Grecs et sa méfiance des ecclésiastiques interroge, Heidegger qui cherche l’homme
dans l’être et propose une philosophie de l’art pour le sauver de l’aliénation devant la
technique et la science interroge et l’auteur de Sein und Zeit interroge. De la même
façon qu’il a procédé avec ses prédécesseurs, nous l’interrogeons à notre tour sur sa
définition de l’humain et sur le secret de son originalité. Qu’a-t-il apporté de nouveau
puisque la curiosité et l’inquiétude autour de la question de l’homme, à laquelle il est
resté attaché et fidèle, persistent ?
Le travail que nous nous proposons d’accomplir présente une méthode allant du général
au particulier du plus récent au plus ancien. Une construction pyramidale qui fait appel
à la dialectique, en utilisant des éléments historiques et descriptifs selon la nécessité.
Après une visite dans l’histoire pour identifier comment la pensée en est arrivée à
s’interroger sur l’homme, nous proposons un regard d’ensemble sur tous les éléments
que Heidegger a mis en place pour construire sa pensée sur l’humain. Nous constatons
enfin que l’essentiel de l’humain se trouve déjà dans Sein und Zeit.
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Cette recherche se présente en trois parties, chacune se décompose en un nombre de
chapitres plus ou moins égaux, en fonction du contenu. Le chapitre lui-même est parfois
soumis à une graduation interne, quand c’est nécessaire, numéroté en chiffres romains.
Première partie : La lecture heideggérienne de la question de l’être et la question de
l’homme à travers l’histoire,
Deuxième partie : La question de l’être et la question de l’être de l’homme pour la
construction d’une pensée,
Troisième partie : Les éléments structurants du Dasein dans Sein und Zeit.
Dans la première partie, il est question de revenir sur l’évolution de la tradition
philosophique pour expliquer comment l’homme est venu à la question de l’être puis
s’en est éloigné. Heidegger essaie de ressusciter cette thématique en revenant à la
question de départ et en interrogeant l’histoire. La pensée de l’être est dynamique, elle
s’est transformée à travers les âges, mais le philosophe reste convaincu que la Grèce
antique a donné à la philosophie ce que celle-ci a de mieux : la question de la vérité et la
question de l’homme.
Dans la deuxième partie, Heidegger remet en cause tout ce qui a entravé sa pensée. Il
déconstruit la métaphysique parce qu’elle voile l’être et l’être de l’homme et le présente
comme un étant, une chose physique. Il s’oppose radicalement à l’humanisme et à
l’existentialisme pour le rôle obscur dont ils investissent l’humain, il dénonce
l’aliénation par la technique qui ne répond plus aux conditions de son essence. Pour
dépasser ces entraves, il propose de revenir à la notion de vérité, un sujet évident depuis
Platon. Et enfin, il fait intervenir les premiers éléments pour la construction du concept
de l’humain : le « penser », l’« agir » et le « langage ».
La troisième partie propose de mettre en valeur l’humain heideggérien avec toutes ses
spécificités, tel qu’il est présenté dans Sein und Zeit. Il parle d’un humain
essentiellement souci, construit sur l’affect avec ses angoisses et ses peurs.
Mais est-ce que Heidegger est, pour autant, parvenu à cerner l’homme dans sa
dynamique et son évolution ? A-t-il expliqué enfin ce que « humain » veut dire : cet
homme qui vit dans un monde auquel il n’est pas totalement assujetti mais dont il reste
profondément influencé ? La question reste posée.
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INTRODUCTION
Le problème philosophique qui interpelle intensément et continuellement la pensée est
celui de l’être humain. Heidegger lance un débat sur la délicate question de ce qu’est
« être », qu’il a dû déterrer des fins fonds de la Grèce présocratique. Cette initiative met
en évidence une double origine : en allant à la recherche de la vérité de l’homme, le
philosophe remonte d’abord aussi loin que permet l’histoire de la tradition, du moins en
Occident ; ensuite, il va à la question la plus simple qui a tenté de définir le fait que la
chose soit (l’être). En apparence, cette question n’a jamais cessé d’être présente à
travers les siècles, mais elle a subi tant d’ensevelissement qu’elle s’est confondue avec
la définition de ce qui est (l’étant). Difficile dans ce genre de situation de faire le point
sur la question de l’homme si la confusion est totale entre l’être et l’étant. Heidegger
décide donc de dissiper ce brouillard en passant en revue cette évolution.
La première question sur l’être que rapporte l’histoire, posée par les premiers Grecs est
généreuse, profonde et unifiée. Inclusive, elle ne précise pas l’humain en tant que tel,
parce qu’il est intégré dans la richesse du sens de « être », il est de fait avec tout ce qui
est. Malgré ça, Socrate et Platon ont tôt fait de poser la question de l’homme en
particulier. Pour eux, l’homme est le seul à porter la connaissance en lui, car il vient du
monde de la vérité, mais en arrivant dans le monde des apparences, il a tout oublié.
Quand il apprend, il se rappelle et s’humanise au fur et à mesure qu’il se rappelle. Donc,
l’humanité passe par la connaissance.
Après la richesse des concepts que les Grecs ont mis en place, le Moyen-âge sera
marqué par un excès de religiosité qui va engendrer un étouffement des individualités.
Mais les temps modernes feront preuve d’une réouverture de l’esprit individuel avec
l’apport des sciences et des mathématiques qui mèneront à un certain libéralisme
rationalisé, introduisant du même coup un besoin de quantification. Les sciences, qui se
séparent de la philosophie, s’autonomisent et se spécialisent, se concentrent sur des
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sujets de plus en plus pointus. La philosophie a perdu une partie importante de ses
préoccupations, elle ne fédère plus les sciences et essaie même d’aller dans le sens de
leurs besoins de précisions et d’exactitude. Une situation qui va provoquer une crise de
la pensée, un éclatement des valeurs idéelles, et la naissance d’une multitude d’écoles et
de courants.
A partir de là, la question de l’homme va revenir de façon cyclique à travers les siècles,
mais à chaque fois la question de l’être s’éloigne un peu plus et se laisse oublier. C’est
cette effervescence, héritage contemporain, qui servira de base à Heidegger pour
construire sa pensée.
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CHAPITRE PREMIER
HEIDEGGER ET LES INFLUENCES DE L’HISTOIRE
I. La construction de la question de l’être et les débuts de la question de l’homme en
philosophie
L’homme a commencé à philosopher depuis la nuit des temps, en s’interrogeant sur le
monde et sur lui-même. Sans nous étaler sur l’objet ou la nature des premières
questions, conséquence de besoins purement naturels, c'est-à-dire biologiques, et leur
évolution vers un sens plus abstrait, nous ne savons pas vraiment à quel moment ce qui
était purement besoin de quelque chose va devenir questionnement sur les choses, puis
questionnement tout court, soit « penser » le pourquoi de la chose et le pourquoi de soi.
Quelles ont été les premières questions et sous quelle forme ? Est-ce que l’acte de
penser constitue en soi le début de l’acte de « philosopher » proprement dit ?
Heidegger a tenté de retrouver les premiers éléments de l’interrogation philosophique
que la tradition a pu conserver par écrit. Son point de départ est la Grèce antique qu’il
considère comme le berceau de la philosophie occidentale. Certes, d’autres civilisations
antérieures ont surement apporté des éléments enrichissants cette histoire où la pensée
grecque a probablement puisé, mais ceci n’a pas été son pôle d’intérêt. Il s’intéresse au
moment où l’humanité, par le biais des Grecs, propose un modèle de pensée structurée
qui s’appelle aujourd’hui et par consensus, « philosophie », avec des écoles et des
courants où tous les thèmes de la tradition ont été posés, conceptualisés, réfléchis et
discutés et des hommes qui ont marqué à jamais l’esprit humain comme des sources
indubitables.
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Il s’interroge sur l’être, une question posée depuis les présocratiques1. Les premières
questions ne portaient pas encore sur l’homme mais sur les choses de la nature, l’origine
de la vie, le premier élément ou la cause première. La réflexion sur l’homme, au même
titre que tout ce qui existe, est une résultante de cette cause première. Le fait est que la
philosophie englobait toute la pensée, y compris l’homme qui est matériellement une
chose, un étant intégré à la nature. C’est cette pensée qui a donné lieu à ce qui a été
appelé la « Théorie de la physique » ou la « Théorie du commencement ».
La question qu’il retient comme le début de la pensée est : « Pourquoi il y a l’être et non
pas plutôt rien ? » Elle sera aussi le point de départ de Sein und zeit et de tous ses écrits
postérieurs. A travers le temps, les réponses ont engendré un débat d’idées qui va
pousser Heidegger à situer ce début de la question du sens de l’être dans un triangle
philosophique nécessaire. Ainsi, son premier regard se porte sur Parménide 2 , qu’on
désigne comme le fondateur de l’ontologie de l’être, un premier regard encore brut
qu’Aristote va affiner dans sa définition de « la science de l'être en tant qu'être ». Il
désigne aussi Héraclite 3 l’obscur ou l’homme des paradoxes. Avant eux, il y a eu
Anaximandre4, le plus ancien à poser la question sur le commencement de tout. Ce trio
peut être d’emblée considéré comme la première école historique qui a influencé
Heidegger et orienté ses recherches.
Un autre trio l’interpellera un peu plus tard pour la cristallisation des concepts, c’est
Socrate, Platon et Aristote qui vont porter très haut la polémique du sens dans
l’évolution et par le développement d’une terminologie proprement philosophique,
1
- En tant que civilisation, l'Antiquité commence avec le développement ou l'adoption de l'écriture.
C’est donc une période qui recule au fur et à mesure que l’archéologie avance dans le déchiffrage du
secret des écritures des premiers hommes. Historiquement, le passage à l'Antiquité se produit à
différentes périodes pour différents peuples. Elle se termine aussi par différentes dates qui varient
selon les régions du monde et annoncent le Moyen-âge.
2
- Parménide d'Élée (VI°- V° Av. J. C.), philosophe présocratique, célèbre pour son texte en vers. On
raconte qu’à 65 ans, il est venu à Athènes où il aurait rencontré le jeune Socrate, à peine âgé de
moins de 20 ans, ce qui situerait sa naissance vers 520-510 Av. J-C., si on place le dialogue de
Parménide vers 450-448 (Parménide de Platon, 127 b).
3
- Héraclite d’Éphèse avait quarante ans dans la 69 olympiade de Diogène Laërce qui se déroule en
504-501 Av. J-C. D'après Aristote, il serait mort à l'âge de 60 ans, donc vers 480 av. J-C. Il a renoncé
aux privilèges que lui donnait son statut de descendant de Codros, roi d'Athènes, à la faveur de son
frère. On raconte aussi qu’il a été persécuté pour athéisme.
4
- Anaximandre de Milet (610-546 Av. J. C.) est un grand maitre qui s’est prononcé sur la philosophie,
l’astronomie, la physique, la biologie, la géométrie et l’histoire. Il est aussi le premier à avoir
consigné ses travaux par écrit. Il aurait succédé à Thalès comme maître de l’école milésienne et a eu
Xénophane, Pythagore et Anaximène comme élèves.
e
13
engageant les prémisses de la question sur la condition humaine. C’est là que la
question de l’existence de l’homme est devenue une réalité.
Heidegger a largement puisé dans les thèses de toutes les époques de la Grèce, il en a
même fait sa réserve. Il n’y a pas un penseur, ni une école, ni un courant qu’il ait omis
de citer1. Tous les thèmes dont il traite sont aussi, peu ou prou, rattachés à cette source
historique : le temps, l’étant, le mouvement, l’idée et bien sûr l’être.
Il ne serait pas faux de dire que la question de l’être est un fait historique. Sa naissance
est une interrogation qui ne trouvera pas de réponse mais alimentera la pensée pendant
des siècles, traversant l'histoire de la philosophie pour ne pas dire qu’elle est, en quelque
sorte, cette histoire. Quel qu’en soit le motif, la cause, l’objet, ou le moyen d’accès, elle
est présente à tous les niveaux. Elle se veut parfois explicite, lorsque chez les Grecs, elle
désigne la question de l’origine, des éléments ou du sens et se confond ainsi avec
l’histoire de la philosophie, et parfois implicite quand la science interroge des
phénomènes différents, détaillés, visiblement éparses pour identifier leur cause et définir
leur utilité. Au plus profond de la réflexion, les questions scientifiques constituent des
réponses à la question de l’être.
Les philosophes anciens, qui ont veillé à ce que l’existence de l’étant ne camoufle pas
l’être, faisaient de l’homme la « clairière » (un terme fortement heideggérien) qui
permet que tout cela soit. Heidegger a voulu ressusciter cette volonté de reposer la
question dans son état entier, dans son intégralité, distinguant l’être de l’étant et
exprimant l’homme de façon implicite. Mais il sait que si la philosophie pose encore les
mêmes questions, les choses de la tradition ont beaucoup changé, passant de la
conviction naïve que l’eau est l’origine de toutes choses, a un monde qui nage dans
l’atomique, l’industriel et le nucléaire.
1
- Heidegger a consacré au Grecs des ouvrages de référence comme Parménide. Il leur dédie aussi
d’importants chapitres dans plusieurs ouvrages comme « La parole d’Anaximandre » dans Chemins
qui ne mènent nulle part, « La doctrine de Platon sur la vérité » dans Questions I et titres grecs
comme « Moira », « Logos » ou « Ousia » dans Essais et conférences et enfin il provoque des débats
en présence des Grecs dans des parallèles avec des penseurs d’autres époques comme « Hegel et les
Grecs » dans Questions II.
14
A. La question du commencement ou la question de l’être
Anaximandre de Milet est historiquement le premier philosophe à avoir posé la question
du sens de l’être. Il a tenté de décrire et d’expliquer l'origine et l'organisation de tous les
aspects du monde d'un point de vue que l'on qualifierait aujourd’hui de scientifique. Les
philosophes et les commentateurs contemporains estiment, pour cette raison, que ses
théories représentent une étape révolutionnaire essentielle dans l'histoire des sciences et
de la philosophie. C’est aussi le premier philosophe connu qui a consigné ses travaux
par écrit, mais seuls quelques fragments nous sont parvenus. Sur la question de la vérité
de l’être, il dit :
« D'où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en
perdition, selon la nécessité; car elles doivent expier et être jugées pour
leur injustice, selon l'ordre du temps1».
Anaximandre cherche l'origine ou le principe de toutes choses. Il emploie le terme
arkhê, pour dire le commencement en Grec et ainsi nommer cette origine, objet de sa
recherche. C’est un point de départ important, car il est le premier à désigner un point
pour exprimer le début de tout ce qui « est ». Mais que veut dire « d’où » ? Est-ce un
début dans l’axe du temps ou un espace donné ? Car « où » est d’abord un adverbe de
lieu. Le premier temps vécu, le premier espace occupé, c’est le début de l’interrogation
philosophique, une origine perpétuelle parce qu’elle engendre continuellement ce qui
est là où il est quand il est.
Anaximandre utilise aussi le terme d’apeiron2 pour dire « début », comme un point de
départ, le sens est plus lourd dans son « originellité » c’est le commencement ou le
« principe de toute chose », il engendre mais il est inengendré, il est infini, illimité,
indéterminé 3 . Il désigne aussi la matière ou la substance originelle et l’espace qui
1
- Ce texte a d’abord été traduit par Nietzsche de façon quasiment identique dans un cours prononcé à
Bâle en 1873 sur Les philosophes pré-platoniciens avec interprétation de fragments choisis. Il dit :
« Or, de là où les choses s’engendrent, vers là aussi elles doivent périr selon la nécessité ; car elles
s’administrent, les unes aux autres, châtiments et expiation pour leur impudence, selon le temps
fixé ». (Voir Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 387.)
2
- Apeiron vient de peiras, la limite, avec le préfixe privatif «a-» pour dire l’illimité. Hippolyte de Rome
ème
ème
(II
siècle) et Simplicius (VI
siècle) attribuent à Anaximandre la paternité de l'usage d’Apeiron
pour désigner « le principe originel ».
3
- Le terme Apeiron est utilisé par Aristote dans Le Politique, traduit par Jean François de Champagne,
Chapitre du Livre Xénophane et Gorgias.
15
englobe cette matière, le réceptacle de tout, éternel et indestructible, la cause complète
de la génération et de la destruction de tout. Ce n’est pas encore un élément comme les
quatre premiers éléments, l’air, le feu, la terre ou l’eau, ni plus dense ni plus subtile,
mais il pourrait être leur source. S’il est une matière, c’est au sens brut, l’élémentaire
qui donne sens à « être en général».
Ce terme peut aussi faire référence à la « permanence », qui accompagne le fait que les
choses soient, de leur naissance à leur fin, ou de leur constitution à leur destruction.
C’est probablement cette présence qui rappelle la relation entre le principe d’origine
jusqu’au présent et le principe du devenir jusqu’à la fin ou la mort, qui a inspiré
Heidegger dans la notion d’« existentiel », surtout si on substitue à la fin le terme de
« finitude ».
C’est donc avec deux notions, l’arkhê, le point de départ ou la source et l’apeiron la
continuité, qu’Anaximandre construit la première théorie sur l’origine de la « vie », le
commencement. Mais il ne dira pas si l’apeiron est intégré ou distinct de l’espace et du
temps, s’il est une origine physique ou temporelle. Ce terme sera repris par Aristote,
donnant lieu à de nombreuses interprétations, considérant qu’il contient toutes les
qualités qui se sépareront de lui par la suite et qui formeront le devenir, il est porteur
d’une matière en devenir, tout en état intrinsèquement distinct de cette matière qu'il
produit : il n'est rien de matériel, ne contient pas littéralement ce qu'il produit, car,
n'étant pas qualitativement défini, il n'est pas composé non plus. Il n'est donc ni un
mélange ni un intermédiaire entre les éléments, et il ne sera pas plus l'espace infini que
la matière, de même qu'il n'existera pas dans le temps, puisqu'il est aussi à l'origine du
temps1.
Heidegger le considère comme l’origine de tous les thèmes de la vérité de l’être, le
principe, la cause première, les premiers éléments. C’est un tout qui témoigne
qu’Anaximandre a été le premier à ouvrir une porte qui ne se refermera jamais. Ainsi
posé, le principe d’apeiron donne lieu à l’interrogation sur la formation de l'univers, le
cosmos, ce qui va permettre de voir plus en détail le problème de la naissance des
choses. Et c’est devant ce genre d’impasse que naissent les sciences.
1
- Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, Traduction : Wolfgang Brokmeier, Paris :
Gallimard, nouvelle édition, 1980, p. 338.
16
En plus d’Anaximandre, Heidegger s’est longuement penché sur la pensée de
Parménide et cette Héraclite, qui, peut-être dans l’ignorance totale des efforts du
premier, se sont interrogés sur l’origine des choses, apportant leurs contributions à la
construction de l’édifice philosophique.
Contemporains à quelques années près, Parménide et Héraclite sont, dans l’histoire,
dichotomiquement inséparables. Pourtant, l’un est d’Elée et l’autre d’Ephèse, l’un parle
de permanence et l’autre de devenir, séparant ainsi deux concepts fondamentalement
rattachés chez Anaximandre. Mais leurs deux noms restent liés à jamais parce qu’ils ont
fait chacun l’épreuve de la vérité en son essence, en interrogeant l’être de la même
façon.
Parménide a connu, dans son jeune âge, le vieux Pythagore qui le rapproche de la
pensée Logique, même si c’est Aristote qui exploitera ce domaine. On dit qu’il est peutêtre le disciple de Xénophane qui a été disciple d’Anaximandre. Il a aussi rencontré
Socrate alors qu’il avait 65 ans et le philosophe de la maïeutique n’en avait que vingt.
C’est cette rencontre qui va permettre aux historiens de situer approximativement sa
date de naissance, vers 510Av.J.C. Son poème Sur la nature le rend familier de Diogène
Laërce (III Av. J. C.) qui en parle beaucoup, alors que Platon lui consacre un Dialogue1.
Parménide présente l’être comme un fait évident et pose avec force toutes les questions
essentielles le définissant, dans une sentence consacrée à travers les siècles, quand il dit:
« Car la même chose sont pensée et Etre2. »
Ce rapport d’identité ou de similitude entre le fait d’être et le fait de penser va créer un
mouvement dans la pensée philosophique qui dépasse l’espace Grec de l’époque à des
dimensions universelles marquant toutes les époques. L’Occident post-moyen-âge
trouvera en cela un moyen de relance et d’éveil qui engendrera les temps modernes et
contemporains. C’est cela que Heidegger mettra en évidence.
Il met aussi en évidence Héraclite qui voit en l’être un devenir. Mais il est moins
loquace que Parménide, plus triste, obscur et difficile à lire, surtout qu’il ne ponctuait
pas ses textes1.
1
- Parménide, in Encyclopédie universalis, V. 13, p. 1112-1113.
2
- Martin Heidegger : Essais et conférences, Traduction : André Préau - Paris : Gallimard, 1958, p. 279.
17
Le livre De la nature d’Héraclite aurait pu connaitre le sort que la République de Platon
ou de L’Ethique d’Aristote, mais c’est un livre difficile à lire, avec une phraséologie
complexe et des formules paradoxales abondantes. C’est pour cela d’ailleurs
qu'Héraclite est surnommé l'Obscur. Il est donc tombé dans l’oubli. Même Aristote se
plaignait de sa confusion, en disant : « C'est tout un travail de lire Héraclite, il est
difficile de voir si le mot se rattache à ce qui précède ou à ce qui suit. Par exemple au
commencement de son ouvrage, il dit : le logos / ce qui est / toujours / les hommes sont
incapables de le comprendre. Comment savoir à quoi toujours se rattache2 ?»
Un vers du cinquantième fragment, longuement analysé et discuté, plonge le lecteur
dans la pensée de l’être :
Si ce n’est pas moi, mais le sens, que vous avez entendu,
Il est sage alors de dire dans le même sens : Tout est Un3.
C’est en hiver 1943-1944, que Heidegger présente le cours
4
sur « La parole
d’Anaximandre 5 ». Une année plutôt, il a dispensé le cours sur Parménide 6 , mais
1
- On raconte qu’après avoir finalisé son travail, Héraclite l’a déposé sur l'autel d'Artémis qui se situe à
la frontière entre le monde civilisé et le monde sauvage. Il contribue ainsi à la mission
d’enseignement dont la déesse est chargée. Le pouvoir d’Artémis est en effet d’accompagner les
hommes et les animaux vers le savoir en les initiant à la vie adulte.
2
- Aristote : Rhétorique, III, V, 1407 b. 11.
3
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 249.
4
- Ce séminaire est un événement unique et un enseignement sans précédent, qui a été repris, à
posteriori, par des professeurs de différentes universités.
5
- Séance enregistrée du séminaire de Gérard Guest du samedi 27 octobre 2012 sur le site Paroles des
jours, sous le titre de « Rappels et repères, l’Ereignis sur le chemin d’Anaximandre », il dit : « Ce
penseur singulier va consacrer des saisons entières aux présocratiques au moment où le monde
sombre dans le chaos d’une guerre sans merci. Ce qui a fait réagir Sartre qui ne comprenait pas
comment un philosophe peut-il s’intéresser à ces vieilleries au moment où le monde subissait des
changements de fonds et le marxisme s’apprêtait à sauver l’humanité ».
Consulter : http://www.dailymotion.com/video/xuqcr5_guest27-1_creation?start=6
6
- Le texte a été publié en 1982, dans l’édition Klostermann des Œuvres complètes de Heidegger. Il est
traduit intégralement en français en 2011 dans une œuvre séparée. On trouve un extrait dans Essais
et conférences, sous le titre Moîra, p. 279-310.
Parménide est aussi un dialogue écrit par Platon dans la dernière partie de sa vie qui correspond à un
refus du système philosophique qu'il avait soutenu jusque-là. Cette œuvre représente un tournant
majeur dans la philosophie platonicienne et occidentale en général.
18
Héraclite ne bénéficiera de cet intérêt que plus de 20 ans après, au semestre d’hiver
1966-19671.
Pourquoi s’intéresser aux présocratiques à un moment où le monde vit un
bouleversement radical ? S’agit-il de montrer un total désintéressement de
l’environnement immédiat, où de rappeler que la solution aux problèmes du monde
moderne ne peut avoir lieu si ses contemporains ne reconsidèrent pas leur rapport aux
anciens ?
Le passage d’Anaximandre à Parménide montre l’évolution vers une pensée mieux
organisée, mieux structurée. La question de l’être est explicitement posée. « l’Etre est »
et il est pensé, ce qui signifie que le « non Etre n’est pas» et ne peut être pensé. Or, c’est
sur ce « raisonnement » que le fait de « penser » se construit en philosophie. En clair,
Parménide pose le problème de l’être de façon dialectique, il a pleinement identifié Etre
et Penser, en distinguant la pensée vraie de son contraire, en exposant la manière de
penser les deux et en faisant exclure le faux par le vrai.
Des fragments de Parménide, Heidegger retient l’étonnement et l’émerveillement que
suscite ce fait mystérieux et extraordinaire qu’il appelle « le fait originaire ». Il souscrit
à cette conception en disant que « l’être est, simplement, es gibt Sein2. » Il reconnaît
aussi le rapport de négation que l’être entretient avec le rien ou le non-être, « que l’être
soit différent du non-être, c’est ce dont nous ne doutons pas3 ». Par là même, il admet la
valeur capitale du terme « avoir » comme verbe et comme état de présence, une
extension qu’il donne à la pensée pour la lancer dans une dimension nouvelle, elle n’est
plus juste un « être » abstrait quelque part, mais un « il-y-a » dans un lieu donné à un
moment donné, introduisant ainsi la notion d’espace et la notion de temps.
D’après Heidegger, la sentence de Parménide est à chaque fois d’actualité, elle s’impose
à tous les siècles et pose la question à laquelle chacun tente de répondre, établissant des
1
- Les conférences seront publiées dans Héraclite, traduit par Jean Launay et Patrick Lévy, Gallimard,
1970. Le fragment « Alèthéia » est publié dans Essais et conférences, p. 311-341.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, Traduction française : « Etre et Temps », Rudolf Boehm & Alphonse
Waelhens, Paris : Gallimard, 1964, réédité en 1986, p. 159.
3
- Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, traduction française : Gilbert Kahn, Paris :
Gallimard, 1952. p. 205. Ce texte a été repris dans les Œuvres complètes n° 40, Paris, Gallimard,
1967.
19
vérités toujours plus profondes. Il est le premier à avoir posé la question de l’être en
prenant conscience du « mystère originel de toute la pensée1».
Heidegger annonce enfin, que le dialogue avec Parménide ne prend pas fin, non
seulement parce que, « dans les fragments conservés de son Poème, maintes choses
demeurent obscures, mais aussi parce que ce qu'il dit mérite encore et toujours d'être
repensé2.» Danic Parenteau expose la notion de « fait originaire » tel qu’il est présenté
chez Parménide, dans un parallèle que Heidegger a essayé d’appliquer à « la différence
ontologique » de sa propre pensée, ce qui sera à l’origine de débats controversés3.
Héraclite, quant à lui, met en évidence les notions de « dire », « entendre », « sens »,
« tout » et « un ». Or, pour Heidegger, « le dire », « le sens » et « l’entendre » font
référence au logos qui regroupe la parole, le « tout » signifie le monde ou l’unité et le
« un » signale la multiplication et l’identification des choses ou les étants. La nouveauté
se situe dans la construction d’un rapport entre « dire » et « entendre». Héraclite a ainsi
introduit un « énoncé4 » en relation avec un énonceur, un auteur ou un auditeur et un
contenu portant du sens : « vous avez entendu ? », faisant référence à celui qui dit et
celui qui écoute, pour dépasser les choses qui sont dites dans l’absolu, vers un
interlocuteur défini. On peut aussi déceler entre « tout » et « un » une relation implicite
qui annoncerait la distinction entre un monde unifié des idées et un monde matériel
éparpillé. Ce que Platon mettra en exergue.
Le logos est un terme profond. Important et complexe, Aristote l’associe au discours qui
signifie beaucoup plus qu’une simple parole. Heidegger retient ce sens qu’il traduit par
Rede, en évoquant toutes ses dérivées, allant chercher ce qui dans Rede permet de
l’interpréter comme la manifestation de quelque chose. Il manifeste en effet avec des
mots ce que la chose est en soi, ce dont on discourt, ce qu’elle veut dire. C’est un « faire
voir » mais au sens simple et élémentaire, qu’Aristote distingue de tout accord entre la
chose et le sens pour parvenir à une vérité5.
1
- Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, Traduction : Roger Munier, Paris : Aubier, 1983p. 35.
2
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 448-449.
3
- Danic Parenteau : Du recours heideggérien à la thèse ontologique de Parménide : sur la différence
ontologique comme le fait originaire, in : Erudit, Horizons philosophiques, vol. 14, n° 2, 2004.
4
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 250.
5
- Martin Heidegger : Le Sophiste, traduction J. F. Courtine, Paris, Gallimard, 2001, p. 550.
20
Heidegger a consacré au logos un chapitre dans Essais et conférence1, le même chapitre
d’ailleurs qui parle du Fragment 50 d’Héraclite. Seulement, le terme a un sens prolixe
qui va évoluer à travers le temps. Il est la racine de la logique et le suffixe de disciplines
scientifiques pour désigner le savoir et la connaissance, leur donnant sens et légitimité.
Au-delà du discours que traduit verbium « le verbe », il peut aller jusqu’à vouloir dire
« la raison du monde », un terme rapporté en latin par ratio « loi du monde ». Mais on
est déjà dans les accords postérieurs à Aristote, fort éloigné du sens qui intéresse
Heidegger.
Dans cette lecture du fragment d’Héraclite, Heidegger parle aussi d’échange, de partage
et de compréhension. Tout comme il l’a fait avec le logos, il renvoie à chaque fois le
lecteur au sens primaire des mots, pour se rapprocher du « dire » et du « sens » et
propose une esquisse du « parler » qui va du « dire » au sens originel de « l’étendre »,
accédant ainsi à la découverte des sens. Le dire, le son, l’oreille, l’entendre… nous
interrogent sur le rapport de l’entendre à l’entendement ou à l’entente (accord) 2.
Pour mettre en évidence et au même niveau « l’entendre » qui existe chez tous les êtres
doués de capacité de comprendre, Héraclite commence par écarter celui qui parle : « ce
n’est pas moi, mais le sens ». Il crée un lien entre « l’entendre » et le « sens » de la
chose. Puis il rapproche et joint deux opposés : Tout et Un, « il est sage de savoir que
Tout est Un », trouvant dans la simplicité de ces deux termes une infinité de sens
apparemment inoffensifs qui nous rapprochent de l’être et de l’étant.
Il reprend le mode de représentation d’Héraclite, repense ses paroles et mesure toute
l’étendue de ce qui est pensé en elles, dans un sens habituel qui leur est donné. Il
dit : « Il est sage d’écouter les parole du logos et d’avoir une attention au sens de ce
qu’il dit, en répétant ce qui est entendu. Dans l’expression « Tout est Un », le logos
déploie son être. L’Un est l’Unique au sens de ce qui unit et non de ce qui isole. Il
rassemble ; les étants éparpillés sont rassemblés, ramassés, écoutés par l’être qui par là
même les dévoile chacun dans son rôle3. »
1
- Martin heidegger : Essais et conférences, p. 149.
2
- Ibid.
3
- Ibid. p. 266.
21
C’est ainsi que Heidegger fait des trois philosophes présocratiques les piliers de la
question de l’être : Anaximandre qui l’a posée dans les termes du principe et de
l’illimité, Parménide qui l’a conçue comme pouvant être pensée et l’a opposée au nonêtre qui lui ne peut être pensé et Héraclite qui a introduit, comme un tout, l’Un qui se
pense et donne du sens aux étants qui se laissent penser et ont chacun un sens
intrinsèque.
B. La naissance de la question de l’homme et de sa vérité
Jusque-là, la philosophie a posé la question de savoir qu’est-ce que « être », incitant au
« penser » dans un sens élémentaire et originel, qui ne dépassait pas ce seuil dans la
haute antiquité.
Heidegger introduit, pour la suite, un autre trio : Socrate, Platon et Aristote, qui
commenceront par concevoir les prémisses d’une explication plus complexe. Quand la
sentence de Socrate « connais-toi toi-même1 » se pose à la pensée, elle se dresse comme
un appel à la connaissance. L’histoire la reconnait comme le début de la théorisation ou
un appel à la théorie, engendrant l’origine de l’épistémologie et de la morale, et non
simplement une incitation d’ordre général. C’est aussi les débuts de ce qui s’appellera
« la métaphysique », qui modifie peu à peu le contenu de la relation entre l’être et
l’étant et lui enjoint des éléments nouveaux, ouvrant sur plusieurs disciplines qui
s’interrogeront sur l’homme.
Cette maxime riche en sens signifie que tout individu est porteur de connaissance, qu’il
est en mesure de faire sa propre analyse de lui-même et de ce qui l’entoure. Mais
Socrate n’a pas laissé d’écrits. C’est Platon qui, dans un contenu dense et structuré, va
confirmer dans l’homme cette capacité de se connaitre, ce qui conduira plus tard à la
« Théorie de la connaissance ». Aristote, enfin, va s’étaler sur ce qui donnera la
« Théorie de la logique » en faisant la promotion de l’intelligence. Cette période a aussi
permis la naissance de ce qui sera « la vision épistémologique » et surtout « la question
métaphysique » qui va continuer son influence au-delà de la Grèce antique.
1
- Cette maxime n’est pas exactement de Socrate, c’est une devise inscrite à l’entrée du temple de
Delphes que Socrate a reprise. Elle figure au fronton du panthéon des grandes phrases
philosophiques, consacré à Apollon.
22
Ce trio a occupé Heidegger quelques décennies. Même si Platon a bénéficié de plus
d’attention. Socrate, qui a probablement rencontré Parménide, n’a rien écrit mais il s’est
fait connaitre par des disciples comme Aristophane et surtout Platon puis Aristote.
L’avantage par contre est que sa pensée a bénéficié d’une transmission directe, ce qui
rend les sources très fiables. On lui attribue principalement les fondements de la
philosophie morale et de la philosophie politique, il était cité de son vivant même et
était choisi comme le héros de plusieurs textes philosophiques et dialogues qui ont
marqué l’histoire, notamment chez Platon. Il est le modèle de la philosophie, jusqu’à sa
mort qui représente la noblesse de la mort du philosophe.
Heidegger reconnait qu’avec Socrate, la philosophie s’est engagée dans une pensée
structurée, plus riche, plus complète. Les premiers pas de la dialectique et l’invention de
la maïeutique 1 ont révolutionné la pensée. Socrate qui présuppose que la vérité est
enfouie en chaque individu, utilise un dialogue orienté pour la révéler. Pour lui, toute la
connaissance se trouve dans l’homme, il s’agit de trouver l’accès pour aller vers elle.
Dans la République, où Socrate est fort présent, Platon propose la « Théorie des idées ».
Un grand projet qui s’étendra sur des siècles de connaissances et de savoir où il affirme
l'existence d'une réalité immatérielle cachée, d'un monde impérissable qui transcende la
réalité sensible et les étants. Cette nouvelle façon de regarder le savoir va donner un
sens à la réflexion ontologique et remodeler la pensée de l'Etre en créant des êtres
uniques. Désormais, la présence de l’être n’est plus tributaire de la présence de l’étant et
de sa multiplication. L’être « existe » en soi, il a une autonomie et une présence propre.
Pour cette particularité, Aristote dira que son maître est le pionnier d’une pensée de
l’essence, c’est-à-dire de l’Eidos qui serait «cause et principe» de l’étant2. Est-ce un
prolongement de l’infini inengendré d’Anaximandre ? C’est en tout cas la suite dans la
construction de l’édifice de la pensée ou de l’idée.
La théorie des idées a fait faire des pas de géant au développement de plusieurs
disciplines encore à l’état embryonnaire. Elle ouvre le débat sur l’homme alors que
jusque-là primait la question originelle de l’être en général. Elle s’interroge sur la
maîtrise des passions et la promotion de l'action aux préceptes éthiques, ce qui va
1
- Le terme « maïeutique » est utilisé dans divers domaines. C’est d’abord l’art de faire accoucher les
femmes, qui était le métier de la mère de Socrate. Par extension, le terme prend d’autres
significations, Socrate parlait de « l'art de faire accoucher les esprits ».
2
- G. H. Gadamer : Chemins de Heidegger, traduction, Jean Grondin, Paris : Vrin, 1983, p. 7.
23
donner lieu au développement de la psychologie. Dans Théétète, Platon tente de définir
la nature du savoir humain, favorisant ainsi la naissance de ce qui s’appellera
l’épistémologie, reprise par ses contemporains et ses successeurs. Épicure développera
toute une théorie empiriste de la connaissance afin de déterminer les critères que doit
remplir une connaissance pour être vraie, renforçant la théorie de l’éthique, alors
qu’Aristote et les stoïciens vont fonder une logique aux multiples critères.
L’aventure de l’influence socratique commence pour Heidegger par la lecture du livre
de Brentano 1 De la signification multiple de l’étant chez Aristote paru en 1862. Il
dispense ainsi dès 1920 une série de cours sur Aristote. Mais c’est la République par
« L’Allégorie de la caverne 2 » qui ouvre la voie à la question de l’homme comme
essence, comme responsable de ses actes et comme accès privilégié à la connaissance 3.
Cet ouvrage représente pour lui une magnifique avancée de la question de l’être avec
une première ébauche consacrée « au concept d’homme4 ».
Platon pose le problème de la vérité telle qu’elle se présente dans la théorie des
éléments. Mais il parle de l’idée, alors que les présocratiques voyaient l’être à la
manière d'un étant indéterminé. Pour lui, l’idée ne s’identifie pas à l’être, elle le
remplit5. Ce qui va évoluer avec Aristote vers la notion de substance, faisant de l’étant
quelque chose que l’être contient6.
1
- Franz Clemens Brentano (1838 - 1917), philosophe et psychologue catholique allemand, professeur
d’Edmund Husserl, il a remis au premier plan le concept médiéval d'intentionnalité, qu'il a tiré de
l'interprétation d'Aristote par Thomas d'Aquin et les philosophes médiévaux. Il tente à partir de ce
concept de faire de la psychologie une science positive et empirique, s'interroge sur l'immortalité de
l'âme et développe une métaphysique de type réaliste.
2
- « L’Allégorie de la caverne » raconte l’histoire de prisonniers enchainés depuis des temps
immémoriaux dans une caverne tournant le dos à la lumière et fixant le mur en face d’eux. A
l’extérieur, un feu brûle devant la porte et projette des ombres sur la paroi. Un prisonnier vient à
sortir et découvre que ce qu’il voyait n’était que des ombres de personnes et de choses réfléchies
sur la paroi de la grotte. Mais à son retour dans la grotte, troublé par la lumière, il n’aperçoit même
plus les ombres que les autres distinguent encore parfaitement.
3
- Alphonse De Waelhens : « Heidegger, Platon et l'humanisme » ; In: Revue Philosophique de Louvain.
Troisième série, Tome 46, N°12, 1948. pp. 490-496.
4
- Heidegger s’intéresse à Platon en 1930, d’abord par un petit texte Platons Lehrevon der Wahrheit, mit
einem Briefiiber den Humanismus qui a été traduit en français « Heidegger, Platon et l'humanisme »,
avant d’y revenir dans des dimensions plus que respectables, dans le Sophiste.
5
- Alphonse De Waelhens : « Heidegger, Platon et l'humanisme », p. 494.
6
- Ibid.
24
« L’Allégorie de la caverne » éclaire Heidegger sur plusieurs aspects nouveaux relatifs
aux concepts de l'être et de la vérité dans la théorie antique. Il relève les concepts
d’événement, de changement et d’évolution : l’histoire se présente comme un tableau
sur plusieurs scènes. Il relate une histoire représentant des situations humaines qui se
succèdent, évoluant de l’ignorance à la connaissance en passant par le doute.
L’ignorance est représentée par les prisonniers, la connaissance par la lumière ou le
soleil et le doute par l’éblouissement ou l’embrouillement dû à la lumière. Tout
changement, qu'il soit une amélioration ou une aggravation, est un événement qui
entraîne, chez ceux qu'il affecte, une confusion complète modifiant leur état de
connaissance 1 . Cette série de passages d’un état de connaissance à un autre état de
connaissance déroutent la personne et changent son rapport à elle-même et son rapport
aux autres : les hommes, l’espace, les choses…, modifiant son appréciation de la vérité
et son rapport à elle-même, c’est le doute qui s’installe. Même si l’homme détient la
connaissance qui se trouve en lui, il faut qu’il aille vers elle. Or, cette décision de devoir
aller chercher la lumière, l’éclairage, la connaissance est difficile à prendre, parce
qu’elle va le modifier de l’intérieur, l’isoler, l’esseuler ; c’est ce qui donne lieu à
l’angoisse qui s’identifie à l’inquiétude ou au souci d’un homme face à un monde
difficile d’accès. Une fois, trouvée, cette lumière va le pousser à s’interroger sur la
vérité antérieure et la vérité ultérieure, installant le doute dans la naïveté de son
appréhension.
Cet homme, que Platon a choisi parmi les personnes attachées face au mur, pour aller
vers la lumière, doit passer par plusieurs niveaux ou plusieurs paliers de connaissance
pour accéder à la vérité. Les présocratiques parlaient déjà de « dévoilement » ou
l’alèthéia. C’est ce que Heidegger a nommé Lichtung (la clairière ou l’éclaircie). Mais
la phase intermédiaire qui consiste à aller vers la vérité, Platon l’appelle la paideia. Elle
signifie la « découverte de la vérité», introduisant la décision d’aller vers, la volonté de
vouloir dépasser un état, la dynamique de l’action. En fait, toute la connaissance se situe
dans la liaison subtile entre l'alèthéia et la paideia, un niveau intermédiaire entre
le dévoilement et la découverte2 qui présuppose une volonté qui diffère d’une personne
1
- Ibid, p. 492.
2
- Ibid. p. 491/493.
25
à l’autre. Est-ce que l’homme veut vraiment aller vers la lumière, se distinguant de ses
semblables et s’isolant par la même occasion ?
La lumière c’est l'idée, la connaissance du Bien. Seule l'idée fait de chaque chose ce
qu'elle est vraiment, elle comporte la vision et ressemble au soleil, car les deux sont
lumière. Tout comme on ne peut regarder le soleil, on ne peut voir l’idée, mais les deux
aident à éclairer tout ce qu’il y a autour par leur clarté. Il va de même pour l’être. Nul ne
peut voir l’être, difficile à concevoir ou à réfléchir, mais par sa présence, tous les étants
deviennent visibles1.
Socrate, Platon et Aristote étaient, pour Heidegger, des fréquentations régulières.
Plusieurs penseurs contemporains 2 montrent leur importance dans son orientation et
dans les choix qu’il a opéré3, jusqu’aux termes utilisés, comme Gewissen4 (origine) ou
encore la formulation de la problématique de l'être du Dasein. Pour Destrée, Heidegger
a même modifié le regard du lecteur à Aristote redéfinissant l’intérêt qui lui est porté et
les interprétations qui lui sont consacrées 5 . Au moment où Heidegger opère une
déconstruction de la tradition métaphysique à partir d'une élucidation des présupposés
de la philosophie d'Aristote, celui-ci accompagne Heidegger dans la mise en œuvre de
sa propre problématique6.
Placer le Dasein dans l’être, c’est pour Heidegger, être en accord avec les Grecs chez
qui la question sur la vérité de l’être fonde le principe de toute chose, et fonde l’humain
en tant que tel.
II.
La naissance de la métaphysique et les influences du Moyen-âge
1
- Ibid, p. 491.
2
- J. Taminiaux : « Heidegger et les Grecs à l'époque de l'ontologie fondamentale », in : Études
phénoménologiques, 1985 (1), p. 95-112.
3
- La République de Platon a été pour Heidegger d’une importance capitale. Mais il a aussi beaucoup
apprécié les œuvres d’Aristote notamment Éthique à Nicomaque, Rhétorique et De Anima.
4
- H. G. Gadamer : Les chemins Heidegger, p. 32.
5
- Pierre Destrée : « Une mise à l'épreuve d'Aristote à partir de Heidegger » ; In: Revue Philosophique de
Louvain. Quatrième série, Tome 87, N°76, 1989. p. 629-639.
6
- Ibid. p. 630.
26
Nous avons vu comment la pensée grecque installe harmonieusement l’humain à
l’intérieur de l’univers et de la création. Mais déjà Platon le confronte à la connaissance
de son moi-propre en l’engageant dans une inquiétude qui ouvre la voie aux questions
fondamentales de la recherche de la vérité.
Le Moyen-âge1 va développer cette dimension platonicienne et lui donner un sens et un
contenu différents. Les thématiques ne sont pas différentes, elles concernent la
recherche des causes et des premiers principes, comme la connaissance de l'être absolu
ou la cause première de l'univers, de la nature et de la matière. Il y a aussi la question de
la connaissance de la vérité et de la liberté humaines. Mais les médiévaux vont rajouter
des dimensions nouvelles pour orienter autrement la pensée en développant des notions
étrangères aux anciens comme l’inconnu ou la face cachée de l’être, alors que la
question du sens de l’être en général va être de plus en plus marginalisée, puis
totalement occultée. L’intervention de la religion monothéiste va radicalement modifier
les données. En essayant de trouver un accord entre la pensée humaine et la volonté de
Dieu, ils vont peu à peu modifier l’accès à la question des origines en mettant en
évidence la question du créateur et de sa créature. Toutes ces thématiques seront
regroupées dans ce qui s’appellera « La métaphysique », qui théoriquement a pris
naissance chez Aristote. Mais dans la pratique, les thèmes abordés sont nettement
distincts en contenus et dans leur orientation2.
Ceci gène profondément Heidegger qui rejette, de façon générale, toute forme de
créationnisme, il n’admet pas l’idée que l’essence précède l’existence, ni le dualisme
âme et corps ou le dualisme entre l’éternité et le temps, ainsi que toutes autres idées
prônées par la métaphysique scolastique, pas du tout convaincantes. Il veut dépasser la
notion d’éternité au profit exclusif du temps, en faisant dépendre Dieu de l’être3.
1
- La pensée du Moyen-âge s’étale sur un millier d’année. Elle a d’abord débuté vers le VI siècle dans
des monastères, par des ordres religieux qui proposent peu de pensées individuelles, jusqu’à ce que
ème
l’église réforme l'ordre monastique. C’est à partir du X siècle que commencent à défiler des noms
connus. Dans un premier temps, il sera question d’une remise en cause de la théorie des idées de
Platon, dans un second temps, ce sera la redécouverte de la philosophie antique à travers la logique
aristotélicienne.
ème
2
- Tous ces éléments seront développés dans la deuxième partie du présent travail.
3
- Hugo Ott: Martin Heidegger, Eléments pour une biographie, trad. J.-M. Beloeil, Paris : Payot, 1990,
p.90-92.
27
Malgré ces réserves, Heidegger va puiser dans la pensée médiévale pour construire sa
conception de l’homme, même s’il s’est surtout attardé sur ceux qui, philosophes ou
théologiens, avaient une histoire avec le religieux, ceux qui ont essayé de mettre en
avant un humain capable de croire par lui-même, de penser par lui-même, d’apprendre
par lui-même et de situer par lui-même les limites entre les voies du bien et les voies du
mal.
Il choisit saint Paul qui parle d’une « foi chrétienne primitive » qu’il oppose aux
questions décisives, Martin Luther qui revendique la connaissance religieuse pour tous,
saint Thomas d'Aquin, plus conciliant, qui tente de faire converger la pensée chrétienne
et la philosophie d'Aristote, en distinguant les vérités philosophiques des vérités de la
foi.
Dans un cadre plus philosophique, il apprécie saint Augustin qui expose, dès le
quatrième siècle, toutes les inquiétudes humaines et Duns Scot, qui veut mettre en
évidence l’individualité des hommes avec toutes leurs différences.
Tous ceux-là se sont interrogés sur la vérité et le bonheur de l’homme, à l’instar des
Grecs. Mais la métaphysique les a conditionnés par des exigences religieuses. Elle a
modifié les questions du principe éternel et du premier moteur en réduisant terriblement
la liberté de l’homme, orientant sa volonté et ses possibilités d’intervenir dans son
propre bonheur.
Heidegger a d’abord cherché la possibilité d’une extension d’une Grèce post-antique,
notamment l’influence par de l’Académie de Platon 1 qu’il veut faire perdurer jusqu’en
529, continuant à exercer au-delà de l’apparition du christianisme malgré les
contraintes.
Dans un cours sur la « phénoménologie de la vie religieuse », qu’il a présenté très jeune,
il parle de saint Paul2 qui a regardé philosophiquement les phénomènes du quotidien qui
ont une racine dans le religieux et a tenté d’expliquer que, ce qui est supposé être la foi
1
- L’Académie de Platon a été créée vers 387 av. J-C, pour discuter des vraies questions de la
ème
philosophie. Elle sera d’abord fermée en 86 Av. J-C, puis remplacée au IV
siècle par la nouvelle
école néoplatonicienne d'Athènes jusqu’ en 529, où elle sera fermée définitivement. Cette date va
marquer symboliquement la fin de l’Antiquité. Contrairement à l’école des sophistes qui était
payante, l’académie était gratuite. Sa devise était : « Que nul n'entre ici s'il n'est pas géomètre».
2
- Saint Paul le juif (8-68) revendique le titre d’apôtre de Jésus-Christ, parce que Jésus lui serait apparu
quelque temps après sa crucifixion et l'aurait converti (selon les Actes des Apôtres et les épîtres).
28
commune à tous regroupe, en réalité, des craintes existentielles multiples que les gens
vivent à des niveaux différenciés. Ainsi, à défaut d’y trouver des réponses, la foi
constitue un subterfuge1. Pour le peuple, il y a surtout la « foi chrétienne primitive2 »
qu’il oppose à ce que propose l’église comme questions décisives soumises à la
réflexion, et montre la différence entre la foi du simple croyant et la somme théologique
chrétienne. Il parle aussi de la conscience chrétienne originaire 3 et d’une égalité
essentielle parmi les hommes. Ces notions de primitivité et d’originellité suggèrent
l’approche d’une philosophie de l’humain au-delà de la métaphysique et de la
religiosité4.
Heidegger cite aussi Martin Luther 5 , un moine augustinien qui l’a grandement
influencé, puisqu’il disait souvent : «C'est Luther qui m'a accompagné dans mes
recherches, et mon modèle était Aristote». Tout comme Saint Paul, Luther pense que la
foi est l’affaire de tous et l’église ne peut en avoir l’exclusivité. Ces deux hommes
d’église ont gagné la sympathie de Heidegger pour leur générosité religieuse, leur
amour et leur respect de l’intelligence humaine.
A un millénaire de là, Saint Thomas d’Aquin 6 , un autre visage de l’église et de la
philosophie médiévale qui ne le laisse pas indifférent, mais cette fois-ci pour des raisons
paradoxales. Avec son texte principal, Essai de synthèse de la raison et de la foi, saint
Thomas tente de concilier la pensée chrétienne et la philosophie d'Aristote en passant
1
- Martin Heidegger : Phénoménologie de la vie religieuse, Paris, Gallimard, 2012.
2
- Otto Pöggeler : La pensée de Martin Heidegger, p.46.
3
- la conscience chrétienne originaire est une manifestation forte de la vie qui se présente comme le
vécu lui-même, et non comme une révélation d’une quelconque vérité dogmatique. Légalité
essentielle distingue entre la foi des chrétiens tous égaux et le dogme imposé par l’autorité.
4
- Povilas Aleksandravicius : Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger, Thèse de
doctorat canonique et de doctorat d’état en philosophie, Institut catholique de Paris, Université de
Poitiers, 2008, p. 256.
5
- Martin Luther (1483-1546) est un moine augustinien allemand, théologien, professeur d'université,
père du protestantisme et réformateur. Il se fait connaître du grand public en 1517 pour avoir
affiché, à Wittenberg, 95 thèses contre les indulgences (vente du salut des âmes). A cause de ça, il a
été excommunié en 1521. Ses idées ont exercé une grande influence sur la Réforme protestante, qui
a changé le cours de la civilisation occidentale.
6
- Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) n’était pas apprécié de l’église. Ce qui retarda sa reconnaissance
comme maître de la philosophie scolastique et de la théologie catholique. Il sera canonisé postmortem en 1323, proclamé docteur de l'Église en 1567 et reconnu comme patron des universités,
des écoles et des académies catholiques en 1880.
29
par les Commentaires d’Ibn Rushd1. Il fait la distinction entre les vérités accessibles à la
raison et les vérités de la foi et pose comme postulat le jugement humain.
Pour Heidegger, ceci veut dire que Saint Thomas aussi voulait rencontrer l’être. Mais
dans un esprit de comparaison, le théologien le situe par-delà le règne des essences, le
philosophe le situe par-delà l’étant. Ce qui constitue une base de dialogue favorable.
Pour Saint Thomas, le monde se structure dans une relation de verticalité entre la terre
et le ciel soit entre l’homme et Dieu ; et chez Heidegger, il se structure dans une relation
de circularité de l’être-au-monde c'est-à-dire entre l’homme et son environnement, sans
recourir à aucune causalité2. Bien que leur concept de vérité envoie à deux mondes
différents, leurs deux ouvrages Quaestiones disputatae de veritate et Sein und Zeit
tentent de parvenir, chacun à sa façon, à une vérité qui s’insère dans un contexte
ontologique propre3. La vérité pour saint Thomas se fonde sur une relation triangulaire
entre Dieu, la créature et l'intelligence humaine 4 . Dans l'intelligence divine, elle se
présente sur un mode propre et principal, dans l'intelligence humaine elle est sur un
mode propre et secondaire, et enfin dans les choses où elle est sur un mode impropre et
secondaire, puisqu'elle n'est en ces dernières que par référence aux deux premières
vérités5».
Quand Heidegger veut définir la vérité, il commence par critiquer la formule classique
qui dit que «la vérité est l'adéquation de la chose et de l'intelligence 6 ». Par cette
déclaration, il vise tout l’édifice philosophique construit par la tradition autour de la
théorie thomiste. Mais quand il parle de Destruktion, il ne prétend pas faire table rase du
passé, il tente juste de situer la vérité dans un contexte originaire dans lequel peut être
1
- Ibn Rushd de Cordoue ou Averroès (1126-1198) est un philosophe, théologien, juriste, mathématicien
et médecin andalous d’expression arabe. Reconnu comme un des pères spirituels de l’éveil de
l’Occident grâce à ses commentaires d'Aristote, voire l'un des pères fondateurs de la pensée laïque
en Europe de l'Ouest, son œuvre a influencé Thomas d’Aquin, notamment Discours décisif sur
l'accord de la religion et de la philosophie (Fasl al-maqâl fîmâ bain al-hikmah wa ash-sharî'ah min alittisâl, 1179), traduit par Eric Geoffroy, Paris, Garnier-Flammarion, 1996.
2
- Bernard Rioux : « La notion de vérité chez Heidegger et Saint Thomas d’Aquin », in : Recherches de
Philosophie, Bruges, 1963, p. 197.
3
- Olinto Pegoraro : « Note sur la vérité chez saint Thomas et M. Heidegger », In: Revue Philosophique
de Louvain. Quatrième série, Tome 74, N°21, 1976. p. 45-46.
4
- Plusieurs penseurs ont repris ces moments de la Vérité de l’être et du sujet, notamment Olinto
Pegoraro : « Note sur la vérité chez saint Thomas et Martin Heidegger », p. 47-50.
5
- Ibid.
6
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 214.
30
débattu, avec plus de liberté, le problème de la vérité. Il pourra ainsi reposer, voire
reconstruire, les fondements de la question du sens de l'être. Voilà comment Heidegger
se trouve à l’opposé de la pensée thomiste, prenant vraiment en compte cette distinction
ou cette opposition pour construire ses raisonnements et ses argumentaires.
Heidegger a eu aussi deux autres grandes inspirations de l’époque médiévale. Jean Duns
Scot1 qui n’est pas un homme d’église mais un philosophe qui avait un avis particulier
sur la question religieuse et opposait souvent la philosophie à la théologie, ce qui en soi
était source d’ennui. Et bien sûr, le plus important de tous, Saint Augustin2 qui a eu une
vie riche en changements, tournants et bouleversements.
Heidegger a soutenu en 1913 une thèse de doctorat sur : La doctrine des catégories et de
la signification chez Duns Scot 3 . Celui-ci a connu saint Augustin qu’il admirait
énormément et saint Thomas avec qui il a rarement été d’accord. A la doctrine thomiste
de l'analogie de l'être, il opposait sa propre doctrine de l'univocité où le concept d'étant
se dit de la même manière pour tout ce qui est, y compris Dieu. Pour Scot, la différence
entre Dieu et les créatures n'est pas une différence d'être comme chez Thomas d'Aquin,
Dieu est infini et la créature est finie, mais ils sont tous sur un même plan ontologique.
Cette idée de compter le créateur parmi les choses n’a pas laissé Heidegger indifférent.
Il a aussi élaboré une métaphysique de la singularité basée sur le concept
d'individuation. Pour bien cerner le sens, il crée le terme « eccéité », un équivalent du
concept d'individuation, ce qui fait qu’un individu soit lui-même et non un autre. Il
rejette l'hylémorphisme4, une théorie aristotélicienne reprise par les hommes de l’église,
qui dit que tout être est un composé de matière et de forme où la matière assure
1
- Duns Scot (1266 - 1308), théologien et philosophe écossais, fondateur de l’école scotiste, était
surnommé le « Docteur subtil » (Doctor subtilis).
2
- Augustin d’Hippone ou saint Augustin (354 à Mador -Souk Ahras/ 430 à Annaba), philosophe et
théologien chrétien de l’Antiquité tardive, dit évêque d’Hippone et écrivain latino-berbère. Il est l’un
des quatre Pères de l'Église latine et l’un de ses trente-cinq (35) docteurs. Malgré ses différences et
ses positions souvent a-théologiques, c’est le penseur le plus lu du Moyen-âge et le plus important
personnage dans le développement du christianisme occidental, après saint Paul.
3
-Martin Heidegger : Traité de la doctrine des catégories et de la signification chez Duns Scot, Gallimard,
1970.
4
- L’hylémorphisme, de hulè (matière) et de morphè (forme), est une conception aristotélicienne, qui dit
que tout être est composé d'une matière et d'une forme indissociable. Cette théorie est aussi
défendue par les penseurs de l’église. (Voir : Thèse de Wouanssi Eké : p. 50)
31
l'individuation par son indétermination originelle, alors que la forme détermine la
matière, une radicalisation de l'ontologie aristotélicienne qu’approuvait Thomas
d'Aquin. Duns Scot refuse l’idée qu’une matière indéterminée ou une forme générale
puisse « individuer » des êtres. Il défend la notion d'eccéité, l'individualité ou
l’individuation : ce qui fait que Socrate soit l'individu Socrate, c'est sa « Socratéité ». Il
refuse par contre aux anges l’individuation, la singularisation ou la différenciation, car
ils sont pure forme, dépourvus de matière individuante, et uniquement déterminé de
manière générale. Ce concept d'eccéité sera repris et critiqué par Leibniz, qui était antiscotiste1.
Scot est un philosophe de rupture. Contrairement aux penseurs de l’église2, il donne une
place intéressante à l’expérience des sens, qui seuls peuvent donner la connaissance,
toujours produite à posteriori car il n'y a ni idée innée, ni intuition de l'absolu. Ainsi,
partir de la notion de Dieu pour déduire tout le reste, ne mène à rien. Sa conclusion que
« le but de l’intellect n’est ni l’essence abstraite de la réalité empirique, ni Dieu luimême, mais l’être entendu de façon univoque », va séduire Heidegger et aussi les
ontologistes et les empiristes logiques de la première heure comme Wittgenstein3.
L’inspiration majeure de Heidegger reste cependant Saint Augustin qui était
contemporain des polémiques grecques de Porphyre4 sur la Vérité, a lu et commenté
Platon et Plotin, a probablement rencontré les épîtres johanniques5 sur le Verbe et a
peut-être connu l’académie de Platon. Dans les Confessions, on sent la présence de la
1
- Thèse de doctorat en philosophie de Wouanssi Eké (sous la direction de Bernard Mabille) : « Les
Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété questionnante », université de Poitiers, 2009,
p. 50-52.
2
- Ibid. p. 54.
3
- Ibid. p. 55.
4
- Porphyre (234 – 305) est un philosophe néoplatonicien, disciple de Plotin. Ses œuvres Ennéades et la
Vie de Plotin, éditées après la mort de son maître (vers 301), vont faire connaitre le néoplatonisme
qui va passer en milieu chrétien jusqu’à saint Augustin. Ces positions contre le christianisme qu’il
qualifie de conception absurde et irrationnelle dans sa représentation de la divinité lui ont porté
préjudice, au niveau religieux et au niveau philosophique.
5
er
- Les épîtres johanniques ou les épitres de Jean sont des textes anonymes, rédigés à la fin du I siècle,
qui ont été attribués à l'apôtre Jean et font partie du Nouveau Testament. V. Pierre Létourneau : Les
épîtres johanniques, Introduction au Nouveau Testament, Montréal : Médiaspaul, 1999, p. 229-244.
32
pensée des philosophes païens, tout comme on sent Platon animer son esprit1. Il a connu
Cicéron (106 Av. J-C - 43 Av. J-C) qui, avec Hortensius,2 le renvoie à la quête du
bonheur en faisant un travail sur soi-même 3 et en passant par la résolution des
problèmes philosophiques4.
Tous les thèmes et inquiétudes qui jalonnent ses textes comme l’approche de la mort,
l’angoisse, le souci, le doute, et tout ce qui laisse peu de place à la conviction, à côté du
problème de la Vérité et le problème de l’être, celui de l’autorité et de la raison, du bien
et du mal, de la foi et de Dieu… referont surface chez Heidegger notamment dans Sein
und Zeit5. Les deux hommes tirent leurs conclusions de leur quotidien, élément peut-être
admis -voire normalisé- à l’époque de Heidegger mais qui reste une offense à la foi
chrétienne dans l’empire romain du IVème siècle à Thagaste. Dans les Confessions, il
montre la vie comme une expérience effective qui se vit au quotidien. Cette description
réaliste, Heidegger l’appellera « la facticité du Dasein ». Il le cite d’ailleurs quand il dit:
«ce qui, ontiquement, est le plus proche et bien connu, est ontologiquement le plus
éloigné et inconnu6», alors que saint Augustin disait : « Qu’y a-t-il de plus proche de
moi que moi-même ? Il est bien vrai que je peine ici et que c’est sur moi-même que je
peine : me voilà devenu pour moi une terre de difficultés et de sueur surabondante7».
Dans l’analytique du Dasein, l’être est proche de l’étant, c’est ce que signifie « plus
proche de moi que moi-même8».
Quand Heidegger parle de la disponibilité fondamentale de l’angoisse qui est
ontologique et existentiale 9, il se compare à saint Augustin qui parle de la peur dans le
sens de l’angoisse. En disant que l’angoisse ne serait rien si elle n’ouvrait pas sur le
1
- Pierre Courcelle : Les Confessions de Saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris : éd E.A. de Paris,
1963, p. 20.
2
- l’Hortensius de Cicéron est une œuvre disparue, citée par saint Augustin dans les Confessions.
3
- Saint Augustin: Les Confessions, III, 5, 9.
4
- Pierre Courcelle : Les Confessions de Saint Augustin dans la tradition littéraire, p. 20.
5
- Wouanssi Eké : Les Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété questionnante, Thèse de
doctorat en philosophie, Université de Poitiers, 2009, p. 210.
6
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p.43-44.
7
- Saint Augustin : Confessions 10, p. 16.
8
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p.43-44.
9
- Ibid. p.233.
33
Dasein, Heidegger fait référence en note de bas de page à saint Augustin 1 et à
Kierkegaard, un autre augustinien, chez qui il puise les thèmes existentiels de sa pensée
comme la crainte et l’angoisse.
D’après Heidegger, seul le poids de la religion a empêché saint Augustin d’aller plus
loin pour établir la différence entre la peur et l’angoisse. Il explique que la rencontre des
questions anthropologiques de l’être de l’homme avec Dieu tels que la foi, le péché,
mais aussi l’amour, la curiosité, le repentir, devait être pour lui un problème, car
théoriquement ou religieusement, Dieu a victoire sur l’angoisse puisqu’il est la fenêtre
qui ouvre sur le salut. Pourtant, sans angoisse, aucun appel ne peut être lancé, ni ne peut
être reçu du Dasein et par lui. Sans l’angoisse, le commun que Heidegger appelle le
«on» vit au quotidien un bonheur inauthentique, sans souci 2 . A plusieurs siècles
d’intervalles, la similitude des deux points de vue est saisissante. Plus que ça, Heidegger
avait besoin de saint Augustin pour ramasser toutes les angoisses de l’homme autour de
la mort, de la vie, de la peur ou du souci, que saint Augustin a déjà présenté simplement,
comme une angoisse existentielle.
La lecture heideggérienne d’Augustin nous place, selon le mot de Pöggeler, « devant un
choix d’options qui a formé la pensée occidentale», à savoir la saisie fondamentale de la
vie que nous sommes nous-mêmes, d’une part, et de l’autre, le manquement ou la fuite
de cette vie devant elle-même, dans ses diverses facettes3.
Ainsi, sur un millénaire de production, Heidegger s’est inspiré de plusieurs grands
noms du Moyen-âge. Mais les historiens n’ont pas suffisamment insisté sur la relation
qui le lie à certains d’entre eux comme Duns Scot, Martin Luther ou saint Augustin, ce
sosie inversé qui lui a pourtant livré les thèmes fondamentaux de la philosophie de
l’existence constituant le socle de Sein und Zeit et saint Thomas d’Aquin qui a traité des
mêmes questions fondamentales que lui, même s’ils ont bénéficié d’un certain intérêt,
inférieur, somme toute, à leur valeur historique.
1
- Ibid. p.190.
2
- Ibid.
3
- Otto Pöggeler : La pensée de Heidegger, p. 59.
34
CHAPITRE DEUXIEME
RETOUR A LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE L’ETRE DE
L’HOMME DANS LA PENSEE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Pour asseoir les concepts de l’être et de l’humain, Heidegger puise généreusement dans
les temps modernes et contemporains. En effet, les idées semblent plus proches de ce
qu’il attend de la philosophie : retourner à l’éblouissement des anciens, revenir sur des
questions que les médiévaux ont écarté, déconstruire la métaphysique, retrouver
l’homme dans son rapport au monde et dans la recherche de sa liberté, un homme qui
veut se prendre en main.
Les temps modernes1 se caractérisent par la découverte de sciences nouvelles, marqués
par des noms connus comme Galilée (1564-1642), un monument de la science, et de
grands philosophes comme Descartes (1596-1650), qui a été d’un grand apport tant à la
philosophie qu’aux mathématiques. Il est vrai que la plus grande adoption de Heidegger,
après l’alèthéia, est le cogito. Il-y-a eu aussi Newton (1643-1727) qui a bouleversé la
science physique, donnant un autre souffle à la philosophie, allant jusqu’à reposer la
question de Dieu, non en tant qu’existence mais comme éthique et comme sentiment et
Berkeley et Christian Wolff qui ont marqué le déroulement de la pensée heideggérienne.
1
ème
ème
- Les temps modernes débutent à la fin du Moyen-âge entre le XV siècle et le XVI siècle. Plusieurs
dates symboliques ont été proposées par les historiens pour marquer l’éveil de l’Europe ou la date
du retour. On peut citer, à titre d’illustration, 1453 qui est la date de la chute de Constantinople
entre les mains des Ottomans ; 1492 qui marque la fin de la Reconquista espagnole et le
débarquement de Christophe Colomb en Amérique, ou encore 1517 avec la réforme du
protestantisme, conduite d’abord par Martin Luther et ensuite Jean Calvin. Pour les historiens
français, elle est fixée en 1789, date de la Révolution française et de la déclaration des Droits de
l’homme. Pour d’autres historiens, l'époque moderne est toujours en cours et la notion d'époque
contemporaine signifie autre chose d’une étape de l’histoire. C’est plutôt l'époque où triomphent les
valeurs de la modernité comme la science.
35
L’époque contemporaine l’a plus marqué. De Kant à Husserl, la liste est longue, certains
l’ont interpelé plus que d’autres. Kant, bien sûr, qui va lui permettre de redéfinir sa
position et réorienter sa pensée, mais aussi Fichte, Schelling, Hegel, les postkantiens de
Goethe à Schopenhauer et les incontournables Kierkegaard, Nietzsche et Bergson. Il-y-a
eu enfin les grandes écoles, comme le néokantisme allemand, notamment le
néokantisme de l'école de Marbourg, l’idéalisme, le relativisme, le spiritualisme, le
réalisme et le réalisme néothomiste.
I.
Heidegger et les modernistes
L’avancée de la pensée moderne est significative, un saut qualitatif qui montre un
besoin de liberté, non seulement philosophique mais, plus concrètement, une avancée de
la pensée politique, exprimant un besoin de retour à la pensée grecque pour des
questions particulières comme la construction de la notion du citoyen dans la cité, déjà
abordée par Platon dans La République et reposée en l’état par saint Augustin.
Machiavel et Hobbes vont tenter de réfléchir la société sur des bases concrètes, ce qui
montre une réflexion sur les limites entre le philosophique et le politique, mais aussi
l’anthropologique et l’esthétique. Ces questions, à peine visibles dans Sein und Zeit,
trouveront toute leur place dans sa pensée à partir de la conférence de « L’origine de
l’œuvre d’art ».
Ceci ramène au débat la pensée grecque davantage liée à la pensée moderne. Les
anciens ont construit le modèle d’une société théorique qui place l’homme « comme il
devrait être » au centre du monde, fondant le politique dans le moral. Les modernistes
vont poser la question de l'homme « tel qu'il est », pour aller vers ce qui s’appellera la
théorie de la science politique, qui se situe au-delà de la philosophie politique replaçant
l’homme au milieu de toutes les choses, sans centralité. Ce sera valable pour toute la
pensée philosophique. La pensée moderne va personnaliser, individualiser, socialiser,
matérialiser son sujet pour passer de l’homme-concept à l’homme-réalité. C’est un
homme concret et social qui va vouloir changer la philosophie, non comme sujet mais
comme acteur qui passe du désir de comprendre le monde vers la volonté de le changer,
36
-diront les marxistes-. Ce n’est pas sans conséquences, ceci va déclencher un peu
partout des révolutions, aidées par le développement et la généralisation de la technique
moderne. Dans Essais et conférences, Heidegger cerne parfaitement cet impact de la
technique qui va changer l’homme dans sa vie de tous les jours.
C’est aussi la révolution à l’intérieur des sciences avec un effet sur la philosophie
moderne, révolutionnant les concepts, les mentalités et l’humain s’en trouvera
bouleversé. Leibniz, Descartes et, un siècle plus tard, Diderot développeront des
réflexions annonçant le transformisme, qui débouchera plus tard sur l’évolutionnisme,
puis vient la psychanalyse et le marxisme qui remettront définitivement en cause
l’humain dans sa nature.
Toutes ces révolutions vont agir considérablement sur le point de vue de Heidegger,
d’autant qu’il était élève et disciple d’un mathématicien qui envisageait d’introduire
dans la philosophie l’esprit de précision. Il est aussi touché par Descartes qu’il citera à
toutes les étapes de sa vie de Sein und Zeit à ses dernières conférences. Il lui reconnaitra
la place symbolique de fondateur de la philosophie moderne et la paternité légitime du
Cogito ergo sum1 qui a apporté plusieurs contributions à la science. Descartes a été en
effet d’un grand apport à la théorie rationaliste qui soutient l’idée d’un homme uni dans
et par sa pensée, en faisant intervenir le cogito, tout comme Hegel fera intervenir la
logique, pour revenir à l’origine et à l’unité, pour contrecarrer l’ignorance, l’absence ou
le sacrifice de la question de l’être. Pour ce besoin d’unité de l’humain et pour avoir été
à l’origine des idées mathématiques d’Husserl, Heidegger ne pouvait l’ignorer. C’est
aussi le philosophe du renouveau et le créateur d’une ère nouvelle, il a douté de la
suprématie de la métaphysique qui a régné sur l’esprit humain durant un millénaire.
Heidegger a fait appel à lui pour mettre en valeur sa conception de l’existence, il a
utilisé sa terminologie et son mode d’approche. L’ego cogito donne à l’homme la
possibilité d’être conscient et le responsabilise par un « je suis » qui justifie et soutient
1
- Cogito ergo sum, employée en français dans le quatrième chapitre de Discours de la méthode (1637),
cette formule a connu plusieurs variantes dans l’œuvre de Descartes. En 1641, les Méditations
métaphysiques réaffirment le cogito en latin sous une nouvelle forme : ego sum, ego existo (« je suis,
j'existe »). Ce n'est qu'en 1644, dans les Principes de la philosophie, que la formule « cogito ergo
sum » est publiée directement en latin par son auteur : « …je pense, donc je suis, étoit si ferme et si
assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étoient pas capables de
l'ébranler, je jugeai que je pouvois la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la
philosophie que je cherchois » (in : Les œuvres de Descartes (en ancien français)).
37
l’ontologie classique. La seule critique que peut lui adresser Heidegger est que
Descartes n’a pas suffisamment insisté sur « je suis » dont « être » n’est que l’infinitif,
pensant trouver toutes ses réponses dans le cogito1. Pour lui ce cogito risque de faire
entrave au sum, empêchant l’accès aux choses et peut-être l’épanouissement tant la
phénoménologie qui voit les choses telles qu’elles sont que l’herméneutique qui
interroge les choses en profondeur. Il se suffirait alors à interroger la pensée.
Ce sum où réside le rapport au Dasein, Heidegger se permet de l’étendre au monde, « je
suis » donc « je-suis-au-monde2 ». C’est une prise de conscience qui constitue en soi un
souci fondamental que Descartes ne voulait ou ne pouvait peut-être pas encore franchir.
Mais c’est aussi une ouverture vers l’être-au-monde, d’autant que le raisonnement de
Descartes conduit, par une extrapolation analogique, à une relation singulière qu’il
propose de la mort, sous forme de mouvement comme possibilité et non en imaginant la
fin3. A partir du cogito ergo sum, Heidegger dresse un parallèle qui implique le sum en
tant que « Je suis comme devant mourir4». Le cogito en tant que certitude devient « je
pense et je suis mortel », dans un futur nécessaire indéterminé. En mourant, en n’étant
plus son « là », le Dasein rejoint complètement l’être et peut enfin dire « Je suis », un
sum qui résumera tout ce qu’a été sa vie. Cette position fort-cartésienne est tout aussi
proche de l’existentialisme de Kierkegaard qui rejette l’universalité abstraite de la mort
en général 5 . Mais Descartes ne l’a pas présentée tout à fait en ces termes. C’est
Heidegger qui dit : « je suis, en sursis, suspendu dans la possibilité jusqu’à ce qu’elle
devienne effective, jusqu’à ce que je ne sois plus6 ».
Dans ce bouillonnement scientifique et cette multitude de noms et concepts, Heidegger
va devoir se mouvoir pour discuter autrement la question de la condition humaine, à la
lumière des contemporains, notamment sous l’influence de Kant et Nietzsche.
1
- Christophe Perrin : « Sur l’anticartésianisme prétendu de Heidegger: le sens d’(une)
Auseinandersetzung », Thèse, note nº 51, 2010, p.140.
2
- Ibid.
3
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 29.
4
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 30.
5
- Ibid.
6
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 32.
38
II . Les grandes révolutions contemporaines
Les raisons de l’écriture de Sein und Zeit ne sont pas anodines. On l’a vu, il y a eu
Husserl et d’autres grands noms qui ont voulu soumettre la pensée philosophique à la
rationalité scientifique. C’est donc pour Heidegger une prise de position, refusant de
désintégrer l’homme selon la spécialisation moderne. Mais à sa sortie, l’auteur a le
sentiment d’une œuvre inconfortablement inachevée, il va donc élargir ses références en
se tournant vers Kant, pour apporter des compléments et surtout remettre en cause la
question de la métaphysique et revoir l’approche de la phénoménologie.
C’est une nouvelle approche que Heidegger propose, remettant en cause toutes les
théories et doctrines philosophiques, comme s’il a conscience que la pensée est en crise.
Ce qui a fait rassembler autour de lui un monde considérable de tous bords, même les
jeunes post-hégéliens prêts à dépasser la radicalité de la pensée de leur maître, ou les
postmarxistes qui vont préférer le sens de l’individuel au sens du collectif, et des jeunes
philosophes en quête d’une philosophie pour sauver l’humain, comme Gadamer 1 ou
Beaufret. Il y a même des existentialistes sartriens qui assistent aux cours de Sartre à
Paris et font le voyage à Freiburg pour écouter Heidegger. Tous les jeunes philosophes
et libres penseurs sont admiratifs devant ce que propose ce nouveau penseur allemand,
notamment ce qu’il appelle une « herméneutique de la facticité », la facticité désignant
ici la résistance intraitable que le factuel2 oppose au conceptuel et à la compréhension.
Heidegger propose, pour comprendre l’homme, de réagir aux faits et non aux concepts,
prendre en compte son existence réelle et concrète 3, au lieu de juger en partant des
grandes théories. Il propose une détermination fondamentale de l’humain, le Dasein qui
n’est pas une simple conscience, mais un étant qui a conscience de son espace et
1
- Hans Georg Gadamer est l’ami intime de Heidegger qui l’a côtoyé pendant 60 ans. Il est l’auteur d’une
œuvre philosophique complète et réfléchie, Vérité et méthode sortie en 1960, le premier et peutêtre le seul véritable chef-d’œuvre dans la philosophie allemande après Sein und Zeit.
2
- C’est le terme allemand Faktisch que Martineau traduit par factice, mais Paul Ricœur le rend par
factuel dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, p. 501.
3
- Ibid.
39
s’interroge sur lui-même et sur son environnement pour atteindre la question du sens de
l’être telle qu’elle a été posée à travers l’histoire.
Certes, plusieurs philosophes avant lui ont fait la démarche de reconsidérer le rapport de
la pensée à l’homme. D’abord Hegel qui a reconnu l’importance de la relation entre
l’homme et l’histoire, il a installé la raison dans l’histoire, mais il n’a pas donné à
l’homme comme individu le rôle qui lui revient. Alors que Kant de son côté a limité le
champ de la raison en élargissant celui de l’entendement humain, il a fait valoir la raison
pratique sur la raison pure. Pour cela, Heidegger ca donner à Kant autant d’importance
qu’il en a donné à Platon qui disait dans Théétète que « la philosophie est un dialogue de
l’âme avec elle-même ». Kant aussi a du mérite, il lui a donné l’opportunité de placer
l’homme dans un espace artistique, avec une conscience esthétique où il vit les
événements, historiquement déterminé par son efficacité à travers le temps. C’est ce qui
fait de lui un être historique. Il décrit la réalité humaine comme une réalité historique et
tente de concilier le rationalisme et l’empirisme en éloignant le dogmatisme et en
prenant ses distances vis-à-vis de la métaphysique : «Que toute notre connaissance
commence avec l’expérience, cela ne soulève aucun doute […] mais cela ne prouve pas
qu’elle dérive toute d’elle 1 …» Mieux que les kantistes eux-mêmes, Heidegger a
compris que Kant parle de la distinction entre la foi et la raison, c’est aussi la façon dont
Duns Scot a procédé2.
La découverte de Kant en 1929 constitue pour lui un nouveau départ. Peu à peu, il va
modifier son regard aux choses, réveiller son esprit, éveiller ses sens et transformer sa
vision et sa définition de l’homme. Déjà, il lui permet de remettre en cause la
métaphysique et revenir définitivement sur la phénoménologie, attirant les curieux,
ravissant les disciples et ravivant les débats pour longtemps.
En réalité Kant répond à un besoin de changement dans la pensée de Heidegger, une
profonde révolution dont il prendra conscience graduellement. Mais ce besoin de
changement n’est pas propre à lui, il a traversé les temps modernes, et a déjà inspiré de
grands noms comme Schopenhauer. C’est une inquiétude philosophique qui se déplace
1
- Emmanuel Kant : Critique de la Raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, éd PUF, Paris, 1994,
p.31.
2
- Wouanssi Eké : « Les Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété questionnante », thèse de
doctorat, 2009, p. 76.
40
de la conscience de soi vers la conscience de la production des idées1, ce qui veut dire
que la philosophie va s’occuper d’interpréter des phénomènes de la vie quotidienne des
individus et dépasser la simple conceptualisation. Il a senti ce désir de s’attarder sur
Kant, après avoir regroupé les volontés et influences de Nietzsche, Bergson, Simmel et
Scheler qui étaient aussi dans ce besoin de changement avant lui.
Pour compléter la méthode grandement utilisée dans Sein und Zeit et pour regarder
différemment les sciences humaines et l’espace philosophique en général, Heidegger
introduit la tradition herméneutique qui va lui permettre de dissiper le brouillard qui
enveloppe le monde de la tradition, déjà constaté par Nietzsche, et qui risque fort d’être
envahi par les hommes des sciences.
Avec la parution de Kant et le problème de la métaphysique et après la conférence sur
« Introduction à la métaphysique », en 1929, une rencontre s’est déroulée à Davos,
réunissant Heidegger et Cassirer pour confronter leurs points de vue et discuter de la
pensée kantienne. Ce qui va favoriser la parution de plusieurs livres et articles sur le
sujet2. Sur la base de cette rencontre, les deux hommes, ou plutôt les trois (Heidegger,
Cassirer et Kant) seront sans cesse critiqués, confrontés et comparés.
Les divergences constatées entre Kant et Heidegger ont conduit des écoles de pensée à
soutenir tantôt l’un tantôt l’autre. Les empiristes se réclament de la déconstruction de la
métaphysique dogmatique, alors que les aprioristes, qui ont beau se faire comprendre de
manière transcendantale et se réclamer de Kant, se situent davantage dans la lignée de
Fichte et souhaitent dépasser le résidu dogmatique et la chose en soi au profit d’une
déduction de toute validité à partir du principe suprême de l’ego3.
Mais si le thème a fait débat, c’est parce que Heidegger n’était pas le premier à désirer
le retour à Kant pour comprendre où la défaillance de la pensée moderne a commencé.
1
- Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 61.
2
- En 1972 parut le livre de Pierre Aubenque : Débat sur le Kantisme et la Philosophie, ce qui suppose
que la discussion est encore d’actualité dans le monde philosophique. Il y a aussi Jacques Taminiaux :
Finitude et Absolu. Remarques sur Hegel et Heidegger, interprètes de Kant (1972) ; et Jozef Van de
Wiele: Kant et Heidegger, le sens d'une opposition (1978). Carl H. Hamburg: «A Cassirer-Heidegger
Seminar», in: Philosophy and Phenomenological Research XXV, 1964-5. Comme on peut consulter les
textes de Decleve : « Le second avant-propos de Kant et le problème de la Métaphysique» (Dialogue
VI, 1968, No 4, p. 555-566), ou « Heidegger et Cassirer interprètes de Kant, traduction et
commentaire d'un document », in : Revue Philosophique de Louvain LXVII, 1969.
3
- Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 57.
41
Déjà en 1860, un courant de pensée exprime ce même besoin, réagissant ainsi contre
l’idéalisme spéculatif de Hegel dans sa volonté de construire une nouvelle philosophie
de l’histoire où la place de l’homme n’est ni principale ni primordiale. Ce sont les
néokantiens qui vont ériger une conception nouvelle qui estime que la pensée de Kant
est plus apte à résoudre les énigmes philosophiques qui entourent les problèmes de la
vie humaine dans le monde moderne et contournent ses contradictions1.
Ce mouvement est relancé après la deuxième guerre mondiale, car tout le monde était à
la recherche d’une méthode miracle pour retrouver le bonheur d’un homme perdu dans
une foule de choses qu’il ne comprend pas et qu’il maitrise encore moins. Il faudrait
pour cela exploiter les textes de Kant, en plus d’autres philosophes allemands,
américains ou anglo-saxonnes plus réalistes, pragmatiques et proches de la vie de
l’homme au quotidien, pour lutter contre la pensée hégélienne. La phénoménologie, qui
se présentait comme une description interprétative du phénomène répondait aux attentes
de Heidegger, au même titre que Fichte, Natorp et Scheler. Mais elle s’avère rapidement
incomplète nécessitant d’autres méthodes pour compléter leur démarche.
Sein und Zeit se réclamait de l’optique analytique de la phénoménologie d’Husserl.
Mais l’herméneutique était déjà présente dans sa démarche quand il s’est tourné vers
Kant, trouvant sa pensée originelle. Ce double regard favorise un retour aux sources qui
sera qualifié par certains de revirement ou de tournant. Condamné par les uns, il sera
cependant reconnu par son entourage et ses disciples, comme s’il était attendu et même
apprécié, comme une délivrance, avec le désir de changer les priorités. Même Husserl
s’est rendu à l’évidence et a fini par lui déconseiller de poursuivre dans la voie de la
phénoménologie. Il a compris que son élève est entrain de revendiquer l’idée de
l’historicité du Dasein allant à son encontre, dans le sens du Comte Yorck et Dilthey2.
Si Kant a su humaniser le regard du philosophe quand il parle de l’homme, l’influence
de Nietzsche, l’adversaire le plus intime 3 est aussi redoutable. Heidegger a souvent
stigmatisé Nietzsche, il le qualifiait de philosophe épuisé, mais il l’intriguait beaucoup
1
- Ibid.
2
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 462.
3
- Michel Haar : « La fracture de l'Histoire », article : Douze essais sur Heidegger, collection Krisis Million,
1994, p. 189.
42
en réalité, parce que celui-ci a compris le destin de la pensée occidentale notamment la
métaphysique. Il est celui chez qui le déploiement de la civilisation technique, par la
mobilisation totale du monde, accomplit et achève la métaphysique. C’est en cela qu’il
le sent proche de lui quand il regarde l’essence de la technique comme une forme
d’aveuglement de l’Occident face à son destin, s’exprimant par l’oubli de l’Être. Dans
la personne de Zarathoustra1 s’exprime tout cet épuisement qu’il est difficile de dire
autrement. En l’envoyant sur les routes à la recherche de l’homme perdu dans les
décombres de ses propres découvertes2, il lui donne la possibilité de se débarrasser des
derniers débris de la métaphysique classique. Pour cela, les historiens considèrent la
lecture de Nietzsche comme la deuxième raison du tournant heideggérien après celle de
Kant3. C’est aussi un deuxième moment dans la philosophie qui marque le lien entre la
pensée moderne et la pensée contemporaine. Son œuvre peut être essentiellement
regardée comme une critique de la culture occidentale moderne dans l'ensemble de ses
valeurs morales.
Heidegger a exprimé son intérêt pour Nietzsche entre 1936 et 1941, en organisant
plusieurs séminaires qui seront regroupés dans Nietzsche I et II. C’est de loin la plus
longue, la plus patiente et la plus insistante lecture jamais menée par un philosophe visà-vis d’un prédécesseur 4 . Pourtant, il en parle à peine dans Sein und Zeit, dans la
« Projection existentiale d’un propre être vers la mort »5 et dans le libre devancement
vers la mort qui empêcherait le Dasein de « devenir trop vieux pour ses victoires6 »,
rappelant ainsi le mot de Zarathoustra sur « la libre mort7 ». Ce qui, en l’occurrence,
rapproche Zarathoustra du Dasein, laissant entendre que Heidegger aurait reconnu en
1
- Zarathoustra ou Zoroastre veut dire « l’astre d'or » ou «celui à la lumière brillante». Il s’agit d’un
ème
ème
réformateur religieux de l'ancien Iran, certains le situent au VI
ou V siècle Av. J-C, à peu près
ème
vers l’époque de Parménide et Héraclite, alors que d’autres le datent du XII av. J. C. Son existence
semble irréfutable mais engendre de nombreux mythes. On raconte même que sa venue était
prédite depuis le commencement des temps. Il a apporté avec lui la joie. A sa naissance, il éclate de
rire et l'univers tout entier se joint à sa jubilation.
2
- Michel Haar : « La fracture de l'Histoire », article sur Douze essais sur Heidegger, collection Krisis
Million, 1994, p. 189.
3
- Les séminaires sur Nietzsche sont situés entre 1936 et 1941. Ils seront publiés dans Nietzsche, un livre
en 2 tomes paru en 1961.
4
- Michel Haar : La fracture de l’histoire, p.190.
5
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 315.
6
- Ibid. p. 264.
7
- Friedrich Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, GF-Flammarion, 1969, p. 111-114.
43
Nietzsche un précurseur de la pensée de la Finitude1. Mais Jacques Taminiaux signale,
dans Lectures de l’ontologie fondamentale, que Heidegger a assisté, entre 1912 et 1916,
à des leçons professées par Henrich Rickert sur la philosophie de Nietzsche et qu’il en a
parlé dans sa thèse d’habilitation vers la fin de 1915, vantant l’impitoyable âpreté de sa
forme de pensée et son pouvoir de représentation plastique2. Ce qui consolide la relation
entre les deux hommes.
En effet, l’influence est saisissante. En guise de Dasein, Nietzsche parle d’un surhomme
qu’il envoie sur les routes pour tenter de comprendre où en est la pensée humaine.
Celui-ci se présente comme un instituteur, un vagabond instigateur, un devin qui
apporte aux hommes la bonne parole. Ce concept de surhomme qui condamne le
raisonnement occidental à la recherche de l’homme nouveau a séduit Heidegger. Il est
aussi charmé par les concepts de « volonté de puissance », « l’éternel retour » ou encore
« Dieu est mort »3 , qui cherchent à poser un regard neuf sur un monde vieux qu’il
faudrait recycler par la remise en cause de l’humain tel que le définit son
environnement. Quand Heidegger dit que la volonté de Puissance dénote le caractère
fondamental de tout étant, il veut parler d’abord de l’homme car la volonté est un
vouloir, même si pour Nietzsche, vouloir c’est toujours vouloir-quelque-chose4.
Heidegger est aussi séduit par la valeur que Nietzsche donne à la parole, Zarathoustra
est un messager, un porte-parole. Lui-même va souvent utiliser la parole pour
authentifier l’humanité de l’homme. Zarathoustra est décrit comme un convalescent
(der Genesende), un malade souffrant en voie de guérison, un détenu qui rentre chez lui,
ce sont là des états qui expriment la douleur mais promettent un espoir. Cette définition
de l’homme, intéressante et peu commune, nous place face à un état de compassion, un
homme malade c’est un monde qui se sent mal. Mais elle laisse la lumière pénétrer cette
obscurité du moment par l’espoir d’une guérison.
1
- Olivier Huot-Beaulieu : « Nietzsche et le Tournant dans la pensée de Martin Heidegger : Examen
d'une thèse de Hannah Arendt », Mémoire pour l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.) en
philosophie, Juillet, Paris, 2007, Département de philosophie, Fac. des arts et des sciences, page2.
2
- Jacques Taminiaux : Lectures de l’ontologie fondamentale, Éditions Jérôme Million, 1989, p.248.
3
- En 1943, il prononce la conférence « Le mot de Nietzsche, Dieu est mort », reprise dans les Chemins
qui ne mènent nulle part, et en 1953, la conférence « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? », reprise
dans Essais et conférences.
4
- Martin Heidegger : Nietzsche, T. I, p. 36.
44
Nietzsche propose de l’homme un portrait complexe. C’est ce qui attire Heidegger et
inspire le Dasein, même si Heidegger ne lui donnera pas l’extension de surhomme, au
contraire, il le présente comme quelqu’un qui garde les pieds sur terre, bien ancré dans
les problèmes du quotidien dont il va vouloir se défaire en les comprenant, en les
intégrant et en les dépassant.
Kant et Nietzsche sont deux personnages extrêmement importants dans la construction
de la pensée de Heidegger et l’évolution du concept de Dasein. Pour cela, il a consacré à
chacun une œuvre considérable. Mais ceci ne signifie pas qu’il soit totalement sous leur
totale domination. Au contraire, il a défragmenté leur pensée et détaillé leurs points de
vue, tout comme il a exposé dans le plus grand respect le rôle qu’a joué Kierkegaard
dans l’évolution de la notion d’existence et de l’existentialisme et a attaqué, sans
ménagement, le point de vue de Sartre avec qui il a eu de graves altercations, alors qu’il
est plus proche de l’existentialisme que d’un quelconque autre courant.
En effet, même s’il ne se réclame pas de l’existentialisme, Heidegger reste
historiquement un philosophe de l’existence. La naissance de l’existentialisme est
admise au XXème siècle, mais les figures de Nietzsche et Kierkegaard ne lui sont pas
étrangères. Ils en sont les précurseurs même si aucun d'eux n'ait jamais utilisé le terme
« existentialisme ». Ceci dit, les historiens n’insistent pas beaucoup sur la relation entre
Kierkegaard et Heidegger qui est primordiale pour plus d’une raison, notamment parce
que les deux ont germé dans le religieux pour parvenir à la philosophie.
Heidegger a en effet pour Kierkegaard une sympathie particulière. C’est aussi un
penseur qui a eu une influence considérable sur l’Allemagne du début du XXème siècle,
pour
plusieurs
raisons.
D’abord,
même
s’il
n’a
pas
prononcé
le
terme
« existentialisme », Il est à la base du retour sur soi et sur les problèmes strictement
humains que traite le courant ; ensuite, même s’il n’est pas athée il est autant reconnu
par les existentialistes chrétiens que les existentialistes athées.
Précurseur de l'existentialisme chrétien, Kierkegaard définit l'existentialisme comme
une réponse à une angoisse profonde qu’éprouve l'humain dans sa faiblesse face au
monde absolu et transcendant du divin. Dans ce courant, on peut plusieurs noms,
notamment Gabriel Marcel, Karl Jaspers et, à un niveau moindre, Paul Ricœur.
45
Adepte de la liberté individuelle, il écrivait à propos de la rédemption en 1835, alors
qu’il était étudiant en théologie : « Il s’agit de trouver une vérité qui soit une vérité pour
moi1.» Son discours est philosophique, il repose sur des présupposés religieux, car pour
lui, l’explication philosophique de l’existence ne peut s’accorder avec l’explication
religieuse. Il dit encore : «Philosophie et christianisme sont à jamais incompatibles2».
Le registre où se situe le débat philosophique est radicalement et définitivement
différent du registre de la connaissance théologique. Mais il atteste la possibilité de
passer de l’un à l’autre. Il entretient aussi dans Les miettes philosophiques, une forme
d’opposition du discours sur la vérité qui consiste à dépasser la conception socratique.
En effet, Socrate considère que la vérité relève de la subjectivité, mais il ne voit dans ce
rapport à la contingence qu’une occasion. L’herméneutique ou le paradoxe socratique
place la connaissance dans l’homme, il l’acquiert en se rappelant ou en réveillant sa
mémoire. D’après Kierkegaard, cette disjonction qui considère que tout homme possède
en lui la vérité, mène au risque d’abolir la science; elle est, en plus, fort subjective du
fait que les hommes sont tous différents. Il soutient alors que « la vérité se trouve en
dehors de l’homme, tout homme qui cherche est dans la non-vérité, jusqu’à l’instant
précis où il parvient à découvrir3 ». La vérité n’est pas dans l’homme, elle relève du
rapport à la contingence qui devient alors décisif car l’homme n’est pas occasion mais
condition de la vérité. C’est entre les deux pôles, « occasion » et « condition » que va se
jouer la réflexion sur la vérité4.
Pour renforcer son point de vue, Kierkegaard utilise des exemples d’actualité, des cas
réels et des explications de situations concrètes qui le rapprochent de l’analyse
phénoménologique. La vérité ne relève pas du seul enseignement théorique mais de
l’expérience qui donne de la valeur à l’apprentissage et au quotidien, pour mettre en
évidence le phénomène réel. Ce qui rapproche Kierkegaard de la méthode scientifique
telle que la proposera Husserl plus tard.
1
- Les ouvrages de Kierkegaard, quand ils ne sont pas séparés, sont souvent référencés de façon codée.
(OC XVII, 266) renvoie à la traduction de Tisseau et Jacquet-Tisseau dans les Œuvres complètes du
philosophe, en 20 Volumes, Paris, Éditions de l’Orante, 1966-1986. Il s’agit ici du tome XVII, p. 266.
2
- Søren Kierkegaard : Journaux et cahiers de notes, Volume I, Journaux AA-DD, Paris : Fayard de
l’Orante, 2007, p. 17-26.
3
- Søren Kierkegaard : Les miettes philosophiques, Post-Scriptum, Paris : Gallimard, 1949.
4
- Søren Kierkegaard : Les Miettes philosophiques, trad. Paul Petit, Paris, Gallimard 1949, p. 307.
46
C’est ainsi que Kierkegaard introduit l’existentialisme et la phénoménologie en
innovant dans la théorie de la connaissance construisant la connaissance pratique pour
passer d’un état de non-vérité dans lequel l’homme se trouve à un état de vérité.
Pour Sartre aussi, la connaissance est le passage d’un état de non vérité à un état de
vérité. Lui aussi a entrepris l'existentialisme pour répondre à l’angoisse profonde
qu’éprouve l'humain dans sa faiblesse face au monde, tout comme il considère que
l’homme est l’origine et l’auteur de tout changement.
La pensée de Sartre n’est jamais loin de celle Heidegger, dans la convergence ou la
divergence, le premier réagit souvent avec ou contre le second. A la lecture de L’Etre et
le néant, on remarque que l’auteur remet en cause, de manière plus ou moins allusive, et
de façon plus ou moins avouée, plusieurs vérités de Sein und Zeit. Le point de départ de
L’Etre et le néant est la question de la conscience1, notion qui a été, au préalable, remise
en cause par Heidegger par rapport à l’utilisation qu’en font aussi bien Husserl que
Kant. Il aborde la question de la mort en expliquant pourquoi la position de Heidegger
n’est pas convaincante, il parle de l’angoisse, du néant ou de la vie quotidienne en se
situant par rapport à lui et critique l’opposition de l’authentique et de l’inauthentique.
Par la mort, Sartre transmet à son lecteur une angoisse existentielle qui réside dans le
sentiment même de la possibilité de ne plus être. C’est le cœur même de
l’existentialisme athée dont se réclame Sartre. D’après lui, Heidegger part d’une
position très sereine, en présentant la fin de l’homme comme l’aboutissement d’un
projet qui tend vers la finitude2. Alors que tout l'existentialisme se fonde sur un combat
contre la peur de la mort sans avoir à espérer être sauvé par une quelconque force
salvatrice surnaturelle. L'être humain doit être en mesure de prendre en charge l'essence
de sa vie par ses propres actions qui ne lui sont prédéterminées par rien ni personne.
Chaque personne est unique et maitre de ses actes, son destin mais aussi les valeurs
qu’elle décide d’adopter.
Un autre point distingue Heidegger qu’il explique dans Lettres sur l’humanisme, tandis
que les existentialistes sartriens expliquent que « l'existence précède l'essence », il
1
- Jean Paul Sartre : L'être et le néant, Paris : Gallimard, 1943, p. 112.
2
- Ibid.p. 591 / 603.
47
soutient que l’essence de l’homme se trouve dans son existence, elle ne la précède pas,
elle la fonde. Concrètement, le cadre sartrien et le cadre heideggérien ne sont pas
différents, dans les deux cas l’homme naît sans rien, il ne possède rien, il est jeté dans
un monde où il surgit sans but ni valeurs prédéfinies. C’est en existant qu’il se définit
par ses actes dont il est pleinement responsable, ce qui modifie son essence. Mais au
niveau philosophique, le Dasein heideggérien s’accomplit et construit l’espoir, alors que
l’homme sartrien se révolte contre les situations d’ordre plutôt social ou politique.
Ainsi les liens entre Heidegger et Sartre sont multiples. Ils ont souvent chevauché les
mêmes espaces en même temps et traité des mêmes thèmes différemment. Il était donc
nécessaire qu’ils finissent par se rencontrer. Ce qui n’était pas du goût de Heidegger.
Pourtant, dans une note du 5 octobre 1945, dans une réédition de l’annexe du livre de
Kant, Heidegger exprime l’importance d’un dialogue avec Sartre. Il écrit même que
Sartre lui aurait permis de redonner un sens à Sein und Zeit. Sartre, de son côté, a
toujours été disposé au débat. Après une tentative échouée en 1945, les deux hommes
finissent par se voir en 1952, après la publication de la Lettre sur l’humanisme.
La philosophie contemporaine1, héritière d’un passé riche et diversifié, s’inscrit dans un
élan de déconstruction et de reconstruction de la pensée avec l’aide de méthodes
scientifiques nouvelles, mettant à l’honneur l’homme avec ses composantes sociales,
économiques, politiques, psychologiques et spirituelles pour des recompositions
souvent complémentaires quoique parfois contradictoires, du moins en apparence.
Heidegger a adopté cette richesse dans toutes ses extensions méthodiques et
thématiques. Dans cette pensée contemporaine, on peut parler de l’opposition
schématique et d'un point de vue théorique, entre la philosophie analytique et la
philosophie continentale. La première est représentée par Frege, Russell, Wittgenstein et
plus tard Quine qui soutiennent qu’une meilleure compréhension et un usage logique du
langage peuvent résoudre les problèmes philosophiques. La seconde regroupe des
approches diverses, poursuivant dans l'ensemble l’idée du rejet de la métaphysique
1
- Certains historiens reconnaissent une quatrième époque de l’histoire qui est « l’Epoque
contemporaine ». D’autres préfèrent ne voir que le prolongement de la précédente. En tout cas, la
ème
ème
fin du XIX et le XX voient une intensification de la tendance à la modernisation observée déjà à
l'Époque moderne, elle est cependant sensiblement différente, caractérisée par le développement et
le triomphe des aspects économiques, sociaux et politiques.
48
comme la fin d’une pensée, suivie ou remplacée par la tradition herméneutique que
véhiculent Ricœur et Foucault, la pensée postkantienne, la tradition phénoménologique
d’Husserl, l'existentialisme de Sartre, le matérialisme dialectique de Marx, la
déconstruction de Derrida et le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Heidegger se
tient un peu au centre de tous ces courants n’en adoptant aucun en particulier mais ne
récusant aucun non plus, même si les historiens rapprochent plus sa vision de la
déconstruction, de l’herméneutique, de la phénoménologie et un plus de la philosophie
de l’existence 1 . Chacun de ces courants interroge les présupposés de la tradition
philosophique et la remet plus ou moins en cause. Mais aucun n’a réussi à s’imposer,
sinon partiellement, comme « La philosophie du siècle ». Il ne faut cependant pas voir
l'instabilité ou la relativité des méthodes philosophiques comme une faiblesse de la
discipline, mais plutôt une des caractéristiques de la richesse de l’époque.
La philosophie contemporaine a germé des semences même de la pensée moderne. Elle
englobe les XIXème et XXème siècles et s’engage dans l’ouverture du XXIème. Sa
particularité est le morcellement de la pensée, sa démultiplication, son enchevêtrement,
sa transversalité, sa déconstruction et sa reconstruction avec des éléments nouveaux. Ce
qui a engendré des philosophies issues d’origines multiples. Pays, tendances, religions
et langues contribuent à cette richesse et à cette ouverture, en vue de construire le
royaume de la diversité et de la nouveauté et de favoriser la rupture avec la pensée
unique et la métaphysique qui ont précédé. Ce qui donnera naissance à une multitude
d’écoles qui se répartissent souvent la mission entre la philosophie et une ou plusieurs
autres disciplines.
L’homme n’est pas un concept uniforme, il est pluriel avec des facettes multiples et
mérite d’être étudié tel qu’il est, dans ce qu’il dit et ce qu’il fait. Ce qui exige des outils
de compréhension adéquats. Henri Bergson propose alors d’aller vers une
«connaissance action», car l’action véritable et profonde et la connaissance de soi sont
indissociables ; vérité déjà décriée par Plotin et Spinoza2. Cette notion d’action, un acte
nouveau en philosophie qui a marqué le courant sartrien, va engendrer des
modifications surprenantes dans la pensée du XXème siècle jusqu’à se construire comme
1
- Olivier Huot-Beaulieu : Négativité et logos dialectique chez le jeune Heidegger, document en ligne :
http://www.academia. edu/1549045/Negativite_et_logos_ dialectique_chez_le_jeune_Heidegger
2
- Emile Bréhier : Les thèmes actuels de la philosophie, p. 6.
49
une philosophie à part entière : «la philosophie de l’action» et s’étendra jusqu’à l’action
politique par le matérialisme dialectique, essentiellement basé sur la notion de «praxis»,
provoquant ainsi des changements politiques radicaux, ou encore la révolution
industrielle1 qui a changé la face du monde. La philosophie se voit dans l’obligation de
jouer un rôle de régulateur à tout instant, en s’adaptant au changement de la vie de
l’homme, souvent inévitable, dicté par le développement et l’évolution des choses.
Mais Heidegger ne tombe pas dans le piège du dénigrement total de l’esprit au profit de
l’action, car même si la science est un bienfait résultant de l’action matérielle, elle
compte, en arrière-plan, des inventeurs et des créateurs qui sont les concepteurs, les
architectes et les théoriciens du savoir qui ne négligent aucun aspect de la connaissance.
La science est une intelligence créatrice capable d’inventer et de justifier simultanément
la nécessité de ses inventions. C’est ce qu’il explique dans Essais et conférences, où il
analyse le comportement du philosophe dans un monde régi par la technique. Seule
l’essence de la technique permet à l’homme de ne pas sombrer dans l’aliénation de
l’aisance matérielle.
Ainsi, Heidegger est un homme qui vit pleinement dans la pensée du siècle. Successeur
direct de certains auteurs dont il se revendique et reconnaît la primauté, il est considéré
comme un innovateur sur plusieurs registres et a grandement contribué à la naissance ou
au développement de plusieurs courants et écoles contemporains auxquels il a surtout
apporté un apport méthodique. Ils ont d’ailleurs connu, précipitamment après lui, un
grand épanouissement et ont été massivement suivis et revendiqués.
La pensée de Heidegger exprime franchement un besoin de changement. Pour mieux
s’installer dans son environnement philosophique, il a éclairci ses objectifs, s’est
exprimé sur la grandeur de la pensée de Kant et de Nietzsche, a précisé l’impact que la
pensée de Kierkegaard a provoqué sur lui et s’est positionné par rapport aux autres.
Cette ouverture lui a permis d’inscrire le Dasein dans l’histoire, se démarquant ainsi de
l’idéalisme de Hegel, le professeur absolu de Berlin, à qui il reprochait notamment
d’avoir oublié « l’exister2 », traçant ainsi un nouveau chemin de pensée construit sur
l’interprétation de l’activité humaine, ce qui était apparemment fort attendu.
1
- L’expression « révolution industrielle » a été créée par Adolphe Blanqui (1798 - 1854), un économiste
français, reprise et popularisée par Friedrich Engels (1820-1895) et Arnold Toynbee (1852-1883).
2
- Emile Bréhier : Les thèmes actuels de la philosophie, p. 6.
50
CHAPITRE TROISIEME
INFLUENCES ET LIMITES
Heidegger entre maitre et disciples
I . Heidegger disciple d’Husserl
On peut avoir des influences de toutes les époques de l’histoire. En ce sens, les maitres
de Martin Heidegger, tous ceux qui ont concentré leur intérêt sur la question de
l’homme, sont nombreux. Héraclite, Parménide, Platon et Aristote ont posé la question
de l’être; saint Augustin, saint Thomas et Duns Scot ont questionné la métaphysique sur
la place qui revient à l’homme dans la création ; Descartes, Kant, Hegel et Nietzsche ont
questionné l’homme lui-même sur sa propre liberté. De tous ceux-là, Heidegger recevra
un brin de savoir, contribuant, peu ou prou à la construction du Dasein.
C’est généralement au cours de ses enseignements qu’il rend hommage à ses maitres. Sa
préférence va aux Grecs, c’est pour ça qu’après la lecture du livre de Franz Brentano De
la signification multiple de l'étant chez Aristote, qui a été sa source d’inspiration, il
consacre la plupart des cours des années 1920 à l'interprétation phénoménologique des
textes d'Aristote.
Même s’il ne le reconnait pas souvent, les scolastiques constituent pour lui une école et
une source d’inspiration, « sans cette provenance théologique, je ne serais jamais
parvenu sur mon chemin de pensée», écrit-il dans « Entretien sur la parole avec un
Japonais1 ».
1
- Martin Heidegger : Acheminement vers la parole, Traduction : Beaufret, Brokmeier, Paris : Gallimard,
1976 (C’est un dialogue avec l’autre où Heidegger se livre à une longue méditation sur le sens du
«chemin» (der Weg). Il exprime la proximité entre son cheminement et la parole de Lao-Tseu.
51
Sa plus grande influence vient d’Husserl à qui il a rendu hommage en organisant
plusieurs saisons de cours sur la Phénoménologie husserlienne, des séminaires
d'introduction aux Recherches logiques, comme il reconnait la percée de Prolégomènes
à l'histoire du concept de temps.
Il reste que la relation maître-disciple n’est jamais définitivement établie, elle se
poursuit et évolue jusqu’à ce que l’élève se définisse par une pensée propre à lui. C’est
ainsi que Heidegger finit par prendre ses distances par rapport aux Idées directrices où
l’auteur propose le tournant transcendantal de la phénoménologie. Heidegger a d’abord
scrupuleusement étudié les Recherches logiques en 1919, disant dans un petit texte
extrêmement éclairant, Mon chemin et la phénoménologie, qu’au lieu de constituer un
vrai commencement de la philosophie, elles (Recherches logiques) ne font que
retrouver, confusément et contradictoirement, le trait fondamental de la pensée
grecque1.
La pensée d’Husserl occupe la plus importante place dans la construction de la pensée
de Heidegger. La relation entre les deux hommes est tant fusionnelle qu’énigmatique,
parfois mitigée, mais en tout cas passionnante. Leurs rencontres étaient fréquentes, les
influences réciproques et leurs débats portaient sur tous les problèmes qui se posaient à
la philosophie. Husserl était le maître qui a lu et annoté Sein und Zeit, Heidegger était
l’élève qui a pris en charge de publier les Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps, d’Husserl.
Le tournant de l’élève a été une déception pour le maître. Quand il a lu Sein und Zeit, il
a émis quelques remarques sur la deuxième section du livre, mais il montre surtout son
agacement en constatant que celui-ci s’éloignait de la phénoménologie. Il est resté
silencieux sur certains thèmes, comme le caractère apparemment inédit de son
interprétation ontologique du temps.
De son côté, Heidegger, qui a dirigé l'édition du livre des Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps, a simplement déclaré que, dans son
analyse du temps, Husserl ne lui avait rien apporté de nouveau2. Il dira encore en 1969 :
«Ma question du temps s'avançait dans une direction qui est toujours demeurée
1
- M. Heidegger, Qu’appel-t-on penser ? In : Questions, IV, p. 165.
2
- Martin Heidegger : les Œuvres complètes (G.A. 26) : p. 264.
52
étrangère aux recherches d’Husserl sur la conscience intime du temps1». Et il restera sur
cet avis jusqu’à la fin. Que voulait-il alors signifier par cette déclaration? Que leurs
chemins sont si différents qu’il n’y a pas matière à débattre ou qu’ils sont si similaires
qu’il n’y a rien de plus à débattre ?
Plus tard, après plusieurs cours et plusieurs critiques, Heidegger reconnaît enfin que
Husserl est le premier à découvrir le rapport du temps à l’intentionnalité, mais fait
remarquer en même temps que, pour quelqu’un qui a lu Aristote et saint Augustin, son
approche de la question du temps reste inchangée. Ce qui expliquerait peut-être sa
première déclaration où il dit que « Husserl ne lui a rien appris », qu’il faudrait
compléter par « de plus que les anciens2 ».
Les deux hommes se croisent encore sur le thème de l’anthropologie, répondant à la
question de savoir de quoi doit parler le philosophe en anthropologie. Sans se mettre
d’accord sur une réponse, ni l’un ni l’autre ne reconnait le projet anthropologique de la
philosophie de l’homme. D’après Heidegger, l’homme est trop important pour lui-même
pour qu’il se soumette à l’étude anthropologique, il évoque la primauté de l’analytique
du Dasein tel qu’il l’a exposé dans Sein und Zeit. Tandis qu’Husserl met en valeur la
logique et voit dans tout « anthropologisme » une minimisation de l’intelligence
humaine et une relativisation de la loi de la logique3.
Pourtant la présentation de l’homme dans Sein und Zeit est assez proche d’une
anthropologie. Peut-être que la mise en évidence de la dimension de l’homme se
rapproche de la place de la logique chez son maitre. La position de Heidegger ne sera
pas tranchée avant 1928, où en réponse à une invitation de Max Scheler, il va présenter
une conférence sur « la philosophie, l’anthropologie et la métaphysique du Dasein ».
Cette initiative ne sera pas appréciée par Husserl qui, sentant le danger de
l’anthropologisation de la philosophie de l’homme, va organiser une série de
conférences pour défendre la philosophie. Et Heidegger, à son tour, va insister sur sa
distance par rapport au sujet même dans le livre de Kant4.
1
- M. Heidegger, Questions IV, p. 194.
2
- Rudolf Bernet : Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger, p. 507.
3
- Edmond Husserl : Recherches logiques, p. XLVIII, note n° 1.
4
- Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 267-268 et 285.
53
Une autre question qui participe pleinement à la construction de l’homme moderne et
qui a fait réagir les deux hommes, c’est la question de la crise du monde moderne qui a
été rapportée à postériori par plusieurs disciples concernés. Les deux hommes posent la
question différemment et parviennent à des réponses différentes par des biais différents,
mais ils sont néanmoins d’accord sur un point, c’est la nécessité du retour aux origines
grecques. Les anciens sont une source d’importance capitale commune aux deux
hommes. Ils sont parvenus à la conclusion que le monde moderne est en crise parce
qu’il a coupé les ponts avec la Grèce antique. Mais chacun a un avis sur la question.
Il est certes vrai que toutes les grandes époques de l’humanité sont nées dans une crise
et ont péri dans une autre. Mais ce qui distingue le temps présent est que la crise a été
convertie en crise de pensée et de rationalité qui se reflète dans le discours
philosophique. Pour les deux hommes, la crise concerne la rationalité, mais pour
Husserl, elle tient à la faillite de la rationalité, alors que pour Heidegger, elle résulte du
succès même de cette rationalité qui, devenant de plus en plus technique, menace
grandement l’humanité de l’homme1.
D’après Husserl, cette crise est la conséquence de la croissance exponentielle et de la
division ou de la séparation entre les différentes sciences, en particulier la séparation
entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Ce que Heidegger ne rejette pas. Il
ne doit normalement y avoir qu'une seule réalité scientifique qui doit correspondre à un
seul système de savoir. Le fait que les cadres théoriques se multiplient et s'opposent ou
s'excluent mutuellement est un signe d'échec de la raison dans la tâche de la
construction d'un corps de savoir unifié, ce qui mène à la faillite du projet
philosophique, qui s’est lui-même éloigné de l’image de l’unité des sciences dont
jouissait la Grèce antique. Cet échec d’unifier les sciences est un signe de l'échec de la
culture européenne. Et la mort de la philosophie essentiellement n'est rien d'autre que la
mort de la culture européenne2.
On constate que la question de la crise chez Husserl est plutôt un choix de méthode qui
n’implique qu’indirectement l’homme, qui détient certes la solution mais dans un cadre
global, historique et stratégique. Alors que pour Heidegger, la crise se trouve dans
1
- Steve G. Lofts: « Husserl, Heidegger, Cassirer: Trois philosophies de crise », In: Revue Philosophique
ème
de Louvain. IV série, T. 92, N°4, 1994, p. 570.
2
- Ibid.
54
l’oubli que l’homme exprime par une vie patente au niveau du « quotidien ». Ce qui est
oublié est l'Être, et tout son projet ontologique se situe dans le réveil de la question de
l'Être, ramener l’homme à se penser comme un projet dans le monde, comme un êtreau-monde, au-delà des contraintes du commun, pouvoir échapper à l’inauthenticité,
pour atteindre une vie vraie, libre, philosophique. La technique est une expression de
réussite matérielle et d’aisance de la vie de l’homme mais elle ne représente nullement
son projet de vie. Il ne s’agit pas de s’isoler loin des humains pour réfléchir la crise,
mais la réalisation du Dasein tient dans son affranchissement des problèmes quotidiens
pour réfléchir les questions libératrices.
Chez les deux hommes, la crise ne peut être surmontée que par le retour à une question
primordiale, le rappel de ce qui a été oublié. Dans les deux cas, cette solution réside
chez les Grecs du moins comme question fondamentale, pour Heidegger c’est la
question de l’être et pour Husserl c’est la question de l’unité des sciences et de la
philosophie. Dans les deux cas, la mémoire constitue la condition de possibilité de
l'identité personnelle. Mais l'oubli est tout aussi important car il est l’accès à cette
possibilité par la remémoration afin d’unifier, pour Heidegger les éléments constituant
l’être-au-monde, et pour Husserl les sciences et la philosophie par une méthode positive
qui sécurise la pensée et la mette à l’abri de l’erreur.
Quant à la méthode pour dépasser cet oubli, Sein und Zeit indique clairement que la
phénoménologie est une possibilité à exploiter, et non une forme de voie scientifique
d’investigation philosophique définitive.
La question de la crise, la question de l’anthropologie, la question du temps ne sont que
quelques exemples que Heidegger et Husserl ont médités. Il est certain que les deux
hommes ont évolué dans leur conception sur des thèmes qui les ont occupé depuis leur
tendre jeunesse jusqu’à un âge avancé. Cette relation singulière a été consacrée par
plusieurs ouvrages et articles1. Ce qui prouve que les échanges entre les deux maitres
étaient profonds sur des sujets pointus et leurs façons respectives de les présenter est
d’une complexité qui n’a de pareil que la valeur même des ouvrages qu’ils ont l’un et
1
- On peut citer Rudolf Bernet : Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger,
Emmanuel de Saint Aubert : Merleau-Ponty face à Husserl et Heidegger : illusions et rééquilibrages,
Jean-Claude Monod: L’interdit anthropologique chez Husserl et Heidegger et sa transgression par
Blumenberg, ou encore le célèbre ouvrage d’Emmanuel Levinas : En découvrant l'existence avec
Husserl et Heidegger qui a été plusieurs fois réédité et sorti en livre de poche.
55
l’autre consacré aux sujets. Mais au-delà des livres, cette complémentarité silencieuse
montre que chacun a envie de se distinguer de l’autre sans s’opposer vraiment. Rudolf
Bernet relève même des moments où Heidegger omet de citer ce qui, chez Husserl,
s'approche le plus de ses propres points-de-vue1, probablement comme si cela coulait de
source.
II.
Heidegger, maitre de Gadamer et Beaufret
En plus d’un maitre à qui il voue un grand respect et qu’il a quand même contredit,
Heidegger a aussi affaire à des disciples qui lui sont d’un dévouement sans condition,
mais pas aveuglé, non plus.
Comment ne pas contredire Heidegger, lui qui a virevolté autour de plusieurs thèmes
philosophiques et changé souvent d’angle d’attaque pour l’étude du même phénomène?
De ses nombreux élèves, deux attirent l’attention du lecteur parce qu’ils l’ont
longuement côtoyé et mieux connu que n’importe qui : Gadamer l’Allemand et Beaufret
le français.
Gadamer a suivi Heidegger durant six décennies. La preuve de son admiration est
l’hommage final qu’il lui a rendu avec Les chemins de Heidegger paru en 1983. C’est
une présentation complète de sa vie et de son œuvre. Il raconte comment il l’a rencontré
pour la première fois avant Sein und Zeit, avant même qu’il ne structure sa pensée, il a
assisté à tous ses cours, à toutes ses conférences, a lu tous ses ouvrages, en a préfacé
quelques-uns, a connu tous ses méandres et ses problèmes scientifiques et humains. Il a
aussi côtoyé son entourage et recensé les points de vue, même ceux des professeurs,
comme Husserl, ou encore Paul Natorp décédé tôt pourtant en 1924. C’est le
témoignage le plus fiable qu’on ait eu à lire sur le philosophe. Mais il n’est pas pour
autant tombé sous sa séduction totale. Il a appris à se protéger de lui et à protéger ses
idées.
Au début de son enseignement, en 1923, Gadamer a vu Heidegger, dans une fraicheur
naïve, remettre en cause les méthodes universitaires classiques. Il était dans sa première
1
- Rudolf Bernet : « Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger », in : Revue
ème
philosophique de Louvain, 4 série, T. 85, n° 68, p. 500.
56
vision de l’herméneutique, avant l’arrivée de l’existentialisme, de la déconstruction et
avant même qu’il adopte la phénoménologie. Il a été le témoin de ses premières
motivations philosophiques et théologiques et de ses premières mutations, celles qui ont
permis, selon Gadamer et selon d’autres témoignages, de voir se métamorphoser, autour
de lui, le monde des idées.
Il a assisté à la parution de Sein und Zeit et à son succès. Mais son avis n’était pas très
favorable, car même s’il reconnaît la grandeur de l’œuvre, il trouve que l’auteur n’y est
pas assez lui-même, qu’il ne laisse pas beaucoup de place à sa propre personne parce
qu’il s’est trop approprié le langage husserlien, quand bien même il critique ses cours et
sa méthode1.
Gadamer et beaucoup d’autres élèves ont un penchant particulier pour le premier
Heidegger d’avant Sein und Zeit, et avant l’influence d’Husserl ; tous cherchent à
comprendre sa source d’inspiration profonde. Pour cela, l’idée du tournant fort attendu,
au lieu de les surprendre les a ravis. C’est avec soulagement, qu’en 1936, ils l’écoutent
parler « De L’origine de l’œuvre d’art », à Francfort. C’est un nouvel Heidegger qui se
manifeste, remis de son égarement. Enfin, il s’inspire de la poésie de Hölderlin*2.
Cette reconnaissance et cette admiration est partagée. Le maître aime bien le disciple,
car au lieu de se suffire à l’imiter, il a eu, comme lui, l’heureuse idée de se consacrer
aux Grecs. Reconnaissance méritée, Gadamer est l’auteur d’une œuvre philosophique
complète et réfléchie, Vérité et méthode sortie en 1960, le premier et peut-être le seul
véritable chef-d’œuvre dans la philosophie allemande après Sein und Zeit3.
En 1945, lorsque Heidegger est démis de ses fonctions, il propose Gadamer pour le
remplacer. En 1950, celui-ci lui rend un premier hommage, pour son 60ème anniversaire,
il fait paraître un recueil à son honneur et le fait élire à l’Académie des sciences de
Heidelberg. 20 ans plus tard, il organise un colloque pour son 80ème anniversaire où il
qualifie son maître d’un nouvel Aristote et d’un autre Hegel. Il faut souligner qu’après
1
- Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 3.
2
- Ibid. p. 3-4.
* Friedrich Hölderlin (1770-1843) : poète et philosophe allemand, très proche de Fichte, Schelling et
Hegel, de la haute période classico-romantique.
3
- Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 4.
57
Platon et Hegel, Heidegger est le troisième philosophe majeur à qui Gadamer ait
consacré un ouvrage d’interprétation.
De façon générale, la reconnaissance du maître par l’élève est toujours évidente. C’est
Aristote, par exemple, qui a permis au lecteur tardif de voir en Platon le grand pionnier
d’une pensée de l’étantité et de l’essence, c’est-à-dire de l’Eidos qui serait cause
et principe de l’étant ; alors que Platon a permis de reconnaitre la grandeur de Socrate.
En 1960, Heidegger demande à Gadamer de lui écrire une introduction à son Essai sur
l’origine de l’œuvre d’art, déjà présenté en conférence. C’est probablement cette
demande qui va le pousser à replonger dans l’œuvre complète du penseur. Il trace ainsi
les différents chemins de pensée que Heidegger a empruntés durant sa vie, il en
profitera pour l’interroger sur les raisons de ses choix multiples. Gadamer entreprend
d’écrire toutes ses questions et de tenter d’y répondre, pour rendre plus perceptible la
tâche de Heidegger qui est celle de penser, pour montrer aussi que, même avec le
tournant, Heidegger ne fait que poursuivre le chemin qu’il a toujours emprunté pour la
recherche d’une inconnue qu’il ira rechercher jusque chez les Grecs : La vérité.
Plusieurs thèmes rapprochent Heidegger de Gadamer, même s’ils se dispersent parfois.
Mais ce dernier est toujours resté sur ses gardes pour ne pas se confondre dans les
méandres de son maître, c’est le cas de l’herméneutique.
Gadamer a des liens forts avec l’herméneutique, comme il se présente lui-même dans
Vérité et méthode, une implication bien réfléchie. D’abord, il essaie de se dissocier du
courant de Schleiermacher et Dilthey, trop méthodologues à son gout. Les deux
philosophes en proposent une conception méthodologique et combattent le
subjectivisme. Ensuite, il se démarque de l’herméneutique que pratique Heidegger,
même s’il a puisé dedans en matière de concepts, de notions et de méthode. Mais il
réalise qu’il est difficile de cerner cette voie complexe qui s’allonge sur plusieurs
décennies. En effet, Heidegger propose l’herméneutique dans une forme compliquée et
complexe qui peut être résumée en trois phases distinctes : la phase de 1923, qui résume
presque le travail du premier Heidegger, proposant une herméneutique des faits ou de la
facticité ; ensuite, l’herméneutique du Dasein visible dans Sein und Zeit ; enfin,
l’herméneutique de l’histoire de la métaphysique, postérieure à 19271. Il est, par contre,
1
- Jean Grondin : Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer, in : P. Capelle et al. ;
Le souci du Passage, Paris, Cerf, 2003, p. 2-3.
58
moins évident de parler d’herméneutique dans ses derniers écrits, excepté
Acheminement vers la parole. Dans ses derniers cours sur Nietzsche, il a même affiché
une distance par rapport à la pensée transcendantale et herméneutique1.
Au sein d’une telle dynamique très évolutive, il est difficile pour Gadamer de suivre son
maître pour convenir d’un mode d’interprétation du phénomène de la pensée. Il est clair
qu’il n’a pas adopté la première phase de l’herméneutique de la facticité fondée sur une
inquiétude radicale, même s’il s’en inspire parfois. Il n’a pas repris non plus
l’herméneutique existentiale de Sein und Zeit, associée à la question du sens de l’être et
aux structures fondamentales du Dasein, même s’il se sent parfois concerné par les
fondements existentiels de celui-ci, ni l’herméneutique de l’histoire de la métaphysique,
qu’il a remis en cause, car une telle histoire limiterait les possibilités de la pensée.
Dans son essai de 1968, Heidegger et le langage de la métaphysique, Gadamer prend
ses distances et sème le doute dans le langage heideggérien sur la métaphysique. Mais il
apprécie son expression de l’histoire et de d’art, pour proposer un nouveau
commencement de la pensée2. Ce qui réunit les deux hommes par contre, c’est plutôt la
notion d’Ereignis que Heidegger entend de façon singulière, au sens allemand
d’événement. Alors que Gadamer l’entend comme compréhension, un advenir dont font
partie tous les humains3.
Heidegger parle de la destruction de la tradition métaphysique, ce qui inquiète Gadamer
car la tradition n’est pas à notre disposition, nous n’en sommes pas maître, tout comme
nous ne sommes pas maître de nos préjugés qui proviennent d’une profondeur qui n’est
pas toujours explorée par la conscience, ce qui laisse ambigües les limites de la
réflexion elle-même. Alors, quand il parle de destruction de la tradition, Gadamer
préfère parler de fécondité. Heidegger parle d’interprétation qui désigne la
compréhension qui se comprend elle-même comme la visée de quelque chose, pour
Gadamer c’est cette visée qu’il faut mettre en évidence dans la compréhension.
Heidegger met l’accent sur la transparence de l’interprétation qui doit tirer au clair le
sous-entendu du comprendre, alors que Gadamer voit plutôt l’intérêt dans son opacité.
1
- Martin Heidegger : Nietzsche, TII, 1961, p. 415.
2
- Jean Grondin : Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer, p 14.
3
- Ibid. p. 17.
59
Ce qui les réunit, c’est aussi la remise en cause de la conception instrumentale de la
compréhension qui caractérise l’herméneutique et la philosophie moderne, ainsi que
l’impact de la technique sur la vérité. D’après Gadamer, pour décrire l’expérience de la
vérité qui est celle des sciences humaines, de la compréhension du monde et de nousmêmes, la méthode régie par des chiffres et des techniques de mesure ne suffit pas. Or,
c’est ce que proposent les sciences modernes. L’interprète a besoin d’être concerné et
entrainé par le sens comme pour une œuvre d’art ou une œuvre littéraire qui nous
transporte dans son sens et par son langage. Et les deux philosophes conviennent qu’il
n’y a pas d’interprétation sans langage1.
En plus de Gadamer, Jean Beaufret est l’autre disciple incontournable dans la vie de
Heidegger. Il est connu pour son énorme travail de Dialogue avec Heidegger, un
ouvrage en quatre tomes qui fait la lumière sur les rapports de Heidegger à la
Philosophie grecque, à la Philosophie moderne, il tente de définir une Approche de
Heidegger pour tracer enfin Le chemin de Heidegger2. Il a aussi écrit une Introduction
aux philosophes de l’existence de Kierkegaard à Heidegger, et Le poème de Parménide.
En plus des intérêts philosophiques communs, les deux hommes ont une histoire
intéressante et singulière.
Beaufret a lu Heidegger, l’a rencontré, l’a interviewé, l’a traduit. Ils sont devenus amisphilosophes. On raconte que c’est Beaufret qui a introduit Heidegger en France, c’est
sûr, mais Beaufret n’était pas le seul traducteur de Heidegger en langue française et il a
souvent fait ses traductions en collaboration. Ce qui a introduit Heidegger en France,
c’est aussi son génie, la singularité de sa pensée dans ses aspects de transformateur, de
pré-révolutionnaire des idées et son succès planétaire.
Jean Beaufret était professeur de philosophie, mais il n’a jamais consacré un cours à
Heidegger, disant qu’il se tenait en contact direct et permanent avec sa pensée vivante.
A son sens, un cours ne pouvait contenir la pensée de Heidegger3.
1
- Ibid.
2
- Ce sont les quatre titres des volumes.
3
- Jean Beaufret : Dialogues avec Heidegger, IV- p. 81.
60
En 1955, l’année de Cerisy1 , Beaufret écrit dans Le poème de Parménide: « On ne
résume pas la pensée de Heidegger. On ne peut même pas l’exposer. La pensée de
Heidegger, c’est ce rayonnement insolite du monde moderne qui, en une parole, détruit
la sécurité du langage et la capacité à tout dire qui compromet l’assise de l’homme dans
l’étant2 ».
Ce qui fait la particularité de Beaufret est son émerveillement devant la langue. Il disait
qu’il traçait des sillons dans sa propre langue. Par exemple, il s’émerveillait de constater
qu’en disant « il-y-a » la langue française a déjà nommé l’être, et il cite Rimbaud : «Au
bois, il-y-a un oiseau...3».
Les circonstances de la guerre ont fait que les deux hommes se rencontrent. D’abord, à
travers la lecture, Beaufret a été nommé professeur en zone libre en 1941 à Grenoble et
de 1942 à 1944 à Lyon. Il se met à lire Husserl et Heidegger. Il était marxiste mais il
avait besoin, en ces temps difficiles, de lire davantage de textes qui ont une prise directe
sur l’existence. Il était confronté en permanence au risque de la mort, or Heidegger
répétait que personne ne pouvait mourir à la place de l’autre. Tout en combattant le
nazisme dans un réseau de résistance, il lisait Sein und Zeit avec son ami Joseph Rovan.
Après la guerre, en 1946, il est nommé à Paris, en plein période des libertés
philosophiques, placée sous le signe de l’existentialisme. Il connaît très bien le sujet qui
est pris d’assaut par tous les nouveaux philosophes et trouve qu’il est important et
urgent de distinguer Jaspers, de Sartre, de Marcel et de Heidegger, comme il faut
distinguer entre le communisme, le marxisme et l’existentialisme. Des débats houilleux
sur le sujet le mènent à écrire entre mars et septembre 1945, une série d’articles sur la
question dans la revue Confluences, à propos de l’existentialisme. Ce sont ces mêmes
articles que, par le hasard des choses, Frédéric Towarnicki va donner à Heidegger.
La suite coule de source, Towarnicki qui connaît aussi Beaufret l’informe de sa
démarche, et celui-ci décide d’écrire au philosophe allemand pour lui demander son avis
sur les problématiques posées dans Confluences. C’était en novembre 1945, Heidegger
lui répond immédiatement en disant : Dès le premier article (dans le n° 2 de
1
- Cerisy : une commune française, dans le département de la Somme et dans la région Picardie. Elle
portait autrefois le nom de Cerisy-Gailly.
2
- Jean Beaufret : Le poème de Parménide, Paris, PUF, 1996 (rééd. coll. « Quadrige »), p. 7.
3
- Pierre Jacerme : « Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue », PUF –in : « Revue philosophique
de France et de l’étranger », 2002/4 - Tome 127 - n ° 4, p. 388.
61
Confluences) m’est apparu le concept élevé que vous avez de l’essence de la
philosophie1. » Et plus loin, il dit : « Je pressens... dans la pensée des jeunes philosophes
en France, un élan extraordinaire qui montre bien qu’en ce domaine une révolution se
prépare2.»
Rappelant que nous sommes à la fin de la guerre. Voilà à peine trois mois qu’a explosé,
à Hiroshima, la première bombe atomique dont les dégâts ne sont pas encore réellement
évalué ; mais on sait déjà, aux explications d’Einstein encore vivant, que c’est une
catastrophe humaine et le début d’un bouleversement dans le monde des idées et des
politiques. Dans tout ça, il faut bien une révolution pour changer les esprits, c’est ce que
Heidegger appellera, dans la Lettre sur l’humanisme, «l’ébranlement de tout étant» qui
doit atteindre même la tradition philosophique.
En disant à Beaufret « Le concept élevé que vous avez de l’essence de la philosophie »,
Heidegger veut signifier que la philosophie intervient sous la forme de son essence.
Mais il le considère aussi comme son égal. Cet échange engage les deux hommes dans
une relation d’égalité et non dans un rapport maître et disciple, comme c’était le cas de
Gadamer. Ils ont grandi dans deux pays différents – d’ailleurs ennemis en ce temps làavec deux langues maternelles différentes et deux passés différents. Il faut donc qu’un
dialogue s’établisse sur la base du respect de la symbolique de chaque langue et de
chaque histoire pour pouvoir avancer. Ainsi, les deux hommes se rencontrent pour une
nécessité philosophique.
Une amitié, une relation de travail, bref un dialogue qui va durer trente ans, de façon
continue. La pensée était le cœur de l’expérience, une relation lumineuse d’où jaillit la
lumière, l’éclaircie.
Beaufret dira à Towarnicki : « Heidegger ressemble à un instituteur qui, dans l’obscurité
d’un texte, apprend à distinguer des lettres, à former des syllabes, à grouper des mots. Il
en résulte cette chose nouvelle qui s’appelle la lecture. Heidegger ne fait pas
d’explication de texte, il apprend à entendre : ce n’est que ça.3»
1
- Pierre Jacerme: « Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue », p. 390.
2
- Ibid.
3
- Frédéric de Towarnicki : À la rencontre de Heidegger, Paris : Arcades-Gallimard, 1993, p. 143.
62
Peu avant sa mort, Beaufret explique que le titre de Dialogue avec Heidegger est
l’équivalent de sunousia et de Gespräch, (dialogue), car dialoguer, c’est « devenir
capable d’entendre ». Il dira aussi à Towarnicki : «La question de Heidegger est tout
simplement celle de la possibilité de l’ouverture du dialogue avec l’autre1».
L’écoute est un enjeu des langues, Heidegger le soulignait déjà dans la lettre à Beaufret
du 23 novembre 1945: Excellente également la remarque : « Mais si l’allemand a ses
ressources, le français a ses limites2 »; ici se cache une indication essentielle sur les
possibilités de s’instruire l’un par l’autre, au sein d’une pensée productive, dans un
mutuel échange.
Avec ou par le français, Heidegger va trouver la limite de la clarté, et le sens de la
nuance juste. Alors que l’allemand va donner à Beaufret la profondeur spéculative, lui
évitant d’être seulement un esprit brillant au style baroque, plutôt que précieux.
Après la mort de Heidegger, Beaufret raconte : «Je lui dis en riant que ma seule
ressource, ma seule force, dans ma lutte contre lui, c’était précisément de pouvoir écrire
en français sans être sous son contrôle». Il dit aussi : «C’est la langue française qui m’a
protégé de Heidegger.» La résistance du français a poussé Heidegger à toujours plus de
clarté3.
Quand on est à l’écoute de l’autre, il-y-a le risque d’être épris, voire envouté. Or, à la fin
du «Dialogue», Beaufret cite ce qu’il a dit à Heidegger lors de son 80èmeanniversaire, le
26 septembre 1969, « nous avons tenté d’apprendre notre propre langue, d’entendre ce
qu’elle nous dit, de la parler comme elle parle. C’est l’expérience même de
l’impossibilité de s’identifier à l’autre, car nous avons besoin de l’autre pour atteindre
notre propre nous-mêmes.4»
Le 10 septembre 1946, lors de la première rencontre directe des deux hommes à
Todtnauberg, Beaufret pose deux questions à Heidegger : Qui est Husserl pour vous ?
Et vous, qui êtes-vous ?
1
- Pierre Jacerme : Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, p. 393.
2
- Ibid.
3
- Ibid.
4
- Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, T. I, p. 18.
63
Heidegger lui dicte sa réponse que Beaufret reprendra lors du séminaire de la saison
d’hiver de 1976-1977.
Il réalise ainsi, qu’il accédait d’un coup à l’ensemble de la pensée de Heidegger et
constate deux effets : un effet de «contemporanéité», et un effet de «concentration». La
contemporanéité va exiger de la pensée de tourner autour de la chose même; la
concentration va la pousser « en avant ».
Heidegger a parlé de la temporalité, car pour lui, tous les moments du temps sont coprésents, par suite d’une réorientation du temps qui est vu depuis le lieu de l’être. Le
passé devient présent à partir de l’avenir déjà-là, rendu lui-aussi présent. Et c’est ce qui
va régir leur relation.
En fait, dans le temps véritable, tout est contemporain. En 1977, Beaufret dira à propos
du 10 septembre 1946 : «Il ne me fallut pas plus d’une heure pour comprendre1». Cette
déclaration nous éclaire sur le rapport que Beaufret lui-même avait au temps. Il n’avait
aucun problème à situer tous les événements passés dans une discussion au présent.
Toutes les dimensions du temps se rassemblaient ensemble, et le temps tout entier était
là, présent en même temps2.
Il remet même en question le titre de Sein und Zeit, en disant que « Temps traduit mal
Zeit. Il faut plutôt utiliser le terme Saison. « Être et saison » car les époques de l’histoire
sont les saisons de l’être3.
Lors de cette rencontre de 1946, Beaufret dira à Heidegger : «Si ma pensée vous
intéresse, dites-vous que vous en avez au moins pour vingt ans.»
Avant de se quitter, il lui donne à lire La doctrine de Platon sur la vérité, dont les sept
derniers paragraphes portent sur l’humanisme, et sur la nécessité de penser positivement
l’essence privative de l’alèthéia. Très touché par ce texte, Beaufret lui envoie une
seconde lettre avec trois questions, auxquelles il répondra aussi rapidement. Le 12
décembre 1946, il reçoit, en réponse, la fulgurante Lettre sur l’humanisme où Heidegger
s’explique sur les notions du « rien » et de « l’avenir ». Ce qui fera dire à Beaufret, peu
1
- Ibid. p. 102.
2
- Ibid.
3
- Pierre Jacerme : Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, p. 395.
64
avant sa mort, que tous les verbes du dernier paragraphe de la Lettre sur l’humanisme
devraient être conjugués au présent et non au futur comme les propose la traduction1.
Toutes les rencontres des deux hommes invitent, en convives, Kant et Platon à tous les
coups et d’autres personnes selon les thèmes. Il-y-a aussi l’être et l’étant, la matière et la
forme, le temps et l’espace, l’eidos, la techné, la poiêsis… Heidegger, en fils de paysan,
fait souvent appelle aux exemples sur la nature, l’eau de source, la forêt. Ce qui
convient tout à fait au philosophe parisien dont les parents qui étaient aussi d’origine
paysanne avaient nourri l’esprit avec de telles images.
Il dira en témoignage que la pensée de Heidegger est un «unique acheminement à la
question du sens de l’être, qui ne cesse de se frayer un tournant ou une lumière qui
change au fur et à mesure qu’on avance2».
En parfait connaisseur de Heidegger, il discute les traductions faites de ses œuvres.
C’est ainsi qu’en 1980, il reprend la traduction de la fameuse phrase d’Acheminement
vers la parole «Herkunft aber bleibtstets Zukunft», par «Provenance, à qui va plus loin,
demeure toujours avenir», alors qu’elle a été précédemment traduite par Fédier qui dit:
«Provenance est toujours avenir3».
Dans une discussion avec l’auteur, il demande : Que peut signifier «aller plus loin» ? Il
s’agit, dit Heidegger de ce qui est légué, de l’héritage. Il écrit d’ailleurs au sujet de
l’héritage ou du patrimoine que « chacun, chaque fois, est en dialogue avec ses ancêtres,
plus encore peut-être et plus secrètement qu’avec ses descendants4.»
En traduisant, avec Fédier, La fin de la philosophie et la tâche de la pensée en 1964,
Beaufret juge être en accord avec Heidegger, quand il a rendu Unverborgenheit par
«ouvert-sans-retrait », ce mot qui donne le sens de l’alèthéia chez Parménide5. Dans ce
même texte, Lichtung est rendu par «clairière». Cette mobilité textuelle lui permet de
communiquer l’évolution de ses concepts.
1
- Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, T. IV, p. 58.
2
- Pierre Jacerme : Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, p. 398.
3
- Ibid. 59.
4
- Martin Heidegger : Acheminement vers la parole, p. 116.
5
- Parménide : Fragment I, vers 29.
65
D’après Heidegger la notion de lumière accompagne les Grecs, car c’est à partir de là
qu’on peut distinguer la différence entre l’être et l’étant. C’est aussi la différence entre
la pensée des Grecs et la pensée «à venir» qui signifie l’«autre commencement», ou ce
qui va «plus loin» que les Grecs. «Aller plus loin» est régi par le règne de la
provenance, c’est-à-dire qu’il rapproche de la «source de la source».
En 1964, Beaufret pense pouvoir dire qu’il a fait le tour de la question heideggérienne.
Ensuite une autre forme de relation s’installe où Beaufret lui-même est interrogé sur
Heidegger. L’essai des Douze questions posées à Jean Beaufret est daté de 1972.
Heidegger lui dira, à ce sujet, dans sa lettre du 22 février 1975 : «Je ne connais rien de
comparable quant à la transparence et à la densité du dire.»
Enfin, après la disparition de Heidegger, Beaufret continuera à travailler en se sentant le
témoin survivant d’une aventure unique, il livrera, au fur et à mesure qu’il relira ses
notes sur ses carnets, les traces du cheminement de Heidegger.
III.
Autres rencontres de Heidegger
Si sa relation avec Husserl, son maitre et son initiateur est évidente, d’autres rencontres
ont aussi forgé sa pensée, comme celle de Cassirer à Davos qui est plus à placer dans le
cadre d’une confrontation philosophique sur « la métaphysique chez Emmanuel Kant »
que chacun a abordé à sa façon. Il y a aussi des personnages pivots qui ont contribué à
sa construction comme Wilhelm Dilthey, le Comte Yorck von Wartenburg, Bergson et
Carl Braig, Karl Jaspers, Max Scheler.
Heidegger avait des amis de tous âges et toutes origines : Nicolai Hartmann, Rudolf
Bultmann et Werner Jaeger. Natorp était son premier professeur décédé très tôt en 1924,
il a rencontré Karl Jaspers à Freiburg en 1920 et a connu Max Scheler décédé en 1927.
Il lui rend d’ailleurs hommage dans un cours en expliquant qu’un chemin de la
philosophie venait à nouveau de sombrer dans l’obscurité.
Il s’est aussi lié d’amitié avec plusieurs élèves, comme Hannah Arendt, Leo Strauss,
Emmanuel Lévinas, Jean Wahl, Hans Jonas, Herbert Marcuse, Max Horkheimer, Oscar
Becker, Walter Biemel, Karl Löwith, Eugen Fink, Jan Patočka, Peter Sloterdijk, Ernst
66
Tugendhat et Blankenburg. Au niveau européen, on peut citer nombre de philosophes de
renom qui ont été soit formés à sa pensée, soit largement influencés par son œuvre. En
Italie, on trouve Giorgio Agamben, Massimo Cacciari, Ernesto Grassi, Gianni
Vattimo… ; en Espagne José Ortega y Gasset, Xavier Zubiri et Julián Marías ; en Grèce
Kostas Axelos ; en Roumanie Alexandru Dragomir… Aux États-Unis et au Canada
également, nombreux sont les penseurs qui se réfèrent à lui ou en sont influencés, tels
Hubert Dreyfus, Stanley Cavell, Richard Rorty ou Charles Taylor. Il a eu aussi une
énorme influence au Japon, notamment à l’université de Kyoto où on étudie encore ses
œuvres ; et même dans la réticence du monde arabe, quelques timides initiatives
s’expriment comme Abderrahmane Badawi en Egypte, Abou-l-Aid Doudou en Algérie
ou Fathi Meskini en Tunisie.
Dans la lignée de la phénoménologie et des philosophies de l'existence notamment
l’existentialisme athée, Heidegger est un penseur de référence pour une pléiade
d'auteurs tels que Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Alexandre Kojève, Paul
Ricœur, Emmanuel Lévinas, Michel Henry, Jean-Luc Marion, Claude Romano et pour
de grands noms du structuralisme comme George Lacan, Michel Foucault, Louis
Althusser et enfin des hommes de lettres comme Maurice Blanchot, Georges Bataille,
René Char, Roger Munier et Michel Deguy. Dans la lignée de la psychiatrie
phénoménologique ou la Daseinanalyse, on peut citer Ludwig Binswanger, Medard
Boss ou Henri Maldiney. Quant à la philosophie fondamentale, où Heidegger incite au
retour aux anciens, on compte parmi ses élèves des aristotéliciens des temps
postmodernes comme Pierre Aubenque et Rémi Brague ou des platoniciens comme
Jean-François Mattéi, pour qui Heidegger était un modèle. Dans la perspective de la
déconstruction de la métaphysique, il-y-a Jacques Derrida et ses propres élèves tels que
Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Barbara Cassin dans une perspective de
philosophie de la rhétorique. Il a influencé également Gérard Granel et l’anthropologue
Remo Guidieri qui a écrit L'Abondance des pauvres1.
En dehors de l’Allemagne, c'est en France que l'influence de Heidegger a été la plus
prégnante. La parution en 2001 de Heidegger en France de Dominique Janicaud en est
la consécration.
1
-Remo Guidieri : L'Abondance des pauvres, Paris : Seuil, 1984.
67
La présence de Heidegger est mondiale, car l’impulsion de sa pensée est partout
reconnue. Il est présent parce qu’il est précurseur en bien des points. Avec sa pensée sur
la technique qu’il expose très clairement dans Essais et conférences, il a su cerner la
question de l’avènement de la technologie qui fait suite à la technique ainsi que celle de
l’industrialisation. Le dialogue mondial a trouvé dans la diversité de sa pensée des
réponses aux questions que des hommes et des femmes de notre époque se posent avec
insistance sur l’avenir du monde.
D’après Gadamer, on ne peut lire – ni critiquer - Heidegger sans penser par soi-même,
mais pour penser par soi-même, il faut avoir eu un grand maître. Il explique alors que le
disciple allemand se distingue du disciple français, dans le sens où le premier essaie de
répondre, de critiquer et même de dépasser la pensée du maître, alors que l’école
française tente juste de la comprendre et de la traduire, comme c’est le cas de Jean
Beaufret, ou encore Maurice Merleau-Ponty, Jacques Derrida et Michel Foucault, qui
ont certes construit à partir de matériaux qu’offre Heidegger, mais ne proposent pas une
interprétation structurée, une réponse philosophique cohérente ou une critique1.
Enfin, en dehors des disciples, il-y-a ceux qui s’intéressent au philosophe sans en être
imprégnés, ceux qui l’ont plutôt sévèrement critiqué. Dans ce sens, on trouve, parmi les
gens qui ont écrit sur Heidegger, une tendance critique, qui s’est durcie à travers le
temps. Il est apparu ces dernières années, avec de plus en plus d’ampleur, une catégorie
d’écrivains qui se dressent contre Heidegger et ramènent inlassablement tout à son
histoire d’adhésion politique au sein du parti social-démocrate et sa compromission,
jamais reniée mais passagère, dans les idéaux du troisième Reich. Après Emanuel Faye,
c’est au tour de François Rastier, dans un article publié en 2009 dans la revue
Labyrinthe, sous le titre de Heidegger aujourd’hui, avec des critiques très accusatrices.
Le XXIème siècle est ainsi venu avec son lot de penseurs prêts à rappeler Heidegger à la
barre, à chaque fois que cela est possible. Ce mouvement a beaucoup évolué ces vingt
dernières années. Est-ce que ce nuage va pouvoir cacher la lumière de cet esprit éclairé?
Non, cela n’enlève rien à la grandeur philosophique de l’homme, il est reconnu comme
le dernier grand philosophe et précurseur de l’existentialisme, celui qui a nourri la
pensée humaine après l’épisode marxiste et a donné matière à un idiome commun qui
fait le fond de la discipline académique.
1
- Gadamer : Chemins de Heidegger, p. 10.
68
Déjà en 1955, Beaufret écrivait : « On ne résume pas la pensée de Heidegger. On ne
peut même pas l’exposer. Sa pensée est ce rayonnement insolite du monde moderne luimême en une parole qui détruit la sécurité du langage à tout dire et compromet l’assise
de l’homme dans l’étant1».
Gadamer raconte sa première rencontre avec lui : «La première rencontre avec son
regard montrait tout de suite qui il était : quelqu’un qui voit, un penseur qui a des
yeux2.» C’était en 1923. C’est cela qui fait toute sa singularité parmi les philosophes de
notre temps, ce don qu’il avait de toujours rendre les choses intuitives, embrassant d’un
seul coup d’œil ce qui est à connaitre. Puis il continue : «Quant à sa voix, quand elle est
dans les tons graves, elle s’entend vigoureuse et mélodieuse, alors que dans les tons
aigus, elle donne l’impression d’être un peu gênée et à la limite un peu surmenée, voire
angoissée 3 .» Il conclut : «Ecrire représenta pour longtemps un véritable tourment,
j’avais toujours la damnée sensation que Heidegger regardait par-dessus mon épaule4.»
1
- Jean Beaufret : « Le poème de Parménide », Revue philosophique, no 4/2002, p. 402.
2
-Gadamer : Chemins de Heidegger, p. 28.
3
- Ibid. p. 28.
4
- Georg Hans Gadamer : autoreprésentation, in : La philosophie herméneutique, PUF, 1966, p. 29.
69
CONCLUSION
Heidegger s’est interrogé sur l’être et sur l’être de l’homme mais il a réalisé qu’il ne
peut trouver une réponse riche de sens, s’il ne creuse pas en profondeur l’histoire de la
tradition. Il repart aux Grecs qu’il considère comme les dépositaires et les fondateurs de
la philosophie et de la pensée occidentale, la seule structurée et complète. D’après lui,
les Grecs ont posé toutes les grandes questions et esquissé toutes les possibilités de
réponses. A tout moment, pour tous les thèmes, devant chaque énigme ou incertitude
qu’il rencontre et à la base de chaque développement, il se réfère à eux pour se
rapprocher du vrai, du bien et du beau. Ce ressourcement est fondamental pour la
construction de sa pensée. C’est ce qu’il appelle, dans Essais et Conférences, «le retour
à la maison natale», le pilier central.
La question de départ, « Pourquoi il-y-a l’être et non pas plutôt rien ? », ainsi posée dès
l’aube de l’histoire, interpelle l’entendement humain sur l’origine et le principe de toute
chose. Elle n’est chargée d’aucune inquiétude, au contraire elle exprime tout
l’étonnement qui se peut devant ce qui est. C’est une question portée par de grands
noms comme Anaximandre, Parménide ou Héraclite qui se réjouissaient du sens, de
l’organisation et de l’évidence du commencement des choses ; et un peu plus tard, par
Socrate, Platon ou Aristote qui s’interrogeaient sur la compréhension et l’interprétation
de cette organisation, introduisant l’homme, seul détenteur de la connaissance, en
principal moteur de cette compréhension, parce que le seul qui s’interroge sur lui-même
et sur l’être dont il est partie intégrante.
La pensée grecque est en effet une construction décisive dans la pensée de l’humanité
qui semble définitivement structurée. Mais comment les successeurs de cette pensée de
l’être vont-ils la percevoir et l’utiliser ?
Le Moyen-âge profitera de la théorie platonicienne et aristotélicienne pour avancer dans
la voie de la métaphysique. Mais cette voie ne convient pas à Heidegger qui ne produira
sur cette période aucune œuvre significative, excepté sa thèse de doctorat et quelques
70
conférences. Pourtant, plusieurs noms retiendront son attention comme Saint Augustin
qu’il affectionne particulièrement et Saint Thomas qu’il contredit souvent. Néanmoins,
cette étape lui sert de support, c’est un canal important pour passer aux temps modernes
et à l’ère contemporaine.
Heidegger sera beaucoup plus loquace sur les périodes tardives pour mettre chaque
penseur à sa juste place et régler ses comptes avec les courants qui entravent le
développement de la pensée. Pour montrer la profondeur de chaque chose, il va creuser
dans la langue afin de réhabiliter de vieux termes qui lui permettent de se mouvoir au
milieu des problématiques philosophiques et des thématiques diverses. Il revient sur
l’histoire de certains mots, surtout ceux qu’il trouve vieux, démodés, dépassés, à
rénover ou encore à réformer, parce qu’en l’état ils ne conviennent pas au sens et au
poids de ses idées, pour mieux cerner les caractéristiques de l’être et de l’homme.
Dans les temps modernes, ce besoin de liberté, d’expansion et de rationalité, qui secoue
le joug du Moyen-âge et le carcan de la métaphysique, semble l’intéresser. En plus,
cette période est aussi caractérisée par l’action, le développement économique, de
grandes inventions industrielles et une avancée scientifique qui va déteindre sur la
philosophie. Une tendance qui s’accentuera jusqu’à l’ère de Heidegger, ce qui est moins
réjouissant pour lui.
Heidegger a été le disciple d’Husserl qui voyait en lui l’avenir de la phénoménologie.
Mais il n’apprécie pas le projet husserlien de régler les problèmes de la crise de la
pensée en soumettant la philosophie à l’exactitude des sciences et des mathématiques.
Pour lui, le rôle de la philosophie est fédérateur, c’est elle qui dessine aux sciences leurs
méthodes, évalue et oriente leurs résultats. Elle est la source de l’éthique et de la valeur.
Il en arrive ainsi à la nécessité de soumettre à l’analyse les méthodes et les courants de
pensées de son époque, probablement pour éviter les débordements et les déviations qui
ont eu lieu par le passé.
71
INTRODUCTION
En passant en revue l’histoire de la pensée, Heidegger constate cette décomposition et
ce démembrement qui caractérisaient les sciences, de plus en plus détaillées, engendrant
l’éclatement de la pensée en un nombre considérable d’écoles et de courants nouveaux,
qu’il devient difficile d’espérer une philosophie qui les regroupe tous. En allant à la
recherche de la cause qui empêche réellement cette unification, il réalise que la question
de méthode se pose en priorité. Un homme multiple, au sens diversifié ne peut être
regardé d’un angle étroit. En posant la question sur le sens de l’homme, il constate
d’une part que la métaphysique borne le chemin de la réflexion sur l’homme ; d’autre
part, d’autres courants avant lui ont voulu préserver la liberté humaine mais ont été pris
au piège de la métaphysique.
Ainsi, il décide de soumettre les méthodes et les courants de pensées à une minutieuse
analyse afin de comprendre comment a évolué la philosophie et essayer de réformer ou
de déconstruire ce qui ne convient plus à l’homme contemporain.
Il déconstruit la phénoménologie et analyse l’humanisme et l’existentialisme, des
courants pourtant récents et novateurs qui ont tenté de redonner à l’homme sa valeur
initiale, mais n’ont pas su se libérer des restes des marques et repères de la
métaphysique. Or, c’est la métaphysique qui a fait oublier l’être en s’occupant de
l’étant. Il remarque, parmi les pages de l’histoire, qu’il n’est pas le premier à vouloir
retourner à la question initiales. Quelques philosophes s’accrochent encore à l’être
comme Locke, d’autres se revendiquent de la pensée de l’existence comme Spinoza, ou
encore Descartes, Kant et Nietzsche qui ont un même besoin d’inventer un outil pour
comprendre et exprimer le sens de la pensée. Ce qui va lui redonner espoir et favoriser
la construction de ce qui sera « la pensée heideggérienne ».
72
CHAPITRE PREMIER
UNE METHODE APPROPRIEE POUR COMPRENDRE LE DASEIN
Pour retourner à la question de l’être, telle qu’elle a été posée chez les Grecs, Heidegger
s’est confronté au problème de méthode. En cette période où les sciences ont déjà plein
pouvoir et plusieurs écoles et disciplines qui traitent de la vie de l’homme en société
revendiquent leur part d’exactitude comme l’histoire ou la sociologie, comment
protéger la philosophie du morcellement et de la rigidité ?
Le retour à la question de l’être telle qu’elle a été posée par les Grecs est un besoin de
retour à la simplicité, avant que le monde ne soit engagé dans une complexité
croissante. Cette question dans sa globalité, son originalité et son originellité était
nécessaire car le monde et la pensée se sont éloignés de l’objectif que s’est assigné la
philosophie. Celle-ci court d’ailleurs le risque d’une totale métamorphose et le danger
de ressembler à ce qu’elle n’est pas, si ce n’est déjà fait. Il est donc urgent de trouver un
fil conducteur pour repartir là où la question de l’origine a été posée dans sa forme la
plus simple.
Se défendre contre les sciences n’est pas nouveau. C’est un vieux problème qui date du
Moyen-âge, lorsque des courants chrétiens se défendaient des influences grecques et
d’autres au contraire défendaient la pensée grecque des déformations chrétiennes.
Heidegger s’inscrit dans le prolongement du deuxième. Cette attitude a été celle de Carl
Braig du point de vue de la logique et de Dilthey du point de vue de l’histoire ; c’est ce
qui a encouragé Heidegger à aller vers la question de l’être dans Sein und Zeit en
l’abordant à partir de son historialité1.
1
- Jacques Rivelaygue : Le Problème de l'Histoire dans Être et Temps de Martin Heidegger, sous la
direction de Jean-Pierre Cometti et Dominique Janicaud, Paris - Sud, 1989, p. 263-265.
73
Avant de s’engager sur le chemin du retour à la question de l’être, il consacre une partie
du contenu de Sein und Zeit à la critique des différentes méthodes et entreprend un
débat sur la recherche de la méthode idoine. L’ouvrage est d’ailleurs traversé par
l’inquiétude de trouver la méthode idéale pour approcher la question de l’être, en
mettant ensemble plusieurs sous-articulations. On peut donc dire que cette interrogation
dès l’introduction de la question de l’être en général n’est pas secondaire. Il aborde le
problème sous le titre très explicite de « La double tâche de l’élaboration de la question
de l’être : méthode et plan de la recherche ». L’inquiétude est sérieuse, il y reviendra
aussi dans d’autres ouvrages jusqu’en 1962, dans la conférence « Temps et Etre » où il
fait encore le point sur la question de méthode, avec un large usage de la dialectique.
S’il lance le débat, c’est parce que la confusion qui règne autour de la question de l’être
relève d’abord d’un problème de méthode. La méthode indique la direction qui précède
et guide la marche des travaux et la réflexion dans la recherche de l’étant, quant au fait
qu’il soit et quant à son être en tant que tel1. Elle est comme le soleil, l’éclaircie, on ne
prend pas soin de le regarder, mais c’est grâce à lui qu’on identifie clairement le chemin
qu’il faut suivre. Mais au lieu de se limiter à poser la question du choix de la meilleure
méthode à suivre, il s’impose l’exercice de savoir l’origine et le chemin parcouru par
chacune et leur contribution au questionnement sur l’être.
S’interrogeant sur la construction même de l’essence de la méthode, il commence par
distinguer questionner de chercher, et le questionnement du questionné. Ce qui est
capital car s’interroger, c’est se poser des questions autour d’un sujet déterminé et le
questionnement s’inscrit dans la méthode2. Mais la question est délicate, parce que le
questionné de la philosophie qui est l’être est soumis aux mêmes conditions que le
questionné des sciences sociales qui est l’homme.
Tout « questionner » est un « chercher », tout « chercher » tire son thème de recherche
de la direction qui précède et guide sa démarche, dans le sens où chaque étant exige une
discipline et une méthode d’approche qui se trouve en lui. La chose est interrogée pour
donner des réponses qui rapprocheraient de son être propre. Dans ce sens, elle est
questionnée sur ce qu’elle est : vie naturelle, espace, histoire, langue et bien sûr
l’homme… Ce sont des objets d’étude qui ont des sciences correspondantes et des
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 28.
2
- Ibid., p. 29.
74
méthodes appropriées. Pourtant, dira Heidegger, ce n’est pas cette richesse ou cette
abondance qui témoigne du développement ou du progrès des sciences. Le progrès
d’une science provient soit des crises cycliques qu’elle vit inévitablement à des
tournants de son histoire où elle remet en cause son rapport aux autres sciences, son
rapport à son propre sujet et ses concepts de base.
Les étants constituent les thèmes des différentes sciences, l’homme constitue le thème
des sciences sociales, l’être et l’être de l’homme constituent le thème de la philosophie.
La philosophie ne peut avancer si les sciences sociales n’avancent pas et les sciences
sociales se trouvent bloquées si les différentes sciences des choses de la nature ont un
problème. Ce déséquilibre peut être à l’origine d’une crise des sciences et de la
philosophie. Il engendre des problèmes de méthodes, alors que l’évolution d’une des
trois parties engendre un changement dans la nature du rapport avec les autres et, par
voie de conséquence, un changement dans la méthode d’approche.
Auguste Comte parlait de la crise de la philosophie qu’il voulait soumettre au
positivisme scientifique et Husserl a soulevé, dans Recherches logiques, la question de
la crise des mathématiques engendrant la crise de la philosophie.
Heidegger affirme dans Sein und Zeit que le moment de crise est une épreuve pour les
sciences, il permet de remettre en cause non seulement leurs concepts, leur mode
opératoire, la manière dont leurs sujets sont définis, mais aussi leur propre raison d’être
et leur niveau d’autonomie. Elles trouvent leur force dans cette capacité à revisiter leurs
concepts de base avec des investigations anticipatrices1. La philosophie aussi a besoin
de son moment pour vérifier son intégration à l’environnement scientifique en perpétuel
changement, pour renouveler sa relation à lui, en se surpassant à chaque fois pour se
mettre à niveau. En clair, si le thème des sciences évolue, il induit l’évolution de la
philosophie, car elle reste le catalyseur et l’outil d’orientation et d’évaluation de toutes
les sciences. C’est dans ce sens que Kant a proposé de dégager ce qui appartient à la
nature de ce qui relève de la théorie de la connaissance ou de la méthode. Il parle d’une
logique transcendantale apriorique, entendant par là une logique qui s’applique aux
1
- Ibid. p. 33/34.
75
domaines de la nature qui constitue le sujet d’étude, et non pas simplement un procédé
de mathématique fondamentale1.
L’homme, le Dasein, est le thème et l’acteur des sciences, leur sujet et leur objet. « Il
n’a qu’à être pour que cet être qui est le sien lui soit découvert 2.» Heidegger utilise trois
termes pour exprimer les états de conscience du Dasein dans son rapport au monde
extérieur : ontique, pour dire qu’il est un objet d’étude au même titre que n’importe quel
objet, pré-ontologique pour exprimer son premier rapport conscient aux choses pour
comprendre sa façon d’être dans le monde parmi les étants, et ontologique pour indiquer
qu’il est sur le chemin du savoir et sur la voie de la connaissance de l’être. Les autres
étants ont seulement une présence « ontique », sans conscience.
Kierkegaard aussi a son mot à dire sur la question de méthode. Il distingue de fait le
discours philosophique du discours religieux, même s’il admet la possibilité de passer
de l’un à l’autre. Il construit son argumentaire sur une certaine forme d’opposition qui
rappelle le discours sur la vérité et consiste à dépasser la conception socratique qui
considère que la vérité relève de la subjectivité pour aller vers une objectivité qui place
la connaissance en dehors de l’homme. Le paradoxe socratique est une herméneutique
qui place la connaissance dans l’homme qui peut apprendre en se rappelant ou en
réveillant sa mémoire. Mais cette disjonction est un risque pour la science, elle est
subjective du fait que les hommes sont tous différents, alors que la connaissance ne peut
être que commune. Il propose ainsi d’aller vers l’idée d’une vérité extérieure à
l’homme, mais pour l’acquérir, il y a nécessité de faire appel à une méthode.
La méthode dont se réclamait Heidegger quand il a entrepris Sein und Zeit est l’optique
analytique de la phénoménologie d’Husserl. Mais après expérience, il s’est rendu
compte que son premier livre souffre du poids de la méthode phénoménologique qui ne
peut à elle seule suffire à régler la question de l’être.
La phénoménologie reste néanmoins la méthode qui domine Sein und Zeit. La valeur du
livre et la perspicacité de son auteur ont laissé un impact sur elle. Mais la façon si
particulière que l’auteur utilise en l’appliquant et le regard nouveau et singulier qu’il
porte sur les choses a partagé les points-de-vue des heideggériens, ce qui a conduit à la
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 35.
2
- Ibid. 36.
76
mise en place de nouveaux modes d’approche ou de nouvelles phénoménologies, se
démarquant ainsi de la méthode-mère.
En guise de définition, on peut dire que la phénoménologie 1 consiste à ne pas se
prononcer sur le monde et son existence, elle représente ainsi le «retour aux choses
mêmes». Il s’agit pour la personne de suspendre toutes ses visions antérieures et tous
ses préjugés pour se concentrer sur ce qui se présente à la conscience, l'apparaître.
Historiquement, le concept est récent. Mais les termes qui le composent renvoient à des
origines grecques. Issu de phainomenon (ce qui apparaît) et de logos, c’est l’étude de ce
qui apparaît de l'expérience et des contenus de la conscience, au sens de « prendre
conscience de quelque chose. »
Heidegger n’est pas le premier à marquer un temps d’arrêt sur le concept de
« phénoménologie ». Kant (1724-1804) avait déjà préparé un accès à la matière
phénoménologique. Une section de la Critique de la raison pure (1781) devait s'appeler
Phénoménologie, il préférera finalement l’appeler Esthétique transcendantale. Il y
opère la séparation entre la chose en soi2 et le phénomène. Elle occupe aussi une part
importante dans la pensée de Fichte (1762-1814) qui oppose, dans La Doctrine de la
Science (1804), la doctrine du phénomène ou phénoménologie à la doctrine de l'être et
de la vérité. Mais c’est à Hegel (1770-1831) que nous devons un pas de géant dans le
développement du concept grâce à Phénoménologie de l’esprit (1807), un des plus
importants ouvrages de l’histoire de la philosophie, tant par sa densité théorique que par
son influence sur les écoles de pensée du XIXème et du XXème siècle, à travers le monde3.
Husserl, pour sa part, a voulu résoudre la crise des sciences, notamment les
mathématiques, en tentant de les réunir par le biais de la méthode même. Il veut aussi
reconstruire la philosophie comme une science rigoureuse en faisant usage du même
outil.
1
- L'inventeur présumé de l'expression « phénoménologie » est Jean-Henri Lambert (1728 - 1777) :
mathématicien, physicien et astronome suisse-allemand, qui veut donner un nom à la «doctrine de
l'apparence». Mais c’est Edmund Husserl qui sera le fondateur officiel.
2
- Le noumène désignait déjà chez Platon la réalité intelligible dans le sens originel utilisé. Le sens est
détourné à dessein par Emmanuel Kant pour signifier «ce qui est au-delà de l'expérience qui en est
faite».
3
- Document numérique : http: // www.questionsenpartage.com/-lorigine-de-la-phenomnologieedmund-husserl
77
Son principe de base est simple, toute conscience est toujours conscience de quelque
chose : «Je vois un arbre», «je me souviens de l'époque où j'allais à l'école»…, tout est
«conscience de». Il s’agit d’abord de faire la description des vécus tels qu’ils sont, c’est
cela qui constitue le point de départ de la phénoménologie et soutire à l’expérience ses
dispositions essentielles. C’est cet aspect palpable, directement en rapport avec les
choses, qui a séduit Heidegger qui cherchait un lien entre les éléments du monde et ce
que voit l’esprit humain.
Questionné un jour sur le sens de la phénoménologie, Husserl répond : « la
phénoménologie, c’est moi et Heidegger 1 . » Ce qui signifie qu’Husserl réalise
l’importance du rôle que joue Heidegger dans le développement futur de cette méthode.
Pourtant, l’élève s’avère un disciple-dissident du courant de la phénoménologie
husserlienne. Il s’exprime lui-même sur ce qui finit par le séparer de son maître en lui
disant dans une lettre :
«Nous sommes d'accord sur le point suivant que l'étant, au sens de ce que vous
nommez « monde », ne saurait être éclairé dans sa constitution transcendantale par
un retour à un étant du même mode d'être. Mais cela ne signifie pas que ce qui
constitue le lieu du transcendantal n'est absolument rien d'étant - au contraire le
problème qui se pose immédiatement est de savoir quel est le mode d'être de
l'étant dans lequel le monde se constitue. Tel est le problème central de Sein und
Zeit - à savoir une ontologie fondamentale du Dasein2.»
Les propos de Heidegger sont clairs, le différend qui le sépare d’Husserl est d’ordre
méthodologique. Les deux hommes sont d’accord sur la définition de la notion de
l’étant et sur son mode d’approche. Mais pour Heidegger, le lieu où se situe l’étant est
aussi un étant, même s’il est soumis à d’autres critères d’étantité, alors qu’il en est
autrement pour Husserl. Ce qui rend différente la vision globale du maitre de celle du
disciple sur la question de l’être dans sa relation à l’étant en général et à l’espace en
particulier, induisant une différence sur le mode de penser « le temps ». Ce différend va
aussi influer sur le développement même de la phénoménologie, engendrant des écoles
de pensée aux points-de-vue très divergents. D’ailleurs, dès l’introduction de Sein und
1
- Gadamer : Chemins de Heidegger, p. 29.
2
- Michel Haar : Martin Heidegger, « Lettre à Husserl » du 22 octobre 1927, Paris : Editions de l'Herne,
coll. « Cahier de l'Herne », 1983, p. 67-68.
78
Zeit Heidegger la conçoit comme une possibilité à exploiter, et non une voie scientifique
ou philosophique définitive 1 . Ainsi, même si Heidegger appelle à son dépassement,
cette méthode va marquer l’histoire de la philosophie en essayant de s’approprier les
concepts authentiques à l’origine de la compréhension de l’être de l’étant, alors que la
métaphysique plonge l’être dans l’oubli.
Réalisant après la parution de Sein und Zeit que la phénoménologie ne suffit point pour
régler toutes les questions de la philosophie, Heidegger va faire intervenir
l’herméneutique, ou encore l’approche historique, littéraire ou poétique et même des
méthodes scientifiques comme l’observation ou l’expérimentation, conscient de la
nécessité d’un montage méthodologique pour expliciter au mieux ses thématiques. Ce
qui va donner lieu à une diversification de thèmes et de méthodes, lui permettant
d’approcher ses sujets par plusieurs angles d’attaque et de rassembler des éléments de la
pensée que les différentes sciences ont éparpillés par souci de détail, empêchant ce qui
est essentiel dans l’homme de faire ou de refaire surface.
Le dépassement de la phénoménologie devient d’ailleurs une nécessité, un besoin
insistant surtout après la deuxième guerre mondiale, car le monde était à la recherche
d’une méthode miracle pour retrouver cet homme perdu dans une foule de choses qu’il
ne comprend pas et qu’il maitrise encore moins. Il faudrait pour cela exploiter toute la
richesse de la philosophie, les textes de Kant, à côté d’autres philosophes allemands,
américains et anglo-saxons plus réalistes, pragmatiques et proches de la vie de l’homme
au quotidien, pour ouvrir de nouvelles voies. La phénoménologie convenait à Heidegger
car elle s’annonçait comme une méthode d’approche qui consistait simplement en une
description interprétative de son sujet détaillée et assez complexe. Ce qui a aussi attiré
plusieurs penseurs des années 1920 qui voulaient adhérer à un projet commun sans
renier leur propre pensée, comme Fichte, Natorp et Scheler qui ont entouré Husserl.
Mais la phénoménologie a peu à peu perdu sa place d’honneur et Heidegger fait appel à
d’autres méthodes pour compléter sa démarche. Il s’intéresse à l'« histoire de la
philosophie » et parle de la nécessité de l’avènement d’une véritable « conscience
historique » succédant à l'érudition compilatrice des siècles antérieurs2. Il rencontre les
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 61.
2
- Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 115.
79
néo-kantistes, des sociologues, des historiens et des philosophes positivistes comme
Dilthey, Jaspers ou Simmel et se dresse contre l’objectivisme, la technicité,
l’anthropologisme, le biologisme et le psychologisme. Il refuse de se suffire à une
méthode proposée par les sciences exactes pour approcher la philosophie et les sciences
de la société de façon générale, prévenant le risque que celles-ci ne répondent plus aux
exigences d’époque1.
En réalité, ce besoin de faire appel à plus que la phénoménologie pour approcher la
philosophie de l’homme et de la société est ancien chez Heidegger. Déjà en 1915, dans
sa leçon d'habilitation consacrée au Concept de temps dans la science historique, il
témoigne de son intérêt pour les questions du temps et de l'histoire avec notamment le
besoin de défendre l’histoire en générale et l’histoire de la philosophie en particulier 2.
En 1923, Gadamer l’a vu, dans une fraicheur de jeunesse, remettre en cause les
méthodes universitaires classiques, exprimant clairement son désir d’exploiter les
capacités et mérites de l’herméneutique. Il restera dans ce besoin d’utiliser
« l’herméneutique » pour comprendre l’homme pendant plusieurs décennies. Il
l’explique en profondeur à ses étudiants alors que la méthode est encore inconnue en
dehors de l’université de Freiburg en Brisgau. Il utilise pleinement le mot dans un cours
dispensé cette année-là, mais qui ne sera publié qu’en 1988 dans les Œuvres complètes3.
On retrouve même le terme dans un de ses textes de 1919. Ses élèves l’évoquent
souvent et le réclameront longtemps, Gadamer dans une conférence présentée en 19574,
et Otto Pöggeler en 1963 dans son classique sur Le chemin de pensée de Heidegger.
Bien sûr, grandement présent dans Sein und Zeit, malgré ses inquiétudes, l’auteur en
parlera en prenant ses distances par rapport à la métaphysique, il parle alors de
« l’herméneutique de l’histoire de la métaphysique », qui reste le prolongement de
l’herméneutique de Sein und Zeit5.
1
- Christian Dubois : Heidegger : Introduction à une lecture, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p.
194.
2
- Françoise Dastur : Heidegger et la pensée à venir, édition Vrin,‎2011p. 17.
3
- Martin Heidegger : Œuvres complètes, 56 -57, 117.
4
- Gadamer : Le problème de la conscience morale, Paris : Seuil 1963, réédité en 1996, p. 49-58.
5
- Jean Grondin : Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer, in : P. Capelle et al. ;
Le souci du Passage, Paris, Cerf, 2003, p. 2-3.
80
En guise de définition, l’herméneutique1 (Perihermeneia) est l’art d'interpréter ou l’art
de la théorie de la lecture et de l'explication des textes, un outil d’interprétation des
textes particuliers, des textes religieux comme la Bible ou le Coran ou encore des textes
de la pensée magique, des symboles divinatoires, des mythes et des légendes, on parle
dans ce cas d’herméneutique sacrée. En tant que telle, elle est plus ancienne que les
religions, les spiritualités et la philosophie 2 . Elle a aussi fait référence pendant la
Renaissance, notamment avec Martin Luther et Jean Calvin qui ont voulu donner un
nouvel élan aux interprétations des textes religieux. Dans ce cas, elle propose
d’introduire des réformes pour simplifier la compréhension en accord avec les sciences,
la vie au quotidien, la médecine, la pharmacopée qui peut même être mélangée à une
dimension astrale que traduisent les méthodes de guérison traditionnelles associées à
l’astrologie de l’époque.
En philosophie, l’herméneutique est définie comme une théorie d'interprétation qui
analyse ce qui est manifeste, ce qui la rend familière de la phénoménologie, elle
s’applique autant à la question de la liberté humaine qu’à l’interprétation d’une œuvre
d'art. Cette extension de l’herméneutique au monde de l’art est un volet qui a attiré
l’attention de Heidegger et augmenté son intérêt, car le langage de l'art représente pour
les herméneutes le lieu où la vérité de l'Être se déploie, au-delà de la description
scientifique des étants particuliers.
La phénoménologie et l’herméneutique ne se contredisent pas chez Heidegger, elles se
croisent plutôt et peuvent se compléter, un croisement dicté par l’objet-même de la
réflexion méthodologique qui était essentiel à Sein und Zeit. Mais il fait aussi appel
l’ontologie rendue nécessaire par les besoins des thèmes si complexes que sont « l’être »
et « l’homme ».
L’ontologie, qui se définit comme l’étude de l’être en tant qu’être, est une philosophie et
une méthode d’approche qui a accompagné la question de l’être depuis ses débuts, au
point d’en être une partie intégrante. Elle est aussi totalement intégrée à Sein und Zeit, si
bien que Heidegger n’en fait pas un choix qu’il adopte ou récuse, elle s’est imposée à
1
- Le terme découle du nom du dieu grec Hermès, le messager des dieux et interprète de leurs ordres. Il
réunissait à l’origine la logique d’Aristote et l'interprétation des textes religieux.
2
- Le terme Herméneutique est récent, il est apparu sous la plume de Friedrich Schleiermacher (17681834) et Wilhelm Dilthey. Voir : Friedrich Schleiermacher : Herméneutique, pour une logique du
discours individuel, Le Cerf, 1989.
81
lui parce qu’elle a accompagné les présocratiques et les platoniciens, tant et si bien que
même la paternité en est attribuée à Parménide d’Elée, le premier qui a avancé, comme
vérité, le fait que ce qui est (l'être) est, sans négation et sans altération.
Mais il l’a tout de même reformulée de façon particulière, pour comprendre l'essence de
l'homme en partant de la vérité de l'Être, une nouveauté qui rompt avec la tradition
philosophique depuis les origines. Plus qu’un chemin, plus qu’une méthode, plus qu’un
système, il la conçoit comme une somme qui regroupe l’être, l’homme, la peur,
l’angoisse… et même la métaphysique et la question de l’humanisme1.
Heidegger fait aussi allusion aux méthodes de sciences exactes et expérimentales, à la
psychologie 2 et à l’anthropologie 3 . Ces deux dernières sont considérées comme des
sciences et comme des méthodes à la fois, parce qu’elles donnent accès à une
compréhension de l’homme autrement que par les méthodes classiques, elles se sont
épanouies au XXème siècle. Elles désignent l'étude scientifique des comportements
humains et se divise en un nombre important de branches d’études théoriques et
pratiques.
La nécessité de parler de l’anthropologie vient de l’altercation qui a opposé Heidegger
et Husserl sur le bon usage de l’anthropologie en tant que méthode d’interprétation de
l’homme. Pour la psychologie, les choses sont plus singulières, c’est plutôt les
1
- Ontologie : comme beaucoup de termes philosophiques, c’est un montage récent avec des racines
grecques. Sa formulation a paru sous la plume de Jacob Lorhard (1606) qui a utilisé le terme pour la
première fois dans son Ogdoas Scholastica comme un synonyme de la métaphysique et Johannes
Clauberg le reprend dans Elementa philosophiae sive Ontosophiae (1647).
2
- Le terme « psychologie » est issu du grec ancien : psyche (le souffle, l'esprit, l'âme) et logos (la
science, l'étude). Aristote en fait état dans son traité De l'âme, mais le terme, proprement dit,
apparaît pour la première fois sous la plume du savant humaniste croate Marko Marulić (1450-1524)
dans son ouvrage latin Psichiologia de ratio neanimae humanae dont la trace a été perdue. Ensuite,
le juriste et philosophe allemand Johann Thomas Freigsi en fait un premier usage. Enfin, le mot est
véritablement popularisé à travers les écrits de Philippe Melanchthon (1495-1560) qui le reprend
dans ses Etudes bibliques et ses Commentaires de la philosophie aristotélicienne.
3
- Malgré sa jeunesse dans l’histoire des sciences, le terme Anthropologie trouve ses racines dans le
Grec ancien : anthrôpos (homme) et logos (parole, discours ou science). Quelques praticiens
d’époque pourraient aussi en être les précurseurs. Hérodote décrivait dans Histoires les différentes
sociétés que les Grecs connaissaient, comme les Égyptiens et les Scythes, il peut ainsi être considéré
comme le père non reconnu de l'anthropologie.
82
psychologues et les psychiatres qui ont utilisé le Dasein comme un accès à la
compréhension de la psychologie humaine en mettant en place la Daseinanalyse1.
Il s’agissait pour eux de rejeter la psychologie classique qui soumet l’humain au moule
de la standardisation, voulant se rapprocher de Heidegger qui dénonce le modèle Gestell
d’uniformisation où tous les hommes se ressemblent.
D’ailleurs, plusieurs textes opposent Heidegger à Sigmund Freud (1856-1939), le plus
important nom dans la discipline. Ceci suppose aussi que Heidegger s’est prononcé,
implicitement ou explicitement, sur ce domaine de la connaissance de l’homme. Les
différences sont d’ailleurs évidentes, l’homme freudien est essentiellement fonctionnel,
il ne voit du monde que ce que ses besoins lui permettent de percevoir. Alors que pour
Heidegger, l’homme est ouvert à l’être et est capable de prendre du recul par rapport
aux objets immédiats pour réfléchir à leur devenir. C’est un être-au-monde riche en
monde, voire un créateur de monde et qui sait d’avance qu’il va mourir2.
Dans cette interaction méthodologique entre la psychologie, l’herméneutique et
l’anthropologie, on ne peut ignorer Derrida qui a modifié et développé la notion de
« déconstruction3 », un terme nouveau pleinement expérimenté par Heidegger, mais pas
dans le sens que lui donnera Derrida. La déconstruction est une méthode voire une école
de la philosophie contemporaine, une pratique d'analyse textuelle qui s'exerce sur de
nombreux types d'écriture comme la philosophie, la littérature ou le style journalistique,
pour révéler les décalages et les confusions de sens, son objet s’associe ainsi à
l’herméneutique.
Heidegger a annoncé l’avènement de la déconstruction à la fin de l'introduction de Sein
und Zeit et a promis de la développer ultérieurement. Il en parle ensuite dans Kant et le
problème de la métaphysique, mais de façon plus simple et plus contractée encore :
« Cette tâche, nous la comprenons comme la destruction, s’accomplissant au fil
conducteur de la question de l’être, du fonds traditionnel de l’ontologie antique aux
1
- Ludwig Binswanger (1881- 1966) est un psychiatre suisse. Il a rencontré Jung et Freud qui ont marqué
sa jeunesse. Mais il se détournera peu à peu de la psychanalyse pour créer la Daseinsanalyse
essentiellement inspirée de l’approche de Martin Heidegger.
2
- Le site de l’institut néo-socratique : Heidegger face à Freud: l’homme est-il plus qu’un animal? 2009,
http://www.insoc.fr/2009/07/heidegger-face-a-freud-homme-est-il-plus-qu-un-animal/
3
- On retrouve le terme Déconstruction chez Gérard Granel qui l’a choisi en 1955 pour traduire Abbau
qu'il veut distinguer de destruction qui traduit Zerstörung.
83
expériences originelles où les premières déterminations de l’être, par la suite
régissantes, furent conquises1 ».
Ces dédales à la recherche de la méthode idoine feront dire à certains critiques et même
à des disciples que Heidegger a marqué un tournant dans sa pensée.
Si le tournant consiste pour lui en un changement de méthode, on peut dans ce cas
évoquer plusieurs tournants. Ne faut-il pas plutôt parler de méthode heideggérienne qui
consiste à regarder le sujet par plusieurs accès et légitimer plusieurs possibilités pour
venir à bout d’une réflexion ? Des disciplines nouvelles, qui ne sont d’ailleurs pas
toujours philosophiques, s’appuient sur la méthode heideggérienne pour pouvoir se
mouvoir plus librement, se renouveler et sortir du carcan traditionnel qui les étouffe.
Mouchir Aoun2 explique comment le monde arabe gagnerait à faire appel à la méthode
de Heidegger pour reconstruire sa pensée. En effet, le début du questionnement, qui est
le propre de la philosophie, est d’abord un changement dans la méthode de pensée, c’est
avec elle que l’homme peut revoir et redéfinir ses priorités.
Allant au-devant de toutes les méthodes, Heidegger précise dans Sein und Zeit que ni la
compréhension d’un logos entendu comme «raison» dans son sens originaire, ni la
définition de l’homme comme animal supérieur parce que rationnel, ne lui conviennent.
Il propose d’approcher le Dasein avec un outil particulier qui est « l’analytique
existentiale », une méthode spécifique qui se détache des autres méthodes classiques
anciennes ou récentes. En reposant la question de l’être, en présentant l’étant tel qu’il
est et en multipliant les approches pour le comprendre, Heidegger présente le Dasein sur
un mode analytique. Il dit : «Les origines dont relèvent l’anthropologie traditionnelle, la
définition grecque et la directive théologique montrent bien qu’en s’attardant à
déterminer cet étant qu’est l’homme dans son essence, on a laissé dans l’oubli la
question de son être, cet être plutôt conçu comme «allant de soi» au sens de « l’être-làdevant » du reste des choses créés3.»
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 39.
2
- Aoun Mouchir Basile : Heidegger et la pensée arabe, Paris : L’Harmattan, 2006.
3
- M. Heidegger: Sein und Zeit, p. 77/83.
84
S’il a récusé les méthodes traditionnelles et soumis la question de la méthode à une fine
analyse avant d’engager la réflexion dans Sein und Zeit, c’est qu’il voulait éloigner le
Dasein de la dualité du corps et de l'esprit, de la dualité du sujet et de l'objet et de la
dualité de l'essence et de l'existence1 afin de le présenter comme un tout cohérent et
harmonieux avec tous des composants. Avec l’analytique existentiale, il définit la
philosophie comme une ontologie phénoménologique universelle qui part de
l’herméneutique du Dasein pour parvenir à l’analyse de l’existant, en fixant le point
d’ancrage là où jaillit tout questionnement philosophique2.
Le terme « existential » est un terme de l'ontologie que Heidegger utilise pour exprimer
tout ce qui se rapporte à la constitution intrinsèque de l'existence humaine. Le fait que la
liberté de l'homme soit une liberté en situation ou que son existence soit en réalité une
coexistence, dans le sens d’un « être-avec-autrui », sont des existentiaux. Il le distingue
ainsi d’existentiel qui exprime tout ce qui se rapporte à la façon dont l'homme éprouve
son existence, l'assume, l'oriente et la dirige. Un mode de vie, un projet de vie, un style
de vie sont existentiels. Certes, on peut envisager l'existence de deux façons : soit
comme compréhension de soi pour vivre, pour exister, sans se poser des questions de
philosophie théorique sur ce qu'est l'être de l'existence ; soit dans une compréhension
délibérée, méthodique, savante, en quête de connaissance désintéressée, qui emploie la
réflexion comme une forme d’analyse, dans une compréhension de soi axée sur
l'« existentialité », c'est-à-dire sur une existence ontologique. Mais pour atteindre la
structure de l'existence humaine dans ce qu'elle a de constitutif, il faut réunir les deux
éléments. C’est pour cela que Heidegger fait appel à « l’analytique existentiale » qui
sert à approcher, comprendre et analyser cette existence comme un « étant » qui n'est
pas comme les autres, car dans son être se pose la question de l'être, et sa
compréhension de soi passe par la compréhension de ce qui rattache le Dasein à l'être.
Cette capacité est propre au Dasein3, car lui seul peut interroger le monde et s’interroger
lui-même, une interrogation qui constitue, en ontologie, la condition de la connaissance
ontique et ontologique.
1
- Françoise Dastur : Heidegger et la pensée à venir, édition Vrin,‎2011, p. 79.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.44.
3
- Ibid. p. 38.
85
Si l’on prend en considération la question du « je » qui a déjà été approché par plusieurs
disciplines scientifiques et plusieurs philosophies, on constate que cette multiplication
n’accède pas au sens global mais fragmente le sujet en plusieurs parties. Pour cela,
Heidegger le reprend à la source, au-delà des explications diverses, pour permettre un
accès direct et autonome au problème et propose de l’approcher par l’analytique
existentiale. De ce fait, le « je » est un sujet actif qui s’autoanalyse et constitue en
permanence sa propre découverte. En disant « je », le Dasein quotidien se définit en tant
qu’«être-au-monde », avec et parmi les choses et les autres1, il ouvre aussi sur sa propre
liberté, ses soucis et ses angoisses. Seule l’analytique permet d’aborder le Dasein, en
prenant en compte toutes ses parties, essence et existence, au-delà de l’anthropologie ou
de la psychologie ou de la biologie ou de la physique ou encore de l’herméneutique,
sans laisser dans l’oubli la question de l’être2.»
L'analytique existentiale aborde aussi la question du langage, car au-delà de la
linguistique, du structuralisme et des bonnes règles de grammaire qui figent ou
désintègrent la question de l'essence du langage3, la question de la définition du langage
doit demeurer philosophique pour s’interroger sur la manière d'être du langage.
Ainsi, l’analytique questionne toute la quotidienneté de l’homme ou le « on-quotidien »,
des tracasseries de petits problèmes humains au travail hautement élaboré susceptible de
faire partie du contenu historial, tout constitue un thème de réflexion4.
1
- Ibid. p. 160.
2
- Ibid. p. 77/83.
3
- Ibid. p. 212-213.
4
- Ibid. p. 440.
86
CHAPITRE DEUXIEME
POLEMIQUES SUR L’OUBLI DE LA QUESTION DE L’ETRE
I.
Le problème de la question du sens de l’être
Heidegger ouvre le texte de Sein und Zeit en posant le problème du sens de l’être. Pour
le représenter, il utilise la notion de Lichtung1, la lumière. Insaisissable, elle permet de
rendre visible toutes les choses de ce monde tout comme l’être qui, en restant lui-même
invisible, rend visible les étants. Il présente ainsi la lumière comme le mode
d’investigation dont il a besoin pour avancer sur le chemin de la connaissance de l’être
et de l’être de l’homme.
Dès le début, il dit sa volonté de reprendre à la base la question de l’être et qualifie cette
opération d’« élaboration concrète2 », ce qui donne un sens singulier à sa perspective. Il
tente un retour au commencement, nécessitant une approche méthodologique différente
et nous transpose d’emblée dans la Grèce antique pour montrer comment la question de
l’être avait été posée, en tant que questionnement et en tant qu’étonnement. C’est le
thème d’une véritable recherche qui interroge : « Pourquoi il y a l’être et non pas plutôt
rien ? »
Pourtant cette question a cessé d’être essentielle, car un changement est survenu dans
l’approche méthodologique de la philosophie à la suite de l’évolution des sciences et cet
étonnement, qui était essentiel à la recherche de la vérité, est devenu accessoire à la
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 133.
2
- Ibid. p. 193.
87
pensée qui se construit désormais sur l’argumentation, la logique et l’observation directe
sur les choses.
Toutefois, reprendre la question de l’être à la base reste la meilleure façon de refonder
l’idée que l’être introduit l’étant, toute chose qui est, incluant l’homme, préférant ainsi
la déduction de la philosophie à l’induction des sciences expérimentales.
Mais comment opère Heidegger pour aboutir à ce postulat ? D’abord, il constate que la
question de l’être est tombée dans l’oubli, que le chemin pour y parvenir a été déjoué en
y adjoignant, à travers le temps, des éléments non conformes au but initial, ce qui rend
difficile le retour à son fondement premier. Ensuite il étale tous les dogmes qui se sont
construits autour d’elle et qui ont éloigné tout penseur de la perspective de s’en occuper.
Les arguments mis en avant sont : c’est une question d’ordre général, elle est évidente
ou encore indéfinissable. Arguments si répétés qu’ils deviennent évidents pour l’esprit
humain, comme un fait historique. Il dit : «La question de l’être est devenue un discours
supposé clair, étant couramment utilisé, l’être est tombé dans le sens général, il n’a plus
besoin d’être défini, chacun sait ce que ce mot veut dire1 ».
C’est pourtant une évidence dont on a apparemment perdu la voie d’accès. C’est peutêtre même la vraie difficulté de la question, aujourd’hui. Il explique justement que cette
difficulté de retrouver le chemin juste qui mène vers la question de l’être rend compte
de sa complexité et signifie que l’être n’est ni aussi général ni aussi évident, puisqu’il a
été difficile aux uns et aux autres, à travers les siècles, de parvenir à un discours
cohérent, homogène et rationnel à son sujet. Il va donc essayer de déconstruire ces
conclusions consensuelles2 .
Alors, les uns et les autres ont fini par se mettre d’accord pour désigner l’être comme
une unité qui fait face à la multiplicité, le distinguant des genres et des catégories. A
part ça, il reste un concept très obscur. Au sujet de son indéfinissabilité, il explique que
l’être permet de définir tous les étants, mais aucun ne peut le définir et la manière
traditionnelle de définir une chose ne peut lui être appliquée. Enfin, au sujet du
« concept qui va de soi », il est certes aisé de constater que l’être est partout, dans toutes
les définitions, toutes les situations, tous les états (ce garçon est heureux, ce garçon est
1
- Ibid. p. 26/27.
2
- Ibid. p. 28.
88
grand, ce garçon est travailleur…) Ce sont des états différents qui utilisent le même
verbe « être », un verbe qui définit tout et toute chose, mettant fin à l’énigme du flou du
sujet, de sa méconnaissance, de la confusion des objets dans leurs variétés et leur
multiplicité en donnant du sens à chacun, mais il s’enveloppe davantage de mystère et
de flou1.
C’est ainsi que Heidegger convient qu’il est urgent, évident et nécessaire de revenir à la
question de l’être. Il s’étale d’abord sur son usage dans la langue où l’être n’est pas
seulement important mais aussi et surtout incontournable et indispensable. Son absence
ne suppose pas la possibilité de lui substituer un autre verbe ou auxiliaire équivalent.
Cela mettrait fin au langage même, car l’être s’emploie dans tous ses états, verbe,
auxiliaire ou nom, il donne du sens à l’expression de l’homme, au « parlé ». Par
l’absence de l’être l’homme ne pourra pas se définir comme « disant » ou « discutant2 »,
car en parlant il dit sa façon d’être, le lieu où il est, et exprime son être intérieur…
Dire « les choses qui sont » est-ce qui distingue l’homme de tous les étants, objets,
animaux ou dieux. Parler c’est être en communion avec l’être qui signifie le « parler »
c'est-à-dire le logos.
Heidegger approfondit cet usage de l’être en tant que verbe, qui exprime un état de fait,
une situation. Les expressions « je suis », « tu es », « vous êtes » ou « ils sont »,
rapporte des formes d’existence en situation de… Il est difficile de concevoir ces choses
qui sont les sujets de cette conjugaison ou de cette grammaire sans « l’être » dans son
état conjugué. L’essence de ces sujets se trouve dans leur être, et la question
grammaticale est plus importante que la chose en soi, car la connaissance de la chose en
soi ne suffit pas, si son état d’être n’est pas défini. Ceci dit, l’être permet d’atteindre ces
variantes dans leur multiplication, mais il ne fait pas la lumière sur lui-même, au
contraire plus les variantes se multiplient, plus le brouillard s’épaissit autour de lui.
Ensuite, il conçoit que le mot « être » prend des sens multiples, « la porte est ouverte »,
« il est dans son pays », « il est venu », « la coupe est en argent »… A chaque usage le
mot/sujet est une découverte de l’usage de l’être, étonnamment simple et extrêmement
1
- Ibid. p. 27-29.
2
- Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 91.
89
différente. L’être est un sens ouvert, il absorbe toute la multiplication de significations
et de sens des étants qui sont en lui, sans se standardiser, en gardant sa richesse, son
originalité et la différence de chaque étant.
Mais que le « est » soit indéterminé ne suppose nullement qu’il soit vide, au contraire, il
doit rester indéterminé pour pouvoir déterminer les autres étants, il est déterminant et
déterminable1 dans la précision du sens. C’est ainsi qu’il reçoit toutes les formes, tous
les sens, comme un récipient modulable et maniable qui prendrait toutes les formes,
comme l’eau où on plonge les objets qui sont tous différents mais s’adaptent tous avec
lui. Ainsi, son sens se détermine par le devenir des étants.
Heidegger a essayé de présenter les différents aspects de la réflexion qui ont tourné
autour de l’évolution de la question de l’être. Nous savons qu’il y a « être » à travers la
présence des étants, mais ceci ne suppose pas qu’il est égal à la somme des étants qui le
constituent car sa valeur est hautement plus importantes qu’eux-tous réunis. C’est
comme le sens d’une phrase qui est autre chose que les mots, les verbes et les lettres
qu’elle compte. La phrase peut être lugubre ou claire, mais les mots sont simplement
faciles ou difficiles à comprendre. Chaque étant peut être cerné et comparé à un autre
étant semblable ou différent. L’être, lui, ne peut être comparé à rien. Heidegger le décrit
comme une signification évanescente, changeante qui ne dit rien de déterminé2. Mais il
ne peut pas être vide de sens, il comprend l’essence des étants spécifiques qui se
regroupent autour d’un sens premier qui est en lui sans être lui. Un arbre, une forêt, les
lieux où ils se situent sont des étants, il y a aussi ce qui réunit tous les arbres, ce qui fait
qu’ils soient des arbres et non des armoires, des racines, des feuilles ou des bourgeons,
c’est l’essence de l’arbre qui n’a aucune représentation matérielle mais le sens est clair
et déterminé. En acceptant la multiplicité des étants, on remonte à la richesse de l’unité
de l’être qui est au-delà de la somme des choses qui le constituent pour triompher du
vide qui le menace3.
Enfin, il annonce que seul l’homme, même s’il fait partie des étants, a une éminence qui
découle de la prééminence de l’être. Il est le constructeur de la connaissance et a la
1
- Ibid. p. 99.
2
- Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 86.
3
- Ibid. p. 89.
90
capacité de dévoiler et de découvrir. Cette capacité est rendue par les notions de
dévoilement et de découvrement de l’être.
C’est donc lui qui va procéder à la connaissance et la reconnaissance de l’être qui reste
encore obscure, embrouillé et éparpillé dans la multiplication des étants. Seul l’homme
peut parvenir à un savoir sûr, ferme, déterminé au niveau de l’être en essayant de le
débroussailler, l’éclaircir, l’arracher à la latence. C’est pour ça que la question de l’être
et le retour vers elle à tout moment est capitale et seul l’homme peut faire l’expérience
de l’être, le concevoir, rechercher son sens, en comptant le fait de questionner le sens
sur lui-même. Convaincu que seul l’homme est un accès à l’être, Heidegger montre à
plusieurs endroits de Sein und Zeit la nécessité de poser ou de reposer la question du
sens de l’être1 par ce biais unique.
Le langage humain sur l’être est affirmatif et la permanence du discours sur l’être veut
que « la chose est ». On ne peut pas dire que l’être n’est pas, mais que la chose est juste
ailleurs. C’est vrai qu’on suppose dans le langage commun qu’il fut un temps, dans un
passé lointain, où l’homme n’était pas et les choses aussi et dans un futur lointain où il
ne sera peut-être plus (quand on annonce la fin du monde). Mais ce discours, vrai par
consensus, ne dit rien de vrai au sujet de l’être, il nous transpose dans un monde de
légendes, même s’il pose en philosophie des questions fort intéressantes comme la
question du temps ou la question d’un étant particulier qui est l’espace ou encore le
rapport du temps à l’éternité. Cela pose aussi l’inquiétante question de savoir si le temps
est un étant ou s’il est tributaire de l’être.
Heidegger parle de l’aspect évolutif du langage qui peut orienter le sens de l’être qui est
naturellement intégré au langage et à son environnement, de sorte qu’on ne peut parler
sans faire pleinement usage du contenu du monde qui nous entoure. Dire « je suis en
retard» n’a pas le même poids que « je suis né ». Mais dire « Pourquoi je suis né ? »
aujourd’hui ne comporte pas les mêmes explications qu’il y a des siècles. Le monde a
connu tellement de changements que les approches scientifique, existentielle et
métaphysique se trouvent modifiées, suggérant des réponses complètement étrangères
l’une à l’autre allant d’un fatalisme naïf à une explication scientifique selon les règles
de la génétique.
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, (§32- p. 193, §44- p. 240, §67- p. 395).
91
Pour comprendre l’interprétation heideggérienne du concept de l’être, il est utile
d’interroger ses prédécesseurs sur leur propre point de vue. D’abord Husserl, son
professeur, qui a posé la question du rapport de la philosophie à la science, intégrant la
question dans ce rapport même. Il reconnait aux sciences positives la vocation à
procurer un savoir suffisamment précis et efficace dans chacun de ses champs pour en
tirer des applications pratiques particulières. L’être dépend du savoir ontologique et il
parle d’ontologies régionales qui s’occupent chacune d’un domaine précis de l’être ou
d’une spécialité 1 . C’est ainsi que la question du sens de l’être devient une question
directement solidaire de la science.
Pour Christian Wolff 2 qui le précède, l’interprétation de l’être ne peut être que
scientifique ou sous-tendue par la science. Il distingue trois régions fondamentales de
l’être, celle du monde ou l’être mondain, celle de l’âme ou l’être psychologique et la
troisième qui se réfère à l’idée de Dieu ou l’être spirituel et divin, qu’on peut appeler
celle de la métaphysique.
Heidegger n’a pas supporté cette façon mécanique de défragmenter l’être, comme un
noyau et ses atomes. Pour lui l’être est Un, il le considère en profondeur dans la
verticalité et non étalé devant lui par spécialité, comme dans les départements d’une
université. Il accorde à la question de l’être une priorité ontologique estimant que
l’ontologie fondamentale devance et prime sur les ontologies régionales – s’il y a lieudont parle Husserl. Le sens de l’être précède la lecture de l’être par la science car l’être
a toujours déjà du sens. Il avance aussi, à l’inverse d’Husserl, que le Dasein est un étant
parmi les étants dont la détermination est d’abord ontique, elle deviendra ontologique en
fonction de l’évolution de sa pensée sur son être et sur le monde.
En fait, les deux priorités, ontique et ontologique, se rencontrent. Elles sont
respectivement celle des scientifiques et celle des philosophes. Autrement dit, ce que
l’on peut dire de l’existence en général est ontologique; ce qu’est cette existence, à
travers ses aspects contingents, historiques, ou matériel est ontique. Dans ce sens, la
1
- www.questionsenpartage.com/structure-formelle-de-la-question-de-l-être-chez-martin-heidegger
2
- Christian von Wolff (1679 -1754) est un mathématicien et philosophe allemand, disciple de Leibniz,
auteur d’un système totalement rationaliste (Philosophie première, 1728), il eut une influence
considérable sur Kant.
92
science n’aura jamais une préoccupation ontologique, car elle s’occupe seulement des
déterminations ontiques de l’étant. L’ontologie relève de la philosophie, mais toute
connaissance qui se rapporte aux objets du monde perçu ou connu, même s’ils
constituent la conscience du monde, reste ontique parce que ceux-là relèvent de la
science.
Cette distinction entre l’ontique et l’ontologique, Heidegger la mettra en évidence dans
plusieurs situations. Il parle aussi de termes aux sens équivalents comme l’existential et
l’existentiel ou encore l’authentique et l’inauthentique. Dans toutes les questions
relatives au monde, relative à la mort, relative à soi-même, il discerne entre ce qui est de
l’ordre de l’existential, ontologique et authentique c’est-à-dire du philosophique, et ce
qui est existentiel, ontique et inauthentique et relève du scientifique.
Un tel mode d’approche ne manque pas de générer une confusion dans la définition des
limites entre les états de conscience des choses en causant beaucoup d’inquiétudes tant
aux scientifiques qu’aux philosophes. L’homme est toujours ontiquement au plus
proche de lui-même car la connaissance ontique est d’emblée abordable et donne une
possibilité de se comprendre et de comprendre le monde apriori. Il est par contre
ontologiquement le plus éloigné de lui-même, parce qu’il n’a jamais fini de se
connaitre, de se découvrir et de découvrir le monde qui l’entoure. Démêler les modes
d’être de l’humain à l’intérieur du monde, parmi les choses du monde et par rapport à
lui-même est d’une grande complexité, et le temps ne modifie en rien ce genre de
vérités. Mais l’homme reste toujours en quête du savoir ontologique.
Mais cette approche Heideggérienne pour montrer que le regard scientifique pense
faussement détenir la vérité ontologique quand il aborde l’homme par une optique
particulière n’est pas nouvelle. Ce n’est pas la première fois que des philosophes tentent
de cerner l’être par une optique particulière. Et l’être se retrouve ainsi à chaque fois au
centre des débats. Platon rapprochait l’être d’Idea qui fonde la théorie des idées, alors
qu’Aristote montrait, dans la Métaphysique, le danger du jugement de généralité
exprimé communément par « l’être en général ». Dans Somme théologique, saint
Thomas d’Aquin assimilait l’être à transcendens, où il n’est pas tout à fait l’Un mais il
s’oppose néanmoins à la multiplicité des genres. Saint Thomas et Duns Scot ont même
réintroduit la question de l’être et de l’Un dans les débats philosophiques de leurs
époques respectives, dans le but de reprendre les échanges là où les Grecs les avaient
93
laissés. Plus récemment, Hegel a tenté de reprendre le débat à partir des Grecs,
déterminant l’être comme l’immédiat indéterminé, mais dans sa logique il n’est nulle
part question de l’unité face à la multiplicité.
Ainsi, en plus du rapport à la langue et de la multiplication du sens, Heidegger évoque
les limites de la question de l’être dans son essence, qui est d’abord et depuis les Grecs
une question sur la provenance et sur l’avenir ou le devenir. Dans Introduction à la
métaphysique, il part du risque de voir l’être se vider de son sens, pour contrecarrer la
métaphysique traditionnelle qui va de l’étant vers l’être pour imposer à l’être des limites
et faire valoir des substituts comme le devenir, le paraitre, le penser, l’idée, le devoir ou
encore la valeur. Or l’être ne peut être expliqué, compris, assimilé, juste à partir de la
somme des étants. Heidegger donne l’exemple de l’actualité de l’Occident en se
demandant si l’être dans son état présent n’est pas la dernière fumée d’une réalité qui
s’évapore, la fin d’un temps, car même sil est encore digne de questionnement, l’être
s’expose à tout moment à une compréhension amaigrie, amoindrie et réduite que
l’homme fait au profit de la métaphysique.
II.
Les limites de l’être
Heidegger a consacré une partie de l’Introduction à la métaphysique à la définition des
limites de l’être. Il entend par « limites » les axes de réflexion ou les domaines où la
notion de l’être se manifeste. Pour l’étant, les choses sont plus simples parce qu’il a un
sens concret et diversifié, même si chaque chose cache en elle la profondeur de l’être
qui se fait l’expression de la connaissance de l’époque où elle est, et chaque époque a
son regard propre sur les choses et leur essence.
Heidegger propose alors quatre formes ou états mis en évidence à différentes époques:
« être et devenir », « être et paraitre », « être et penser », « être et devoir »1. Dans les
deux premières limites connues depuis les Grecs, l’être est en mouvement, la troisième
est aussi ancienne mais a été conceptualisée vers la fin du Moyen-âge et la naissance
1
- Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 103.
94
des temps modernes alors que la quatrième est totalement conçue dans et par la
modernité.
« Etre et devenir », présentée comme une opposition, projette l’étant, c'est-à-dire tout ce
qui est, dans la forme qu’il pourrait prendre. Ce qui suppose que tout étant est appelé à
devenir, il devient quelque chose d’autre de façon insaisissable. Ceci exprime la
continuation et le perpétuel changement de ce qui est. Tout y est soumis même ce qui
n’a pas de forme, le présent dans ce qu’il est, est lui-même le devenir de ce qui a été.
Même ce qui résiste au changement et exprime l’image de la stabilité et de la solidité
change. On retrouve ici les interprétations de Parménide qui soutient la stabilité de l’être
dans une continuation qui éloigne tant « naitre » que « périr », contrairement à
Héraclite, qui soutient et prône le devenir. Mais on a vu comment Heidegger s’explique
cette apparente opposition entre les deux hommes, conséquence d’une lecture
modernisée sous l’influence du darwinisme notamment, car le changement se trouve
dans les dires mêmes de Parménide dans son fragment poème où il fait ressortir l’être de
l’étant par opposition au devenir1.
Cette interprétation d’une opposition apparente est encore plus visible dans la forme
« Etre et apparence » qui oppose « l’être » au « paraitre », même si elle met le premier
en valeur, plus digne, plus authentique et plus proche du vrai, par rapport au second qui
se veut inauthentique, improbable et changeant. Pour Heidegger, cette distinction aussi
est la conséquence d’une lecture moderne qui oppose le sens des deux termes, souvent
d’une façon morale. Pour justifier son interprétation, il remonte aux origines allemandes
et grecques du terme « apparence ».
En allemand, on retrouve la racine Schein (apparence) pour dire lumière ou lueur et
même phosphorescent qui permet aux choses d’apparaitre, les sort de l’obscurité. Mais
le même mot se retrouve dans le sens du faux, du simulé ou de l’illusion. Le soleil dans
sa brillance donne l’illusion de tourner autour de la terre, c’est ce qui apparait des
mouvements des astres sans intervention scientifique. Ce sens nous rapproche de
l’illusion et de la brillance mais cette illusion ne se conçoit pas dans le sens du faux,
c’est un paraitre qui donne une autre face ou une autre forme du vrai.
1
- Parménide : Fragments, VIII, 1-6, in : Introduction à la métaphysique, p. 105.
95
Dans son sens grec, l’être qui est prépondérant, mais son « paraitre » se construit sur la
physis, ainsi ce qui parait ou apparait est fondu dans son sens, car l’être qui n’apparait
pas donne un sens à ce qui apparait, comme la lumière qui nous permet de voir ce qui
les formes et les limites de ce qui est là. C’est grâce à ce qu’on voit qu’on peut
« penser » l’être de la chose, ce qui n’est pas différent de sa « vérité », faire apparaitre
l’être dans un langage pensé selon la forme qui se voit de lui. C’est la concordance entre
l’essence de la vérité et l’essence de l’être comme physis. Heidegger cite ainsi Pindare
quand il dit : « l’apparaitre n’est pas quelque chose d’accidentel qui parfois rencontre
l’être1».
Avec l’avènement du christianisme, les choses deviendront plus complexes, car la place
d’un être qui n’apparait pas prend sens. Mais « apparaitre » va aussi gagner un autre
ajout théologique, que le temps a encore fini par effacer ou modifier. C’est la
transposition du sens de lumière au sens de gloire, comme quand on dessine une auréole
sur la tête d’un saint qui symbolise la gloire et la sainteté, c’est un code signifiant. Mais
l’apparaitre va s’éloigner du sens de l’être et parfois s’opposer à lui pour se rapprocher
de la doxa2 qui se construit indépendamment de la chose en soi.
La poésie et la littérature vont alimenter cette opposition par des sens diversifiés.
L’imaginaire social va puiser dans l’être pour qualifier le paraitre, mais les deux se
séparent définitivement 3. Alors que philosophiquement, l’être se retrouve de plus en
plus amoindri.
Ainsi pour les Grecs, l’être est paraitre alors que les scolastiques vont les opposer. Les
modernistes qui ne se retrouvent pas entre les deux sens contraires, vont utiliser leur
rationalité pour ajouter un sens, opposant l’objectivité, une valeur scientifique
appréciable, à la subjectivité, une valeur morale et sentimentale, séparant davantage les
deux explications en rapprochant l’être du subjectif et l’étant de l’objectif. Cette
opposition va dresser l’un contre l’autre en donnant avantage à ce qui est objectif,
1
- Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 110.
2
- La doxa regroupe un ensemble d'opinions plus ou moins homogènes, plus ou moins claires, comme
les préjugés populaires ou singuliers, les présuppositions admises et évaluées positivement ou
négativement, sur lesquelles se fonde toute forme de relations sociales. Elles se dressent
généralement contre ce qui est nouveau comme la découverte scientifique ou ce qui est profond
comme l’analyse philosophique.
3
- Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 114.
96
scientifique, visible, accentuant le sens de l’apparaitre 1 . Ceci va vider l’être de sa
richesse, en maintenant le terme avec un sens et un contenu de plus en plus appauvris.
C’est « Etre et penser », la troisième distinction que Heidegger met en évidence. Cette
distinction reste cependant capitale dans le sens où l’homme ne peut être sans penser. Il
passe, comme d’habitude, par une analyse linguistique pour montrer que « penser »
regroupe le « devenir » et l’« apparence », en étant rattaché au passé, au futur et au
présent, comme il représente le vrai et l’illusion à la fois.
« Penser » est une opération libre et naturelle. C’est une opération constante qui montre
le besoin chez l’homme de rechercher la vérité de la chose, du plus superficiel au plus
profond.
C’est aussi une faculté humaine, au même titre que « désirer », « vouloir » ou « sentir ».
Mais la pensée appartient aussi à l’être, et ce depuis toujours. Elle est intérieure à lui et
rien de ce qui est dans l’être ne peut en être exclu.
L’homme moderne utilise beaucoup la notion de logique, mais elle n’est que la
conséquence du fait de la pensée, qui veut dire la construction d’une pensée objective,
rationnelle, scientifique. Pourtant, la construction d’une argumentation, d’une logique,
d’un système, bref d’une théorie suite à des hypothèses plusieurs fois vérifiées qui
donnent toujours les mêmes résultats aux mêmes causes, de façon mathématique et
précise, va libérer l’homme du « penser », ou plutôt le dispenser ou le priver en lui
donnant des réponses toutes faites, il n’a plus besoin de se poser des interrogations. Ce
qui mène à croire que la logique, qui est le résultat du pensé, allège ou dispense de
penser, voire elle l’en empêche.
Cette constatation au sujet du « penser » est lourde de conséquences, elle condamne la
science, non pas chez le scientifique, mais chez le consommateur qui ne sait pas d’où
viennent les objets (électronique, technique et mécanique) qu’il utilise. C’est ce que
Heidegger va appeler « une science sans conscience ». Il s’explique, le logos comme un
arrière-plan de la logique le gène, parce qu’il est la forme grecque de la pensée
rationnelle que le latin traduit par ratio, interpelant de même le cogito. En fait, c’est la
traduction du logos que Heidegger ne supporte pas, parce qu’elle est incomplète et a
1
- Cette opposition de l’être et de l’apparaitre a commencé depuis Plotin, où l’être se verra élevé au
sens d’idea, mais en perdant une partie de lui-même au profit des étants. C’est l’émergence de la
théorie de la connaissance. In : Introduction à la métaphysique, p. 114.
97
omis des éléments dynamiques interactifs, qu’elle n’a pas su transférer du grec vers le
latin et par conséquent vers les autres langues dérivées. Le latin n’a mis en exergue que
les aspects inertes du logos pour alimenter la science. Pourtant, logos signifie
« proposition » ouverte qui tend vers l’ontologique, alors que ratio comporte un sens
d’évidence objectif mais plat qui donne une science de détails fermée et ontique.
La logique gouverne l’esprit moderne et définit ce qui est important à partir du
scientifique. C’est pour ça que Heidegger soutient que l’homme occidental a
définitivement opéré une cassure entre « être » et « penser » en inversant le « penser »
de l’objectivité scientifique qui se construit essentiellement sur les étants dans leur état
concret.
Il explique par ailleurs que la logique qui est en vigueur est le résultat des perspectives
du fonctionnement scolastique des écoles post-platoniciennes ou néoplatoniciennes et
post-aristotéliciennes, une invention des maitres d’écoles et non plus des philosophes,
pour standardiser la pensée et en faciliter l’accès1. Des penseurs comme Leibliz, Hegel
et Kant ont essayé de surmonter ces cas d’écoles et dépasser la logique traditionnelle et
son institutionalisation, allant jusqu’à l’associer à la métaphysique.
Heidegger, pour qui l’origine des mots est capitale pour comprendre le sens que leur
développement a pu prendre, repart vers l’intelligence. « Intellectus » qui est le primat
du « pensé », a été élaboré avec les mêmes moyens, dans le même sens et dans le même
but que la métaphysique, pour donner des réponses toutes faites sur des questions qui se
posent à tous. Les conséquences ne sont pas banales, la plus grave étant de pousser tout
le monde à penser de la même façon.
Heidegger sait que ce genre d’intellectualisme est difficile à combattre, mais il le
dénigre et repart aux origines. Il s’agit pour lui de ramener le logos à la physis, quand la
question de « penser » est née2*.
Enfin, « Etre et devoir » qui est le produit de la modernité où l’être, le paraitre et le
penser sont véhiculés par « l’obligation de faire » ou « le devoir » qui domine et
supplante toutes les autres distinctions. On constate que l’être ne donne plus la mesure
1
- Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 129.
2
- Ibid. p. 130.
* Une explication plus profonde est consacrée à ce sujet au chapitre quatrième de cette deuxième
partie.
98
et plusieurs éléments le dirigent désormais. Pour être clair, Heidegger puise chez les
Grecs le sens du devoir, il met en avant l’idée, dont la plus haute distinction est l’idée
du bien selon Platon. Là aussi le bien ne s’emploie pas dans le sens moral, c’est le bien
fondateur. L’idée est au-dessus de tout, y compris de l’être, même si par ailleurs tout est
dans l’être qui comporte la référence au devoir et au bien, sans perdre de vue qu’il est
aussi physis. Mais dans l’évolution des choses, le monde des idées insuffle le devoir aux
hommes parce que malgré tout, il y a toujours le bien et le mal, ce dernier étant la
conséquence de l’absence du bien. Alors pour réguler les choses, le besoin de l’humain
de régner sur le monde va l’astreindre à des devoirs qui vont affronter la nature. Mais
affronter la nature est une forme d’opposition à l’être. Ainsi, la scission entre être et
devoir a du exister depuis les Grecs se formalisant de plus en plus en donnant plus
ample importance à la pensée sur la matière ou sur la physis. Pour Kant, l’étant devient
pleinement nature, déterminable et déterminé par l’esprit de la physique et des
mathématiques. Toutes les sciences, même les sciences sociales, acquièrent cette
prééminence décisive et deviennent des outils du devoir de l’homme, donnant à l’étant
une suprématie prétendue qui va menacer l’être1. Les sciences sont donc des moyens de
faire la lumière sur les étants avec toujours d’avantage de précision laissant l’être dans
l’ombre parce qu’il n’est pas concerné par les sciences du détail. Seule la philosophie
peut redresser cette carence.
C’est ainsi que le devenir, le paraitre, le penser et le devoir, qui sont des étants intégrés
à l’être se construisent comme des oppositions qui se dressent à lui appauvrissant
d’avantage son sens premier. Heidegger, qui est reparti au sens premier de chacun pour
retrouver cette interdépendance, s’interroge sur d’autres éléments comme le temps et la
présence pour mieux comprendre si l’un ou l’autre constitue des limites pour l’être.
III.
L’être, le temps et la présence
Parler de l’être, du temps et de la présence à la fois résume les débuts de la pensée de
Heidegger qui a commencé, très tôt, à s’interroger sur les questions du « temps » et de
1
- Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 199-201.
99
« l’être ». Dans Sein und Zeit, il réfléchit l’identité de chacun, leurs chevauchements et
parvient à un parallèle entre les deux entités, sans pour autant pouvoir les dépasser.
C’est peut-être cela qui l’a poussé à promettre une deuxième partie de l’ouvrage.
En réalité, cette suite attendue a été tentée dans le cours de Marbourg sur Les problèmes
fondamentaux de la phénoménologie et dans le livre de Kant qui explique au moins le
pourquoi de l’inachèvement1 de l’œuvre de base, en empruntant cependant un chemin
différent. Le livre de Nietzsche aussi a tenté de répondre. Alors que la conférence
« Temps et Etre» et les séminaires de Thor constituent une grande étape, peut-être la
dernière où Heidegger revisite pleinement la question de l’être en apportant les
compléments attendus, pour dire également qu’il n’en a pas fini avec le sujet, répondant
autant à ceux qui veulent dépasser l’être par la technicité scientifique ou le soumettre à
un raisonnement moraliste et métaphysique qu’aux critiques qui soutiennent qu’il avait
changé de cap et enregistré des tournants décisifs.
La conférence « Temps et être », où il entreprend de reposer la question de l’être, n’est
pas la suite de Sein und Zeit proprement dit, comme veulent le faire croire certains
critiques. Même si le titre s’y prête, la méthode est différente, le contexte est différent,
l’expérience plus enrichie, et surtout elle ne complète pas la philosophie du premier
livre et n’éclaircit nullement ses points obscures. Elle le dépasse et surmonte les
difficultés que Heidegger a rencontrées dans le déploiement de sa philosophie en
général. Cette conférence est un résumé et une rétrospective d’une vie.
De la conférence « Temps et être » de 1962 au séminaire de Thor de 1969, le
philosophe repose la question de l’être en se frayant un nouveau chemin et une nouvelle
approche. Dans un commentaire riche et significatif, il propose de « penser l’être sans
l’étant », pour en finir définitivement avec les amalgames et les chevauchements que la
métaphysique a souvent provoqués, faisant une utilisation confuse des deux termes,
entendant par être « ce qui détermine l’étant en tant qu’étant » et où l’être est toujours
vu comme le fondement même de l’étant2, ce qui laisse souvent prédominer l’étant sur
l’être, s’accaparant la scène entière.
1
- Martin Heidegger: Nietzsche, T. I, p. 156.
2
- Martin Heidegger : Questions IV, p. 415.
100
Heidegger explique que cette interprétation aurait pu avoir une signification chez les
Grecs pour qui l’étant avait un sens plein, à l’image d’une montagne dans une île, mais
il est aujourd’hui vide de sens. La vie ordinaire moderne est enveloppée de matérialité,
l’homme fait passer ses intérêts matériels en priorité et préfère ignorer les conséquences
de certaines utilisations. Ceci rend difficile le fait de penser l’être en présence des étants
sans leur influence. En vidant l’étant de son contenu, il sème le doute dans le terme tel
qu’il est interprété 1 et invite même à douter du sens du terme « interpréter » qui ne
prend pas vraiment en compte le contenu de ce qui est interprété.
En fait, Heidegger veut parvenir à dépasser la façon de faire actuelle où l’être est perçu
comme essence de… pour parvenir à un être perçu comme présence (Anwesen) tout
simplement. Cette démarche est une tentative pour affronter encore la métaphysique, en
proposant à l’être d’autres déterminations. « L’être comme présence » qu’il a déjà
proposé dans Sein und Zeit est déterminé comme tel par le temps, c’est la relation entre
« être » et « penser ». « Penser » est la marque distinctive de l’homme : La pensée
comprend, interprète et pense son rapport à « être », au bon souvenir de Parménide2.
L’important est que la pensée s’affranchisse et se tienne disponible pour ce qui est à
penser, c'est-à-dire l’être en soi.
Mais penser l’être sans l’étant ne signifie pas que l’étant est désormais inutile pour
l’être, ou que ce rapport ne soit plus nécessaire, c’est juste une question
méthodologique3. Dans la conférence « Temps et être », Heidegger propose la notion
d’anwesen 4, comme un nom de l’être qui suggère la présence et nous rapproche du
temps. Or le présent dans la représentation courante, situé entre le passé et le futur, est
ce qui caractérise le temps.
On se demande souvent si l’être a un temps, si l’être est dans le temps ou s’il a son
propre temps qui n’est pas dans la dimension connue du temps. S’il a un espace aussi
autre la dimension classique de l’espace, la chose est dans le sens où elle occupe un
espace pour le temps où elle est, mais le est proprement dit, on ne le trouve nulle part.
1
- Ibid. p. 416.
2
- Martin Heidegger : Moîra- Parménide VIII (34-41), in : Essais et conférences, p. 279-280.
3
- Martin Heidegger: Nietzsche, T. II, p. 454.
4
- Nous constatons une distinction entre Etre (Anwesen) qu’il explique par « déployer son être », et être
(Sein) tel qu’il a été traduit dans Sein und Zeit. Est-ce-que l’être de la conférence fait référence à
Anwesen ? Ni Heidegger ni le traducteur ne signale cette différence.
101
Il est vrai que le temps n’est pas un étant, il n’a rien de temporel et ne peut être
déterminé par l’être. Certes, il y a des expressions qui suggèrent l’association du temps
et de l’être comme quand on dit « être en présence de quelqu’un ». Mais ce n’est qu’une
expression imagée car les deux se déterminent réciproquement ou s’excluent l’un
l’autre. L’être ne peut être déclaré temporel ni le temps déclaré étant.
Tout ce qui est dans le temps est dit temporel. Celui qui meurt quitte le temporel. Le
temporel est ainsi synonyme de transitoire qualifiant ce qui périt dans ou avec le temps,
après avoir duré un temps. Mais «le temps demeure en tant que temps1», dans le sens où
il dure et ne disparaît pas, il demeure dans le mouvement d’approche et entre dans la
présence2, ce qui signifie que ni l’être ni le temps ne se trouve nulle part, comme des
étants. Le temps passe et dans le fait de « passer », il demeure constant parce que non
temporel, il laisse passer les étants.
Ainsi, plus de quarante ans après Sein und Zeit, après avoir récusé la métaphysique,
redéfini l’humanisme et valorisé la poésie, après avoir définitivement construit l’image
d’un homme qui adhère à son environnement philosophique et poétique, Heidegger
revient au débat du rapport de l’être et de l’étant, en remettant à leur niveau la notion du
temps et le rôle qui lui revient dans la définition de la dynamique de l’homme moderne.
Il passe pour cela d’un parallèle des trois notions à un rapprochement ou une
interdépendance créant une passerelle supplémentaire de l’être au temps.
Le doute qu’il a semé au préalable se confirme. Il se demande s’il est possible de
composer avec les deux entités de « temps » et « être » pour un résultat productif, ou si
les deux sont le résultat découlant d’un seul tenant. En réalité, il refuse de considérer les
deux thèmes comme deux questions indépendantes et veut parvenir à une question qui
tient les deux, au-delà du sens ordinaire3.
Pour démêler les données d’un tel discours et les rendre sensées, il fait appel à la
méthode dialectique. Ceci lui permet d’admettre des théories puis les réfuter sans perdre
le fil. Cette méthode permet en effet de tester des données nouvelles convergentes ou
divergentes à appliquer au sujet, puis les rejeter sans tomber dans la contradiction ou les
1
- Martin Heidegger : Questions, IV, p. 195.
2
- Ibid.
3
- Ibid.
102
dépasser pour approcher du but ultime qui est de pénétrer le cœur de la question, faisant
de la contradiction une force et un outil de comparaison entre le temps et l’espace. Il
utilise le terme de Eine Sache (quelque chose) qui suppose déjà la différence.
Il essaie de se rapprocher d’un tenant qui exprime l’être en tant que présence, il dit :
« il-y-a ce que veut dire temps ou être… ». Il met ainsi en rapport l’être, le temps et la
présence qui s’exprime dans la pratique par « il-y-a », et utilise en allemand Es gibt qui
veut dire « il donne ». Ce qui insinue le fait de penser l’être en abandonnant le fond de
l’étant en faveur d’un « il-y-a » qui donne du sens, car de toute façon l’être en tant que
donation n’est pas repoussé hors du « donner », c’est une faveur, un don. Il revient donc
au sens ancien de l’étonnement en disant « il-y-a tout simplement », ont il a déjà fait
usage pour se rapprocher du sens des fragments de Parménide.
Parménide disait, pour visualiser le problème de l’être dans un étonnement de
découverte : « il est à vrai dire être 1 ». Cette expression, que Heidegger renonce à
expliquer, permet cependant de nous situer au tout début de la pensée, avant même le
« il-y-a ». C’est ce qui fait dire à Heidegger à maintes reprises, notamment dans Lettre
sur l’humanisme, que Parménide est encore impensé. Ceci montre, en revanche, que la
question de « l’être » était discutée chez les Grecs avant même de discuter le « il-y-a »,
probablement parce que la forme « il-y-a » n’existe pas en grec dans son mode
impersonnel, le problème n’étant donc pas posé.
Heidegger déplace l’ambigüité en s’interrogeant l’énigmatique « il » du « il-y-a ». Que
l’être soit bien pensé, avec un étant au sens plein et riche, dispense de faire appel à un
« Il-y-a » dans un emploi commun pour confirmer l’être en donation.
La « donation », c’est un autre mot qui caractérise le discours de Heidegger sur l’être.
La notion de « don » est importante pour lui, elle donne du sens à tous les actes de
l’esprit qui tournent autour des termes qui découlent de « donner ». Pour compléter le
sens de l’être, il fait aussi appel au terme : destiner, car tout ce qui est est destiné à
quelque chose et se détermine par son caractère destinal. En effet, l’histoire de l’être
veut dire destination de l’être2. Le « destiné », « l’être » et le « Il » se rassemblent pour
faire halte. En grec ancien « Faire halte » veut dire « époque », ce sont les étants qui
1
- Ibid. p. 202.
2
- Ibid. p. 203.
103
défilent à la suite des époques, ils font halte, à chaque fois, en faveur de l’être,
inscrivant les événements dans l’histoire, pour lutter contre l’oubli.
Dans Sein und Zeit, Heidegger propose d’interpréter l’histoire à partir d’événements
inhérents pour comprendre l’historicité du Dasein. Mais ce n’est pas suffisant, le seul
chemin encore possible est dans la déconstruction de la doctrine ontologique de l’être de
l’étant, et les interprétations ou les hypothèses sont nombreuses. A chaque fois, l’être se
libère du retrait pour aller vers la plénitude d’une époque de changement. A chaque
époque, il-y-a ce à quoi la pensée destine l’être qui se libère pour prendre sa destination.
Et à chaque fois qu’il-y-a être, le donner du « il-y-a » se montre comme destiner, tout
comme il était Eidos pour Platon, pour Kant positio, pour Hegel Concept absolu et pour
Nietzsche Volonté de puissance.
Pour Heidegger « Il-y-a », installe la chose dans la présence si bien qu’elle devient
marquée par le temps. Il la qualifie alors de « être-entré-en-présence », tout comme il
nomme « être » des termes de « se déployer-en-présence », dans un présent qui suggère
le passé et l’avenir, l’antérieur et l’ultérieur par rapport au maintenant. Mais le présent
n’est pas le « maintenant ». On dit « les invités sont présents », on ne peut pas dire « les
invités sont maintenant ». « Maintenant » est une caractérisation du présent. Aristote
disait : « ce qui du temps, est, avance en se déployant, c’est le maintenant de chaque
fois. Passé et futur sont caractérisés par quelque chose de non-étant, ce n’est pas le
néant, c’est juste que l’un n’est plus et l’autre pas encore. Le temps est la succession
des maintenants, chaque moment d’avant à peine nommé s’évanouit dans le moment
d’après 1 ». Alors que pour Kant, le temps n’a qu’une seule dimension 2 . Le temps
calculé se mesure sur la base des instants ou des maintenants. Le temps lui-même ne se
trouve pas sur le cadran des montres ou des chronomètres, ni sur les aiguilles qui
bougent.
Heidegger revient à Sein und Zeit pour expliquer, dans le chapitre sur
« L’intratemporalité et la genèse du concept vulgaire de temps », qu’il fait état d’une
présence et que ce qui appartient au présent devrait se nommer « temps ». Il reprend le
terme « être » comme Wesen, dans le sens de déployer son être, pour constater qu’il
1
- Ibid. p. 204-206.
2
- Emmanuel Kant : Critique de la raison pure, A 31, B 47.
104
veut aussi dire Währen, qui signifie « pur et simple durée » 1 . La durée est un fil
conducteur de la représentation courante du temps, c’est le temps, dans sa forme
continue, contrairement aux instants ou aux maintenants qui sont représentés dans une
forme discontinue.
Mais, rappelle-t-il, le discours sur le temps n’a de sens que par la présence de l’homme,
comme celui qui reçoit la donation ou accueille l’avancée du déploiement. Sans cette
condition, ou s’il-y-a défaut et que cette donation ne l’atteignait pas, l’homme ne serait
pas homme, car le temps, comme présence continue, est un « avoir séjour » perpétuel
qui regarde l’homme spécialement, et la venue du temps vers l’homme se fait par l’être.
L’homme rentre dans la présence, car tous les états de temps présent et passé
s’appliquent à lui. Il est le seul à voir passer des événements, les choses viennent à lui
puis cessent de venir parce qu’elles ont cessé d’être ou sont tombées dans le passé.
L’absence aussi concerne l’homme, l’absence exprime tout de ce qui a été en tant
qu’être du passé et qui ne vient plus à lui. Dans ce sens, il est opportun de dire que
l’absence c’est l’avenir qui s’exprime par « pas encore maintenant » et le passé
s’exprime par « plus maintenant », parce qu’ils ne sont pas dans le moment présent. Le
passé et l’avenir sont des modes d’approche de l’être et de venue à l’homme qui ne
coïncident pas avec l’être en tant qu’immédiate présence.
Jusque-là, on remarque que Heidegger a expliqué les rapports de convergence et de
divergence du temps et de l’être, mais n’a pas résolu la question de leur nature, de leur
origine, et éventuellement celle de la primauté de l’un sur l’autre. Il entreprend alors de
présenter le temps et l’espace, en tant que « penser », avec le caractère tridimensionnel
de passé, présent et avenir, où se joue l’avancée de l’être qui ne peut être assignée au
présent2.
Pour chercher une issue et contre toute attente, il propose au temps véritable une
quatrième dimension, dans le jeu des tensions entre passé, présent et avenir. Il l’appelle
« l’initiale première dimension » qui va tout accorder, un peu comme un chef
d’orchestre qui joue et en même temps dirige l’orchestre. Il l’appelle « porrection », un
terme qu’il n’explique pas de façon convaincante et qui ne revient pas souvent dans ses
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 470.
2
- Martin Heidegger : Questions, IV, p. 212/213.
105
écrits. Il lui donne le sens de « première dimension » qui approche l’avenir, le présent et
le passé et les rapproche entre eux, en rapprochant aussi le lointain qu’elle libère1.
Depuis toujours les philosophes qui méditent le temps se demandent : où le temps
véritable avait-il sa place ? Heidegger explique qu’on avait surtout en vue le temps qui
se calcule, une suite de maintenants. On disait qu’il était « en rapport avec l’âme ou
avec la conscience, en tout cas, il n’y a pas de temps sans l’homme. Mais le temps n’est
pas un fabricat de l’homme, tout comme l’homme n’est pas un fabricat du temps. Il n’y
a ni fabrication ni faire. Il-y-a le donner, dans une dimension nouvelle qui regroupe les
trois autres, au sens de porrection2». Il exclut ainsi la relation de correspondance entre le
temps et l’être, ainsi que la comparaison entre les deux, pour les faire dépendre tous
deux de cette dimension nouvelle.
Il reste cependant l’énigmatique « Il », que nous nommons en disant « il-y-a temps » et
« il-y-a être », qui n’est toujours pas éclairci. Heidegger a parlé du don, car s’il-y-a,
c’est que tant l’espace que le temps sont donnés. Et il parle de la possibilité de faire de
ce don une destinée ou un destiner.
Le temps et l’être restent ainsi une donation dans un « il-y-a », avec un « Il » à jamais
énigmatique dans l’inscription d’une destinée respective projetée. Il faut rappeler
cependant que dans certaines langues comme le latin ou le grec ancien, il n’existe pas
de « Il » en mode impersonnel. Pour dire « il pleut » en latin, on dit simplement
« pluie ».
Pour dépasser ce manque, Heidegger fait appel à Ereignis qu’il utilise dans le sens
d’événement, il le charge de déterminer et accorder le temps et l’être dans leur
convenance et leur correspondance. Il prévient cependant qu’il ne faut surtout pas tirer
son sens à partir de Eignen qui est le fait de « faire advenir à soit même », en sa
propriété3.
Ainsi revenu sur son terrain, il s’engage dans une explication langagière complexe de
concepts difficiles à réunir dans un même contexte. Les questions de l’être et du temps
peuvent ainsi convenir l’une à l’autre alors que le « maintenant » les rapporte à leur
1
- Ibid. p. 213.
2
- Ibid. p. 213/214.
3
- Ibid. p. 220.
106
propriété et les sauvegarde dans leur coappartenance. Quant au tenant des deux
questions, c’est l’Ereignis qui fait advenir l’être et le temps à leur propriété à partir de
leur rapport et les fait aussi advenir à la vérité1.
Constatant la complexité et la difficulté de son langage, et réalisant surtout qu’il
n’avance pas dans le sens de l’être, il revient encore sur le sens de l’Ereignis dans sa
façon de déployer son être et de rentrer en présence, car après maintes tentatives, il
réalise que celui-ci n’apporte pas les réponses attendues, il y a même le risque de se voir
retourner au point de départ parce que c’est de l’être qu’il s’agit et du temps et non de
l’être à partir du temps ou le contraire. Ne pouvant définir comment se négocie
l’Ereignis dans la correspondance de l’être au temps ni comment il se pense, il
entreprend de préciser comment l’Ereignis ne doit pas être pensé.
En plus, l’Ereignis est utilisé comme événement dans divers domaines politiques,
culturels et sociaux. Ce qui peut l’éloigner de son sens comme essence et créer de la
confusion. Heidegger propose de renoncer au sens commun de ce terme pour le garder
seulement comme indéterminé et de le rajouter à la liste des termes qui n’ont pu aller
plus loin dans le sens de l’être que l’être lui-même. Dire être comme l’Ereignis équivaut
à l’ancienne définition de la philosophie qui, partant de l’étant, concevait l’être comme
Idea ou Eidos ou comme volonté2. Finalement l’Ereignis n’est peut-être pas le concept
suprême qui comprend tout, sous lequel se rangeraient l’être et le temps 3. Mais pour
penser l’essentiel, il propose d’écarter les relations logiques, les relations d’ordre, de
causalité ou de cause à effet. Autrement dit, continuer à utiliser le vocable d’Ereignis en
l’investissant d’un sens heideggérien qui va plus dans la direction de transcendance ou
du dépassement des notions « être » et « temps ». Dire l’être en tant qu’Ereignis veut
dire que l’être s’évanouit dans l’Ereignis et le temps aussi. Ainsi, « temps » et « être »
sont de nouveau advenus à eux-mêmes.
Enfin de compte, il retourne à la question de départ, en laissant la relation « être » et
« temps » dans l’indéterminé. Mais il admet « l’espace » dans la réflexion, dans un
combat de sens qui sera mené par l’homme, car l’appropriation de l’un et de l’autre ne
concerne que lui, c’est lui qui entend l’être au cœur du temps véritable. Si l’homme est
1
- Ibid. p. 218-219.
2
- Ibid. p. 221.
3
- Ibid. p. 222.
107
engagé dans l’Ereignis, cette appropriation rend possible la correspondance du temps et
de l’être chez l’homme.
Il propose de méditer, de façon analogue, le rapport de l’espace à l’Ereignis ; car en tant
que dons d’appropriation, l’être et le temps sont à penser à partir de l’appropriation d’un
lieu où se trouve l’homme1.
Dans Sein und Zeit, Heidegger a déjà tenté de ramener la spatialité du Dasein à la
temporalité 2 , il reconnaît qu’une telle théorie n’était pas tenable et propose de la
construire de façon inversée avec ces nouveaux éléments. Notre rapport à l’être et notre
rapport au temps devenus visibles, sont définis par l’Ereignis au cœur du destinement
d’être et au cœur de l’appartenance à l’espace libre du temps3.
Heidegger reconnait enfin qu’il s’engouffre dans une impasse et finit par dire que ça
valait la peine de surmonter les obstacles pour constater qu’un tel dire est rendu
insuffisant, dans une conférence qui s’exprime sur un mode de proposition4.
En s’engageant dans l’Ereignis, la pensée se présente en précurseur, pour ce qui se
rapporte à sa finitude et à ce qui est à penser. Même si l’avènement est un terme assez
présent dans les écrits heideggériens, il en parle dans Lettre sur l’humanisme, et dans les
différentes questions présentées : La Chose, Le Gestell, Le Danger, Le Tournant, La
question de la Technique, avant de le retrouver dans Essais et conférences et la
conférence sur « Identité et Différence »5. Par cet emploi, il essaie de distinguer entre la
chose en soi et sa nomination. Celle-ci implique en outre que celui qui nomme s’efface
devant l’étant. La chose nommée apparait comme phénomène et son énonciation
suppose que celui qui énonce intervient en s’intercalant entre la chose et le sens de la
chose, en surplombant l’étant. Mais l’histoire a fait que l’étant se vide de son sens parce
que la langue est devenue « énoncé », éloignant la chose de sa nature. C’est ainsi que
l’étant est devenu un objet perçu. Heidegger utilise le terme allemand de Gehenstand6
pour dire « objet », un étant advenu dans un espace pour un temps donné, c’est ce que
1
- Martin Heidegger : Essais et conférences, « Bâtir Habiter Penser », p. 170.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 429.
3
-- Martin Heidegger : Questions IV, p. 224.
4
- Ibid. p. 225.
5
- Ibid. p. 202-203.
6
- Heidegger précise que ce terme n’a pas d’équivalent grec.
108
Hegel appelle l’expérience de l’immédiat. Les choses sont là, telles qu’elles sont,
objectivement, sans référent, sans arrière-plan, et pas autrement1. D’après ce dernier,
c’est grâce à Descartes que la pensée a atteint un sol ferme, car il a entouré les choses
d’un environnement qui regroupe le savoir, la conscience et la perception. L’homme est
le garant de cet environnement car c’est lui qui présente la chose dans un ensemble de
concepts hautement humanisés.
Pour Hegel, la démarche cartésienne est une forme d’évolution alors que la vision
grecque était d’une pauvreté caractéristique d’un débutant. Heidegger, qui voit dans la
vision grecque la source et la terre natale du concept, trouve l’interprétation hégélienne
plate et simpliste. Il pense que Descartes a renoncé à l’origine pour une interprétation
phénoménale basée sur la raison et la conceptualisation. Or, l’éclosion du phénomène
qui est grecque entreprend une seule ouverture, celle où l’homme adresse la parole au
phénomène. C’est l’équivalent de la vérité. Tandis que l’homme moderne s’adresse à
lui-même en empruntant une foule d’ouverture pour comprendre le phénomène de
façons différenciées. Il s’agit des sciences qui ont chacune un point de vue pour
comprendre la chose.
C’est une des raisons qui fait qu’il n’existait pas chez les Grecs un terme pour dire l’être
de l’homme, parce qu’il y a une seule vision et un seul être qui est aussi phénomène,
c’est la physis. On sait que pour les Grecs anciens, l’étant était un terme riche de sens et
constitue une expérience en soi, c’est un tout dans une somme de sens plurielle qu’il
contient en entier. Mais à partir du moment où il a été vidé de son contenu, il ne
représente plus qu’un élément isolé appartenant à un tout qu’il ne représente pas par luimême, il ne signifie plus rien à lui tout seul.
Heidegger revient souvent sur le sens de l’être avec une analyse grammaticale qui
évolue visiblement à travers le temps, de Sein und Zeit à la conférence de Thor, il
explique que le sens de l’être se comprend à partir du domaine du projet, l’inscrivant
ainsi essentiellement dans la performance humaine. Mais cette interprétation en soit
constitue un dépassement de la pensée grecque, du moins présocratique, et s’inscrit dans
le passage de l’aletheia à la paideia, ou du dévoilement à la découverte. Il reste qu’on
ne peut prétendre à un dépassement qu’en partant de la pensée d’origine, car tout
1
- Martin Heidegger : Questions IV, 417-418.
109
renoncement à la pensée grecque nous fait replonger dans la métaphysique classique.
Or, le destin de l’homme est d’être dans la vérité de l’être, c’est cela l’alèthéia.
Les séminaires de Thor ont relancé les débats sur les questions principales de la pensée
Heideggérienne, celle de « l’être » mais aussi celle du « temps », conduisant ainsi à
penser l’homme dans cette double dimension, en mettant en avant la temporalité du
Dasein qui repose sur l’ek-stase, elle-même définie comme relation entre le Dasein et
l’alèthéia. Ce qui veut dire que l’homme est de façon permanente ouvert au
dévoilement de la vérité. Pour le Dasein, le temps n’est donc pas une succession de
« maintenant », mais l’horizon de la compréhension de l’être. Ce qui l’inscrit dans la
perspective de penser et de comprendre l’être.
Jusqu’aux dernières conférences présentées, Heidegger a insisté sur le fait que la
question de l’être est la question fondamentale de la philosophie et de l’existence ellemême. Il montre l’évolution de la pensée de l’être dont la compréhension est tributaire
de l’existence et de la compréhension de l’homme. Il lie l’interrogation philosophique
aux résultats de toutes les sciences qu’a connues l’humanité qui répondent sur des
parcelles particulières de l’homme et de son environnement, même si souvent, la
science se défile de la question déstabilisante de la philosophie qui ébranle ses
certitudes, remet en cause ses convictions et bouleverse ses évidences pour un temps.
Jusqu’à la fin, Heidegger insiste sur l’utilité de l’analytique existentiale, cet outil qui
permet de parvenir au sens non métaphysique de l’être et complète son énoncé en
présentant le temps comme le réceptacle où l’homme opère pour la compréhension de
l’être. Mais si l’homme s’engouffre dans des tracasseries ordinaires, le « on quotidien »,
il s’éloigne de l’objectif de la philosophie de l’être, le temps dans son sens noble
s’évanouit aussi pour laisser place à des « instants » ou des « maintenants » qui se
ressemblent chez tous les individus, usant surtout des interprétations métaphysiques
moralisant le comportement du Dasein qui rétrécit sa liberté d’agir, le fait douter de sa
liberté et de ses capacités de penser par lui-même, réduisant la question de l’être en
fortifiant d’autres référents comme la valeur ou en consolidant le rôle du devoir qui
s’étend à tous les domaines de l’activité humaine.
110
CHAPITRE TROISIEME
La fin de la métaphysique
La métaphysique voile l’être. A la fin de Sein und Zeit, Heidegger constate la nécessité
de la déconstruire, car négligeant de reconsidérer la notion du temps, elle n’a pas pu
répondre de façon satisfaisante à la question initiale. Mais la question est délicate et se
présente sous plusieurs formes : D’abord, reposer la question de l’être tombée dans
l’oubli, que l’homme est le seul à avoir le privilège et les moyens intellectuels de mener
une telle opération. Mieux que ça, la question se pose à lui naturellement dans sa vie de
tous les jours de façon ontique ou préontologique. Ensuite, le problème de l’homme et
le problème de l’être sont à jamais liés, imbriqués. L’homme est celui qui peut révéler
l’être, par nature.
D’un autre côté, la norme attribue à la métaphysique la tâche et le rôle de développer
thématiquement la compréhension que l’homme se fait de l’être1. Ce qui fait d’elle un
outil incontournable. Heidegger réalise ainsi que l’homme ne peut parvenir à la
compréhension de l’être s’il ne commence pas par la déconstruction de la métaphysique.
Et le problème ne se limite pas à ce cercle métaphorique d’impossibilités
philosophiques. L’ontologie se pose avec les mêmes impasses. D’une part, elle est, en
tant qu’ontologie générale, utile et nécessaire pour la compréhension de la question de
l’être, mais en tant qu’ontologie fondamentale, elle se trouve à la base même de la
métaphysique et est elle-même une métaphysique, de plus une métaphysique de
l’existence humaine. « L’ontologie fondamentale n’est autre que la métaphysique du
Dasein, telle qu’elle est, nécessaire pour rendre la métaphysique possible2 ». D’autre
1
- Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 12.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 57.
111
part, le Dasein ne peut parvenir à la compréhension de l’être s’il ne procède pas à la
déconstruction de la métaphysique et son dépassement.
C’est dans ce labyrinthe que Heidegger engage le débat du livre de Kant. La
déconstruction qu’il revendique ou destruction (selon certaines traductions du terme
allemand Abbau) se présente comme un regard analytique un peu sur le modèle
herméneutique qui consiste à faire apparaître le sens caché de quelque chose comme
d’un texte ou d’une tradition1. Et c’est réellement cette facette de son raisonnement, soit
l’interprétation interne aux choses-mêmes, défiant les règles positives des sciences
exactes et des mathématiques, qui l’a l’éloigné d’Husserl. Il rejette la métaphysique dite
inductive qui veut prendre l’aspect des sciences théoriques, explique que la philosophie
ne peut s'appuyer sur une science car elle perdrait son caractère originaire.
La traduction française du livre de Kant relève en introduction un élément important,
pour expliquer la double position de Kant face à la métaphysique. Il parle de la
radicalité de l’école wolffienne : « on comprend que la réaction de Kant contre la
métaphysique scolastique n’équivaut pas à un refus de toute la métaphysique, mais
seulement celle qui se définit comme une science de pure raison. Il n’y a donc aucun
paradoxe à dire que c’est d’abord Kant qui a appelé à la déconstruction de la
métaphysique2 ».
En réalité, le désir de Heidegger de réveiller la question de l’être est antérieur à Sein und
Zeit, tout comme le bon usage de l’herméneutique. Déjà en 1922, il rédige le manuscrit
des Interprétations phénoménologiques d’Aristote et en 1923 il présente un cours sur
l’«Herméneutique de la facticité ». Les deux thèmes ont pour ambition de rendre le
Dasein accessible à lui-même en traquant l’aliénation de soi3. Il dit que l’oubli de l’être
va de soi avec l’oubli du Dasein, parce que l’être a une tendance à l’auto-dissimulation.
L’herméneutique permet de reconquérir aussi bien l’homme que l’être pour en faire des
thèmes de la philosophie par excellence. Il définissait, à cette époque-là, la philosophie
comme une ontologie phénoménologique universelle qui part de l’herméneutique du
1
- Une approche que Heidegger a signalée au chapitre 7 de Sein und Zeit, prévoyant de l’appliquer à la
seconde partie du livre qui ne verra pas le jour.
2
- Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, introduction des traducteurs, Alphonse
de Waelhens et Walter Biemel, p. 15.
3
- Martin Heidegger : Œuvres complètes, 63- 15.
112
Dasein pour parvenir à l’analytique existentiale, en fixant l’aboutissement du fil
conducteur de là où jaillit tout questionnement philosophique1.
I.
La déconstruction de la métaphysique
La remise en cause de la métaphysique classique est antérieure à l’appel de Heidegger,
qui relance tout de même le débat avec insistance en parlant, dans Essais et conférences,
de « Dépassement de la métaphysique 2 », expliquant d’ailleurs que le terme de
dépassement n’est pas approprié. Il l’utilise juste pour que son objectif soit intelligible
et même visualisable dès le départ. Ce qu’il veut mettre en évidence, c’est surtout
« comment permettre à l’histoire de l’être de parvenir à sa propre essence », ou ce qu’il
appelle « l’éclosion et la révélation de l’être propre3. » Ceci consiste à approfondir la
notion de l’être, sans contrainte.
Déconstruire la métaphysique ne consiste pas à l’éliminer, c’est plutôt lever le voile,
dans le sens de redécouverte, en déconstruisant pour reconstruire autrement, afin de
redonner vie à la question de l’ontologie. Cette démarche, déjà visible dans Sein und
Zeit, est largement expliquée dans Essais et conférences.
C’est ainsi qu’il commence la remise en cause de cette métaphysique que toutes les
étapes historiques, notamment le Moyen-âge, ont mise en avant comme fondement de la
vérité. Dans cette démarche, il veut trouver ou retrouver un homme entier qui est le
Dasein dans son ensemble, non un homme caché par un système de pensée.
Il est vrai que la métaphysique n’est pas un produit du Moyen-âge. Elle a fait apparition
dans les textes d’Aristote qui, sans la nommer, a parlé de « la science de l’être en tant
qu’être ». Au premier siècle Av. J-C., Andronicos, un bibliothécaire, a réuni les
manuscrits d’Aristote qu’il a nommés du nom de Métaphysique.
Pour rappel, le mot « métaphysique » vient du latin metaphysica, concernant tout ce qui
se situe après la Physique. Littéralement, « ta meta ta phusika » évoque la réflexion de
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.44.
2
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 81.
3
- Ibid. p. 80.
113
tout ce qui traite des thèmes après ceux des choses physiques, car Aristote a voulu
mettre en place une science qui traite de l’être en tant qu’être, au-delà des choses
purement physiques.
Ce qui rend le propos plus vaste. Cette différence dans la définition entre les grecs et les
latins va conduire la réflexion sur un chemin que ne lui destinaient pas les anciens. Elle
est pour les premiers l’étude des entités qui existent, physiques ou non, considérées
d’après le fait qu’elles sont – l’étude de l’être en tant qu’être, et des étants en tant qu’ils
sont ; alors que pour les suivants, c’est une transphysique, une discipline qui s’attache à
ce qui est au-delà du sensible. Mais cette ambivalence, qu’il serait bien trop simple de
ramener à une divergence entre l’antiquité et le Moyen-âge, ou encore entre Aristote et
Platon, remonte à la naissance même de la discipline, comme terme et comme
thématique, et a traversé les siècles.
Il n’en demeure pas moins que le contenu du livre d’Aristote est fort différent de ce que
le Moyen-âge en a fait. C’est un détournement qui interpelle Heidegger comme il a
interpelé ceux qui l’ont précédé. Pour lui, tout comme c’était le cas pour Kant et
d’autres penseurs postmodernes et contemporains, la métaphysique telle qu’elle est
devenue fait obstacle à la question de l’être. Les médiévistes ont jeté sur le concept un
voile qu’il va falloir lever. Pour cela, il faut retrouver la philosophie première, initiale,
fondamentale, qui est tombée dans l’oubli, interroger ses hommes et ses idées, la
retourner dans tous les sens, comme on retourne une terre pour la rendre plus féconde,
afin de parvenir à l’être, provoquer le sursaut que ceux qui sont depuis longtemps dans
ce malaise à la recherche d’une issue attendent et espèrent. Réveiller la question de
l’être, c’est la penser autrement.
Heidegger n’est pas le premier de son époque à remettre en cause la métaphysique. Déjà
en 1921, Nicolai Hartmann sortait Métaphysique de la connaissance alors que Georg
Simmel de l’école néokantiste parlait du renouveau ou de la réinterprétation de la
métaphysique1.
Les spécificités du XXème siècle ont poussé un certain nombre de philosophes à
interroger l’histoire sur la vérité de la pensée humaine. Ainsi, dans un sentiment de
désorientation et d’injustice totale, certains ont voulu s’éloigner de l’idéalisme de Hegel
1
- Dans une conférence présentée au Congrès d’Ottawa : Kant dans les traditions anglo-américaine et
continentale, sous la direction de George Funke, Éditions de l'Université d'Ottawa: 1974, p. 36-76.
114
et même du rationalisme de Kant, les deux n’ayant pas été suffisamment prévenants visà-vis de l’histoire, pour aller chercher chez Kierkegaard et ensuite chez Nietzsche et
Jaspers une nouvelle philosophie de l’existence. Quoique les spécialistes de Kant
avancent l’idée que sa critique de la métaphysique traditionnelle n’avait d’autre but que
la recherche d’une voie nouvelle pour une autre forme de métaphysique, il faut dire
qu’il n’a pas suffisamment identifié cette autre voie. Ce qui a attiré l’attention de
Heidegger et lui a permis de concevoir la possibilité d’une direction nouvelle, donnant
ainsi naissance au livre de Kant. Il faut souligner cependant que la question de l’être en
général n’avait pas bonne presse depuis Kant, tant dans l’ordre des savoirs que dans les
préoccupations humaines. C’est pour cela que Nicolai Hartmann, de son côté, préfère
rejeter le kantisme et le néokantisme, et aspirer à la réhabilitation du réalisme qui oblige
l’homme à un certain sens des responsabilités personnelles, même s’il s’en tient au
cadre strictement épistémologique.
En réalité, le désir de Heidegger de réveiller la question de l’être, antérieur à Sein und
Zeit, se confond avec sa passion pour des méthodes plus dynamiques et plus
interactives, regroupant pour la même thématique aussi bien la phénoménologie que
l’herméneutique et l’ontologie. Ceci consiste à regarder autrement la métaphysique qui
ne serait plus métaphysique mais de nouveau une science de l’être qui met, au-delà de la
physique, tous les étants au même niveau. C’est avec l’ambition de rendre le Dasein
plus accessible à lui-même, en traquant l’aliénation de soi1 qu’il a rédigé Interprétations
phénoménologiques d’Aristote et présenté un peu plus tard le cours sur
l’«Herméneutique de la facticité ». D’après lui, l’oubli de l’être va de soi avec l’oubli du
Dasein, parce que l’être a une tendance à l’auto-dissimulation et le Dasein le suit, mais
l’herméneutique a la capacité de retrouver la question de l’homme et celle de l’être pour
les remettre sur la ligne des débats de la philosophie2.
Il utilise ici le terme peut commun d’« onto-théo-logie », mais pour un court moment,
juste pour expliquer cette ontologie qui se fonde sur la théologie ou le contraire. Il tente
de trouver l’impensé dans l’essence de la métaphysique, ce qui pourrait expliquer la
raison qui a mené à l’oubli de l’être3. Il tente aussi de transférer la métaphysique aux
1
- Martin Heidegger : Œuvres complètes, 63- 15.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.44.
3
- Martin Heidegger: Questions I, Gallimard, p.289.
115
phénomènes de modernité comme l’humanisme ou la technique, c’est ce qu’il appelle
« penser l’être sans l’étant »1.
On voit bien que le projet de déconstruire la métaphysique a traversé plusieurs
étapes avant et après Sein und Zeit : il a d’abord commencé par être radical dans une
naïveté de jeunesse, pensant pouvoir la détruire complètement au profit d’une science
originaire qu’il a appelé dès 1919 « science théorétique originaire », qui pourrait aussi
servir de fondement à la philosophie. Ce qui prouve qu’il était à cette époque très
proche d’Husserl. En 1923, il fait appelle à la notion de facticité pour parler
d’«herméneutique de la facticité» ou d’«analytique de l’existence». Avec Sein und Zeit,
il suggère de confier cette analytique au Dasein puisqu’il est le seul à posséder une
conscience de l’être, avec la nécessité d’un espace ouvert où se déploierait la
métaphysique intégrant l’humain avec tous ses éléments fondamentaux, c'est-à-dire sa
conscience du monde, de la mort et de l’angoisse face au néant. En tant qu’être-vers-lamort, le Dasein est en effet important pour l’être, car c’est cette dimension d’«aller
naturellement vers la mort », qui lui donne la capacité de s’ouvrir à lui.
Heidegger parle aussi du contraire de la présence, ou l’absence du Dasein, qu’il appelle
le Wegsein qu’on peut traduire par «l'être-pas-là», un Dasein dissimulé par l’absence de
l’être, à cause de l’omniprésence du sujet de la métaphysique traditionnelle. Dans ce
cas, la pensée de l’être n’a aucun moyen de se déployer, car le Dasein, qui est tellement
absent, préfère fuir sa vérité de mortel en masquant sa propre finitude.
Le Dasein reste néanmoins un étant qui pense l’être, pour pouvoir aller au-delà de
l’étant. C’est pour ça que dans un deuxième temps, il investit la métaphysique de toute
l’évolution historique et propose de penser l’être sans même cet étant qui est l’homme,
car la métaphysique représente et suit, à elle seule, toute l’évolution de la pensée
occidentale et non pas seulement l’homme.
Complexe mais naïve, cette démarche équivaut à la détermination de renoncer au seul
lien réellement existant entre l’être et le monde, le Dasein, qui est le seul à pouvoir
exprimer cette relation et l’évaluer. Heidegger confie la question de la métaphysique à
l’histoire et propose de ne plus y penser puisque, de fait, elle n’occupe plus la place
1
- Martin Heidegger : La Conférence « Temps et Être », in : Questions IV, p.48.
116
prépondérante qui était la sienne aux siècles passés et ce, grâce ou à cause de la
technique qui tend de plus en plus à devenir l’élément moteur dans le dialogue moderne.
Même si on admet la sagesse de Heidegger qui a passé en revue toute l’histoire de l’être
et rendu une étude monumentale qui a reconstruit la pensée autour de l’être, sa
proposition reste trop simpliste et ne fait pas l’unanimité dans les milieux
philosophiques, et ses disciples eux-mêmes ne sont pas convaincus de son poids et son
bienfondé. Ce qui crée une effervescence autour du sujet. Courtine parle d’une
élaboration de concepts vastes et différenciés qui intègre des auteurs qui, dans la
tradition néoplatonicienne notamment, se sont attachés à penser l’Un au-delà de l’être1».
Alors que Pierre Aubenque appelle ça une «herméneutique inachevable, qui n’arrive pas
à mettre fin au conflit des interprétations, mais qui suppose simplement que les uns et
les autres ont raisons même s’ils se contredisent2. C’est ce que Heidegger appelle, de
ses propres termes, une « histoire de l’être entendue comme métaphysique3.» Gadamer
et Ricœur aussi ont fini par prendre position, allant jusqu’à affirmer la plurivocité de la
métaphysique, radicaliser certaines orientations de l’auteur de Sein und Zeit et accusant
même d’une certaine paresse de pensée cette tendance à simplifier. Enfin, ils
n’admettent surtout pas que le professeur réduise toute la pensée occidentale au mot
« métaphysique4». Il faut dire que l’un et l’autre sont très rattachés à l’herméneutique,
très chère à Heidegger bien avant son intention de dépasser la métaphysique, et
partagent avec lui l’idée de s’éloigner de la phénoménologie. Mais pour Gadamer, les
questions métaphysiques sont tout de même des questions « vitales » et inéluctables5 .
Même s’il admet qu’elles posent plus de questions qu’elles ne fournissent de réponses et
ne permettent aucun progrès véritable, contrairement à la science. Il conçoit que cette
marque d’ignorance est le fondement de la transcendance» et ne tolère pas que le siècle
1
- J. F. Courtine : Jean-François Courtine : Heidegger et la phénoménologie, Paris : Vrin, 1990, p.175.
2
- Raphaël Millière : « La métaphysique aujourd’hui et demain », La revue de l’ENS, Paris, octobre 2011,
p. 2.
3
- Martin Heidegger: Nietzsche, II, p.458.
4
- Paul Ricoeur : La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 396.
5
- Georg Hans Gadamer : «Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique», in : L’Art de
comprendre, Paris, Aubier, 1991, p. 22.
117
actuel soit plus scientifique donc moins philosophique que les siècles des Lumières ou
l’Antiquité1.
Pour le cercle de Vienne2, qui attaque la position de Gadamer, la métaphysique exprime
justement l’expérience de la « stupéfaction » face à l’étrangeté du monde, et les
questions qui restent sans réponses sont l’expression de l’humanité de l’homme qui
s’inquiète de son incompréhension. Ceci ouvrira par ailleurs la porte à la réflexion dans
les autres domaines.
Il y a aussi Jürgen Habermas qui a repris l’idée du dépassement mais dans une forme
très explicite. Il reprend les notions grecques de l’Un et de Tout, très chères à
Heidegger, et propose une pensée post-métaphysique qui doit se dessiner ses propres
référents avec des méthodes d’objectivation propres. Il parle du passage d’une
philosophie de la conscience à une philosophie du langage, qu’il nomme « changement
de paradigme » et de la « détranscendantalisation » des concepts fondamentaux
traditionnels. D’après lui, c’est la conséquence de l’évolution des sciences et le
développement de la technique dans une société de plus en plus complexe3.
Cette façon de vouloir dépasser la métaphysique est un irrationalisme nouveau qu’on
retrouve aussi chez Jaspers, Wittgenstein, Derrida et Adorno. Ce qui ne veut pas dire
qu’il faille rationaliser la métaphysique, mais c’est à la raison d’opérer une sorte de
mutation qui permettrait à la métaphysique d’aller vers les sociétés modernes.
Derrida va encore plus loin et tente de rendre plus radical encore ce qui ne l’était pas
suffisamment chez Heidegger. Il estime qu’on ne peut pas invalider la métaphysique,
dire qu’elle est fausse mettrait en jeu le concept de vérité sur lequel se construit la
recherche métaphysique. Refusant de se plier aux normes aliénantes de la rationalité
traditionnelle, il essaie d’expliquer que la métaphysique peut se libérer de la théologie,
tout comme la linguistique s’est libérée du locuteur, en instaurant un rapport ou un
système de signe qui fait intervenir des relations de signifiant et de signifié. Il appelle
cela le signe d’une libération de la «présence4.»
1
- Ibid.
2
- Cercle de Vienne : groupement de savants et philosophes créé à Vienne, Berlin et Prague en 1923.
- Jürgen Habermas : La pensée postmétaphysique, Essais philosophiques, 1988, p.41-42.
3
4
- Jacques Derrida : De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p.13.
118
Les réactions sont donc nombreuses. Des plus souples aux plus radicales, elles tournent
autour des concepts que Heidegger a mis en place, en se distinguant de sa pensée dans
un sens ou dans l’autre, mais reviennent inévitablement à la nécessité de réviser,
réformer, revoir le concept. Toutes sont dans la perspective de redresser le mode de
pensée humain qui ne correspond plus à la trajectoire de la métaphysique. Heidegger
marque simplement le moment du renouveau par rapport à la question qui a été
plusieurs fois posée. En reposant le problème, il rassemble autour de lui ces pensées
éparpillées qui le précèdent pour permettre à la question d’avancer, à la lumière de tout
ce qui a été fait, et favorise une ouverture à ceux qui lui succèdent, même s’ils sont plus
ou moins en désaccord avec lui dans les détails. La question est de savoir si la
philosophie peut se faire sans la métaphysique. Si la réponse est positive, à quoi
ressemblera le monde sans la métaphysique, si non quelle est l’autre image que la
métaphysique pourra prendre pour aller dans le sens de la pensée moderne et non en
constituer une entrave ? En effet, des questions capitales s’imposent devant la nécessité
de déconstruire la métaphysique mettant en cause la pensée philosophique qui ne se
conçoit pas dans le détail.
Destruction, déconstruction ou abandon, Heidegger veut montrer que l’acte de
philosopher, qui émane du comportement même de l’homme, est une démarche
nécessaire, pour reposer la question de la métaphysique. La façon dont le Dasein, en
tant qu’être-vers-la-mort par exemple, se comporte envers sa propre mort, sans voile,
sans rituel, une mort qu’il regarde comme un acte naturel quand il ne sera plus, révèle
son rapport à l’être. Accepter l’idée de ne plus être, est une capacité de pouvoir-être
enfin.
Bien sûr, l’individu continue de s’interroger sur la différence entre la mort en soi et le
souci de la peur de la mort, mais c’est une inquiétude qui a tellement évolué, qu’elle
montre surtout à chaque fois la fin ou le renouveau de la métaphysique. C’est ce qu’il
explique dans Lettre sur l’humanisme et ce qu’il avançait déjà dans Sein und Zeit : «Il y
va en chaque être humain, en tout Dasein, de son être même1».
Le mode de « penser la mort » joue un rôle essentiel dans l’authenticité ou
l’inauthenticité de la vie du Dasein. Heidegger disait : « Je suis là, mais pour un temps
1
- Jean Grondin : «Heidegger et le problème de la métaphysique», in : Philopsis, p. 6.
119
seulement1 », d’où le titre de Sein und Zeit. Ce n’est pas le Cogito ergo sum qui incarne
la certitude fondamentale du Dasein en soi, c’est plutôt l’angoisse de l’homme devant la
mort qui laisse filtrer ses possibilités d’être soi-même.
De la question de l’être du Dasein, il passe à la question de l’être en général, car si le
souci ou la peur de la mort est humain, la mort, elle, relève de la métaphysique. Pourtant
le penseur ordinaire place l’être du Dasein dans le temporel et l’être en général dans
l’intemporel. C’est un problème fondamental. Heidegger se fixe alors pour objectif de
réconcilier l’être et le Dasein et de les rassembler dans la même dimension, en faisant
sortir l’être en général de l’a-temporel pour le ramener dans le temporel, vers l’être du
Dasein.
En les regroupant, il montre que cette relation doit être établie au sein même de la
temporalité, rendant évident le rapport entre « être » et « temps », qui peut être pensé
pour lui-même à partir de l’ontologie, qui est son sol originel. Il faut comprendre
distinctement l’être et le temps, non à partir de la permanence, mais à partir de la
dynamique de la temporalité qui mène vers le futur. Ce qui serait une nouveauté qui fait
référence à la relation entre l’être et le Dasein à partir d’une temporalité commune dans
une nouvelle dynamique, et donnerait du sens au temps du vécu et à la notion de la mort
qui a aussi un rôle dans le sens attribué au temps, la mort étant la limite d’un temps de
vie écoulé.
Déjà dans Sein und Zeit, il cherchait à établir le temps comme un domaine de projection
pour l’être. Or, l’être tel qu’il était perçu, avait de réels problèmes d’accessibilité. Pour
accéder à son essence, il lui a fallu retourner aux débuts, pour avoir un rapport ou une
ouverture au commencement de l’histoire, retrouver Platon, tirer au clair la notion de
l’alèthéia ou la vérité dans le sens de dévoilement par rapport à l’être, où se trouvaient
les premiers fondements de la distinction entre l’être et l’étant2.
C’est à partir de 1929, avec la conférence « Qu’est-ce que la métaphysique ? » et le livre
de Kant et le problème de la métaphysique, que le changement devient visible dans sa
façon de procéder sans altérer la question de départ, qui sera au contraire plus
confirmée. C’est cette réorientation que les historiens vont appeler « le tournant », ayant
1
- Cours du semestre d’été de 1925, in : Œuvres complètes, 20, 437.
2
- Martin Heidegger : Œuvres complètes, 65- 451.
120
eu pour effet la réorientation de sa pensée, qui va donner l’impression, de plus en plus
distincte, de deux Heidegger : le premier et le second, même si pour lui et pour certains
disciples, ces deux étapes se suivent comme une évolution nécessaire. Ils parlent du
second Heidegger à partir de 1934, ce qui coïncide dans son itinéraire avec des
événements politiques précis, c’est aussi l’époque de la conférence sur L’origine de
l’œuvre d’art, qui montre le besoin ou la nécessité du dépassement de la
phénoménologie. Durant la deuxième étape de sa vie, même s’il se revendique encore
un peu du terme de métaphysique, c’est pour lui donner un autre sens et un tout autre
contenu. Il parle d’une métaphysique du Dasein, une forme de pensée vouée à
l’explication de l’étant mais étrangère au mystère de l’être. A partir de 1936, le second
Heidegger est totalement confirmé, en remplaçant, de façon définitive, « la question de
l’être » de l’ontologie fondamentale par « l’histoire de l’être ».
Dans le cours de juin 1927 et le livre de Kant de 1929, Heidegger a encore tenté de se
solidariser avec le mouvement métaphysique de la transcendance tel que le présentait
Platon. Grondin a qualifié cela de Holzwege qui veut dire « Chemins qui ne mènent
nulle part1 », en référence à un titre de Heidegger. En effet, lorsque Platon dit que l’idée
du bien, principe de visibilité de l’étant, se situe au-delà de l’étant, c’est parce qu’il veut
remonter de l’ordre ontique à sa condition de possibilité ontologique2. Heidegger aussi
présente une hiérarchie de l’ontique vers l’ontologique que nous retrouvons dans la
conférence de 1929 sur « L’essence du fondement », où il annonce la volonté de
changer d’approche. Mais comme il était encore prisonnier de la méthode husserlienne,
il s’est imaginé qu’il pouvait rester dans la métaphysique en élaborant une
métaphysique plus originaire avec une pensée transcendante plus radicale. Si bien que
son changement ne sera visible qu’en 1934, rendu évident en 1936 et reconnu par luimême en 1938-19393 puis en 19414.
1
- De son titre allemand Holzwege, « Chemin qui ne mène nulle part » a été rédigé en 1950, publié en
1962, il regroupe six textes philosophiques.
2
- Jean Grondin : Heidegger et le problème de la métaphysique, in Philopsis, p. 28.
3
- Martin Heidegger : Préface du livre de Kant.
4
- Martin Heidegger : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » in : Questions 1, (Introduction)
121
En réalité, les dédales heideggériens dans la recherche de la vérité autour de la
métaphysique ont commencé en 1926. Il a d’abord tenté de trouver d’autres
appellations, comme le terme peu connu de «métontologie»1 qui veut dire l’étant dans
son ensemble, après celui « ontothéologie ». Il parle d’un espace de questionnement où
il situe la métaphysique de l’existence, un espace où peut se laisser poser la question de
l’éthique2. La dernière section de Kant et le problème de la métaphysique porte aussi le
titre de « La métaphysique du Dasein comme ontologie fondamentale ». Mais il ne
reparle déjà plus de métontologie. Il s’étale plutôt sur la notion de finitude, la
temporalité du Dasein et sa mortalité. Il dit : «L’élaboration originaire de la question de
l’être doit être comprise comme un chemin qui conduit au problème de la finitude de
l’homme3», comme si la question de l’être était suspendue à cette finitude, une question
qui entretient, en effet, un rapport intime à la finitude de l’homme. La finitude du
Dasein apparaît dès lors comme le fondement de la possibilité même de la
métaphysique.
Il soulignera, un peu plus tard dans un autre cours, que la finitude du Dasein se tient
dans l’oubli. C’est le Dasein qui s’oublie. Cette finitude, identifiée à la compréhension
de l’être, est elle-même oubliée. La tâche d’une ontologie fondamentale est de tirer cette
finitude de l’oubli pour rendre le Dasein à l’homme. Pour cela, il dit dans un cours de
1930 : « Il faut secouer le Dasein en l’homme, ce qui procède du Dasein lui-même, le
tirer de son Wegsein et de l’oubli de soi4». Il s’agit en quelque sorte de tirer de l’oubli
un oubli qui s’oublie5.
En effet, ordinairement le Dasein ne sait pas d’où il vient et pourquoi. D’après Platon il
a oublié le monde des origines. Pour Heidegger, il est jeté, dans l’errance, dans un
monde qui lui est de fait étranger. C’est ce qui domine la vie de tous les jours. Grondin
utilise le terme de jectité, qui tend vers le sens d’être-jeté de Sein und Zeit, associé à la
finitude et à l’oubli. C’est l’impasse de l’ontologie fondamentale qui va pousser
Heidegger, après le livre de Kant, à explorer d’autres pistes, d’autres horizons, d’autres
1
- Martin Heidegger: Œuvres complètes, 22, 106.
2
- Jean Grondin : Heidegger et le problème de la métaphysique, in Philopsis, p. 22.
3
- Martin Heidegger: Œuvres complètes, 282-285.
4
- Ibid. 3, 233, 289.
5
- Ibid. 282-285.
122
chemins pour de nouvelles approches. Cette remise en question le conduit à la pensée de
l’histoire de l’être où il parle de Seinlassen (laisser-être l’être)1. Puis il replonge dans la
pensée grecque, notamment chez Platon, cherchant de nouvelles pistes qui l’aideront à
comprendre cette métaphysique qui s’interroge sur le principe de l’étant, sa cause ou sa
raison. Il expose le Phédon dans un cours du semestre d’hiver de 1931-1932, il engage
le débat avec le Theetète en 1936 au point de s’aventurer, en 1942, à imputer la paternité
de la métaphysique à Platon dans le cours de « La doctrine platonicienne de la vérité »,
qu’il finira aussi par dépasser.
A partir de 1941, il parle d’un retour aux fondements de la métaphysique qu’il cessera,
dès lors, d’appeler métaphysique. Il fait référence au concept de transcendance, au bon
souvenir de Kant, pour désigner la métaphysique (entendue au sens d’«au-delà du
physique») c'est-à-dire le sens aristotélicien de dépassement de l’étant. La
transcendance se définit comme la thèse de l’étantité de l’étant, ou ce qui constitue
l’étant en propre et en son principe. Son intention, en 1929, était de prendre ce
mouvement à la racine, en parlant d’une métaphysique du Dasein qui équivaut à une
métaphysique de la métaphysique. Kant déjà le présentait ainsi. Dans une lettre à
Marcus en 17812, il parlait d’une élaboration de la transcendance du Dasein comme
tendant vers l’être. On voit bien que Heidegger, sur les pas de ses maitres, essaie
d’abord de comprendre, voire de légitimer, la présence de la métaphysique classique,
avant de procéder à, ce qu’il convient d’appeler, sa déconstruction. C’est pourtant très
lourd, sachant qu’elle fait justement obstacle à l’évolution de la pensée de la question de
l’être. Mais Kant aussi est passé par le même chemin d’incertitude. Ce va-et-vient
effectué dans les dédales de l’histoire de la métaphysique montre que les choix pour
Heidegger n’ont pas toujours été si simples. D’ailleurs, Kant aussi n’a jamais été
tranchant sur la question. Il aurait modéré ses propos sur les possibilités de l’intelligence
ou de l’imagination humaine, après sa Critique de la raison pure, reculant devant
l’abîme de la métaphysique qu’il avait ouvert, en montrant la rationalité du monde
phénoménal. C’est pour cela qu’il s’était rabattu sur la puissance ordonnante et la
suprématie de l’entendement et de la raison, revenant ainsi sur l’audacieux objectif de
1
- Martin Heidegger : De l’essence de la vérité, 1930, p. 5.
2
- Martin Heidegger: Œuvres complètes, 3, 230, in : Grondin : p. 29.
123
l’imagination transcendante qu’il s’était tracé en 1781 1 . Ainsi, la charpente de
l’ontologie fondamentale subit, à chaque fois, de sérieux coups, mais elle résiste à toute
forme de changements radicaux, ne laissant filtrer que quelques rayons de lumière.
C’est peut-être pour cela, après la parution de Sein und Zeit et après avoir constaté
l’ampleur du chantier, que Heidegger a entrepris de lire Kant à qui il a consacré
plusieurs années, plusieurs ouvrages et plusieurs saisons de cours.
« Qu’est-ce que la métaphysique ? » Heidegger a mis des années à concevoir cette
question et lui faire face. La réponse se présente sous forme d’un composé en trois
volumes, éparpillés dans le temps : Was ist Metaphysik ? (Qu’est-ce que la
métaphysique ?) est l’assemblage d’un cours magistral inaugural (Vorlesung) présenté
en 1929 et prononcé lors de sa nomination à Freiburg comme successeur d’Husserl2,
quelques mois après la conférence « De l’essence du fondement » et la parution du livre
de Kant. En 1943, il écrit une Nachwort (postface) et en 1949 une Einleitung
(introduction)3. Les spécialistes appellent les deux derniers volumes des textes-cadres,
mais avec vingt ans d’écart, ils s’interrogent souvent s’ils sont ou non une continuation
du premier.
Les différences sont telles que Roullier utilise le terme de traduction pour dire «lecture»
dans le sens de décrypter les difficultés liées à la compréhension de ces richesses étalées
dans le temps, pour définir «la chose à penser ou la façon dont la chose est ou n’est pas
pensée4».
De façon générale, les traductions des œuvres de Heidegger posent problème. Du temps
où les règles de traduction n’étaient pas rigidifiées, le traducteur lisait le texte et le
repensait tel qu’il le ressentait et tel qu’il estimait que l’auteur l’eut transmis au lecteur
dans la langue d’origine. La traduction partielle de Sein und Zeit présentée par Henry
Corbin en est la preuve. Corbin a traduit le terme Dasein par «réalité humaine», c'est-à1
- Jean Grondin : « Heidegger et le problème de la métaphysique », p. 21.
2
- Ce texte a d’abord été traduit en français par Henry Corbin en 1938, puis par Roger Munier en 1969
et réédité en 1983 avec des modifications. Les deux textes cadres aussi ont été traduits par Roger
Munier en 1968.
3
- Les trois textes allemands sont cités intégralement dans les Œuvres complètes, Band 9, Vittorio
Klostermann, Auflage, 1996.
4
- Jean Roullier : « La métaphysique de Martin Heidegger », in : Phylopsis, texte numérique, p.2.
124
dire comment l’homme vit son état d’humanité. Mais la compréhension à postériori a
traduit Da par « là », alors que Sein puise son sens dans la question du commencement
de la pensée philosophique chez les Grecs. Ce qui fait du Dasein un point nodal dans la
compréhension de la notion du temps et de l’espace qui se base sur sa spatialité comme
présence dans un espace donné pour un temps donné.
Dans ce cas, si on lie la première partie traduite par Corbin avec les deux autres parties
traduites par Munier, on ne peut que conclure à une rupture entre le livre de 1929 du
premier Heidegger et les deux autres de 1943 et 1949 du second Heidegger. Mais si l’on
se réfère à la traduction complète de Munier des trois textes de la Métaphysique réalisée
en 1969, avec les modifications de 1983, on peut convenir d’une continuité soulignant
plus de convergences.
D’après Roullier, cette différence viendrait de Heidegger lui-même qui, de 1929 à la fin
des années 1940, a utilisé des termes identiques pour des significations différentes parce
qu’il les rattache à des référents différents. Le philosophe conçoit d’ailleurs
parfaitement la distinction faite par les historiens qui a surtout estimé l’évolution de sa
pensée. Il met cependant un bémol quand il écrit en 1962 au père Richardson qui
finissait un livre sur lui, en disant : «La distinction que vous faites entre Heidegger I et
Heidegger II est justifiée, à la seule condition que l’on prenne garde à ceci : ce n’est
qu’à partir de ce qui est pensé en I qu’est accessible ce qui est à penser en II, et le I ne
devient possible que s’il est contenu dans II 1 ». Il accepte donc cette note de
différenciation mais dans une continuation de sa pensée originale.
Les historiens s’accordent à nommer ce moment de la vie et de la pensée de Heidegger
où s’est opéré un changement décisif, le « tournant ». Ils sont par contre dans la
discorde quant à l’importance de ce tournant. Si certains lui donnent une importance
capitale, d’autres pensent, à juste titre, qu’il n’est pas le seul moment qui a marqué un
changement dans son itinéraire. Au contraire, la pensée heideggérienne est chargée de
changements qui ne signifient pas autre chose que des étapes significatives d’une
évolution qualitative dans le parcours d’une vie pleine. Cette question fait encore débat.
1
- Martin Heidegger : Questions III- IV, p. 188.
125
Avant de parvenir à dépasser la métaphysique, Heidegger a exposé l’évolution des
thèmes qui constituent le Dasein. Déjà, dans la conférence de 1929 où il revendique
encore, mais pour la dernière fois, la métaphysique au sens classique, il développe «le
déploiement du questionner métaphysique» mais la nature même de son interrogation
révèle qu’il est aussi entrain de s’interroger sur elle1.
Le but de cette conférence était, certes, de se frayer un accès direct au phénomène de
l’être. Mais pour y parvenir, il utilise des états du Dasein, déjà développés dans Sein
und Zeit, comme l’angoisse ou la mort. Il confère un sens hautement ontologique au
Dasein qui passe d’un état qui s’angoisse devant rien, à l’état d’angoisse qui révèle le
rien, le vide, le néant 2 . Cette angoisse permet l’éclosion de l’être, en relativisant le
découvrement et l’affairement ontiques3. Heidegger ne dramatise pas l’angoisse, il ne la
dote pas d’anxiété, au contraire il l’investit de calme et d’émerveillement que vit le
Dasein par la contemplation devant l’expérience de l’être et du néant. Il s’agit d’une
angoisse très différente de celle que vit le Dasein dans son état d’être-au-monde ou
d’être-vers-la-mort. Elle est authentique.
La notion de néant aussi a changé, passant de la notion de néant exposé dans Sein und
Zeit, que le Dasein vit dans la déchéance de l’être-jeté, au néant de l’étant lui-même qui
est une étape nécessaire et ouvre sur l’être.
Pendant une dizaine d’années, Heidegger ne publiera rien. Seuls ses cours permettent de
reconstruire l’itinéraire de sa pensée. Le cours Apports à la philosophie, dispensé entre
1936 et 1938, annonce son approche de la pensée de l’histoire de l’être en donnant une
nouvelle signification de la finitude, au laisser-être (Seinlassen) et à l’être-jeté ou la
jectité historique.
Dans Introduction à la métaphysique, il continue son questionnement, expliquant que la
métaphysique n’a jamais réussi à poser sa question centrale qui porte sur l’essence de
l’être, elle a même tout mis en œuvre pour l’éviter, privilégiant la question de l’étant4. Il
1
- Jean Grondin : « Heidegger et le problème de la métaphysique », p. 30.
2
- Qu’est-ce que la métaphysique, in : Questions 1, p. 59.
3
- Qu’est-ce que la métaphysique, in : Questions 1, p. 59.
4
- Jean Grondin : « Heidegger et le problème de la métaphysique », p. 33.
126
revient souvent sur les deux composants : la métaphysique générale, qui porte sur l’être
et qui s’appelle, de fait, l’ontologie ou la philosophie transcendantale et la métaphysique
spéciale, qui porte sur les étants métaphysiques particuliers comme Dieu, l’âme, les
anges ou le monde.
En rappelant à chaque fois l’histoire depuis Aristote, il fait ressortir l’ambigüité qui
entoure la question de l’objet de la métaphysique et désigne l’être dans son universalité
«le monde» et dans son principe «Dieu». C’est à ce double pôle qu’il a donné le sens de
constitution onto-théo-logique, soit un système de représentation de la métaphysique
dont dépend tout le reste des étants principiels et universels1.
C’est aussi en cette période, après avoir fini avec l’enseignement de Kant, qu’il
s’attaque aux idéalistes allemands, notamment Schelling et Hölderlin où il trouve un
appui à sa recherche d’une pensée non-métaphysique. Mais il n’aime pas Hegel parce
que son propos de la dialectique consiste à devenir maître de la finitude, au lieu
d’élaborer l’une pour servir l’autre. Sa thèse, selon laquelle l’essence de l’être est le
temps, est aux antipodes de ce que Hegel a tenté d’établir2. Ainsi, dans le verdict final
de l’idéalisme, sa position anti-hégélienne l’emporte même s’il fait souvent appel à la
dialectique.
Cette position le mène notamment à abandonner le projet de cette métaphysique de la
finitude, parce qu’il s’aperçoit après coup que la métaphysique, comme projet, risque de
mener à une éradication de la finitude et de la question de l’être. C’est pourtant dans les
lectures hégéliennes qu’a apparu le terme d’ontothéologie qui veut dire que la
problématique du «on» (l’étant) est comprise comme une affaire de logique et qu’elle
s’oriente, en dernière instance, vers le theo (le divin), lequel est déjà compris comme
relevant de la logique qui est le sens même de la pensée spéculative ou du logos 3 .
Autrement dit, c’est par le logos que Hegel présente la compréhension de l’étant. Alors
que Heidegger fait appel à l’intuition, où ce n’est pas le logos ou le concept mais bel et
bien le temps qui incarne le fin mot de l’étant. Pour contrecarrer ce projet qui interprète
l’étant par la raison (logos), Heidegger tente le terme d’ontochronie, où chronos (le
1
- Ibid. p. 34.
2
- Ibid. p. 35.
3
- Jean Grondin : « Heidegger et le problème de a métaphysique », p. 36.
127
temps)se tient à la place du logos1, car pour lui le concept ne peut être le maître du
temps, au contraire c’est le temps qui est le maître du concept. Mais ce terme ne durera
pas longtemps dans son langage non plus, ni l’opposition chonos et logos. Après 1939,
il cherchera à l’atténuer afin de marquer l’altérité fondamentale de son questionnement
vers l’être. Toutefois, ce passage de sa vie reste important, il montre son adversité
mitigée avec Hegel qui lui a vraiment permis de remettre en cause ses principales idées
et lui a fait profiter de la méthode dialectique qui reste un des principaux modes
d’approche thématique qu’il utilise pour montrer les contradictions que les siècles
accumulent. D’ailleurs cette position où le temps est maître du concept, voire l’idée
d’anti-concept, œuvrera au profit de la parution d’une pensée de l’histoire de l’être, et
lui donnera un nouveau départ.
Par nécessité, Heidegger fait aussi appel à des concepts externes qu’il emprunte à
Nietzsche comme le nihilisme, ou à des courants contemporains comme l’humanisme
ou l’essence de la technique2.
Dans cette constellation de la présence sensible des étants, où l’être n’apparaît plus dans
la conception métaphysique du Moyen-âge qui l’a définitivement voilé, Heidegger
associe le moment à la pensée nihiliste 3 , tout comme il associe le nihilisme à
l’humanisme, une association que Grondin trouve confuse. Mais le philosophe affirme
que c’est un tout qui a été appliqué à la pensée métaphysique et imposé à l’Occident
depuis Platon. Le Dasein, se situe au centre de l’ontologie fondamentale et au centre de
l’étant, c’est à travers lui et avec sa volonté d’objectivation que tout se définit, tout se
fait, et tout a une valeur. Seulement le sens de la notion de valeur a subi beaucoup de
mutations, passant de la morale à ce qui rapporte pour l’homme, et l’étant devient ainsi
une source d’intérêt qui se prête à l’exploitation. Cette idée de tout ramener à l’homme
et à son intérêt intrinsèque plonge le Dasein dans l’ère de la technique et de la
modernisation. Il vit en considérant l’étant selon son utilité, voire son utilisabilité et sa
rentabilité. Heidegger appellera ça l’util, un terme largement employé dans Sein und
1
- Jean Grondin : « Heidegger et le problème de a métaphysique », p. 36/37.
2
- Ibid. p. 38.
3
- Le nihilisme : terme latin nihil, « rien de l’être». Pour rappel, le nihilisme est un point de vue qui
présente le monde (et plus particulièrement l'existence humaine) dénué de tout sens, de tout but,
de toute vérité compréhensible et de toute valeur. Cette notion, applicable aux différents contextes
historique, politique et littéraire, reste essentiellement philosophique.
128
Zeit1 qui occupe totalement l’espace pensé de la vie ordinaire et du on-quotidien. En
1953, il présente une conférence sur L’essence de la technique rapportée dans Essais et
conférences où il rapproche terriblement la technique de la métaphysique, parce qu’elle
aussi envahit l’espace humain et modifie son rapport à l’étant qui s’impose à lui,
l’inhibe et l’empêche de vivre sans elle.
Ainsi, en voulant déconstruire la métaphysique, Heidegger fait plus que dénoncer
l’oubli de l’être, il dénonce l’oubli de l’oubli dans une vie où tout est calculé, maîtrisé,
rationalisé, explicité, où il n’y a plus de place pour le mystère. Toutes les questions ont
des réponses, si bien que la question qui n’a pas de réponse est oubliée. Pour cela, plus
que dépasser la métaphysique, il s’agit de s’interroger sur ce qui se passe en elle, quand
elle voile l’être.
Cette façon de poser autrement le problème suggère la possibilité que l’être puisse se
refuser à la métaphysique, rentrant de fait dans la pensée de l’histoire de l’être même.
Dans le manuscrit Besinmung (Méditation) de 1938-1939 publié seulement en 1997
dans les Œuvres complètes, il dit que Sein und Zeit était une première tentative qui
visait à rendre au moins visible la question de l’être2. Et il ajoute que s’il existe deux
grands types de la pensée de l’être dans l’histoire, « la métaphysique » et « la pensée de
l’histoire de l’être », c’est entre les deux que se situe Sein und Zeit, car il s’exprime dans
un langage plutôt métaphysique alors qu’il se dirige vers l’histoire de l’être. Mais il
refuse de situer ces deux grands modes, qui visent à questionner l’être, sur un axe
historique, car il les veut concomitants et jumelés3. Il explique seulement que dans le
premier mode, qui ne lui convient pas, la métaphysique questionne l’être qu’elle voit
dans l’ensemble des étants visibles et sensibles.
Cette conception radicale et calculatrice, qui voit l’étant à travers son utilité a été
largement déployée dans la dialectique hégélienne, elle donne à l’étant toutes les
possibilités de libérer l’homme, conduisant ainsi au monde de la technique moderne. Là,
l’être en soi est totalement oublié, occulté. La philosophie y est pratiquée comme
maîtrise de l’étant calculé et comme non-pensée de l’être. Sein und Zeit dépasse ce
calcul pour instaurer l’angoisse, une tentative de penser autrement cette interrogation de
1
- Jean Grondin : « Heidegger et le problème de a métaphysique », p. 39.
2
- Martin Heidegger : Œuvres complètes : 66, 413.
3
- Ibid. 66, 275, 344, 357.
129
l’être ; mais il n’y est pas toujours parvenu1. Il fait alors appel à un deuxième mode où
la pensée de l’histoire de l’être ne pense plus l’être (Sein) mais l’estre 2 (Seyn), une
forme qui marque mieux l’altérité fondamentale pour pouvoir parler de l’essence de
l’être, car pour parler de différence, c’est de « l’estre » qu’il s’agit même si on continue
à utiliser la forme unique de « l’être ». Donc, l’être (estre - Seyn) s’inscrit d’abord dans
le refus de l’étant, dans le sens où l’être n’a rien et n’est rien d’étant, il est tout autre, il
refuse toute prise, toute domination, il est simplement, au sens plein, riche et généreux,
sans calcul et sans but utilitaire. Il est Ereignis qui s’éprouve ou se vit dans
l’étonnement et l’admiration ou dans l’effroi et la terreur. C’est l’affect qui nous fait
sortir de nos certitudes, le doute, la curiosité et le refus de l’évidence.
Ainsi, pour poser la question de la métaphysique, Heidegger présente deux modes de
questionner l’être dans une opposition permanente. Dans les deux cas, l’être refuse
d’apparaître, dans le premier pour l’importance donnée à l’étant, et dans le second pour
garder son mystère. Ce qui incite la curiosité de l’entendement à s’interroger sur le
séjour de l’être lui-même.
Il retourne chez les Grecs pour expliquer que la confusion sur le sens de l’être remonte à
loin. Tout s’est joué lorsque le sens de l’être a été assimilé à la physis qui décrit
l’éclosion de l’être, depuis Platon et Aristote, mais peut-être même avant, à partir de
Parménide, Héraclite ou Anaximandre. Ceci importe peu, car à cette époque, la question
comportait un étonnement, un sursaut, un événement et un surgissement que les
multiples découvertes ont fini par altérer. La distinction n’était pas nécessaire, toute la
pensée était dotée de richesse et d’harmonie. Il retrouve la même chez Hölderlin et
Schelling qui ont voulu secouer l’hégémonie du principe de raison, contrairement à ce
que fait la pensée métaphysique3.
Chez les présocratiques en général, le fait de penser constituait une représentation
exacte de la réalité de l'être. La dualité de l'être et de la pensée ou de l'existence et de
l’essence n'existait pas, encore moins l'opposition entre le sujet et l'objet, puisque la
pensée est elle-même l’existence des choses. Parménide disait dans De Natura : « Le
1
- Ibid. 66, 321, 322.
2
- Cette orthographe, issue du latin, n’a pas duré dans le français moderne.
3
- Martin Heidegger : Œuvres complètes : 66, 367.
130
fait de penser et la pensée que nous avons de la chose sont identiques, car tu ne
trouveras pas le fait de penser en dehors de la chose sur laquelle on se prononce: il n’y-a
et il n’y aura jamais à exister que l'existant1.»
C’est à partir de la tragédie de la physis, qui s’est laissée couvrir par la nécessité de
l’essence, que le problème a commencé, car l’étant relevait directement, uniquement,
inévitablement et irrémédiablement de la physis. Mais Platon a voulu lui trouver un
eidos (un sens, une idée) qui est pourtant en elle. C’est le début d’une dualité tragique
que suivront philosophies et religions à travers les siècles, selon le même raisonnement,
nous éloignant toujours d’avantage de l’être.
Dans son désir de tout expliquer et de tout rationaliser, la philosophie a perdu sa charge
d’étonnement et d’admiration et les détenteurs du raisonnement classique essaient, par
tous les moyens, de retarder l’éventualité d’un retour à l’émerveillement et la surprise.
Dans sa tentative de retour, Heidegger a réussi à ébranler le principe de raison qui
réfléchit la métaphysique et à remettre en cause l’égo qui pense et qui se constitue
comme source d’intelligibilité du réel, tel qu’il a été présenté par Descartes ou même
par Husserl. Pour cela, il fait appel à la notion de « don », exprimé par es gibt «il-y-a»
qui dit aussi l’étonnement et l’émerveillement, longuement exposé dans la conférence
« Temps et être ». Il s’agit du don gratuit de l’être, quelque chose qui ne s’explique pas,
et rejette surtout toute pensée calculante, s’opposant ainsi au « Principe de raison » (Satz
vom Grund2) qui résume la rationalité occidentale dans son ensemble.
Certes la notion de don, comme la notion de faveur, rappelle le monde religieux, avec
qui Heidegger a une longue histoire. Mais il sait pertinemment que le don religieux
n’est jamais gratuit, il tient d’un échange intéressé qui fonde la métaphysique, un volet
qui ne convient nullement à Heidegger.
Mais si l’on se réfère à l’histoire, le terme de Satz a un sens profond et possède en
allemand plusieurs significations. D’abord, il veut dire « position », le principe est posé
là, simplement, un peu comme un diktat, sans raison. Il signifie également « le
mouvement en symphonie », un sens cher à Heidegger, qui lui donne un peu de
souplesse et de sens. En fait, l’idée de Satz est ancienne mais pas toujours aussi rigoriste
1
- Martin Heidegger : Fragments: 8, 34.
2
- Satz vom Grund (Le principe de raison) : titre d’une conférence publiée en 1957.
131
car à l’époque présocratique, la philosophie n’était pas tellement obsédée par la
recherche du fondement, du premier moteur, ou d’autres rigidités de ce genre. Il y avait
l’être, sans plus. Le Satz peut aussi signifier un saut, un sursaut (bondir). C’est moins
l’abîme que la sécurité de comprendre la rationalité, sans aller jusqu’au rationalisme,
qui mène à la fermeture de la pensée métaphysique, ce qui rapproche le Satz d’une
dimension irrationnelle. C’est ainsi que Heidegger a été taxé d’irrationaliste, ce qu’il
assume totalement, pour se distinguer de Hegel et des rationalistes. Mais il objecte que
le Grund empêche la pensée de s’ouvrir à elle-même.
De fait, le Satz vom Grund et l’es gibt résument une bonne part du projet heideggérien
dont le but, loin d’être l’assurance ou le confort, consiste à repenser la subjectivité
moderne à partir d’une donation d’être et à voir dans la philosophie un émerveillement
renouvelé.
La métaphysique se fait donc oublieuse de la question conductrice initiale : Pourquoi ily-a l’être et non pas plutôt rien ? » et en vient à parler de l'étant, sans avoir au préalable
procédé à la conversion des termes adéquats. « L'être de l'étant réside dans la réalité1 »,
car l'être a fini par s'identifier à l'étant jusqu'à en faire une seule réalité ; en visant l'être,
on rencontre l'étant, quelque chose se manifestant dans l'ordre du sensible. Alors que
l'étant, l'existentia latine dans le commentaire heideggérien, renvoie à la figure
historique de l'être, désormais limité et circonscrit dans ses contours intramondains. Il
continue de s'apparenter à lui-même, en se tenant en retrait de toute définition.
Si l’on revient, sur les chemins de Heidegger, à questionner Platon dans l'allégorie de la
caverne, on remarque qu’en sortant de l’obscurité, le prisonnier a pu voir la lumière,
c’est-à-dire contempler les idées et, par-dessus tout, l'idée du Bien. Il a appris à
distinguer la vérité de l'illusion, entendant par illusion toute affirmation sans fondement.
Pour Platon, la vérité est ce qui s'offre au travail de dévoilement (alèthéia), même s’il
paraît au départ occulté, voilé, dissimulé ou en retrait. Le dévoilé, qui se trouve dès lors
reconnu et identifié, est l'éidos dans sa mise en opposition avec les réalités de la
caverne, l’illusion ou l’obscurité. Pour la métaphysique, le voile persiste à couvrir la
vérité de l’être ne dévoilant que des étants. La différence est essentielle.
1
- Martin Heidegger: Nietzsche I, trad. Klossowski, Gallimard, 1971, p. 321.
132
La connaissance platonicienne de la vérité est une ascension qui délivre le prisonnier de
ses illusions. C’est un changement de perspective, qui va du projet initial de l’alèthéia à
sa conception finale de la vérité arrachée à son occultation par la découverte. C’est cela
même la vérité de l'être dans la métaphore du soleil, ou le Bien suprême selon
l'interprétation de Heidegger.
Une telle vérité est un dévoilement sans fin qui se trouve à la portée du regard. Elle est
certaine parce que visible1 et s'offre comme l'ultime réalité ou l'essence de toute chose.
C’est pour cela que Heidegger n’arrive pas à éprouver de l’antipathie pour cet inventeur
du monde de l’eidos, parce que l’idée est toujours riche de sens, enrichissant l’homme et
lui procurant, par la connaissance, une liberté qu’il a perdu en descendant dans le monde
matériel, symbolisée par la perte des ailes. Cette théorie naïve ne va pas plus loin. La
métaphysique est devenue problématique et une surcharge pour l’homme bien des
siècles plus tard, lorsque le monde des idées s’est peuplé de contraintes qui altèrent la
liberté des hommes. Aujourd’hui, elle a atteint ses limites. Avec sa tentative de
dépassement, d’abandon ou de déconstruction, Heidegger prépare à une nouvelle
pensée, sereine et non calculante. Cette pensée a-t-elle réussi à s’implanter ? C’est toute
la question.
II.
Le mot de Nietzsche « Dieu est mort »
Déconstruire la métaphysique consiste à remettre en cause les grandes questions qui la
constituent. La question de dieu est en cela fondamentale, elle constitue une part non
négligeable de la métaphysique et est encore sujet à débat. Aussi importante pour
l’homme que de sa propre existence, la question de dieu pourrait même en être l’accès,
parce que l’homme est le seul étant qui a la possibilité de se poser la question de
l’existence ou de la non-existence du divin.
On ne sait pas quand est-ce que la question de dieu est devenue importante voire
singulière chez Heidegger. Il n’a jamais reconnu de façon explicite sa croyance ou sa
non croyance. D’abord, il a eu un cursus religieux très poussé et très dense qui n’est pas
1
- Ibid. p. 340-341.
133
sans impact sur sa pensée tout le long de sa vie, ses textes sont truffés de divinités,
influence de Hölderlin et Nietzsche. Ensuite, il ne s’attarde pas sur les différents
niveaux de croyance comme l’athéisme, le déisme ou l’agnosticisme, car il ne s’agit pas
pour lui d’orienter ses débats sur des interrogations d’ordre moral, même si la question
de la valeur est omniprésente. Il ne parle pas non plus de son catholicisme d’enfance, ni
de son protestantisme des années de Marbourg, ni de ce qu’il a reçu de saint Augustin
ou de saint Thomas. Dans son cours sur la « Phénoménologie de la vie religieuse », il
expose la Lettre de Saint Paul et la conception augustinienne, sans se prononcer sur la
question des convictions, plutôt séduit par l’idée d’une « religion primitive » et par la
perspective de mettre côte-à-côte les notions « phénoménologie » et « religion ». Par
ailleurs, il trouve l’idée d’un retour aux dieux grecs dont se réclament Hölderlin puis
Nietzsche manifestement d’actualité, à tel point qu’il veut les inviter à son époque.
Globalement, il s’exprime sur le monde moderne caractérisé par une situation de
vacance totale, un monde terriblement vide, sans aucun dieu. Cet état n'exclut pas une
situation foisonnante de religiosité et de moralité qui l’agace visiblement. Il ne diffère
pas en cela de plusieurs penseurs de son époque qu’il apprécie particulièrement, comme
Nietzsche qui n’adhère pas non plus à la croyance dogmatique. Il le reprend d’ailleurs
dans l’expression « Dieu est mort », qu’il va utiliser pour justifier la nécessité de
déconstruire la métaphysique, comme il utilise les termes d’Hölderlin qui parle de
l’éloignement des dieux, au temps des ténèbres1.
Du point de vue général, la question de dieu suppose celle de la divinité, qui suppose
celle du sacré, qui suppose celle de l’être. Mais ce n’est pas dans ce sens que s’oriente la
pensée du philosophe2. D’après lui, la pensée de l’être ne priorise en rien l’existence de
dieu, car l’être englobe tout, y compris dieu. Il explique que l’homme ne doit pas se voir
à l’image de dieu, car cela l’empêchera de parvenir au questionnement ontologique
fondamental 3 . Le Dasein est perdu parmi les étants, entre la technique et la
rationalisation du monde. Ce qui réduit son regard à concevoir la valeur de dieu. Il dit
dans Lettre sur l’humanisme : « proclamer Dieu comme la plus haute valeur, c’est
1
- Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 333.
2
- Emilio Brito : « Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger », in : Revue Philosophique de
Louvain, Quatrième série, Tome 95, N°2, 1997. pp. 279-297.
3
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 81.
134
encore dégrader l’essence de dieu 1 . » Pourtant, la pensée de Heidegger procède de
l’absence du divin. Il dit, à différents endroits : « interrogez l’être ! Et dans son silence –
entendu comme le commencement de la parole- répond le dieu. Vous avez beau ratisser
tout l’étant, nulle part ne se montrera la trace de dieu2.» Un point-de-vue singulier qui
multiplie les critiques, car difficile de voir s’il admet ou n’admet pas cette présence. Il
est, en effet, difficile pour quelqu’un qui va à la recherche de l’être de ne pas se
prononcer sur l’existence ou la non-existence de dieu3.
Dans un livre récent4, Richard Kearney et Joseph Stephen O'Leary montrent la radicalité
de Heidegger qui veut dépasser la métaphysique en repensant le Dasein dans son
rapport à dieu, sa présence au monde et sa relation aux choses, le conviant à un
renouveau philosophique et en se traçant un autre chemin pour le dévoilement de l’être.
Dans ce rapport, Heidegger présente les dieux comme des idoles et les hommes des
sujets dominés, alors que dans la pensée de l’histoire de l’être, l’homme trouve ou
retrouve sa place dans son rapport à l’autre, voire dans son rapport à un dieu
authentique. L’être, entendu l’Estre, redonnerait la divinité à dieu alors que la
métaphysique est un athéisme5.
Nietzsche s’est exprimé sur la question dans Ainsi parlait Zarathoustra lorsqu’il a
conclu que le monde moderne est responsable de la mort de dieu. Mais est-ce que cela
pose la question de façon métaphysique, parce qu’à première vue il s’agit plutôt de
développement de la technique, des sciences et de la philosophie ? Au-delà de la
morale, lui aussi se demande où va ce monde multi-scientifique où toutes les questions
de l’homme trouvent des réponses, un homme qui peut tout et ne s’étonne plus de rien,
un homme qui se dépouille de sa foi et qui renonce à la vision globale des choses où
1
- Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 109.
2
- Martin Heidegger : Œuvres complètes : 66, 353.
3
- Heidegger a présenté au semestre d’hiver 1921- 1922, un cours sur la Phénoménologie de la vie
religieuse. Il avait pour objectif de conjuguer la religion et la phénoménologie, qui avait plutôt
tendance à ce contredire. Il devait pour cela se servir des concepts centraux de la phénoménologie
husserlienne.
4
- Richard Kearney, Joseph Stephen O'Leary : Heidegger et la question de Dieu, PUF, 2009.
5
- Jean Grondin : «Heidegger et le problème de la métaphysique», in : Philopsis, p. 43.
135
tout se tient pour s’interroger sur les détails d’un monde où il n’y a rien et où tout est
sans cesse à réinventer1.
Pour s’exprimer sur cet ébranlement de la foi, Nietzsche fait intervenir la notion de
nihilisme, fort importante pour comprendre la pensée moderne et pour donner du sens à
l’expression énigmatique de « Dieu est mort », à partir de quoi, beaucoup de théories
philosophiques contemporaines deviennent possibles. C’est une expression de
renommée mondiale, réelle, nécessaire surtout à partir de la deuxième partie du XIXème
siècle où la révolution industrielle a bouleversé toutes les valeurs, provoquant des
déséquilibres intolérables entre l’homme et son environnement.
Le nihilisme en soi est la conséquence de cet effondrement des croyances parce que
dépassées ou obsolètes. C’est la négation de l'être, avec un rejet définitif de tout
« idéalisme ». Pour éviter que les plus hautes valeurs soient dévalorisées, Nietzsche
propose la transvaluation de toutes les valeurs et en appelle au Surhomme 2 que
Zarathoustra présente dans ses enseignements.
Mais Heidegger voit en cela une approche simple et superficielle qui exprime une
métaphysique qui se solde dans toute l'histoire de la pensée occidentale par « l'oubli de
l'être3 ». L’enseignement de Nietzsche est une énigme qui mérite d’être interrogée, car
un esprit pour qui les guerres, les victoires, les conquêtes, l’aventure, le danger, la
douleur sont devenus des besoins. Mais il reste l’espoir du Retour éternel et du
Surhomme, car même une pensée qui a en elle quelque chose de mal sain, a aussi en elle
quelque chose de créateur. C’est ainsi que la pensée de Nietzsche réalise son
achèvement. Elle est dans la cohérence tout en restant une énigme, dont l’homme est à
peine conscient4.
En vérité, la question de dieu a beaucoup perturbé Heidegger. Sa position, où dominent
ambivalence et instabilité, n’est pas claire du tout, et le thème a toujours était présent,
1
2
- Ibid.
- Friedrich Nietzsche : La Volonté de puissance, Essai d'une transmutation de toutes les valeurs (Études
et Fragments), 1901, Traduit par Henri Albert, 1903, p. 77/124.
3
- « L’oubli de l’être » est largement discuté dans le livre de Nietzsche notamment le tome II, mais aussi
dans Essais et conférences et les Chemins qui ne mènent nulle part.
4
- Ces sujets ont étaient développés par Alain de Benoist dans Conclusions d’un débat. Voir aussi :
Contribution à la question de l’être, in :Martin Heidegger : Questions I, p. 195-252.
136
planant par-dessus son chemin de pensée1. On sent une sorte d’inquiétude dans nombre
de ses ouvrages et dans ses notes personnelles notamment entre 1936 et 19382. Il a,
certes, perdu la foi dès sa jeunesse, quand il est allé chercher des réponses au niveau de
la faculté de mathématiques et sciences naturelles sous la direction d’Husserl où il
considérait déjà qu’il existe plusieurs formes et plusieurs niveaux de croyance, de la foi
des origines ou la foi primitive à la conviction théologique. Il écrit à Jaspers en 1935:
«l’explication avec la foi des origines demeure pour moi comme un pieu planté dans ma
chair»3. Il restera ainsi dans l’embarras, suscitant des controverses et retournements de
situations et de points de vue.
Cette déclaration n’est pas l’expression d’un revirement devant des questions délicates.
Il explique d’ailleurs comment Kant, dans la Critique de la raison pure, a aussi reculé
devant l’impensé et devant l’audace de sa propre conception de l’imagination
transcendantale, parce qu’elle l’aurait conduit à remettre en cause la suprématie de la
Raison4.
Heidegger n’a pas abordé la question de dieu en profondeur dans Sein und Zeit, alors
qu’elle était tout aussi d’actualité en ce début de siècle5. C’est dans d’autres ouvrages
qu’il exprimera un peu plus de curiosité. Si bien que Siewerth va penser, dans un
premier temps, que son point de vue n’a pas beaucoup évolué à travers le temps.
D’après lui, la pensée heideggérienne refuse de faire le pas de transcender l'être, en le
rapportant à un dieu existant 6 . Siewerth qualifie Heidegger de penseur originaire,
subjugué par la puissance et la clarté de l'Être, plein de respect devant son mystère
impénétrable7. Dans sa démarche, il le compare tantôt à saint Thomas, tantôt à saint
1
- Otto Pöggeler & T. Simon : La pensée de Heidegger, Paris : Montaigne, 1967, p. 354.
2
- Rüdiger Safranski : Heidegger et son temps, Paris : Grasset, 2000, p. 325 à 334.
3
- Martin Heidegger : Correspondances avec Karl Jaspers, Paris : Gallimard, 1996, p. 143.
4
- Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 217 à 227.
5
- Beaucoup de penseurs ont soulevé la question du rapport de Heidegger à Dieu, notamment Henri
Birault : De l'Être, du Divin et des Dieux chez Heidegger, paru en 1963 dans l'ouvrage collectif
L'existence de Dieu, Bertrand Rioux : L'être et la vérité chez Heidegger et saint Thomas d'Aquin et
Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être. Il-y-a aussi des articles comme celui de Sylvaine Gourdain Heidegger et
le dieu à venir : s’il-y-a Etre, pourquoi Dieu ? Et l’article d’Emilio Brito : Siewerth et le problème de
Dieu chez Heidegger.
6
- Emilio Brito : « Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger », in : Revue Philosophique de
Louvain, Quatrième série, Tome 95, N°2, 1997, p. 279.
7
- Ibid.
137
Augustin, malgré les divergences de leurs convictions. Il dit que la méthode
heideggérienne s'accorde avec la structure formelle des preuves de dieu chez saint
Thomas qui indiquait déjà à son époque que celui qui ne trouve plus dieu, doit s'efforcer
de redécouvrir sa trace dans les choses. Saint Thomas parle de la parabole de dieu dans
l'être comme le Sacré, le Premier, le Suprême, le Nécessaire, la Divinité qui se recueille
purement en soi-même. Il le désigne par l’Un, l’Unique ou simplement le Très Haut 1.
Alors que Heidegger refuse à l’homme d’utiliser de simples noms pour qualifier dieu,
trouvant que les hommes sont en manque de noms sacrés. Il sépare nettement entre les
sens des termes utilisés et ne veut pas penser à partir des noms des choses, c'est-à-dire
leur matérialité. Il dit : nous devons réapprendre soigneusement le sens du Sacré, de la
Divinité, et le sens du mot « Dieu » 2. Sa démarche est plus aisée et plus ardue à la fois,
même s’il peut prétendre que le mystère de dieu se dévoile de manière plus recueillie et
plus lumineuse, quand dieu se soustrait au langage rigoureux sans lequel pourtant la
philosophie ne saurait exister3. D’où l’impossibilité de cerner la question de dieu.
En réalité, il s’agit moins de se prononcer sur l’existence de dieu lui-même que sur
l’existence de mots ou de noms pour le nommer. Ainsi, Heidegger reste toujours dans
l’expectative de dépasser les limites de l'étant pour parvenir à l'étendue de l'être. Le
dépassement du langage phénoménologique au langage poétique qu’il a opéré pour
déployer son ontologie va l’aider à se rapprocher du langage approprié pour résoudre la
question de dieu, une question qui ne peut pas être posée dans le cadre de la
métaphysique classique.
Réalisant, quelques années plus tard, que ce genre de thème exige la patience la plus
attentive 4 , Siewerth va reconsidérer, le rapport de Heidegger à la question de dieu,
soulignant qu'il ne faut pas le prendre pour un indifférent. Son langage doit être ramené
à son essence pour qu'il puisse, sans distorsion, dire la vérité de l'être comme l'être de la
vérité5. Il a certes parlé dans Lettre sur l'Humanisme de la vérité de l'Etre, de l’essence
du Sacré, de l’essence de la divinité et du sens du mot dieu, mais il reconnait que rien
1
- Ibid. p. 271.
2
- Ibid. p. 280.
3
- Ibid. 276.
4
- Ibid., 280-281.
5
- Ibid., 281.
138
n’est encore décidé de l’être de dieu ou de son non-être, pas plus que la possibilité ou
l’impossibilité des dieux. Par contre, il reconnait qu’une telle indifférence risque
d’exposer la personne au nihilisme1.
Heidegger parle de la distinction évidente entre les termes « être » et exister » : Seul
l’homme existe parce qu’il pense l’être, dieu est et fait partie de l’être. Mais il laisse en
suspens la question de la création, y compris la création de l’être, s’il-y-a lieu. Tout
comme il ne soulève pas la question de la priorité de l’être et de dieu, même si elle est
sous entendue, sauf du point de vue chronologique.
Il ramène cette question hautement philosophique à l’histoire : l'homme moderne a
perdu le sens du sacré, ce qui lui a fait perdre le sens de l’être et le sens de dieu. Pour
cela, il fait appel à l’histoire quand la relation entre les étants et le sacré était profonde.
Mais la philosophie moderne va remplacer l'ontologie par la logique, et la profondeur de
l'être des étants par l’intelligence humaine. Graduellement, la philosophie deviendra une
construction du monde selon les données de la raison humaine. Par conséquent,
l'homme moderne finit par ne plus voir ni la profondeur de l'être du monde ni ce qui le
relie à cette profondeur, c'est-à-dire ce qui le relie à dieu. Cette nouvelle conception du
monde fera dire à Heidegger qu’il-y-a une sorte d'athéisme qui domine l’esprit humain y
compris l’esprit religieux. Il écarte de son raisonnement l’athéisme naïf et populaire,
pour parler essentiellement de la rationalisation du concept qui consiste en la
construction d’une image de dieu à l'intérieur de l'esprit humain conforme aux strictes
attentes de l'homme2. Cette analyse n’éloigne pas dieu, mais éloigne la transcendance,
« dieu ne peut être cherché qu'en nous », écrivait Kant3. Pour Hegel et les hégéliens,
l'esprit de l'homme est devenu l'Esprit de dieu. Plus on avance dans l'histoire de la
philosophie moderne, plus on constate une sécularisation de la foi religieuse par une
réduction du sacré aux archétypes de l'inconscient 4 . Henri Birault appelle ça une
« dédivinisation » qui transforme le rapport à la religiosité en explication scientifique
dans l'absence parfaite des dieux. Le monde est déserté par les dieux, qui sont remplacés
par des mythes qui recouvrent toutes les idoles représentées sous forme d’idéologies,
1
- Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 111-112.
2
- Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 70.
3
- Emmanuel Kant : Opus postumum, p. 46, in - Jean-Guy Pagé : « Dieu et l’être », Laval théologique et
philosophique, vol. 37, n° 1, 1981, p. 35.
4
- Jean-Guy Pagé : « Dieu et l’être », Laval théologique et philosophique, vol. 37, n° 1, 1981, p. 35/36.
139
d’idées-force et de valeurs. Ce qui reste du rapport de l'homme moderne à dieu et au
sacré est le mythe qui domine l’esprit humain1.
Héraclite disait pourtant que «l'homme, pour autant qu'il est homme, habite dans la
proximité du dieu2 ». L’homme n’a pas rompu cette proximité, car elle constitue sa
demeure. Mais il l’oublie de plus en plus et la demeure est soumise à une profanation ou
à une dévastation qui échappe à l’homme même. Ainsi, dans la maison de l’être, se
développe, pour l'homme, l'absence de patrie3.
L’explication se trouve dans la technique. Quand le monde a été envahi par la
mécanisation, l'homme n’a pas fui dieu, il l’a investi d’une forme de rationalité logique
et a réinterprété son rapport à lui par une idée qui découle de son rapport au monde
moderne, un rapport d’utilité, privé d’émanation divine, parce que l'essence de la
technique se définit par l'esprit d’un monde utilitaire. Or, seule la vérité de l’être peut
nous ramener sur le chemin où se laisse penser l’essence du sacré. Ce n’est qu’à partir
de l’essence du sacré qu’est à penser l’essence de la divinité. Ce n’est que dans la
lumière de l’essence de la divinité que peut-être pensé et dit ce que doit nommer le mot
« Dieu ». C’est à partir de la connaissance profonde de ces mots que les êtres humains
peuvent maitriser le sens de la relation de dieu à l’homme4.
Nietzsche ira plus loin. Dans l’analyse d’un monde qui affirme que « Dieu est mort », il
vise non seulement le dieu des chrétiens, mais aussi tout ce qui est issu du monde
platonicien de suprasensible et de valeurs suprêmes, s’attaquant aux restes de la foi
métaphysique qui occupe encore la science moderne. Le dieu que Nietzsche fait mourir
représente toutes les croyances qui reposent sur une foi métaphysique y compris la foi
dans la science, telle une flamme empruntée à un brasier qu'une croyance millénaire a
allumée, une foi chrétienne qui fut celle de Platon, foi d'après laquelle dieu est vérité et
la vérité est divine5. Contrairement à Heidegger, Nietzsche trouve que tous les hommes
de sciences, même les plus positivistes et les plus a-religieux, sont au fond des croyants
1
- H. Birault : « Existence et vérité d’après Heidegger », in : Revue de métaphysique et de morale, 1951,
Janvier-Mars, p. 34/40.
2
- Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in : Questions III-IV-, p. 114.
3
- Ibid.
4
- Ibid., p. 113.
5
- Nieztsche : le Gai Savoir, p. 344.
140
qui s'ignorent. Ils le sont en ce sens qu'ils adhèrent à la valeur suprême de la vérité, fûtelle contre l'intérêt. Leur désir de vérité à tout prix est un type de foi et de morale qui va
à l’encontre de l'expérience. D'après lui, le phénomène qui transforme la métaphysique
en morale prend ses racines dans les profondeurs de l'être et de l'être des étants,
particulièrement l'homme. Alors que l'essence de cet être consiste dans la volonté de
puissance, en étant saisie plutôt comme fondement ou cause, elle finit par se dévorer
elle-même et par se muer en désir inconscient de dieu. Ainsi, c’est la volonté de
puissance qui maintient dieu dans la croyance humaine, même si l'homme moderne ne
fait plus de dieu sa vérité, il fait plutôt de la vérité son dieu1.
Heidegger juge que Nietzsche s'est arrêté trop tôt, en identifiant trop l'être aux étants. Si
on considère l'être simplement comme l’être des étants, alors l'être apparaît comme
fondement et les étants comme ce qui est fondé, l'étant suprême (Dieu) étant celui qui
fonde, la première cause. A ce moment, la métaphysique a, comme objet, l'être de tous
les étants, sous sa forme la plus haute : Dieu. Or, l'être par soi qui constitue dieu comme
dieu, se définit dans sa relation aux autres étants qui ne font que participer à l'être que
dieu leur communique, mais pas à l’Etre en question2.
Heidegger s'efforce de lever l'hypothèque et de mettre fin à la confiscation de l'être
comme fondement : l'être est différent des étants, il n’est pas le fondateur mais une
profondeur première et non fondative des étants 3. Il établit une différence de nature
entre l'être et les étants et le distingue de dieu, parce que ce dernier porte en lui la vie et
le bien, tout comme il est créateur de la discorde et du mal. Seul l’être est au-dessus de
toutes contradictions.
C’est ainsi que Heidegger distingue entre L’être, dieu et les étants, un dieu qu’il refuse
de nommer par ses noms, comme il refuse de le qualifier ou de dire quelque chose sur
lui, sinon de façon poétique, en affirmant que le sommet de la poésie contient plus de
vérité que la pensée elle-même4.
1
- Ibid. p. 344.
2
- Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être, p. 36.
3
- Ibid.
4
- Emilio Brito : « Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger », in : Revue Philosophique de
Louvain, Quatrième série, Tome 95, N°2, 1997. P. 280.
141
Est-ce que ces considérations philosophiques sont porteuses d’une foi nouvelle ou sontelles simplement l’interprétation du chemin de foi où le monde de la technique a conduit
l’homme ? Nul ne saurait le dire mieux que Nietzsche et Heidegger. Mais ce qui est
certain, c’est que cette philosophie elle-même a dû être à l'origine de certaines formes
d'athéisme ou d'agnosticisme contemporains. Elle force la théologie à s'interroger
occasionnellement sur le type de certitude de ses discours. Les concepts ou les noms de
dieu, assurément nécessaires, deviennent des idoles du vrai dieu ou des icônes qui
renvoient à Lui, entretenant en même temps chez l'homme la conscience que dieu est
indicible, qu'il ne peut jamais être nommé adéquatement par le langage humain et qu'il
est au-delà de tout ce que l'homme peut concevoir1.
Ainsi, si Heidegger emprunte à Nietzsche le concept métaphysique de « crépuscule des
idoles » et fait appel à « la voie poétique » de Hölderlin, c’est pour montrer que la mort
de dieu ne peut être que l’interprétation moderne de ce qui signifie la distance entre dieu
et l'être.
Il reste que la pensée heideggérienne relative à l’idée de dieu est très ambigüe. Ceci ne
tient pas tant du paradoxe entre le rejet du dieu traditionnel – des religions– avec
l’utilisation abondante du vocabulaire théologique et religieux, que de l’intégration
d’une figure divine propre à la philosophie au centre même de l’ontologie. Ainsi, il
n’hésite pas à proclamer la «chute du dieu» et la «montée de l’homme2». Indécision ou
réelle impossibilité, d’après Gourdain, Heidegger n’a pu franchir le pas qui l’amènerait
à écarter complètement toute allusion au divin. Au contraire, il l’installe au cœur du
déploiement essentiel de l’être lui-même. Déjà Sein und Zeit montre, en s’appuyant sur
le poème de Parménide et le mythe de la caverne, le rôle prépondérant d’une figure
divine au moment même où le Dasein choisit entre vérité et non-vérité ou entre savoir et
ignorance. La présence du mot « dieu » parait inévitable, nécessaire et essentielle,
comme si la configuration de l’être ne peut être cohérente et autonome sans la figure
d’un dieu. Il ne dit pas pour autant s’il a un visage propre, une identité définie, ou
simplement une figure impalpable, sans nom ni contours 3 . Il s’agit juste d’un dieu
1
- Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être, p. 37.
2
- Sylvaine Gourdain : Heidegger et le « Dieu à venir : s’il-y-a être, pourquoi dieu ? » La revue
philosophique, Paris, 2010, p. 89.
3
- Ibid.
142
représenté par un nom nécessaire au langage humain. La question d’un dieu créateur du
monde matériel est laissée à la science et la question du dieu ordonnateur des actes
humains est laissée à la religion.
Tout cela nous conduit-il à faire de Heidegger un déiste qui s'ignore? Il ne nous
appartient pas d'en juger. Mais nous pouvons penser que son explication s'est arrêtée
bien avant le théisme, juste avant la proclamation explicite d'un dieu-idée. Il n'en
demeure pas moins qu'il a poursuivi une critique soutenue des affirmations de Kant et
celles de Nietzsche sur les rapports entre dieu et la métaphysique.
Birault affirme qu'on peut caractériser l'histoire de la pensée heideggérienne comme une
des plus radicales critiques de la théologie de l'Être pour passer vers la pensée de l'Être1.
Rioux parvient à des conclusions quelque peu semblables. Il écrit notamment: « Sa
pensée n'est pas fermée à la transcendance d'une Présence. Or, pour être transcendant et
compréhensible, l’être doit s'éclairer dans le mystère d'une source qui est insondable par
excès infini de lumière et pas seulement de son reflet lié inséparablement à l'étant2 ».
Alors que Jocelyn Benoist parle d’une « rhétorique du dépassement » dont il faut peutêtre d’abord se débarrasser pour visualiser le problème à sa juste valeur. La mission du
philosophe n’est pas de rejeter ce qui lui semble vieilli, la métaphysique pourrait être
celle qui tente de se dépasser elle-même pour se renouveler en dépassant son
dépassement3.
C’est ainsi que la question de savoir s’il faut, réellement et en profondeur, abandonner
la métaphysique, conduit inévitablement à des thèmes qui lui sont rattachés notamment
la question de dieu et nous projette dans l’opposition entre modernité et tradition, entre
le monde de la science et celui de la philosophie. Mais si le monde moderne dans sa
rationalité va vers la mort de dieu, la technique par son essence maintient la
métaphysique. On peut même relever une certaine souplesse dont la métaphysique fait
preuve qui lui permet de se mouvoir d’une société à l’autre, d’une époque à l’autre,
1
- H. Birault : « Existence et vérité d’après Heidegger », in : Revue de métaphysique et de morale, 1951,
Janvier-Mars, p. 40.
2
- Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être, Laval théologique et philosophique, vol. 37, n° 1, 1981, p. 36.
3
- Ibid. p.33.
143
d’une civilisation à l’autre, d’une communauté à l’autre. Cela signifierait-il que la
métaphysique est plus résistante que la question de dieu ?
La question est ailleurs. La vision moderne a changé, le monde se montre multiple, les
sciences prolifèrent, la technique devenue indispensable change les priorités et modifie
tant les modes de vie que les pratiques. Tout ceci nécessite un autre mode d’approche et
une autre appréhension des choses. Si la question des origines a pu s’épargner un tel
sort, c’est parce qu’elle ne s’est pas enfermée dans des limites d’époque et est restée
ouverte et créatrice, valable à toutes les époques. La question de dieu a été plus radicale,
traçant à l’homme des limites qui s’avèrent souvent fatales.
Pour Heidegger, il ne faut pas que la question de l’être enlève tout l’étonnement à celui
qui questionne. « Mais pourquoi il-y-a l’être ? » investit l’homme de cette capacité
questionnante à l’infini et le remplit d’étonnement. Cet étonnement à l’infini, c’est la
folie dont l’homme a besoin pour vouloir épuiser l’inépuisable.
144
CHAPITRE QUATRIEME
HEIDEGGER ET LA QUESTION DE L’HUMANISME
Heidegger récuse la métaphysique qui participe à l’oubli de l’être, dévalue l’essence de
l’homme et diminue sa capacité à être. De la même manière, il discute la position du
courant humaniste, une théorie qui élève pourtant la valeur de l’homme et défend sa
liberté, tout comme il critique le courant existentialiste et débat du juste usage du mot
« existence ».
I . Que veut dire exactement l’humanisme ?
C’est en réponse à une question posée par Jean Beaufret 1 que Heidegger interroge
l’humanisme, une théorie qui s’est construite autour de l’humain, mais a pris, au cours
de son évolution, différents sens et plusieurs directions. Il parle du sens du concept et de
la nécessité de le revisiter en le resituant dans son histoire et en le replaçant dans un
processus d’évolution par rapport à la métaphysique pour savoir s’il s’intègre ou non à
la pensée de l’être et à celle de l’homme moderne.
A l’instar de la métaphysique qui pense l’homme comme un étant, l’humanisme aussi
pense l’essence de l’homme à partir de l’étant, comme un animal rationnel. Cette
position biologiste qui définit l’essence de l’homme dans son animalité présumée désole
Heidegger, car l’homme n’est homme que parce qu’il est conscient de son existence,
1
- Jean Beaufret (1907-1982) est un philosophe français qui a été l’ambassadeur de Martin Heidegger
en France.
145
alors que l’animal est seulement vivant, un étant sans conscience de son espace et de
son temps. C’est ce qui donne à l’humain sa singularité et son originalité.
C’est ainsi que Heidegger identifie ce monde qui tourne autour de la question de
l’humanisme. Il commence par le regarder comme une autre métaphysique et décide
d’aller au-delà et tous les mots en «…isme» il les voit comme des armes dans la bataille
moderne de la communication comme le capitalisme, le communisme, parce que le
langage est tombé sous une dictature décrétée par le commun et sa publicité 1 . Il
explique cela par le fait que l’homme, ayant oublié l’être depuis les Grecs, pousse à
objectiver l’étant. Ce faisant, il perd ses repères et cherche à coller des étiquettes, que ce
soit dans l’individualisme, le collectivisme, le marxisme ou le nationalisme. Tout le
monde s’en méfie mais le marché de l’opinion publique en réclame sans cesse 2 .
Difficile de retrouver l’être originel si le penseur se limite à faire de la publicité et la
promotion de ses idées en fonction de ce que veut le commun et n’entame pas un travail
de fonds sur l’individu.
Historiquement, Heidegger n’est pas le premier à exprimer ce rejet. Nietzsche et plus
tard Foucault estiment que les humanistes veulent juger ou défendre l’homme au nom
de certaines valeurs d’actualité en oubliant la longue histoire de l’homme ainsi que
l’histoire de ses valeurs. Les deux rejettent le discours moral sous sa forme
traditionnelle parce que celui-ci ne peut plus prétendre se fonder sur des évidences, sur
une raison éternelle et immuable, sur un enchaînement démonstratif3. Ce qui ne veut pas
dire que ceux qui sont contre l’humanisme sont pour la défense de l’inhumain et sa
glorification4.
Heidegger reprend la question du point de vue historique. Le courant humaniste est
récent mais le mot humanitas est ancien. Il est né chez les Romains qui se définissaient
homo humanus par opposition à l’homobarbarus qui signifie l’étranger. Ce concept, qui
élève le Romain à la vertu par son érudition, est rentré par la suite à l’hellénisme. C’est
ce même sens d’humanité qui sera présent lors de la renaissance au XIV ème et au XVème
1
- Ibid. p. 170-171.
2
- Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in: Question III/ IV, p. 70.
3
- Jean Lacoste : La philosophie au XX
4
- Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in: Question III/ IV, p. 121.
ème
siècle, p. 83.
146
siècles et qu’on retrouve chez Goethe et Schiller, où l’humanisme est bien souvent une
reviviscence de l’hellénisme1.
L’humanisme, proprement dit, est un courant de pensée d’abord culturel qui considérait
que l’homme est en possession de capacités intellectuelles potentiellement illimitées, et
que la quête du savoir et la maîtrise de diverses disciplines sont nécessaires au bon
usage de ses facultés. Ainsi défini, il visait à diffuser le patrimoine culturel, disant que
l’individu doit être correctement instruit, libre et pleinement responsable de ses actes,
dans la croyance de son choix. Les notions de liberté ou de libre arbitre, de tolérance,
d’indépendance, d’ouverture et de curiosité sont, de ce fait, indissociables de la théorie
humaniste classique.
Plus récemment, l’humanisme va désigner tout ce qui met au premier plan de ses
occupations le développement des qualités essentielles de l’être humain. Une vaste
catégorie de philosophies portant sur l’éthique, affirment la dignité et la valeur de tous
les individus fondées sur la capacité de déterminer le bien et le mal par le recours à des
qualités humaines universelles, en particulier la rationalité. L’humanisme est donc un
engagement où l’homme recherche la vérité et la moralité en utilisant des moyens
humains. Les sciences qui se solidarisent avec l’homme participent à cet objectif.
L’humanisme rejette les justificatifs transcendantaux et met l’accent sur la capacité
d’auto-détermination, il se revendique ainsi d’une morale universelle fondée sur la
communauté de la condition humaine. En clair, tous les hommes sont égaux et l’égalité
dans l’intelligence est un bien suprême commun à tous.
Mais pourquoi Heidegger récuserait-il un courant qui revendique la dignité humaine ?
Peut-être à cause des résultats désastreux de la guerre mondiale et l’incapacité de
l’homme à faire face à la barbarie engendrée par la situation après-guerre ? Peut-être
qu’il veut aussi se démarquer de l’ouvrage de Sartre L’existentialisme est un humanisme
(1945) où l’auteur se revendique très précisément de la pensée heideggérienne ?
A la question posée par Jean Beaufret 2 : «Comment redonner un sens au mot
Humanisme?» il dispense un cours, s’étale et justifie sa remise en cause, plus qu’un
simple argumentaire d’une réponse à une lettre banale, il dit même qu’une rencontre
1
- Ibid. p. 75.
2
- Parue dans la revue Confluences où Heidegger a découvert pour la première fois Jean Beaufret.
147
s’avère nécessaire parce qu’il-y-a plus à dire que ce que peuvent porter de simples
feuillets : « Les questions de votre lettre s’éclairciraient plus aisément dans un entretien
direct. Dans un écrit, la pensée perd facilement sa mobilité1.» Il s’en suit une série de
rencontres dont profitera Beaufret pour aboutir à un ouvrage considérable en quatre
tomes : Dialogues avec Heidegger2.
Lettre sur l’humanisme a permis à Heidegger d’éclaircir sa position, il est revenu sur
des éléments restés en suspens concernant la question de l’homme, s’est démarqué de
l’existentialisme sartrien et même du marxisme. La situation d’après-guerre, que vivait
l’humain en général, barbare et cruelle, lui sert de support, il s’interroge même s’il est
nécessaire de maintenir le mot «humanisme» et exprime ses réserves et l’attitude de sa
pensée à son égard : « Cette question dénote l’intention de maintenir le mot lui-même.
Je me demande si c’est nécessaire 3 . » D’après lui, ce concept est une source de
malentendus, au lieu de considérer l’humanité de l’homme, il contribue, avec tout ce qui
est autour, à le mettre en péril en lui dessinant un moule, limitant ainsi sa liberté.
Cette question relative à l’homme a déjà été posée par Kant pour qui l’humain est le lieu
assigné à la question de l’être, et aussi par Hölderlin qui cherchait à l’être un habitat.
Mais Heidegger explique que le propre de l’humain n’est pas de se découvrir à partir
d’une question qui interroge l’homme dans ce qu’il est et ce qu’il fait, car celui-ci n’est
pas comme le reste des étants. Autrement dit, s’interroger sur l’être ne suffit pas à
découvrir l’homme, mais en cette question du sens de l’être, la question du sens de
l’homme lui-même s’impose de fait.
Vouloir attribuer à l’homme une définition équivaut à le figer dans une essence à la
manière d’une chose. Or, le souci que l’être humain a de son être et de la manière dont il
agit le constitue et le définit4, cet humain qui conçoit son essence dans le fait même de
l’existence. Sartre a traduit cette idée, avec ses propres termes, par « l’existence précède
l’essence». Une définition que Heidegger trouve simpliste, car pour lui l’essence de
l’homme réside dans son existence, même si d’autres pensent que cette existence est
1
- Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in : Questions III / IV, p. 69-70.
2
- Jean Beaufret : Dialogues avec Heidegger (T. I, II, III, IV), Paris : Edition de Minuit, 1975. Ce qui va
engendrer le livre d’Eryck de Rubercy et Dominique Le Buhan : Douze questions posées à Jean
Beaufret à propos de Martin Heidegger, Paris : Aubier, 1983.
3
- Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in : Questions III / IV, p. 70.
4
- Ibid. p. 70.
148
manquée à cause des considérations métaphysiques sur la nature humaine. L’homme est
en réalité plus complexe que toute définition tentée, son essence englobe plusieurs
possibilités qui contribuent à le construire dans la continuité, comme par son action et
son langage.
Dans la tradition, l’humanisme comprend l’effort qui vise à rendre l’homme libre pour
son humanité et à lui faire découvrir sa dignité. Cette découverte englobe les états
d’évolution de l’homme de son état d’être-jeté, dans le sens où il a été jeté là, à l’état de
dévoilement de son essence par le langage qui consiste en sa réalisation, en passant par
le souci. C’est ainsi qu’il se distingue des étants, suivant le sens qu’on donne à la liberté
et à la nature humaine. Le problème est que l’humanisme, tel qu’il est entendu, ne prend
pas en compte ces états. Il est soit construit sur une métaphysique comme c’est le cas
des modernistes ou de Kant, soit coupé de ses origines grecques comme c’est le cas
chez Sartre ou Marx. Les deux conceptions ne posent pas la question de la relation de
l’être à l’essence de l’homme. Le sens que lui donne Heidegger est différent, il fait
appel à la lumière, à l’histoire et aux états intérieurs de l’homme qu’il regroupe dans le
souci pour dire comment il oriente sa vision, contre tout humanisme le précédant, contre
la logique et contre les valeurs. Il veut un humanisme de l’agir qui se définit par une
éthique originelle, une manière de séjourner dans « l’éclaircie » de l’être selon un
« habiter poétique ». Pour se rendre plus accessible, autant en philosophie qu’au niveau
lexical, Heidegger fait appel à l’expression « éclaircie de l’être », ce terme qui traduit
Lichtung, qui veut dire clairière ou une percée de lumière. La lumière n’a pas de limite,
elle pénètre par toutes les ouvertures, la poésie aussi n’a pas de barrière. Le philosophe
déploie son « parler poétique » comme une ouverture de l’être pour présenter
l’appréhension de l’humain à la pensée comme un faisceau de lumière dans l’obscurité,
nous rappelant, avec nostalgie, l’allégorie de la caverne de la République de Platon. Le
prisonnier sort de l’obscurité, de l’illusion et de l’ignorance vers la lumière, la vérité et
la connaissance. Ce qui signifie que l’homme, tant qu’il existe, est en quête de vérité, il
réside dans la clairière de l’être.
En bon paysan, il emploie l’image d’un berger, « l’homme est le berger de l’être1 ».
Généralement, le berger est pauvre, digne et simple. Le berger de l’être est digne en ce
1
- Martin Heidegger : « Qu'est-ce que la métaphysique ? » Conférence de 1929, parue dans la revue « Le
Nouveau commerce », n° 14 – 1969. La traduction est reprise et commentée dans « Cahier de
l'Herne » n° 45 : numéro spécial Heidegger : 1983, p. 47- 58.
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qu’il est appelé par l’être lui-même à la sauvegarde de sa vérité et parce qu’il a l’être en
sa garde ; mais inversement, l’être a, en sa garde, l’homme dans son ek-sistence.
Heidegger utilise le terme ek-sistence pour dire existence, quand il s’agit d’exprimer
l’ek-stase que l’humain a à vivre son existence, comme une découverte, où une clairière.
Le séjour du berger dans la clairière de l’être est une garde qui tient et maintient
dignement une constance. Le berger de l’être est pauvre, parce que, ayant grimpé
jusqu’en haut de la montagne de la métaphysique, il s’est aperçu que la vérité de l’être
n’était pas un «en-plus» de la métaphysique, quelque construction lointaine, mais un
«en-moins» ; c’est la seule proximité de l’être. C’est même une descente qui conduit à
la pauvreté, qui a aussi le sens d’ek-sistence de l’homo humanus1.
Le berger ne fait que dire la vérité de l’être, simplement, parce que sa pensée est tournée
vers l’être. C’est ainsi que Heidegger expérimente la pensée d’un nouvel humanisme,
qui se définit par son rapport essentiel au langage comme maison de l’être et comme
abri de l’homme. Ce langage sert, sinon à renouveler la philosophie de l’humanisme en
général, du moins à nourrir la pensée de nombreux philosophes comme Althusser,
Lacan, Derrida, Foucault et Sloterdijk. Pour la postérité, l’humanisme, vu par
Heidegger, va continuer de soulever des questions. Sloterdijk a répondu à la Lettre sur
l’humanisme, dans un texte qu’il a appelé Règles pour le parc humain2 qui a, lui aussi,
donné lieu à de vives polémiques alimentant le débat pour des années encore3.
II.
L’homme dans la théorie existentialiste
C’est peut-être un peu démodé de nos jours de parler d’existentialisme, mais à l’époque
de Heidegger et dans la période après guerre, c’était une grande mode. Tout comme il a
1
2
3
- Ibid.
- Peter Sloterdijk : Règles pour le parc humain, sous-titré Une lettre en réponse à la Lettre sur
l'Humanisme de Heidegger. C’est un court essai philosophique paru en 2000. Il déclenche une vive
polémique outre-Rhin, celle-ci se poursuivant en France une fois le texte traduit par Olivier Mannoni,
aux Éditions Mille et Une nuits.
- Deux colloques ont été organisés à Tours, l’un en 2001 et l’autre en 2002, pour reposer la question
d’un éventuel nouveau regard, sous les titres respectifs de : Nouvelles lectures de la Lettre sur
l’humanisme et Heidegger, au-delà des humanitas ? Les actes des deux colloques ont été regroupés
et publiés sous le titre de Heidegger et la question de l’humanisme, dirigés par Bruno Pinchard. Ce
recueil affronte, lui aussi, d’autres interrogations sur Heidegger, le sujet n’est pas épuisé et le débat
reste ouvert.
150
récusé l’humanisme, Heidegger remet en cause le courant existentialiste, une suite
logique et inévitable. Il profite d’une des questions posées par Jean Beaufret pour
s’expliquer à ce sujet, après avoir longtemps hésité à prendre position. En effet, celui-ci
lui demandait de se prononcer sur l’existentialisme. Par sa réponse, il se démarque de
l’existentialisme sartrien car il ne partage pas avec lui la maxime de base qui dit que
« l’existence précède l’essence », il profite pour montrer sa différence par rapport au
marxisme, et propose de chercher un nouveau concept pour nommer le rapport étroit
entre l’être, l’homme et le langage. Il s’est déjà exprimé sur son refus des mots en
«…isme», parce qu’il ne veut pas se laisser cataloguer comme « existentialiste » tout
simplement, pour ne pas se soumettre à une classification qui prendrait en otage sa
liberté.
Il ne suffit certes pas de dire que Heidegger se démarque de la pensée sartrienne pour lui
attribuer la remise en cause de tout le courant existentialiste. D’abord, l’existentialisme
est le courant qui épouse le mieux sa pensée dans sa richesse et sa diversité. Toute sa
vie, il a été entouré par des existentialistes de tous bords et certains d’entre eux faisaient
le voyage de leur pays respectifs à Freiburg pour assister à ses conférences, emportant
dans leurs bagages Sein und Zeit qui s’est répandu parmi eux dans tous les pays
d’Europe à une vitesse inouïe, avant même les traductions officielles. Ensuite, le
mouvement des libres penseurs des années quarante qui se développait en France lui
plaisait beaucoup. C’est ce qu’il exprime dans sa réponse à Beaufret, en disant : « Je
pressens dans la pensée des jeunes philosophes en France, un élan extraordinaire qui
montre bien qu’en ce domaine une révolution se prépare1.» En plus, il place dans le
courant existentialiste Kierkegaard bien sûr mais aussi Nietzsche et, à un certain niveau,
Kant pour quelques positions qui se rapportent à l’individualité.
Du point de vue historique, l’existentialisme est un courant philosophique et littéraire
qui stipule que l'être humain construit l'essence de sa vie par ses propres actions,
considérant chaque personne comme un être unique, maître de ses actes, de son destin et
des valeurs qu'il adopte ou qu’il génère, ce qui lui convient parfaitement. Certes,
l'existentialisme a pris sa forme explicite de courant philosophique au XXème siècle,
d'abord par les travaux de Karl Jaspers et de Martin Heidegger à partir des années 1930
en Allemagne, puis avec Gabriel Marcel, Jean-Paul Sartre et d’autres à partir des années
1
- Pierre Jacerme: « Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue », p. 390.
151
1940 en France, et connaitra un grand essor et une étendue géographique plus
importante dans les années 1960. Mais tous les thèmes qu’il propose ont été déjà
largement exposés par d’anciens auteurs comme Søren Kierkegaard, Friedrich
Nietzsche, Franz Kafka, tous d’accord sur l’idée de dépasser les thèmes traditionnels de
la philosophie pour s’interroger sur l’affect de l’homme comme la peur, l'ennui, la mort,
l'aliénation, la responsabilité, l'absurde, la liberté, l'engagement, le temps, le néant, le
monde, l’être… et tous les éléments fondamentaux de l'existence humaine, ce que ne
contredira pas Heidegger.
Dès sa naissance, le courant a été adopté par des intellectuels d’avant-garde qui voient
en lui la promesse d’une renaissance de la philosophie et l’expression adéquate de
l’idéologie de l’époque1. Sa marche triomphale n’emprunte pas seulement les voies de
la philosophie, elle constitue une trame de fond de toute la culture, l’art, la littérature et
même un mode de vie relatif au commun des mortels.
Après les événements de la deuxième guerre mondiale, il était difficile pour Heidegger,
vue son implication, de s’exprimer publiquement sur la politique. Il va donc trouver
dans les plis de l’existentialisme le moyen adéquat pour travailler sur les nouveaux
rapports de l’homme à lui-même et aux différents thèmes de la philosophie 2 , en
adoptant surtout les idées de Nietzsche et de Kierkegaard, bien qu'aucun d'eux n'ait
jamais utilisé ce terme.
Le danger dans la pensée subjective de Kierkegaard est de mal interpréter le passage du
religieux au philosophique, deux disciplines qu’il reconnaît incompatibles mais dont les
barrières de séparation ne sont pas infranchissables. Cette négociation a été tentée par
plusieurs, Heidegger est l’un de ceux qui l’ont accomplie de façon significative3.
Kierkegaard est le précurseur de l'existentialisme chrétien, il définit ce mode de pensée
comme une réponse à une angoisse profonde qu’éprouve l'humain dans sa faiblesse face
au monde absolu et transcendant. C’est aussi quelqu’un qui a fait un large usage de la
phénoménologie et a mis en évidence l’approche de l’attitude naturelle qui relève de
l’expérience. Pour expliquer l’apprentissage par exemple, il évoque la notion de disciple
1
- George Lukacs : Existentialisme ou marxisme ? Paris : Nagel, 1960, p. 69.
2
- Gérard Raulet : La philosophie allemande depuis 1945, Paris : Armand Colin, 2006, p. 23.
3
- Jean Morel : Kierkegaard et Heidegger, Essai sur la décision, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 10.
152
et parle de conversion, car à l’approche de la condition de vérité, l’apprenant devient un
homme nouveau. Or un homme qui nait de nouveau ne doit rien à personne et doit tout
au maître divin, car la connaissance est un don de Dieu. Cette fusion entre
l’apprentissage et le don divin, va orienter la pensée kierkegaardienne pour tout passage
de la non-connaissance à la connaissance, à l’exemple du passage platonicien de
l’obscurité à la lumière, ou du non-être vers l’être, c’est bien la renaissance ou la
naissance de nouveau1. »
Kierkegaard a toujours soutenu que chaque personne doit faire individuellement les
choix qui réalisent sa propre existence. Ni les commandements bibliques, ni une autre
structure imposée, ne peut altérer la responsabilité des individus de se rapprocher de
Dieu. « L’acte de foi » et le « saut de la foi » sont individuels parce qu’ils sont la
conséquence d’une souffrance et d’une angoissante indécision. Karl Barth ajoute à cela
la notion de désespoir existentiel qui conduit l'individu à la conscience de la nature
infinie de Dieu2.
Pour rappel, Kierkegaard est Danois. Il va donc puiser dans sa langue maternelle pour
délimiter la primauté accordée au choix entre vérité philosophique (savoir) et vérité
pour soi (théologie). Sur cette base, il compare Existents et Tilværelse.
Existents est un terme d’origine latine qui désigne l’existence comme don ou
jaillissement, le surgissement de l’être dans le monde, le moment initial de son
apparition. C’est le fait d’exister de la « chose-en-soi », plus primitif que le fait de la
raison, un fait qui se refuse à la pensée3. Lui correspond, en danois, Tilværelse qui veut
dire l’existence comme pouvoir-être, comme tâche. Tilværelse est formé par le préfixe
til qui exprime le mouvement. Tout ce qui, dans l’existence, relève de la contingence et
du mouvement, est Tilværelse 4 ». En cela, Tilværelse correspond au Dasein vu par
Hegel, sans la fonction et sans le sens qu’il lui assigne. Ce sens nous renvoie, à
postériori, au Dasein de Heidegger qui réunit en son sens, le temps et le projet dans
toutes ses proportions. Tilværelse désigne le Dasein selon les modalités propres à
1
- Jean Morel : Kierkegaard et Heidegger, Essai sur la décision, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 6.
2
- Povilas Aleksandravicius : Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger, thèse de
doctorat, Université de Poitiers, 2008, p. 223.
3
- Ibid. p. 8.
4
- Nelly Viallaneix : La reprise, introduction à un dossier, Paris, Flammarion, 1990, p. 59.
153
l’événement de la passion spirituelle. Ainsi, il exprime tout ce qui existe mais aussi la
spécificité de l’existence humaine dans son rapport à la contingence1.
C’est donc les débuts de la recherche d’un Dasein, seul responsable de ses actes,
intentions et conséquences, avec l’angoisse de ne pas y arriver, qui ont donné lieu à ce
qui sera le courant le plus influent du XXème siècle. Cette traversée de l’homme à la
recherche de la vérité et de sa réalisation, Heidegger la qualifie de passage de
l’inauthentique vers l’authentique, quand il parle de celui qui est aspiré par le « onquotidien » et celui qui aspire à devenir Dasein. Avec toutes leurs différences, les deux
hommes sont visiblement très proches l’un de l’autre. Ils sont tous deux à la recherche
de la vérité, une vérité où l’homme est un, central et responsable ; et l’existentialisme,
plus que n’importe quelle philosophie du XXème siècle, propose de placer l’homme au
centre de la pensée et de faire de lui la cause de cette vérité.
Kierkegaard permet à l’homme d’évoluer sur trois sphères ou trois niveaux d'existence :
l'esthétique, l'éthique et le religieux. Le commun a tendance à s’arrêter à l’étape de
l’esthétique dans la recherche de la célébrité, du confort matériel, des plaisirs et du
bonheur. La deuxième sphère éthique, plus difficile d’accès, est convoitée par ceux qui
ont décidé de s'affirmer en tant qu'individus responsables. Enfin, la plus élevée est la
sphère de la foi, où il faut donner l'entièreté de soi-même à Dieu, c’est la foi
authentique.
Dans la théorie de l'existentialisme athée, la classification réduira les niveaux à deux :
l’inauthentique et l’authentique.
La classification de Kierkegaard a pour but d’interpréter la notion d’existence, le Dasein
pour Heidegger. Ce sens de l’existence a séduit Sartre, mais il le reprendra sous la
forme de « réalité humaine », sous l’influence de la traduction d’Henry Corbin.
L’existence ainsi définie prend toute l’ampleur du sens de « la vie » et l’homme ne peut
être défini avant son existence. C’est ce que Heidegger identifie comme « être-aumonde », parce qu’il est totalement dans l’expérience du monde. L'homme vient au
1
- Søren Kierkegaard : Les Miettes philosophiques, trad. P. Petit, Paris, Seuil, 1967, p. 160.
154
monde, existe, et se définit après. Si l'homme n’est pas déjà défini au commencement de
son existence, c'est qu'il n'est d'abord fondamentalement «rien», en se faisant, il
deviendra ce qu’il veut réellement être.
Vu sous cet angle, le rapprochement entre Sartre et Heidegger coule de source, parce
que tous deux voient l’humain dans sa réalisation. Plusieurs autres points les
rassemblent aussi, à commencer par la saisissante ressemblance entre les deux titres
Etre et temps et L’être et le néant. A la lecture de Sartre, puisque son livre est paru en
dernier, on remarque qu’il remet en cause, de manière plus ou moins allusive, et de
façon plus ou moins avouée, plusieurs vérités de Sein und Zeit. Mais il suit au pas son
raisonnement, sa présentation et sa thématique, comme une fidèle critique.
Le point de départ de L’être et le néant est la question de la conscience1, notion qui a été
au préalable remise en cause par Heidegger par rapport à l’utilisation qu’en font aussi
bien Husserl que Kant. Sartre estime que Sein und Zeit ne donne pas suffisamment
d’importance à la mort, à proprement parlé, c’est comme si elle ne concernait pas
vraiment l’individu, le Dasein ne la vit pleinement qu’au moment où il se réalise
totalement en elle, en atteignant la finitude qui fait qu’il n’est déjà plus. La seule
compréhension qui lui reste est la mort des autres qu’il explique en l’intégrant dans
l’inauthenticité du « on-quotidien ».
Toute l’angoisse existentielle que transmet Sartre à son lecteur vient du sentiment même
de la possibilité de ne plus être. Or, Sartre trouve que Heidegger n’en fait pas une
inquiétude, il l’a présente au contraire comme une pensée qui se meut dans un cercle2.
Puis il le relance dans la question sur « autrui » où il trouve que Heidegger n'échappe
pas à l'idéalisme. « Il serait vain de chercher dans Sein und Zeit le dépassement
simultané de tout idéalisme et de tout réalisme3.» Ensuite, il critique son style et sème le
doute
dans
la
sincérité
de
certains
termes
comme « l’authentique »
et
« l’inauthentique ».
La question de la morale est récurrente. L'être et le néant nous place devant un
paradoxe : Sartre semble voir dans Sein und Zeit ce que justement Heidegger affirme
1
- Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 112.
2
- Ibid. p. 591 / 603.
3
- Ibid. p.295.
155
nettement ne pas être. En effet, ce dernier a établi le cadre méthodologique de
l'interprétation du phénomène du « on » en se tenant loin de toute perspective éthique.
Mais Sartre l’accuse d’être de « mauvaise foi » dans la question de la morale et de
l’éthique alors qu’il dit ne pas s’en préoccuper. Il lui reproche d’émettre des jugements
comme « la corruption de la nature humaine 1 » là où l'interprétation ontologique
existentielle ne se prononce pas, non par manque de moyen mais parce qu’elle doit se
placer en deçà de tout énoncé2.
On sent bien que Sartre écrit en présence permanente de Heidegger. Même quand il
introduit une nuance morale, en faisant du rapport entre l’authentique et l’inauthentique
un rapport dynamique, il écrit que «l'état inauthentique est mon état ordinaire tant que je
n'ai pas réalisé la conversion vers l'authenticité 3 ». Bergson aussi parlait d’un « moi
intérieur », profond et de la vie intérieure et individuelle qu’il oppose au « moi
extérieur », superficiel, de la vie extérieure et sociale. Le second moi recouvre le
premier, réel et concret4 ». Pour Sartre, l'inauthenticité heideggérienne et le moi social
bergsonien se fondent ensemble dans la notion de mauvaise foi5.
Le rapport entre l’authenticité et l’inauthenticité pose à Sartre un problème existentiel
de différenciation de modes d'être, c’est une différence entre deux modes de réflexion :
la réflexion pure et la réflexion impure ou complice6. Il entend par « réflexion pure »
une simple présence qui permet le passage du pour-soi réflexif au pour-soi réfléchi,
c'est-à-dire le passage du sujet à l’objet. La réflexion impure apparaît sur le fondement
de celle-ci, mais alors qu’elle lui permet d’exister, elle l’enveloppe et la dépasse parce
qu'elle étend ses prétentions plus loin et plus facilement7. Ce qui signifie que la vie
inauthentique envahit souvent la vie authentique et la dépasse pour étendre ses
préoccupations et ses inquiétudes à la vie de l’homme en général.
1
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 214.
2
- Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 179-180/ 227.
3
- Ibid. p. 291.
4
- Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience , Paris : PUF, 1927, p. 125.
5
- Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 107, note.
6
- Ibid. p. 107, note.
7
- Ibid. p.194.
156
Alors « comment passer de l'inauthenticité à l'authenticité ? » Heidegger répond dans
Sein und Zeit que ce passage s’inscrit dans l’angoisse et à travers elle par le souci, la
prise de conscience de sa propre mort et l’appel à la résolution. C'est cette structure
complexe qui peut permettre au Dasein de secouer le « joug du on», c'est-à-dire se
reprendre et s'extraire à la perte dans le « on » afin de revenir à soi-même1». C’est cela
même « la mauvaise foi » de Sartre où ce qui correspond à l'inauthenticité passe aussi
par l'angoisse et par la conscience authentique de la liberté qui assure la conversion ou
le passage à l'authenticité2. Celle-ci est la conscience de la liberté absolue du pour-soi,
le fait pour la réalité-humaine de prendre conscience du fait qu'elle ne peut avoir ni
remords, ni regret, ni excuse. L'authenticité est ce que Sartre nomme nettement : «une
reprise de l'être pourri par lui-même3». Et il retombe ainsi dans un langage de jugement
moraliste.
Heidegger explique longuement la vie ordinaire de l’homme moderne pour ne pas
heurter les sensibilités. Quand il parle du dévalement, «l'impropriété du Dasein ne
signifie pas un niveau d'être dégradé par rapport au Dasein authentique4», ce n’est pas
non plus un sombre du Dasein, c’est un état en situation d’évolution, en fonction de
plusieurs conditions exogènes et endogènes. Il définit le rapport authenticitéinauthenticité comme un rapport de simultanéité : le Dasein est tout à la fois
authentique et inauthentique, et cette situation ne doit nullement évoquer le sens moral
ou moralisateur dans le sens d’une chute5. C’est plutôt cet état primaire d’être-jeté par
lequel l’homme passe inévitablement et de prime abord.
Ce problème du rapport entre une réflexion authentique et une réflexion inauthentique,
Heidegger le formule de la même façon que le problème de la bonne et de la mauvaise
foi de Sartre. Pour lui, ce qui se donne dans la vie quotidienne, c'est la réflexion impure
ou constituante qui enveloppe la réflexion pure comme sa structure originelle. Mais
celle-ci ne peut être atteinte que par suite d'une modification qu'elle opère sur ellemême.
1
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 324.
2
- Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 64.
3
- Ibid. p. 107, note.
4
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 223.
5
- Ibid. p. 227.
157
D'un point de vue philosophique, cette réflexion est soumise à une analyse descriptive,
que désigne la méthode phénoménologique elle-même, telle qu'elle est inaugurée par
Husserl, et telle que Heidegger la présente dans la section sept de Sein und Zeit1». La
réflexion impure peut être qualifiée de «mauvaise foi» dans la mesure où elle est « la
réflexion qui cherche à déterminer l’être que je suis2 ». Etre de mauvaise foi, c'est être
inauthentique, c'est être sa transcendance «sur le mode de la chose3». À terme, c'est le
sens de la réalité-humaine qui échappe à la réflexion impure — et justement à cause
d'elle, en tant qu'elle est un obstacle à la révélation de ce sens. Elle empêche l'accès à la
conscience de la liberté, puisque la réflexion impure et complice appréhende le manque
qu'est le pour-soi comme objet psychique, c'est-à-dire comme tendance ou comme
sentiment; ce manque, autrement dit la liberté, n'est accessible qu'à partir de la réflexion
purifiante4 ».
On constate que les principaux concepts qui définissent cette philosophie du passage à
l’être vrai sont entièrement construits sur la négation. Ainsi l'authenticité n'est étudiée
que par la négation de l’inauthenticité, tout comme la bonne foi n’est saisie que
négativement par la critique de la mauvaise foi, que la réflexion pure, pourtant
originelle, ne semble accessible que par la critique de la raison impure ou complice ; et
la résolution de la question morale est toujours différée. On constate aussi que Sartre
reporte souvent les thèmes où Heidegger n’a pas eu à se prononcer ouvertement, en
précisant que l’opportunité ne s’est pas encore présentée où ne figure pas parmi les
objectifs du jour. Par exemple : « ce type particulier de projet qui a la liberté pour
fondement et pour but mériterait un regard particulier. Il est, en effet, radicalement
différent de tous les autres projets en ce qu'il vise un type d'être spécifique. Il faudrait
expliquer, tout au long de la réflexion, ses rapports avec le projet d'être-Dieu qui nous a
paru être la structure profonde de la réalité humaine. Cette étude, qui ne peut être faite
ici, ressort d’une Ethique et suppose qu'on ait préalablement défini la nature et le rôle de
la réflexion purifiante; elle suppose en outre une prise de position qui ne peut être que
1
- Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p.199.
2
- Ibid. p. 201.
3
- Ibid. p.93.
4
- Ibid. p.240.
158
morale en face des valeurs qui hantent le Pour-soi1. Il dit aussi : Ces considérations
n'excluent pas la possibilité d'une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit
être atteinte au terme d'une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici.
L'ontologie laisse entrevoir cependant ce que sera une éthique qui prendra ses
responsabilités en face d'une réalité humaine en situation2.
Au début de la troisième partie de L'être et le néant, Sartre dit s'appliquer à ne pas
«sortir d'une attitude de description réflexive, parce que toute perspective morale
s'identifie avec le point de vue de la réflexion purifiante. On peut se demander si, le fait
de prendre le parti méthodologique de ne constater que ce qui est, et de ne pas affronter
la question de la morale pour elle-même, ne revient pas à assumer le point de vue de la
réflexion complice, c'est-à-dire rester dans le commun de ce qui est et s’assumer dans
l’inauthentique3.»
Nous nous retrouvons ainsi dans une morale négative où l’on vit en référence à ce qui
ne devrait pas avoir lieu, une morale qui oscille entre le moralisme et l’indéterminisme,
en attendant une morale à venir. En effet, ce que Sein und Zeit et L'être et le néant
proposent, c'est le ton du négatif ou de ce qui devrait être, l’inauthentique face à
l’authentique, la chute face au salut, l’être-en-faute face à la rédemption, et il faudrait
déduire les contenus des premiers par les seconds4. Heidegger nous met en garde, au
début de Sein und Zeit, contre la dureté de l'expression, un ton que Sartre accentuera,
dans L'existentialisme est un humanisme, pour qualifier ceux qui, par l'esprit de sérieux
ou par des excuses déterministes, cachent leur liberté totale, et ceux qui essayent de
montrer que leur existence est nécessaire, alors qu'elle est la contingence même de
l'apparition de l'homme sur la terre. Plus qu'à Kant, c'est à Pascal que l'on se réfère5.
Plus fondamentalement, et malgré la définition de la liberté comme source de toute
valeur, Sartre et Heidegger parcourent à rebours le chemin du Tractatus logico
1
- Ibid. p. 107, note.
2
- Ibid. p. 463, note.
3
- Ibid. p. 265.
4
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 233/ 337.
5
- Antoine Hatzenberger : « Réflexion complice et réflexion purifiante chez Sartre et Heidegger », in :
Philosophiques, vol. 25, n° 1, 1998, p. 70.
159
philosophicus de Wittgenstein disant que toutes les propositions sont d'égale valeur.
C'est pourquoi, il ne peut y avoir de propositions éthiques1».
Ce refus de prendre certaines positions vient du fait que 1'ontologie s'occupe
uniquement de ce qui est et ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales, il
n'est donc pas possible de tirer des impératifs de ses indicatifs2». Et parce que l'appel de
la conscience morale ne donne pas la moindre consigne pratique, L'existentialisme est
un humanisme dira qu'on peut tout choisir si c'est sur le plan de l'engagement libre :
toutes les activités humaines sont équivalentes, elles tendent à sacrifier l'homme pour
faire surgir la cause de soi, et toutes sont vouées à l'échec 3 . En définitive, cette
indétermination pratique, commune à Sein und Zeit et à L'être et le néant, est corrélative
de l'ajournement de la question de l'éthique. De ce fait, la critique sartrienne à l'encontre
de Sein und Zeit peut ressembler à une autocritique indirecte mais sévère que Sartre
veut se faire à lui-même : il s’agit de préserver une liberté sans limite pour l’être
humain. Mais est-il nécessaire de laisser la liberté indéterminée afin d'en affirmer
l'absoluité ? Oui, parce qu’il s’agit de penser ensemble la possibilité d’une liberté
absolue et des principes qui seraient en droit universalisables. La liberté que défend la
théorie sartrienne est un besoin pour que l’individu puisse se mouvoir au sein d’un
monde qui, au milieu de tous ses avantages, ne cessent de multiplier les contraintes.
Cette guerres de concepts a du fatiguer Heidegger, notamment sa relation mitigée avec
Sartre. La question posée par Beaufret lui a permis de faire le point et de se défaire de
l’existentialisme de façon résolue.
1
- Wittgenstein : Tractatus logico philosophicus, Paris, Gallimard, 1961, p. 103.in : « Réflexion complice
et réflexion purifiante chez Sartre et Heidegger », Philosophiques, vol. 25, n° 1, 1998, p. 70.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p . 690.
3
- Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 691.
160
CHAPITRE CINQUIEME
L’ESSENCE DE LA TECHNIQUE
Le tournant qui a marqué la pensée de Heidegger à partir de la fin des années 1930 a
modifié son rapport aux choses. Après avoir remis en cause tout ce qui pouvait gêner la
possibilité de retour à la question de l’être, comme les méthodes étroites, les courants
orientés et la métaphysique, il se tourne vers la technique et la science, deux gros
handicaps qui entravent la pensée de l’être.
I.
La question de la technique
La technique dérive des sciences et dépend du savoir. C’est le phénomène
caractéristique de ce siècle. Mais au lieu de se présenter comme l’avancement du savoir
et le développement de la science, elle est plutôt regardée comme une mainmise
croissante sur le monde. Ce dont Heidegger se méfie sérieusement. Il n’est pas aveuglé
par les discours savants et les faveurs de la science parce que démultipliée en plusieurs
spécialités qui contribuent au bien être de l’homme, comme il ne trouve pas en elle
l’équivalent de l’être. Il faut dire que sa période était particulière, entre la destruction
sans état d’âme de grands sites du patrimoine et les grandes leçons d’humanité et de
liberté pour tous, les discours sont déconcertants.
La technique est la manifestation de l’évolution de l’homme dans sa recherche de
confort. Se faisant, elle modifie le rapport de l’humain à son environnement, à l’autre, à
lui-même et à la vie quotidienne. C’est cette dimension qui a attiré l’attention de
161
Heidegger qui interroge l’homme dans son appréhension du monde et des moyens qu’il
a trouvé pour le comprendre ou pour le modifier.
La deuxième moitié du XXème siècle a été marquée par une nouvelle phase de la
révolution industrielle, plus rapide et plus riche. Introduite par de nouvelles découvertes
en physique moderne en énergie atomique, elle propose plus d’opulence et plus de
risque aussi. La régulation naturelle de la vie de l’homme dans la nature est, peu à peu,
remplacée par des régulations rationnelles qui vont modifier le fonctionnement de tout
ce qui constitue la vie de tous les jours, l’installant dans le fonctionnement d’un monde
technique. Ce qui va favoriser, certes, la stabilité et l’aisance matérielle chez les gens,
grâce à l’organisation et la planification, mais aussi exercer une influence profonde et
continuelle sur le style et les formes d’expression culturelle, mettant en exergue des
langages nouveaux et des réflexes plus proches du monde industriel.
En philosophie, cela se traduit par la tendance à rechercher la logique, l’exactitude et la
vérification de tous les énoncés, la foi absolue dans la science et le perfectionnisme, au
risque de remettre en cause l’interrogation de toute chose et la raison d’être du
questionnement, aidant ainsi le passage du « pourquoi de la chose ? » au « comment la
modifier ? »
Heidegger a su poser la question de la technique sans s’enfermer dans cet engrenage du
rationalisme logique. Il agit sur le plan de la théorie de la connaissance en mettant plutôt
en avant l’essence de la technique. Ce n’est pas l’essentiel de sa pensée, mais un
élément influent dans la construction du Dasein.
Il engage sa réflexion à partir de la question de la connaissance. La connaissance est un
vaste sujet qui a partagé l’opinion : pour certains, elle représente l’évolution intérieure
de l’homme qui se fait en réponse aux changements qu’il constate dans le monde, alors
que pour d’autres elle signifie un accroissement de son pouvoir et sa maitrise sur les
choses.
En réalité ces deux explications, loin de s’opposer l’une à l’autre, s’apparente, dans le
sens où on est producteur de cette technique ou simple consommateur.
Pour situer le rapport de l’homme à cet environnement nouveau, Heidegger a besoin de
repartir à la source, parce que le monde a commencé à se mécaniser depuis déjà fort
longtemps. Il cherche alors chez Platon l’interprétation de l’acquisition des choses. Le
162
mythe d’un monde parallèle qui présente la possibilité que l’âme, avant sa vie terrestre,
a d’abord vécu dans un monde idéel où elle contemplait des réalités véritables que sont
les idées… Mais elle a «perdu ses ailes», en venant sur terre, elle a subi un effacement
total de ses pouvoirs et a perdu toutes les choses incommensurables qu’elle a connues
dans le monde des idées. Elle garde cependant cet indicible désir de retourner au monde
du vrai et de retrouver son état parfait.
Cette histoire est intéressante : l’homme veut connaitre c’est un besoin, parce que la
connaissance est déjà en lui – c’est sa nature première- et toute l’opération d’acquisition
n’est qu’un moyen d’exprimer ce qui est dans sa nature, une tentative de renouer avec le
monde idéel, rétablir la relation avec la vérité.
Cette conception modernisée est adoptée par les idéalistes, et à un certain niveau par les
rationalistes. Elle met l’homme en situation de remise en cause continuelle sur son état
intérieur et son savoir, dans le but de retrouver l’accord et l’harmonie avec lui-même en
minimisant le pouvoir des choses sur lui.
La seconde conception de la connaissance est beaucoup plus pratique. Elle voit dans les
choses un moyen d’amélioration des conditions de vie et place l’homme dans un rapport
objectif au savoir. La relation est dialectique, elle procède par élimination et non par
souvenir, son but n’est pas le rappel d’un monde meilleur mais la maîtrise des choses et
de l’environnement pour dominer le monde et créer un monde meilleur. Pour les
matérialistes et les positivistes, la connaissance, même si elle est aussi une expression
de satisfaction de soi, aspire surtout à faire de ses résultats une extension dynamique du
pouvoir humain sur la chose inerte. La connaissance est un objectif, et le progrès qui
s’exprime dans un objet extérieur se détache de l’individu et ne disparaît pas avec lui.
A travers le temps, même si la première forme de la connaissance a montré son impact
sur le développement de l’être et de l’individu, la seconde a montré sa résistance car son
résultat constitue tout le progrès matériel et civilisationnel de l’homme. La connaissance
matérialisée est souvent conçue comme une étape dans la découverte d’un procédé
technique. Elle se fixe dans le langage et s’inscrit dans un outil matériel pour s’ajouter
aux outils qui ont précédé. Elle sera suivie par d’autres outils à travers le temps et
l’espace, s’intégrant parfaitement au décor et s’imbriquant avec ce qui est déjà. Le tout
constitue le progrès de l’humanité.
163
Mais cette volonté de vouloir tout maîtriser devient si insistante que la technique
menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme. Dans cette conception
instrumentale de la technique, il est difficile de trouver l’être. Il faut donc commencer
par chercher le vrai à travers l’exact1. Le danger dans la technique moderne est que le
résultat n’est pas conçu par un individu en vue d’une utilisation immédiate, c’est le bout
d’un processus de développement qui connaitra d’autres suites, pour un usage différé.
L’utilisateur ne le contrôle pas. Ce qui nous ramène à un résultat absolu selon lequel
l’homme veut se rendre maître du monde mais ne peut être maitres des résultats de son
propre travail.
Heidegger a vécu à un moment où le monde de l’industrie était en ébullition avec des
conséquences souvent inattendues, et l’homme, au sens général du terme, était
totalement responsable de cette situation. En tant que philosophe, il se doit de prendre
position pour ou contre ces nouvelles valeurs qui régissent la deuxième partie du XXème
siècle. Il est important pour lui de s’interroger sur le rapport de l’homme au monde, à la
technique et à sa propre liberté.
Interrogé en 19552 sur la question, il dit qu’il existe deux sortes de pensées : la pensée
qui calcule et la pensée qui médite. Mais la révolution technique fascine tellement
l’homme moderne, que si l’on ne prend pas garde, la pensée qui calcule risque un jour
d’être la seule reconnue. Un nouveau péril menacerait alors l’humanité pour qui seule
seraient vraies la raison, les mathématiques la science et la technique.
Heidegger essaie de redéfinir la technique en en élargissant le sens. Elle est d’abord un
instrument ou un ensemble d’instruments avec lesquels on établit une relation aux
choses utilitaires et répondant à un besoin. Mais c’est aussi un chemin de pensée à
construire, parce que le geste, une fois son efficacité avérée et vérifiée, peut être
recommencé à l’infini. Tous les chemins de la pensée conduisent, d’une façon plus ou
moins perceptible et par des passages inhabituels à travers le langage, au travail. La
question de la technique se pose donc avec empressement, s’inquiétant de la façon dont
l’homme doit s’y prendre pour préparer un rapport à elle, un rapport libre qui ouvre
l’homme à l’essence de la technique3. Il faut préciser cependant qu’en parlant de la
1
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 12.
2
- Martin Heidegger : Sérénité, in : Questions III-IV, p. 163.
3
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 9.
164
question de la technique, il ne faut pas se borner aux moyens et à l’utilité, il faut aussi
s’interroger sur la fin ainsi que les causes premières de l’activité humaine. Il devient
évident alors que la technique a une essence caractérisée par son originellité et par la
finalité qui lui est tracée, car tout comme la pensée, la technique aussi est destinale dans
le sens où elle se prolonge avec l’homme et prolonge son destin.
La technique est le moyen de parvenir à des fins, c’est aussi une activité de l’homme,
deux manières solidaires qui la caractérisent. La fabrication ou l’utilisation d’outils,
d’instruments et de machines font partie du sens de la technique. En font partie aussi ces
choses mêmes qui sont fabriquées et utilisées, ainsi que les besoins et les fins qu’elles
servent. Tout cet ensemble d’élément, entre instruments, besoins et actions, constitue la
technique. C’est un dispositif (Einrichtung) qui se construit autour de l’homme1.
Si l’homme se borne à pratiquer la technique sans la représenter, s’il demeure enchaîné
à elle en s’accommodant de ses résultats, ou pire, s’il tente de la fuir sans réfléchir son
contenu, il restera privé de liberté et ne percevra jamais son rapport à l’essence de la
technique. Cette situation, que les philosophes appellent l’aliénation, le rendra
complètement aveugle devant l’essence de la technique. Pourtant, l’essence de la
technique n’est absolument rien de technique, mais sa représentation courante, suivant
laquelle elle est un moyen et une activité humaine, la montre dans sa conception
instrumentale et anthropologique.
Déjà en tant qu’acte, la technique est dans la découverte, puisqu’elle a la possibilité de
rendre la chose cachée présente, elle la dévoile, grâce aux potentialités humaines. C’est
ainsi qu’elle apparait dans son premier aspect d’essence que la technique exprime,
comme un « dévoilement ». Ensuite, la technique moderne s’inscrit dans un objectif
supérieur de réussite et d’assurance de la capacité dynamique de l’homme2. Elle montre
sans cesse la capacité de l’homme à se surpasser, à planifier et à prévoir, contrairement
à la technique artisanale antérieure qui a un but immédiat. Une centrale électrique ou un
avion à réaction sont construits pour une fin posée au préalable, nécessitant des études,
des projets et une fixation d’objectifs à moyen et long termes, contrairement à une
charrette dont le but est utilitaire et primaire qui obéit à un processus de production très
simple et sert à une utilisation immédiate.
1
- Ibid. p. 10.
2
- Ibid. p. 11.
165
La réflexion philosophique place l’homme dans un rapport juste à la technique.
L’homme doit faire en sorte qu’il en soit le maître, qu’il puisse la prendre en main,
l’orienter vers des fins nobles et empêcher qu’elle n’échappe à son contrôle. Mais ce
n’est pas facile. La technique d’aujourd’hui n’a plus l’apparence d’un objet simple. Elle
est complexe, pluridisciplinaire et « extra-nationale » dans le sens où elle est produite
dans un pays en vue de son utilisation par d’autres pays. La course aux armements, la
conquête de l’espace sont trop complexes par rapport à une simple machine. Leur
représentation reste pourtant en dessous de ce qu’est le vrai objectif, qui est la
domination du monde par le fait qu’un pouvoir soumette à sa volonté des états et des
peuples. L’homme, en tant qu’individu, est désormais loin de la technique. Il ne peut
plus répondre à la question «pourquoi faire ?», son but n’étant plus de vaincre la matière
mais de montrer son hégémonie sur le monde. Ce débat, qui dure déjà depuis des
siècles, est devenu politique1, surtout depuis que le monde a favorisé des situations qui
font que des hommes de domination sont parvenus au pouvoir, laissant libre expression
à leur désir de dominer.
Si la technique n’est plus un moyen, comment peut-on espérer pouvoir intervenir pour
l’empêcher de nuire? C’est un fait, la technique moderne est de plus en plus exacte, ce
qui ne l’oblige pas à être juste car l’exactitude n’implique pas la question du bien. La
conception instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle pas encore son
essence, et ce qui est exact et observable ne mène pas nécessairement au dévoilement de
cette essence. Le dévoilement survient lorsque se produit le vrai qui installe l’homme
dans un rapport libre à ce qui s’adresse à lui à partir de l’essence même du vrai.
Afin de parvenir à l’essence de la technique ou du moins s’en approcher, il faut
s’interroger sur le sens du caractère instrumental lui-même, sur la nature de ses moyens
et la nature de ses fins.
Un moyen est ce par quoi quelque chose est opéré et ainsi obtenu. Une cause est ce pour
quoi on opère et qui a un effet. La fin, selon laquelle la nature des moyens est
déterminée, est aussi regardée comme une cause. Là où des fins sont recherchées, des
moyens utilisés et l’instrumentalité est souveraine, domine la causalité 2 . Heidegger
1
- Autant la guerre de Troie de la mythologie grecque que la guerre froide du XX
dans cet engrenage.
2
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 10.
ème
siècle s’inscrivent
166
cherche une explication chez Aristote dans la doctrine des quatre causes qu’il appelle
« la quadruple causalité », voulant montrer comment la matière devient objet d’utilité,
un ustensile ou encore un util. Il cite les quatre causes dans le détail et selon leur
enchaînement dans le travail : la causa materialis, la causa formalis, la causa finalis et
la causa efficiens. La dernière est cependant la plus importante, c’est la touche finale, le
moment om la matière brute devient produit fini, c’est aussi le moment où l’impact
humain est le plus important 1.
La doctrine des quatre causes est tellement intégrée au quotidien, qu’on la regarde
depuis toujours comme une évidence sans réaliser qu’elle est là. Heidegger commence
par interroge le mot « cause » : Qu’est ce qui détermine le caractère causal de quelque
chose ? Comment se fait-il que les quatre causes soient solidaires les unes des autres ?
La réponse à ces questions peut nous éclairer sur la causalité, l’instrumentalité et la
conception courante de la technique, qui demeurent flottantes2.
D’abord, du point de vue de la terminologie, la cause d’une chose est généralement ce
qui la produit ou participe à sa production. Mais en remontant au sens latin, causa ou
casus se rattache au verbe cadere (tomber) et signifie ce qui fait en sorte que quelque
chose dans le résultat «échoie» de telle ou telle manière. Depuis les Grecs, l’essence
d’une chose définit ce que cette chose est. Pour expliquer ses propos et les rattacher à la
question de la technique, Heidegger prend un exemple que les anciens présentaient
comme une référence symbolique, la fabrication d’une coupe sacrificielle 3: ses quatre
causes sont : l’argent dont elle est faite, l’image qu’elle va avoir à la fin, le sacrifice
pour lequel elle se destine et le producteur qui la fabrique. Qu’y-a-t-il de technique dans
cette coupe ? Ce n’est ni la matière, ni la forme, ni la destination, ni l’orfèvre. La
technique est dans les quatre causes réunies. Le rôle de l’orfèvre est cependant le plus
important, il est la causa efficiens qui va devoir répondre de l’obligation de faire en
sorte que l’objet (la coupe sacrificielle) soit effectivement produit, autrement dit, que la
technique selon laquelle un énoncé dit «ceci est une coupe » devienne une vérité.
Quatre causes et quatre modes pour modeler ce que l’homme peut faire et dont il est
tenu responsable. Heidegger qualifie cet ensemble comme étant «l’acte dont on
1
- Ibid. p. 12-13.
2
- Ibid.
3
- Ibid : 12-16.
167
répond1». Il introduit ainsi la responsabilisation de l’humain à ; deux niveaux : l’acte ou
le fait de faire quelque chose, et le fait de s’approprier les résultats de cet acte. Les faits
diffèrent entre eux mais ils restent solidaires les uns des autres parce qu’en eux les
quatre causes se trouvent toujours réunies. Il associe à cela des formes de comportement
spécifiques à l’homme.
Il parle d’abord de «l’acte dont on répond» qui est perçu comme un code moral qui
donne du sens aux opérations à interpréter. Il est le résultat qui reflète la causa efficiens,
on peut même parler d’un mode opératoire, un chemin à suivre qui peut conduire au
sens premier de ce qui sera appelé «causalité». Il essaie de visualiser le rapport de
l’homme à la chose par des termes appropriés comme «être-devant», «laissers’avancer», «faire-venir»… des termes qui montrent la présence d’instruments qui vont
vers un but, un objectif, des termes qui caractérisent les dispositions de la présence.
L’instrumentalité repose dans la causalité, mais pour la voir et la cerner, il faut ouvrir
des chemins de pensée devant l’homme pour qu’il puisse apercevoir sa nature causale.
La coupe d’argent « est là-devant» comme une chose servant au sacrifice, les quatre
modes de «l’acte dont on répond» sont en elle, elles servent à la conduire vers son
«apparaître». Les modes libèrent l’apparaitre de la chose et la laisse s’avancer, dans le
sens de devenir visible dans sa forme et dans son but. «L’acte dont on répond» est le
«faire-venir» que l’homme a opéré et ainsi tenu de répondre du résultat2.
Il parle de « l’acte de conduire » en faisant appel à Platon qui, en cite l’expression dans
Le Banquet 3 . C’est l’intervention du temps et de la continuité pour parvenir à un
résultat, en partant de quelque chose qui n’existe pas dans le but de le faire exister : soit
faire-venir le non-présent dans la présence.
Il y a aussi « l’acte de pro-duire » qui exprime le mode de production. Ce qui nous
rapproche du processus. Il l’explique philosophiquement, même si «le fait de produire»
est plutôt un terme d’économie. Il écrit « Pro-duire » en deux temps, l’équivalent
allemand est (her-vor-bringen), car dans cette forme le travail qui a lieu, a pour
signification le fait de sortir quelque chose d’un état caché à un état non-caché. Il le
rapproche de (bringtvor) qui signifie le fait de présenter la chose, la rendre présente.
1
- Ibid : 15.
2
- Ibid.
- Le banquet (205b), in : Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 16.
3
168
« Produire » et « présence », sont deux termes qui ont en allemand un dénominateur
commun qui nous rapproche du sens de l’acte de dévoilement. En effet, la présentation
de la chose produite trouve son élan dans le dévoilement (Entbergen) ou la vérité
(Wahrheit) ou encore l’exactitude de la représentation 1 . C’est ce qui fait dire à
Heidegger que la technique n’est pas qu’un moyen, elle est un mode de «faire venir», un
«faire apparaître», un mode du dévoilement pour faire sortir du retrait, car le
dévoilement réside dans la possibilité de toute fabrication productrice2.
Ce passage de la chose cachée au dévoilement en toute conscience est le passage de la
technique à l’essence de la technique, c’est aussi un passage de l’approche scientifique à
la pensée philosophique. «Pro-duire», construit dans le sens de dévoilement, rassemble
en lui les quatre causes et les régit. Il réunit la fin, le moyen et l’instrumentalité, alors
que l’orfèvre se présente comme le trait fondamental de la technique.
En suivant le processus décrit par Heidegger, on comprend l’acte de produire dans son
ensemble et on voit la responsabilisation de l’homme vis-à-vis de la production dans
toute sa portée, non seulement comme fabrication, mais aussi l’acte artistique et même
poétique qui donne la forme finale à la chose. On comprend l’appropriation de l’homme
dans l’acte de produire qui répond des résultats attendus. Celui qui produit la chose lui
donne une possibilité d’ouverture qui s’exprime dans la compétence de l’orfèvre. Cette
compétence ne s’explique pas, c’est un don.
L’acte dont on répond, l’acte de conduire, le fait de pro-duire, les modes du « fairevenir » et les quatre causes ont tous un rôle à jouer à l’intérieur de la machine de
production, car par eux vient au jour aussi bien ce qui croît dans la nature que ce qui est
l’œuvre du métier ou des arts qui n’existe pas à l’origine et qui procède du dévoilement.
Heidegger repart au sens Grec de la technique. Technè ne signifie pas seulement ce que
sait faire l’artisan, il englobe aussi l’art au sens élevé et même au sens des beaux-arts.
Techné regroupe le pro-duire, le poétique et l’artistique. Jusqu’à Platon, le mot technè
était associé à épistemé : les deux exprimaient des noms ou des formes de la
connaissance au sens large et désignaient le fait de pouvoir se retrouver en quelque
1
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 17.
2
- Ibid.
169
chose et de s’y reconnaître1. Mais Aristote2 distingue les deux termes et dissocie ce qui
se dévoile (l’objet) et la façon dont il est dévoilé (l’action).
Dans tous les cas, la technè agit sur la matière qu’elle dévoile. Se faisant, elle procède
en second lieu à une forme de voilement, dans le sens où elle donne à la matière qu’elle
façonne une autre forme, une autre apparence et un usage. Ce qui interpelle Heidegger
qui s’interroge sur la différence entre la matière à l’état brut et la forme du produit fini,
soit le rapport à la nature de la chose et à sa finalité, ce qui se traduit par les termes de la
nature et la culture.
Cette remarque n’est peut-être pas applicable à la technique moderne où la matière subit
des manipulations de laboratoires très complexes et passe par des planifications qui
mettent en œuvres plusieurs actions et plusieurs personnes, même si dans un sens plus
général, il s’agit de transformer une matière en un objet utile. Or, c’est précisément la
technique moderne, son application et son orientation qui a poussé Heidegger à
s’interroger sur l’essence de la technique.
La technique moderne est fondée sur les sciences modernes, les sciences exactes et les
sciences de la nature. Elle est expérimentale, fonctionne avec de l’énergie elle-même
produite par des procédés très complexes liés au progrès, par la mise en commun de
plusieurs facteurs et la mise en synergie de plusieurs acteurs. Ce qui est radicalement
différent des objets élémentaires de l’antiquité. Mais le retour à la Grèce reste important
du point de vue historique et du point de vue épistémologique, car il nous renseigne sur
le fondement de la relation de l’homme à la nature et sur l’avènement de la machine. Il
est aussi la base qui a permis à la technique moderne d’être là.
Ce qui inquiète Heidegger est que la technique moderne est de plus en plus portée sur
l’utilisation des sciences exactes3, avec un risque de s’éloigner de l’utilitaire pour se
transformer en projet d’étude dont l’impact concret n’est pas immédiat. Mais pour lui, la
technique au sens moderne a aussi une essence et mène au dévoilement. Ce qu’il-y-a de
nouveau en elle finit par se montrer, à condition de ne plus la regarder comme une
simple production. En effet, la technique moderne passe au niveau supérieur, son
dévoilement de la chose à dévoiler n’est plus une pro-duction mais une pro-vocation
1
- Ibid. p. 18.
2
- Aristote : Ethique à Nicomaque, VI, ch. 3 et 4 ; in : Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 18.
3
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 20.
170
(Herausfordern) qui met en demeure la nature afin de livrer une énergie qui puisse être
extraite (herausgefördert) et accumulée. « La provocation » et « l’extraction » sont deux
nouveaux termes qui, en allemand, sont liés par une racine commune. Heidegger les
utilise pour expliquer comment l’objet s’impose à l’entendement pour une
transformation technique complexe, en dressant un parallèle entre la confiance et
l’agression, comme le parallèle entre « produire » et « extraire ». Il donne deux
exemples significatifs pour éclairer ses propos. Dans le sens de la provocation, il parle
d’une région de charbon et de minerais en profondeur, ou de l’écorce terrestre qui se
dévoile comme un bassin houiller, ou encore d’un entrepôt de minerais. L’homme
agresse la nature pour extraire les richesses. Pour la production, il parle du labour du
paysan à l’aide de méthodes traditionnelles, c’est un acte simple dans un champ qui se
présente en surface visible. La différence est claire : le paysan ne pro-voque pas la terre,
il la cultive.
Heidegger cherche la raison dans les mots : cultiver (bestellen) signifie « entourer de
haies et de soins ». Le paysan soigne la terre, veille sur elle et lui fait confiance. Quand
il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance de la nature et veille à ce
qu’elle prospère. Même s’il remarque que l’agriculture moderne est passée dans le camp
de la technique puisqu’elle fait appel à une industrie motorisée qui agresse la terre et la
pousse au maximum pour optimiser une production toujours plus importante, avec des
chaînes de production, des produits multi-usages, sous serres hors saisons. Elle est donc
passée à l’extraction où elle ne se fait plus selon des besoins mais selon des ambitions et
des chiffres d’affaire.
Heidegger donne sur la technique moderne une série d’exemples, il parle de la centrale
électrique, des mines de charbon, des fleuves, de l’hydraulique, des turbines, du
mécanisme ou du courant électrique. Il parle de mutation de la fonction naturelle du
phénomène vers des usages industriels ou commerciaux : le fleuve du Rhin cesse d’être
regardé comme le fleuve qui alimentait les terrains des environs pour devenir une
source d’électricité. Et s’il continue de servir l’agriculture comme fournisseur de
pression hydraulique, il l’est de par la mission assignée à la centrale électrique.
Certes, le Rhin restera toujours le titre de l’hymne d’Hölderlin, une vraie œuvre d’art,
qui gardera toujours sa beauté au paysage. Seulement, il est passé du local au global, de
171
l’usage des riverains à l’industrie hydraulique, aux visites touristiques et à la publicité.
Le Rhin a donc été pro-voqué.
La pro-vocation qui interpelle le dévoilement est révélée lorsque l’énergie qui se cache
dans la nature est libérée, menant à la transformation de ce qui est obtenu, à
l’accumulation de ce qui est transformé, à la répartition de ce qui est accumulé et ainsi
de suite. Obtenir, transformer, accumuler, répartir, commuer, peuvent aussi être
considérés comme des modes de dévoilement. Mais ce n’est pas si simple, c’est un
enchaînement qui fait intervenir une série d’acteurs qui jouent chacun un rôle très
complexe, rattachés les uns aux autres et interdépendants si bien que si un maillon de la
chaine est défaillant, tout risque de s’écrouler.
Pour se rapprocher de l’essence de la technique, Heidegger retourne au terme cultiver
(bestellen) et le rapproche de Bestand qui veut dire l’objectif premier d’une opération
technique. L’objectif premier n’est pas visible à priori, il est « projeté ». Ce qui est là
(Steht) est au fonds (Bestand), il est destiné, il n’est pas en face de nous comme objet
(Gegenstand). Ces termes sont très proches : le fonds, le lointain, le destiné, le projeté…
signifient l’image finale que prendra l’objet représenté, c’est le résultat de la technique.
Mais le résultat final et visible de la technique peut être voilé par la fonctionnalité de
l’objet. Heidegger prend l’exemple d’un avion commercial sur une piste d’atterrissage.
Toute la matière qui a servi à sa fabrication est désormais invisible. On ne voit qu’un
avion. Mais même son image finale n’est plus ce qui importe. Ce qui nous intéresse est
sa fonction finale : assurer le transport des voyageurs. Heidegger utilise le terme de
« commissible », parce qu’une commission définit des exigences dans « un cahier des
charges » avant sa fabrication. Une fois le produit « livré », elle se réunit de nouveau
pour voir si les termes du cahier des charges ont été respectés. Après quoi, elle l’affecte
au service qui lui attribue sa fonction. Son utilisation est l’objectif escompté de chaque
étape de sa réalisation.
Un autre point d’importance capitale à souligner : au contact de la technique, le langage
de l’homme a totalement muté, par la création de termes répondant à chaque
circonstance. Heidegger va accumuler, d’une manière sèche, uniforme et parfois
ennuyeuse, nombre de vocables comme «interpeller», «commissible», pour montrer que
le changement opéré par le passage de l’art-isanal à la technique moderne est un
dévoilement qui agit aussi sur les mentalités, provoquant une façon de parler, un
172
vocabulaire spécifique et même un comportement adéquat. Le dévoilement de la
technique est passé au dévoilement des capacités linguistiques et comportementales.
L’homme crée son propre langage, modifiant ainsi son système de pensée, influant peutêtre même sur sa nature.
L’action de dévoilement n’est ni consciente ni individuelle, surtout dans le monde
moderne. Pour opérer un dévoilement, l’homme se représente les choses, il les façonne,
il s’y adonne aussi puisqu’il est convoqué à libérer les énergies de la nature, mais il ne
dispose pas d’une vue d’ensemble pour visualiser ce dévoilement, dans lequel chaque
fois le réel se montre ou se dérobe1. Il fait partie d’un ensemble qui lui définit son rôle,
il est un maillon de la chaine mais l’objectif global lui échappe.
Même s’il reste celui qui réfléchit, qui travaille, qui transforme et qui consomme, il faut
dire qu’avec le temps, l’homme n’est plus au centre de la réflexion, du moins pas
directement. Ce qui inquiète Heidegger qui s’interroge sur le rôle définitif qui revient à
l’humain. Selon lui, l’homme, dans le monde actuel, joue un rôle double, il est assimilé
au système de production d’une part, dans le sens où il fait partie d’un tout, il contribue
à un travail sans savoir vraiment ce qui adviendra du produit fini2. La façon dont on
parle d’effectifs de production ou de service de personnels 3 ou encore de chaîne de
production et de productivité en est l’exemple. Mais d’autre part, même si l’ouvrier est
assimilé à une chaine, il faut relever que celui qui décide et oriente le travail est aussi un
homme. Son rôle est plus originel que l’énergie ou la matière utilisée. A ce titre, il est
dans le dévoilement. C’est l’exemple du général de l’armée par rapport au soldat ou de
l’architecte par rapport au maçon. C’est lui qui réfléchit à priori la chose avant même
qu’elle existe et avant que la matière ne soit soumise à la machine. En s’adonnant à la
technique, il prend part à la production et réfléchit l’image finale du produit avant même
sa fabrication, il créé le dévoilement. Certes, souvent le travail n’est pas le fait d’un seul
homme4 et le dévoilement n’est pas un acte individuel. Mais chaque homme s’inscrit
1
- Ibid. p. 24.
2
- Dans une usine de plastique, les ouvriers ne savent pas si leur produit va servir à faire des seringues
ou des bombes.
3
- On parle de service de qualité, service paie, service développement… aussi valable dans un hôpital
que dans une industrie d’arme.
4
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 25.
173
dans une histoire qui le provoque, lui permet de durer alors qu’il participe à sa
continuation.
Après avoir montré que le dévoilement n’est pas le simple fait d’un seul homme mais
l’homme ne lui est jamais étranger, Heidegger se demande « où et comment ce
dévoilement peut avoir lieu ». La réponse n’est pas très loin. Le dévoilement se trouve
partout où l’homme ouvre son œil et son oreille, déverrouille son cœur, forme, œuvre,
demande et rend grâce. Le dévoilement et la non-occultation se produisent, aussi
souvent que l’homme est évoqué dans les modes de fonctionnement qui lui sont
assignés1.
Pour dépasser le sens purement technique, Heidegger va emprunter à la nature des
termes éparpillés et jouer sur la composition des mots, faisant du lexique un apport
philosophique, pour expliquer comment la pro-vocation met l’homme en demeure de
commettre le réel comme «fonds», dans le sens où elle le rassemble dans le
«commettre». Il faut prendre la pro-vocation telle qu’elle se montre. Pour parler de ce
qui «rassemble», il utilise l’expression Berge qui veut dire « monts », et celle de Gebirg
(les montagnes) pour dire à partir de quoi se déploient les modes de l’humeur ou du
cœur (Gemüt), et enfin un terme assez difficile à traduire, « l’arraisonnement » pour
parler de ce qui rassemble les hommes autour de la tâche à réaliser. Il fait aussi appel au
Gestell2 qu’il emprunte à la psychologie, un terme qu’il affectionne particulièrement,
auquel il fait souvent référence, même s’il l’emploie de façon controversée et souvent
dans un sens négatif, au risque de mener ici à un malentendu. Habituellement, le mot
Gestell qui veut d’abord dire forme, désigne un objet d’utilité, par exemple une étagère
pour livres. Mais le squelette est aussi un Gestell 3 . Heidegger le rapproche de
l’arraisonnement qui se dit Ge-stell en allemand, en expliquant que c’est ce qui pousse
l’homme à dévoiler le réel. Le verbe stellen conserve aussi la résonance de her-stellen
dont il dérive et qui veut dire «placer debout devant». Avec ça, il veut montrer la
1
- Ibid.
2
- Ge-stell a une fonction rassemblante. Le radical stell désigne des opérations fondamentales de la
raison et de la science ou des mesures d’autorité de la technique. C’est le fait d’arraisonner. La
même idée est reprise et développée dans Der Satz vom Grund (Principe de raison- 1957). La
technique arraisonne la nature, la met au régime de la raison qui exige de toute chose qu’elle donne
sa raison.
3
- Cette façon de donner aux mots un sens nouveau existait depuis longtemps. Prenons l’exemple
d’eidos qui voulait dire « chose visible qu’on offre à l’œil», Platon en fera quelque chose «qui n’est ni
visible ni sensible».
174
complexité et la subtilité du fait de «fabriquer». En fait, le dévoilement qui régit la
technique et qui provoque l’homme pour qu’il la dévoile n’a rien de technique, de la
même façon que le montage de plusieurs objets utiles et imbriqués entre eux va donner
un travail fini pour une utilité précise et ne comporte pas l’homme qui l’a réalisé dans
ses objets, alors que celui-ci est présent derrière chaque objet. Heidegger explique que
« la pro-vocation met l’homme en demeure de commettre le réel comme fonds » 1, dans
le sens où elle l’interpelle pour agir afin d’agir sur la matière et changer la chose dans
un but défini d’avance. En clair, l’homme est présent dans l’objet fini comme une
essence parce que c’est lui le fabricant, le concepteur et le réalisateur, même si son
image n’est nulle part.
Pour comprendre cette mutation du travail humain, Heidegger s’impose de rechercher
cette fois-ci une question dont la réponse est : la technique. C’est une vieille question
qui repose sur la science mathématique de la nature qui a vu le jour près de deux siècles
avant la technique moderne et qui a fait ses premiers pas en s’appuyant sur la science
exacte de la nature2. C’est la science physique et la théorie de la nature qui ont préparé
le chemin à la technique moderne. Mais l’essence de la technique moderne était déjà là,
car « dans la physique régnait déjà le rassemblement qui pro-voque et conduit au
dévoilement commettant3 ». La physique est le précurseur de la science moderne et de
l’arraisonnement,
sinon
comment
serait-on
parvenu
à
la
technologie,
à
l’électrotechnique et à la désintégration de l’atome ? D’après Heidegger, tout ce qui est
essentiel- et non pas seulement ce qui est de l’essence de la technique moderne- se tient
partout en retrait le plus longtemps possible. La technique est peut-être tardive, mais son
essence a été préparée depuis des siècles. Les penseurs grecs avaient déjà quelque
connaissance de cet état des choses lorsqu’ils disaient : «Plus tôt une chose s’ouvre et
exerce sa puissance, et plus tard elle se manifeste à nous autres hommes 4.» Ce qui laisse
supposer que les Grecs ont balisé le chemin de la réflexion jusqu’aux découvertes
d’aujourd’hui.
1
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 25.
2
- Du coté de la chronologie, l’histoire de la science moderne de la nature a commencé au XVII siècle,
ème
alors que la technique à base de moteurs s’est développée à la seconde moitié du XVIII siècle.
3
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 25-26.
4
- Ibid. p. 30.
ème
175
L’essence de la technique moderne se montre dans l’arraisonnement. Mais celui-ci n’a
rien de technique, il n’a rien d’une machine non plus. L’arraisonnement est ce qui
rassemble, interpelle et met l’homme en demeure de dévoiler le réel comme fonds dans
le mode du «commettre». L’homme est interpelé, sa curiosité, son ambition, son orgueil
aussi le guident dans son travail, et il se retrouve à un niveau quelconque d’une chaine
qui assure une production. Le « mode du commettre » veut dire que le travail se fait par
une série d’actions caractérisées par la cohérence et la cohésion. Ce qui rassemble toutes
ces actions des hommes et des femmes dans un projet qui continue un autre projet passé
et en prévoit d’autres à venir, en complément à des projets parallèles. C’est toute cette
machine complexe d’actions relatives à la production que Heidegger appelle
« l’arraisonnement ». Le fait que l’homme est interpellé pour utiliser les résultats de la
science exacte de la nature au service de la technique constitue aussi l’arraisonnement.
C’est une apparence trompeuse de croire que la technique moderne est l’application
ordinaire et automatique de la science naturelle. Il faut questionner l’essence de la
technique moderne pour comprendre comment a pu avoir lieu la mutation et quand estelle devenue possible !
Mais comment peut-on établir un rapport à l’arraisonnement et à l’essence de la
technique ? D’après Heidegger, pareille question arrive toujours trop tard, parce que
quand on la pose on est déjà dans ce rapport. Mais il est une question qui arrive toujours
à temps, c’est de savoir si nous prenons expressément conscience de nous-mêmes
comme de ceux dont le «faire» et le «non-faire» sont partout ? Une autre question qui
n’arrive jamais trop tard, c’est celle de savoir si et comment nous nous engageons
proprement dans le domaine où l’arraisonnement lui-même a son être1. Ces questions
sont la preuve que l’homme a conscience que la situation du rapport à la technique n’a
rien de technique, il est dans une situation de dévoilement.
L’essence de la technique moderne consiste à mettre l’homme sur le chemin du
dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel devient partout
un fonds. « Mettre sur un chemin » veut dire «envoyer». L’envoi se dit Schicken.
Heidegger le rapproche de « destin » (Geschick), car c’est le destin de l’homme
1
- Ibid. p. 32.
176
uniquement d’être envoyé sur la voie du dévoilement qui constitue la substance (Wesen)
de son histoire1.
L’arraisonnement, comme tout mode de dévoilement, est un envoi du destin qui
représente la capacité de l’homme de réfléchir le mode de production. La pro-duction,
elle aussi, est destinée parce qu’elle est prévue par l’homme. Tout ce qui « est » suit le
chemin de dévoilement ; et l’homme, dans tout son être, est toujours régi par le destin
du dévoilement. Il ne devient libre que pour autant qu’il est inclus dans le domaine du
destin et qu’ainsi il devient un homme qui écoute la nature, l’environnement et le
monde. La liberté est aussi du domaine du destin qui, chaque fois, met l’homme sur le
chemin du dévoilement. Or, la liberté régit ce qui est libre au sens de ce qui est éclairé.
Elle est unie à l’acte de dévoilement, parce que tout dévoilement vient de ce qui est libre
et conduit vers ce qui est libre.
Ainsi, la technique n’est pas la fatalité des temps modernes, car l’essence de la
technique moderne réside dans l’arraisonnement et celui-ci fait partie du destin de
dévoilement qui est inscrit dans la liberté de l’homme. Et quand nous nous ouvrons
proprement à l’essence de la technique, nous nous trouvons pris, d’une façon inespérée,
dans un appel libérateur.
L’homme qui est mis sur un chemin de dévoilement par son propre destin a le choix
entre deux possibilités : soit il poursuit et fait progresser seulement ce qui a été dévoilé
par ses prédécesseurs et ses contemporains, en prenant toutes les mesures nécessaires à
cela ; soit il se dirige, plutôt et davantage originellement, vers l’être du non-caché et
vers sa non-occultation pour percevoir son appartenance au dévoilement, comme si
c’était sa propre essence. C'est-à-dire qu’il va vers l’exploration de ce qui est nouveau,
explorant par-là même ses propres capacités et ses potentialités. Dans les deux cas, il est
exposé à son destin qui comportera toujours et à tout moment la menace de se tromper
sur l’interprétation de la connexion entre les causes et les effets dans la nature.
Heidegger s’attarde sur le danger du dévoilement, par défaut ou par excès, l’homme
peut se tromper dans l’évaluation des causes ou des effets de la technique et ses
conséquences. La plus importante erreur serait qu’il s’érige en seigneur de la terre. Il
peut se tromper aussi sur son estimation de l’arraisonnement, c'est-à-dire surévaluer ses
1
- Ibid. p. 33.
177
capacités et ses moyens. C’est ce qu’on appelle une menace du destin qui présente un
danger pour l’homme dans son rapport à lui-même, et qui risque de passer à la chose en
masquant l’éclat et la puissance de la vérité.
Heidegger revient à la notion de Ge-stell (l’arraisonnement) qu’il rapproche de
Geschick (destin) et lui associe le Gefahr (danger). Il cite Heisenberg1, un personnage
significatif, qui a eu pleinement raison de faire remarquer que le réel ne peut se
présenter autrement car l’homme d’aujourd’hui, précisément, ne se rencontre plus nulle
part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son être2.
Dans un élan de pessimisme, Heidegger s’interroge si la vraie menace qui pèse sur
l’homme ne proviendrait pas des machines et des appareils de la technique, mais plutôt
de l’arraisonnement qui a déjà atteint l’homme dans son être. Dans ce cas, il risque de
ne plus pouvoir retrouver le dévoilement originel ni entendre l’appel de la vérité. Pour
ne pas sombrer dans le désespoir et éclairer de poésie le monde de la technique, il fait
appel à Hölderlin qui disait :
Mais, là où il-y-a danger, là aussi
Croît ce qui sauve3.
Sauver est un terme généralement utilisé pour prendre en main ce qui est menacé de
destruction, le mettre à l’abri pour qu’il puisse durer encore. Pour le poète, «sauver»
veut dire reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci de la façon la plus
propre. Si Hölderlin dit vrai, la domination de l’arraisonnement ne peut être le danger
qui masque la clarté, le dévoilement et le rayonnement de la vérité4 .
Si on veut aller plus loin dans l’explication du danger, il faut dire qu’il vient surtout du
fait que celui qui réfléchit la technique et celui qui la fabrique ne s’assoient pas à la
même table de travail ; ou pire, celui qui réfléchit l’application des résultats de la
technique ne connait rien de ses causes et de ses effets. C’est le chainon rompu qui
1
- Werner Karl Heisenberg (1901-1976) est un physicien allemand, prix Nobel en physique en 1932 et
l'un des fondateurs de la mécanique quantique. Il contribua au programme de développement de
l'énergie atomique.
2
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 35.
3
- Ibid. p. 38.
4
- Ibid. p. 38.
178
déstabilise la chaine. Dans ce cas, l’arraisonnement n’abrite plus la technique et c’est là
le danger. Il faut donc retrouver le chemin qui mène vers l’essence de la technique car
c’est elle qui abrite la croissance de ce qui sauve.
Quand la chose croît, elle prend racine et se développe. Pour expliquer le passage du
danger à la croissance, Heidegger fait appel aux notions de « médiation » et de
« préparation » afin de mieux saisir les deux notions, «ce qui sauve» et « là où il-y-a
danger ». Puisque ce qui croît s’enracine, il faut aller le chercher dans sa profondeur.
Mais pour apercevoir ce qui sauve dans l’essence de la technique, il faut reconsidérer le
mot «essence» qui a été utilisé, jusque-là, dans sa signification courante. «Essence»
(Wesen) veut dire « ce que quelque chose est », c’est l’arbre pour le chêne, l’animal
pour le chat… Un terme commun, générique, universellement reconnu. Il va de même
pour l’essence de la technique où il ne s’agit pas de nommer une turbine ou un piston,
mais de trouver ce qui les réunit tous. Gestell ou arraisonnement ne désigne ni un
instrument, ni un appareil, ni même le concept général applicable à ces éléments ou à
ces «fonds». Même si un individu particulier qui conduit un tracteur ou un avion n’a
aucune importance dans l’essence de la technique, il rentre tout de même avec son rôle
particulier dans le destin commun du dévoilement. Ce destin commun est ce que
Heidegger a appelé le mode destinal, mais il n’est nullement la somme des modes
particuliers des éléments.
Le dévoilement et la technique sont interdépendants, car le destin de dévoilement est
l’essence de la technique, l’un ne peut continuer de durer que par rapport à l’autre.
Heidegger fait appel à Gœthe qui nous introduit dans ce qu’il appelle une « abstraction
mythique » 1 , et mettre un peu d’harmonie dans cette relation. Au lieu de parler de
fortwähren (continuer à durer, perdurer), Gœthe utilise le mot mystérieux de
fortgewären (continuer à accorder). Währen (durer) et Gewähren (accorder, octroyer)
sont proches et insinuent une harmonie inexprimée. Si, maintenant, nous réfléchissons,
mieux que nous ne l’avons fait, à ce qui proprement dure et est peut-être seul à durer,
nous pouvons dire alors que seul peut durer ce qui a été accordé et donné avec
consentement2. Ce n’est pas tout ce qui est dévoilé qui dure. Seul reste et fait partie de
1
- Ibid. p. 40-41.
2
- Ibid.
179
l’essence de la technique, ce qui, au-delà de la technique et du dévoilement, se conçoit
dans l’harmonie.
Heidegger procède à un raisonnement dialectique pour déterminer les limites entre
l’essence de la technique et le destin d’une part, et entre le danger de la technique et ce
qui sauve d’autre part. L’essence de la technique est un destin qui engage l’homme. Ce
ne sont pas des conséquences individuelles, quand une invention rentre dans l’essence
de la technique, elle profite à tous les individus, même ceux qui n’ont rien inventé ou
partiellement participé. Mais elle peut représenter, en même temps, un danger pour tous
les hommes, un péril extrême pour l’être de l’homme et même pour le dévoilement
comme tel. Il est difficile de délimiter ce qui est profitable de ce qui est nuisible, surtout
sur le long terme, car la limite entre la sauvegarde, le dévoilement et le péril est mince
et difficile à cerner. Elle est aussi dans l’irrésistibilité du commettre et la retenue de ce
qui sauve, avec la possible tentation de passer de l’une à l’autre, leur évitement
réciproque est le secret de leur proximité.
Heidegger regarde la technique et retrouve l’espoir dans le regard et la dignité de
l’homme. Il dit : Nous regardons le danger que peut induire la technique et dans ce
regard, et non dans ce qu’il voit, nous percevons la croissance de ce qui sauve. Ainsi,
nous ne sommes pas encore sauvés, mais quelque chose en nous nous demande de rester
dans la lumière croissante de ce qui sauve1. Cela signifie qu’il ne faut jamais perdre de
vue la possibilité ou l’éventualité d’un danger extrême.
Il faut dire que la technè désignait autrefois la technique ainsi que la production du vrai,
du beau et toute forme de dévoilement qui produit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît.
Il n’y avait pas d’art en soi, qui se distinguait de la technique. L’art et la technique était
une seule et même chose et le dévoilement était unique et multiple à la fois, docile et
puissant dans la connaissance et la conservation. Tout allait dans le sens de la vérité de
l’être qui entourait l’homme.
Est-ce que les choses ont changé ? Oui, si l’on conçoit la technique en tant que résultat.
Mais au-delà de toutes les choses techniques, l’essence de la technique continue de
déployer son être dans l’avènement de la vérité. C’est pour ça que plus nous nous
1
- Ibid. p. 47.
180
approchons du danger, et plus clairement les chemins menant vers «ce qui sauve»
commencent à s’éclairer, car l’interrogation est la piété de la pensée1.
Cette conclusion de Heidegger est extrêmement importante sur le plan philosophique,
quant à la réflexion de ce que devrait être le rapport à la technique demain, quand
l’actuel système aura implosé. Elle implique qu’il ne faut pas renoncer à la technique en
tant que telle, mais revoit l’espoir que l’homme a mis en elle qui l’a éloigné de la vérité
de l’être. L’homme devrait utiliser les techniques contemporaines pour revenir à un
rapport à la technique selon le modèle de la Grèce antique, une technique qui comporte
l’art, le beau, l’exact, le juste et l’utile. Pour vaincre le démiurge techniciste, il faut
refonder une esthétique en utilisant la technique elle-même, pour retrouver la beauté qui
est dans l’homme.
A travers la question de la technique, Heidegger a suivi le cheminement de la pensée de
l’homme pour mieux comprendre son développement, son évolution et se projeter dans
son avenir. En tant que tel, on peut soutenir qu’il aspire à construire un dialogue entre
l’homme et son propre destin. C’est un dialogue universel.
II.
La question de la science
L’analyse à laquelle a été soumis l’esprit de la technique, Heidegger l’applique aussi à
l’esprit de la science, car la science est l’antécédent de la technique et la théorie qui l’a
engendrée, ce sans quoi la technique n’aurait pas eu lieu. Il est donc prévisible que
Heidegger s’en préoccupe, d’autant qu’il est utile de séparer l’aspect pratique de
l’aspect théorique et voir les implications de la science en soi.
La science se caractérise par la créativité, la qualité de la production de la technique
n’est que l’application du génie scientifique, même si le côté utilitaire tend parfois à
aliéner l’homme obnubilé par le besoin d’un avenir toujours plus confortable.
Le rôle de la science est de théoriser et expérimenter les choses pour améliorer et
faciliter leur aspect pratique. Pour aborder la réflexion du sujet, Heidegger commence
1
- Ibid. p. 48.
181
par rapprocher la science de l’art, qui est, on l’a vu, le synonyme de la techné. Il rejette
l’idée commune qui réduit la science à une activité purement intellectuelle, notamment
la science fondamentale de l’Occident qui se considère comme une puissance à volonté
de domination. Il essaie aussi de transcender le côté pratique, tel qu’il l’a fait pour la
technique, pour parvenir à l’essence de la science, jusqu’à lui donner un aspect de
dévoilement, à l’image de l’alèthéia, permettant d’exposer la chose telle qu’elle est, en
mettant en évidence les aspects qu’elle partage avec la philosophie.
Il est vrai que la science a toujours existé. L’histoire a enregistré de grands noms de
l’Antiquité comme Hippocrate 1 et du Moyen-âge comme Gerbert d’Aurillac 2 qui ont
révolutionné la vie de l’homme. C’est vrai aussi que les grandes découvertes
scientifiques qui ne sont pas de simples représentations ont contribué à améliorer la
condition humaine, mais ce n’est pas le résultat scientifique que Heidegger tente de
discuter ici, c’est plutôt la volonté de l’homme de savoir, de connaitre et de maitriser les
choses qui l’interpellent. Il parle de « situation » qui régit la science, tout en lui restant
cachée, une situation devant l’inconnu qui l’interpelle et le fait réagir. Il évoque
l’engrenage qui raccorde les sciences entre-elles de sorte qu’elles soient présentes
partout dans tous les domaines, derrière chaque organisation qui caractérise la vie de
l’homme. Ce qui signifie que même si les sciences fonctionnent par détails de spécialité,
il reste deux aspects qui les regroupent toutes : le premier est l’étonnement qui attire le
scientifique, au même titre que celui qui a attiré l’homme vers la philosophie au sens
large, le second est le lien qui rend toutes les sciences entre elles interdépendantes,
même si elles paraissent rigoureusement séparées. Ces aspects, Heidegger les intègre
dans l’être de la science, - ou doit-on dire l’essence de la science à l’instar de l’essence
de la technique -!
« Qu’est-ce que l’être de la science ? » Heidegger répond à priori que « la science est la
théorie du réel3. » Par cette définition, il désigne exclusivement le monde moderne où
1
- Hippocrate de Cos (460 Av. J.-C - 370 av. J.-C) est un philosophe et médecin grec considéré comme le
« père de la médecine ». Il a notamment fondé l'école de médecine hippocratique qui a révolutionné
la profession médicale en en faisant une discipline à part entière. Il est aussi connu pour avoir
institué des règles éthiques pour les médecins « Le serment d'Hippocrate ».
2
- Gerbert d'Aurillac (945-1003), dit le « savant Gerbert », ou le pape Sylvestre II, philosophe,
mathématicien et mécanicien. Il introduit en Occident la numération de position, les tables
d'opérations et les chiffres arabes.
3
- Martin Heidegger: Essais et conférences, p. 51.
182
les sciences sont indépendantes et jouissent de leur propre autonomie et liberté d’action,
étendant leur impact à toute la planète. Il conserve le Moyen-âge et l’antiquité loin de
cette définition-là, quand les sciences étaient intégrées à la philosophie.
Or, si l’homme veut méditer l’être de la science, il lui faut nécessairement retourner aux
origines, d’où a jailli le premier questionnement sur la nature. Ce qui a été pensé dans
les textes anciens, même sous forme de poésie, est encore présent dans la science
d’aujourd’hui et reste implicite à ce réel ainsi défini. Pour expliquer ces propos, il fait
appel à un vieux terme allemand Das Wirkliche (le réel) 1 , mais qui veut dire aussi
« remplir » ou « réaliser », remplir la vie ou l’environnement de celui qui œuvre. Le
sens premier du « œuvrer » qui signifie « faire », « travailler » ou encore « poser »,
l’attire. Il évite par contre « fabriquer » (Wirken) qui ne suppose pas exclusivement un
travail humain, car toute forme d’apparition des choses en soi est Wirken (un fait),
même sorti d’une machine, c’est un « être-là-devant».
Heidegger est gêné car ce terme Wirken qui a un sens assez pauvre et ne prête pas à une
multitude d’explication, lui qui n’aime pas rester prisonnier des mots. Pour ce libérer, il
le rapproche de Anwesen (présence) et de Wesen, car c’est l’être lui-même qui fait
référence à la présence. Il rappelle aussi la notion de Währen qui veut dire demeurer ou
durer. La fusion de tous ces termes fait admettre Wirken dans la permanence, la nonoccultation et le non-caché, le rapprochant de la riche consistance lexicale grecque ; ce
que Aristote compare à l’accomplissement, qui va même au-delà de la causa efficiens.
Heidegger revient à la « théorie du réel », car le mot réel ou réalité a aussi connu une
longue évolution et beaucoup de transformations. Il est passé de « fait » à « certitude »,
et se modifie encore pour parvenir à désigner une simple apparence, en face de la notion
de vérité qui est plus riche de sens. Certes, la présence est toujours évidente en lui, mais
il n’est plus qu’un objet présent, ce qui est différent de l’époque grecque ou médiévale
où le réel de l’objet se confond avec sa vérité dans un contenu scientifique intégré à la
philosophie.
Il reste à s’interroger sur la relation entre le « réel » et la « théorie » que regroupe la
définition introductive. Déjà chez les Grecs, la théorie, fort importante, supposait la pure
relation à la chose, une relation au-delà du matériel dans le sens exclusif de l’alèthéia
1
- Ibid. p. 53.
183
qui signifie vérité, ou Wahrheit en allemand. Cette théorie, il la définit la théorie comme
la gardienne de la vérité1. Mais l’être de la théorie reste voilé : en disant la théorie de la
relativité par exemple, la vérité de la relativité est garantie par sa théorisation, mais on
ne met pas en exergue la théorie elle-même. C’est pour cela que quand on dit que « la
science moderne est la théorie du réel », il y a risque de confusion. La théorie, qui est
par définition théorique et en plus voilée, dévoile la science qui s’occupe du sensible.
Heidegger souligne que cette distinction est récente. Elle ne se présentait pas de la sorte
dans les définitions anciennes de la philosophie. Elle est devenue évidente dans la
science moderne parce que cette dernière définit le réel comme quelque chose de
pratique, palpable, dont l’objectif est d’intervenir sur les choses dans leur alternance et
leur changement. Elle veut le soumettre à une objectivité, à une constance, à une
stabilité alors qu’il se définit d’abord par sa présence, son activité et son mouvement.
Heidegger, fidèle à ses principes de base et ses préférences méthodologiques, rappelle
que la science moderne a besoin, pour suivre le réel à la trace, d’un processus et d’une
méthode. Max Planck2 qui parlait d’un réel mesurable, a fait appel à un système de
calcul – au sens large au-delà des opérations mathématiques à proprement parler–. Tout
comme Galilée affirmait, dans le même sens, que «le grand livre de la nature est écrit en
langage mathématique 3 ». Ce besoin de précision, qui s’est élargi avec la modernité,
exige de la science de compartimenter ses domaines d’intervention par spécialités, la
spécialisation étant une des caractéristiques des sciences modernes qui sont obligées
d’aller de plus en plus dans le détail de précision par la fragmentation du réel.
Mais Heidegger ne voit pas ce morcellement du réel comme une défaillance scientifique
qui porterait atteinte à la vie de l’homme moderne ou à son intégrité, c’est simplement
ce qui caractérise l’évolution de la science. En plus, cette évolution n’a pas rigidifié le
rapport à la science, au contraire la science devient moins rigoureuse et plus maniable. Il
donne des exemples de physique où la nature se présente comme un ensemble de
1
- Ibid. p. 59.
2
- Max Planck (1858 -1947) est un physicien allemand et l'un des fondateurs de la mécanique
quantique. Il est lauréat du prix Nobel de physique en 1918 pour ses travaux sur la théorie des
Quanta.
3
- Galileo Galilei, Il Saggiatore; traduction française de Christiane Chauviré, L'Essayeur, Les BellesLettres, Paris, 1980 ; in : Alliage, « La nature prise à la lettre » Jean-Marc Lévy-Leblond, n° 37-38,
1998.
184
mouvements dans les corps matériels coordonnés. C’est donc sur le mouvement, la
coordination entre les éléments et leur organisation que se joue la recherche. Ce qui
rend le résultat incertain et indéfinissable à priori, alors que dans la science classique où
les choses étaient regardées dans leur ensemble, les résultats étaient prédéfinis. Ceci
veut dire surtout que la théorie qui suit à la trace le réel ne suppose nullement une
exactitude de résultat, donnant lieu à l’expérimentation, à la marge d’erreurs et à
d’autres précautions d’usage. C’est la cohérence, la coordination et la concordance de
l’ensemble qui garantissent un fort taux de fiabilité, en plus de l’ouverture à la
possibilité de s’améliorer.
Tout comme la théorie de la technique, l’objectivité ne signifie pas l’exactitude, c’est
plutôt une permanence de fonds, un « arraisonnement ». Le changement qui est survenu
dans le passage à la science moderne s’exprime dans la conception d’une nouvelle
forme de relation entre le sujet et l’objet. Alors que dans la relation précédente,
l’homme absorbait l’objet de la science, nous nous retrouvons là devant un
« arraisonnement » qui transcende les deux.
Heidegger va jusqu’à dire que la théorie arrête le réel1, dans le sens où elle le fixe dans
un domaine comme objet d’étude, elle l’extrait ainsi à son espace naturel. Bien sûr, cette
objectivation reste dépendante de la nature présente, mais l’homme moderne n’est plus
entrain de suivre l’évolution du phénomène naturel dans son milieu initial au bon
vouloir de la nature. Il le provoque, il le déplace, il le fixe, et s’attend à un résultat, issu
de manipulations, qui pourrait être tant surprenant qu’inattendu. La théorie ne passe pas
outre la nature, ne la contourne pas, parce qu’elle n’est pas à même de la cerner dans
son ensemble, mais elle la surpasse. Ceci garantit au moins la pérennité de la réflexion
et de la recherche scientifique.
Pour donner des exemples concrets, Heidegger fait appel aux mathématiques, à la
physique, aux sciences naturelles et à la psychiatrie. Si les trois premières se justifient
par leur exactitude, la psychiatrie concerne l’homme, c’est une science expérimentale
qui fait référence à l’existence de l’homme, au Dasein. Il s’en sert pour expliquer que
l’objet de la science a toujours un aspect incontournable. Il fait aussi référence à
l’histoire, un exemple idéal pour montrer cet aspect incontournable. Tout comme il
aborde la question du langage qui, malgré ses différentes spécialités, n’atteint pas la
1
- Martin Heidegger: Essais et conférences, p. 51.
185
totale objectivité et conserve toujours une partie obscure et incontournable. Cette
incontournabilité qui régit l’être de toutes les sciences, constitue la part que nulle
science ne peut découvrir car l’incontournable dans une science dite n’est pas soumis
aux règles ou au langage de cette science même. Les sciences sont incapables de se
présenter d’elles-mêmes ou s’auto-évaluer avec leurs propres outils d’intervention.
Cette attention à ce qui est inapparent, insoupçonnable, incontournable et qui mérite
qu’on s’interroge à son sujet, c’est l’être de la science. Heidegger l’appelle aussi « un
retour au pays natal1 ». Il parle d’un chemin à emprunter pour rentrer dans le sens, d’en
prendre conscience et même de méditer la question. Cette présentation n’est pas
aléatoire, ce sont des niveaux de compréhension ou des étapes d’accès à la
connaissance. La prise de conscience est en dessous de la méditation, mais elle en est
l’accès, elle balise le chemin. Avec cela, il veut arriver à un niveau suprême de la
réflexion, qui n’est autre que la philosophie, car elle seule peut transcender les sciences
et l’incontournable qui est en elles, pour reposer la question : où va la science moderne
aujourd’hui ?
L’intervention de la philosophie est nécessaire, surtout qu’un peu plus loin, dans Essais
et conférences, il dit que la science ne pense pas 2 . Cette déclaration n’est pas sans
conséquences, elle va partager les débats dans les espaces de la philosophie. Il y a ceux
qui, comme lui, voient dans la science l’exécutant d’une situation donnée, car sa
démarche et ses moyens n’ont pas été créés dans le but de poser des questions mais
plutôt celui de trouver des réponses. Cette particularité lui donne la possibilité
d’affronter des domaines où le philosophe ne peut s’aventurer ; et ceux qui sont outrés à
l’idée que le scientifique ne soit pas un penseur, ceux-ci n’admettent pas la définition
heideggérienne de la notion de « penser ». C’est ce qui va engendrer une réflexion
nécessaire sur ce que signifie « penser ».
Même si cette expression « La science ne pense pas » a d’abord fait scandale, les
découvertes scientifiques de ces dernières décennies ont donné raison à Heidegger.. Elle
a été prononcée en réponse au courant moderniste techniciste qui soutenait que la
philosophie peut être une science. Sa réponse, qui ne s’est pas fait attendre, est claire et
définitive, la science a certes des méthodes qui lui permettent d’avancer et d’assurer son
1
- Ibid. p. 76.
2
- Ibid. p. 157.
186
chemin en prenant en compte un sujet particulier dans une direction précise, mais c’est à
la philosophie de prendre en compte l’étant dans son ensemble, intégrant la science et la
technique ainsi que leurs méthodes, l’orientation ou la direction qu’elles se déterminent
et le but qu’elles se fixent. La philosophie prend aussi en compte toutes autres
réflexions sur l’univers. Tout doit être sous la responsabilité et le contrôle fédérateur de
la philosophie qui est garante du vrai et la responsabilité de l’homme qui est chargé de
l’expérience du beau. En pensant l'art comme sensibilité de l’homme, Heidegger crée un
pont pour relier l'intelligible au sensible par la présence de l’un dans l’autre. D’après
Kant, en effet, l'art est le premier stade de l'esprit absolu, révélateur de la vérité et du
dévoilement de l'être.
187
CHAPITRE SIXIEME
DEVOILEMENT ET VERITE CHEZ HEIDEGGER
I.
La vérité dans la question de l’être
Pour parvenir à reposer la question de l’être dans ses limites conceptuelles et
philosophiques, Heidegger a d’abord remis en cause plusieurs problématiques : la
question méthodologique, la déconstruction de la métaphysique, la délimitation de
l’impact de la technique et de la science et l’interrogation du sens profond de
l’humanisme et de l’existentialisme. Il veut démontrer une entreprise, fort délicate qui
véhicule deux objectifs de base : il s’agit de revenir au « penser » telle que la
philosophie le conçoit et parvenir à la vérité par le dévoilement pour redécouvrir l’être
et l’être de l’homme.
D’apparence, la vérité est évidente pour tous. Elle englobe ce qui fait appel au bon sens
et exprime ce qui est. L’expression « c’est vrai! » expose un point de vue juste, tout ce
qui est vrai s’oppose au faux par éthique. Pourquoi alors, devant une telle évidence, la
philosophie a-t-elle besoin de s’incliner pour rendre complexe ce qui paraît si simple?
La question de la vérité est fondamentale pour la philosophie et tous les philosophes ont
un avis la dessus. Pour cela, Heidegger la place dans un rapport étroit à l’être et à la
liberté de l’homme mais il la fonde sur la compréhension et la connaissance. Cette
relation est capitale, même si elle n’est pas toujours évidente1 car ce qui se voit nous fait
souvent oublier ce qui est. De même qu’on se laisse fasciner par l’étant et on oublie
1
- Cette problématique, constituant un chapitre de Questions I et II, de la page 161 à 194, sur L'essence
de la vérité, a été développée sous forme d'une conférence publique, en 19 3 0 à Brème, Marbourgsur-Lahn et Freiburg-en-Brisgau, et en 193 2 à Dresde.
188
l’être, on oublie aussi que, derrière la vérité classique qui regroupe des formes de vérités
relatives, il-y-a la vérité originaire ou la vérité ontologique qui consiste tout simplement
en l’apparition des choses en soi par le dévoilement pour rendre possible toutes les
autres.
Pour distinguer ces deux niveaux de vérité, Heidegger remet en cause la notion de vérité
telle qu’elle se présente dans toute la tradition philosophique, s’interrogeant sur
l’apparence ontique de la vérité fondée sur le primat du jugement par rapport à la vérité
ontologique fondée sur le dévoilement qui s'exprime par une adéquation de la
connaissance au réel. Il remonte aux premiers présocratiques, le moment où la notion de
vérité exprime un surgissement de la chose de son retrait vers le dévoilement. Elle
s’inscrit ainsi dans une naissance et non dans une opposition. Mais le processus de
changement du concept a commencé très tôt à prendre une forme duelle. Chez Platon et
Aristote, la vérité était déjà de l’ordre de la pensée et de l’intelligence1 s’opposant ainsi
au monde de la matière, alors que le Moyen-âge oppose pleinement le monde du vrai au
monde du réel, invoquant le jugement pour distinguer le monde comme il se voit du
monde comme il est. Le concept a ensuite évoluer vers des sens plus techniques en
parlant de vérité subjective et de vérité objective, ou de vérité et mensonge, avant de
parvenir à plusieurs formes de vérités comme la vérité formelle, la vérité métaphysique,
la vérité scientifique et la vérité mathématique ou analytique. Ainsi, après maintes
transformations, la vérité acquiert le sens de la certitude avec beaucoup de compromis.
Pour Dantier, « pensée comme un accord entre deux termes, la vérité verse dans un
empirisme latent comme chez Aristote, ou dans un idéalisme de constitution comme
chez Kant. Dans un cas, l'être prime le connaître et la vérité ne consiste alors qu'à
séparer ou à unir ce qui est effectivement uni ou séparé dans la réalité; dans l'autre, la
pensée rend possible le vrai en se conformant à ses objets. Dans les deux doctrines, la
vérité comme manifestation de l'étant dans l'être est oubliée2 ».
Bernard Dantier, sociologue et spécialiste en méthodologie, explique que pour Martin
Heidegger la vérité requiert pour fondement l’expérience existentielle de l’homme
comme sujet qui s’ouvre à ce qu’il rencontre c'est-à-dire son objet d’étude. L’homme
1
- Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 178-179.
2
- Bernard Dantier : Martin Heidegger, le monde, la connaissance et le comportement humain, texte
numérique, p. 1, (2005).
189
s’ouvre à l’étant dans sa totalité pour que ce dernier à son tour s’ouvre à lui-même.
C’est seulement en toute liberté que l’homme se donne à la vérité à partir de ce que lui
propose l’étant, pour parvenir aux étapes de dévoilement, de façon progressive. En clair,
le Dasein, qui veut découvrir la vérité de la chose ou de l’étant, doit se sacrifier,
consacrer son temps, son savoir, sa disponibilité et accepter toutes les contraintes pour
mener à bien son travail de réflexion et de recherche1.
Ainsi, chaque chose est un mystère qui nécessite un dévoilement et pour Heidegger le
dévoilement se matérialise dans les objets et se constate dans le progrès qui rapproche la
pensée humaine de la vérité. Les choses cachées sont sujettes à la non-vérité, ce n’est
pas un mensonge, juste une absence de connaissance. Tous les étants, l’homme y
compris, naissent du mystère du monde, de l’existence, et sont ainsi sujets à la
méconnaissance. Mais l’objectif de l’homme est la connaissance parce qu’il veut reculer
le mystère en dévoilant les choses-mêmes. La science et la technique ne pensent pas
mais elles sont dans l’engrenage de la connaissance de la pensée pour tout savoir.
Heidegger reconnait une étape d’errance qui précède la connaissance de la vérité,
l’homme a déjà des acquis qu’il ne sait pas encore utiliser, il fait alors confiance à la
métaphysique, à la science et à la technique qui vont donner à ses efforts un sens
scientifiquement vrai mais ontologiquement faux. Cette différence ontologique
consubstantielle se retrouve dans la différence entre le résultat scientifique et l’essence
de la vérité.
Quand Heidegger s'interroge sur l'essence de la vérité, ce n'est pas dans le but de savoir
si la vérité est une vérité d'expérience pratique, d’une conjonction économique, d'une
réflexion technique, d'une sagesse politique ou encore de la recherche scientifique, de la
création artistique, de la méditation philosophique ou de la foi religieuse. Au contraire,
il s’écarte de tout cela et porte son regard sur ce qui caractérise toute vérité en tant que
telle. Il ne s’agit pas de se perdre dans la question de l'essence au nom d'un universel
abstrait, ni de chercher absolument appui dans le réel, mais plutôt d’éloigner la
confusion des opinions et des calculs pour tendre vers la vérité ontologique, à partir
d’une pensée enracinée dans la réalité et tournée vers elle.
Dans le rapport entre la vérité et le réel, c’est une question de bon sens qui s’exprime
pour soutenir les exigences immédiates, un sens commun qui a sa nécessité propre et se
1
- Ibid. p. 3.
190
réclame de l’évidence. Mais pour dire « évidence », Heidegger utilise de terme
Selbstverstândlichkeit1 qui ne fait pas honneur au Dasein, il le plonge plutôt dans son
quotidien chargé de ses prétentions et de ses critiques. Mais il est rassurant et met
l’homme en relation avec l'expérience de la vie et lui évite les grandes questions.
La recherche de la vérité montre à l’homme sa position, où il en est par rapport au
monde où il vit, parce que la vérité a plusieurs niveaux. Ce qui consiste à désigner le
vrai comme vrai, c'est-à-dire conforme au réel qui s’oppose au faux et à l’irréel.
Voulant ainsi cerner le concept de vérité, Heidegger discute toutes les notions qui
s’apparentent au vrai, positivement ou négativement, en passant par un tamisage
linguistique, parce que cette notion si noble est tellement galvaudée qu’elle en arrive à
un sens multiple. Pour se faire comprendre, il prend l’exemple de l’or qui peut être pur
ou impur, authentique ou inauthentique, vrai ou faux.
L’exemple de l’or n’est pas anodin. L’or est pur et noble mais maniable, il peut se
mélanger avec pas mal d’autres éléments qui altèrent sa pureté pendant qu’il hausse de
leur valeur comme le cuivre doré. Ainsi, « la chose est en accord avec ce qu'elle est
estimée être » (Stimmt) 2 . Au-delà des éléments, un énoncé est vrai lorsque ce qu'il
signifie et exprime se trouve en accord avec la chose dont il juge. Ici, on n’évalue pas la
chose mais le jugement sur la chose. Est-ce un détour volontaire que Heidegger a fait
pour revenir à Satz, un terme qui lui est visiblement important pour arriver à la
« vérité ». Satz veut dire « position » mais aussi « harmonie », « accord » et
« concordance » entre ce qui est signifié par l'énoncé et la chose. Ceci nous éloigne un
peu du sujet de la vérité, mais pour tendre vers la définition traditionnelle de son
essence qui répond à ce double sens qui est l'adéquation de la chose à la connaissance.
Mais cela peut aussi vouloir dire que la vérité est l'adéquation de la connaissance à la
chose3.
Pour compléter le sens de la vérité, Heidegger ne peut négliger les époques antérieures,
faisant cette fois-ci halte au Moyen-âge : saint Thomas d’Aquin et Heidegger et la
1
- Le terme allemand de Selbstverstândlichkeit comporte une nuance nettement péjorative, qu'il
n'exprime pas en français. Heidegger l'emploie toujours pour désigner les évidences prétendues
associées à l'incapacité du sens commun à poser un problème authentique.
2
- Stimmt : expression en réalité intraduisible, mais dont le traducteur rend le sens compréhensible par
la périphrase de « la chose est en accord avec ce qu'elle est estimée être ». In : Questions I, p. 164.
3
- Martin Heidegger : Questions I, p. 165.
191
notion de Veritas1 qui découle de l'idée théologique selon quoi les choses, dans leur
essence et leur existence, sont créées en adéquation à l'idée conçue préalablement par
l'esprit de Dieu (l’intellectus divinum). L’homme (l'intellectus humanus) est créé pour
être en adéquation avec l’idée de Dieu. Veritas dans ce cas veut dire la « concordance »
entre les créatures et le Créateur, dans une harmonie (Stimmen) que détermine l'ordre de
la création2.
Dans une extrapolation contemporaine, Heidegger propose de détacher l’idée de
création. Ainsi, l’ordre des choses peut se retrouver en concordance avec l'ordre du
monde, car il y a dans le monde un ordre logique, mathématique, universel, qui dépasse
la notion de vérité de jugement pour une conformité qui parvient à réfléchir la vérité
dans son essence. Mais cette définition de Veritas n'exprime pas encore la pensée
transcendantale, puisqu’il faudrait attendre Kant qui rattachera son sens à la chose en
soi, au noumène.
Dans tous les cas, Heidegger affirme à la notion de concordance une multitude de sens.
Quand il-y-a ressemblance entre deux choses, il-y-a concordance par l'identité de leur
aspect, et si on parle d’une de ces deux choses, il-y-a concordance de l'énoncé avec la
chose.
Mais la chose est matérielle et a une forme alors que l’énoncé n'est aucunement
matériel, n’a pas d’aspect, et n’occupe aucun espace. Or, deux choses de nature
dissemblable ne peuvent être identiques. Heidegger fait alors appel à la notion
d'adéquation qui détermine la nature d’une relation entre deux sujets différents
(l’énoncé et la chose). Pour montrer comment l'énoncé relatif à la chose s’exprime sur
elle telle qu'elle est, il fait intervenir le terme « apprésenter » dans le sens de «rendre
présent» (vorstellen). La chose «apprésente» l’énoncé, elle lui donne l’occasion d’être,
d’être présent. «Apprésenter» signifie textuellement « laisser surgir » ou « laisser
apparaitre ». L’énoncé s’ouvre à nous, nous permettant de constater son existence en
nous donnant l’occasion de rencontrer la chose; et celle-ci, tout en restant elle-même, se
manifeste son sens à travers lui.
1
- Bertrand Brioux : La notion de vérité chez Heidegger et saint Thomas d'Aquin, in : « Saint Thomas
d'Aquin aujourd'hui », Recherches de Philosophie, Bruges : 1963, p. 198.
2
- Martin Heidegger : Questions I et II, p. 166.
192
Heidegger distingue aussi entre l’apprésentation de l’homme et celle d’une chose. Dans
le premier cas, le Dasein est l’auteur de l’énoncé qui parle de lui, il tend à se rendre luimême manifeste, ce qui l’implique dans un travail sur soi. Dans un énoncé sur la chose,
l’énoncé doit rendre manifeste un étant que le Dasein tend à mettre en exergue tel qu'il
est. Dans ce cas, il (le Dasein) s’installe dans un rapport de conformité, où il construit
un rapport entre l’énoncé et la chose, qui tend vers la vérité. Ce qui le rapproche de
l’être parce qu’il est l’auteur qui permet à l’énoncé de s’ouvrir au monde. L’homme est
le seul qui a le pouvoir d’exprimer le sens de chaque chose et de la projeter dans le
monde1. Il est aussi le seul qui parvient, en plus des sens particuliers, à donner un sens
global et à projeter les choses dans une interaction qui rend possible l'apparition de tout
étant dans un horizon de compréhension anticipative globale2.
Ses possibilités de rapport au monde fondent l'accomplissement de la relation de l'Être
aux choses, où l’homme est l’interface. C’est par lui que s’exprime le sens de l'Être, qui
n’est autre que le reflet de la vérité de l'Être, deux faces d'un seul et même phénomène3.
Heidegger fait aussi intervenir la notion de Ermöglichung (possibilisation), qui fait suite
à la « concordance » et à la « conformité » entre la chose et le sens de l’énoncé qui se
rapporte à elle. Cette conformité intrinsèquement possible se fonde sur la liberté, car
celui qui agit doit être libre pour pouvoir accomplir cette action. Il ne s’agit pas d’une
liberté abstraite dans le sens de l’absolu, c’est plutôt une liberté originaire, une liberté
d’essence, qui s’exprime par un esprit libre, même si dans les fait elle viendrait à
manquer.
Pourtant, dans le comportement humain, supposé libre par essence, on constate
plusieurs situations qui s’opposent à la vérité du Dasein. Heidegger cite la fausseté et
l'hypocrisie, le mensonge et la tromperie, l'illusion et l'apparence, en un mot tous les
vices qui sont des attributs humains. L’homme a la possibilité d’identifier et de cerner
ces modes de non-vérité dans son comportement. Par conséquent, il peut les éloigner de
l’essence de la vérité. La non-vérité, d’origine humaine, ne fait que confirmer que
l'essence de la vérité en soi peut régner au-dessus du commun en faisant appel au savoir
1
- Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 67.
2
- Martin Heidegger: Qu’est-ce que la métaphysique? p. 16.
3
- Bertrand Brioux : La notion de vérité chez Heidegger et saint Thomas d'Aquin, p. 202.
193
de l’homme lui-même, au-delà de ses problèmes quotidiens qui le poussent souvent
dans la non-vérité1.
Le fait d’établir une relation entre l’essence de la vérité et la liberté de l’homme peut
ébranler les préjugés classiques qui ont tendance à extraire la vérité pure du
comportement humain sujet à l’erreur et au mensonge. Heidegger essaie alors
d’expliquer l’essence de la vérité en appelant à l’essence de la liberté. La réflexion sur
un lien essentiel entre les deux notions conduit tout droit à la problématique de l'essence
de l'homme selon une perspective qui va garantir l'expérience d'un fondement 2 caché du
Dasein. Une réflexion qui mène là où l'essence de la vérité s'épanouit de façon
originelle3. Pour Heidegger, la liberté de l’homme tire sa propre essence de l'essence de
la vérité universelle.
Dans les faits, c’est moins évident et le chemin est long. La liberté a d'abord été
déterminée à l'égard de ce qui est manifeste au sein de l’apparent, de l’évident, que
Heidegger appelle l’ouvert : l’énoncé ouvre la chose manifeste et lui donne un nom ou
un sens, une étymologie. Jusque-là, l’énoncé est dans l’apparent, laissant l'étant être ce
qu'il est. « Laisser-être », un terme sur lequel le philosophe s’attarde. D’habitude, on
parle de «laisser» lorsqu’on s’abstient d'un travail projeté, c’est dans le sens de renoncer
à quelque chose, cesser de s’en préoccuper. C’est un sens négatif qui exprime une
indifférence ou même une omission devant un travail, un renoncement. Pourtant, le
«laisser-être» de l'étant ne vise ni l'omission ni l'indifférence. Au contraire, « laisserêtre » signifie, ici, « s'adonner à l'étant ». Plus que manier, conserver, prendre soin, ou
organiser l'étant rencontré, « laisser-être l'étant » veut dire se livrer à lui pour qu’il
puisse à son tour apporter du sens et du contenu. Il a le sens de «dévoilement qui
comprend le fait de repenser plus originellement la notion courante de vérité comme
conformité de l'énoncé avec le sens, ce qui tend vers le caractère d'être dévoilé
(Entborgenheit) à partir de l’acte de dévoilement de l'étant lui-même (Entbergung)4. »
1
- Martin Heidegger : Questions I et II, p. 172-174.
2
- Wesensgrund, qui signifie littéralement «fondement essentiel», est traduit ici par «fondement», afin
d'éviter le pléonasme d'essentiel et d'essence.
3
- Martin Heidegger : Questions I et II, p. 174.
4
- Initialement, ce paragraphe comporte plusieurs mots allemands de même racine qui nécessitent des
équivalents français qui sont difficiles à mettre ensemble dans une traduction : das Unverborgene (le
non-voilé); die Unverborgenheit (le non-voilement); die Entbergung (le dévoilement ou l'acte de
194
Le caractère de « dévoiler » consiste à marquer un recul devant l'étant afin qu'il se
manifeste, par lui-même, en ce qu'il est et comme il est, en toute liberté, de sorte que
l'adéquation ou la concordance puisse prendre mesure sur lui. Pareil laisser-être signifie
que le Dasein s’expose aussi à l'étant comme tel et qu’il transpose dans l'ouvert tout son
comportement.
Heidegger s’arrête sur le terme « ex-poser » qui signifie faire sortir vers l’extérieur,
extérioriser. Cette ex-position assure la liberté de l’homme, parce que l’étant aussi est
dans la dimension d’une liberté qui s’exprime par son laisser-être. L'essence de la
liberté de l’homme, vue à la lumière de l'essence de la vérité, apparaît donc ici comme
son ex-position à l'étant 1 . Cette adéquation est singulière, elle ne demande pas à
l’homme de comprendre l’étant, elle lui propose plutôt de se livrer à lui pour que l’étant
s’ouvre à lui à son tour. C’est comme si l’homme qui veut comprendre l’étant a besoin
de se comprendre d’abord et d’admettre que l’étant peut s’exprimer sur lui-même. Son
énoncé relève de ce que l’étant lui livrera en toute liberté, car c’est aussi de la liberté de
l’étant qu’il s’agit. La liberté est le fait de s'abandonner à l'étant comme tel par le
dévoilement.
L’homme n’est pas le propriétaire de la liberté, il ne l’a pas acquise de façon
permanente et définitive, il exprime sa liberté par l’acte de se libérer continuellement, il
découvre les étants et lui-même en situation de « laisser-être », tout comme il est
habilité à construire une relation avec l'étant sur quoi se fonde et se dessine toute
l’histoire. Il est historique et les étants n'ont pas d'histoire. Quand il dévoile les étants, il
construit son histoire, ce dévoilement de l'étant le rapproche de l’essence de la vérité.
Donc, l'homme est historique, il a une liberté qui constitue l’essence de sa vérité et son
comportement est un laisser-être. Tout en laissant être l'étant, il va l’influencer, le
modifier voire le transformer et changer son apparence. C’est comme ça qu’il affirme sa
puissance vis-à-vis de lui. Mais s’il modifie l’étant, il le fait rentrer dans une situation
de non-vérité, ce qui est paradoxal, car s’il agit sur le cours des choses, il sera lui-même
dans la non-vérité, et par conséquent dénué de liberté2.
dévoiler) ; die Entborgenheit (le caractère d'être dévoilé). Plus loin on trouve aussi : die
Verbergung (la dissimulation) et die Verborgenheit (l'obnubilation)… In : Questions I - II, p. 170-175.
1
- Martin Heidegger: Questions I - II, p. 175.
2
- Ibid. p. 175-177.
195
Ce n’est pas une déchéance que de modifier les choses en les influençant. Au contraire,
l’homme doué de sentiment s’adonne au plaisir de découvrir autrement l’étant, un
comportement ouvert que Heidegger appelle de « relation de liberté », fondé sur un
accord affectif qui libère l’étant. Le philosophe élève cette relation entre l’homme et la
chose à un niveau spirituel, en utilisant même le terme de « révélation », où l'étant
révélé à l’homme, peut s'affirmer de manière essentielle1.
Heidegger fait référence à des termes qui expriment le refus de dévoilement ou la nonvérité comme la dissimulation ou l’obnubilation. Le désir de dévoiler vient en effet de
ce qui est voilé à la base, il se fonde sur le désir de l’homme de contrecarrer toutes les
formes de non-vérité qui sont de fait, plus anciennes que le laisser-être lui-même2.
En tant qu'il existe, le Dasein constitue déjà un premier mystère. Il est dans un état de
non-dévoilement, de non-vérité et de non-essence. Sa vie est un mystère, une énigme
dans le non-éclairci, l'indécis et le douteux. Mais même tourné vers le quotidien, son
état va le conduire au désir de dévoilement, de découverte, de révélation, car la nonessence est liée à l'essence qui fait qu’il ne reste jamais dans l'indifférente pour toujours.
Certes, la doxa et l’opinion commune veulent le maintenir dans le quotidien et le refus
de voir clair, mais il finit toujours par aller vers le questionnement.
Dans son premier état, l’homme ne cherche pas le sens profond de son existence, il
ignore même qu’il peut avoir un mystère. C’est un état d’errance ordinaire qui fait partie
de sa constitution intime en tant qu’être-jeté, car il est toujours déjà dans l'errance où il
se meut. Et toute action de connaissance sera pour lui une tentative de dépasser cet état
d’errance auquel il est abandonné en tant qu’homme historique, comme un espace de
jeu où son existence insistante s'oublie elle-même.
L’expression comportementale de l’errance est l’erreur qui s’exprime par les méprises,
les bévues et les mécomptes les plus ordinaires, jusqu'aux égarements, attitudes et
décisions essentielles chez l’homme quand il juge mal ou quand il connait les choses de
façon superficielle. C’est, selon Heidegger, une situation ordinaire, normale et
inévitable dans la vie, car l'humanité se meut dans l’errance jusqu’à parvenir à une
composante essentielle de l'ouverture du Dasein. C’est une errance nécessaire qui
1
- Ibid. p. 180.
2
- Ibid. p. 182.
196
contribue à faire naître la possibilité de reconnaître le mystère. Mais l’homme peut
parfois succomber pas à la menace de l’ignorance qui est plus simple à vivre, il risque
alors de vouloir ne pas sortir de la facilité de l’errance.
Pa railleurs, la dissimulation, l'obnubilation et l'errance appartiennent à l'essence
originaire de la vérité dont découle la liberté. Ils s’inscrivent, comme le dévoilement de
l’étant dans son le projet de vie de l’homme. Heidegger appelle ce moment de passer de
l’errance à l’essence de la vérité l’ouvert car c’est un moment qui ouvre l’homme à
l’accomplissement du laisser-être de la découverte de la vérité, quand l'acceptation
résolue du mystère commence à s'accomplir au sein de l'errance aperçue, comme telle1.
D’après Heidegger, le fait que la question de l'essence de la vérité se pose dans son
originalité radicale, quand l’homme parvient au dévoilement où s'imbrique l'essence de
la vérité et la vérité de l'essence qui se dévoile aussi, arrive à la question de l’être. Elle
n’a pas changé depuis Platon, celle-là même qu’il renvoyait au monde des idées. Elle
s’est développée avec la pensée humaine, à travers l’histoire, au-delà des impacts de la
métaphysique. Cette pensée où se fait la libération de l'homme qui fonde l'histoire et lui
permet d’accéder à la parole. C’est en elle qu’on trouve le début de la philosophie et de
la domination expresse du sens commun. Ce qui donne à l’homme cette possibilité
extraordinaire de dévoiler les choses et d’aller à la découverte de l’être de l’étant.
Questionner le sens commun afin de parvenir à l’interrogation philosophique est pour
Heidegger une vraie agression qui recherche l'évidence, en attendant le Dasein. La
question existe depuis l’allégorie de la caverne de Platon, elle montre comment
l’homme peut accéder à la connaissance et la difficulté de la transmettre. Mais Platon ne
dit pas ce qui incite l’humain à la connaissance, est-ce la motivation d’une cause interne
ou le contact avec le monde extérieur, alors que Socrate place simplement cette cause à
l’intérieur de l’homme dans une mémoire oubliée. Kant, lui, va soupçonner une détresse
intérieure de la pensée qui pousse l’homme à la recherche d’une explication dans le
monde extérieur : « Nous voyons ici la philosophie placée dans une situation critique : il
faut qu'elle trouve une position ferme sans avoir, ni dans le ciel ni sur terre, de point
d'attache ou de point d'appui. Il faut que la philosophie manifeste sa pureté, en se faisant
la gardienne de ses propres lois2». Mais même s’il sort la connaissance de l’intérieur de
1
- Ibid. p. 189.
2
- Emmanuel Kant : Fondement de la métaphysique des mœurs ; p. 1 45, in : Questions I - II, p. 190.
197
l’homme au monde extérieur, le regard kantien reste tout aussi teinté de métaphysique.
C’est Marx qui va libérer l’humain, le fondre dans son action en lui donnant la capacité
ou la possibilité de changer le monde. L'essence première et fondamentale de la vérité
se rapproche enfin de l’essence de l’homme tout comme l'interrogation philosophique se
pose en sa gardienne. Sous le concept d'essence, la philosophie pense l'Être en
reconnaissant comme fondement le laisser-être de l’étant situant d'emblée l'origine de
l'essence de ce fondement dans l’homme dont l'errance se dissimule ou se dépasse.
II.
Penser et agir
Dans ce rapport à la vérité, Heidegger s’interroge sur le sens du « penser » et de
« l’agir », pour approcher au mieux l’étant. On l’a vu, il a refusé de construire sa pensée
sur des doctrines toutes faites, il a donc balisé son propre chemin et s’engage à
démontrer l’évolution naturelle du fait de « penser » qui est pour l’homme une faculté
commune et ordinaire. L’homme pense. C’est ce qui le rend différent des autres étants.
Quand on dit «Je pense à quelque chose», on ne fait qu’acquiescer une évidence. Pascal
s’est attardé sur la question pour nous offrir un chef-d’œuvre nommé Pensées. Mais
Heidegger remet cela en question en en faisant un questionnement et non une doctrine,
car l’acte de penser questionne l’être de l’homme en même temps que l’être de la
pensée pour parvenir à l’être lui-même.
«Que veut dire penser ?», « Qu’appelle-t-on penser ? », «Qu’est-ce qui nous appelle à
penser?» Des questions, la plus part étant des titres de conférences de Heidegger qui
cherche à comprendre ce qui est fondamental dans l’homme, à savoir « l’acte de
penser ». Il fait le diagnostic de la pensée issue de la tradition philosophique, voulant
peut-être dépasser cet acte ainsi défini vers une problématique d’existence qui
interroge : est-ce que l’homme pense vraiment ? Dans ces questions, il introduit aussi
des éléments secondaires où se concentrent des thèmes tels que « l’autre pensée », la
« pensée logique » héritée de la métaphysique ou « la pensée poétique » et ses
résonances chez les Grecs.
198
Pour l’histoire, « Que veut dire penser? » est le titre d’un chapitre dans Essais et
conférences, d’abord paru en 1954 et traduit en français en 1958. «Qu’appelle-t-on
penser ?» est le titre d’un livre tardif paru seulement en 1967. Devant cette importance
allouée au thème de la pensée, il est plus que nécessaire de l’interroger sur ce qui lui
semble important dans le sujet. Dans la conférence Was heisst Denken ? qui a été
plusieurs fois présentée, il trace un cheminement pour approcher la pensée et l’être,
l’essence de l’homme, en passant par la pensée poétique pour parvenir à la présence.
« Qu’appelle-t-on penser ? » qui comporte plusieurs indices sur sa pensée1, il explique
qu’il existe quatre modes d’interprétations qui permettent de comprendre cette question.
Que signifie penser? Que signifie penser dans la doctrine traditionnelle? Quelles
conditions doivent être réunies pour que nous puissions penser de manière adéquate?
Qu’est-ce qui nous appelle à penser? Ces questions forment une unité, mais la quatrième
regroupe les trois autres car elle fait référence à l’interpellation de l’homme et permet de
comprendre l’acte de penser comme une initiative humaine.
Dans Was heisst Denken ? Heidegger entreprend d’abord d’expliquer le mot Heissen
(appeler) dans un sens particulier qu’il lui donne pour l’occasion. Il le rapproche de
l’idée de chemin, d’invitation et même de commandement dans le sens de commander
ou de prier quelqu’un de faire quelque chose. Il veut ainsi mettre en lumière ce qui nous
incite à penser, ce qui nous interpelle, ce qui nous donne vraiment l’envie ou le besoin
de penser, il s’agit de penser sur « le Penser » lui-même.
L’homme est le seul étant qui pense réellement. Il est vivant, doué de raison et c’est
dans sa pensée que la ratio se déploie. Mais peut-il vraiment penser quand il veut ?
D’après Heidegger, l’acte de penser chez l’homme dépend de ses possibilités, qui sont
tributaires de ses capacités et de ses environnements. Etre capable signifie «admettre
quelque chose selon son être et veiller sur cette admission2».
A partir de là, il plonge dans une foule de mots, à la recherche du sens profond de
« penser ». Il utilise d’abord vermögen (être capable) qui est lexicalement très proche du
terme mögen qui veut dire « ce que nous désirons » ou « ce que nous laissons venir »,
dans la forme « laisser être ». Ce qui veut dire que la parole vient à l’homme, le tient et
1
- Martin Heidegger : Qu’appelle-t-on penser ? Trad. Aloys Becker et Gérard Granel, Paris : PUF, 1967, p.
127-131.
2
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 151.
199
le fait entrer dans l’être. Il s’arrête sur « le tient » ou halten qui est proche de hüten
(garder). Quand on tient à quelque chose, on veille sur lui et on veut le garder. Dans ce
sens, nous voulons garder en mémoire la parole. Et c’est justement dans la mémoire que
se rassemble la pensée1.
Au début de la conférence « Qu’appelle-t-on penser ? », Heidegger propose la notion de
das Bedenkliche, c’est-à-dire « ce qui donne à penser », dans une tournure suggestive
qui exprime plutôt une inquiétude. Il veut probablement vouloir dire que la pensée ne se
pense pas elle-même, comme un débit continu. Il y a une inquiétude qui interroge
l’homme et attire son attention, en réponse à cette interrogation relative à un thème
particulier, le « penser » se déploie et s’actionne dans l’homme. Donc, seul ce qui
l’inquiète et l’interroge le mène à penser.
A la fin de la conférence, Heidegger indique : «La philosophie procède comme s’il n’y
avait aucune question à poser2.» Par une telle déclaration, il veut inciter encore l’homme
à penser, l’interpellant à réveiller la question de la pensée, ou mieux encore, le pousser
vers ce qui n’est pas encore pensé, la pensée impensée, car derrière la pensée se profile
l’être, lui-même impensé.
Depuis Sein und Zeit, la question de l’être est revenue à la pensée comme une question
fondamentale récurrente, parce que l’homme est le seul à comprendre l’être, cet étant
particulier dont l’essence même est marquée par cette compréhension. La relation
intime entre l’être humain et l’être en général veut dire la question de l’être concerne
l’être de l’homme. Mais « concerner » ne signifie pas « penser vraiment », car nous
l’avons vu dans la question de la technique, que l’homme a atteint le «point critique» où
il ne pense plus, ou pas encore ou pas assez. D’ailleurs, depuis des siècles, l’homme a
déjà trop agi et trop peu pensé3. Certes, il pense à une chose quand il l’aime. Mais ceci
est insuffisant, parce cette situation le met dans un rapport de sentiment avec la chose,
ce qui peut jouer sur ce qu’est la chose elle-même. Or, il est fondamental de penser la
chose en soi indépendamment de son attirance. Il faut apprendre à penser la chose à
considérer pour penser toute chose pareillement.
1
- Ibid. p. 152- 153.
2
- Ibid. p. 168.
3
- Ibid. p. 153.
200
La déclaration que « l’homme ne pense pas encore », à l’instar de la déclaration « la
science ne pense pas », est considérée comme une offense à la philosophie, alors que le
philosophe suscite un grand intérêt à tout. Mais «intéresser» n’est pas « penser ».
Heidegger propose de prendre ce terme particulier dans sa forme composée, interesse qui suppose « être entre et parmi les choses », se tenir au milieu des choses et y
rester, sans faillir. La question serait : « Est-ce que, en philosophie, le fait de montrer de
l’intérêt à tout en s’informant de toute chose, suffit à dire que l’homme pense ? » Il se
peut que s’occuper de la philosophie, c'est-à-dire «philosopher», lui donne seulement
l’illusion qu’il pense. Mais prétendre qu’il ne pense pas est aussi un jugement grave.
Comment parvenir alors à la conviction que l’homme pense vraiment ? C’est la question
récurrente.
Pour avancer sur son chemin, Heidegger continue, à travers ce monologue de questions
souvent sans réponse, à s’interroger sur ce que penser veut dire. Il passe en revue le sens
de ce que nous affirmons tous les jours, les preuves utilisées dans le discours ordinaires
mais aussi le discours scientifique et la notion de science elle-même. Dans une
conférence sur « Ce que penser veut dire ? », il profite pour répondre aux critiques
adressées à l’expression « la science ne pense pas » et distingue définitivement ce qui
sépare le philosophe de l’homme de science en expliquant que « ne pas penser » n’est
pas une faille pour la science, c’est juste que sa démarche et ses moyens auxiliaires qui
lui permettent de s’établir dans les domaines de recherche auxquels elle a accès 1 sont
déjà pensés par le penseur ou le philosophe, la science et la technique ne peuvent rien
sans eux. Il ne s’agit pas de plus ou de moins d’effort de réflexion, car la différence
entre les deux n’est pas de niveau mais de nature, la pensée scientifique relève d’une
pensée de type conceptuel et la philosophie d’une pensée de type originaire. Il y a entre
la science et la technique d’une part et la philosophie et la pensée d’autre part un rapport
qui devient authentique et fécond lorsque cette relation devient visible et reconnue, et
lorsqu’il apparaîtra qu’on ne peut jeter sur ce rapport un pont2. La science démontre et
déduit des opérations appropriées sur la chose rendue visible par la pensée, alors que la
pensée montre la chose manifeste et attire l’attention sur elle. Dans les faits, ce qui est
appelé « pensée conceptuelle » n’est pas du tout une pensée, c’est pour ça qu’il n’est pas
1
- Ibid. p. 157.
2
- Ibid.
201
question de construire un pont entre science et pensée, pour passer de l’originaire au
conceptuel, il ne peut s’agir que d’un saut.
Dans L’origine de l’œuvre d’art, Heidegger nous livre quelques indices en disant que
« par moment, nous avons le sentiment que depuis longtemps on a fait violence aux
choses dans leur intimité, et que la pensée y est pour quelque chose 1 ». L’expression
« faire violence aux choses » ou le concept Begriff veut dire qu’il y a une emprise sur
les choses qui les empêche de s’épanouir selon leur mode propre. Il propose de laisser
ce qui se montre apparaître simplement dans la non-occultation2. Il fait encore référence
à Seinlassen, le « laisser-être », pour montrer que la philosophie laisse les choses se
montrer de la manière qui leur convient le mieux, alors que la science leur impose
d’emblée un cadre théorique, une méthode d’approche et une expérimentation. Mais il
exprime son pessimisme face au monde actuel, en disant qu’à notre époque critique,
nous ne pensons pas encore, non parce que l’homme ne se tourne pas suffisamment vers
ce qu’il faut penser, mais parce que ce qu’il faut penser se détourne de lui. L’homme
peine à rendre visible ce qu’il pense parce que celui-ci se dérobe, se retient et se
réserve 3 . Ce témoignage fond la philosophie dans la science à vouloir tout rendre
visible, dans ce cas l’essentiel reste caché, se préserve devant la rationalité de l’homme.
Ce qui est préservé est tout de même présent, permanent, se dérobe sans disparaître. Par
ces termes, Heidegger exprime comment la chose se refuse au regard et se soustrait à
l’homme. Ce qui l’affecte, l’isole et le détourne de ce qui le concerne. Il faut dire
cependant que ce qui se dérobe et semble ainsi absent l’attire et l’entraîne. Il s’agit là de
toutes questions restées sans réponses.
Heidegger procède à un mouvement de va-et-vient entre ce qui attire et ce qui se retire,
ce qui se montre et ce qui se démontre, ce qui se voile et ce qui se dévoile, pour
expliquer un jeu d’intérêt entre l’homme et les choses. Si bien que si l’homme est ce
qu’il est, c'est-à-dire en fin de compte un penseur, réel ou en projet, c’est surtout parce
qu’il court derrière ce qui se dérobe pour le montrer. Cela signifie que le jeu de la
pensée va dans le sens d’indiquer ce qui est présent mais pas manifeste. Il est juste là,
quelque part, il faut savoir le chercher. Par un acte indicateur qui représente l’essence de
1
- Martin Heidegger : L’origine de l’œuvre d’art, in : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 23.
2
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 158.
3
- Ibid.
202
l’homme qui montre, qui manifeste et qui rend visible la chose, il y a l’acte de penser,
transcendant l’acte de la science qui a besoin de ce que la pensée a manifesté et rendu
visible, pour qu’elle- la science- soit possible. Dans l’acte de penser, l’homme, signe de
la pensée, se montre et se rend compréhensible. Mais comme ce qui se montre se dérobe
aussi, le signe risque fort de paraitre alors vide de sens. Hölderlin disait :
Nous sommes un signe vide de sens,
Insensibles et loin de la patrie,
Nous avons presque perdu la parole. 1
S’il oublie l’être et omet de se poser la question sur l’essence de l’être, l’homme se vide
de sens. Pour Hölderlin, se vider de l’être correspond à la perte de parole, dans ce cas
l’homme a oublié l’être et a même oublié qu’il a oublié. Il perd de vue le fait que la
pensée est à l’être, car la chose à considérer s’est montrée à l’être de l’homme et s’est
dérobée ensuite, elle devient invisible tant elle est évidente. Pour Hölderlin, « l’homme
est un signe, vide de sens », s’il n’y a rien à en dire, tant il est supposé être connu. Il le
montre ainsi comme un étant particulier qui s’est tourné vers la chose qui est lui-même,
ne voit rien, ne se comprend pas, et ne se donne aucun sens.
Pour bien comprendre ce que veut dire «penser en propre», il faut comprendre la pensée
telle qu’elle est aujourd’hui et faire un constat ou un point de situation sur ce qui a été
fait et ce qui est encore à faire. La citation d’Hölderlin explique la situation de l’humain
et son destin. L’homme moderne participe à une pensée métaphysique ou une pensée
logique où l’être est totalement oublié, une pensée traditionnelle où seul l’étant est.
C’est une pensée dérivée où l’homme pense certes mais pas en mode propre2.
Pour mettre en évidence le poème d’Hölderlin et faire le lien avec la question de la
pensée, Heidegger fait appel au mythe de Mnémosyne3, fiancée de Zeus, fille du ciel et
de la terre. Mnémosyne signifie « mémoire », ce qui se déclare comme étant et ayant
été. C’est le souvenir tourné vers ce qu’il faut penser.
1
- Ibid. p. 160.
2
- Ibid. p. 165-169.
3
- Fille de Gaia et d'Ouranos, Mnémosyne est la déesse de la mémoire. Elle passe pour avoir inventé les
mots et le langage. C'est elle qui a donné un nom à chaque chose rendant ainsi possible la possibilité
de s'exprimer. Elle est aussi parfois présentée comme une ancienne Muse de la Musique.
203
Le rapport à la mémoire explique l’intervention de Hölderlin, quand Heidegger a fait
appel à la « poésie » pour la rapprocher de la « pensée ». Le poète et le penseur peuvent
dire la même chose mais de manières différentes1.» La pensée poétique est une pensée
mémoire, mais la notion de mémoire n’est pas utilisée ici comme la faculté
psychologique habituelle. Le mot allemand pour dire «mémoire» est Gedächtnis, qu’il
faut décomposer en Ge-dächt-nis. Le préfixe Ge indique le rassemblement (comme dans
Gestell) et dächt est une forme de denken qui signifie « penser ». La « Mémoire » est
donc bien le «rassemblement de la pensée2», ce rassemblement abrite auprès de lui et
cache en lui ce à quoi il faut toujours préalablement penser, regroupant tout ce qui est3».
La mémoire, de par son être, est originelle, elle concentre en elle, elle garde ce qui
mérite le plus d’être pensé comme une parole ancienne imprégnée de sagesse. Mais ceci
a été oublié. C’est pourquoi, la poésie est une pensée entendue comme mémoire.
Quand Hölderlin dit que nous sommes un signe vide de sens, il interroge l’homme sur ce
qu’il est réellement, entre l’individu d’aujourd’hui et l’humain qui dure depuis
longtemps et pour longtemps encore, pour une durée que nul ne peut compter. Ce qui
donne l’interrogation suivante : est-ce que cela veut dire que l’homme ne pense pas
encore ou est-ce que cela veut dire qu’il est insensible au fait qu’il ne pense pas?
Pour expérimenter « le penser » dans son essence, soit dans « l’accomplir », il faut
d’abord se libérer de l’interprétation technique de la pensée qui règne depuis Platon et
Aristote. Dans l’antiquité, la pensée avait une valeur intrinsèque, c’était un processus de
réflexion au service du «faire» et du «produire». Mais avec le développement, «faire» et
«agir» sont passés sous la maîtrise des sciences théoriques et de la technique, et la
philosophie se trouve dans la nécessité de justifier son existence devant les sciences par
l’interprétation de ses deux actes « faire » et « agir ». Certains tentent même de définir à
la philosophie un cadre à dimensions scientifiques pour, disent-ils, l’élever au rang de
1
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 163.
2
- Ibid. p. 161.
3
- Ibid.
204
«science» et lui donner plus de considération. Ce qui a mené à une crise consistant à
abandonner l’être au profit de la technicité et de la logique1.
Dans l’hommage rendu au psychiatre Ludwig Binswanger, son contemporain,
Heidegger commence par faire le bilan des sciences et leur rapport à la philosophie: la
philosophie se décompose en sciences indépendantes : logistique, sémantique,
psychologie, sociologie, anthropologie, politologie, poétologie, technologie... Cette
décomposition (dé-composition) s’entend comme l’émergence d’une unité qui finit par
une séparation en éléments distincts, il fallait les libérer et les délier de leur origine pour
« mieux avancer », empruntant autre processus de cohérence. S’interrogeant sur le
contenu de la philosophie, en repartant aux sources, Heidegger explique la cause de
l’étonnement, la recherche du sens, la question de l’être et la rencontre de l’étant que les
philosophes grecs ont éprouvé comme l’étant présent, voyant en lui «la présence
même». Il regroupe ainsi le passage de la présence à l’absence, du surgir au disparaître,
du naître au passer… tant d’alternances qu’il appelle «mouvement». Bien sûr, au cours
de l’histoire, le sens et l’expérience de la présence-même se verront modifiés, c’est ce
qui s’appellera le subjectum romain, et que Descartes reconnaîtra dans l’ego cogito.
En fait, le passage de «penser l’être» à «penser l’étant» s’est déroulé dans la
méconnaissance, lorsque le «je» de l’humain va se revendiquer comme «sujet» (objet
d’étude) de la philosophie et le sujet devient ainsi objet. Heidegger explique comment le
confort de l’homme l’emporte sur son humanité et pour améliorer ses condition il
accepte de devenir un simple étant parmi les autres et cesse d’être au cœur de la pensée.
Dans un souci de confort humain, la science travaille sur le détail des sujets, y compris
l’homme, poussant toujours plus loin la spécialisation. Les résultats des sciences sont,
en fonction de leurs propriétés et des besoins de l’homme moderne, visibles, palpables,
constituables et livrables. C’est ce rapport que la société industrielle établira avec les
étants, dans une civilisation technique désormais mondiale.
La société industrielle, aux exigences multiples, va retracer le schéma sujet-objet en
transposant le pôle de domination qui ne sera ni dans l’objet (nature ou matière) ni dans
1
- Martin Heidegger : L’affaire de la pensée (pour aborder la question de sa détermination), Trad.
Alexandre Schild, Mauvezin : T.E.R, 1990 (ce texte est tiré d’un discours que Heidegger a prononcé
en 1965 dans une cérémonie en l’honneur de Ludwig Binswanger. Ce discours a été particulièrement
ressenti par son auditoire comme une quête mystique où Heidegger, censé rendre un hommage, ne
fait que suivre son propre chemin de pensée.
205
le sujet (l’homme) mais dans la technique qui est au-delà de la matière et de la volonté
humaine, car contrairement à l’apparence qu’elle donne de tenir par soi-même, la
société industrielle se trouve soumise à la puissance de la technique 1. Les sciences sont
aussi dans le même état de soumission puisqu’elles travaillent sur des questions qui
répondent à ces besoins techniques et non plus simplement humains. Elles ont perdu
leur état d’autonomie et sont soumises à la société de consommation2.
Heidegger explique que cette modification influe sur le mode de penser de la
philosophie et dans ses textes se ressent ce qui est modifié en elle. Ainsi, la pensée est
vouée à suivre le changement non à le décider. Lui-même en est la preuve : il parle de la
centrale électrique et des voitures. Son discours est différent du discours cartésien qui
est lui-même radicalement différent du discours platonicien. Il dit d’ailleurs que
«personne ne peut dire si d’autres modifications radicales ne se préparent pas encore.
Nous ne connaissons pas l’avenir. Seulement, le regard au cœur du présent suffit, car il
ne fait pas que décrire l’état du monde et la situation de l’homme, il est attentif à la
forme de la présence-même de l’homme et des choses, et à la relation de la présence de
l’homme aux choses3.»
Certes, le développement laisse croire que l’homme est maître de la technique, alors
qu’il n’est en vérité que le serviteur de cette puissance qui domine la production. « Cette
puissance provocante marque l’homme, qui est mis en demeure et mis en usage, jusqu’à
le faire ressortir comme celui qui est le mortel4 ». Les apparences nous font croire que
l’homme décide et qui profite du développement alors qu’en réalité la puissance qui
règne dans la présence-même de l’étant-présent l’utilise et à son détriment.
Dans L’affaire de la pensée, Heidegger explique que la manifestation d’un étant en
mouvement aux multiples facettes indique la fin de la pensée philosophique. Mais
insistant sur le fait de penser différemment, il donne au terme « fin » le sens de
changement de nature. Il s’agit d’une fin à double sens : elle signifie d’une part
l’aboutissement d’une pensée et d’autre part le changement qui apporte en lui des
1
- Heidegger utilise le terme « bestellbar/bestellen » qu’on traduit difficilement par « commissible »,
dans le sens « commis de » ou « réservé à » perdant ainsi son libre arbitre.
2
- La cybernétique est une science de systèmes intégrés autorégulés dans leur comportement global et
leur interaction.
3
- Martin Heidegger : L’affaire de la pensée, p. 21.
4
- Ibid. p. 22.
206
thèmes encore impensés qui se soustraient à la philosophie et qui exigent un autre mode
de penser.
En réalité, bien des penseurs se sont interrogés à ce sujet depuis les Grecs: jusqu’à quel
point des déterminations comme l’égalité, l’altérité, la mêmeté, le mouvement, qui
ressortent de la présence-même de l’étant-présent, peuvent-elles encore être pensées
comme des cellules idéelles ? D’après Heidegger, la séparation des sciences et de la
philosophie est plus pour la dernière une libération et un accomplissement que pour la
première. Pour expliquer le sens de sa pensée, il rapproche les termes das Lichte qui
dérive de Lichtung (lumineux) de Lichten (libérer en dégageant, en allégeant…) La
présence-même est vouée à être libérée par une évolution qui éclaire son chemin.
Sur ses chemins de campagne, Heidegger a l’habitude de métaphores et d’images tirées
de l’univers de la nature, comme l’arbre en fleur ou la forêt. Il fait appel à la lumière,
Lichtung qui n’est ni un étant présent ni la présence-même ou une de ses propriétés.
Seul, ce qui est propre à l’espace et au temps, et à leur rapport à la présence même en
tant que telle, peut être déterminé. Or, la lumière enveloppe l’espace mais ne lui est pas
soumise comme elle n’appartient pas à un temps dans le temps. Le Dasein aussi est
Lichtung, même si l’analytique du Dasein ne parvient pas encore à ce qui est le propre
de Lichtung ni au domaine auquel elle appartient.
Il faut signaler cependant que cette nécessaire modification de la pensée à laquelle
Heidegger fait référence qui suppose la fin de la philosophie ne rabaisse nullement cette
dernière, elle la conserve comme une pensée autre qui s’élève au-dessus. Il ne s’agit pas
ici d’abandonner la philosophie au compte de la pensée positive, car dans ce cas un péril
menace aussi les sciences dans leur organisation. La philosophie sera toujours présente
par le dialogue de l’exigence du retour aux choses-mêmes, afin de comprendre les
choses auxquelles la science a affaire et de déployer suffisamment la question de la
détermination de l’affaire de la pensée.
Seule la poésie peut garantir ce déploiement et sauver la philosophie. Il explique, à la
fin de L’origine de l’œuvre d’art, que «tout art est poème» et que l’art est une mise en
œuvre de la vérité entendue comme alèthéia. Le poème est une ouverture qui tend vers
la vérité. « Il est la fable de la mise au jour de l’étant1 ». Il ajoute que « la langue elle1
- Martin Heidegger : « L’origine de l’œuvre d’art », in : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 82.
207
même est un poème au sens essentiel 1 ». Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle
langue. Il faut avoir une juste notion de la langue2. De la même manière que pour la
pensée, l’auteur veut parler ici d’un langage moins conceptuel, qui impose le moins
possible de préconçus aux étants, car l’humain pense par le langage. La langue est un
poème et comme le poème, elle est une mise en œuvre de la vérité qui ouvre une
clairière dans les chemins boisés. Ainsi, la pensée poétique, ou le poème, est vérité3.
En somme, la pensée poétique vit dans la proximité de l’être, elle est proche de la
pensée originaire issue de la pensée grecque, elle est mémoire et poème, dépourvue de
préjugés métaphysiques et n’impose pas à l’étant une re-présentation.
Heidegger trace alors, en plus du poème, un autre chemin qui mène à la pensée mais
différemment. A partir du moment où l’être est présence, il doit être repensé de façon
originelle, comme Ereignis (avènement et événement) et comme dispensation dans
l’histoire. Il doit être interprété de différentes façons selon les époques, en rapport avec
le destin de l’homme, notamment en Occident.
Dans Sein und Zeit, l’être comme présence est rendu possible grâce au temps : « le
temps passant constamment, il demeure en tant que temps ». Demeurer signifie ne pas
s’évanouir, avancer vers l’être, c’est-à-dire vers la présence, Anwesen 4 . Il ajoute :
«Aussi longtemps que nous ne considérons pas en quoi l’être de l’étant repose, il
apparaît comme présence5» ; donc nous ne pensons pas encore, c’est-à-dire que nous ne
pensons pas l’être dans son origine avec le temps.
Ce lien ontologique fondamental entre homme, penser et être, impose à Heidegger la
nécessité de repartir vers l’Ereignis pour considérer la possibilité de penser. La pensée
est indissociable de l’être historique en tant qu’envoi destinal, car « penser » se
développe chez l’homme au fur et à mesure qu’il se construit son destin et sa vie. Ce qui
amène le lecteur sur un chemin méditatif jusqu’à l’impensé, jusqu’à l’Ereignis qui est la
clé de la pensée et la condition qui porte à penser.
1
-Ibid.
2
- Ibid. p. 84.
3
- Ibid.
4
- Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 15.
5
- Martin Heidegger : Que veut dire penser ? p. 169.
208
Si on veut éviter le non-pensé qui se cache et ne cesse de se répéter et de proliférer à
l'ombre de la pensée, il est peut-être nécessaire que l’homme trouve un autre mode
d’approche car il y a le risque : que la pensée à venir ne sera plus philosophique1...
III.
Le langage et la pensée
De la pensée au langage, le pas est vite franchi puisqu’il en est l’expression. Le langage
est une caractéristique humaine, le langage en soi, le langage comme logos, comme
parole, comme parler… Très tôt, en 1937, au troisième centenaire du Discours de la
méthode 2 , Heidegger prépare pour une intervention sur « le parler des peuples »,
cherchant des pistes de débat entre communautés et analysant les parlers des Français et
des Allemands dans une conférence sous le titre de Wage zur Aussprache3. Il ne sera pas
présent à l’événement, mais il continuera de consacrer à ce sujet plusieurs conférences
et lui réservera des plages importantes dans différents ouvrages, ainsi qu’un livre sur
l’Acheminement vers la parole et un autre sur Hölderlin, on trouve aussi des passages à
d’autres emplacements comme dans Nietzsche en référence à Zarathoustra. Il aborde le
logos, la poésie, le poème, les poètes qui sont par excellence les porte-paroles de la
pensée de l’homme. Pour lui, la parole a sa place au plus proche et au plus profond de
l’être humain.
Mais il n’y a pas que Heidegger qui s’est interrogé sur la question, le langage chez
l’homme intrigue et a fait couler beaucoup d’encre, depuis le logos grec de l’Antiquité
au langage informatique du notre temps. On peut citer, à titre d’exemple, Michel
Foucault dans Les Mots et les choses, John Langshaw Austin : Quand dire c'est faire,
Georges Gusdorf : La parole, Jean-Marie Humbert : Aux origines des langues et du
langage, et bien sûr Pierre Bourdieu : Ce que parler veut dire.
1
- Martin Heidegger : « Lettre sur l’humanisme », in : Questions III / IV, p. 125-126.
2
- Heidegger qui attendait avec impatience cet événement a fini par décliner l’invitation, mais l’article
qu’il prévoyait de présenter a été discrètement publié dans Jahrbuch der Stadt Freiburg.
3
- Etudes Sur Descartes : « Troisième centenaire du Discours de la méthode », sous la direction
d’Armand Colin, 1937, p. 12.
209
Après avoir fait le tour de la philosophie et interrogé les maîtres de la pensée à travers
l’histoire, et avec eux les méthodes et les courants, Heidegger constate qu’il n’a toujours
pas trouvé un accès fiable à la définition de l'être, étant donné les changements
récurrents qui s’opèrent dans la pensée en fonction du développement humain. Il
consent alors à passer par le langage, parce qu’il est maniable et accompagne l’homme
dans son évolution, ses changements et ses expériences. De ce fait, l’être aussi ne peut
être figé dans une définition, il est le miroir de ce que l’homme vit, ressent, exprime,
adopte ou rejette et évolue en fonction de l’évolution des individus. Le langage
s’exprime dans l’ensemble de ces expériences, en continuant à évoluer par leur
évolution sans pour autant en être la somme à un moment arrêté de l’histoire. Pour
synthétiser cette relation active transversale entre l’homme et le langage au sein de
l’être, Heidegger dit: « Le langage est la maison de l’être, dans son abri habite l’homme,
les penseurs et les poètes veillent sur cet abri, leur veille est l’accomplissement de la
révélabilité de l’être1».
La terminologie autour de la langue, le langage et la parole est multiple. Certes, la
langue ne se traduit pas, car elle porte toute l’histoire singulière et consacrée du peuple
qui la parle, mais Heidegger transcende cette singularité pour l’investir d’une dimension
universelle. Il définit le parler comme une possibilité existentiale, et « l’entendre »
comme une autre possibilité existentiale qui appartient au parler lui-même, là où se
manifeste la connexion du parler avec le comprendre et la compréhensivité2 ». Par la
langue, le domaine de la pensée devient évident.
Dans sa définition de la langue3, Heidegger aborde l’universalité, l’unidimensionnalité
et la structuration. Il parle de la grammaire de certaines langues caractérisées par la
double possibilité de la phrase nominale et de la phrase verbale, ou encore une troisième
catégorie de la phrase à verbe être où «être» se réduit à un simple signe, un terme. Mais
comment réduire «être» à un simple signe alors qu’il est le verbe de l’existence ? C’est
1
- Martin Heidegger : Essais et conférences : p. 224.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 211.
3
- Le langage est un moyen de communication et mode linguistique. La langue est un système de signes
linguistiques vocaux, graphiques ou gestuels qui appartient à un groupe social, permettant des
échanges entre des individus. On parle de langue naturelle, une évolution historique et de langue
construite ou artificielle, qui résulte d'une création normative consciente comme l’Espéranto. La
parole est la faculté que seul l’homme possède qui lui permet d’exprimer des phrases avec un sens
et une grammaire spécifique.
210
le mystère de la langue grecque où l’être est disparate ; et Aristote corrobore cela en
disant : « par lui-même, il n’est à la vérité rien du tout, mais il signifie au-delà de lui une
certaine synthèse1».
A l’instar d’autres penseurs, Heidegger distingue entre la capacité de parler et le langage
en tant qu’expression culturelle appartenant à un peuple précis. Une langue est vivante
tant qu’elle est utilisée oralement, permettant son évolution spontanée. Mais elle peut
aussi mourir si ses utilisateurs cessent de faire appel à elle pour s’exprimer. Celle-ci
peut cependant continuer à servir certains domaines comme c’est le cas du latin ou du
grec ancien.
Les problèmes philosophiques posés par le langage faisaient déjà l'objet d'analyses chez
Platon et Aristote. Ontologie, métaphysique et philosophie du langage sont en effet liées
depuis Parménide. Mais la question de l’origine et de l’immuabilité du langage a surtout
pris du sens, du poids et de la valeur dans la pensée médiévale lorsqu’il fallait
s’interroger sur la langue par laquelle le divin s’exprime, et elle sera reposée autrement
dans les temps modernes, aussi bien dans la pensée anglo-saxonne que continentale. Au
vingtième siècle, le problème de la langue et du langage prend de l’ampleur, notamment
chez Husserl ou encore Derrida. Mais toutes les spécialités relatives à l’humain
prennent le sujet très au sérieux comme Ferdinand de Saussure qui distingue la langue
de la parole.
Heidegger fait appel à l’être-au-monde à qui il affecte le parler comme articulation
significative de la compréhensivité2. Il explique que la notion d’essence du langage se
trouve dans chaque moment de construction de la parole. Les tentatives pour saisir
l’essence du langage sont perçues à toutes les étapes de cette construction, dans l’idée,
dans la forme symbolique de l’expression, dans le mode de communication comme
énonciation ou l’annonce d’un vécu comme configuration de la vie.
Ce qui est certain, c’est que l’homme parle, il est dans le langage, il bouge à l’intérieur.
Il ne peut fonctionner sans ou par-delà. Tout est «parler», la philosophie par exemple est
une expérimentation ou une forme de langage spécifique à une discipline. D’ailleurs,
une des plus grandes difficultés de la philosophie contemporaine consiste justement à
1
- Georges Van Riet : Mythe et réalité, In: « Revue Philosophique de Louvain », Troisième série, n°57,
1960, p. 16.
2
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 211.
211
poser la question des conditions du discours, où chercher les possibilités du langage
pour dire le monde. La phénoménologie herméneutique découvre très tôt que la simple
analyse de la structure logique du langage n’atteint pas le sens originaire du discours,
c’est-à-dire son sens intrinsèque en tant que filiation au mode d’être de l’humain. C’est
dans ces termes que la problématique du langage est exposée dans Sein und Zeit, dans le
contexte de l’analytique existentiale du Dasein.
Dans la Bible, le logos désigne la parole de Dieu et en vient également à désigner Dieu
lui-même, comme l'illustre l’Evangile de Jean qui débute par : « Au commencement
était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. » Chez les Grecs
anciens, le logos n’est pas autre chose que le « langage ». Il est l’expression du signe
qui se déploie pour construire le sens de quelque chose d’autre en renvoyant la pensée
vers la chose qui retient l’attention. Le signe ne ressemble pas au tout dont il représente
une partie, il n’est pas son portrait1.
Mais tous les signes ne sont pas porteurs de signification. Seuls ceux qui ont la propriété
de signifiant sont «expression». Heidegger expose dans les moindres détails les
différences et les similitudes du logos avec tous les termes qui l’entourent : l’indication,
l’indice, l’expression, le signe, la signalisation, le signal, le signifiant, le mot. Pour lui,
ce sont des signes particuliers qui nous rapprochent du sens du logos, sans pour autant
l’englober. L’ambigüité est que le sens est toujours plus complexe que les expressions
qui l’entourent, mais certains signes retiennent notre attention plus que d’autres.
Husserl a essayé d’expliciter ses pensées autour des signes au contact de la chose dans
le domaine de la linguistique, sans se préoccuper de ce qui l’entoure2. Alors que Hegel,
à l’instar d’Humboldt 3 , éprouve dans la langue et le langage l’épiphanie même de
l’esprit comme activité créatrice. C’est dire que la langue ne peut se réduire à un simple
instrument de l’esprit : «Quand dans l’âme s’éveille le sentiment que la langue n’est pas
un simple instrument de communication visant la compréhension réciproque, mais
véritablement tout un monde que l’esprit, par le travail intérieur de sa propre force, doit
1
- Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, Edition de Minuit, Paris, 1973, p. 69.
2
- Ibid. p. 71.
3
- Friedrich Karl, Willelm, Heinrich Alexander, baron von Humboldt, plus connu sous le nom d’Alexandre
de Humboldt, scientifique naturaliste allemand (1769-1859).
212
nécessairement poser entre lui-même et les objets, alors l’âme est sur le vrai chemin
d’avoir toujours plus à trouver dans la langue et de mettre toujours plus en elle1».
Heidegger s’intéresse à tout langage qui se greffe sur la pensée de l’être. Dans le livre
de Kant, il essaie de remonter par-delà une pensée qui chemine, en analysant son
langage afin de montrer que l’imagination transcendantale est la racine de la synthèse
ontologique2. Ce qui permet de dévoiler l’homme, le Dasein, comme une finitude, qui
comprend l’être sous forme d’un projet de temps, car le temps est le prénom de la vérité
de l’être3.
C’est d’ailleurs dans le livre de Kant que la première conceptualisation de la pensée
heideggérienne sur le langage est engagée, même si les prémisses sont avancées dans
Sein und Zeit4. Il l’annonce comme une venue en présence où convergent passé et futur
afin de rencontrer l’étant. Là où Kant entrevoit le passage de l’objet à l’objectivité,
Heidegger y reconnaît le dépassement de l’étant par l’être 5 . C’est le langage qui va
assumer cette transition. Déjà dans Sein und Zeit, le langage est présenté comme une
thématique explicite. C’est un co-existential au discours issu de l’explicitation du
monde. La parole est un existential constitutif du Dasein. Celui-ci existe mais il est jeté
dans un monde qui n’est pas produit par lui, un monde qu’il ne maîtrise pas et où sa
liberté est en sursis, jusqu’au moment où il découvre sa capacité à expliciter le monde.
Dire le monde avec des mots est la pure présentation du Dasein qui lui permet de se
projeter dans l’être.
La fonction du langage est d'exprimer la pensée en la manifestant et en l’extériorisant.
La pensée est entendue ici dans un sens conceptuel, voire rationnel et non comme une
simple expression de besoin. C’est cette forme de pensée dans sa relation au langage qui
interroge le philosophe. Platon ne disait-il pas que la pensée est le dialogue de l'âme
avec elle-même ! Certes, le langage par lui-même ne pense pas non plus, mais il est
indispensable à la pensée et à son déploiement. S'il est vrai que le langage est
1
- Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, p. 248.
2
- Luce Fontaine de Vischer : La pensée du langage chez Heidegger, Librairie universitaire, Paris, 1965, p.
225.
3
- Martin Heidegger : Qu’est-ce que la métaphysique ? p. 17.
4
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 207.
5
- Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 111.
213
l'expression de la pensée, il faut ajouter que la pensée est une parole intérieure. Aristote
remarquait que les animaux pouvaient exprimer le plaisir ou la douleur, mais pas le
juste et l'injuste. Alors que pour Descartes, seul l’homme use de langage - sous la forme
de paroles articulées ou de tout autre système de signes équivalents – et est capable de
formuler des idées et de les communiquer à d'autres. Ce lien privilégié entre la pensée et
le langage est aussi exposé par d’autres philosophes comme Hobbes ou Rousseau pour
qui le langage n'est pas simplement l'expression de la pensée, mais le point de départ et
l'instrument, car penser c'est d’abord «se parler» à soi-même.
A partir des années cinquante, Heidegger convient que «le langage parle» 1 . Cette
détermination est une affirmation fondamentale. Mais il faut aussi penser le langage à
partir de plusieurs autres dimensions qui englobent l’individu, pas en tant que sujet
abstrait mais en tant que membre de différentes communautés d’échange de sens.
D’après lui, l’homme est d’abord un être d’interprétation. Il interprète, exprime et
explicite son existence et sa compréhension. L’homme parle, parce qu’il possède le
langage, parce qu’il articule du sens et le partage avec les autres, il exprime des
expressions de valeur autour du concret et de l’abstrait. Le langage se situe sur plusieurs
niveaux de compréhension et de sens. D’ailleurs, la dimension publique, sociale et
communicative du langage est entièrement établie chez lui depuis 1927, quand il parle
du « on », du quotidien et de la publicité. Mais il-y-a aussi le langage technique, le
langage scientifique, le langage mathématique, le langage métaphysique, le langage
philosophique et le langage poétique qu’on pourrait interroger sur leur raison d’être.
Plusieurs questions motivent la pensée majeure de Heidegger : Le langage peut-il parler
par lui-même ? Peut-il être pensé à partir de lui-même ? Peut-il être détaché de la
construction ontologique du Dasein et de son existence pour être rapporté à l’être ?
Il est vrai que pour lui, le langage est toujours lié à la possibilité de compréhension et
d’interprétation. Comme condition d'interprétation, il fait ressortir le fait d’être ouvert à
la compréhension, mais c’est il y a aussi la structure herméneutique du langage, à partir
de laquelle quelque chose se montre en tant que quelque chose qui était caché2.
1
- C’est une réponse à des théories de psychologie ou de linguistique, comme celle de Ferdinand de
Saussure, où la relation entre la pensée et le langage se voit remplacée par la question du lien
intrinsèquement motivé par le concept et la forme. Le langage humain est ainsi caractérisé par
l'«arbitraire du signe», affirmant qu’il n'y a aucun lien entre le concept et la forme.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 150.
214
Il se tourne vers la construction des mots qui a toujours une influence majeure sur sa
pensée, d’autant qu’il utilise beaucoup la structuration linguistique pour exprimer des
idées philosophiques dans des relations composées qui sont invisibles dans une autre
langue. Par exemple, il fait dériver « la phrase » de « l’interprétation », le rapport n’est
clair qu’en retournant à l’allemand où la phrase ou l’énoncé se dit Aussage et
l'interprétation Auslegung. Dans ce cas, la seconde donne à la première ses possibilités,
car l’énoncé qui signifie aussi la valeur, la vérité ou la fausseté d’une chose ou son état,
n’est pas le moment originaire du logos.
Contrairement à ce qui se dit dans l’ontologie traditionnelle, ce n’est pas la proposition
qui articule le sens. Dans l’ontologie fondamentale, le sens est déjà donné. Celui qui
parle se trouve déjà inséré dans un cercle d’interprétation ; et c’est à partir de la
conjonction entre la chose qui se montre par elle-même et l’idée d’un acquis préalable
du Dasein que se forme la conception phénoménologique et herméneutique du langage1.
Pour cela, le langage est pensé comme un phénomène qui, renvoyé au Dasein,
s’exprime en deux évidences : soit, le Dasein pense le langage à partir de lui-même, car
penser le langage à partir de soi, c’est le comprendre en tant que discours ou parole qui
se présente comme un constituant fondamental de la communication et un signe de
partage du sens annoncé. Il est ainsi conçu comme un instrument ou comme un
manuel2; soit le Dasein pense le langage comme une expression de la possibilité de
s’auto-interpréter : Utiliser le langage pour interpréter sa pensée est une façon de
rattacher, nécessairement, la vérité du langage à la structure existentiale du Dasein
comme être-au-monde, ce que Heidegger qualifie de pragmatique et expérimental. Le
discours est la possibilité de dire ce que le Dasein veut signifier en articulant du sens et
des mots. C’est donc dans le rapport entre le Dasein et le discours qu’on peut trouver le
langage, car c’est en articulant du sens à partir de l'interprétation, en prenant la chose en
tant que telle, en communiquant et en annonçant, que le Dasein parle, s’exprime, ratifie
la structure ontologique du langage et la rend possible. Ce sont là des caractères
existentiaux attachés à la constitution du Dasein. Ce qui déplace le sens traditionnel et
1
- Ibid. p. 207-208.
2
- Ibid. p. 208.
215
épistémologique de la proposition comme l’énoncé d'un sujet regardé sur la base d’une
structure fixe et substantielle au langage comme un existential1.
Heidegger aborde la question de la grammaire en disant qu’elle va chercher ses
fondements dans la logique du logos. Mais celle-ci se fond dans l’ontologie et peut
parfois porter préjudice au langage poétique. La donnée fondamentale, passée dans la
linguistique postérieure et absolument décisive des catégories de significations, est
orientée sur le parler comme énoncé2. Il ne va pas plus loin dans Sein und Zeit, où il a
souvent exprimé le besoin, voire la nécessité de dépasser la grammaire pour saisir et
sentir la vérité des choses dites, mais il n’est pas allé jusqu’à dire comment concevoir
une langue sans grammaire.
À la fin du chapitre trente-quatre (34) de Sein und Zeit, quand la question de l'essence
du langage commence à être déterminante pour l'analytique existentiale, même si elle
n’en est pas l’enjeu central, Heidegger affirme que le langage est caractérisé à partir
d’une localisation dans le contexte de la structure du Dasein3. Néanmoins, le problème
de la définition du langage du point de vue philosophique demeure: c’est la recherche
philosophique qui doit s’interroger sur la manière d'être du langage.
Une trentaine d’années plus tard, le langage revient chez Heidegger en tant qu’essence
et objet philosophique, détaché cette fois du fondement ontologique du discours et de
l’analyse existentiale, à partir d'une nouvelle conception d'essence qui, jusque-là, ne
s'était pas présentée comme une question fondamentale. Le langage se tourne vers le
sens de l’être d’une manière immédiate. Il devient, dans Lettre sur l’humanisme, le dire
de l’être, sa maison, là où l’homme habite. C’est là que Heidegger modifie sa
terminologie, il élève par exemple le concept de l’homme au niveau du Dasein, mais ne
citera plus ce terme du coup, l’homme lui suffisant amplement.
Ce qui donne le plus à penser n’est d’ailleurs pas la formulation où le mot «langage»
apparaît, mais le fait que Heidegger le présente, à chaque fois, avec un sens différent et
en même temps le même. Il exprime d’abord un rapport interne où il maintient l’essence
du langage, qu’il présente comme ce qui unifie les hommes entre eux et distingue en
même temps l’identité de chacun.
1
- Ibid. p. 209-212.
2
- Ibid. p. 211.
3
- Ibid. p. 212-213.
216
Il donne l’impression que le langage est plutôt un monologue de l’homme sur lui-même.
Comment distinguer celui qui parle de ce qui «est parlé»? Il fait appel au sens du mot
« chemin » (Weg) de sa propre expérience solitaire et méditative où, tout en parlant, il
tente de saisir l’essence du langage et de construire le paradigme du retour à la chose
elle-même. C’est la méthode qu’il développera dans ses derniers textes.
Cette méthode n’a pas de chemin préétabli ou un parcours à objectif fixé d’avance. Le
chemin se fait de lui-même au fur et à mesure de la marche des choses. Toute la
question est de savoir s’il peut comporter le sens de la compréhension de la relation
entre l’humain et le langage. La réciprocité homme-langage est une évidence, puisque
l'essence de l'homme repose dans le langage. C’est en tant que parlant que l'homme est
homme. D’après Heidegger, cette vision du langage de l'être est une perspective qui
témoigne d’une réelle implication réciproque entre l’homme et le langage. Dans Sein
und Zeit, le langage était rapporté structurellement à la compréhension et avait une
fonction révélatrice du monde, alors que l'essence de l'homme consistait davantage à
son être même, y compris dans son caractère d’être-au-monde. Si la marque distinctive
de l'essence de l'homme est le fait d'être linguistique, il est possible de dire également
que la marque de l'essence du langage est l’humanisation.
Dans sa recherche de l’essence du langage, Heidegger n’a pas omis le langage commun,
présent dans l’expression du « on » ou du « on-dit » et le bavardage que traduit (Rede).
Il explique déjà dans Sein und Zeit qu’on peut beaucoup parler sans rien dire, comme on
peut se taire dans un silence qui dit beaucoup1. Rede contient la possibilité du Gerede
(bavardage), qui est étroitement lié à la possibilité d’expression propositionnelle, qui
consiste à mener des discussions sans grand intérêt philosophique. Pour cela, il tend à
distinguer Sage qui indique plutôt ce qui se dit de l’être, une discussion qui, par ailleurs,
n’est jamais propositionnelle2 . Dans la conférence Le chemin de la parole, il utilise
Sage, pour dire « discours » dans le sens de ce qui est «dit», pour s’éloigner de Rede.
C’est vrai que le discours ou la parole s’enracine dans l’activité humaine de l’être-aumonde. Mais Heidegger n’ignore pas le rôle et l’importance du silence. Il s’interroge sur
le mode de compréhension du silence, sans tomber dans la pure pensée intérieure. Mais
s’il est possible de parler dans le mutisme, c'est que le langage est pensé comme
1
- Ibid. p. 215-216.
2
- Ibid. p. 243-244.
217
possibilité, comme anticipation de possibilité, ce qui suppose qu’une intuition interne et
une élucubration mentale de la pensée sont aussi des formes de langage.
Sur son chemin de l’essence du langage, l’homme rend manifeste et présent à autrui ce
qu’est le langage, en tant que Sage, même à partir de pensées silencieuses. Quand on dit
que le langage parle, c’est le fait de le concevoir plus proche de l’homme, en tant que
celui qui appartient à la fois à sa propre essence et à l’essence du langage.
Enfin, il faut dire que le langage dans l’homme investit chaque mot employé de son sens
et de son essence. Chaque mot est lié à la phrase qui le porte et qui va, par sa
composition plus ou moins complexe, donner un ou plusieurs sens aux mots. Ainsi en
est-il de l'être et de la vie ou de la condition humaine, entre sens qui existe et sens qui
s'ébauche, entre ce qui est déjà présent et voué à disparaître et ce qui demande à naître.
Avec le langage, l'être se révèle, c'est dans l’être que la parole est. Ce que l’homme dit
est une part de ce qu’il est. Mais les mots révèlent et masquent en même temps. L'être
est à la fois vérité et illusion, ignorance et conscience de soi. La présence à soi est un
appel du langage car ce n'est pas l'être en soi qui répond aux questions que la conscience
se pose à elle-même, mais le langage. Le langage ramène l'être dans le domaine de ce
qui se dit.
218
CONCLUSION
Pour situer la pensée de Heidegger dans un contexte historique dynamique et évolutif, il
était nécessaire de construire des ponts et d’établir des débats avec différentes étapes et
différents penseurs et comprendre comment il les a appréhendés afin de donner un sens
à l’humain. Son problème était multiple, d’abord la remise en cause des méthodes,
notamment la phénoménologie, héritage de son maitre Husserl. Il réintroduit
l’herméneutique qui lui permet d’influer sur des modes de réflexions philosophiques et
même non philosophiques. Ce qui a favorisé davantage son impact sur la pensée du
siècle. Il a aussi fait appel à des méthodes scientifiques comme l’observation et
l’expérimentation, ou littéraires comme l’approche artistique et poétique, concluant
ainsi à la nécessité d’un montage méthodologique pour pouvoir approcher l’homme par
différents angles.
Pour philosopher sur l’homme, il convient de retourner à la question de l’être, la
retrouver entière, dans son sens originel, telle qu’elle a été posée par les Anciens. Par
cette déclaration, c’est la métaphysique qui est visée, avec ses missions et ses objectifs.
En effet, la métaphysique a mis en place un ensemble d’outils pour faciliter à l’homme
l’acte de réfléchir, rassemblant notamment les questions relatives à Dieu, à la foi, au
monde céleste et le monde de la gnose.
Il déconstruit aussi certains grands courants philosophiques comme l’humanisme,
l’existentialisme, le marxisme ou le nihilisme qui, en essayant de refonder les rapports
de l’homme à son environnement, ont fini par construire autour lui de nouvelles formes
d’idoles1. Heidegger les qualifie de faces modernes de la métaphysique.
Or, l’homme que Heidegger veut reconstruire doit être libre. Un homme nouveau avec
des conditions nouvelles, qui a besoin de concepts nouveaux pour se définir, débarrassé
de l’assistance philosophique, ayant plein pouvoir sur son destin intellectuel. En faisant
cela, Heidegger n’ambitionne pas de renverser le monde moderne, il espère juste
pouvoir le redresser, le positiver et le préparer à une autre forme de pensée, une pensée
de sérénité, moins agressive, plus contemplative, plus méditative, plus admirative, plus
1
- Jean Grondin : «Heidegger et le problème de la métaphysique», in : Philopsis, p. 40.
219
vraie 1 . Mais pour remplir le regard de l’homme d’étonnement, il faut de nouveau
investir le domaine de la philosophie et le recharger de richesse, de sens, de poésie et
d’art.
La « réappropriation de la question de l’être », signifie que l’homme doit de nouveau
regarder le monde, le contempler, l’interroger, avoir une meilleure maitrise des étants
qui constituent tant l’environnement quotidien que le sujet scientifique. Il doit chercher
la vérité, mais pas n’importe quelle vérité, il lui faut passer au-delà les résultats des
sciences et de la technique, pour aller vers la vérité fondamentale qui était déjà là à
l’époque de Parménide et de Socrate. Pour y parvenir, Heidegger propose au Dasein de
repartir aux choses-mêmes, les repenser en profondeur, aller chercher la connaissance
dans son quotidien à la lumière de l’être, même si à chaque fois qu’il s’en approche,
l’être s’enfonce dans le mystère. C’est cette quête du sens que propose Sein und Zeit.
Sein und Zeit veut pour l’homme un quotidien que ses sentiments et ses états intérieurs
définissent parfaitement. Il doit être ce qu’il ressent, ce qu’il respecte, ce qu’il aime, ce
qu’il craint, ce qu’il fait, ce qu’il défend. Il faut pourvoir redescendre du logos à l’affect
pour le définir tel qu’il est.
Tout ceci rend la question du réveil de l’être fort délicate, car l’éveil de l’homme doit
faire appel à sa façon de vivre et de penser son quotidien et son milieu. Il est clair que
pour favoriser plus de facilitations dans sa vie pratique, l’homme a dû sacrifier le plus
important de sa pensée, inhiber sa liberté, en préférant l’assurance et la sécurité à
l’inquiétude et l’angoisse. Il faut alors inciter l’homme à penser l’être de nouveau, au
risque de provoquer son isolement et l’angoisse qui est l’indicateur fiable et
prépondérant de la manifestation de l’être en lui. L’idée de l’angoisse et du souci, qui
crée le vide autour de lui, suppose qu’il doit renoncer ou du moins dépasser cette vie
chargée de succès, de conquêtes, de développement industriel et scientifique. Est-il
capable de renoncer à tout cela pour se réapproprier la question de l’être ?
1
- Le n° 67 des Œuvres complètes de Heidegger porte le titre de : « Dépassement de la métaphysique».
220
Le Dasein : sens et définition
Après avoir fait le tour du concept de l’humain dans la pensée de Heidegger en général,
en partant de la notion de l’être et en nous appuyant sur la tradition, nous remarquons
que Sein und Zeit proposait déjà une définition assez autonome et assez complète de
l’Homme qu’il a appelé Dasein1. Il en propose un discours riche de sens, lui donnant
plusieurs noms, chaque nom définissant un de ses états ou une de ses missions.
La définition de l’homme chez Heidegger s’est trouvée complète dès Sein und Zeit. Un
avis unanime à ce sujet que cette œuvre comporte l’essentielle des thématiques
Heideggériennes, même si révision et réorientation ont été constatées à postériori.
Levinas témoigne de l’importance de ce livre principal et incontournable en disant : « Je
pense que c’est par Sein und Zeit que demeure valable l’œuvre ultérieure de Heidegger,
qui ne m’a produit aucune impression comparable, non pas qu’elle soit insignifiante
mais elle est beaucoup moins convaincante2. »
Philosophiquement, le thème de l’homme a bénéficié de beaucoup d’intérêt. Chaque
époque l’a défini en fonction de ses spécificités. La définition qui a perduré à travers les
siècles, depuis la fin de l’antiquité, tout au long du Moyen-âge et aux temps modernes
porte la dualité de : corps et âme, matière et esprit, bête et ange, concret et abstrait…
Avec l’autonomie des sciences où chacune s’est intéressée à la partie qui correspond à
sa spécialité, les définitions se sont multipliées. C’est donc un homme aux multiples
facettes que Heidegger va interroger. Il n’ignore pas la difficulté d’une telle démarche et
n’en néglige pas la complexité, mais d’après lui, cet homme démembré, décomposé,
fragmenté, morcelé par les sciences, a besoin d’une réunification.
1
- « Le terme Dasein s’entend immédiatement en allemand pour dire le fait d’être présent, d’être là. On
le rencontre aussi bien dans le langage courant que dans la langue philosophique où il a apparu au
ème
XVIII siècle ; in : Dictionnaire de Martin Heidegger, vocabulaire polyphonique de sa pensée, sous la
direction de Philippe Arjakovsky, François Fédier er Hadrien France Lanord. Editions du Cerf, Paris,
2013, p. 301-305.
2
- Emmanuel Levinas, Ethique et Infini, Paris, Fayard, 1982.- p.38.
221
Dans Sein und Zeit, il installe directement l’homme dans le monde et l’interroge à
travers sa vie de tous les jours sur ce qu’il est vraiment. En vivant sa vie quotidienne
dans ses états ordinaires, ses espérances et ses problèmes, l’individu relègue souvent les
questions essentielles au second plan. Pour lui rappeler ce qui est essentiel, sa mission et
ses objectifs, Heidegger fait la lumière sur ses états, dénonce les aliénations qui
l’entourent et l’inhibent, lui rappelle la question de l’être oubliée depuis la fin de
l’antiquité et le met en face de ses responsabilités en lui montrant les modes de
libération dont il dispose.
En 1927, Heidegger n’a pas encore remis en cause la métaphysique, mais il a déjà
montré les premiers signes d’insuffisance de la phénoménologie pour parvenir à une
détermination de l’être de l’homme que le livre de Kant viendra compléter. La
philosophie première ne s’occupait pas de réfléchir « l’homme » en tant que tel, celui-ci
étant déjà à l’intérieur du thème philosophique dans son ensemble de façon
harmonieuse et riche. En plus, le but de la philosophie chez les Anciens était
d’enseigner aux hommes comment devenir humain, c’est-à-dire rester conforme aux
vertus de la nature1. Aristote disait que L’âme est en quelque sorte tous les étants2. C’est
de cette nature que plus de vingt siècles ont essayé de le distinguer, ce qui révolte
Pascal: « L'homme n'est ni ange ni bête, mais qui veut faire l'ange fait la bête3 ».
Le Dasein est le nom que Heidegger a choisi pour écarter l’homme de cette bipolarité,
l’éloigner d’un corps essentiellement animal, le démarquer d’une âme à l’image de Dieu
et le distinguer du rôle de serviteur, comme le qualifie la métaphysique4, tout comme il
veut le sauver du morcellement des sciences en proposant sa réunification.
Ce premier nom de l’humain exprime l’ouverture vers l’être, il est sa lumière, son
éclaircie, sa Lichtung. Heidegger le présente directement dans son environnement : « Le
Dasein est celui qui conçoit l’étant dans sa dimension temporelle, l’horizon du temps
étant marqué par le présent5. » Cette définition est complète, elle présente l’homme dans
1
- Même chez Platon, l’homme apprend à devenir humain. Après la déchéance ou la chute du monde
des idées, il naît comme un étranger sur terre, car il a tout oublié. Il passera sa vie à se découvrir où
apprendre consiste à se rappeler ce que comporte l’existence.
2
- Aristote : De anima, 431 b 21, in : Heidegger : Œuvres complètes, 65, p. 313.
3
- Blaise Pascal : Pensées, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1977, p. 572.
4
- Martin Heidegger : Questions, III / IV, p. 322.
5
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 133.
222
son monde avec d’autres individus et au milieu des objets. La dimension temporelle
suppose que les choses et les hommes sont éphémères, ils sont tous là pour un moment,
vont vers une fin certaine et par voie de conséquence ont un début, même si la mort de
l’homme fera de lui un immortel. Seul le temps s’inscrit dans la permanence du présent
et n’est donc pas temporel. Cette définition qu’il emprunte à Dilthey cherche à
comprendre l’esprit de la conscience. Au-delà de la dualité, il veut unifier la constitution
d’être du Dasein, c’est un homme fait de terre, tel que le décrit le mythe du souci1.
Mais il ne veut pas cantonner l’homme dans une définition instrumentaliste et
unidimensionnelle. Il propose un homme pluriel et chaque situation décrite dans Sein
und Zeit est une définition en soi et un pas de plus pour comprendre son être.
Le deuxième nom que Heidegger attribue à l’homme est l’« être-au-monde », un être
complexe qui vit dans un monde complexe et est conscient de ce rapport et de ce
partage. Pour exprimer le fait d’être-au-monde, il utilise d’autres termes comme la
mondanéité, l’intramondanéité, intermondanéité… Pour le temps aussi, il utilise un
grand nombre de termes comme la temporalité pour exprimer l’aspect ontologique et la
temporellité pour qualifier ce qui est ontique.
Le troisième nom de l’homme est « l’être-vers-la mort », tout comme il est conscient
qu’il est né même s’il n’a aucun souvenir de sa naissance, il a la certitude de sa mort
même s’il ne pourra jamais vivre cet instant. Ainsi, toutes les questions que le Dasein se
pose et tous les projets qu’il entreprend se situent après sa naissance et avant sa mort.
La définition d’être-vers-la-mort a été inspirée par la présentation de Kant qui décrit
l’homme en situation avec le monde, avec lui-même, avec le temps et avec la fin. Il
parle de l’intuition et de l’entendement pour exprimer l’expérience du possible.
Heidegger, séduit par cette possibilisation, parle de la métaphysique de la finitude.
L’être-au-monde est plutôt tourné vers les situations externes, vers le monde et la vie
quotidienne, l’être-vers-la-mort est tourné vers l’intérieur, une introspection de celui qui
est conscient qu’il a une fin et doit se réaliser pour cela même. C’est un être historique
parce qu’il fait l’histoire, même si souvent, il la subit. C’est un Dasein historial parce
qu’il a conscience qu’il fait l’histoire et qu’il sera directement ou indirectement
responsable des conséquences.
1
- le conte du souci explique, de façon imagée, comment le souci est intégré à l’homme.
223
Pour compléter sa définition de l’humain, Heidegger va l’entourer d’un environnement
lexical impressionnant, permettant d’aller vers des précisions subtiles de situations
difficilement décelables. Pour lui, le mot veut dire tout simplement ce qu’il dit, même
s’il est souvent pénible de trouver des équivalents dans d’autres langues comme le
terme Stimmt intraduisible qui a été exprimé en français par une périphrase qui dit « la
chose en accord avec ce qu’elle est estimée être », ou encore le terme « langue » qu’il
distingue de langage et de parole, et qui manque cruellement à certaines langues comme
dans le Grec où il n’y a que « parole ».
Pour décrire l’homme ordinaire, Heidegger parle d’un « être-jeté », car il est dans son
état d’abord ontique, en situation de dévalement, dans un monde voilé et couvert,
conforté par le « on ». En tendant vers sa réalisation, il procède au dévoilement et au
découvrement du monde et de lui-même, approchant ainsi toujours davantage de son
état ontologique. Dans son état de dévoilement, le monde lui devient ouvert ou en
« ouvertude », qui est aussi un état de comme finitude parce qu’il exprime le dessein ou
la fin. Il dit que l’homme est toujours en état de finitisation, il se fixe des objectifs qu’il
veut finaliser, toujours avant des délais, la mort étant un de ses délais. Il se découvre et
découvre le monde comme possibilités, la « possibilisation » étant de rendre les choses
possibles. Il parle de lui comme un « être-résolu » qui se fixe la résolution d’aller droit
devant, la mort étant aussi une possibilité permanente dans son parcours.
Heidegger utilise d’autres termes comme originaire et cooriginaire, pour parler de tout
ce qui est advenu en même temps et dès l’origine, vérité et réalité qu’il n’oppose pas
parce que l’une définit l’autre, instinct et intuition pour dire le premier sens au contact
du monde, la disponibilité et l’entendre pour sentir la présence du monde, la dette et la
faute pour dire la responsabilité et la responsabilisation de l’homme sur le monde.
Enfin, il transcrit l’existence par ek-sistence ou eksistence pour montrer cet aspect
extatique de la vie qu’il écrit d’ailleurs ekstatique ou ek-statique, pour rester dans les
tons. Pour lui l’existence n’est pas seulement le fait d’être-là mais un événement riche et
merveilleux, plein d’extase1.
1
- Pour tous ces termes écrits de façon diversifiée, nous avons opté pour la forme la plus simple.
224
CHAPITRE PREMIER
L’ETRE EN GENERAL ET LA QUESTION DE L’HOMME
DANS SEIN UND ZEIT
Dans cette richesse conceptuelle et un milieu fluctuant d’idées et notions, Sein und Zeit
a vu le jour. Quel est son principal souci : L’être, l’homme ou l’étant ? A en croire
Heidegger, cette question n’en est pas une. Il se réfère à la Grèce antique où les
concepts avaient des sens plus riches et où l’homme était intégré à l’être en toute
harmonie.
Sa question principale portait sur l’être, mais dès qu’il a amorcé sa réflexion, c’est
l’analyse de l’homme qu’il engage. Pour être efficace et ne pas tomber dans les pièges
de ses prédécesseurs, il commence par régler tous les problèmes qu’un philosophe peut
rencontrer dans la critique, l’environnement conceptuel, les sources historiques et la
méthode. Il s’attarde sur les méthodes des sciences sociales qui constituent l’outil de
compréhension de l’homme et propose « l’analytique existentiale » qui sert à se frayer
un chemin favorisant la recherche sur l’homme et l’être de l’homme. Il s’entoure aussi
de plusieurs précautions, en expliquant qu’il a besoin de rassembler un certain nombre
de moyens pour approcher son sujet, et plusieurs méthodes lui seront utiles. D’après lui,
il n’y a pas de contradiction à utiliser plus d’une méthode, au contraire leur
complémentarité s’avère nécessaire pour entourer le sujet qu’il va interroger. C’est ainsi
qu’il engage le débat sur l’être pour parvenir à l’étant et l’homme.
L’approche est originale, l’auteur commence par mettre en évidence la cassure qu’il
opère par rapport à son environnement philosophique immédiat ou passé. Sans mettre
vraiment dans le tort ses prédécesseurs, il démontre comment ils se sont éloignés de la
source en prenant la courbe de l’évolution de l’histoire. Il se démarque de la philosophie
occidentale et reprend la question à la base et se prononce sur un nouveau modèle de
225
pensée déjà timidement amorcé par Kant et Nietzsche. A la lecture de Sein und Zeit,
Emmanuel Levinas 1 atteste que Heidegger était l’un des plus grands philosophes de
l'histoire occidentale. Dans ce premier grand livre, il pose la question du sens de
« Etre » comme verbe, comme mot et comme état, c’est une question ontologique
fondamentale. Depuis Aristote, la question de l'être en tant qu'être est tombée dans
l’oubli, la reposer permet à Heidegger de rebâtir des liens historiques et mettre en
exergue la question du Dasein2 reconstruisant ainsi une dynamique autour de l’homme.
Il débute par une citation du Sophiste de Platon, mais nous ne sommes plus dans la
question de méthode, c’est de contenu, d’analyse de vocable et d’expressions employées
qu’il s’agit. Il dit : « Car, manifestement, vous êtes bel et bien depuis longtemps
familiers de ce que vous visez, à proprement parler, lorsque vous employez l’expression
étant; mais pour nous, si nous croyions, certes auparavant, le comprendre, voici que
nous sommes tombés dans l’embarras3. »
Cet embarras va motiver Heidegger à reposer la question du sens de l’être, qui implique
la question du sens de l’homme et celle de l’étant. La familiarité entre le sens de l’être et
le sens de l’homme est d’une apparence rassurante et trompeuse, même si l’un parait
découler de l’autre, car les différences entre eux sont des différences de nature. L’être
inclut l’étant certes, tous les étants, mais il n’en est pas la somme. Il est tout autre. La
question du sens de l’être est embarrassante, elle mène à une incompréhension totale de
l’expression «être ». Il fait alors appel à la notion de « temps » pour ouvrir de nouveaux
horizons et de nouvelles possibilités pour comprendre l’être. Le résultat ingénieux de
cette démarche donnera Sein und Zeit.
Dans son cours de l’été 1936 sur Schelling, l’auteur explique ce que recouvre cette
œuvre gigantesque :
Nous prenons ici Sein und Zeit comme ce qui doit évoquer une méditation dont la
nécessité excède largement l’œuvre d’un seul individu, lequel ne saurait d’ailleurs
1
- Comme le précisent toutes les notes biographiques, Levinas a eu un contact vivant avec cette
philosophie « en train de se faire » ; raison pour laquelle il a toujours eu une perception aigüe des
fins et de la valeur de Sein und Zeit. Il dit avoir été préservé des travers de l’existentialisme quand il
faisait ses études philosophiques à Strasbourg et passait des séjours à Freiburg pour écouter
Heidegger. Pour cela, il reste fiable et appréciable dans son jugement des travaux de Heidegger et
dans leur emboîtement avec ceux d’Husserl.
2
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 25.
3
- Ibid. p. 21.
226
« inventer » ce qui est nécessaire, mais pas davantage le surmonter. Nous distinguons
par conséquent la nécessité qui est désignée par ces mots Etre et Temps, comme
formulation d’une méditation à l’intérieur de l’histoire de la pensée et comme le titre
d’un ouvrage qui tente de mener à bien cette pensée. Que ce livre ait ses défauts, je
crois en savoir quelque chose, comme l’ascension d’une montagne qui n’a encore
jamais été gravie. Parce qu’elle est escarpée et en même temps inconnue, il arrive
parfois que celui qui s’y aventure se retrouve devant un précipice1.
Il avance que Sein und Zeit est un livre qui prend position par rapport à une réalité
passée et s’exprime sur une façon nouvelle de faire de la philosophie. Il reconnait que
cela n’est qu’un premier pas, car un tel projet ne peut être mené par une seule personne.
Il admet enfin la difficulté d’une telle aventure, parce qu’il ne s’inscrit plus dans la
continuité de la connaissance de ceux qui l’ont précédé, il réinvente un contenu, une
vérité et même une nouvelle façon d’utiliser les données de l’histoire. Il dit: « Sein und
Zeit est un chemin à suivre, non un gîte où se nicher ; qui ne peut aller de l’avant ne doit
pas espérer s’y retirer en tout repos 2 .» En considérant les propos heideggériens qui
montrent que le livre n’est pas une assurance mais une aventure et une recherche en
profondeur, on peut peut-être faire intervenir les considérations que Bernard Sichère a
récemment développées reprenant les paroles de l’auteur : « Etre et Temps est un livre
risqué, escarpé, dangereux 3 ». L’inachèvement même du livre qui mène à ces
escarpements avec des réactions très brusques sont à prendre, non comme des accidents
extérieurs ou des preuves d’imperfection, ce que Heidegger a appelé « défauts », mais
comme des moments graves inhérents au mouvement même de la pensée et qui s’adapte
à la question posée.
«Pourquoi y-a-t-il l’être et non pas plutôt rien?» C’est une question antique sur laquelle
le livre revient. Avait-il comme but de chercher une réponse ? Ce n’est pas sûr du tout.
Heidegger est arrivé à un moment où la « ressuscitation » et le retour à la vérité
première était plus que nécessaire, c’est vital. La fin de la deuxième guerre mondiale,
avec ses conséquences directes sur la vie de l’homme et les déperditions constatées,
l’ont poussé jusqu’à renier les plus grandes écoles du siècle. C’est ainsi que la question
1
- Martin Heidegger: Schelling, p.324.
2
- Ibid. p.117.
3
- Bernard Sichère : Seul un Dieu peut encore nous sauver, le nihilisme et son envers ; Paris : D.D.B, 2002,
p. 54 à 59.
227
de l’être dans son ensemble ou l’être en général s’impose de nouveau aux esprits. Elle
envahit la tradition en générale et la philosophie heideggérienne en particulier.
L’homme de la philosophie a besoin de se retrouver de nouveau avec lui-même,
directement, avec son être, il est à la recherche d’un outil de compréhension de ce
monde nouveau qui lui sert d’abri, pour pouvoir construire un modèle social adapté à sa
situation, bref, tout un mode de réflexion nouveau qui exige probablement un homme
nouveau. Heidegger cherche une voie d’accès, une façon originale d’orienter la pensée
en se tournant vers l’origine.
Sein und Zeit ne présente pas ce besoin de retour comme une évidence, il interroge
plutôt l’homme sur lui-même, il le livre au monde avec tous ses défauts, ses
imperfections, ses angoisses et ses malaises, c’est ce qu’il qualifie d’« être-jeté ».
Pour cerner ces phénomènes, il recourt à la phénoménologie qu’il définit comme
« le droit aux choses mêmes 1 ». Par sa façon de décrire l’existence humaine, il se
distingue d’Husserl qui fait intervenir la philosophie de la subjectivité, qui suppose un
partage obligé entre la « conscience empirique » comme réalité observable et la
« conscience transcendantale » comme source pure des actes ou des effectuations de la
conscience 2 . Il diffère aussi de Max Scheler qui s’efforce de proposer une
phénoménologie des émotions3.
S’éloignant d’avantage d’Husserl4, Heidegger aborde dans les trois derniers chapitres de
son œuvre, les structures de la temporalité. La question de l’être, telle qu’elle a en effet
été posée montre clairement ce besoin de rompre avec ses prédécesseurs, si on peut
parler de rupture quand on veut revenir à une question originelle, il dit : La question de
l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli […] La question que nous touchons là n’est
pas une question quelconque. Elle a tenu en haleine Platon et Aristote dans leur
investigation. Il est vrai aussi qu’elle s’est tue à partir de là, en tant que question et
thème d’une recherche véritable5.
1
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p.54.
2
- Ibid. p.54/55.
3
- Ibid.
4
- Edmond Husserl : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, publié en 1928
par Heidegger lui-même en hommage à son maître, mais sans critique et sans note.
5
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 25.
228
Pour justifier la rupture qu’il va devoir opérer, Heidegger dénonce cette autre vieille
rupture déjà survenue directement après Aristote, puisque la question s’est tue à partir
de là. Il explique que l’urgence d’y revenir ne consiste pas à tout réinventer, ex-nihilo,
mais au contraire à renouer avec la très ancienne tradition, que la langue philosophique
dominante a totalement oubliée, voire occultée. Pour donner du sens à cette rupture, il
explique qu’il retourne à la tradition ancienne. Quand il fait intervenir la notion du
Temps, alors qu’elle est, pour les autres, extérieure à la situation, il la propose comme
un élément structurant de la question de l’être. Ce qui a plus ou moins déconcerté ses
contemporains, y compris Husserl. Heidegger l’a ressenti et il dit : « Ma question du
temps a été déterminée à partir de la question de l’être. Elle s’avançait dans une
direction qui est toujours demeurée étrangère aux recherches d’Husserl sur la
conscience interne du temps 1 ». D’un point de vue général, la phénoménologie
husserlienne ne pose pas la question de l’être en tant qu’acteur principal du temps mais
seulement sous forme de question de donation de l’être à la conscience2.
En plus de l’éveil de la « question de l’être » enfouie depuis les Grecs, la singularité de
Sein und Zeit se trouve dans la mise en situation du Dasein. D’abord, le Dasein n’est
pas une invention heideggérienne, c’est un terme issu de la tradition philosophique qui
n’est étranger ni à la langue allemande ni à la langue philosophique. C’est le terme que
Kant a utilisé pour désigner « l’existence » à propos des preuves de l’existence de Dieu
(existence réelle et non pas seulement mentale ou conceptuelle), c’est celui qu’on trouve
au début de la Logique de Hegel, que Jacques Bourgeois traduit logiquement en français
par « l’être-là », c’est-à-dire « l’existence finie », alors que Henry Corbin l’a traduit par
« réalité humaine », engendrant un malentendu qui a duré toute une génération. Mais
Heidegger donnera à son Dasein, peut-être pas intentionnellement, un sens plus riche,
plus profond, plus conscient, plus responsable, plus philosophique et plus personnalisé
auquel les traducteurs peinent à trouver des équivalents.
Dasein, ce n’est pas simplement existence, ni simplement homme, ni simplement sujet.
En quoi cela importe-t-il de dire Dasein plutôt qu’homme? Il importe beaucoup, en
vérité. D’après Heidegger, la pensée est un travail de la langue et dans la langue. Ce qui
ne signifie pas que le Dasein suppose tous les hommes confondus. C’est plutôt
1
- Martin Heidegger: Questions III - IV, p.194.
2
- Ibid.
229
l’inverse : ce qu’on appelle généralement homme, il faut apprendre à l’élever à la pensée
de Dasein, dépassant ainsi les états de fait empiriques et la subjectivité humaine. Il veut
éviter ce que disait le terme « homme » comme « un corps et une âme », « une matière
et un esprit » ou d’autres parallèles de ce genre, il faut dépasser cette forme de dualité
humaine et philosophique du sujet et de l’objet afin de penser l’homme comme un tout,
dans sa totalité. Et c’est essentiellement cela qui va séduire Sartre et Merleau-Ponty,
l’un n’arrivant pas à surmonter la dualité de l’en soi et du pour soi, l’autre installé dans
la description d’une chair antérieure à tout partage entre le subjectif et l’objectif 1. Les
deux ont réellement été séduits, mais ils sont restés sur leur garde et n’ont pas su
profiter pleinement de la solution que Heidegger a mis à leur disposition à partir de ce
premier texte qui a balisé un chemin de penser propre et original.
Sein und Zeit propose une description ou une explicitation des structures de l’existence
humaine, il situe l’homme dans sa double relation avec le monde extérieur et avec le
temps. Dans une langue particulièrement ardue pour les profanes, ce livre ne fait
souvent que décrire des réalités humaines très concrètes, voire affectives : la peur, le ondit, la curiosité, l’angoisse, le souci, la mort, bref la vie au quotidien, en citant des
exemples très concrets comme la centrale électrique ou la forêt noire. Il s’est éloigné
des vérités abstraites qui furent le propre de la philosophie des siècles passés comme la
liberté, l’éthique ou le politique, pour aller vers la passion ou l’affect que Sartre à son
tour commentera abondamment, ce qui fera le succès de l’Etre et le Néant.
En proposant de réfléchir séparément « l’être » et « l’homme », Heidegger veut montrer
comment le second aspire à comprendre le premier. Il dit clairement dans son
commentaire du Schelling, que Sein und Zeit n’est pas un traité d’ontologie qui ferait
l’impasse sur la manière dont « être » est expérimenté par celui qui pose la question du
sens de l’être. Il ne répond, en aucune façon, à ce qu’on est en droit d’attendre d’une
ontologie, dont la première démarche revient au fait de tenir d’avance, comme étant
décidée et hors de doute, l’essence de l’être 2. Ce n’est pas non plus une description
empirique du propre de l’humain ou une anthropologie : le Dasein n’est pas que cet
1
- Emmanuel Levinas : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris : Vrin, 1988, réédité en
2001, Introduction.
2
- Martin Heidegger: Schelling, p.322.
230
homme défini par ses caractéristiques empiriques, c’est aussi et surtout celui qui pose la
question de l’être, c'est-à-dire l’homme qui pense l’être.
Sein und Zeit reste un des livres philosophiques les plus étudiés au monde, malgré sa
complexité, ses difficultés conceptuelles et langagières, l’infidélité des traductions et les
controverses existentialistes à son sujet 1 . Michel Haar propose de l’approcher par
l’histoire, car c’est à partir de la question des origines que Heidegger dévoile l’oubli de
la question de l’être du Dasein2 et invite l’homme à revoir sa position par rapport à la
pensée pour renforcer son ancrage. Les Grecs déjà ont su inviter l’humain à réfléchir sur
lui-même, étant le seul être vivant doué de raison. L’âme chez Aristote, la psyché de
Platon et le logos d’Héraclite appartenaient à l’essence physique (la nature) qui fait
mouvoir toute chose3.
Cette évidence de ce qui était unifié deviendra pourtant source de différentiation et
d’opposition philosophique. La philosophie médiévale entretiendra la séparation de
l’âme et du corps ou de l’esprit et de la matière. Les textes religieux attestent cette
dualité en reconnaissant que l’homme a été créé à l’image de Dieu mais il porte en lui
l’état de nature, ce qui fait de lui un être double et une créature unique4. Il est pour cela
chargé d’une mission qui n’est pas facile à assumer et d’une responsabilité lourde à
porter. Cet animal doué de raison, Descartes va l’appeler l’homme-sujet ou subjectum,
dont il fera la base de toute vérité. En réalité, cette double dimension de l’homme va
provoquer des scissions souvent conflictuelles. Kant se demandera alors s’il peut à lui
seul réunir les déterminations phénoménales de la nature et nouménales de la liberté !
Tous ces conflits, Heidegger les transpose à son profit en plaçant l’homme qui pense,
qui ressent, qui craint, qui angoisse, dans la situation d’un être-au-monde en lui donnant
un environnement, une responsabilité et un rôle éthique pour le débarrasser de ses
1
- Sein und Zeit a eu treize éditions allemandes, certaines étant post-mortem. Les philosophes
germanophones ont pu profiter directement de l’enseignement de Heidegger. Mais la traduction
française complète réalisée par Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens n’a eu lieu qu’en 1964 et
rééditée en 1986, même si Henry Corbin a tenté une traduction partielle en 1937. Emmanuel
Martineau propose une version en ligne depuis 2010. La traduction arabe a été réalisée par Fathi
Meskini en 2012.
2
- Michel Haar : Martin Heidegger, Paris : Editions de l'Herne, coll. « Cahier de l'Herne », 1983, p. 49.
3
- Martin Heidegger : Œuvres complètes : Concepts fondamentaux, (1941), traduction française : P.
David, Paris : Gallimard, 1985, V. 65, p. 313.
4
- Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 26.
231
anciens malentendus. Mais l’homme heideggérien va être confronté à d’autres dualités
comme celle de l’authentique et de l’inauthentique, du propre et du non-propre, du soimême et du « on », de l’ontique et de l’ontologique ou de l’existentiel et de l’existential.
La philosophie ne revient plus sur la dualité de la nature et de l’esprit, mais pour se
conformer à la science, elle va déplacer le conflit de l’intérieur de l’homme vers le
monde extérieur en créant un face-à-face entre lui et son environnement. Ce qui place
l’humain au centre d’une autre forme de conflit et pose d’autres questions relatives à la
cohabitation et à l’harmonie dans son rapport au monde.
Mais le monde ou l’environnement est pluriel, il-y-a plusieurs environnements avec
plusieurs niveaux de conscience, au moins les individus, les animaux, les végétaux et les
minerais. La question est donc d’ordre éthique : Est-ce que l’homme peut intervenir
pour transformer le monde en fonction de ses besoins, ou doit-il se suffire à le
contempler, le comprendre et le laisser évoluer naturellement en adaptant sa vie et son
corps aux mouvements de la nature. Autrement dit, faut-il pulvériser des montagnes
pour construire des autoroutes, ou se suffire à se promener dans la forêt et dans les
montagnes pour un tourisme écologique ? La réponse est connue depuis des millénaires,
même si Heidegger préfère de loin se promener dans les allées de la forêt noire. C’est à
ce niveau qu’il situe sa réflexion en tentant d’expliquer ce rapport de l’homme au
monde, de lui donner un sens et, pourquoi pas, de l’anoblir.
Cette façon qu’a l’homme d’intervenir sur le monde, par petites parcelles, tout en étant à
l’intérieur, Heidegger l’appelle « la facticité ». L’homme intervient aussi sur son corps
de façon incessante « le corps de l’homme est quelque chose d’essentiellement autre
qu’un organisme animal, c’est une des dimensions du monde extérieur sur laquelle
l’homme intervient en permanence1 ».
Heidegger a utilisé le terme de Dasein qui existait déjà chez quelques prédécesseurs,
pour éviter préjugés, présupposés et pré-requis que véhicule l’usage d’homme, sujet ou
humain, et que Kant a aussi utilisé dans le sens d’existence. Il s’en explique longuement
au début de Sein und Zeit : le Dasein diffère de l’homme- sujet de la métaphysique
moderne-, il se caractérise directement par un rapport à soi qui est d’emblée un rapport à
l’être et se rapporte à son être comme ayant à être cet être même : « Pour cet étant, il y
1
- Martin Heidegger : Questions III - IV, p. 322.
232
va en son être de cet être1». Le Dasein est un homme qui n’est jamais fermé sur soi, il se
définit par son rapport à l’être qui implique la compréhension du monde2. Son ouverture
lui offre un ensemble de possibilités pratiques3. C’est pour cerner cette ouverture au
monde, lui donner un sens, lui fixer des objectifs, qu’il l’a appelé « être-au-monde »,
c'est-à-dire celui qui s’interroge sur la façon dont il reçoit, conçoit et comprend le
monde.
Le premier accès de l’homme envers le monde est direct, immédiat, automatique,
inconscient. C’est un état simple que Heidegger qualifie de compréhension ontique qui
précède de près l’état pré-ontologique qui est la compréhension consciente, mais sans
aller vers le sens même des choses. C’est l’état le plus commun, où l’homme vit son
quotidien dans une interdépendance avec les autres, qui l’influencent et qu’il influence
aussi parfois, c’est l’état du « on quotidien ».
Pour commencer sa compréhension consciente du monde, l’homme doit en permanence
avoir en vue son « existentialité » et avoir un aperçu des éléments qui constituent son
monde, les étants qui l’entourent. Après le premier rapport direct, il peut prétendre avoir
accès au sens des choses, en appréciant ce que les sciences lui fournissent comme
informations sur elles, qui lui serviront d’outils d’interprétation et d’arguments de
justification, pour savoir à juste titre comment elles sont faites, favorisant sa
compréhension de son état d’être-au-monde. Les sciences permettent au Dasein
d’établir un rapport avec chaque étant, en fonction de ses besoins et de ses objectifs.
Cette compréhension des choses resitue le Dasein dans le monde au milieu des autres
étants qu’il peut comprendre, mais eux ne peuvent ni le comprendre ni se comprendre.
Même quand il n’est pas dans la dimension scientifique, le Dasein est en rapport
permanent et conscient avec le monde et aspire à le comprendre, il s’inscrit donc
d’emblée dans cette dimension pré-ontologique4.
Pour Heidegger, « l’existence détermine le Dasein », mais ce concept n’a rien à voir
avec l’expression traditionnelle attitrée qui dit que « l’existence précède l’essence » ou
son contraire. Si on revient à ce sens plus naïf du Dasein, qu’Henry Corbin a traduit par
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 12.
2
- Ibid. p. 13.
3
- Ibid. p.42.
4
- Ibid. p. 155-156.
233
« condition humaine », même s’il est aujourd’hui dépassé et classé parmi les
malentendus de l’histoire, on peut dire qu’il est en réalité plus qu’approprié. Tributaire
de son existence, l’homme a une part de responsabilité importante dans sa possibilité de
sortir ou de ne pas sortir de la phase ontique ou au mieux pré-ontologique de la
compréhension du monde pour aller vers la compréhension ontologique du monde et de
l’être. Ces termes importants pour Heidegger déterminent les niveaux de compréhension
pour admettre l’homme dans sa qualité d’être-pensant, mais pensant dans un monde et
un environnement. Cela suppose que les conditions et les pré-requis où nait la personne
jouent un rôle prépondérant dans ce qu’elle deviendra plus tard, définissant son mode
d’approche et de compréhension du monde.
Ainsi résumé, le Dasein a donc une primauté ontique, puisqu’il a le privilège de
s’interroger lui-même et d’interroger les étants, et peut tendre à une primauté
ontologique qui lui permet de comprendre le monde et de réaliser qu’il est dans un
rapport à l’être. La dimension ontologique lui donne accès au pouvoir d’analyse, cette
capacité propre au Dasein1 qui constitue, en ontologie, la condition de la connaissance.
Par ailleurs, l’homme est seul capable d’analyser le monde extérieur, une capacité qui
trouve ses fondements ontiques dans l’existence des choses qui s’imposent à sa
conscience. Il est certes curieux de nature, mais si les choses n’étaient pas là, étalées
devant lui, s’imposant à sa vue, il ne pourrait inventer son rapport à elles, les voir, les
sentir, les toucher et les penser. C’est parce qu’elles sont là, prêtes à être découvertes et
dévoilées, qu’il exprime naturellement son désir de comprendre et sa tendance à vouloir
savoir comment elles sont faites. Il est aussi ambitieux, car il veut savoir comment
profiter des choses qui l’entourent, jusqu’où peut-il aller dans leur utilisation et
comment peut-il en profiter ?
Ces premières étapes de la connaissance restent utilitaires. C’est seulement, lorsque
l’homme dépasse toute perspective pragmatique et accède au questionnement pur,
philosophique ou scientifique, qu’il peut prétendre à la connaissance ontologique et
passer du dévoilement à la découverte, tel que le définit le raisonnement platonicien.
Cette phase intermédiaire signalée aussi par Aristote2 se situe entre le besoin utilitaire,
qui regroupe tout de même beaucoup de réalisations spontanées et de travaux accomplis
1
- Ibid. p. 38.
2
- De Anima, chapitre 8, 431b 21, in : Sein und Zeit, p. 38.
234
et l’interrogation philosophique quand l’esprit parvient aux questions de fondements.
Heidegger l’appelle aussi la primauté ontico-ontologique. Elle constitue l’être de
l’homme, dévoilant ses manières d’être, et renvoie à la thèse de Parménide quand il dit
« Tout est Un », le moment où l’homme découvre les étants, constate les rapports de
nécessité entre eux, convient de leur utilité mutuelle et aspire à comprendre l’être dans
son ensemble1. On arrive à la question de l’ontologie fondamentale quand le Dasein
s’interroge sur son être et sa relation aux autres étants.
Le questionnement de l’homme avec lui-même et avec le monde est intéressant. Après
avoir longtemps subi les explications que lui impose le monde extérieur matériel et
humain, le Dasein arrive enfin à établir ou rétablir le dialogue. Pour marquer ce niveau,
Heidegger renoue lui-même avec le débat philosophique, en s’inspirant de la façon de
faire des Grecs anciens. Comme eux, il interroge les choses-mêmes, s’attardant sur les
éléments comme la place qu’occupe chaque objet existant dans le monde. Il parle de la
forêt noire, du Rhin, de la table... et s’éloigne des vérités abstraites toutes faites. Il veut
imposer à chacun une façon concrète de se représenter la pensée humaine dans sa
redécouverte des réalités et dans son rapport à la matière et aux choses comme des
priorités physiques, parce que la présence physique des choses impose d’abord à
l’homme de penser à elles2.
Pour donner une affirmation scientifique à cette relation qui lie l’homme aux choses,
Heidegger fait appel à l’apport des différentes disciplines dont l’homme peut profiter,
comme la psychologie, l’anthropologie, l’éthique, la politique (entendue en tant que
philosophie politique), la poésie, l’histoire… afin de comprendre les choses mais aussi
les comportements, les facultés, les possibilités et les destinées, et pouvoir accéder au
Dasein. Il veut montrer qu’on ne s’invente pas philosophe, si on n’est pas imprégné de
tous les mouvements de la tradition. Sans pour autant accepter passivement les résultats
et les découvertes de toutes les sciences, il faut tout de même les connaitre et s’en
inspirer, mais en toute vigilance. Par ailleurs, même si chaque science est d’un apport
important pour la compréhension du domaine dont elle a la charge, elle ne peut
présenter qu’un fragment de la connaissance qui n’a de sens que dans le cadre de la
question posée et reste incompréhensible si elle se détache du niveau plus global de la
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 39.
2
- Ibid. p. 103.
235
question ontologique de l’être. L’ensemble est, en effet, beaucoup plus complexe
qu’une de ses parties. Et le rôle du penseur est de transcender les parties pour parvenir à
une pensée philosophique globale qui consiste à concevoir la chose complexe qui
réunifie le tout à partir des fragments pour s’interroger à son sujet.
Heidegger propose de commencer par une explicitation simple qui part de la base, où
l’homme se montre en tant que lui-même, simplement, en relation avec les autres étants,
dans sa quotidienneté, par rapport à quoi se détermine son être. C’est à partir de sa
quotidienneté que s’amorce le travail préparatoire pour faire émerger l’être de cet étant
qu’est le Dasein1.
Comme outil de prospection, l’analytique existentiale permet d’approcher, de
comprendre et d’analyser l’être du Dasein. Mais elle ne peut à elle seule en proposer
une ontologie exhaustive, car celle-ci est à construire d’un bout à l’autre sur la base
d’une anthropologie philosophique avec un soubassement ontologique, en utilisant
l’arrière-plan phénoménologique, toutes ses méthodes auxquelles Heidegger n’a pas
renoncé complètement. L’analytique ne peut approcher le sens de l’être si elle n’utilise
pas tous les arguments disponibles, produits de la philosophie, des sciences et de
l’expérience quotidienne qui s’accumulent à travers le temps.
Heidegger fera aussi appel à la méthode historique et à l’histoire pour enrichir le présent
de l’homme et mieux définir son avenir. Repartir vers l’histoire est d’ailleurs un moyen
assez fréquent chez lui. Mais ce n’est pas dans le sens de la nostalgie, car il ne la
représente pas comme une vérité unique. Elle est un des fondements de la vérité, alors
que la vérité scientifique n’est pas exhaustive à elle seule non plus, si elle ne fait pas
appel à tous les éléments qui constituent l’histoire de l’homme.
Le temps, un axe élémentaire de la construction de l’histoire, se révèle par le « Da » du
Dasein, comme un argument spatiotemporel de son existence et de sa temporalité, lui
qui n’est là que pour un temps et il en a conscience, une présence qui donne toute sa
valeur à son rapport à l’être en général. La dimension temporelle est même le point de
départ de l’homme, sa finalité et son horizon dans son rapport à l’être2.
1
- Ibid. p. 178.
2
- Ibid. p. 43.
236
En regardant ainsi l’histoire, Heidegger opte pour la notion d’«historialité ». Ce n’est
pas une phase de l’histoire, mais une forme antérieure à toute histoire, une base
conceptuelle nécessaire, non parce qu’elle a été simplement, mais parce qu’elle
construit un pan du passé, un événement qui a un sens, une raison d’avoir été, un rôle et
un impact sur l’avenir. L’histoire est ce qui participe dans la conduite du présent
ouvrant la voie vers la construction du futur, s’inscrivant dans la continuité.
L’historialité ou l’histoire de l’homme écrit son destin. Ceci veut dire que tous les
événements ne constituent pas l’histoire, seuls sont admis ceux qui ont une signification
et vont marquer, orienter, changer, modifier, transformer l’avenir, par leur nécessité.
Pour s’approprier positivement le passé, toute la question du sens de l’être est amenée à
être entendue comme une question historique. L’histoire interroge les événements
passés pour les raviver comme ce qui donne sens au vécu de l’homme, c’est le
déroulement de toutes les choses étendues dans le temps et tous les événements
cohérents qui tendent vers l’avenir. Heidegger utilise pour le besoin les expressions
« historiale » et « historialité » pour distinguer l’Histoire du sens traditionnel d’histoires
isolées.
Soulever le débat sur la nécessité historique pose inévitablement la question de la liberté
et de l’acte humain. N’y-a-t-il pas risque de confondre entre cette cohérence nécessaire
et globale de l’acte historique et l’acte libre de l’individu? Cette façon de mettre tout
dans l’interprétation historique risque en effet de confiner le Dasein, l’étouffer et le
rendre prisonnier de sa propre histoire, en imposant une continuité à laquelle il est
difficile de se dérober. C’est le propre des traditions, de la légitimité historique et des
systèmes sociaux comme la vie dans les tribus qui ôte à l’homme le pouvoir de prendre
en main son destin, de faire des choix et de se frayer un chemin propre. L’histoire
s’accapare le rôle majeur de mener les événements.
Heidegger réunit tous ces systèmes de domination sous l’appellation d’« absence »,
toutes formes d’absence dont l’absence de liberté. La tradition conforte les gens dans un
bien-être en proposant sans cesse et de façon perpétuelle de revenir aux événements
passés, non comme source spirituelle pour la construction de l’avenir mais comme
modèle sur lequel il faut calquer l’avenir. Elle barre ainsi au Dasein l’accès à son
237
historialité en l’empêchant de réaliser son propre destin1. En se soumettant au poids des
traditions, il se conforte dans des prototypes et des modèles sans rechercher la base
profonde et l’origine de chacun2. Il va dans une interprétation philologique et oublie que
« puiser dans le passé » n’a de valeur que s’il marque un retour positif pour une
appropriation productive, dans une perspective d’avenir et non dans un retour pur et
simple qui consiste à raviver le passé en tant que tel.
Pour ne pas tomber dans le manque d’originalité et confondre entre l’historialité et le
poids de l’histoire et de la tradition, Heidegger propose de créer un nouveau chemin de
penser. Il a certes proposé de repartir à la question de départ, donc de repartir au passé
et à l’histoire de la tradition, mais son but n’était nullement de s’y arrêter comme
modèle unique. Il voulait surtout se représenter l’être tel qu’il était chez les Grecs
anciens, qui intègre tout, y compris l’homme et s’en inspirer pour redéployer la pensée.
Mais l’ontologie, comme conception fondamentale de l’être, a été coupée de ses racines
et a dégénéré en traditions pour devenir au Moyen-âge un bloc doctrinal d’enseignement
systématisé. Alors que les temps modernes génèrent des sciences spécialisées pour
donner des réponses à toutes les inquiétudes de l’homme. Cette défragmentation ou
compartimentation de l’homme a dérangé plusieurs philosophes, comme Descartes qui
fait intervenir le Cogito et Hegel la Logique. Il s’agit pour chacun de rechercher l’unité,
contrecarrer l’ignorance, dépasser l’absence ou le sacrifice de la question de l’être.
Heidegger pour sa part fait appel à la «désobstruction3», un terme peu commun pour
dire qu’il faut déblayer le terrain autour de la question de l’être, rafraîchir la tradition
sclérosée et décaper les revêtements qu’elle a accumulés à travers le temps, afin de
renouer avec les expériences originales des premières déterminations de l’être et arriver
à une définition globale et fidèle de ce qu’est l’homme. La désobstruction consiste à
retrouver et reproduire les concepts ontologiques dans leurs sens premiers, connaitre les
possibilités positives de chacun, ses limites et son champ d’action. Ce qui permettra de
comprendre le monde aussi dans sa valeur juste. Il maintient, présente, la notion de
temps comme historialité, loin de la tradition, et l’applique à toutes les caractéristiques à
venir du Dasein qui vit le moment ou l’instant et se détermine par sa « présenteté » (être
1
- Ibid. p. 442.
2
- Ibid. p. 47.
3
- Ibid. p. 48.
238
au présent) et par le pouvoir de s’exprimer sur ce qu’il est vraiment1. Il considère que le
Dasein est un être unifié qui vit au sein de l’histoire du monde et de l’humanité où tout a
un sens commun cohérent et continu, mais il est le seul parmi les étants à concevoir
cette réalité et à s’interroger à son sujet.
Heidegger relève trois dimensions dans la lecture du Dasein : un Dasein qui fait face au
monde dans sa quotidienneté, un Dasein qui expose son intériorité et ses capacités à
dépasser le monde et concevoir la mort et un Dasein capable de se projeter. Mais c’est
toujours dans son environnement immédiat qu’il faut le regarder.
1
- Ibid.
239
CHAPITRE DEUXIEME
LE DASEIN ENTRE LE MONDE QUOTIDIEN ET L’EXRESSION DE SON ETRE
INTERIEUR
Parler du Dasein suppose le dépassement du sens de l’homme ordinaire tendant vers un
homme en accomplissement. Sein und Zeit l’expose dans sa polysémie avec les
différents rôles qu’il joue dans ses différents environnements, un homme dans son
quotidien mais qui n’est pas étranger à lui-même dans ses dimensions de dépassement,
ouvert au monde dans toutes ses composantes1. Le philosophe ne reste pas sur un sens
unique, au fil de son écrit, il évolue, et ce Dasein qui parait être le niveau supérieur de
l’homme va peu à peu s’aligner sur le sens d’un humain rehaussé où sont fondues toutes
les oppositions et les contradictions pour devenir des complémentarités. Cette évolution
devient visible, quand il revient progressivement sur le terme Dasein après Sein und
Zeit, pour le remplacer par homme puis être humain, enrichi d’appellations appropriées,
en disant que « l’être de cet étant qui est l’homme tient dans son « avoir-à-être », car
celui-ci a conscience qu’il est « là ».
Heidegger utilise le terme « étant » à chaque fois qu’il parle de l’homme comme corps
aux besoins spécifiques, réserve « l’être du Dasein » à l’homme dans son état de
penseur et consacre « l’être » tout court à ce qui est au-delà de tous les étants, y compris
l’homme qui fait que tout existe, tout en restant difficilement définissable.
1
- Ibid. p. 73.
240
I.
La relation de l’homme au monde
Heidegger a choisi de construire le sens de l’homme directement dans un rapport ouvert
au monde. Il veut éviter les présupposés que la métaphysique véhicule comme la
définition d’un homme abstrait ou le rapport de « l’homme-sujet » 1 . Il présente un
Dasein qui vit d’abord et le plus souvent dans sa quotidienneté ou la vie de tous les
jours, disant que l’état qui lui va le mieux est « l’être-dans-la-moyenne 2 ». La
quotidienneté moyenne n’est pas un aspect éphémère ou conjoncturel, c’est la vie de
l’homme parmi les siens avec tous ses modes d’existence et toutes ses traditions qui
expliquent son existentialité3.
La première caractéristique que le philosophe confère au Dasein, qui par le Da (là)
occupe l’espace, est d’être-au-monde. Il se distingue dans son rapport à l’espace par une
manière d'être spécifique qui n'est pas celle des choses ordinaires, car en étant dans le
monde, il a conscience de sa relation étroite avec ses semblables et avec les objets
existants. Heidegger utilise nécessairement l’expression « être-au-monde » pour
exprimer cet état de conscience, même si cet état à lui seul n’est pas suffisant pour
parvenir à l’être.
Il l’appelle l’« être-au » (in sein) qui définit une sorte de contenance ou encore l’« êtredans » comme l’eau dans un verre, ces deux termes complètent le « là » de l’être-là, le
« Da » du Dasein. Il parle de fusion qui caractérise la relation de l’homme à chaque
objet du monde, au risque de se fondre l’un dans l’autre et de parvenir à une seule
structure, une fusion qui engendre l’union de l’homme à toutes les choses qui
constituent son monde. Il y a enfin l’« étant-là-devant » qui exprime le Dasein par son
intériorité dans le monde ou sa spatialité, au même titre que tous les étants4.
1
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 12.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit. p. 75.
3
- Ibid. 76.
4
- Ibid. p. 90.
241
Au-delà de sa relation aux choses, le Dasein est le seul étant à avoir la capacité de dire
« je» 1. Heidegger appelle cette singularité la « quiddité », qu’il emploie dans le sens
latin d’essentia, mais qu’il n’oppose pas à existentia, ni dans la nature ni
prioritairement. La quiddité se manifeste dans l’état réel et concret de l’individu qui se
conçoit à partir de son être, par le fait de dire « je suis »2.
La relation entre l’essence et l’existence est un débat ouvert et une source de discordes
entre plusieurs écoles philosophiques à travers le temps. Le terme « existence3 » a pris
des sens divers et variés qui le placent avant ou après l’essence 4 et conditionnent la
présence de l’un par l’autre. Pour ne pas tomber dans un débat stérile qui donne autant
d’arguments à l’un qu’à l’autre point-de-vue, Heidegger le distingue des deux usages et
lui donne une profondeur ontologique. Il explique que tous les étants sont des objets qui
occupent une place dans le monde, seul le Dasein est en situation d’«être-au-monde »
parce qu’il a conscience du monde, ce qui lui confère à lui seul la possibilité d’exister
pour comprendre l’être. Pour dépasser ce débat de priorité, Heidegger a aussi transcrit
« existant » par « ek-sistant » ou « eksistant », exprimant cette existence ekstatique qui
contient toute l’essence de l’homme. Michel Harr explique que l’« ekstase » fait
fusionner toutes les parties de l’homme. Il rappelle que le sens du mot physis (ou
phusis) chez les Grecs contenaient cette richesse ou cette fusion, englobant toute la
dynamique de la vie, une sorte de surgissement lumineux de présence ; le sens premier
de logos comportait aussi la même forme de présence lumineuse, que sa traduction
latine par ratio a totalement occultée5.
Que le Dasein soit conscient de son rapport au monde, Heidegger l’admet comme un
« état-de-fait », la « facticité » ou le « destin ». La facticité qualifie le rapport que
l’homme entretient avec son corps physique et naturel d’une part et avec le monde
d’autre part, ce rapport qu’il n’a pas choisi, il s’est retrouvé dedans, sans savoir d’où il
vient ni vers où il va. Son destin l’a jeté là, un « être-jeté » qui doit partir de cette
1
- Ibid. p. 32.
2
- Ibid. p. 32/39.
3
- Ibid. p. 30.
4
- Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 70.
5
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 11.
242
situation et la comprendre pour pouvoir s’en sortir en se réalisant comme « projet »1.
Cette explication est primordiale, car l’existence est d’abord un fait physique. Tout
montre que la relation entre l’homme et le monde est d’abord physique, c’est le corps
qui détermine les limites par rapport aux autres étants. Pour construire ce rapport
d’interaction et de complémentarité pratique avec les choses, Heidegger fait référence à
des parties du corps, comme la main pour manier un marteau2.
Dans sa prise de conscience de sa rencontre avec les objets, l’homme invente le
langage, une nécessité dictée par le monde. La question est complexe, car l’invention de
termes nouveaux continue et à chaque situation nouvelle, l’homme a besoin d’un terme
ou d’un concept adéquat. Le langage est ainsi considéré comme une dimension
ontologique qui exprime le « dévoilement », ce qui suppose que chaque dévoilement ou
chaque découverte nécessite ses propres concepts. Cette capacité s’applique à tout ce
qui traduit la vie de tous les jours, le travail, les déplacements, la manipulation et la
transformation des choses… Tout ce qui se rapporte aux possibilités de préoccupation
de l’homme.
La préoccupation, un autre terme sur lequel Heidegger revient souvent pour exprimer
l’intérêt du Dasein pour les choses, sa façon de penser ou réfléchir les étants, c’est
même un processus de réflexion autour de toutes les façons possibles d’appréhender le
monde. C’est cela même qu’on appelle «le souci » 3.
L’homme vit dans le monde une vie concrète, active et aux préoccupations simples,
c’est la mondéité ou la mondanéité. La même préoccupation lui permet d’expérimenter
tous les jours des choses ordinaires et répétitives, elle peut aussi le mener à dépasser cet
état pour parvenir au dévoilement. Ce sont deux aspects de sa vie qui peuvent être
concomitants et difficiles à distinguer, ils sont interdépendants et se déterminent par
l’activité que l’homme pratique dans le monde. En définitive, sa constitution comme un
tout unitaire est complexe. Sans intermédiaire, en partant de sa réflexion ordinaire, il
peut parvenir à réfléchir les choses au lieu de les subir et s’interroger sur le monde, la
« mondéité » ou la « mondanéité ».
1
- Ibid.
2
- Ibid.
3
- Ibid. p. 240-246.
243
La relation de l’homme au monde a toujours posé problème en philosophie, même si
elle est à chaque fois exprimée différemment, car la notion de monde a
considérablement évolué à travers le temps. Dans le sens lexical, la notion de « monde »
vient à l’origine du latin mundus et signifie ce qui est arrangé, net, pur et par extension,
la terre et même l'univers. Ce sens d’organisation, on le retrouve dans les termes de
cosmos ou logos. Mais la notion de mondéité est un terme récent et peu commun,
probablement mis en évidence par Heidegger lui-même pour permettre au Dasein de se
mouvoir dans toute la dynamique qui entoure le monde et saisir les phénomènes qu’il
comprend. Dans son usage, elle exprime aussi l’essence du monde dans ce qui fait son
unité. Pour l’homme, elle est complétée par l’état d’être-au-monde que Heidegger
propose, car c'est à travers les manières d'être du Dasein que le phénomène du monde
apparaît et non à travers les propriétés objectives des choses qui le peuple et le
constituent. C’est ce qui a manqué à l’ontologie traditionnelle qui partait de
l’interprétation d’un monde naturel pour parvenir à l’être-au-monde au lieu du contraire,
négligeant le fait que la nature, même si elle regroupe un certain nombre d’étants, fait
elle-même partie du monde.
L’ontologie traditionnelle était dans une impasse. Pour ne pas tomber dans les mêmes
erreurs, le philosophe prend plusieurs précautions pour arriver au phénomène de la
mondéité, en partant de l’être-au-monde. Il propose un point de départ phénoménal,
pour ne pas risquer de franchir le monde d’un saut, car ce n’est pas un simple concept,
c’est le contenu d’éléments interactifs mais distincts.
L’autre argument qui pousse Heidegger à ne pas accepter la conception traditionnelle du
monde immédiat ou le monde ambiant, telle qu’elle a été présentée dans la philosophie
classique, est la notion « à l’entour » qui signifie la spatialité, et qui exprime une
relation privilégiée entre le Dasein et le monde. « A l’entour » cerne le rôle de l’homme
dans le monde qui ne se limite pas à une existence parmi les objets. Plus que ça, il
réalise que les choses et les espaces qui tournent autour lui et s’interpénètrent s’offrent à
son utilisation. La mondéité et l’« à l’entour » lui donne tout son sens d’être-au-monde.
Le monde est le lieu où il se réalise et réalise son humanité qui est l’égale de sa
mondéité.
C’est une conception originale, car le monde était jusque-là conçu par une déduction
logique, indépendamment de l’homme qui en fait pourtant sa préoccupation. Pour
244
Descartes par exemple, l’être véritable du monde est une chose étendue dans un espace
mathématique1. Alors que pour Husserl, la crise que vivent les sciences et la philosophie
ne peut être vaincue que par la redécouverte de la subjectivité transcendantale de
l'individu, qui est elle-même un retour au «monde vécu», qui désigne le monde concret
et le quotidien dans lequel les significations culturelles sont vécues immédiatement2.
Globalement, c’est en cherchant à redonner du sens aux phénomènes de la vie et
l’essence de la vie, en les dégageant des courants traditionnels, que Heidegger a
rencontré le phénomène du monde, car la vie n’a lieu que dans un monde. Il comprend
que l’homme n'existe que dans la mesure où le monde s’ouvre à lui, devenant l'objet
même de sa préoccupation. Cet avis n’est cependant pas figé, car chez lui aussi le
concept de monde va évoluer, alors qu’il était dans Sein und Zeit centré sur le Dasein, il
deviendra dans Lettre sur l'humanisme l’éclaircie de l'être au sein duquel l'homme peut
émerger et se réaliser.
Pour compléter la relation particulière du Dasein au monde, Heidegger fait appel aux
termes « ouverture », « ouvert » ou encore « horizon », expliquant que le monde s’ouvre
à lui parce qu’il en a fait sa préoccupation et son objectif. La découverte du monde est
la perspective qui donne à l’homme la possibilité d’une relation perpétuelle avec tous
les étants3. Mais même s’il est constamment ouvert, l’homme ne peut le concevoir dans
sa totalité, car il dispose d’une pluralité de sens qui ne peuvent être découverts d’un
coup4. Il est donc tenu de les découvrir graduellement, pour parvenir à un sens qui n’est
pas la somme de tous les sens, et qui est en perpétuel changement. La connaissance d’un
étant dans le monde suppose l’être de cet étant, vu dans sa nature et sa fonctionnalité.
C’est le passage de l’ontique à l’ontologique qui n’est ni totalement acquis ni définitif.
La connaissance ontique est une relation simple qui s’établit entre le Dasein et le
monde, avec des particularités qui risquent de voiler la vérité d’être-au-monde. Ce qui
veut dire que le quotidien, avec tous ses préjugés, empêche l’homme de pénétrer
librement le monde de la connaissance nécessaire en le restreignant à l’explication
1
- Jean Greisch : Ontologie et temporalité : Esquisse d'une interprétation intégrale de Sein und Zeit,
Épiméthée-PUF, 1994, p. 143-147.
2
- Ibid.
3
- Martin heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 116.
4
- Marlène Zarader : Heidegger et les paroles de l'origine, Paris, Vrin, 2012, p. 156.
245
courante existante. Mais Heidegger fait appel au terme « connaître » spécifique à l’êtreau-monde, qui permet de dépasser l’interprétation courante ou quotidienne. C’est un
niveau de connaissance que l’homme peut atteindre par le dépassement et la
transcendance de la perception ontique du monde dans sa relation sujet – objet. La
connaissance en soi tend déjà vers le dévoilement. Plus précisément, la connaissance
ontique porte sur les besoins de l’homme aux choses alors que la connaissance
ontologique dépasse les attentes pour aller vers la réflexion, proprement dit. C’est cela
l’acte de « connaitre1 ».
« Connaître » est un acte phénoménal propre au Dasein, un acte pensé tout comme le
fait de « prendre conscience du monde », se rapprochant ainsi de la structure
existentiale. En plus d’occuper une place dans le monde, au même titre que tous les
étants, le Dasein vit un état d’« être-déjà-après-le-monde » qui lui donne une dimension
consciente et interrogative de vouloir connaitre ce qui l’entoure. Il est préoccupé,
accaparé, tout ce qui fait que la connaissance devient possible. Même en s’arrêtant de
fabriquer, de manier les objets et de travailler, la préoccupation reste pour lui le mode
d’être qui détermine son rapport au monde. La connaissance est une action continue de
son être intérieur qui est dans le besoin constant de comprendre et d’interpréter le
monde. Cela consiste à décrire le monde en tant que phénomène et en tant que moment
et non en tant qu’objet. Pour cela, Heidegger introduit la notion de « temps vécu » pour
introduire le temps comme nécessaire à la connaissance des choses qui composent le
monde, pour faire la lumière sur l’être que constituent tous les étants à l’intérieur du
monde composé de choses naturelles pourvues de valeur2.
La notion de valeur est symptomatique, elle identifie la façon ou le degré ou le niveau
dont le Dasein tient aux choses. Toutes les choses de la nature comportent une
substance ou une substantialité qui détermine la valeur qu’elles ont en fonction de leur
utilité. Heidegger fait appel à une terminologie peu philosophique pour exprimer cette
valorisation des choses. Il parle de commercialisation, de commerce (Umgang), de
publicité, d’outils ou ustensiles. En fonction de ses préoccupations et ses attentes, le
Dasein va charger de valeur les outils qui peuplent son quotidien, où chaque chose est
commercialisable.
1
- Ibid.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 98.
246
L’emploi du mot « valeur » n’est pas éthique. C’est, au sens propre, le prix des choses
utilisées. Mais Heidegger, toujours fidèle à sa méthode, s’interroge sur son origine et
son apport ontologique. Il appelle la chose utilisée l’util, c'est-à-dire un outil ou un
ustensile, un usuel : la plume est un util pour écrire. Puis il s’interroge sur la
fonctionnalité en soi. On connaît l’util qu’est le marteau mais c’est la valeur du coup de
marteau qui importe et définit son utilité et sa fonctionnalité, ce qu’il appelle le « faitpour ». Le rapport que nous avons avec l’objet (le commerce avec l’util), se détermine
par son utilité et la multiplicabilité de son utilisation ou de ses « faits pour ». Un outil
peut servir à plusieurs opérations d’utilités différentes : un marteau peut servir à fixer
une étagère ou pour casser un objet. Chaque opération a sa valeur et ses objets annexes :
fabriquer des chaussures nécessite un marteau, du cuir, des clous et autres objets. Mais
chacun de ses objets pris séparément peut servir à plusieurs autres opérations. Pour les
Grecs anciens aussi, les choses étaient définies par leur usage, elles ont un sens sombre
et l’objet est moins visé que son utilité (util-ité) et sa fonctionnalité.
Heidegger est fidèle à ces explications pratiques des actes du Dasein pour rester concret
et garantir la compréhension des choses. Ce qui n’exclut pas l’approche théorique que
représente la réflexion. Tout besoin génère une réflexion autour du monde ambiant
permettant de dévoiler ses éléments 1 . Le dénominateur commun de la pensée de
l’homme est défini par l’usager ou l’utilisateur du produit fini, car ce sont les attentes
qui motivent le fabricant préoccupent, ayant à l’esprit le confort, le mode d’utilisation,
la date limite, l’emballage… L’adaptation du philosophe au monde moderne exige de
lui d’inclure toutes ces dimensions commerciales, consommatrices et pratiques dans sa
réflexion. Ce qui remet à chaque fois en cause la notion de travail en redéfinissant la
relation de l’homme à l’objet.
Heidegger ne présente pas de polémique sur la philosophie du travail, sur le modèle de
Marx ou de Hegel. Il en parle simplement, parce qu’il-y-a produit, et l’action permet au
Dasein de dévoiler toujours un peu plus le monde ambiant par la transformation et
l’utilisabilité de chaque étant du monde.
1
- Heidegger s’étale longuement sur les exemples de la vie pratique, autant les phénomènes naturels
comme le Rhin ou la forêt noire que les objets fabriqués comme la table ou la salle de cours, ou
encore les produits innovants comme l’électricité ou les clignotants qui étaient à l’époque des
flèches d’indication collées aux véhicules. Il parle aussi de la multiplication des utilisations de chaque
objet, voulant montrer surtout que la philosophie ne se fait pas ex-nihilo, et que la façon dont la vie
évolue influe sur le mode de philosopher.
247
Il fait cependant appel à d’autres notions pour expliquer cette relation au monde comme
l’«être-intramondain1» qui exprime la profondeur de cette relation où le Dasein plonge
au sein du monde pour découvrir l’util en lui. Ce qui montre que le fait
phénoménologique et le fait ontologique sont autrement plus importants dans le rapport
de l’homme à la matière qu’une simple transformation de cette matière en objet
fonctionnel répondant à des besoins. L’homme pénètre la matière, réfléchit sa
transformation, son utilisation et les conséquences de son acte. L’être-au-monde est
harmonieusement dans un monde, de façon organisée selon les anciens, et il l’exprime
dans un langage structuré, plus ou moins complexe, qui varie d’un groupe à l’autre.
En plus de la préoccupation et de l’action, Heidegger parle du langage qui traduit un
comportement qui contribue à cerner la relation de l’homme au monde. C’est un
ensemble de codes et de signes qui facilitent la vie en communauté et créent de
l’intériorité, symbolisent et régulent la vie de tous les jours. En partageant des signes,
une affinité s’installe entre communautés, des liens intra-communautaires mais aussi
des différentiations et des échanges répondant à d’autres préoccupations spécifiques.
Tout cela fait circuler les choses, rencontrant continuellement les objets d’utilité 2 .
Chaque création nouvelle ou réorientation d’utils existants nécessite un ou plusieurs
signes. Bien sûr, la notion de signe fait débat : s’il est déjà connu, inutile de le créer, s’il
s’agit d’en faire un usage différent, comment distinguer le premier usage du second ?
S’il n’est pas connu, à partir de quoi faut-il le créer ? Comment lui donner un aspect
conforme au sens et à l’objet qu’il doit représenter ? Ce sont des interrogations qui
restent vivantes dans le monde de la linguistique. Mais cet aspect n’a pas préoccupé
Heidegger dans Sein und Zeit. Il reviendra plus tard à la question du langage mais dans
une optique différente.
Après avoir cerné la notion d’util et conforté le Dasein comme être-au-monde dans sa
relation avec tout ce qui est intérieur au monde, il en arrive au « phénomène du monde».
Une relation invisible entre le Dasein et le monde, plus importante et plus profonde
qu’une simple relation entre l’homme et les choses, que les problèmes du quotidien
voilent en cachant le sens du monde en soi. Pour exprimer cette préoccupation du
quotidien qui entrave la réflexion profonde sur le sens et empêche la pensée de
1
- Martin Heidegger : Lettres sur l’humanisme, p. 117.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 33.
248
s’épanouir, le philosophe use d’une terminologie peu philosophique comme la
« surprenance », l’«importunance » ou la « récalcitrance ». Il fait aussi appel à la
«l’ouvertude » ou encore «la décloiseté», pour dépasser l’utilité de l’objet ou la relation
de cause à effet et installer le Dasein dans une relation ontologique. Ce sont des termes
qui ouvrent le monde à l’homme, déterminent le pourquoi de l’ustensibilité de la chose
et la projettent dans l’avenir. Il appelle ça « la conjointure »1.
La conjointure interroge le monde sur toutes les choses qui s’y trouvent, y compris le
Dasein, avec des relations multiples qui s’apparentent dans leur sens, leur cause, leur
extension dans l’espace, leur étendue dans le temps, elle s’exprime par une multitude de
mouvements pour tendre vers un objectif global qui régit ce foisonnement et contribue
au fonctionnement dans le monde.
L’extension retient un moment l’attention de Heidegger, sous sa forme latine.
« Extensio et substance » sont des termes que Descartes a utilisés pour fonder l’ego
cogito dans l’ontologie classique. Mais leur sens ne suffit pas au mouvement dont
Heidegger investit la relation de l’homme au monde. Il fait alors appel à la dialectique
pour expliquer ce qui sous-tend cette relation multiple dynamique et incessante de
l’homme parmi les étants, influençant son pouvoir agir2. Il ne s’attardera pas plus, mais
il faut dire que Descartes lui-même se confond sur l’utilisation de substance puisqu’il la
prend tantôt au sens d’étant tantôt comme l’être de l’étant. Heidegger profite cependant
de la notion de substance pour montrer l’importance de l’extension de chaque objet au
monde, c’est ce qui sert à délimiter et distinguer les objets par leurs attributs. La
longueur, la largeur, la profondeur, l’étendue constituent l’être propre de la substance
corporelle que nous nommons le monde3. La dureté, le poids, la couleur peuvent être
ôtées de la matière, elle n’en demeure pas moins matière que les sens de l’homme
reconnaissent. C’est ce qui caractérise la substantialité de la substance, un étant qui n’a
besoin de rien d’autre pour être. Descartes utilise de façon confondue les termes
« substance » et « étant », qu’il applique même à Dieu, il parle de l’ens perfectissimum,
un attribut de Dieu qui justifie l’absence de besoin, en opposition à l’ens creatum, un
étant créé qui a des besoins. Seule la chose créée comporte deux substances « l’esprit »
1
- Ibid.
2
- Ibid. p. 48.
3
-
«Principia», I, n° 53, p. 25, vol. VIII, in : Sein und Zeit : p. 129.
249
et « le corps ». Il esquive la question originelle de l’être, en disant que « l’être même ne
nous affecte pas, c’est pourquoi il ne peut être perçu. Ce n’est pas un prédicat réel 1».
Kant n’ira pas plus loin, il considère que la question de l’être est définitivement
consommée parce que l’être n’est pas accessible. « Une chose corporelle peut, tout en
gardant son étendue globale, modifier autant de fois qu’on voudra la répartition de
celle-ci selon les différentes dimensions et se présenter sous multiples figures comme
une seule et même chose2».
Mais en répondant à la question de la détermination ontologique du monde, Descartes
n’a pas réglé la question du phénomène du monde. Il a amorcé le débat et dépassé la
dualité en proposant un triptyque qui distingue entre Dieu, l’homme en tant que « je » et
la nature, posant les soubassements qui vont aider Heidegger à aborder le phénomène
du monde et identifier l’extension au monde. Heidegger constate que Descartes veut
trouver un moyen pour placer la question de l’être dans la durée : « est, à proprement
parlé, concerne l’étant qui perdure. Ce qui est accessible en cet étant, en constitue
l’être3. » Il explique que Descartes ne fait pas confiance aux sens, leur préférant les
mathématiques, mais il a tout de même fait appel aux constatations sensorielles pour
déterminer les caractéristiques physiques de l’étant : la dureté par exemple est un moyen
d’évaluer le taux d’occupation de l’espace d’un étant et sa résistance au mouvement4.
Une simple l’orientation ontologique de principe, car pour lui, les sens n’envoient aucun
renseignement sur l’étant en son être et ne sont nullement un canal fiable pour parvenir
à l’être.
En utilisant les mathématiques pour placer la question de l’être dans la durée, Descartes
a permis de jeter les bases d’une nouvelle possibilité de penser la nature matérielle de
l’être de l’étant au niveau ontologique, en plus de la reconnaissance même implicite des
sens. Ce qui a donné un nouveau souffle à l’ontologie et lui a permis de durer encore.
C’est ce qui a motivé Heidegger dans son retour à la question de départ : « depuis que
Parménide a franchi les limites de la pensée pour poser la question de l’être, c’est le
1
- « Principia », I, n° 53, p. 25, vol. VIII ; in : Sein und Zeit: p. 133.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 129.
3
- Ibid. p. 129.
4
- « Principia », II, n° 3, p. 41, vol. VIII ; in : Sein und Zeit : p. 136.
250
même questionnement qui est réitéré sans cesse, c’est toujours l’étant qui est dans la
nature qui prend la place capitale et qui est évalué, alors que l’être reste en retrait1. »
Mais le phénomène du monde reste difficile d’accès tant que la détermination de la
question de l’espace n’a pas été tranchée. L’homme est un être-au-monde qui vit dans
un environnement, dans un « à-l’entour » d’étants qui occupent, comme lui, des
espaces, et son être intérieur donne un sens à l’espace et au temps. L’espace est ce qui
définit l’occupation de la chose dans le monde ambiant, à proximité du Dasein. La
place, qui se définit par « là », « à », ou « en face », détermine la proximité de l’util, sa
direction et son utilité par son occupation d’un intérieur.
En plus d’« à l’entour » qui définit le monde ambiant et immédiat du Dasein, signifiant
sa spatialité, Heidegger fait appel au terme « entourance », peu commun, qui vient aussi
« des alentours de » pour dire l’espace occupé par un util, son environnement et sa
proximité en fonction de l’importance de son utilisabilité. Pour préciser la proximité du
Dasein, appelé aussi l’être-dans-l’espace, aux utils et montrer sa spatialité, il utilise le
terme de dé-loignement et d’aiguillage. Déloigner veut dire abolir le lointain, car le
Dasein rapproche de lui tous les étants en affectant à chacun une fonction. Aiguiller est
le besoin de rendre utile un objet, lui indiquer sa mission, définir sa direction, cerner son
utilité et l’affecter. De cet aiguillage naissent les directions, à gauche et à droite, qui
font partie de l’espace.
Le dé-loignement et l’aiguillage sont des caractères objectifs constitutifs qui concernent
la spatialité du Dasein, le seul à assumer, concevoir et réaliser sa rencontre avec le
monde et la fructifier par son impact direct ou indirect sur les choses et produire. Cette
rencontre s’exprime dans le travail.
L’installation signifie le fait de poser des objets dans des lieux précis pour revenir
dessus et les transformer. Ainsi, en étant spatial, le Dasein spatialise le monde et
organise les alentours pour en faire un ensemble articulé de choses étendues dans
l’espace qui serviront d’une façon ou d’une autre à tout ce qui vit, notamment l’homme.
Ses objets qui vont servir d’extension à ses membres, garantiront aussi l’extension de sa
liberté.
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 140.
251
Le Dasein avec tous ses noms utilise le monde avec tous ses constituants. Il profite ainsi
des utilisables, toutes sortes d’étants dans leur coexistence. La mondanéité, ancrée dans
l’existentialité du Dasein, est la possibilité pour l’homme de comprendre les signes que
lui envoient tous ces constituants du monde et qui lui serviront à se réaliser et se libérer.
En tant qu’être-au, il est essentiellement à dessein des autres, il va vers les étants et les
transforme pour améliorer sa condition, parce que le monde reste comme il est et les
étants là où ils sont. Ce faisant, il découvre sa mondéité qui transforme le monde en
source de découverte et de lumière qui le rapproche de l’être.
II. La parole et l’expression de l’être intérieur du Dasein
Le chemin est long pour parvenir à la source de lumière qui éclaire l’être. L’homme vit
ordinairement et le plus souvent en communauté où priment les règles de bien saillance
et le point de vue de la majorité. Certes, dans tous les cas, il apprivoise l’espace et
exploite les atouts du monde, mais c’est d’abord par obligation, ensuite pour son confort
et son bien-être matériel. Ce rapport au quotidien, Heidegger l’exprime globalement par
le « on » auquel le Dasein s’identifie le plus.
Mais il se distingue aussi des autres étants dans son rapport au monde, car il est le seul
étant qui peut dire « je », un sujet à la première personne dont il se réclame chaque fois
face à un milieu qui comporte tous les autres étants, en plus des traditions, des acquis
sociaux et beaucoup de contraintes qui lui imposent des comportements, des idées et des
convictions. C’est l’individuation, la première et la plus importante étape dans la
réalisation de soi que chaque individu vit, quelle que soit sa situation.
Beaucoup de travaux sont menés autour du « je », plusieurs disciplines scientifiques et
plusieurs philosophies en parlent. Pour cela, Heidegger propose de le reprendre à la
source, au-delà des explications diverses, pour permettre un accès direct et autonome au
problème. Pour l’analytique existentiale, le « je » constitue en permanence sa propre
découverte. C’est le « je », qui distingue le Dasein des autres individus et l’élève aux
252
termes d’«être-au-monde ». Heidegger cite William von Humboldt qui fait le lien entre
le Dasein de l’espace exprimé, en établissant le rapport entre les pronoms personnels et
les adverbes de lieu. Il parle de la correspondance entre « je » et « ici », « tu » et « là »,
« il » et « là-bas »1, démontrant que les lieux sont des caractères de spatialité originale
pour définir l’emplacement du Dasein. Il puise ainsi dans la grammaire un complément
d’informations pour aider à expliciter l’appartenance à l’espace.
En guise de définition, « je » permet d’identifier le Dasein par rapport aux autres
individus. Eux aussi sont des existentiaux avec qui il partage le monde commun
(Mitwelt), un monde de coexistence (Mit Dasein), alors que les choses sont des
catégories 2 . La rencontre avec les autres se définit par des actions immédiates,
élémentaires et parfois inconscientes, une coexistence au sein du monde ambiant qui ne
se laisse pas deviner à l’origine. En effet, plus qu’un simple « être-au-monde » le
Dasein est un « être-avec » qui suppose naturellement la présence des autres. Heidegger
montre cette coexistence à travers des exemples concrets dans des lieux où se fait la
rencontre et où le Dasein a ses repères, comme le travail, le quartier ou le magasin. Ces
rencontres ont bien sûr un impact sur la psychologie de l’individu, le fait d’être bien ou
ne pas être bien en découle.
Pendant ses cours, Heidegger passait énormément de temps à analyser, dans le détail, le
comportement de l’individu en société, au travail, dans le milieu familial, les rapports
sociaux, les rapports professionnels favorables et défavorables… Il explique dans Sein
und Zeit que pour le Dasein tout rapport est un souci mutuel qui se développe à partir de
« l’être-avec primitif », que présente l’homme dans ses rapports élémentaires. Ce
rapport inné et naturel est le seul qui va de Dasein à Dasein exprimant une relation
sincèrement humaine que Heidegger qualifie d’intropathie3. Même si une personne est
introspective, aime s’isoler, travaille seule, ne va pas vers les autres par timidité ou par
amour de la solitude, cela n’exclut pas son besoin naturel des autres. Le Dasein est dans
un rapport multiple aux autres, il rencontre ceux qui sont autour de lui, partage leurs
préoccupations au sein du monde ambiant et coexiste, de telle sorte que le regard porté
sur la coexistence revêt une portée ontologique. Mais le souci de la différence entre lui
1
- William von Humboldt : Les œuvres complètes, Berlin, Académie prussienne des sciences, T. VI, 1
section, p. 304-330, in : Sein und Zeit, p. 161.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 161.
3
- Ibid. 167.
ère
253
et les autres reste sous-jacent et s’exprime dans la distantialité, montrant un Dasein qui
veut se positionner par rapport aux autres dans un souci de compétition1 ou de désir de
la différence. Cette distantialité inhérente à l’être-avec montre que le Dasein se trouve
d’abord sous l’emprise des autres, même s’il veut être différent. Cette emprise se
remarque si peu parfois, au point que certains la reprennent à leur compte et se
l’approprient, mais elle peut être chez ceux qui ont un caractère singulier ou original
très handicapante, voire aliénante.
« Les autres », « l’être-avec », « l’être-en-compagnie »… sont des termes associés à des
situations qui préoccupent le Dasein, quoi que souvent, il les intègre et les laisse se
fondre en lui. Heidegger regroupe tous ces composants sous l’appellation du « on» ou le
« on-quotidien » qui accapare le monde ambiant du Dasein de façon imperceptible. Au
sein du « on » le Dasein vit, s’amuse, s’occupe et travaille. Il compare le « on » à un
dictateur qui lui prend tous ses désirs et ses tendances à être ou à faire quelque chose. Il
parle de « l’être-dans-la-moyenne » qui représente la généralité des gens, ceux qui se
ressemblent et s’apprécient, ceux qui s’inscrivent dans les limites jugées convenables,
au détriment des quelques individus qu’on déprécie comme les singuliers, les originaux,
les aventuriers… Dans les faits, le « on » se base sur le jugement des autres pour
pousser tout homme à être ordinaire, comme les autres, dans un monde sans secret, où
règne la conformité, révélant ainsi un Dasein dont les possibilités sont à l’égal de tous
les autres.
Pour Heidegger, les caractères d’être du « on-quotidien » sont la distantialité, l’êtredans-la-moyenne, l’égalisation, la publicité, la dispense d’être et la prévenance. C’est en
cela que l’homme trouve sa constance immédiate 2 . Il souligne que le « on » ne sera
jamais un sujet universel, même si sa présence est partout, car son rôle est d’être local
pour agir au plus près de chaque individu, sans pour autant être consacré à un seul cas.
C’est ce qui distingue une communauté d’une autre communauté.
Cet impact de l’environnement sur le Dasein est d’une importance capitale, le « on »
définit proprement ce que chaque individu veut être, ce qu’il veut faire de sa vie, il
l’oriente et donne un sens à sa réussite ou à son échec. Heidegger fait intervenir des
éléments pratiques du monde moderne pour montrer le poids du « on ». Il parle de la
1
- Ibid. p. 168.
2
- Ibid. p. 171.
254
publicité qui s’étend et augmente la « dictature du on », elle atteint tous les foyers et
favorise la société de consommation devenant ainsi source de vérité1.
Ce qui caractérise le « on » est l’irresponsabilité, ce qui le rend dangereusement
influent, puisque personne ne se cache derrière pour se porter garant des conséquences,
alors que chacun se sent directement interpelé sans se l’approprier vraiment. Partout
présent, il est sollicité pour toute forme de décision. Plus il s’étale sous les yeux, plus il
est insaisissable, tout en étant le sujet le plus réel de la quotidienneté. Le « on », qui se
porte au-devant de chaque décision, décharge à chaque fois le Dasein de sa
responsabilité dans sa quotidienneté et rend « personne » responsable de chaque acte
quotidien.
Après avoir mis en évidence les défaillances du quotidien, par un excès de dévaluation
du « on », Heidegger va essayer de lui redonner ses lettres de noblesse et rehausser sa
dignité. D’abord, le « on » est intimement présent dans la vie de chaque individu et
depuis toujours. C’est un phénomène original qui appartient à la constitution même du
Dasein2 qui se situe dans la phase intermédiaire pour la réalisation du Dasein. En effet,
le Dasein est jeté dans le monde commun tel qu’il se présente en moyenne, dans les
limites du « on », c’est lui qui lui apprend de quoi le monde se compose. C’est donc sa
première école et c’est dans son état de dispersion que le Dasein commence à
s’interroger, s’inquiéter, s’angoisser, se préoccuper, se retrouver et se prendre en main.
La réflexion n’a lieu que parce que le Dasein rencontre le « on » et tente de s’en
démarquer.
Heidegger utilise les termes de « soi-même », de « Dasein-quotidien » et de « nous-on »
pour renforcer l’influence du « on » sur laquelle il va asseoir une réflexion individuelle.
Le « nous-on » commence à chercher les signes de renvoi des éléments pour les
dissocier et les reconstruire selon sa compréhension, ce qui permet l’immersion dans le
monde ambiant. C’est ainsi que l’être-au-monde va passer du « nous-on » au « moi-je »
ou simplement au « je suis », que chacun de nous a tendance à employer au quotidien,
qui est le début de la construction de l’expression du « moi ».
1
- Ce genre de détails fait de Heidegger un visionnaire, quand on voit l’ampleur que la publicité occupe
dans la communication du monde.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 173.
255
Il est vrai que le Dasein demeure, la plupart du temps, rattaché au « on ». Mais quel que
soit le poids de l’aliénation ou sa forme, il y a toujours une tentative de se libérer pour
devenir soi-même, car se libérer de l’impact du « on » n’est pas un état d’exception où
le Dasein et le « on » se dissocient. Il s’agit d’une évolution régulière plus ou moins
lente, plus ou moins profonde, plus ou moins prononcée, une modification d’un état
existentiel du « on » vers un état existential essentiel par la confirmation du « je », où le
soi-même, que Heidegger appelle la « mêmeté », se dégageant de la multiplicité du vécu
pour accéder à l’identité du « je »1. Autrement dit, c’est à partir des faits quotidiens qu’il
rejette progressivement et au fil de sa vie, que le Dasein arrive à se construire sa propre
personnalité par la connaissance des choses, ce qui lui permet de dépasser les problèmes
de tous les jours et tendre vers des questions plus globales, et pourquoi pas la question
de l’être.
Le Dasein ne perd pas de vue sa quotidienneté, car la pensée élaborée ne consiste pas à
ignorer les problèmes de ce monde et s’inquiéter des questions abstraites. Il se
rapproche des réponses à ses questions, tout en reconsidérant le « on-quotidien » et en le
valorisant, car c’est dans le quotidien que la réflexion sur les existentiaux prend
naissance. « L’ouvertude », qui est une ouverture à dimension ontologique, permet à
chacun d’accéder au Dasein véritable avec des niveaux de conscience variables, car tous
les individus peuvent se poser des questions sur la façon dont les choses se font, mais
les manières possibles de dépasser la réflexion du quotidien pour une pensée plus
proche de la vérité n’est pas équitable. Rappelons que le Dasein ne fait qu’un avec le
« on » qui le tient, il est en son pouvoir. En tant qu’être-au-monde, c’est d’abord un
« être-jeté » dans les problèmes de tous les jours, ce sont les besoins, les envies et
l’image extérieure ou la publicité qui le préoccupent, le poussent à s’interroger et lui
proposent des solutions spécifiques 2 . En prenant en compte ces solutions, en les
réfléchissant autrement et en les réinterrogeant, il peut aspirer à l’authenticité.
Après avoir redonné le respect qui se doit au « on-quotidien » parce qu’aucun Dasein ne
peut évoluer en absence de la base du commun, Heidegger va utiliser la parole pour
revaloriser le « on dit » en particulier, car en bon pédagogue et en homme de plume, il
1
- Ibid.
2
- Ibid. p. 214.
256
ne peut se taire sur les faiblesses de la langue parlée ou écrite. Il commence par mettre
en exergue la parole et la communication que le Dasein quotidien utilise pour exprimer
sa façon d’entendre et d’expliciter sa coexistence en tant qu’être-avec et en tant qu’êtreau… qui est toujours en jeu. La parole sert à exprimer et à communiquer parce que les
choses se définissent avec des mots. Gadamer disait : « Il n’y a pas de chose là où
manque le mot1 ».
Elle est utilisée par le parlant qui n’est autre que l’être-dans-la-moyenne sur quoi tous
les individus sont relativement d’accord, sans qu’ils l’aient proprement inventée. C’est
dans cette parole commune à tous et cette préoccupation commune que se meut l’êtreen-compagnie.
Mais la façon de parler change en fonction des changements qui touchent la vie
quotidienne de la société et évolue d’un milieu à l’autre, d’une société à l’autre et d’une
époque à l’autre. Heidegger explique que le parlé authentique a perdu du terrain, il est
envahi par le discours oral et les redites des « on dit » et des « ça se dit » qui tiennent
lieu d’authenticité et de véridicité. Ce qui réduit terriblement le bien fondé du discours.
Ces imprécisions ont gagné les textes écrits par les expressions « c’est écrit » ou « il est
écrit que». Alors que l’écrit doit être fondé sur des fouilles scrupuleuses jusqu’à la
source, pour le distinguer du « ouï-dire ». Cette détérioration est causée par
l’ignorance2. Les « on dit » sont aussi une façon neutre de dire les choses qui rejette
l’appropriation, afin de se protéger contre l’échec.
Certes, nul ne peut se soustraire à la vulgarisation publique qui prédestine la personne à
cette façon commune de voir le monde, car il n’existe pas de Dasein vierge face à un
monde en soi, à découvrir de façon neutre. Même si tout Dasein a existentialement et
ontologiquement ses racines, il en est souvent coupé tout comme il est coupé des
rapports d’être primitifs originaux en tant que quelqu’un qui vit dans un monde et un
environnement présent. Mais d’autres constituants lui permettent de compenser cet
isolement. La parole est un déterminant qui accompagne la pensée de l’homme et sa
principale distinction par rapport au reste du monde, un existential fondamental qui
permet à l’être-au-monde d’élaborer une communication sur son environnement,
conduisant aux concepts du dire, du parler, de la langue et du signe. C’est un existential
1
- Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 35.
2
- Ibid. 214.
257
cooriginal, à l’instar de « la disponibilité », de « l’entendre », ou encore de l’intelligence
qui est articulée par elle. C’est un apriori qui est à la base de l’explicitation et de
l’énoncé, alors que l’intelligence est à base du sens qui est lui-même exprimé par la
parole. La communication de l’homme est un enchainement de paroles et de sens
articulés qui constituent un complexe signifiant. La parole s’articule sur tout ce qui est.
La complexité du monde en tant que telle, le Dasein lui-même et son intelligence
comprise en tant que telle, passe par les mots. Il n’existe pas de choses qui ne portent
pas de signifiant, tout comme il n’existe pas de mots qui ne répondent pas à un signifié.
La parole est constitutive du Dasein dans son existence.
Pour cerner le paysage lexical de la parole, Heidegger introduit les notions de langue et
d’expression. La langue est l’extériorisation orale de la parole. L’écoute et le silence
sont des possibilités de la langue parlée, car écouter c’est permettre à l’autre de parler
tout comme se taire est une abstention de la parole. Ce sont là deux phénomènes qui
éclairent la fonction de la parole pour exprimer l’existence.
L’intelligence de l’être-au-monde est un enchaînement et une construction qui se fait
dans et par le « parler» pour donner du sens à ce qui le préoccupe de ce qui l’entoure,
car parler c’est toujours « parler sur…» et à quelqu’un ou quelque chose. La parole est
une communication qui porte sur un thème et se soumet à des règles de grammaire
spécifiques, ce n’est pas un flot d’impressions inutiles, d’opinions toute faites ou de
banalités vécues, c’est la mise en commun d’une disponibilité partagée et de l’entente
que comporte l’être-avec1.
Toute parole qui communique sur quelque chose est une expression. L’ex-pression
suppose que quelque chose est mis hors de…, le fait de mettre en dehors, ou de faire
sortir quelque chose de… est une extériorisation d’une réalité interne à quelque chose
ou une réalité cachée. Le Dasein est un être intérieur qui extériorise une vérité sur le
monde ou sur lui-même en utilisant la parole, orale ou écrite. « Parler sur quelque
chose », c’est prononcer, avec des paroles explicites, des moments constitutifs qui
expriment un message oral ou écrit2.
1
- Ibid. p. 208.
2
- Ces éléments constituent le creuset des formations modernes notamment en Management de la
Communication en entreprise qui a pour effet de changer les rapports avec la hiérarchie, et pas
uniquement.
258
Mais plus qu’un simple fait d’extériorisation d’un état intérieur au monde ou au Dasein
lui-même, Heidegger attribue à la langue une essence qui assemble utilement
l’expression, la symbolique, l’énoncé et les sentiments, en plus des liens de familiarité
qui unissent la parole à l’entendre, à l’intelligence et bien sûr à l’écoute constitutive de
la parole. Pouvoir-écouter, s’intéresser à l’autre, tendre l’oreille, entendre ce qui est dit
par un auteur, est le premier caractère existential du Dasein 1 . La parole est le
soubassement ontologique existentiel de la langue et un caractère existential du Dasein.
Mais le fait de se taire est aussi un acte de parole intentionnel, car le silence est une
autre possibilité essentielle de la parole. Par le silence, on permet d’abord aux autres de
parler et on écoute pour signifier notre intérêt, comme on peut exprimer le rejet d’une
discussion inintelligente ou dépourvue de sens.
Heidegger rappelle que la dialectique ou l’herméneutique se base essentiellement sur la
parole qui définit l’homme comme animal rationnel c'est-à-dire qui s’exprime 2 ,
quelqu’un qui a la capacité de dévoiler le monde et se dévoiler lui-même. Les Grecs
n’avaient pas de mot pour dire langue, il n’y avait que la parole, mais le logos est vu
comme le fil conducteur pour construire l’énoncé 3, les formes et les éléments de la
parole.
Par la langue, l’être-au-monde se fait connaître et par la parole, le Dasein exprime le
monde qui l’entoure. Ce sont les premiers éléments qui fondent l’humain. Mais ce n’est
pas si simple : ce thème de la linguistique, de la littérature et de la psychologie reste
flou pour la philosophie. Sein und Zeit n’ouvre pas plus de débats sur les spécificités de
l’être de la langue.
Après la parole, Heidegger met en exergue l’expérience des sens qui représentent le
canal de la connaissance et propose à l’homme son premier contact direct avec les
étants dans le monde. Même si d’après Descartes, les sens ne sont pas toujours dignes
de confiance, ce sont tout de même eux qui rendent possibles les caractéristiques de la
1
- Cette déclaration a donné naissance à des écoles contradictoires en psychologie, notamment en
psychopédagogie, qui seront à l’origine de systèmes scolaires déterminants. En phénoménologie,
« l’écoute » est plus globale et plus phénoménale que la « perception » qui fera le thème de la
psychologie moderne (étude des sens - ouïe). In : Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.210.
2
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 212.
3
- L’énoncé est une des principales lignes directrices de la linguistique d’aujourd’hui.
259
connaissance et de l’apprentissage communes. La curiosité, une de ces caractéristiques,
est l’envie du Dasein de voir ou d’aller vers la rencontre du monde perçu 1. Aristote
commence le traité de la Métaphysique en disant : « Dans l’être de l’homme réside
essentiellement le souci de voir 2 .» C’est ce que Heidegger a appelé la visée ou la
clairière 3 , disant que la curiosité peut même être à l’origine de l’investigation
scientifique chez le Dasein qui est toujours à la recherche de la vérité de l’être de
l’étant. Cette thèse qui constitue le soubassement de la philosophie occidentale remonte
à Saint Augustin pour qui « La vue appartient proprement aux yeux. Mais nous
employons aussi ce mot pour tout autre sens, pour connaître… L’expérience des sens
est vécue comme le plaisir des yeux4.»
L’être-au-monde, qui ne fait qu’un avec le monde, est toujours préoccupé par la
recherche d’une bonne démarche pour dévoiler les choses qui lui semblent les plus
utiles à sa vie, les « utils » ou les « les utilisables ». Même si la préoccupation peut se
ralentir ou s’arrêter un temps, le Dasein se crée de nouvelles possibilités pour relancer
son désir de découvrir et aspirer à connaître autre chose de ce qui est inconnu.
L’inconnu, Heidegger l’appelle le « lointain », il le regarde comme un spectacle qui lui
permet de se dégager de ce qui est proche, soit le monde de tous les jours. C’est cette
dynamique de proche et de lointain qui accompagne l’être-jeté dans sa découverte du
monde que Heidegger nomme la « curiosité ».
Cependant, la curiosité qu’il emploie avec l’équivoque a aussi ses failles. Le curieux est
d’un caractère instable, il voltige d’un sujet à l’autre, cherche sans cesse la nouveauté et
se disperse, souvent sans ambition particulière, il ne s’arrête jamais sur un thème pour le
connaitre en profondeur. Il vit tout par rapport au monde ambiant, ne prend pas le temps
de contempler les choses, ne sait pas ce qui est accessible de ce qui ne l’est pas, ce qui
est audible et ce qui ne l’est pas, ce qui est visible et ce qui ne l’est pas. Il encourage le
regard superficiel, engendre des malentendus et étouffe les possibilités du Dasein qui
n’aspire pas au lointain, au difficile, au singulier ou à l’original.
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218.
2
- Aristote : Métaphysique, A 1, 980 a 21 ; in - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218.
3
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218.
4
- Saint Augustin : Confessions, I. X. ch. 35 ; in - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218.
260
Cet état où le Dasein quotidien est en proie à la curiosité du « on-dit », absorbé et perdu
dans les images passagères, confuses et superficielles du « on », Heidegger le nomme le
« dévalement 1 ». L’individu dévale dans un monde impropre de déracinement et
d’inauthenticité. L’impropriété, le dévalement et l’inauthenticité ne signifient pas que le
Dasein n’est plus un être-au-monde, il n’est pas une déchéance de son monde originel,
mais il est tellement accaparé par ce monde et par la coexistence avec les autres dans le
« on », qu’il n’arrive pas à émerger, sa déperdition dans le superficiel ne lui laisse pas le
temps de penser à ce qui est originel et authentique.
Mais même si ces éléments constitutifs du « on » qui sont le dévalement, l’être-jeté, le
« on-dit » et la curiosité peuvent à l’origine recouvrir l’être véritable, le Dasein n’arrête
pas là le processus de découverte. C’est vrai qu’il lui arrive de penser qu’il connait tout,
lorsque le « on-dit » fait lui découvrir son être ententif à l’égard du monde, des autres et
de lui-même et la curiosité attire son regard sur les particularités et les singularités 2. En
réalité, il connait un peu sur tout, car son attention est éparpillée et son regard prolongé
font que « l’être-au » est partout et nulle part à la fois, dans un état impropre de la
connaissance. Pour en sortir, le Dasein doit maintenir ou rétablir la relation aux origines
en s’interrogeant sur ce qui est véritable et qui consiste à penser la chose, il ne doit pas
s’éparpiller et voltiger par-dessus tous les thèmes en même temps, comme il doit éviter
la tentation, car le Dasein est curieux alors que l’être-au-monde est en lui-même un
tentateur3. Il faut donc raisonner ces deux aspects de l’homme pour pouvoir avancer
dans le monde de la découverte.
Le problème est qu’avec les « on-dit », l’équivoque, l’illusion d’avoir tout vu et d’avoir
tout compris, le Dasein a la prétention de tout savoir et tout avoir, la sécurité,
l’authenticité et la plénitude de toutes les possibilités de son être. Dans ce cas, le
véritable « entendre » s’éloigne. Ceci tranquillise d’ailleurs le Dasein quotidien, rassure
l’être-au-monde et le pousse à dévaler dans une aliénation qui l’enferme toujours un
peu plus dans son impropriété jusqu’à ce qu’il s’empêtre lui-même, provoquant à
l’intérieur de son être un tourbillon d’enfermement, qui entravera son retour sur le
chemin du savoir puisqu’il est convaincu qu’il sait.
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 225.
2
- Ibid. p. 224.
3
- Ibid. p. 224.
261
Pour pouvoir avancer avec le Dasein sur le chemin de la connaissance, il faut d’abord
mettre en évidence, sous ses yeux, le dévalement, la tentation, l’aliénation, l’impropriété
et la tranquillité apparente. Quand le Dasein réalise qu’il ne sait pas, qu’’il est entouré
d’un monde qui lui présente des facilités et de fausses apparences, que la vérité est plus
difficile à acquérir que les déclarations de simples « on-dit », son regard commence
alors à accrocher les choses, allant vers l’analyse profonde de chacune. A ce niveau, la
curiosité se transforme en chemin de connaissance et les caractères d’aliénation en
pistes de savoir, lui permettant de mettre en place sa constitution existentiale sur un
parterre de phénomènes du monde afin d’aborder l’interprétation de son être pour aller
vers l’être en général. Les phénomènes du monde sont toutes les choses qu’il ignore et
qu’il est tenu de connaitre parce qu’ils concernent directement l’être. C’est ainsi que ces
caractères peuvent devenir des caractères authentiques et ontologiques1.
De la simple curiosité à la découverte de l’être, le chemin vers la connaissance est long.
On peut considérer que ces étapes d’impropriété sont des tâtonnements qui permettent
au Dasein de se frayer un chemin vers sa propre réalisation, malgré les tiraillements de
son quotidien. En tant qu’être-au-monde, il est « entier », dans le sens où il regroupe
l’être-avec, l’être-après, l’être-en-compagnie, l’être-en-dévale et l’être-jeté. Il est aussi
constamment un projet de fait, toujours prêt à rebondir. Certes, l’entièreté ne peut pas
être atteinte simplement par une construction assemblant des éléments du monde de
façon éparpillée, car l’interprétation ou la compréhension du Dasein ne consiste pas à
cumuler, en mettant bout à bout, ce qui a été acquis jusque-là. Il lui faut un regard
global sur sa vie pour voir comment les choses y sont structurées, d’autant qu’il a
tendance à dissocier les choses, manquant de fil conducteur entre les éléments perçus
dans son vécu, alors qu'elles peuvent être liées entre elles et interdépendantes. Ce qui
retarde l’analyse ontologique et la possibilité de donner un sens commun et une
convergence. C’est une question d’entendement qui oblige le Dasein à se découvrir à
lui-même.
Mais vouloir interpréter le monde, écouter et regarder les événements quotidiens
simplement ne suffit pas à découvrir l’être. La connaissance, qui se définit comme
l’ultime mission de l’homme, est un chemin épineux et angoissant.
1
- Ibid. p. 228.
262
III. Le souci et l’angoisse dans la vie du Dasein
Face aux problèmes de tous les jours, le Dasein ne reste pas indifférent, même si la
vérité philosophique se conçoit souvent à l’encontre de ce qui est attendu du « on
quotidien » ou de l’homme ordinaire. Sur le chemin de la connaissance, la découverte
des choses lui fait peur et l’angoisse. Pour cela, Heidegger a mis en exergue deux
caractères de l’homme, qui lui semblent importants, quand il va à la découverte de luimême et du monde : l’angoisse et le souci.
Il arrive un moment où l’homme remet en cause le quotidien et la connaissance
ordinaire et veut aller vers la découverte du monde en profondeur. Ce qui attise sa
curiosité et anime son désir de connaitre. Mais il fait face à la peur de l’inconnu et de
l’incompris et angoisse à l’idée que son espace vital lui soit en réalité étranger.
Certes, l'angoisse diffère de la peur. L’individu a généralement peur de quelque chose
de précis, comme la peur du noir ou des lieux fermés comme la cage d’ascenseur. Mais
l’objet de l’angoisse est indéterminé, du simple rêve dont on ne connait la signification
et qu’on ne peut arrêter, à la peur de l’avenir, de l’autre monde, de l’inconnu. Tant de
thème qui risquent de faire écrouler le monde de la personne qui préfère prendre abri
sous les explications rassurantes et toutes faites de la métaphysique et même de la
science1. Dans son style Heidegger, va s’inquiéter de l’angoisse qui se manifeste au
Dasein comme une condition nécessaire à la connaissance et à la liberté2. Pour avancer,
il tente de dissocier les différents phénomènes qui constituent la psychologie de
l’homme et de les analyser séparément, sans les prioriser.
Il s’interroge sur la peur et ses différentes facettes, il cherche une explication possible
au fond du Dasein, en interpelant son affect, cette partie qui construit sa psychologie et
qui est en connexion permanente avec le monde. Le Dasein a en effet besoin d’un mode
de compréhension et d’une manière de discerner les choses, de sorte à pouvoir
comprendre ses propres états. Il est difficile de se convaincre d’une explication
rationnelle devant des sensations confuses et difficilement dissociables pour les
1
2
- Marlène Zarader : Lire « Etre et temps » de Heidegger, Vrin, Paris, 2012, p. 330.
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 188.
263
assimiler et leur faire face, en plus des envies, des penchants et des appétits qui
dépassent ses capacités et ses moyens, et qui s’identifient à lui.
Il propose de regarder séparément, au moins du point de vue méthodologique, le
phénomène du souci permanent et élémentaire qui accompagne l’homme dans son accès
au monde ambiant, ce qui le situe dans l’interprétation ontologique, et le phénomène de
l’angoisse qui sévit en lui et devient évident face à ses inquiétudes et ses
incompréhensions.
Le souci fait partie de la vie de l’homme. Comme thème de réflexion, il est posé depuis
la Grèce antique. Parmi les pouvoirs qu’on attribuait à Bacchus, le plus glorieux sans
doute était qu’il dissipait les soucis, les inquiétudes et les peines1.
Le souci regroupe plusieurs états du Dasein. Il y a d’abord les soucis de banalité qui ne
surprennent pas, et dont l’individu se préoccupe grandement et journellement, dans les
limites des préoccupations de l’«être-en-compagnie2». Il y a aussi le « souci mutuel »
qui est le fait de s’inquiéter des problèmes de l’autre, par altruisme ou parce qu’il
permet au Dasein de voir clair dans son propre souci à travers les soucis des autres. Ce
n’est pas tout-à-fait le souci existentiel, mais n’en est pas totalement étranger non plus,
car l’altérité est une des caractéristiques humaines fondamentales. Le rapport entre le
souci mutuel et l’être-en-compagnie crée une certaine symbiose et un intérêt commun
qui permet aux hommes de se rassembler autour de préoccupations communes et de
s’engager sur des causes communes, petites ou grandes, à court ou à long terme, en
fonction du projet. Ce qui installe l’homme dans des tâches, des opérations et des
travaux communautaires. Mais même s’il se soucie pour l’autre, le Dasein reste tout de
même sur ses gardes et une sorte de méfiance reste présente en arrière-plan dans ses
rapports à autrui3.
Le philosophe commence par interroger le souci, avec l’idée de le positiver, comme il a
procédé pour le « on-quotidien ». Il choisit les notions de « vouloir » et « avoir envie »
en rapport avec le souci, parce que l’homme est toujours en situation de vouloir ou
d’avoir envie de quelque chose. Mais quand un vouloir quelque chose n’aboutit pas, il
risque de se transformer en frustration et d’obturer les possibilités de l’homme.
1
- Érasme : Éloge de la folie, 1509, Traduction de Thibault de Laveaux, 1780, p. 32.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 164.
3
- Ibid. p. 164/165.
264
L’envie se constate surtout chez le Dasein en dévale ou chez l’être-jeté qui sont, pour
des raisons différentes, sur la pente du penchant, dans le sens où ils se laissent aller à
leurs désirs et risquent même de mettre en œuvre toutes les possibilités pour les réaliser.
Ceci peut modifier la structure du souci qui tourne à l’obsession. Dans ces deux cas, le
Dasein est en situation d’appétit de vivre, il est sur la pente de l’impulsion instinctive,
ce qui peut altérer ses possibilités et ses capacités de juger ou de penser. Pour cela,
Heidegger va introduire la notion de « l’être-déjà-après », qui exprime la volonté et la
possibilité de « revenir » sur quelque chose, comme le fait de revenir sur une envie.
En réalité, le Dasein est souvent tiraillé par « l’envie de » et « le souci de ne pas ». Il
veut réaliser ses désirs, répondre à ses penchants, vivre pleinement, mais il est retenu
par le souci de faire trop ou pas assez. L’envie et le souci sont les deux versants opposés
de la même situation et il est toujours difficile de tracer une limite entre le désir de faire
et le souci d’en faire trop, c’est le combat entre la norme et l’exagération dans l’envie
ou dans le souci.
Mais le Dasein en général n’est jamais pur appétit1. L’envie peut être à l’origine de la
libération du souci, pour raisonner l’acte du Dasein et lui tracer des limites. Ce qui veut
dire que le souci est libérateur, il tend toujours déjà à libérer le Dasein de ses appétits.
Dans chaque penchant, le souci est toujours-déjà-engagé pour freiner les envies de
l’homme et le risque d’exagération. Une belle image de lutte entre le cœur et la raison.
Au-delà des envies du quotidien, la relation entre le Dasein et le souci reste une relation
intime qui caractérise tous ses choix et ses prises de décisions. Pour monter cette
indissociabilité, Heidegger nous rappelle un vieux conte grec : « Un jour qu’il traversait
un fleuve, le souci vit de la terre glaise : il en prit, en songeant, un morceau et se mit à le
modeler. Tandis qu’il est tout à la pensée de ce qu’il avait créé, survient Jupiter. Le
souci le prie d’insuffler l’esprit au morceau de glaise ainsi modelé. Jupiter l’accorde
volontiers. Mais le souci voulant alors attribuer son nom à la statue, Jupiter s’y opposa
et réclama qu’elle portât le sien. Tandis que le souci et Jupiter se disputaient pour le
nom, la Terre (Tellus) se souleva à son tour et exprima le désir que la statue reçoive son
nom : c’est quand même elle qui l’avait dotée de la matière de son corps. Les parties en
1
- ibid. p. 240.
265
présence en appelèrent à l’arbitrage de Saturne. Et Saturne rendit la décision suivante
qui leur sembla équitable : « Toi, Jupiter puisque tu lui as donné l’esprit, c’est l’esprit
que tu auras à sa mort. Toi, la Terre, puisque tu lui as donné corps, c’est le corps que tu
recevras. Mais, parce que le souci a tout d’abord modelé cet être, qu’il le possède tant
qu’il sera en vie. Quant au nom, puisque c’est pour lui qu’il-y-a litige, qu’il s’appelle
« homo » car il a été fait avec de l’humus1. »
Ce témoignage admet deux points essentiels :
1) L’homme est souci car le souci est dans sa structure, son origine, il a prise sur lui et
ne le lâchera pas, sa vie durant. Il est ce dont il est fait, sa nature. Le devenir ou
l’accomplissement de l’homme se construit sur la performance du souci.
2) L’homme est duel, corps et esprit.
Cette explication laisse cependant sous silence un élément original qui a motivé la
décision de Saturne et commande d’un bout à l’autre le déroulement de l’existence :
c’est le temps.
Le débat autour du souci n’est pas une nouveauté. On le retrouve chez les stoïciens et
dans le Nouveau Testament. Sénèque, dans sa dernière lettre2 dit : « parmi les quatre
natures existantes (arbre, animal, homme, dieu), les deux dernières, les seules à être
douées de raison, se distinguent en ce que dieu est immortel et l’homme mortel, donc
temporel. Or, chez eux, le bien parachève la nature de l’un, à savoir dieu ; chez l’autre,
l’homme, c’est le souci qu’on retrouve dans la préoccupation de l’être-jeté3. »
Penchant et appétit sont des possibilités qui ont leurs racines dans l’être-jeté du Dasein,
alors que le souci est un phénomène ontologique existential qui contribue à libérer le
Dasein du penchant et de l’appétit. Mais la structure du souci est si complexe qu’elle ne
peut être rattachée à une base ontique. Il fait partie intégrante de l’être du Dasein et
l’accompagne dans sa prise de conscience par rapport aux phénomènes de l’espace et du
temps depuis l’origine. Il est donc originel.
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 248. Tiré du Poème de Herder : Souci, soin et solitude : « L’enfant
de souci » (Suphan, 1975), traduction française dans : Recueil 3, éditions, Paris, Champ Vallon
Seyssel, 1986, p. 17.
2
- Sénèque : Lettres à Lucilius (Epistulae morales ad Lucilium), 124 ; in : Sein und Zeit: p. 249.
3
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 249.
266
Heidegger présente aussi l’angoisse, un état du Dasein qui se vit en étroite relation avec
les questions de l’existence et surtout celle de la mort. Elle se présente comme une vraie
source d'authenticité qui transporte l’homme vers tout ce qui est possible, plaçant le
Dasein face à ses possibilités les plus propres. Mais avant de parvenir à un tel état
d’authenticité, elle transpose le Dasein dans des situations d’instabilité et de recherche
de soi très profondes.
L’angoisse se fonde sur le passé et se fixe dans l'avoir-été, c’est l’angoisse du mystère
des origines, un passé qui regroupe le vécu non compris du Dasein renforçant l’idée
d'être-jeté, parce que l’homme vient de quelque part, mais il ne sait pas d’où
exactement1. C’est aussi une angoisse de l’avenir, car l’homme n’est pas en stagnation,
il avance inévitablement et malgré lui vers quelque chose qui n’est pas certain, qu’il
assume plus ou moins, d’autant qu’il ne peut refuser d’avancer, même s’il peut parfois
avoir à choisir parmi des perspectives futures. Heidegger appelle ça la certitude de
l'être-résolu qui va vers un avenir non maitrisé. Tout cela angoisse : s’angoisser c’est
chercher à comprendre ces deux contraintes majeures et à s’en libérer.
L’angoisse n’est pas un terme d’invention heideggérienne, elle regroupe plusieurs sens
et définitions et a été traitée par plusieurs philosophes et hommes de science, de Saint
Augustin à Freud en passant par Pascal, Kierkegaard, Jaspers et Sartre.
Son pôle d’intérêt relève plus de la psychologie, qui en fait un état du pathos. Mais ce
n’est pas l’aspect que le philosophe met en exergue, même si souvent il est difficile de
distinguer l’angoissé existentiel de l’angoissé clinique. En effet, au-delà de l’acte de
philosopher certains penseurs, philosophes ou mystiques atteignent de vrais degrés de
folie.
L’aspect de l’angoisse qui intéresse Heidegger et avec lui bon nombre de philosophes,
c’est l’angoisse comme phénomène humain universel qui plonge ses racines dans la
question de l’être, ne pouvant répondre aux questions classiques de la vie, la mort, les
origines, l’éternité et le néant.
1
- Ibid. p. 343.
267
C’est en 1929, que Heidegger a introduit dans sa pensée le concept d’« angoisse
originaire » ou « angoisse existentiale » comme un événement de l'être lui-même 1 .
Nietzsche souligne une angoisse humaine qui résulte de la dualité du corps et de l’âme.
Heidegger a solutionné ce problème en rejetant cette descension, mais l’homme n’est
pas pour autant guéri de son angoisse qu’il installe dans des rapports interactifs avec
« le rien », « la fin » ou le « néant », mettant en relief des formes de comportement
d’angoisse devant des situations négatives. En réalité, ce « pouvoir de négation » a
toujours existé dans l'homme, il révèle des peurs qu’il ne maitrise pas face à l’inconnu,
notamment la mort, il confronte en permanence sa capacité de s’affirmer, face à luimême, qu’il appelle « mienneté2 ».
D’après Heidegger, le traitement des questions relatives à l’homme entretenues par la
métaphysique sont, à l’origine, une source d’angoisse. L'étonnement, dont résulte la
question du « pourquoi ? », apparait comme une dérivée de l'angoisse originaire face à
l’étrangeté de l'étant alors qu’elle était source de bonheur et origine de dévoilement
philosophique dans la pensée présocratique. Dans la postface de 1953 (des trois
volumes sur la Qu’est-ce que la métaphysique), Heidegger modère ses propos et
présente l'angoisse comme une essence naturellement existante dans l’homme, parce
qu'elle vient de l'être qui se manifeste en sa pure différence avec l'étant. L'être, dit-il,
nous destine « le rien »... Le sens de l'angoisse est d'opérer instantanément la séparation
d'avec l'étant, si difficile pour la pensée. L'angoisse conduit l'homme à penser l'être,
c’est dans le rien que l'homme doit éprouver l'être3.
Qu'est-ce que la métaphysique ? est un livre qui a bouleversé la pensée heideggérienne,
c’est là que le glissement de la phénoménologie vers l’ontologie a été opéré. Ce livre
expose la pesante signification du « néantir », qui veut dire « aller vers le rien », qui
survient dans l'être de l'étant, donnant plus de poids au « néant » comme source
d’angoisse, réduisant aussi considérablement le rôle de l'être-résolu qui, sans ça, pouvait
aller de l’avant4. L'angoisse originaire révèle le « rien » qui devient pour le Dasein la
seule possibilité qui vient de l'être, elle ne met plus l’homme sur le chemin d'une auto1
- Martin Heidegger : Qu'est-ce que la métaphysique ? Ce terme apparaît dans la postface de 1934.
2
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 294 (mieux exprimé dans la traduction Martineau, p. 194).
3
- Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 304.
4
- Ibid. p. 114
268
possibilisation authentique, au contraire elle freine son accès vers les facultés
transcendantales que la métaphysique lui promettait 1 . Une telle déclaration est une
profonde source de désespoir qu’il est difficile de dépasser. A tel point que Heidegger
va vouloir revenir à un regard positif et optimiste de l'humain, qui est à chaque fois
l’ultime phase de son raisonnement, mais la tentative reste limitée. Entre les années
quarante et les années cinquante, l’homme tel que le présente la pensée heideggérienne,
est rongé par l’angoisse et aura perdu une bonne part de ses aspirations et de ses espoirs.
Dans tous les cas, l'angoisse est originaire, elle sommeille dans l’homme comme une
texture de fond, toujours présente, même dans une activité visiblement paisible. Elle
n'est pas relative à une crise ou une situation de choix ou d'incertitude, elle se tient à
coté de la peur dans une alliance secrète avec la sérénité et la douceur apparente de
l'aspiration créatrice2. L'angoisse habite l'acte de créer parce que le créateur avance dans
ce qui n'est pas dit, fait irruption dans ce qui n'est pas pensé3 et nul ne peut créer sans
rencontrer le rien et le néant qui sont fondateurs. C'est l'angoisse qui donne au créateur
sa possibilité de création et sa capacité créative, lui permettant de tirer quelque chose du
néant.
La mort est l’axe autour duquel tourne l’angoisse qui appréhende le rien, la fin, et
pousse l’homme à travailler pour améliorer son vécu certes, mais aussi et surtout pour
repousser les limites de la mort.
S’interrogeant sur ce qui angoisse vraiment l’homme, Heidegger indique que les
questions sans réponse, l’ignorance, le flou, l’inconnu ou le mystère sont des sources
d’angoisse, c’est le permanent « ne...pas » qui accompagne les réponses à ce genre de
questions, qui met l’homme devant l’évidence de ne pouvoir nier que le rien soit
possible. Devant le rien, le Dasein se retrouve dépouillé de tout, notamment de sa
liberté et du libre usage de ses facultés transcendantales, ce qui l'empêche d'exprimer sa
liberté, dans le sens où il ne peut se désengager de ce qui l’entoure comme l'étant et le
monde ambiant.
1
- Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 84.
2
- Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 117.
3
- Ibid. p. 167.
269
Cette idée qui emprisonne l’homme dans un état d’angoisse a fait référence et a donné
lieu à des avis divergents. S’opposant à Heidegger, Sartre identifie la conscience à la
"néantisation" et fait de l'acte de créer un acte de libération, autant que l'acte
d'engagement1.
Pour Heidegger, les individus vivent un destin et une finitisation (le fait d'aller vers une
fin) qui leur refusent leur liberté, ce qui creuse en eux un abîme. Mais il s’agit là de
destin individuel et de liberté de personnes. La finitude qui caractérise le Dasein
authentique ou le Dasein en général exprimé dans Sein und Zeit est tout autre. C’est une
finitude qui tend vers une dimension de liberté, car la liberté est déjà en l’homme, sans
« la tendance de libération2 » que Sartre fera valoir, car choisir de se libérer c’est déjà
être libre. Heidegger installe ainsi la liberté dans le Dasein, mettant en veille la tendance
à vouloir se libérer, c'est-à-dire le fait de passer à l’acte pour améliorer son avenir 3. Si
cette mise à l’écart est intentionnelle, elle sème le doute sur la définition même du
Dasein tel qu’il le propose : il est abstrait, même si les exemples concrets autour de lui
sont nombreux, un peu au-dessus de l’homme, à l’image de Zarathoustra. Mais vers la
fin de sa vie, Heidegger va généraliser le Dasein à tous les hommes, parfois même le
sens d’un peuple, comme il le présente dans Approche de Hölderlin.
De toute façon, avant de parvenir à l’acte créateur ou libérateur, l’homme traverse un
long chemin de solitude qui lui permet d’apprivoiser l’angoisse et de la faire sienne.
Face au dévalement, Heidegger part de notions de disponibilité et d’entendement qui
sont des possibilités du Dasein, pour présenter l’angoisse comme une possibilité, car le
Dasein est devant deux perspectives, suivre le « on » et fuir devant soi-même ou être
toujours en proie à l’angoisse, pour se libérer de l’ignorance.
L’expression « fuir devant soi-même » n’est pas suffisante pour expliquer ce
comportement récurent chez l’homme, car la raison de la fuite reste non identifiée et
l’être-soi-même est souvent bloqué, voire refoulé, ce qui empêche le Dasein de se
1
- M. Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 85.
2
- M. Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 117.
3
- Ce thème de liberté et de libération a aussi fait référence, engendrant des philosophies nouvelles
comme « le personnalisme » : un courant d'idées fondé par Emmanuel Mounier recherchant une
troisième voie humaniste entre le capitalisme libéral et le marxisme. C’est une philosophie éthique
dont la valeur fondamentale est le respect de la personne. Son principe moral fondamental peut se
formuler ainsi : «Une action est bonne dans la mesure où elle respecte la personne humaine et
contribue à son épanouissement ; dans le cas contraire, elle est mauvaise.»
270
réaliser ou de s’épanouir. Il faut prendre du recul pour comprendre ce que présente
l’ontique comme raison « de fuir devant soi-même », pour atteindre le devant-quoi de la
fuite, le saisir ontologiquement comme possibilité phénoménale et l’élever au niveau de
concept.
Pour comprendre ce qui peut faire fuir le Dasein, il faut analyser le phénomène de
« dévalement ». Il est clair que quelque chose d’inhérent au monde ambiant fait peur à
l’homme : mais s’agit-il d’une peur ou d’une angoisse ? Difficile de dissocier dans les
faits. Les deux phénomènes sont très proches, souvent indistincts et source d’amalgame.
Devant la peur de ce qu’il risque de découvrir, le Dasein peut fuir ou se retirer.
Heidegger explique que le divertissement inhérent au dévalement se fonde sur
l’angoisse qui rend possible la peur. Ce qui veut dire que le sentiment de l’inconnu qui
envahit l’individu face à ce qu’il ne comprend pas dans le monde le pousse à préférer
les explications toutes faites que le « on » lui présente et ne tente pas d’aller plus
loin. Le « devant-quoi » de l’angoisse est, à priori, le monde en tant que tel. Mais
qu’est-ce qui vient en premier, la peur ou l’angoisse ? La question des priorités est
délicate. Il est clair que s’angoisser diffère du fait de prendre peur. Cela suppose-t-il que
l’inconnu (le devant-quoi) provoque l’angoisse, et à partir de là l’homme prend peur ?
Rien n’est moins sûr, parce que le phénomène de la peur dans son intensité et son mode
d’expression diffère d’une personne à l’autre. Dans certaines situations, on peut
supposer l’existence d’une prédisposition à la peur qui devance l’angoisse, alors que
dans d’autres cas, on peut vivre des états d’angoisse précédant la peur ou carrément
indépendants de la peur. La distinction reste subtile, mais cohérente1. Le sujet est plus
du ressort de la psychologie.
Heidegger finit par présenter une angoisse différenciée qu’il va peu à peu détacher de la
peur pour en faire un phénomène existential. Une telle tentative d’interprétation est rare
et singulière, car elle est ontiquement toujours associée à la peur. Il met alors en
évidence une autre dimension pour rendre cette séparation possible, c’est la
« disponibilité », un terme assez méconnu en soi. Il va donc regrouper l’angoisse, la
disponibilité et l’existentialité pour leur donner un élan libérateur et émancipateur. C’est
1
- Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 236-237.
271
cela qui fait la singularité de l’interprétation heideggérienne par rapport aux anciens,
aux phénoménologues et aux existentialistes.
Revenons au début de son idée, du fait que l’angoisse est angoisse devant… ou angoisse
pour…, car le monde ne peut rien proposer. Cette angoisse isole la personne et la pousse
au retrait, à l’esseulement. Elle enlève à l’homme la possibilité de s’entendre avec le
monde et celle d’être en harmonie avec lui-même. Mais elle le découvre comme un êtredisponible et un être-possible, qui a des possibilités de progression, d’émancipation,
d’évolution, de choix1. Ce qui fait éclater en lui l’être-libre, avec la liberté de choisir, de
se choisir et de se saisir de soi-même, devenant propriétaire de son être comme
possibilité qu’il a toujours-déjà-été, un être auquel le Dasein est livré, en tant qu’êtreau-monde, ce pour quoi l’angoisse angoisse devient lui-même ce devant quoi elle
s’angoisse : l’être-au-monde. Si bien que s’angoisser devient source d’angoisse2. Ainsi,
avec l’angoisse qui angoisse le Dasein se fraye le chemin de la connaissance, de la
découverte, de la liberté.
Avant de parvenir à sa liberté, l’homme se sent d’abord seul, l’angoisse esseule. C’est
un solipsisme existentiel qui met le Dasein devant son monde et devant lui-même. Dans
l’angoisse, le Dasein se sent « étrangé3 », plongé dans le « rien » et le « nulle-part » et
chassé de chez-soi4. Ceci caractérise son quotidien. Cette étrangeté, qui le rend étranger
à un monde qu’il ne comprend plus, le « pas-chez-soi », équivalent du « ne-pas », doit
se concevoir sur le plan ontologique existential comme un phénomène original.
S’angoisser, en tant que possibilité, est pour Heidegger une manière d’être de l’être-aumonde qui va vers la redécouverte de son monde. Le devant-quoi de l’angoisse est
l’être-au-monde-jeté. Le pour-quoi de l’angoisse est le pouvoir-être-au-monde
réellement. A travers le phénomène de l’angoisse, le Dasein se mesure à chaque fois à
une possibilité d’être lui-même. C’est ce qui le caractérise en tant qu’être-au-monde qui
ne peut compter que sur lui-même.
1
- C’est cette ouverture qui distingue les philosophes de l’existence des nihilistes.
2
- Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 237.
3
- Le traducteur a préféré cette transcription à celle de « étranger » pour montrer l’excès de passivité de
cette situation ; in - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 238.
4
- Rappelons que le Dasein qui était « être-au-monde » a été défini comme « habitant le monde ».
272
Ainsi, même si elle alourdit les destins individuels qui lui préfèrent l’aliénation,
l’angoisse reste pour le Dasein en général un acte créateur et libérateur. C’est le chemin
obligatoire pour qu’il se réalise et découvre le monde. Cette interprétation prépare à la
problématique de l’ontologie fondamentale : la question du sens de l’être en général à
travers la question de l’être de l’homme reste dans le contexte nécessaire de l’être-aumonde.
IV. La conscience morale et la responsabilisation du Dasein
Nous avons rencontré en début la notion de « conscience » très liée à la
phénoménologie qu’Husserl utilise pour parler de la conscience de quelque chose. La
conscience morale est différente, elle concerne les conséquences du comportement
humain individuel et l’évaluation de ses résultats. L’homme qui se comporte de façon
conforme à ce que la société désire ne craint pas d’être en désaccord avec son
environnement, mais il n’est pas tout à fait maitre de lui. Le « on-quotidien » est, certes,
rassurant pour des comportements socialement corrects, mais il ne garantit pas la liberté
de l’individu qui ne fait pas appel à son moi-intérieur dans sa prise de décision1. Alors
que celui qui se sent maitre de ses actes est loin de satisfaire l’opinion et d’avoir le
consensus sur les conséquences de ses comportements. Pour cela, Heidegger propose
une troisième voie qui donne la possibilité de choisir tout en étant soi-même et en
restant en accord avec la société, c’est la « voix de la conscience », qui n’est ni
théologique ni moralisante, elle vient de l’intérieur du Dasein et n’engage que sa
capacité de jugement et sa connaissance des choses. Le tout est de veiller à ce que ses
choix personnels et libres ne portent pas atteinte à la bonne entente et ne débordent pas
sur la sécurité et les règles de son environnement humain et non-humain.
Les limites entre les conséquences d’un acte défini par la communauté et la conscience
individuelle interpellent Heidegger, car il a le souci de préserver la liberté du Dasein de
décider de ses gestes, tout en étant conscient qu’il doit continuer à agir de façon correcte
1
- Jean Greisch : « Ontologie et temporalité : Esquisse systématique d'une interprétation intégrale de
Sein und Zeit », Paris, PUF, 1994, p. 284.
273
et acceptable avec le monde extérieur, pour que le Dasein puisse continuer à vivre en
société. Il ne s’agit pas ici de « la conscience de quelque chose » qui représente un pas
décisif dans la théorie de la connaissance, ni du rôle de la conscience éthique qui
s’inspire du monde extérieur, prôné par Kant et Rousseau. La voix de la conscience
morale se situe un peu entre les deux mondes (extérieur et intérieur), elle se présente
comme une sorte d’équilibre qui fait le lien entre le « on-quotidien» et le propre moi de
l’individu. Elle définit l’orientation du comportement du Dasein dans sa compréhension
du monde et évalue ses agissements et son impact sur lui.
Le Dasein est complexe, la disponibilité, l’entendre, le dévalement et la parole, tout ce
que compte son monde intérieur contribue dans sa découverte du monde extérieur. Il
passe de l’ontique à l’ontologique, de l’inauthentique à l’authentique, et exprime ses
peurs par le souci et l’angoisse. Heidegger utilise alors la notion de conscience morale
comme un mode d’expression intérieure qui cherche les équilibres et installe des limites
aux paradoxes que l’homme vit de sorte à ce qu’il se maintienne en un juste milieu entre
ce que propose le monde comme source de désirs et d’envies et ce que sa volonté ou son
être intérieur dresse comme limites pour ne pas perdre pied.
Etant dans la possibilité d’être son « là », le Dasein s’est découvert son pouvoir-être à
partir de sa préoccupation du monde. Il ne s’accommode pas des explications publiques
du « on » qui risquent de le perdre et sait où il en est et comment il se projette sur ses
propres possibilités. C’est à ce niveau que Heidegger introduit la notion de « conscience
morale », pour orienter ou réorienter l’influence du « on », invitant le Dasein à écouter
réellement son appel intérieur.
Pour mettre en évidence le rôle de la conscience morale dans le comportement humain,
il utilise un lexique d’oralité comme « appeler », « s’exprimer », « s’écrier »…, des
modes qui articulent aussi l’intelligence. Pourtant, la conscience morale est un appel
sans voix, elle n’use pas d’émission externe, elle consiste à attirer l’attention sur les
conséquences éventuelles, une entente interne qui peut mener à un éveil, on dit alors
qu’on a entendu l’appel de la conscience. Mais c’est un appel qui n’est pas dans
l’intonation, c’est plutôt une parole intérieure au Dasein comme l’entendement, le
sentiment, la volonté, voire la combinaison de tout cela. Par l’appel de la conscience, le
Dasein s’entend intérieurement et se parle aussi, de façon à se convaincre, il s’éloigne
des directives du « on » sans aller à l’encontre du commun. Il s’éloigne de l’être public,
274
remet en cause le « nous-on », pour parvenir à un état qui s’adresse directement à son
état intérieur, sans qu’il se le mette en situation d’isolement par rapport à son monde. Il
veille à ce que le quotidien n’ait pas le dessus dans ses prises de décisions, ce qui rend
la situation très délicate, parce que d’une part comment savoir séparer le bien du mal et
le bon du mauvais en l’absence de l’expérience des autres, d’autre part le Dasein est un
tout et séparer ce qui relève du « on » de ce qui relève du « là » n’est pas simple.
Dans un monologue intérieur sans voix et sans mots, l’appel de la conscience morale
convoque le Dasein à discuter avec son propre moi. Il l’interpelle, le persuade sans pour
autant glisser dans l’obligation, les méprises ou le flou de l’incertitude. C’est ce qui lui
permet, à chaque fois qu’il fait face à un choix, de s’interroger sur la voie à suivre.
Dans les faits, c’est par la conscience morale que Heidegger donne au Dasein les
moyens qui l’empêchent de se perdre dans le « on ». Mais elle n’a ni nom, ni origine, ni
autorité et paraît étrangère au quotidien familier du Dasein et à tout ce qui constitue le
«on». Pourtant ce qui est à l’origine de l’appel, qu’il soit indéterminé, qu’il refuse de
s’identifier ou que l’on débatte de lui, est tout de même la position ferme d’un Dasein
qui s’assume face à une moralité toute faite qui a aussi ses indicateurs, ses mises en
garde et son impact sur lui.
La conscience morale se confond avec l’écoute du Dasein, jusqu’à dire qu’il s’appelle
lui-même. Mais on ne peut la confondre, même si le lien existe, entre elle et le souci qui
empêche le Dasein de courir après les envies ou sombrer dans les penchants. Tout
comme il faut la distinguer de l’angoisse, même si le choix de la conscience morale,
avant d’être ferme, soumet l’homme à des angoisses et des peurs de devoir choisir,
parfois contre le gré de tous. Par ailleurs, la société n’est pas dans l’immoralité, il y a
une morale sociale qui ne s’identifie à personne, qui est érigée en modes d’éducation
dans les écoles, à la maison, dans la rue et les lieux publics, que le Dasein suit
spontanément et inconsciemment jusqu’à appliquer ses choix comme s’ils émanaient de
lui. Et enfin, l’individu n’est pas immoral non plus, il y a toujours des cas de mauvaise
conscience qui font que chacun peut hésiter à agir d’une façon qui lui semblerait
inconvenante, ou pire encore il peut regretter d’avoir commis un acte incorrect. Ce qui
mène souvent au remord, qui est aussi une conséquence à distinguer de la conscience
morale en tant qu’appel.
275
Pour Heidegger, la conscience morale n’est ni le souci ni l’angoisse ni la morale
commune ni la mauvaise conscience, elle est autre chose que la voix du « on » et peut
même être identifiée simplement à la voix du Dasein. Même si, effectivement, cet appel
subjectif et sans auteur, frôle les directives du « on » et la cloison qui les sépare est très
mince. Il invoque Kant qui parle de la reconnaissance d'une voix universelle. Plus
encore, la conscience morale universelle peut être élevée au rang de conscience du
monde, car elle parle de chaque sujet en absence d'une quelconque détermination1. Et
par sa puissance et l’objectivité de son interprétation, elle refuse la domination du
« nous-on ».
Devant le risque d’amalgame entre le subjectif et l’universel, Heidegger s’inquiète et
propose plusieurs niveaux d’explication: d’abord, il soutient que l’appel de la
conscience morale est un acte esseulé et individuel qui s'écarte de l'expérience naturelle
et ne doit pas se confondre avec l’appel du souci ; ensuite, la conscience morale est
suggestive et ne fait que mettre en garde pour un acte qui généralement n’a pas encore
eu lieu ; enfin, elle dépasse le mode de la critique pour présenter un modèle constructif
et positif2.
Certes, la conscience morale arrive à déceler ce qui est faux, mettre en garde contre ce
qui est injuste et montrer où est la faute. Mais tout ceci a lieu grâce à « l'entendre ».
Pour savoir comment elle peut entendre l'interprétation et la faute, il faut revenir à
l'interprétation que le « nous-on » présente et qui ne permet nullement au Dasein de
cerner les possibilités de l'existence. En clair, la conscience morale survient quand le
Dasein n’est pas convaincu que le commun des gens est dans le vrai, quand il doute,
voire quand il est persuadé que l’avis général n’est pas fondé, en prenant en compte la
capacité de discernement de chaque individu. En effet, nul ne peut se dresser contre
tous, s’il n’a pas suffisamment d’arguments pour construire une autre vérité, pour luimême et pour les siens. Pour cela, il faut que le Dasein s’approprie des moyens pour sa
propre compréhension afin de dépasser le mode du « on » et parvenir à entendre ce qui
lui vient de l’intérieur. Plus l'entendre devient profond, plus le Dasein entend et écoute
son être-intérieur l’interpeler. Seuls le savoir et la connaissance permettent de dépasser
les références quotidiennes.
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 335.
2
- Ibid.
276
Mais le mode personnel de compréhension diffère d'une personne à l'autre, ce qui est
faute chez l'un peut ne pas l'être chez l'autre, même si dans les choses communes et
terre-à-terre, il peut y avoir consensus sur le bien et le mal. Par ailleurs, tout individu
peut se méprendre sur ses propres capacités, en étant convaincu de maitriser les choses
alors qu’il n’en détient qu’une connaissance superficielle. Alors, une question s’impose :
qui peut dire que tel acte, apprécié du « on », pourrait être une faute ? Devant un Dasein
qui s'accuse lui-même de faute, comment savoir s’il tire l'idée de faute des restes de son
éducation familiale, de son apprentissage scolaire, de son orientation universitaire, de
son expérience professionnelle, ou de l'interprétation de l'être qui lui vient de son êtreintérieur?
Pour répondre à cette inquiétude, Heidegger va faire appel à une composition
compliquée, c’est le « parti-pris-d'y-voir-clair-en-conscience » 1 . Il tente de montrer
comment le Dasein qui écoute les interprétations du « on » réalise qu’il peut être en
faute. Ensuite, il va tenter de généraliser l’appel de la conscience même si les résultats
ne peuvent en aucun cas être standardisés, car tout homme s'entend à partir de ce qui le
préoccupe, ce qui le concerne, ce qui le motive, et chacun est interpelé en fonction de
ses capacités de jugement. Tous les hommes aspirent d’une façon ou d’une autre à se
réaliser, s'extraire aux tracas du "on" en évoluant et en améliorant leurs conditions.
Même si la plupart n'atteindront jamais totalement l'horizon d’authenticité auquel ils
aspirent qui peut se traduire par une compréhension à dimension ontologique, mais ils
restent tous plus ou moins proches de la dimension préontologique qui comporte ellemême plusieurs niveaux. Cela veut dire que l’appel de la conscience n’est pas un état
singulier, il est plus courant qu’on ne croit et concerne tout le monde mais
individuellement. Ce sont plutôt ceux qui ne sont pas touchés par l’appel de la
conscience qui sont singuliers.
En plus l’homme n’est pas dans l’obligation : pour Heidegger ce qui unit le Dasein à sa
propre conscience morale se traduit en quelques points : d’abord la conscience morale a
une fonction critique, elle parle toujours d'une action réelle accomplie ou voulue;
1
- Ibid. p. 347.
277
ensuite la voie de la conscience morale n'est pas radicale et son interprétation est plus
intérieure que les caractéristiques du phénomène dont elle ne tient pas compte1.
Vu sous cet angle, on peut généraliser l’appel de la conscience à tous les hommes, sans
la rabaisser, ou lui changer de sens ou de portée. Mais il n’est pas permanent puisque sa
distinction explicite de la mauvaise conscience qui apparait comme conséquence d’un
acte négatif ou le remord, identifie justement les résultats d’un acte qui n’a pas été
suffisamment réfléchi, qui aurait été commis en absence de l’appel de la conscience
morale, ou un oubli de celle-ci. Cet oubli a refoulé le parti d'y-voir-clair-dans-laconscience, et l’homme se retrouve dans le regret quant aux résultats de ses actes. Le
fait d'avoir bonne ou mauvaise conscience n'a rien à voir avec la conscience morale
proprement dit, ceci procède du rapport du Dasein au « on-quotidien » qui va juger
l'acte avec des critères communs plutôt que de l'analyser.
L’appel de la conscience n’est pas de prendre conscience après un acte ou après
l’intention de l’acte, c’est plutôt d’être en alerte de façon permanente de ce qui se fait ou
peut se faire. C’est un appel proche du phénomène de l'engagement, qui nécessite que
l’homme doit être en connaissance de ce qui se fait. Ce qui met en exergue des aspects
sociologiques, psychologiques, anthropologiques et même juridiques. Kant va jusqu’à
suggérer de juger l'acte de conscience morale dans un tribunal.
La conscience morale est une voix silencieuse qui n’énonce aucun commandement,
aucune maxime morale, aucun impératif catégorique ou hypothétique. D’après Husserl,
quand la voix de la conscience se parle à elle-même, intervient à-postériori et utilise des
mots, elle n’est plus conscience morale. Celle-ci intervient pour saisir « l’intention de
signification », elle est apriorique, ne communique pas et n’utilise pas de « signes2 ». Le
fait de se dire : « tu as mal agi » suppose que la personne ne se reconnait pas dans son
acte ; ou encore « ce n’est pas bon », une réflexion pour ne responsabiliser personne.
Pour Heidegger aussi, le Dasein est à la fois l’appelant et l’appelé, il se parle à luimême et se dit : « Je dois changer de conduite ». Donc, il est dans l’usage du « je » et la
1
- Ibid. 348.
2
- Edmond Husserl : Recherches logiques (1
ère
recherche logique), ch. 8, p. 44.
278
voix de la conscience ne lui est pas étrangère1. Mais ce n’est pas cette immortelle voix
moralisante de Rousseau qu’il attribue tantôt à Dieu, tantôt à la nature.
Ainsi, loin de représenter la bonne ou la mauvaise conscience, la conscience morale est
un mode d'être du Dasein qui entend l'appel originel d'être-en-faute. Le parti-d'y-voirclair-en-conscience consiste à s'entendre soi-même en son pouvoir-être propre par un
entendre existentiel est une ouvertude du Dasein qui comporte la disponibilité et
l'angoisse. Ce sont là des moments existentiels et originels du Dasein2.
Pour cerner le sens profond de l’appel de la conscience morale, Heidegger va faire jouer
toutes les caractéristiques du Dasein. Il revient à« la résolution » qui rapproche le
Dasein de sa vérité et de son projet d’avenir, afin de justifier la sagesse de cet appel et
lui permettre d’être prêt à affronter l'angoisse. Il parle de « facticité » car les questions
philosophiques existentielles ne sont pas plus importantes que les possibilités
immédiates factivement liées au quotidien comme le fait de gagner sa vie, se loger...
même si ce genre de possibilités peut généralement se conclure dans des conditions que
propose le « on ».
La résolution ne retranche pas le Dasein de son monde concret. Le Dasein-résolu est
donc celui qui a fait un travail sur soi-même pour distinguer ce qui fait partie de son être
le plus propre et ce qui relève du « on-quotidien ». De fait, il laisse être les autres dans
leur façon d’être et, tout en vivant avec eux, en les aidant à solutionner leurs propres
problèmes, il œuvre à libérer le Dasein. Il peut ainsi susciter chez eux l’appel de la
conscience morale3 et le désir d’être-proprement-soi-même.
Le Dasein est seul face à la voix et personne, ni Dieu, ni la nature, ni un autre que luimême, ne s’adresse à lui ni en lui, sinon lui-même 4 . Ainsi, cette voix qui vient de
l’intérieur du Dasein et va en avant des problèmes pour éviter des conséquences qui
peuvent s’avérer irréfléchies, peut constituer une sorte de rappel d’une faute que le
Dasein a déjà assumée ou doit assumer dans l’avenir.
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 276/ 277.
2
- Ibid. p. 355.
3
- Ibid. p. 357.
4
- Ibid. p. 275.
279
Ce que Heidegger préconise, c’est de repartir à des fondements philosophiques pour
assoir une réflexion sur l’appel de la conscience. Faut-il que le Dasein passe par la
remise en cause, le souci et la négation pour parvenir à l’appel de la conscience morale
et réaliser la possibilité d’être lui-même? Cet appel se situe certes à un certain niveau
d’évolution du Dasein. Après une première situation d’être-jeté, le Dasein s’assume
parce qu’il a des possibilités de reconnaitre et de découvrir son environnement qui est le
monde. A partir de là, Heidegger lui rappelle l'étant qu'il est avec ses points négatifs et
déplorables, c'est-à-dire qu’il est encore loin de se réaliser et peut à tout moment être en
faute par ses désirs et ses envies qui entravent la réalisation de ses projets. S’il est tout le
temps dans l’attention de ne pas les laisser prendre le dessus, il est dans l’appel la
conscience morale. C’est le fait d’être en alerte et en vigilance continue parce qu’il peut
à n’importe quel moment y avoir faute. Heidegger place ainsi le Dasein dans une
condition existentiale par rapport à la question du bien et du mal ou de la moralité en
général. Ce n’est plus un humain avec des envies et des désirs mais quelqu’un qui
totalement s’assume, même s’il peut à tout moment sombrer de nouveau.
Mais quand Heidegger parle de l’être-en-faute, il rappelle une « faute » plus ancienne
qui vient des origines, qu’il appelle aussi « dette ». C’est cette dette originelle qui
s’impose à l’homme de sorte que la vigilance ou l’éveil est en soit le mode de
remboursement. Autrement dit, il doit être en perpétuel remboursement de par son
comportement qui assume son état de Dasein. Ce n’est pas un acte individuel, mais les
individus ne sont pas exclus dans cet acte de se réaliser, au contraire, ils en sont les
acteurs.
Ceci rappelle subtilement l’idée du péché originel, ou peut-être la conception
platonicienne de la faute originelle. La faute n’est-elle pas produite à la source ?
La faute ou la dette originelle à laquelle Heidegger fait référence est une dette
immémoriale, le Dasein doit quelque chose, et ce depuis toujours. Il comprend qu’il
faut qu’il reprenne à son compte cette dette qui remonte à des siècles et la projeter le
plus loin possible dans l’avenir. C’est probablement sous l’influence de Platon, qu’il fait
du Dasein un « être-en-dette », mais c’est en assumant cette dette et en la projetant que
le Dasein peut se rapprocher de l’être, de plus en plus. Heidegger parle même de la
naissance de l’être-absolu qui n’est pas le Dasein, mais qui vient de lui, peut-être aussi à
l’image du « Surhomme » de Nietzsche. C’est pour ça qu’il est toujours dans l’angoisse
280
que ce projet ne soit pas pleinement assumé par les générations à venir comme il
l’assume lui-même. C’est une dette en projet qui, en plus d’être un sentiment individuel,
s’inscrit dans le processus historique de l’humanité et de l’humanisation du Dasein.
C’est peut-être même ce qui constitue le lien de la continuité de tous les hommes entre
eux, l’acte civilisationnel. Ce qui donne un Dasein continuellement angoissé, une
angoisse de l’être-résolu qu’il appelle « l’angoisse-vers-l’être-en-dette-le-plus-propre »1.
Par une telle proposition Heidegger responsabilise pleinement le Dasein sur le sort de
l’humanité entière et du monde entier à travers le temps.
Platon demandait déjà à l’homme d’expier la faute, ce péché originel que toutes les
religions monothéistes ont adopté. Mais Heidegger a toujours tendance à rejeter la
conception religieuse et la conception idéaliste, quelle origine peut-il alors
invoquer pour justifier la dette du Dasein?
Pour trouver des arguments justifiant ses propos, Heidegger va chercher dans le lexique.
La dette, Schuld en allemand, est un substantif du verbe « devoir » (Sollen). Mais le
terme Schuld est polysémique, il joue sur une somme de sens : faute, responsabilité,
culpabilité. La faute a un sens factuel, la dette est existentielle et la responsabilité est un
état de possibilité permanente.
Pour dire «être en faute », il utilise le terme (Schuldigsein) qui, dans le sens ordinaire,
exprime le devoir, comme le fait d’avoir des dettes envers quelqu'un et de devoir les
rembourser, ce qui peut engendrer un préjudice. C'est en tout cas une préoccupation
pour l’individu. « Etre en faute » signifie aussi « être responsable de » ou « être
cause de» dans le sens d'avoir « causé un tort à... ». Large définition qui réunit le fait
d’« être en faute envers autrui », le tort juridique et le devoir de rembourser. Elle met
ainsi nécessairement le Dasein dans un rapport à autrui et concerne globalement « l'êtreavec ». Il-y-a aussi la notion de faute officielle et de préjudice reconnu qui signifie que
cette faute est publiquement admise en tant que telle et légalement inscrite dans une
histoire. Mais le sens juridique est cité pour la précision. Ce qui intéresse Heidegger est
la notion de faute qui se détermine dès l'origine comme quelque chose de négatif. Si le
Dasein n’est pas continuellement en alerte, il risque de perdre sa capacité de distinguer
1
- Ibid. p. 297.
281
et d'entendre, devenant ainsi simple étant. Retomber dans la faute c’est donc le fait de
perdre ses capacités existentiales.
La conscience morale est préventive et non curative, « l'être-en-faute » ne résulte pas
d'une faute commise, c’est prendre conscience que l’état d’être-au-monde rend le
Dasein responsable du monde et toute atteinte à n’importe quel élément de celui-ci lui
incombe. Concrètement, il s’agit à tout moment, de savoir ce qu’il faut faire et ce qu’il
ne faut pas faire dans et pour le monde, de distinguer le vrai du faux avant même de
distinguer le bon du mauvais. Ce qui suppose, dans une compréhension plus profonde de
la faute originelle, qu’à l’instar du souci, la conscience morale a toujours déjà-été-là.
Cette dette, Heidegger ne la conçoit nullement comme un fait abstrait, c’est réellement
le retour sur un acte accompli et que le Dasein se doit de renvoyer ou de rembourser.
Mais, ce n’est pas si simple, il parle d’une dette existentielle mais l’existence ne
manque de rien. Elle est dans l’accomplissement ontologique. Elle n’est nullement dans
la possibilité d’une déficience. Comment rembourser celui qui n’attend rien ? Heidegger
va opérer une fusion entre deux notions de manque pour élaborer le concept existential
de la dette : la dette envers autrui qui est un acte d’échange, et la responsabilité qui
remet constamment en cause le Dasein pour un comportement meilleur, qui est un acte
moral individuel. Le remboursement de la dette, qui répond à l’appel de la conscience
morale, est une réponse du Dasein envers le monde et envers les autres, par un acte de
responsabilisation qui nécessite d’être ouvert sur le monde et d’être en contact avec
autrui, pour impliquer tout le monde dans cette responsabilité.
Pour expliquer sa façon de concevoir l’être-en-dette, Heidegger fait intervenir la langue,
définissant la dette, comme ayant causé un manque, ou un « ne…pas » qui exprime la
négation ou le non accomplissement d’un fait. Grund en allemand (cause) signifie aussi
« fondement ». Mais c’est parce que l’homme est au fondement ou à la base d’un
manque, d’une déficience, ou d’un « ne…pas » qui ne se situe pas chez autrui, mais se
trouve au cœur même du Dasein propre. A un moment donné, ou peut-être depuis
toujours, le Dasein a le sentiment de ne pas vivre ou vivre à travers le « on », il passe à
côté de la vie. Sa responsabilité est donc de prendre sa vie en main. Ce n’est pas un acte
conscient, ni un acte naïf, c’est plutôt un acte historique, là où la notion d’être-jeté
prend tout son sens. En tant qu’être-jeté, le Dasein n’est pas jeté dans la déchéance, il
282
est jeté dans un monde où il n’y a rien à priori, il est responsable de ce qui adviendra de
ce monde à postériori. La dette de l’homme est de vivre le monde sur la base du Dasein
et non sur la base du « on ». Tout ce qui se fait par le commun et que chaque homme
cautionne, ou du moins ne dépasse pas, s’inscrit dans la dette du Dasein. C’est ainsi
qu’il doit assumer son rôle de cause, de principe et de fondement. Bien sûr, il n’est pas
le fondement, mais il est garant des fondements éthiques de la société, il n’en est pas le
maître mais doit cependant se comporter en responsable et devenir l’être-fondement1.
Cette situation de responsabilité ou de responsabilisation, où l’homme se trouve être à la
fois juge et partie, est angoissante et accablante. En plus, la dette est un état intérieur et
silencieux, le Dasein juge ses propres actes alors qu’ils sont un élément d’un tout qui
implique aussi les autres, elle reste un principe qui constitue le « soi-originaire » envers
soi-même et non dans une intersubjectivité qui le lierait à autrui. Certes, il est, à
l’origine, jeté dans le monde au même titre que tous les étants, mais le fait de se sentir
en dette lui procure la possibilité de se projeter librement dans son avenir grâce à l’appel
de la conscience. Concrètement, il choisit entre ses possibilités et priorise ses choix, en
se mettant en situation de responsabilité permanente et du devoir de porter aussi les
autres étants. Il ne peut décliner ou refuser cette position d’être-en-dette qui le place
dans un projet existentiel dont il prend progressivement conscience, élevant ainsi la
dette, à une dimension ontologique, au-delà du bien et du mal.
C’est un peu sous l’influence de Nietzsche, que Heidegger présente ainsi le Dasein,
comme le sauveur de la conscience, à l’image de Zarathoustra. Mais il n’est pas dans le
désert, c’est un être-au-monde qui a une dette éthique, dans le monde, engagé vis-à-vis
des autres. Entendre l’appel de la conscience, c’est simplement être prêt à l’écouter,
c'est-à-dire s’écouter soi-même, ce qui est égal au fait de « vouloir-être-proprement-soimême ». Mais cette relation peut être rendue réciproque grâce au fait que le Dasein est
un Mit-sein, « avec-l’autre » ou « avec-les-autres », ainsi ses actes ne se font qu’à
l’attention des autres.
Un autre point à mettre en exergue, entendre cette voix n’est pas un acte d’obéissance.
Heidegger explique que répondre à l’appel de la conscience est, de fait, nécessairement,
un acte sans conscience (Gewissenlos)2, parce qu’il se situe au-delà de la bonne ou de la
1
- Ibid. p. 284.
2
- Ibid. p. 163.
283
mauvaise conscience, par-delà le bien et le mal1. Il dira, dans Lettre sur l’humanisme,
que l’action est l’accomplissement d’une possibilité de l’être. Cela suppose que la
morale n’est pas un acte social ou religieux auquel l’homme se soumet, c’est un acte de
la conscience que le Dasein découvre plutôt en lui et sa pratique contribue à accomplir
sa réalisation et explorer ses possibilités.
Comment se traduit cet acte d’accomplissement historique dans le comportement du
Dasein à travers sa vie de tous les jours 2 ? C’est une question intéressante, néanmoins
posée depuis des siècles, à laquelle Heidegger tente de répondre. Ni l’acte, ni la faute, ni
la voix ne sont seulement des faits, ce sont des modes d’être du souci, des existentiaux
cooriginaires qui existent avec ou dans l’homme depuis ses débuts, en permanence,
pour accompagner chacun de ses actes afin de le rattacher à l’acte originaire, qui s’avère
plus ancien que l’acte fautif. Si on veut trouver un monde sans faute, « un monde
parfait », il faut remonter au-delà de la dette originelle. Autant dire que Heidegger qui
se confond entre Platon et Rousseau, trouve que « l’homme est bon de nature » mais le
mal le guette partout et l’appel de la conscience morale est là pour lui rappeler d’éviter
les déviations.
C’est un raisonnement tautologique et très rigide, dit Michel Haar, qui penche plutôt
pour une présence permanente d’une conscience qui serait là en général, et non dans des
situations précises3. Il fait aussi le lien avec le concept d’angoisse qui suspend l’action
et interrompt l’impulsion à agir. Pourquoi l’être-en-dette ne serait-il pas permanent, se
présentant plutôt comme un appel du Mitsein ?
Mais Heidegger précise d’abord que la conscience est toujours là, seulement elle ne
donne pas de consignes pratiques. Elle ne propose pas, car si elle délivrait des maximes
attendues, elle refuserait au Dasein la possibilité d’agir en être libre4. Tout comme il
reconnaît que le Dasein est en permanence et essentiellement un « être-avec », c’est sa
détermination, et « l’être-avec-autrui » ne peut que surgir de son être-intérieur.
1
- Un titre de Nietzsche qui a été un des thèmes favoris de Heidegger.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 291.
3
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 55.
4
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 294.
284
La morale en tant que présence et prévenance est un comportement du Dasein, une
façon d’être. Elle est au centre de la constitution de l’être-au-monde qu’il soit
conditionné par le « on-quotidien » ou en proie au souci et l’angoisse qui invoque en lui
le chemin de sa liberté. Heidegger a associé à la morale le terme de conscience parce
que nul ne peut porter le poids d’une telle responsabilité, s’il n’est pas conscient du rôle
qui est le sien. Mais dans les faits, le Dasein en a-t-il vraiment conscience ? Là est toute
la question.
285
CHAPITRE TROISIEME
LE DASEIN ET LE PHENOMENE DE LA MORT
Le Dasein conçoit sa relation à l’espace, dans les limites d’implications définies par son
rapport au monde extérieur et son état intérieur, par le monde physique et le monde
psychique, par les sens que lui impose le « on » et par le dépassement en se basant sur
l’exploration personnelle du sens de la vérité, que Heidegger va souvent chercher dans
la philosophie première ou dans le sens premier des mots qu’il utilise. A l’instar de cette
distanciation, il définit aussi une conception plurielle du temps.
En tant qu’être-au-monde, le Dasein est installé à l’intérieur du monde et en est
moralement responsable. Mais la question qui le dépasse est la façon dont il prend
conscience de la question du temps qui passe. Il le réalise souvent à son détriment, le
temps qui passe emporte avec lui le Dasein, tout en lui permettant de se réaliser pendant
et grâce à lui.
La mort, un thème délicat que Heidegger n’a pas souvent discuté dans son entourage
immédiat. Mais il a un avis précis, autant sur la question du temps en soi, que la
question du temps appliquée au Dasein dans le moment le plus profond et le plus
individuel de sa vie. Comment le Dasein conçoit-il sa propre mort ?
L’« être-vers-la-mort », est un des noms du Dasein, parce qu’il sait qu’il va mourir un
jour. C’est le seul étant qui a conscience de cette fin certaine, même s’il ne peut la dater
et parfois préfère ne pas y penser.
La mort est un sujet inéluctable. Il ouvre la voie à la réflexion sur la temporalité
authentique, comptant l’angoisse, le souci, la peur, le silence et sur la temporalité
inauthentique par la compréhension du « on » entourée de rituels, que chacun vit
associés à une perte humaine.
286
La naissance est un commencement. Dès lors, on en vient à la possibilité d'être-vers-lamort, parce que toute nouvelle naissance apporte avec elle la certitude du fait de mourir.
Naissance et mort s'enchaînent comme deux extrêmes, associant la possibilité d'être là
ainsi que la possibilité de ne plus être là. Pour Heidegger, « La mort n'est qu'une des
fins du Dasein. L'autre fin, c'est la naissance1», donnant ici aux deux fins le sens de
finitudes. Mais il se tait rapidement sur la limite de la naissance qui interpelle d’autres
mondes comme celui de la biologie (les lois de l'hérédité et de la génétique), de la
psychologie (l'affect et l’influence au niveau prénatal) ou des religions (avec des formes
de vies particulières au-delà des deux limites par la réincarnation ou la résurrection).
Pour toutes ces disciplines, la naissance n'est pas un commencement ex-nihilo, le
commencement est probablement antérieur à la naissance, mais on ne sait pas comment
et à partir de quand. Ce sont des états qui dépassent le cadre de la philosophie et
Heidegger n’engagera pas la réflexion, ni dans Sein und Zeit ni ailleurs, sur ce qui peut
le mener à une impasse.
La question de la mort est un mystère pour le Dasein. A sa mort, il perd son « là », car il
n’occupe plus d’espace, du moins de façon consciente et dynamique et ne s’inscrit plus
dans l’écoulement du temps. Il passe au n’être-plus-là, ou à l’avoir-été. Mourir, c’est
perdre son être-au-monde, même si en arrivant à son terme, il a atteint son état entier.
La traduction de l'expression (Das Sein zum Tode)2 a eu plusieurs formes. Néanmoins,
la forme d’« Être-pour-la-mort » a été qualifiée de grave erreur par Heidegger lui-même
dans une lettre adressée à Hannah Arendt3. Certains traducteurs aussi estiment que la
notion « pour-la-mort », met en jeu une volonté et une fatalité qui sont totalement
absentes de la pensée du philosophe et en dénature profondément le sens. L’être-vers-lamort parait plus neutre et exprime mieux cette sensation qu’a l’homme de se rapprocher
toujours un peu plus d’une limite qui reste le mystère extrême. C’est pourtant un
concept absolument essentiel pour l’homme, la seule possibilité qui se place sous le
sceau de la certitude, une expérience extraordinaire et impénétrable, mais le Dasein ne
la vit qu’à travers la mort des autres. « Avec la mort » ou « pendant la mort » est le
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 74.
2
- Le traducteur utilise plusieurs expressions pour parler du Dasein qui va mourir (Das Sein zum Tode),
L’être-vers-la-mort ou L’être-pour-la-mort ou L’être-vers-la-fin. Elles se valent, mais nous avons
choisi d’utiliser la première parce qu’elle exprime un peu plus la dimension destinale.
3
- Le Dictionnaire Martin Heidegger : Vocabulaire polyphonique de sa pensée, sous la direction de
Philippe Arjakovsky, François Fédier et Hadrien France-Lanord, Paris, Edition du Cerf, Paris, 2013, p. 862.
287
moment où il se réalise vraiment. Seulement, à partir de là, il ne peut plus s’exprimer
sur sa vérité. Certes, quand il atteint son terme, le défunt est encore un « être-avec »
puisqu’il reste objet de préoccupations pendant les obsèques, les cultes pratiqués pour
l’inhumation, la période de deuil, la commémoration… Mais d’une part, ce sont les
vivants qui sont avec lui, et lui n’en sait rien, d’autre part ces rituels sont des inventions
culturels qui n’ont rien avoir avec la mort elle-même. Le défunt lui-même a dû vivre des
rituels pour des décès dans son environnement, mais il ne vit jamais celui de sa propre
mort. En clair, quel que soit le moyen utilisé, nul ne peut remplacer un autre dans sa
mort. Avec ces rituels plus ou moins précis, plus ou moins élaborés, les familles et les
proches tentent peut-être de vivre le passage par substitution, mais ces pratiques
s’inscrivent dans la tradition et se font en tout automatisme selon des convenances qui
ne laissent aucune place à la méditation1. En fait, la mort de l’autre est un acte de vie,
les rituels sont du ressort des vivants, pratiqués pour les autres, un moyen de rester avec
le disparu et de le maintenir ici le plus longtemps possible, et non une tentative d’aller
avec lui le plus loin possible.
La délimitation de la mort est en rapport avec l’interprétation du phénomène de la vie.
La fin d’un vivant est un arrêt de vie. Bien sûr, la vie est entendue comme un genre
d’être auquel l’être-au-monde appartient. Le décès, comme un instant qui marque la
séparation, est le phénomène intermédiaire entre la vie et la mort définitive qui définit la
limite de l’être-vers-la-mort. Mourir, c’est atteindre la fin mais cette fin n’est pas un
achèvement car ce qui est achevé doit parvenir à son stade terminal. Or, la mort ne
s’inscrit pas dans la fin d’un processus, elle survient simplement, à n’importe quel
moment, stoppant tout. Le Dasein est un être que la fin guette à tout moment, ce qui
favorise la constitution fondamentale du souci2.
La mort est un phénomène qui intéresse des scientifiques de différents bords. La
médecine, la sociologie, la psychologie et l’anthropologie ont chacune son intérêt. Pour
la philosophie, notamment l’ontologie, on s’interroge sur la façon dont cette fin est
imaginée, conçue, attendue mais jamais vécue. C’est l’attente de l’imprécis, une des
raisons majeures du souci qui exprime la peur de la voir arriver un jour3.
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 291.
2
- Ibid. p. 294.
3
- Ibid. p. 300.
288
La mort des autres est un sujet omniprésent dans la vie de l’homme comme probabilité
ou comme destin. Elle est constamment mise en relief, peut-être au quotidien, surtout
dans le discours de certaines cultures, et la façon d’être de plusieurs communautés. Elle
est même utilisée par le « on » pour consolider les liens sociaux autour de certaines
idées.
Mais comment le Dasein s’explicite-t-il l’être de sa propre mort1 ? La mort de l’autre est
pour chacun un événement bien connu. En étant en compagnie des autres, il rencontre la
mort comme un phénomène externe à lui. En tant que telle, elle ne surprend pas,
puisque tous savent qu’ils y passeront. La phrase « On mourra tous un jour » exprime la
conviction d’être informé et conscient de l’évidence de la mort. Mais le futur de cette
expression signifie aussi sa non-immédiateté, la confusion sur la forme qu’elle prendra
et son anonymat. Le « on » veut dire en revanche que c’est plus de l’autre qu’il s’agit.
Parler de la mort comme une réalité concrète et présente, comme le prônent certains
discours, voile son caractère de possibilité, car sans jamais être déjà-là, elle reste
toujours de l’ordre du possible. Par cette équivoque, le Dasein se perd dans le « on » qui
lui dissimule sa possibilité d’être-vers-la-mort en le mettant en face de la certitude d’une
mort permanente.
La mort dérange aussi. Elle bouleverse la vie des vivants en société et brusque au
niveau des individus. Pour cela, le discours du « on » invente une sorte de « paisibilité »
pour entourer le monde du défunt et prescrit une série de pratiques que la personne en
deuil doit accomplir, lui indiquant comment se comporter vis-à-vis de la mort pour
rester dans la convenance mortuaire, comme le rituel de l’enterrement, le troisième jour,
le quarantième jour… d’où la complexité des rituels et leurs variétés, qui sont autant de
façons d’oublier le propre de la mort. Ce sont les rites de passages, qui sont autant de
moyens de détourner l’attention pour éviter de penser à la mort en soi et à son angoisse.
L’angoisse devant la mort, qui ne doit pas être confondue avec la peur du décès, met le
Dasein face à lui-même2, le livrant à la possibilité indépassable, alors que le « on »
transforme cette possibilité en événement et l’angoisse est transmuée en peur ou une
faiblesse du Dasein qu’il doit surmonter courageusement. Recommander à quelqu’un de
1
- Ibid. p. 308.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 306.
289
garder son calme, faire semblant d’être indifférent, ne pas perturber les autres avec ses
pleurs et ses sanglots, sont autant de conseils aliénants qui faussent la relation au sujet.
Heidegger appelle ça un dévalement qui exprime la fuite devant la fin, une façon de
voiler le vrai thème qui est la mort, en lui changeant son sens par les précisions de
rituels ou la tranquillisation, par des reliefs et des détours qui nous éloignent de
l’angoisse devant la mort.
Les mises en scène qui tournent autour de la mort et de l’être-vers-la-mort interpellent
le Dasein pour l’interroger sur ce devant quoi il fuit. Cette question est peut-être
évidente, mais phénoménologiquement, elle ne s’explique pas, car il est difficile de se
projeter dans la mort comme possibilité, et la raison de la fuite est donc incomprise1.
Pourtant, c’est le point de départ et c’est à partir de cette explication que le Dasein peut
parvenir au concept pleinement existential de la mort.
Heidegger revient sur la phrase « on mourra tous un jour » et propose de la transformer
en certitude de la mort pour chaque individu. Partir de la certitude que le « je » va
mourir et le tenir pour vrai est le premier pas de l’homme pour parvenir au dévoilement
de son être-vers-la-mort, car ce n’est pas encore fait. Le Dasein, qui est un étant
découvert et découvrant, sera ainsi essentiellement dans la vérité car il lèvera le voile
sur une mort qui sera enfin la sienne. Les concepts « certitude » et « vérité » profitent
tous deux du double sens « découvert » et « découvrant », l’homme se tient dans la
vérité du moment, qu’il fonde son comportement sur le besoin, le désir, la nécessité de
dévoiler ce qui est voilé ou sur la recherche de la certitude qui est caractérisée par la
conviction2.
La dissimulation de la vérité de la mort sous des pratiques rituelles peut aussi
ressembler à une certitude, si les comportements ne comportent pas l’ombre d’un doute.
Or, c’est justement cette image d’une mort événementielle que le monde ambiant ou le
monde du « on » projette tous les jours et de plus en plus, en insistant sur les pratiques
ostentatoires et provocantes, notamment dans le cadre des religions. Ces festivités
n’empêchent pas le Dasein de penser à la mort, au contraire elles le plongent dans sa
certitude, et en même temps l’éloignent de la mort comme possibilité, car sa certitude
voile sa possibilisation dans sa dimension individuelle et intime.
1
- Ibid. p. 309.
2
- Ibid. p. 311.
290
La mort est certes un fait d’expérience, mais sa certitude empirique ne fait pas d’elle
une certitude vraie. Le Dasein la visualise à travers les pratiques quotidiennes de la mort
de l’autre qui dissimulent terriblement la dimension ontologique. De fait, il n’y pense
pas intérieurement et ne se livre pas à une réflexion profonde, elle qui doit être entendue
comme la possibilité la plus propre, indépassable, certaine et sans relation1, elle devient
un sujet banal qui se vit comme un fait extérieur.
Dans la vie, le Dasein se tient tous les jours face à sa mort, mais de façon impropre. Il
s’inquiète de ce qu’il laissera derrière lui, s’il a des enfants, des biens, ou encore s’il n’a
pas suffisamment profité de la vie… Il peut aussi avoir peur de l’au-delà conformément
aux convictions religieuses de chaque société. Mais ce n’est pas « penser la mort ». La
possibilité ontologique de la mort est d’emmener l’individu vers son être propre pour
qu’il puisse considérer sa fin, la contempler et se projeter dedans, non comme un
« annihilissement » ou comme un passage vers un autre monde, mais comme une
réalisation. La structure existentiale de l’être-vers-la-fin sert à élaborer un genre d’être
qui permet au Dasein de concevoir le fait que sa mort lui apportera son être entier et lui
permettra de se réaliser enfin2.
Dans la nature des choses, le Dasein meurt continuellement, dans le sens où chaque jour
le rapproche un peu plus de la fin jusqu’à parvenir à l’ultime étape qui est son décès.
Cette conviction fait que le Dasein est toujours soucieux mais jamais disposé à entendre
et voir venir sa fin. Que faut-il alors pour que le Dasein fasse de cette certitude un projet
et non une horrible contrainte ?
L’être-vers-la-mort se définit par l’ultime possibilité qui est sa mort, car la mort lui
réclame ce qu’il a d’unique, elle le sépare de son état d’être-au-monde et l’éloigne de
son état d’être-avec et d’être-en-compagnie, en l’esseulant totalement. Paradoxalement,
l’idée de la mort rend le Dasein proprement lui-même, préoccupé, en souci constant,
dépassant le « on » vers son pouvoir-être le plus propre. Par un tel comportement, il
rend la mort disponible, en se mettant à marcher vers elle, ou selon les propos de
Heidegger, il met en action la structure concrète d’une marche-vers-la-mort. Cette
possibilité de marcher vers la mort se détermine à partir de la vérité qui lui correspond,
qui fait du Dasein un étant qui découvre la certitude de la mort et qui va vers elle.
1
- Ibid. p. 313.
2
- Ibid. p. 318.
291
L’expression « on mourra tous un jour » se verra remplacée par « la mort est, chaque
fois, seulement mienne », ce qui mène à un genre de certitude différent, réclamant une
attitude positive du Dasein dans son indépassable entièreté, il s’approprie son existence
en acceptant la fin, en l’assumant et en allant vers elle.
C’est ainsi que Heidegger passe du phénomène particulier de la mort à un objectif
positif et individuel où le Dasein marche vers la mort, une mort qui le concerne tout
seul, car il a conscience qu’il est vivant, tout comme il a conscience qu’il va mourir, il
aura été et ne sera plus, sans plus. Il propose ainsi de réfléchir une mort que chaque
individu fera émerger comme un sentiment du fond de son propre moi. Il ne sait pas
qu’il va mourir parce que le « on » lui a dit ou parce qu’il a vu les autres mourir, mais il
sait qu’il va mourir parce qu’il sent au plus profond de lui que la mort le concerne, lui
seul et qu’il vit pour la rencontrer. C’est exactement cela « l’être-vers-la-mort »,
« vers » voulant dire qu’il se destine à elle. L’être-vers-la-mort est la face ultime du
Dasein, une mort qui représente pour lui la possibilité de penser sa mort, sa liberté et le
pouvoir-se-penser-homme au-delà de tout lien et de toute contrainte. En pensant la
mort, celui-ci se soustrait à l’état de facilitation rassurante et l’état de compréhension
commune et simple où le plonge le « on-quotidien ». Ainsi, il conçoit la mort avec des
mots qu’il formule et qu’il ressent en profondeur. Il peut enfin comprendre le sens de
son état d’être-jeté, son état d’être-en-fuite et les angoisses qui en découlent, qu’il vit
depuis sa naissance dans l’ignorance et l’incompréhension, et à quoi il peut désormais
donner un sens. Il comprend aussi qu’il était prisonnier d’un fait commun qui ne se dit
que par des métaphores, ce qui le plongeait dans la non-compréhension et la nonappréciation du sens profond de la mort. Par cette projection, il donne un sens au néant
qui l’entoure et l’intègre dans son discours en l’exprimant avec des mots. Le discours
sur la mort est un acte libérateur, mais pour parvenir à cet état de délivrance, le chemin
est long.
En réalité, la mort n’est pas un sujet inconnu ou banal. C’est une thématique essentielle
qui caractérise l’être humain et avec laquelle l’homme a toujours entretenu une relation
fort complexe qui se traduit par des pratiques souvent extrêmes, des croyances peu
communes, des rituels sacrificiels ou des actes totémiques qui expriment le degré de
conscience de chaque société envers ce phénomène. Dans tous les cas, elle reste
incontournable et définit l’homme dans ses rapports à lui-même, ses rapports au monde
292
et ses rapports à l’autre. Le sujet a en effet une haute teneur symbolique et une forte
charge affective, façonnant l’imaginaire collectif depuis très longtemps. La non
compréhension du phénomène a donné lieu à plusieurs formes d’interprétation et de
discours, inquiétant toutes les sociétés, toutes les civilisations, toutes les religions,
toutes les philosophies, constituant souvent le fondement même de l’interrogation de la
vie.
Dans toutes les civilisations, les hommes se sont exprimés sur la mort en général, en
mettant parfois en avant une vie avant la naissance de l’individu ou après sa disparition
et en dictant aux populations un modèle comportemental spécifique. Mais si l’on
considère les thèmes qui en résultent tels que le péché originel, le châtiment ou l’enfer,
on constate que la mort n’est pas claire pour autant, car toutes les religions ne
conçoivent pas la mort en tant que fait mais proposent plutôt d’évaluer le vivant dans sa
mort par rapport à la vie qu’il aura menée.
Jankélévitch, dans un ouvrage considérable qui s’intitule La Mort, parvient à une
explication toute simple : La mort en général se conjugue à la troisième personne et se
présente surtout dans la mort de l’autre. Même si c’est toujours quelque part la fin d’un
« je » qui n’est jamais « moi », elle reste énigmatique et personne ne l’a expérimentée.
Il existe aussi une mort à la deuxième personne, c’est le stade intermédiaire qui se
traduit par la mort d’un proche, symbolisée par la mort du « tu » dont on expérimente au
moins la douleur de la disparition1.
Mais Heidegger refuse de fragmenter la mort en petite parcelle. D’après lui, la mort du
« on » est un thème générique et inauthentique qui ne représente en rien la mort au sens
propre et la mort du « tu » est un subterfuge qui ne l’intéresse pas, parce qu’elle est
entourée de pratiques qui voilent sa profondeur. Seul la mort du « je » a du sens, sans
artifice, sans festivité, sans rituel, c’est celle-là qu’il va falloir comprendre, car elle
représente la mort du Dasein et en même temps sa réalisation.
Heidegger n’est pas le premier à parvenir à cette conclusion. Historiquement, Platon en
parlait déjà en traduisant la mort par la délivrance de l'âme immortelle qui va rejoindre
le monde des idées en quittant le corps considéré comme une prison charnelle. Dans ce
sens, l’âme est enchantée de repartir dans son monde d’origine. Épicure au contraire
1
- Vladimir Jankélévitch : La mort, Paris, Flammarion, 2008, p. 118.
293
n’accorde aucun impact à la mort, ni sur les vivants parce qu’ils n’en savent rien
puisqu’elle n’est pas encore survenue, ni sur les morts qui ne sont plus pour en
témoigner. La mort est un destin que nul progrès technique ne saurait infléchir1 ».
En fait, ce qui dans la mort fait réfléchir, c’est l’existence même. Les philosophies de
l’existence affirment que toute réflexion sur l'existence doit porter sur sa finitude qui est
la mort. Ce qui entraine des thèmes contingents comme l'absurde, l'angoisse et la
question incertaine de l’au-delà, voire l’essence, avec un débat incessant sur la mort
biologique. L’école existentialiste en général part de l’idée que la mort ne concerne que
le vivant, elle est le signe de la vie et en même temps son contraire car seul ce qui vit
meurt. Une idée que ne partage pas Régis Jolivet qui ne conçoit pas la mort sans
métaphysique et sans proposition d’immortalité, critiquant ainsi sévèrement toute
l’école existentialiste2.
Certains biologistes remettent en cause l’idée de « la mort comme un acte biologique ».
Ils expliquent que la vie au sens primaire est immortelle, les êtres unicellulaires se
reproduisent en se divisant indéfiniment. En considérant cela, on en vient à affirmer que
la mort n'est pas la fin de la vie, elle se vit dans la continuité quand il s’agit de vie
simple, c’est la complexité qui est en danger.
Mais ce n’est pas le propos de Heidegger qui ne compte pas s’aventurer dans le
domaine de la biologie. Il veut plutôt en finir avec la métaphysique et expose l’êtrevers-la-mort comme un moyen de libérer le Dasein de cet étranglement qu’il ressent à
l’idée même de la fin que la métaphysique encourage au détriment de la vie. Dans sa
relation à la mort, le Dasein veut savoir plus sur le temps qu’il a à passer sur terre et
comprendre sa temporalité propre3. Heidegger s’interroge alors sur la fin et la finitude,
pour sortir la mort des généralités factuelles et inauthentiques comme la mort des autres,
la mort biologique et la disparition physique. Pour être authentique, le Dasein doit
concevoir la possibilité de la mort comme sienne et comme possible à chaque instant4.
« Etre-là » suppose « pouvoir ne pas être là ». Penser la mort, en faisant appel à la
1
- Épicure : Lettres et maximes, Traduction Marcel Conche, Paris - PUF, 1987, p. 255.
2
- Régis Jolivet : « Le problème de la mort chez M. Heidegger et J. P. Sartre », Revue Philosophique de
Louvain, 1953, V. 51, p. 328.
3
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 73-83.
4
- Ibid. p. 320.
294
volonté du dépassement, c’est penser la possibilité de ne-pas-être-là, et non pas ce qui
adviendra de l’individu là-bas ou ce qu’il laissera derrière lui. La nuance est importante,
car penser cette possibilité de ne plus être là nécessite un effort philosophique qui n’est
pas du ressort du « on », ni même du dogme religieux ou de la nature de l’humain en
général. L’être-vers-la-mort c’est ne plus se penser ou se penser « ne plus être ».
Penser sa propre mort est une ouverture de soi en tant que projet, c’est concevoir le
pourquoi de sa présence pour un temps favorisant le débat sur la temporalité, mais aussi
le pourquoi de sa vie en tant que projet individuel, et non pas seulement en tant que
conséquence d’une suite d’événements. L’être-vers-la-mort est celui qui s’introduit puis
quitte l’axe du temps. C’est un individu qui se fait, un projet qui consiste en la
réalisation et la réussite de sa propre vie. Le pouvoir-mourir contracte par avance et en
un seul point l’unité concrète de l’existence entière1.
En clair, au lieu de fuir la mort, l’homme doit la positiver, se l’approprier, l’apprivoiser,
voire l’attendre, se représentant comme un projet qui est à tout moment déjà finalisé. Il
doit aller au-devant d’elle, ce qui engendre un état de devancement, une manière de se
rapprocher de sa possibilité extrême, indépassable, n’ayant plus rien au-delà. Il ne faut
pas que la pure possibilité de ne plus exister soit interprétée comme un manque, car
quand cette possibilité échoit, le Dasein n’est plus là (il n’est plus son Da) pour en
sentir le vide 2 . Cette interprétation qui parait si simple n’est pourtant pas évidente.
L’homme doit tout le temps être en finalisation de chaque projet qu’il entame, pour faire
face à la mort qui peut survenir à tout moment, sans laisser derrière lui un travail
inachevé.
Cette façon de concevoir l’existence n’est pas tardive chez Heidegger. C’est à partir de
1925, dans le cours des Prolégomènes, qu’il a fini avec les anciennes traditions qui
regardent la mort comme le passage vers l’autre monde ou un saut dans le néant. Dans
sa présentation de la phénoménologie de la mort, il ne s’interroge pas sur ce qui est
susceptible d’arriver ou de ne pas arriver après la mort, mais se demande plutôt qu’estce que le Dasein aura fait avant de partir ou pour partir, c’est précisément ce qui restera
1
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 28.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 320
295
de lui qui aura construit son être-vers-la-mort. Pour en arriver là, il a dû mettre entre
parenthèses le problème socratique et platonicien de l’immortalité de l’âme, la
représentation religieuse du châtiment post-mortem et la peur par dénigrement
d’Epicure et des stoïciens qui n’admettaient pas l’idée d’aller vers un mur opaque.
Heidegger exhume la mort, en la redécouvrant il la ramène au sein de l’existence
comme une possibilité évidente, il supprime les contradictions, l’adversité, l’obscurité,
l’anéantissement, la destruction, la dégradation et l’abstraction de pouvoir mourir. Il fait
d’elle un devenir, un noyau de temporalité authentique, un projet ou une source de
temps propre. Ainsi métamorphosée, elle s’illumine et devient un principe, une liberté1.
Rilke rappelle à Heidegger que la mort comporte deux faces2, une face visible tournée
vers le monde et une face cachée tournée vers un autre monde que certains appellent
l’au-delà et d’autres le néant. Cet avis n’est pas une invention propre aux religions,
toute l’histoire de la question de la mort est construite sur cette conception binaire.
Comment est-il possible de rester si neutre alors que le deuxième visage de la mort est
terrifiant3 ? Si l’analyse réduit la mort à la pure immanence, elle en exclut une partie et
marque habilement le phénomène. Ce serait comme un optimisme, construit sur la base
d’une dialectique, qui convertit le négatif en positif4. « La mort, cette irréalité ! disait
Hegel. L’être pour la mort n’est-il pas semblable à la vie qui porte la mort et se
maintient en elle5 ? »
En réalité, Heidegger n’a ni oublié ni négligé la deuxième face évoquée par Rilke. C’est
juste une affaire du « on », impossible à vérifier ou à identifier. Ouvrir le débat sur la
deuxième face de la mort remettrait le Dasein dans l’incertitude de l’inconnu, ce qui est
un retour à la métaphysique et une consécration du « on ». C’est comme s’il
commençait sa réflexion à un moment où le Dasein prend conscience qu’il dépasse les
données inauthentiques du « on-quotidien ». Il refuse définitivement de réduire la vie à
des faits qui risquent à tout moment de détourner le Dasein de sa mission essentielle ».
1
- Ibid. p. 321-322.
2
- Corinne Fournier : La ville européenne dans la littérature fantastique du siècle (1860-1915), 2007,
Lausanne : L’âge d’or, p. 106-108.
3
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 29.
4
- Ibid. p. 30.
5
- Georg Wilhelm Friedrich Hegel : Genèse et structure de la phénoménologie de l’esprit (1807),
traduction Jean Hyppolite, Paris : Aubier-Montaigne, 1946.
296
Heidegger fait référence au cogito cartésien, même s’il n’est pas toujours d’accord avec
le mathématicien, parce que lui aussi propose une relation à la mort dans un mouvement
comme possibilité et non par l’imagination de la fin dans le monde de l’au-delà. A partir
du « Je pense donc je suis », il dresse un parallèle qui implique le « Je suis comme
devant mourir 1 », pour dire « je pense et je suis mortel », dans un futur nécessaire
indéterminé. La mort est une possibilité certaine, une certitude fondamentale pour
Dasein. C’est donc dans cette finitude mortelle qu’apparaît l’être du Dasein et l’être du
Sum qui n’est donné à l’individu que dans l’horizon étroit du devoir mourir 2 . En
mourant, en n’étant plus son « là », le Dasein rejoint complètement l’être et peut enfin
dire un « Je suis » qui résumera tout ce qu’a été sa vie. Cette position spécifique à la
mort individuelle se rapproche beaucoup de l’existentialisme de Kierkegaard qui rejette
l’universalité abstraite de la mort en général pour avancer l’idée d’une singularité qui ne
se trouve qu’en s’effectuant3. Heidegger dit encore : « Je suis en sursis, suspendu dans
la possibilité jusqu’à ce qu’elle devienne effective, jusqu’à ce que je ne sois plus4. »
Dans ce texte antérieur à Sein und Zeit auquel renvoie souvent Michel Haar pour
analyser le «Je suis en sursis », Heidegger présente la mort comme un comportement
humain de conservation « jusqu’à ma mort de facto, je préserve mes possibles grâce à la
mort comme possibilité 5 ». Ce qui veut dire que l’homme garde ses possibilités
d’existence parce que la mort est possible à tout moment, et « quand je n’existerais plus,
quand je mourrais, je rejoindrai ma pure possibilité d’être ». Heidegger semble opposer
« être » et « existence » mais dans la forme et seulement et pas en priorité, car le Dasein
est réellement quand il n’existera plus. Pour l’être, il ne devient réellement un sujet qu’à
l’heure de sa mort, ce qui signifie que le Dasein est essentiellement sa mort6.
Alors, pourquoi vouloir dépasser l’angoisse de la mort puisque vue sous cet angle, la
mort n’est plus angoissante ? Pour Heidegger cette angoisse est nécessaire au Dasein
1
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 30.
2
- Heidegger parle carrément à la première personne du singulier : « L’être qui ne m’est donné que dans
l’horizon étroit du devoir-mourir, se manifeste seulement ainsi comme mien ». Michel Haar :
Heidegger et l’essence de l’homme, p. 31.
3
- Ibid.
4
- Martin Heidegger Prolégomènes présentée en 1925, (Les Œuvres Complètes, Klosterman, 1979): T.
20 ; in : Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 32.
5
- Ibid, p. 33.
6
- Ibid.
297
pour se concevoir dans la mort essentiellement. C’est elle qui favorise le dépassement
qui permet d’apprivoiser le phénomène de la mort. Cette angoisse de l’être-au-monde
est une angoisse pour aller vers le « ne-plus-être » proprement, absolument et de façon
indépassable. Heidegger va utiliser tous les attributs de l’être-au-monde et leur donner
des rôles nécessaires, non pour exprimer la déchéance mais pour construire
l’existentialité de la mort. Il parle de l’existence, la facticité et de la déchéance. Il établit
une équivalence entre la mort et l’être-jeté, le lien entre mourir et déchoir, pour dire la
raison d’une position nécessairement basse ou à la base, une sorte de fondement, qui
permet au Dasein de remonter les étapes, les états ou les stations afin d’accéder vers ce
qui est mieux, se réaliser par la découverte de soi et de son monde1. Ainsi, la mort
devient aussi un nom pour l’existence elle-même et l’être-vers-la-mort ou l’être-vers-lafin n’est que l’être-au-monde en projet qui aboutira par sa propre réalisation. Mais pour
demeurer dans cette possibilité, la mort doit être aussi peu manifeste et palpable que
possible.
Heidegger utilise aussi la notion le « devancement » pour dire comprendre, pénétrer,
rapprocher la pure possibilité quant à la certitude de la mort. Mais « rapprocher » n’a
rien à voir avec le fait de rapprocher sa fin par le suicide par exemple, c’est plutôt l’idée
qu’elle est là comme possibilité à tout moment. Le devancement accroît la possibilité de
la mort, elle permet de se laisser imaginer, sans aucune représentation concrète, hors de
toute cause ou circonstance, juste possible à tout instant. Il rejette surtout l’idée
d’intensifier sa possibilité en se rapprochant d’elle que ce soit en y pensant
constamment ou en se préparant à l’attendre au-delà de la vie.
Il ne faut pas fixer du regard un sens possible de la mort, pour vivre, il faut se placer
dans le « pouvoir-être… », en admettant tous les sens possibles. Ce qui la rendra
toujours plus grande, dévoilant une possibilité qui ne connaît aucune mesure, qui n’offre
aucun appui et aucune base. L’irreprésentable « être-vers-la-mort » n’est pas un projet
en soi, c’est l’être-au-monde qui est en projet et tend vers la mort. L’être-vers-la-mort
comme devancement rend la possibilité de mourir à tout moment omniprésente sans être
angoissante. Le Dasein découvre sa propre vérité et s’ouvre à lui-même dans sa
possibilité extrême, dans un mouvement qui le libère vis-à-vis de la mort et vis-à-vis de
lui-même. Devenir-libre ouvre le Dasein au renoncement à soi et brise tout raidissement
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 251/252.
298
sur l’existence1. Le Dasein est donc libéré des faits, des possibilités des autres, de tout
ce que le « on » comporte et de ses choix passés. Il revient à soi pour atteindre le point
« absolu » où il peut être son propre possible, car il ne peut être authentiquement luimême que s’il dispose de lui à partir de lui-même. Il se veut lui-même, se pose luimême dans sa possibilité extrême comme le sujet absolu de Hegel ou la volonté de
puissance de Nietzsche. Il ramène à lui et en lui, par un acte de volonté, toute
possibilité2.
Heidegger représente les critères du devancement la mort comment étant la possibilité
la plus propre, irrelative, indépassable et certaine. Pour être la possibilité la plus propre,
il faut qu’elle soit arrachée au « on ». En tant que possibilité irrelative ou non-relative,
elle ne dépend d’aucun acte qui la précède dont elle serait la conséquence logique et le
Dasein se pose dans sa singularité propre. Elle est indépassable parce que c’est l’acte
ultime que le devancement rend libre pour une possibilité après laquelle il n’y en aura
plus aucune autre. Enfin, projetée comme totalité existentielle, elle est dans la pleine
certitude parce que tout individu est sûr de mourir, et même s’il ne sait pas quand, il est
certain que cela peut arriver à tout moment. Elle s’ouvre ainsi conjointement à toutes les
possibilités antérieures dans le sens où la personne peut mourir à tout moment, incluant
aussi la possibilité existentielle d’exister comme pouvoir-être total 3 . Après quoi, le
Dasein peut regarder sa propre vie concrètement comme un tout achevé. La possibilité
devient certaine lorsque le Dasein rend cette possibilité possible- il la possibilise-.
Ainsi défini, la mort n’est plus source d’angoisse, le Dasein n’angoisse pas devant la
mort, car il la tient pour vraie et l’accepte comme un état d’évidence comprise et
attendue. Mais il angoisse encore devant la menace de la mort qui reste peu contrôlable
pour l’individu. Pour dépasser la question de l’angoisse de la menace de la mort,
Heidegger aborde un autre état qu’il appelle « le vertige de la liberté ». Avec ça, il
permet à l’homme d’avancer vers une situation dont la liberté constitue le but ultime
dépassant tous les états. Sartre va mener plus loin ce vertige en en faisant un sentiment
1
- Ibid. p. 264.
2
- Ibid. p. 264.
3
- Ibid.
299
passionné de liberté par la mort, délié des illusions du « on », aussi angoissé que
factuel1.
Une liberté que Heidegger conçoit comme le fait de rendre possible toutes les
possibilités. Il lui manque tout de même un chainon qui passe de l’ordinaire au factuel,
car on est ici suspendue sur une passerelle entre l’authentique et l’authentique.
Comment une possibilité pure, haute, intensifiée, peut-elle conférer à des possibilités
quotidiennes leur caractère de « liberté »? Heidegger propose une médiation qui permet
de regrouper entre la possibilité pure de la mort et les caractéristiques de la mort au
quotidien. Il faut concevoir la mort comme une expérience qui sort du quotidien,
seulement le Dasein l’investit de cet aspect libérateur en la concevant comme un acte
intérieur qui favorise la relation à soi-même et la relation au monde. Seule l’angoisse
révèle concrètement au Dasein son pouvoir-mourir, c’est pour cela que celle-ci doit
rester entière. Elle dépasse la limite psychologique et individuelle pour transformer
l’être-vers-la-mort qu’est le Dasein en une possibilité concrète2.
Cette concrétisation devient possible par le travail. C’est une conclusion récurrente chez
Heidegger de libérer vraiment la personne par le travail. Mais il ne s’est jamais attardé
pour construire une théorie du travail-action. Cependant, un Dasein qui, face à la mort,
est capable de « se donner à fond à ses tâches » (Aufgabe) est la preuve concrète du
devancement. Heidegger s’arrête un moment sur la notion de (Aufgabe), où il-y-a Gabe
(le sacrifice), il explique que travailler c’est se sacrifier au travail, se perdre dedans,
sans avoir peur de ne pas profiter des résultats de ses efforts. Quand le Dasein travaille,
il doit faire son métier à la perfection car il représente sa facticité ou sa possibilité de
faire. Mais le terme « il doit » ou « je dois », dont Heidegger fait une devise, n’est en
aucun cas pris dans le sens kantien qui érige en règle universelle une action morale. Il
exprime juste le travail du Dasein, de chaque individu indépendamment des autres,
même si le travail est un travail de groupe. C’est l’expression de « mienneté » qui
traduit une nécessité pré-morale pour dire ce que chacun est, ce qu’il vaut et ce qu’il est
capable de faire à un instant précis.
La présentation du pouvoir-mourir comme une possibilité ontologique, irrelative et
indépassable installe le Dasein dans la certitude d’une mort existentiale qui fait partie de
1
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 37/38.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 251.
300
la vie, lui donne la particularité du Sein et le situe dans son Da. La mort qui regroupe
tous les aspects du Dasein devient une faculté transcendantale en certitude, en
possession et en pouvoir1.
Heidegger a reconnu dès le départ que le Dasein est jeté dans la possibilité de la mort, il
l’a admise d’abord comme possibilité ensuite comme certitude indéterminée. Elle est
liée au destin du Dasein, qui est lui-même lié en son « destin » à l’être de l’étant et à
l’être en général qui vient à sa rencontre dans son propre monde2. Mais il ne met pas en
péril le fait de vivre, en plaçant le Dasein dans une situation d’attente de la mort. Il
montre un Dasein tantôt lié à la vie par son travail au quotidien, tantôt à la mort possible
à tout moment. Il est aussi lié à l’étant par son besoin des choses diverses qui lui permet
de vivre et de rencontrer les autres. Mais il passe sous silence tout lien éventuel.
Autant de silence pousse Michel Haar à réinterroger Sein und Zeit. D’abord, on ne peut
admettre un Dasein qui se fait lui-même sa propre possibilité. Ensuite, d’où est-ce que
la possibilité peut tirer sa force de possibiliser alors qu’elle n’est pas du ressort de la
logique mais de l’ontologique. Enfin, peut-on séparer le Dasein de la vie pour faire de
l’être-vers-la-mort un être propre ? Mais Michel Haar non plus ne donne pas de réponse
et laisse en suspens ces questions pour les générations à venir.
Il reste que la mort est réellement une possibilité, car à une seconde avant qu’elle
advienne, la possibilité de mourir reste juste une possibilité et la mort un mystère.
Quand elle survient, la possibilité disparaît de façon sévèrement individuelle, le Da du
Dasein disparaît par la même occasion, mettant fin au « je » et à la « conscience » dans
leur rapport à l’autre et au monde. La vie s’arrête et le Dasein qui n’est plus se réalise et
prend sa forme définitive.
Il n’en demeure pas moins que le Dasein qui pense la mort est tout de même esseulé,
angoissé et interrogatif parce que les réponses aux questions relatives à la mort
n’existent pas dans le monde ordinaire et le chemin pour les découvrir est long, si
toutefois on s’engage à les chercher. Plus qu’une émotion, l’angoisse qui angoisse est
peut-être porteuse d’une liberté qui tend vers la mort, qu’elle conçoit comme
1
- Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 39/40.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 56.
301
possibilités l’existence et la mort, avec des certitudes en suspens, mais elle n’est pas
facilement accessible.
Le devancement ou le fait d’« aller-au-devant-de-la-mort » comme possibilité, signifie
simplement le fait d’aller au-devant de soi-même, ce qui peut se traduire par la décision
de faire, le pouvoir de se réaliser, la capacité à capter sa propre lumière ou encore
d’entrer en possession de lui-même ou de sa liberté, mais c’est surtout comme dirait
Kierkegaard, « choisir le choix1» de l’extrême.
Penser la mort comme un état intérieur est une manière d’exister. C’est l’expression du
pouvoir-être du Dasein, quand il dépasse le « on » pour se transformer en fondement
que la réflexion philosophique surélève à un niveau ontologique. Pour revenir à soimême, s’extraire au « on » et à la perte, le Dasein doit faire une exploration à l’intérieur
de lui. Il doit se voir attester un pouvoir-être-soi-même et la voix de la conscience
morale contribue à cette attestation2. Ce qui participe à la recherche existentiale mise en
lumière par l’ontologie fondamentale.
Heidegger a présenté la mort comme phénomène. Dans cette optique, l'ontologie veut
aller à la quête descriptive du sens et de l'essence. C’est cette interprétation existentiale
qui précède les sciences.
1
- Ibid. p. 268.
2
- Ibid. p. 324.
302
CHAPITRE QUATRIEME
LE DASEIN ENTRE LE TEMPS QUI PASSE ET LE TEMPS ORIGINAIRE
Pour faire suite à la thématique et mieux cerner l’être-vers-la-mort, il est inévitable et
incontournable de reposer de façon autonome la question du temps. C’est une question
fondamentale qui a été posée dans Sein und Zeit et dans les œuvres postérieures. En
partant du présent, Heidegger interroge ses implications sur l’avenir et le passé. Le
présent, sur lequel les avis sont partagés, constitue pour lui un mouvement où se meut le
Dasein, lui permettant de séjourner dans le monde et auprès des étants.
Le temps est un vieux thème de la philosophie et une des questions majeures de la
pensée humaine, caractérisée autant par son improbabilité que par sa grande précision.
Construit de moments ou d’instants, il est perçu comme un changement continuel,
homogène, indéfini et irréversible, il induit la durée et la continuité où se déroulent les
évènements.
La question du temps est importante pour Heidegger, il l’a souvent débattue dans ses
milieux pour se distinguer tantôt de Kant tantôt d’Husserl. Pour puiser ses arguments, il
préfère comme dans ses habitudes retourner à la tradition pour retrouver les prémisses
du sujet, associé à la question de l’être dans toute son ampleur. Aristote, qui lui
consacrait un rôle essentiel dans le déroulement des choses, disait que le nivellement
des différents mouvements de l’homme formant une suite infinie de « maintenants »
constitue le temps1. Alors que Platon ne lui accordait qu’une place de second plan, lui
concédant, tout au plus, d’être une représentation inférieure de l’éternité. Alors
1
- Jean Marie Vaysse : Le vocabulaire de Martin Heidegger, Paris, Ellipses, 2000, p. 54-56.
303
qu’Epicure, qui a fustigé la notion de la mort, rend le temps responsable de la
disparition de toutes les choses qui viennent à lui1.
Heidegger fera moins appel aux médiévaux pour qui la temporalité peut être du ressort
des étants sans l’être et les modernistes qui ont cru pouvoir rendre l’être indépendant du
moment historique où se déploient les concepts de la philosophie. C’est à partir de Kant
qu’il voit s’agrandir le rôle du temps, il y rencontre une forme universelle permettant de
saisir les phénomènes.
Heidegger réalise très tôt que toute la pensée de l’homme est en rapport direct avec la
temporalité, elle se meut à l’intérieur, car parler du temps c’est justement comprendre la
dimension historique de tout ce qui est, dans le déploiement de l’être. Il met alors en
évidence la présence comme concept pur, par rapport à la présence permanente
de l’étant qui fut le centre d’intérêt de l’ensemble de la tradition métaphysique
occidentale qui niait la temporalité de l’être dans son intime connexion avec le temps. Si
la philosophie voile la question de l’être qu’elle plonge dans l’oubli, elle passe aussi
sous silence la question de la temporalité2.
Husserl a souvent été opposé à Heidegger dans leurs conceptions des instants, des
moments et des différentes expressions du temps. Quand Husserl met en valeur la
mémorisation ou le passé, Heidegger insiste sur le projet ou le futur. Le présent reste
privilégié chez Husserl, car le souvenir passé est remémoré à partir de son sentiment
présent, le futur aussi est attendu à partir du sentiment présent et des sentiments du
présent à venir qui prévoient comment sera ressenti l’événement, et l’intention d’agir est
nécessairement vécue dans le présent de la conscience. Heidegger, lui, conçoit le temps
d’un point de vue linéaire, où les événements de tous les temps sont présents à la
conscience. Mais la divergence n’est cependant pas radicale, car le présent d’Husserl ne
se présente pas comme un point mathématique, un pur instant. Il est peut-être possible,
du point de vue méthodologique, d’isoler un instant dans le temps, un « maintenant »
ponctuel, mais dans la réalité, la durée écoulée de l'objet temporel anticipe la suite3.
1
- Epicure : Lettre à Hérodote, 72-73.
2
- Rudolf Bernet : « Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger », in : Revue
ème
philosophique de Louvain, 4 série, T. 85, n° 68, p. 500.
3
- Rudolf Bernet : « Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger », in : Revue
ème
philosophique de Louvain, 4 série, T. 85, n° 68, p. 504.
304
La vie est une succession d’événements vécus dans le temps. Cette simple définition
nous met déjà en face de questions ontologiques : ce qui est vécu dans le temps ou vécu
là-devant regroupe les différents instants réels, appelés chaque fois « maintenant ». Les
vécus passés et ceux qui vont survenir ne sont plus ou pas encore réels. Ce qui donne
une apparence furtive de la notion de présent, à peine saisissable. Pourtant, tout se vit au
présent, le Dasein passe d’un « maintenant » à l’autre, tous ap-présentés, même s’il
entasse projets et souvenirs, sans que le présent, qui représente tous les instants qui
occupent la vie de l’homme, ne représente un moindre espace sur l’axe du temps1.
L'instant est l’atome du temps. Heidegger lui donne un sens actif qui tend vers le passé
et l'avenir 2 . C’est un point ressource d'où jaillit la temporalité entière, complète,
indivise, enveloppée en un atome invisible qui transforme la banalité des jours en
éternel recommencement. La furtivité de l'instant ne fait pas de lui un fugitif, au
contraire il marque une collision de l'avenir et du passé 3 , ce qui fait du temps une
puissance auquel il livre le Dasein d’un coup. Il visualise aussi les notions d’« instant »
et de « maintenant ». Les instants ne sont pas la somme de toutes les parties de l'axe du
temps, tout comme les maintenants. Les instants ont chacun sa valeur et ceux où la
situation du Dasein se dévoile sont rares.
C’est pour cela que la question du temps présent partage philosophes et hommes de
sciences.
Le terme de « temps » en soi vient du latin Tempus, le nom d’un dieu fictif qui
appartient au décor de campagne des Royaumes oubliés. Il est aussi le dieu de la guerre,
celui qui encourage les forces armées à combattre pour régler leurs différends. Dans la
mythologie grecque, c’est Chronos qui représente le dieu du temps et de la destinée et
donné son nom à la chronologie. Il est connu par la particularité de manger ses enfants.
Le temps est toujours associé à l’espace, car on ne peut vivre l’instant en dehors de la
dimension spatiale où les choses se déroulent, c’est l’extension même du sens du «Da »
du Dasein. L’homme est le seul vivant à concevoir la mesure de sa vie et de ses actes
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 438.
2
- Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 67.
3
- Martin Heidegger : Nietzsche I, p. 312.
305
par le temps qu’ils durent et l’espace qu’ils occupent. Il reconnait parallèlement,
l’existence de plusieurs formes de temps comme le temps physique, le temps psychique
et même le temps spatial. A l’instar de l’espace qui est le seul nom de l’être qui porte en
même temps une référence immédiate au temps et au lieu qui abritent les corps, le
temps est depuis longtemps considéré comme un critère ontique où se positionnent les
différents étants. D’où la dichotomie de l’espace et du temps. Tous deux sont des
caractères ontologiques où le Dasein pratique son rapport au monde.
Mis à part les étants intemporels, comme les équations numériques, tous les éléments,
qu’ils se traduisent en processus naturels ou en événements historiques, sont temporels.
Parler du temps pour un philosophe, c’est pouvoir expliquer comment et où s’enracine
la problématique centrale de toute l’ontologie pour que l’être puisse être visible par
rapport au caractère temporel1. Autrement dit, c’est le rapport de l’être de tout ce qui
existe et de l’être en général d’un côté et du néant de l’autre qu’il faut dénouer à la
lumière du temps. Pour cela, il faut dégager la temporalité de l’être de la temporalité de
l’étant qui attend une réponse concrète. Dans cette divergence qui s’est construite à
travers l’histoire, un fossé s’est creusé entre les deux dimensions temporelle et
intemporelle.
Le point nodal de Heidegger est de délimiter le concept « temps », le distinguer du sens
courant en clarifiant les limites et les rapports entre le concept en soi et le sens courant
qui s’est maintenu à travers l’histoire. Sein und Zeit tente de déterminer les parts de sens
qui reviennent à l’interprétation traditionnelle et s’interroge sur le sens profond du
concept, dans son rapport à la temporellité, l’histoire et l’historialité, d’une part et son
rapport à l’espace d’autre part.
Le premier livre de Heidegger fait du temps un élément structurant du Dasein, il analyse
le temps et la temporalité dans leurs dimensions physique et historique. Il essaie de voir
aussi quelles proportions le temps occupe dans la vie du Dasein et quelles sont ses
limites avec l’être.
Pour expliciter le concept, définir les limites des thématiques temporelles par rapport au
Dasein et par rapport aux étants, ou encore distinguer ce qui est ontologique de ce qui
est ontique dans les dimensions temporelles, l’auteur fait appel à une terminologie peu
1
- Jean Marie Vaysse : Le vocabulaire de Martin Heidegger, Paris, Ellipses, 2000, p. 44.
306
commune, utilisant des termes singuliers comme temporer ou la temporation. Il
distingue la temporellité qui concerne chaque événement ontique de la temporalité qu’il
réserve à l’acte ontologique.
Pour montrer la complexité du thème traité, Heidegger fait aussi appel à des montages
terminologiques, reconstituant tous les aspects du Dasein¸ faisant resurgir les thèmes
majeurs comme la mort, l’angoisse, la conscience, la peur ou le souci, et identifie ses
différents états relatifs, notamment l'être-résolu en plus de l’être-au-monde et l’êtrevers-la-mort, cet être-résolu qui représente d’ailleurs le Dasein résigné à son état d'êtrevers-la-mort et à l'appel-de-la-conscience, assumant ainsi son être-en-dette le plus
propre. En adoptant l’état d’être-vers-la-mort, renonçant au primat latent qui vit
entièrement enseveli dans le « on » sans aucune inquiétude relative au temps, il accepte
d’être dans le temps.
Le « là », de l'être-là, qui est spatial, est aussi temporel et donne un sens aux
événements 1 . Ce qui n’est pas si simple, car il ne s’agit pas d'additionner des
événements, mais plutôt de parvenir à une vérité qui peut aider à comprendre le monde
mieux ou autrement sans pour autant que le monde devienne autre. En tant qu’êtrerésolu, le Dasein ne s'extrait pas du monde, il le comprend, l’adopte, tout en restant
pleinement partie intégrante de l’être-au-monde2.
Ainsi groupés, ces concepts résument un Dasein qui vit dans un champ temporel et une
mise en perspective des possibilités offertes par l'agir3. C’est la fusion de l’homme dans
l’espace qu’il occupe et le temps qu’il vit, définissant son destin4.
1
- Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 56.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 301.
3
- Ibid. p. 402.
4
- Devant la difficulté du sujet du temps et de l’histoire, Heidegger a utilisé une riche terminologie. Il a
même fait appel à des termes anthropomorphiques, jusqu’à religieux pour exprimer des situations
humaines très concrètes : la capacité de penser ou le don de la pensée sont appelés faveur, qui est
elle-même du ressort de l’être-résolu tout comme la disponibilité à l'angoisse, le courage, la liberté
et le sacrifice (le sacrifice étant la séparation de l'être de l'étant). La pensée offre (de l'offrande)
l'étant à l'être alors même qu'elle le quitte. Mais devant l'abîme de l'être, la pensée a besoin de
vaillance pour affronter l'effroi et l'horreur. Ceci étant, ce sont là des actes pensés et non des actes
concrets. La pensée de l'être ne cherche aucun appui dans l'étant.
307
Certains se demandent si le Dasein est parvenu à l’abstraction de la question du temps,
puisque c’est la seule notion qui est conçue de façon consensuelle par l’humanité entière
qui arrive à calculer théoriquement son temps, de façon juste1 sinon au moins de façon
fidèle. Heidegger n’approuve pas cette remarque. Pour lui, le Dasein n'est ni théorique
ni pratique, en tant que souci il renvoie à une situation antérieure à la théorie et à la
pratique2. Il n'a pas besoin de poser la situation devant lui et la cogiter. En tant qu’êtrerésolu, il agit, il est dans la pratique et n’analyse pas les implications ontologiques que
sa situation produit concrètement. Paradoxalement, alors qu’il ne prête que peu
d’attention au temps qu’il vit, il se projette à la fois dans un passé très ancien (la dette)
et un avenir certain (la mort), à tel point qu'il puise souvent sa certitude dans la certitude
de la mort. C’est ainsi que la temporalité de la résolution peut unifier et faire agir le
passé, le présent et l'avenir de façon concrète3. Certes, l’être-résolu, celui qui s’assume
en tant qu’être-au-monde et s’accepte en tant qu’être-vers-la-mort, vit dans la
temporellité, il se temporalise4. Mais ce n’est pas lui qui rend directement possible la
temporalité qui est la dimension ontologique du temps, en s’assumant il présuppose une
structure originaire qui rend possible la temporalité. Il reste que cet étant est le seul qui
peut se temporaliser lui-même. En effet, l’être-résolu n’est autre que le Dasein et la
temporalité est la possibilité qui donne du sens à toutes les autres possibilités comme le
monde et la mort et les rend possibles. Pour cela, on peut dire que le temps est tout aussi
originaire que le Dasein mais non advenu par lui.
Cette proposition d’une temporalité originaire nous projette dans les trois dimensions
temporelles, qui se résument toutes dans l'expression courante « sortir de soi » : sortir de
soi pour se projeter dans l'avenir, sortir de soi pour marquer un retour vers le passé et
sortir de soi pour être-auprès-de... dans le présent. Ce sont aussi des moments ekstatiques, parce qu’ils expriment la liberté de l'être-résolu. Ils sont rendus possible grâce
à la temporalité originaire qui s’expriment en trois états : l’existence, la facticité et la
déchéance qui constituent et alimentent le souci5.
1
- M Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 56.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 300.
3
- M. Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 57.
4
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 328.
5
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 329 (souligné dans le texte d’origine).
308
A travers des situations complexes, le Dasein se construit dans sa vie de tous les jours et
transcende peu à peu le quotidien pour une vie authentique. Il vit une existence pleine,
qu’il ne partage pas avec les autres étants, qui se place au-delà de l’opposition classique
entre l’essence et l’existence. La facticité introduit son existence dans l’évidence sans
choix et sans partage, et la déchéance, aussi originaire que la facticité dans la venue du
Dasein le place à la base d’une vie qu’il doit mériter à chaque instant.
Husserl, qui n’est pas toujours d’accord avec son élève, met plutôt en avant l’existence
d’une conscience subjective, en disant : «La question de l'essence du temps conduit elle
aussi à la question de l'origine du temps. Mais cette question de l'origine est orientée
vers la formation primitive de la conscience du temps 1 ». C’est une recherche
phénoménologique qui interroge les vécus du temps, en reniant son côté objectif2 qui est
le temps du monde où les sciences de la nature situent à la fois la nature physique et le
psychique3. D’après lui, le temps objectif se distingue de la question phénoménologique
de l'origine du temps parce que les sciences ne se préoccupent pas de la question de
l’origine du temps, ni de son existence, ni de la localisation spatio-temporelle de
l’existence des objets dans le temps du monde4.
Dans son discours sur le temps, la distinction entre la notion d’origine et la notion
d’authenticité se resserre et se confond parfois chez Heidegger, jusqu’à rassembler les
deux termes, en disant : « l'exister, originaire et authentique 5 »... Il laisse aussi la
question du sens et de la priorité entre les deux termes suspendue et non résolue. Mais
Michel Haar, au jugement sévère d’habitude, trouve qu’il est compliqué de distinguer ce
qui est originaire de ce qui est authentique. Il parle même d'une concurrence entre les
deux notions. « En disant originaire, Heidegger voulait peut-être signifier authentique6.»
La confusion qui règne dans la définition de la question du temps n’est pas une
nouveauté. Michel Haar note qu’Aristote l'a déjà discuté dans Ethique à Nicomaque, où
il faisait coïncider la temporalité originaire et la temporalité authentique. « L'instant est
1
- Edmond Husserl : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Leçon 2, p. 14.
2
- Ibid, p, 15.
3
- Ibid. Leçon 1, p, 6.
4
- Ibid. Leçon 1, p, 8.
5
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 336.
6
- Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 67.
309
un archi-phénomène qui relève de la temporalité originaire, alors que le maintenant n'est
qu'un phénomène propre au temps dérivé1.»
La temporalité, qu’elle soit originaire ou pas, est pour Heidegger toujours authentique,
car l'inauthenticité peut supposer une déficience, un manque d'avenir, ce qui est une
aberration dans la question du temps. Si la temporalité tombe dans l'inauthenticité, elle
va rétrécir les ekstases du Dasein. Il fuira alors l’idée de la mort, l'angoisse, le souci, la
dette et même la conscience morale. Il voudra se réfugier dans le « on » pour vivre le
temps dans un écoulement linéaire et sans intérêt, avec une infinité de moments tous
identiques, refusant la finitude qui puise son sens dans la mort et la dette. Or, c'est par
cela même que se reconnaissent l'authentique de l'inauthentique : le premier va vers
l'assomption et le second vers la fuite.
En parlant d’avenir, Heidegger tente aussi de distinguer l’authentique de
l’inauthentique. Il essaie de définir les bases phénoménales qui soutiennent l'avenir
originaire et l'avenir authentique, en rappelant que le projet de soi est un caractère
essentiel de l'existentialité, et en même temps une possibilité de réalisation originaire
pour le Dasein2.
Ainsi, même s’il ne crée pas de pistes de réflexion nouvelles, la façon dont Heidegger
présente délicatement la question du temps qu’il cerne par les existentiaux du Dasein,
rend son point de vue cohérent et particulier, surtout qu’il fait appel à toute la richesse
de langage singulier et difficile d’accès dont il a l’habitude comme « le schème
horizontal », pour se mouvoir dans un sujet aussi délicat3.
Fidèle à sa relation avec le monde ordinaire et pour ne pas donner l’illusion d’une
philosophie abstraite ou pure vue sa complexité, Heidegger revient à la quotidienneté.
La notion de la temporellité et la façon d’être du Dasein font, en effet, indéniablement
intervenir la vie quotidienne. Il donne plusieurs exemples sur les préoccupations de tous
les jours et le monde du travail, mais pour montrer surtout qu’ils empêchent l’homme de
penser à ce qui est essentiel, c'est-à-dire qu’ils l’empêchent de penser tout court. Les
contours ontologiques de la quotidienneté restent cependant obscurs, car en abordant les
1
- Ibid. p. 67.
2
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 327.
3
- Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 66.
310
problèmes récurrents, il montre aussi que le temps est présent dans les différents
chapitres de la vie, c’est même une des structures existentielles les mieux intégrées au
quotidien et qui joue un rôle important chez l’« être au monde » dans son « exister »
simplement. Heidegger propose de rectifier le langage commun pour mettre en évidence
la présence du temps dans ce que l’homme fait au quotidien et mieux rendre compte de
l’impact du temps sur la réalité. Il demande par exemple de dépasser l’expression « je
travaille » pour parler « du temps passé au travail », parce que la présence d’un employé
est calculée sur la base du temps qu’il passe dans l’établissement professionnel. Il fait
aussi la lumière sur l’expression « la vie durant » et les expressions que la quotidienneté
interpelle largement comme « d’abord » ou « le plus souvent » qui expriment « la vie en
société » et « la manière de vivre », ou encore « une vie au jour le jour » pour dire une
vie soigneusement tracée, en compagnie des autres1.
Pour expliquer le rapport entre le monde du travail, le schème horizontal et la
temporalité, il prend l’exemple particulier de « l’outil de travail »2, qu’il appelle aussi
l'étant-ustensile ou l’util. Il rappelle que le travail est inévitablement présent dans les
trois phases du temps, comme si l’occupation est la meilleure façon de rentabiliser ou de
valoriser ou de tirer profit ou de rendre utile le temps, comme il rend utile les choses du
monde. Il schématise la relation de l’homme au temps à travers l’outil qu’il utilise pour
travailler. D'une part, l’outil qui se manie dans un acte présent comprend le rappel de la
fonction dans le passé et anticipe sur la destination du produit fini dans l’avenir. En
effet, cet outil n'est pas le produit de l'instant présent, il a été fabriqué avant, tout
comme l’artisan a appris son métier dans le passé, les deux rassemblent une histoire, un
acquis et un cumul. L’artisan et l’outil tendent aussi, en toute harmonie, vers l’avenir
par un résultat qui profitera à d’autres individus dans les instants à venir et mêmes des
générations dans les années à venir. Seulement le travail est un moment de neutralité,
l’artisan n'interroge pas son outil sur son origine ni sur sa destination finale. La
personne travaille pour gagner sa vie, pour finir une corvée ou pour aider les autres, et
personne ne l’interroge sur ses acquis, lui-même conçoit rarement la relation entre son
travail et sa réalisation. En plus, le travail s’inscrit rarement dans un processus de
réflexion philosophique. C’est vrai qu’il occupe la personne, la détache d'elle-même
1
- Martin Heidegger : Sein und Zeit , 433.
2
- Son point de vue détaillé a été exposé dans la question de la technique.
311
pour vivre la préoccupation de l’instant présent et les seules questions qu’elles risquent
de se poser sont les questions techniques relatives à l’œuvre, comment la couper,
comment la décorer, combien elle doit mesurer ou coûter...
Le schème du travail dans sa complexité et son ancienneté échappe au dualisme de
l'authentique et de l'inauthentique, il était disponible pour les gens du passé dans leur
présent, il l'est pour nous et le sera pour ceux de l'avenir, parce qu’à tout moment des
artisans sont assis en face d’une œuvre à achever un outil à la main. Mais il est
incapable de glisser vers le passé ou de tendre vers l’avenir. Il est, dans son
horizontalité, présentement instantané en permanence.
Heidegger effectue pourtant un déplacement vertical à travers l’outil, il passe de
l'origine de la temporalité du Dasein vers une temporalité de l'être. La preuve en est que
l’outil présent dans le présent est toujours à chaque moment présent, il ne disparait pas,
s’il se perd, il change juste de lieu de présence, mais il est présent à tous les temps.
C’est ainsi que le travail, même le plus routinier est une partie importante de la
réalisation de l’homme qui va toujours en direction de l’avant et immanquablement vers
sa finalité.
En parlant de l’être-vers-la-mort, Heidegger a abordé la question de la naissance qu’il a
appelé une autre « fin ». Entre la naissance et la mort, un temps s’écoule, c’est ce qu’il
explique par le Dasein en direction de l’avant, où le commencement se fait à partir de la
naissance et où la vie se prolonge jusqu’à la mort1. Mais le Dasein ne réunit pas un
ensemble de réalités momentanées qui se suivent à parts et valeurs égales. Tout ce qui
se passe entre les limites de la naissance et de la mort ne survient jamais au même
moment ni au même endroit, même si rien ne peut constituer un cadre qui sera tenu en
dehors du temps et en dehors de la vie du Dasein. Il faut, dès le départ et de tout le
temps, se placer dans l’horizon de l’être temporel du Dasein car l’être du Dasein n’est
jamais dans un coin du temps qu’on peut cerner. Il existe factivement, il est dès sa
naissance un être-vers-la-mort, il marche vers elle et l’être-jeté avec son souci est tout
aussi un être-vers-la-mort. Mais est difficile de cerner le Dasein en entier, car il y a
transbordement à tout moment et à tous les niveaux de sa vie.
1
- Heidegger n’a pas abordé la question de la vie avant la naissance, un sujet trop vaste qui concerne
des spécialités où il n’a pas envie de s’engager, pour ne pas perdre de vue l’essentiel.
312
I.
L’être spatial et le temps destinal
Heidegger a schématisé le temps dès ses débuts entre un temps du monde statique et
physique et le temps que l’homme vit à deux niveaux différents authentique et
inauthentique ou originaire et dérivé. Mais en 1927, même s’il ne change pas d’avis sur
l’essentiel, il va atténuer et nuancer les distinctions entre les deux niveaux faisant
évoluer le Dasein vers la neutralité. Il gardera cependant la distinction entre le temps
vulgaire comme oubli de l'essentiel et le temps authentique fondé sur la primauté du
futur, qui ne sera valable que pour le projet de soi, laissant la temporalité du monde
détachée de la temporalité de soi qui n’a de sens que dans le cadre historique.
Il prend la notion d’authenticité à Zarathoustra dans « l’éternel recommencement »
quand il fait référence à la répétition, enseigne la sagesse et lutte contre l'oubli 1. La
répétition est un mot clef qui n'est pas du tout utilisé dans son sens commun ni péjoratif,
elle signifie le projet de reprendre et de renouveler les possibilités d'existence déjà
choisies dans le passé. C’est « l'authentique répétition d'une possibilité d'existence
passée »2. Elle permet le choix et la fidélité de ce qui peut être répété, qui mérite d’être
reproduit ou refait
3
. C’est le comportement de l’être-résolu qui se répète
perpétuellement.
Pour mieux saisir l'être-résolu, Heidegger, qui a déjà fait la distinction entre l’Histoire
de l’homme et les histoires des vies des individus, parle de destin individuel (Schicksal)
et de destin partagé (Geschick) que Martineau traduit par le co-destin 4 . Le destin,
comme l’histoire, se conjugue au passé. Seul l’être-résolu a un destin5. Ce qui veut dire
qu’il peut y avoir autant de Schicksal que d'individus ou de peuples, mais il n'y a qu'un
Geschick, qu’une histoire de l'être et un destin de l’être. Le danger de cette proposition
est de se retrouver dans le sens traditionnel de la destinée humaine qui refuse toute
liberté ou volonté à l’individu, elle le soumet au sort de la communauté ou de l’histoire,
1
- Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 79.
2
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 385.
3
- Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 73.
4
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, Trad. Martineau, p. 265.
5
-Ibid., p. 265/266.
313
en dépit de sa volonté, imposant ainsi une existence évidente, suivie, nécessaire et
obligatoire.
Heidegger, qui essaie de se positionner entre l’existentialisme contemporain athée, le
rationalisme cartésien et le fatalisme religieux, est soudain dans l’incertitude. Il craint
surtout que le destin individuel ne pousse le Dasein à rester à l’état d’être-jeté qui le
plongerait dans l’ignorance et l’insouciance ou que le destin commun ne le prive dans
sa liberté au nom de la trajectoire d’un peuple. Il choisit alors de donner la primauté au
destin partagé car il ne conçoit pas l’homme avec une liberté absolue, ni entièrement
sous l’emprise d’un fatalisme irrationnel. Difficile de trouver le juste milieu.
Pourtant, les choses sont claires et les craintes de Heidegger ne sont donc pas justifiées.
Tout en étant avec le reste du monde et des étants subsistants, le Dasein, comme êtrejeté, s’assume et participe à son destin, il le détient alors que tous les autres étants le
subissent. L’emploi du verbe « détenir » n’est pas anodin, il est même de circonstance,
en allemand Verhaften mit au sens particulièrement agressif, signifie aussi « faire
prisonnier », un terme qui le fait vaciller entre liberté et servitude avec le risque de
préférer le confort du « on » dans la servitude à la liberté dans l’angoisse.
A partir de toutes les structures qui construisent le Dasein, Heidegger essaie de faire la
lumière sur sa capacité à s’éloigner du « on-quotidien » pour aller à la rencontre d’une
vérité qui se trouve à l’intérieur de lui, un quotidien qui reste inaccessible au commun,
sans pour autant rejeter le concret de la vie1. Le Dasein avec sa richesse existentiale apprésente le temps, c’est-à-dire qu’il le ramène vers ou dans le présent et par là même
dans l'avenir. C'est ce qu’il appelle la temporellité, qui est aussi une caractéristique du
souci.
Le souci existe depuis que l’homme existe. Il il peut aider à comprendre des
phénomènes propres et originaux du Dasein, comme « l’avance-sur-soi2 » qui montre
son évolution dans sa vie, ou « l’être-après » qui lui permet d’appréhender les choses.
Les deux phénomènes tendent vers l’avenir et favorisent son développement. Il y a aussi
les dimensions temporelles, « avant », « après », « déjà » qui ne sont pas fixables sur un
axe du temps et ne sont significatives que dans le cadre d’événements précis. « Avant »
1
- Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 370.
2
- Ibid. p. 387.
314
indique l'avenir où se projette le Dasein par son pouvoir à faire des projets ou à vivre à
dessein de quelque chose. « Déjà » désigne le sens d'être temporel et existential du
Dasein qui conçoit son passé ou son « avoir-été » au sens de « j’étais dans le passé »,
que Heidegger exprime par les termes de « je suis-été », pour mieux visualiser son
passé1, et « après » qui indique la succession de ces événements dans un passé qui reste
la caractéristique de l’étant temporel. Mais le sens existential du Dasein réside dans son
passé, entendu à partir du présent qui se projette avec tous ses éléments dans l'avenir.
Avec le destin commun, le Dasein, qui utilise toutes les aptitudes individuelles, prend
place dans l'histoire mondiale2. Les individus ont une histoire commune, mais chacun
vit son histoire qui lui donne l’impression individuelle d'être à l’intérieur du temps.
C’est ce que Heidegger appelle l’« intertemporanéité » ou « être-dans-le-temps », une
caractéristique que l'être-au-monde conçoit ontiquement tout en favorisant sa formation
ontologique3.
Enfin, ces structures qui construisent le Dasein et fournissent le terrain qui détermine sa
temporellité, comme l'entendre, la disponibilité, le dévalement, la parole, le souci,
l’angoisse… aident à saisir la dimension temporelle de l’ouvertude car le fait d’être
ouvert au monde est intégré dans la structure même du temps. Elles favorisent aussi la
discernation, le dévoilement et la découverte, pour permettre la perception qui fonde la
connaissance théorique. Elles interrogent enfin le monde sur la constitution temporelle
du dé-loignement, de l’aiguillage et tout ce qui entoure l’être-au-monde.
Il s’attarde sur la temporellité de l’entendre4, de la disponibilité5, du dévalement6 et de la
parole 7 en particulier, quatre moments structuraux qui constituent le fondement du
processus d’humanisation qui n’est visible que par la visualisation de tout l’axe
historique du temps, ce qui est concrètement impossible. A partir de ces quatre
1
- Ibid. p. 387-388.
2
- Ibid. p. 391.
3
- Ibid. p. 393/394.
4
- Ibid. p. 397.
5
- Ibid. p. 401.
6
- Ibid. p. 407.
7
- Ibid. p. 410.
315
moments, il s’engage à élucider les rapports entre l'être-au-monde et le problème de la
transcendance du monde, en introduisant la notion de Dasein éclairé1. Le Dasein éclairé
est celui qui, par son développement intérieur, s’est éloigné de la quotidienneté pour
parvenir à la temporalité en vivant des moments ekstatiques, notamment le présent qui
donne au Dasein la possibilité d'exister et celui de « l'être-jeté » qu’il ne regarde plus
comme une déchéance mais comme un commencement, le moment où sa vie, son
évolution, sa prise de conscience, son commencement, a débuté. La lumière qui
constitue le Dasein éclairé n'est pas ontiquement là-devant comme la source d'une clarté
qui est produite pour l'irradier de temps en temps. Le Dasein éclaire en permanence,
quand a lieu la pleine ouvertude de son « là ». C'est un étant éclairé qui rend possible
toute illumination et mise en lumière, toute perception et toute vue sur quelque chose.
La temporalité ekstatique du Dasein éclaire le « là » originalement, à partir de quoi se
comprend l'être-au-monde. C’est cela qui fait de l’homme un Dasein universel qui
s’inquiète du sort du monde sans perdre de vue les questions de son quotidien.
Heidegger aborde inévitablement le rapport du temps à l’espace, parce que la
temporalité du Dasein, se maintient dans un espace. Tout le secret du « Da » du Dasein
s’exprime dans cette spatio-temporalité, un élément structurant du temps en rapport
étroit et complet avec l’espace. La constitution du Dasein avec sa façon d’être n’est
ontologiquement possible que sur la base de cette double spécificité. Le temps n’est pas
l’espace mais la spatialité se fonde sur la temporalité, ce qui ne réduit pas l’espace en
temps pur. La spatialité doit à la temporalité sa fondation existentiale, non en terme de
primauté mais par la présence de l’ontique comme soubassement de l’ontologique.
Le Dasein est spatial, toutes les représentations empiriques de l’étant se déroulent dans
un espace défini et physique, mais elles s’inscrivent aussi dans le temps par la mesure
de leur durabilité2. C’est pendant ce temps de durée d’un événement quelconque que
son dévoilement dans l’espace à l’intérieur du monde est rendu possible.
Le Dasein n’est pas simplement spatial pour emplir un espace, comme un simple objet,
il est spatial par son souci du monde, qu’il s’inquiète du sort du monde et s’interroge sur
1
- Ibid. p. 412.
2
- Ibid. p. 430.
316
ce qui pousse généralement les gens à fuir ou qu’il se réfugie lui-même dans les
explications toutes faites du « on ». Heidegger parle de la fonction d’«être-à-sa-place »
et utilise « l’aiguillage » pour affecter les résultats des actes du Dasein à un objectif et le
« dé-loignement » qui conçoit l’endroit précis où il se trouve et sa proximité avec les
choses et les personnes1. Au-delà de l’occupation, il parle aussi d’espaces qui absorbent
le Dasein au point de ne plus se distinguer de lui, comme le milieu du travail. Il
l’associe au dévalement par excellence, parce qu’il produit souvent l’oubli du temps
présent, une situation inconsciente que vit l’être-jeté en toute complaisance pour éviter
de penser au monde et à lui-même.
L’espace et le temps sont à priori séparés et indépendants. La temporellité ekstatique de
la spatialité rend intelligible cette indépendance, mais le Dasein est dépendant des deux
dimensions. Le temps et l’espace se retrouvent donc dans le Dasein puisqu’il est dans
l’interdépendance de la dimension spatiotemporelle. Les représentations spatiales et
temporelles relatives à tous les moments de sa vie et dans tous les lieux qu’ils occupent
régissent son langage, son travail et sa façon d’être. Il ne peut se concevoir en dehors ou
au-delà des deux structures et ne s’exprime que dans les limites d’une articulation de
significations et de concepts qui déterminent ses agissements dans l’espace et le temps.
Heidegger appelle cette interdépendance « rentrer-en-présence », dans les relations
spatiales et temporelles du Dasein2.
II.
Le Dasein, le temps et l’histoire
La relation au temps dépasse le cadre de l’espace que le Dasein occupe, même si la
présence des deux reste et leur interdépendance est prépondérante pour le déterminer.
Pour comprendre l’aventure du Dasein qui prend de l’extension au fur et à mesure qu’il
s’étend, il faut poser la question sous forme d’un problème ontologique qui prend en
compte cette extension dans le temps aussi, ce qui veut dire prendre en compte son
historialité.
1
- Ibid. p. 431.
2
- Ibid. p. 432.
317
L’historialité n’est pas l’histoire, l’histoire est l’étude des événements selon une
méthode appropriée, alors que l’historialité est la capacité de l’homme à concevoir son
historicité et à se concevoir de façon consciente comme un élément qui fait l’histoire de
façon directe ou indirecte. Le traitement de la question de l’historialité ne se fait pas sur
les lieux de l’histoire. Ce n’est ni dans la science de l’histoire comme compréhension
historique dans l’esprit de la théorie de la connaissance comme dirait Simmel1, ni dans
la logique de formation des concepts de l’histoire, comme dirait Rickert2, que cela serait
possible3. Dans les deux cas, l’histoire est regardée comme l’objet d’une science, alors
que Heidegger veut la placer sur la voie d’une construction phénoménologique, parce
qu’elle est enracinée dans la temporellité et éclairée par elle.
L’histoire identifie les moments essentiels de la vie de l’homme en définissant ce qui est
originalement historial et désigne en même temps l’enjeu du problème ontologique de
l’historialité. Heidegger propose une démarche d’interprétation pour la construction
existentiale de l’historialité, qui consiste dans la tentative de dévoiler ce qui existe à
l’état voilé dans la vie du Dasein.
Le Dasein est le seul étant capable de détecter de façon explicite ce qui dans son
histoire est historial, parce que c’est le seul qui a la possibilité de découvrir et de saisir
délibérément ce que comporte l’histoire. Il peut faire de l’histoire une science, mais il
faut déjà démontrer que ce qui la constitue provient de l’historialité du Dasein, car
l’historialité se place avant la science de l’histoire avec ses données méthodologiques. Il
se place ainsi dans la compréhension du temps comme histoire et non dans le
déroulement du fait historique.
Le Dasein n’est pas temporel parce qu’il se tient dans l’histoire, il n’existe et ne peut
exister historialement que parce qu’il est temporel. Par cette priorisation, Heidegger le
place dans le temps avant d’en faire un être historique, tout comme il est temporel au
1
- Georg Simmel (1858–1918), philosophe et sociologue allemand, a traité plusieurs thèmes : l'argent, la
mode, la femme, l'art, la ville, l'étranger, les pauvres, la secte, la sociabilité, l'individu, la société,
l'interaction, le lien social… Son ouvrage Philosophie de l'argent (publié en 1900) est son chefd'œuvre. Il a influencé plusieurs intellectuels comme Max Weber ou Georg Lukacs.
2
- Heinrich Rickert (1863 –1936) : philosophe allemand néokantiste, il poursuit un questionnement initié
par Wilhelm Dilthey. Philosophe des valeurs (axiologie), il s'est intéressé à l'histoire, établissant une
distinction qualitative entre faits historiques et faits scientifiques.
3
- Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 439.
318
sein de l’« être-dans-le-temps »1. Il a besoin de calculer son temps avec un calendrier ou
une horloge qu’il utilise naturellement, sans s’interroger sur l’histoire de l’un ou de
l’autre. Il ressent tous les événements qu’il vit et voit arriver comme des arrivants dans
le temps Ceci va pousser Heidegger à s’interroger sur le sens de l’histoire, de
l’historique et sur l’enjeu de la question de l’essence de l’histoire pour concevoir sa
construction originale.
En fait, le terme « histoire » est ambigu, il désigne les événements particuliers dans la
vie du Dasein, la réalité historique, la science de la réalité historique, en plus de la
science de l’histoire ou l’historiographie. La réalité historique parle de l’étant étendu
dans le passé. Dans ce sens, l’étant n’est plus là-devant et n’a plus d’effet sur le présent.
Mais cette signification est aussi historiale puisqu’on dit « qu’on ne peut se soustraire à
son histoire » dans le sens où les conséquences du passé influent sur le présent, voire
l’avenir. Le passé ici est historial parce qu’il agit de façon préventive ou positive sur ce
qui « est maintenant ». Sa science de la réalité historique désigne l’étude de ce qui
provient du passé en relation avec l’avenir, par un enchaînement causal, qui se
développe en ascension ou en déclin. Dans ce sens, la notion d’« histoire » est un tout
qui change dans le temps. Alors que la science de l’histoire ne désigne pas tant le passé
que ce qui en provient, qui a un tenant et tend vers l’avenir. En faisant époque, ce qui a
une histoire peut faire son histoire et déterminer un présent et un futur. C’est un
enchaînement causal d’événements qui se suivent. L’histoire signifie donc le tout de
l’étant qui change pour tracer une civilisation dans le temps mais différemment des
mouvements cycliques de la nature. Est enfin historique tout ce qui est traditionnel,
ancien ou patrimonial, même quand on n’en connaît pas la provenance2.
Ces significations réunies donnent tout ce qui a lieu dans le temps, permettant peut-être
de découvrir où se situe l’enjeu de la question originale de l’essence de l’histoire. C’est
ce que Heidegger appelle l’aventure spécifique du Dasein existant, de sorte que cette
aventure passée transmise se poursuit toujours et prend, au sens fort, le nom d’histoire3,
un sens qui fait de l’homme le sujet des événements qui constituent l’aventure humaine
qui appartient au Dasein.
1
- Ibid. p. 441.
2
- Ibid. p. 443.
3
- Ibid. p. 443.
319
Le passé a un rôle privilégié et prend la primauté dans le concept d’histoire. Heidegger
donne l’exemple du musée où ce qui est exposé vient du passé, mais il est encore làdevant. L’utilité de l’objet exposé est certes due au fait qu’il ait servi un temps révolu et
contribué à construire l’histoire de l’humanité mais il a surtout participé à construire le
monde qui a fait la préoccupation du Dasein qui l’a fabriqué et utilisé par sa fabrication
et son utilisation. C’est sur lui que le présent se tient. Comme disait Pascal, « nous
sommes portés sur les épaules de nos ancêtres ». Mais est-ce que cela veut dire que
l’historialité du Dasein est représentée par son passé avec ses objets anciens ?
Les choses du musée sont importantes, elles proviennent du monde qui constitue le
passé du Dasein, lui donnant ainsi une dimension de continuité qui fait son historialité.
Ce qui ne signifie nullement que plus l’objet est ancien, plus il est historial, non, il est
juste un signe de l’existence de ce passé. Alors que le Dasein, avec tous ses
constituants, participe à construire l’importance de cet objet historique. Le Dasein reste
ainsi le sujet primordial de l’histoire et grâce à lui le problème ontologique de l’histoire
se veut existential.
Avec tous les noms du Dasein et ses conditions existentiales qui contribuent à cette
historialité, Heidegger revient sur la notion de destin, ou plutôt un mélange de destin et
de choix qui ne refoule pas la liberté et la volonté humaine. Le Dasein est destinal, il
existe, c’est un être-au-monde, un être-avec ou un être-en-compagnie des autres. Il
décide aussi, à ce niveau, de dépasser la question du destin individuel pour aller vers un
destin global qui signifie l’aventure de la communauté et le destin d’un peuple qui n’est
pas la somme des destins individuels, tout comme l’être-en-compagnie n’est pas
l’apparition simultanée de plusieurs sujets dans un même espace, car l’aventure
humaine est une aventure partagée qui se définit par un destin commun. Les destins ont,
chacun, une direction, mais dans la communication, le travail et le combat, se libère et
se construit un destin commun partagé entre les gens de la même génération dans le
même monde, constituant ainsi l’aventure du Dasein1. C’est un destin qui peut aussi
aller au-delà de l’espace pour construire à travers le temps une histoire commune,
comme l’histoire d’un pays ou l’histoire de la pensée humaine.
L’individu paraît impuissant mais cette fragilité lui donne la possibilité de surmonter les
obstacles auxquels il se mesure face à ses fautes. Heidegger intègre toutes les situations
1
- Ibid. p. 449.
320
du Dasein pour enrichir son historialité : l’être-en-faute, la dette et la mort, le souci, la
conscience morale, la liberté et la finitude1. L’homme a devant lui l’avenir, il est libre
envers sa mort qu’il peut accepter comme possibilité, aller vers elle et en même temps
être présent dans son temps à chaque instant. Il rappelle aussi la résolution en marche
qui instruit l’expérience du Dasein et lui permet de choisir ses successeurs, qui seront
les héros de l’histoire avenir, pour reprendre le flambeau. Mais chacun aura sa propre
empreinte, ses succès et ses exploits, car l’histoire n’est pas une somme de répliques
passées qui se suivent et se répètent, c’est à chaque fois un fait nouveau.
La résolution fait que le Dasein, qui existe comme destin, n’a son centre de gravité ni
dans le passé comme histoire ni dans le présent en tant qu’historialité qui tend vers
l’avenir. Le Dasein en tant qu’être-vers-la-mort est la raison secrète de l’historialité.
Sachant qu’il va mourir, il assume son « là » et dépasse ses espérances, il entreprend ses
possibilités d’être-au-monde avec ce que cela implique et s’assume en tant que projet en
impliquant tout son engagement. C’est le vrai secret de son historialité2.
Le Dasein est historial parce que l’aventure de l’histoire est l’aventure de l’être-aumonde. Mais l’histoire n’est ni le mouvement d’ensemble par lequel se transforme le
monde, ni la suite livrée à elle-même du vécu des « sujets » qui sont les hommes. Dans
l’histoire, les outils aussi ont leur destin, ils sont tous destinés à un travail ou à une
mission, les édifices et les institutions ont une histoire. On parle d’histoire des planètes,
d’histoire des monuments ou d’espèces animales. Tout étant, chaque objet, est en soit
un théâtre d’événements, et comme tel il est historial, car son histoire n’est pas
extérieure au monde, elle est incluse dedans. Heidegger a expliqué comment un
monument historique sacralise le lieu où il est bâti de façon définitive. Il n’en demeure
pas moins que l’Histoire n’est pas la somme de toutes ces histoires. Plus que ça, c’est
une aventure d’union avec le Dasein et contribue à son histoire.
Pour parler d’historiographie (science de l’histoire de l’homme), il utilise le
Weltanschauung 3 . C’est un terme qui n’a pas d’équivalent exact en français mais
exprime à peu près la dominance ou la dépendance à la science. Ce qui n’est pas
singulier de la part de Heidegger qui veut savoir si les sciences, au même titre que
1
- Ibid.
2
- Ibid. p. 457.
3
- Ibid.
321
l’histoire et la technique, tirent leur possibilité ontologique de la constitution d’être du
Dasein.
Sans s’étaler davantage sur ces sujets, on peut dire qu’il ne peut y avoir de science, de
technique ou d’histoire sans l’homme, le seul à avoir conscience du monde et de sa
présence en lui. Mais le plus important est que son orientation vers les choses a
réellement été définie à la source sur la base de besoins, de manques et d’attentes. Ce
qui signifie que l’homme, cet être-vers-la-mort se dépasse en évoluant, il influe sur le
monde est écrit son histoire.
322
CHAPITRE CINQUIEME
L’HOMME HEIDEGGERIEN APRES SEIN UND ZEIT
L’expression artistique et la révélation de l’être
Sein und Zeit est le début d’une œuvre qui enregistre plus de 100 ouvrages. A ce jour,
on recense encore des écrits de Heidegger parce que des manuscrits sont éparpillés parci par-là chez des élèves de différents pays. Comment peut-on alors faire une juste
évaluation de ce que Heidegger a légué à l’humanité ? C’est un œuvre incommensurable
tant elle a tenté de cerner tous les problèmes de l’humain et répondre à ses inquiétudes
philosophiques.
Des critiques se demandent, si dans ce chemin tortueux et difficile d’accès, sa voie a été
linéaire et unique, ou s’il a opéré des revirements, déviations et changements de
trajectoire. A-t-il marqué un temps d’arrêt ? Est-il resté fidèle à sa question de départ ?
Ou a-t-il vécu un tournant (Kehre) nécessaire ou facultatif pour continuer sa quête !
Quels que soient les critiques devant les différences visibles dans l’œuvre de Heidegger,
il y a peut-être des implications plus profondes qu’une simple envie de changer.
Heidegger a certes expérimenté plusieurs voies, plusieurs méthodes, plusieurs courants,
mais une chose est sûre, il est resté fidèle à l’essentiel : la question de l’homme dans son
évolution, son besoin de retour à la question de l’être et l’intarissabilité de sa première
source, les Grecs. La majorité de ses ouvrages remettent à chaque fois ces thèmes au
goût du jour avec toute leur profondeur et leur originalité.
La conférence « Temps et être » présentée en 1962 où il fait un point de situation est
récapitulative, elle répond à toutes les questions qui tournaient autour de son œuvre, de
sa pensée et du tournant. En 1969, il y a eu les « Séminaires de Thor » qui constituent
l’ultime étape, peut-être la dernière, où il revisite pleinement la question de l’être en
apportant les compléments attendus aux mêmes thèmes de départ. Il y a aussi la Lettre
323
qu’il a adressée au Révérend Père Richardson 1 en 1962 qui fait une appréciable
synthèse de sa pensée, où il répond à des questions précises, commente des critiques et
prend position sur des problèmes philosophiques d’époque. Il exprime sa fidélité à la
question de l’être telle qu’Aristote l’avait exposée, avec ses quatre modes : L’être
comme être simplement, l’être comme possibilité et actualité, l’être comme vérité et
l’être comme figure que présentent les catégories. Il parle aussi de la présence qui invite
le temps et l’espace, quand elle est portée devant la pensée qui se déploie pour devenir
un caractère temporel de la question de l’être, qui est la question même de la pensée, la
première et la dernière2.
Ainsi, son message est clair, s’il y a tournant dans sa pensée, ce n’est nullement pour
revenir sur la question de l’être ou toute autre question essentielle au sujet. Il se
détourne par contre, et assez fréquemment, des chemins de pensée, dès qu’il réalise que
tel « chemin ne mène nulle part », non pas une erreur de choix, mais un chemin a des
limites. Il a ainsi ouvert plusieurs pistes de réflexion et déconstruit les vieux concepts
pour susciter des débats et engager le penseur sur la voie de la méditation sur les
éléments moteurs de la pensée pour assumer le XXème siècle et peut-être même bâtir le
XXIème.
Dans les années trente, l’art et la poésie vont faire irruption dans ses écrits, occupant
une place de plus en plus importante. Il commence par des conférences, la première et la
plus significative, « L’origine de l’œuvre d’art » a ravi ses disciples 3 qui ont
probablement pris conscience qu’une dimension nouvelle se dessine devant lui. Ils
réalisent aussi que la poésie est l’expression supérieure de l’humain, elle lui permet
d’exprimer la question de l’être de façon plus profonde et plus sensible que la
philosophie. Cette prise de conscience est le fait de sa rencontre ou son appréciation de
l’œuvre d’Hölderlin puisqu’il y a eu ensuite « Pourquoi des poètes »4 qui s’étale sur la
pensée de celui-ci, Approche de Hölderlin, Acheminement vers la parole et d’autres
textes encore. Avec la poésie, la langue, déjà présente dans Sein und Zeit comme outil
1
- Martin Heidegger : Questions IV, p. 340-341.
2
- Ibid. p. 343.
3
- Gadamer : Les chemin de Heidegger, p. 3-4.
4
- Les deux conférences ont paru dans Chemins qui ne mènent nulle part.
324
d’expression de l’être, devient un élément fondateur qui servira à reconstruire l’être et
l’humanité de l’homme.
Pour rappel, le XXème siècle, où Heidegger a connu enthousiasme et déceptions, reste
celui qui a permis le large développement de l’art, grâce à sa socialisation et la
généralisation de son enseignement dans nombre de pays, alors qu’il était, auparavant,
réservé à une infime élite. La poésie et l’art font partie des programmes scolaires et de
grandes formations se suivent dans les universités pour savoir regarder, contempler, lire
et critiquer un poème, un tableau ou une sculpture.
Heidegger a réalisé que sa pensée est incomplète s’il ne donne pas à l’art la place qui lui
revient dans le façonnage de la pensée. Il s’est donc inscrit à un niveau élevé de cette
forme d’expression, où la philosophie devient un outil pour déchiffrer le secret que
cache le poème ou l’œuvre d’art.
Il est même possible que la poésie n’ait jamais été une inspiration tardive, entrée dans sa
vie avec le cours sur « Hölderlin » ou la conférence sur « L’origine de l’œuvre d’art ».
Parménide, Anaximandre et bien d’autres de ses références s’exprimaient déjà en prose.
D’ailleurs, les Grecs de façon générale placent le beau au sommet de la pyramide des
valeurs. Dans Sein und Zeit, cette idée n’était pas claire, mais déjà il a pris une première
position en présentant la poésie comme un mode de «discours» que l'interprétation
phénoménologique peut utiliser. En 1934, dans le cours sur Hölderlin consacré aux
hymnes de La Germanie et Le Rhin1, il la présente comme la «langue originaire» et
toute pensée doit se mettre à son écoute. L’évolution chez lui est d’avoir fait passer la
poésie d’un rôle secondaire pré-ontologique à un rôle fondateur de la langue et le dire
inaugural de la pensée de l’humain et sur l’humain2.
Ce que les historiens trouvent curieux par contre est d’avoir laissé les présocratiques, les
hellénistes, les médiévaux, Dante, Shakespeare et Goethe, pour leur préférer Hölderlin
de la dernière ère du romantisme allemand3. A ce sujet, les avis sont partagés : le plus
1
- Martin Heidegger : Les Hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin, Paris : Gallimard, 1988.
2
- Pol Vandevelde : « Heidegger et la poésie, de Sein und Zeit au premier cours sur Hölderlin », in: Revue
Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 90, N°85, 1992. p. 6.
3
- Jean-François Mattéi : Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, Paris : P.U.F, 2001; p.264.
325
radical, Adorno, pense que Heidegger aurait cherché et trouvé en Hölderlin une
justification à son idéologie politique autoritaire et un sens à ses idées comme le culte
des origines. Alors qu’Allemann et Pöggeler, pensent que Hölderlin serait l’inspiration
majeure de Heidegger. Un troisième avis trouve que Hölderlin était implicitement
présent chez Heidegger bien avant la conférence de 19341.
L’élément principal qui lui a révélé la valeur d’Hölderlin est peut-être la quadripartite,
un système dont parle le poète, qui compte la Terre et le Ciel, les Divins et les Mortels,
qui sort la pensée humaine du modèle uniforme de Gestell pour le renvoyer vers une
quadruple énigme dans laquelle s’enracine la quadrature de l’étant, esquissée de façon
obscure par la philosophie d’Aristote et plus tard par Kant2 ». Mattéi parle d’un rapport
au-delà de l’histoire qui l’unit à Hölderlin qui lui a révélé une intuition cachée,
constante qui, jusqu’en 1934, était restée chez lui impensée et inexprimée, c’est
l’intuition du monde.
Cette déclaration est importante, elle écarte l’idée d’une influence immédiate pour aller
chercher, dans les profondeurs de Heidegger, le poète qui sommeillait en lui depuis ses
premières lectures et qui s’est soudain manifesté, réveillé par les poèmes d’Hölderlin
qui lui a fait découvrir son propre moi, ou son moi profond que lui a peut-être déjà
révélé le livre de Brentano3 qu’il a sûrement lu trop tôt. Mattéi essaie ainsi de minimiser
l’impact d’Hölderlin sur Heidegger, en mettant en évidence une intuition très tôt
ressentie à sa rencontre avec Aristote. Ce serait donc Aristote qui l’aurait conduit sur le
chemin de l’être et orienté vers Hölderlin.
En faisant appel à la langue et à la poésie venues des profondeurs de l’être, Heidegger
veut établir ou maintenir le contact de l’origine à l’homme moderne accaparé par la
technique et la science. Tant qu’il reste sensible à la poésie et à la beauté du verbe qui
maintiennent en lui l’éveil de nobles sentiments, ses possibilités existentiales sont à
l’abri, et son rapport au monde est protégé. La poésie est en effet l’élémentaire venir-aumonde qui permet à l’homme d’avoir de la sensibilité, d’être attentif et lui donne la
1
- Le débat est plus ouvert que jamais dans certains pays d’Europe. Mais ainsi politisé, il n’apporte rien
de nouveau aux questions philosophiques que Heidegger a soulevées.
2
- Jean-François Mattéi : Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, Paris : P.U.F, 200, p.264.
3
- C’est en 1897 qu’il a lu le livre de Frantz Brentano De la signification multiple de l’étant chez
Aristote (1862).
326
volonté et le désir de vouloir découvrir les parties cachées du monde. « Par la poésie, le
monde devient visible pour ceux qui auparavant étaient aveugles1 ».
Pourtant, Heidegger considérait dans Sein und Zeit que le meilleur langage est le
silence, rien ne doit s’intercaler entre la conscience et l’humain. La langue ne convient
pas à l’expression de l’être, tant elle subit des contaminations variées par différentes
choses et se laisse absorber par les préoccupations domestiques. Or, la poésie est
enveloppée dans la langue, elle est donc piégée dans le quotidien dont elle constitue
l’articulation et risque d’être inauthentique. Il disait même que « l’angoisse nous ôte la
parole2 » pour montrer que l’homme ne peut trouver les mots pour exprimer ses plus
profondes affections. Mais même à ses débuts, il disait que la poésie reste ouverte à
l’authenticité, elle est le venir-au-mot 3 et peut aider le Dasein à passer du « On »
quotidien à l’être existential en favorisant son développement. Elle mérite donc plus
d’attention.
La question de la langue, du langage, du parler, du mot et de l’origine va être centrale
dans la pensée heideggérienne après Sein und Zeit. Le philosophe ira très loin, se
détachant du concept de langue « originée » comme fondement existential pour tendre
vers une langue qui parle (Sprache). Le cours de 1934 sur Hölderlin sera le dernier où
Heidegger opposera le « discours » à la « langue », pour aller vers une poésie originaire
qui serait même une langue originaire où va puiser le discours4 ; et tout le projet du
Dasein devient un projet poétique.
Heidegger donne parfois au poète le statut de fondateur ou précurseur d’un peuple,
remplaçant le penseur pour poser la question de l’être. Les modifications sont de taille,
est-ce Hölderlin qui parle ou Heidegger qui s’exprime dans la bouche du poète ? Très
ressemblant au Zarathoustra de Nietzsche, il parle du peuple trouvé-là (comme à la suite
de l’être-jeté) à qui il faut construire un projet poétique, qui remplace le projet de
l’individu. L’homme peut tout aussi se découvrir comme un étant privilégié à travers la
1
- Martin Heidegger : Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p. 24.
2
- Martin Heidegger : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » in : Questions I, p. 112.
3
- Pol Vandevelde : Heidegger et la poésie, De «Sein und Zeit» au premier cours sur Hölderlin, p. 14.
4
- Ibid.
327
poésie, articulant un nouveau rapport de l’homme à l’étant pour fonder l’être 1 .
Seulement la langue poétique n’est pas une invention de l’homme, elle est originaire et
l’homme se retrouve là-dedans, comme être-jeté ou pro-jeté. En s’ouvrant à la langue, à
l’intérieur, il se découvre, le découvrement originaire étant plus qu’un simple
dévoilement 2.
Heidegger éprouve cependant certaines réticences, le bavardage risque à tout moment
d’envahir la poésie, comme il envahit d’autres formes de discours, provoquant ainsi sa
déchéance, car même la poésie n’exclut pas la défaillance devant le « on ». Il parle de la
prose véritable et de la mauvaise prose et signale que le poète est constamment en
danger parce qu’il est porteur de la parole poétique, où la langue risque à tout moment
de balancer de l’originaire à l’ordinaire. Les poètes sont des messagers qui font advenir
la poésie dans la langue. Par l’épreuve et la souffrance qui sont créatrices, le poète puise
dans la langue des dieux. De la poésie, l’être fait surgir des secrets qui font des poètes
des annonciateurs du futur des peuples, ceux-là même qui vont à la découverte de l’être.
Ainsi, pour instaurer la vérité, Heidegger a d’abord appliqué à la pensée une méthode
rigoureuse, la phénoménologie, mise en avant par son maitre Husserl. Il passe de cette
rigueur à la rêverie poétique, en plaçant en première ligne Hölderlin qui invoque les
dieux pour trouver la vérité dans le destin d’un peuple et en usant du verbe comme
langue originaire3. «Cela ne vaut rien de discuter sur la poésie, car à la rigueur, un
poème dit déjà lui-même ce qu’il a à dire4 ». Ce qui signifie qu’il est inutile de critiquer,
discuter ou juger un poème, s’il est construit dans la langue originaire, il porte en lui son
sens, sa beauté et sa raison d’être, comme ce vers d’Hölderlin :
« Echoués sur le rivage, aveugles, paralysés et sourds5 » ;
1
- Ibid. p. 18.
2
- Martin Heidegger : Hymne à Hölderlin, p. 62.
3
- Ibid. p. 214.
4
- Ibid. p. 5.
5
- Ibid. p. 22.
328
La langue n’est pas une somme de mots ou de phrases rassemblés, elle a en elle un
mystère qui lui donne sa beauté1. Même le poète qui se bat pour la construction de sa
propre poésie ne sait pas quel est le secret qui le fait parvenir à la perfection.
Heidegger va jusqu’à laisser croire que la philosophie s'efface ou se tient derrière la
poésie, car si la philosophie de la pensée et du monde peut déterminer la voie sur
laquelle l’homme est engagé, la poésie reste fidèle au lieu de l'éclosion originaire. Ce
qui rend sa présence permanente2 et primordiale. Le penseur dit l’être, il nous achemine
vers la poésie, alors que le poète nomme le sacré, c’est le médiateur entre les dieux et
les hommes. Donc, en sortant de la métaphysique, la pensée heideggérienne a ouvert la
voie qui va vers l’être à l'art et à la beauté. C'est fondamentalement par la poésie que
l’homme entre en contact avec l'être. Il ne s’agit pas de travailler plus et trop, de
produire science et technologie, il faut méditer pour parvenir à la voie de l’être.
Mais même si Heidegger a changé de position concernant la poésie qu’il rehausse dans
son rang, et qu’il emploie moins le Dasein remplacé par l’homme ou regroupé dans le
destin d’un peuple, on voit bien que son changement qui fait passer l’être de la langue
phénoménologique à la poésie n’est pas aussi radical que ça et comporte aussi ses
réserves. Certes, le poète est à la place du penseur, mais la peur de la dualité est toujours
là : il-y-a la langue originaire ou la langue des dieux et la langue quotidienne ou le
bavardage. Heidegger reste ainsi dans ses paradoxes et transpose la crainte de voir le
Dasein sombrer dans le « on-quotidien », à la crainte de passer de la langue des dieux à
la langue ordinaire. Tout comme dans Sein und Zeit, l’inauthentique menaçait
l’authentique, la poésie est menacée à tout moment par le bavardage. Mais comme il-y-a
la possibilité de passer de la langue commune à laquelle il préfère le silence, à la poésie,
il institue la poésie comme langue originaire d’un peuple, à condition que celui-ci la
vive comme un découvrement, pour faire advenir la vérité.
1
- Pour le 70
anniversaire de Friedrich G. Jünger, Heidegger présente, à Amriswil , une conférence
intitulée « Le Poème ». C’était le 25 Août 1968, un de ces derniers textes et une de ses dernières
parutions en public.
ème
1
2
- Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 351.
329
L’origine de l’œuvre d’art commence par définir les mots du titre : « Origine signifie ici
ce à partir de quoi et ce par où la chose est ce qu’elle est, et comment elle est. Ce qu’une
chose est en son être tel le « quoi » en son « comment », nous l’appelons son
« essence ». L’origine d’une chose est la provenance de son essence 1 ». Ainsi,
Heidegger a peut-être introduit la poésie dans sa pensée mais il n’a pas dérogé aux
grandes définitions qui engagent ses travaux et les débutent.
Pourquoi les critiques et les disciples trouvent que cette conférence a été décisive ?
Heidegger articule sa réflexion autour de ce qu’est une œuvre d’art, s’inspirant
notamment du travail de Van Gogh qui peut servir de matériau de compréhension pour
l’art contemporain. Il pose la question sur l’origine ou l’essence de l’art, sur ce qui fait
l’artiste et l’œuvre d’art. Autrement dit, qu’est-ce qui fait qu’une œuvre puisse être
considérée comme une œuvre d’art ? Cette interrogation est centrale chez bon nombre
de critiques d’art, de philosophes et d’hommes de Lettres chez qui les éléments de
réflexion se basent sur la singularité artistique de l’art2.
L’art est d’abord humain, dans le sens où l’homme est le seul à produire de l’art et à
s’intéresser aux aspects esthétiques dans tout ce qu’il fait, même dans les activités les
plus nécessaires, comme il l’explique dans « La question de la technique ». Mais il
produit aussi du beau pour le beau, qui n’a d’autre utilité que d’être beau, dans le sens
où il est affaire de beauté et non de vérité 3 . Il s’interroge sur le beau de par les
caractéristiques de son produit et de par son essence. Ces caractéristiques interrogent
d’abord les sens, puis les émotions et enfin l’intellect. L’art ne date pas d’aujourd’hui, il
existe depuis que l’homme, en fabriquant un objet d’utilité qui a du sens, s’est amusé,
de façon très pratique, à lui donner une forme au lieu d’une autre, pour aucune raison
sinon qu’il l’apprécie mieux dans cette forme-là4.
Nous avons vu dans « La question de la technique » que la technè rend compte du fait
du « produire », du « poétique » et de « l’artistique ». Elle est aussi comprise au sens du
1
- Ibid. p. 13.
2
- Ibid. p. 14.
3
- Ibid. p 37.
4
- Les définitions de « l’art » varient largement, aucune d’elles n'étant universellement reconnue. « Un
objet d'art est l'objet reconnu comme tel par un groupe. C'est pourquoi les collections de
productions artistiques peuvent être classées et appréciées diversement selon les cultures, les
auteurs et les institutions ». Marcel Mauss : Manuel d'ethnographie (Cours professé entre 19261939), Payot, Paris, 1971, p. 89.
330
savoir et de la connaissance, Platon et ceux qui l’ont précédé ne distinguaient pas la
technè de l’épistemé, les deux termes désignaient le fait de pouvoir se retrouver en
quelque chose et de s’y reconnaître1, car la connaissance est un dévoilement de soi.
Alors qu’Aristote2 distinguait les deux et dissociait entre ce qui se dévoile et la façon
dont il est dévoilé.
Mais tout en dévoilant, la technè voile, car elle donne à l’objet une forme qui cache sa
forme originelle. Ce qui interroge l’objet sur sa nature et l’image que l’homme lui
donne, comme l’argile qui se transforme en poterie. Ce qui dans des termes plus récents
est appelé « naturel » et « culturel ».
Plus qu’une pratique, la technique est pour l’homme une façon de s’exprimer et de
penser qui le libère en transformant la nature et en agissant sur elle. La science aussi
agit sur la nature mais dans un réalisme et une précision qui ont besoin de l’intervention
de l’art comme une pensée méditative et contemplative pour permettre à l'être de la
nature de s’évader. L’art est donc la forme d’expression qui libère l’homme et le
protège de la rigidité de la science et de la technique.
On assiste de fait à une poétisation progressive du discours de Heidegger, où il consacre
la parole et le mot. Tout est dit par le mot, la poésie mais aussi l’art et même les aspects
externes ou visuels de la technique et de la science. La vraie parole est poésie et le
langage est la maison de l'être3.
Heidegger parle de la philosophie de l’art, cette capacité à dévoiler l'être qui fait
l'œuvre. L’œuvre est chez elle là où elle est, parce qu’elle ne représente que ce qu’elle
est, une œuvre qui ouvre un rayon qu'elle occupe par sa présence. Par sa présence aussi,
elle fait disparaitre sa matière, au même titre que l’objet technique ou l'outil qui fait
disparaître la matière dans laquelle il est fait au profit de l'usage. On ne voit pas l'argile
qui fait la cruche ni même la cruche, on voit la fonction. Le sculpteur utilise la pierre
tout comme le maçon utilise la pierre, mais ils ne l'utilisent pas dans le même but. Le
but de la sculpture est la sculpture, elle exprime sa beauté, le but de la maison est
l’habitation, elle exprime sa fonctionnalité. Dans les deux cas, la matière s’évanouit. On
1
- Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 17 - 18.
2
- Martin Heidegger : Ethique à Nicomaque, VI, ch. 3 et 4 ; in : Essais et conférences, p. 18.
3
- Martin Heidegger : Acheminement vers la parole, p. 144-145.
331
réalise qu’elle est là uniquement si l'œuvre échoue. De même, le peintre use de couleurs,
le poète ou l’écrivain usent de mots. Le mot reste une parole et crée autour de lui ou à
partir de lui une histoire du beau.
Pour être concret, Heidegger procède à la description d’un monument artistique qu’il
investit de la présence de l’être parce que c’est l’homme qui l’a réalisé pour aucune
autre raison que produire du beau. Il explique comment l’être se déploie dans l’œuvre,
ce genre d’œuvre occupe l’espace qui lui est attribué de façon définitive et produit
autour d’elle la sacralité de l’espace où elle s’installe. L’œuvre est chez elle dans le
rayon qu’elle ouvre par sa présence, le lieu qu’elle occupe n’est plus identifié que par
elle. C’est là que l’être de l’œuvre se déploie et c’est là que la question de la vérité de
l’art, en considération de l’œuvre, peut être posée.
Il donne l’exemple d’un temple grec qui a été réalisé à un moment donné par un ou
plusieurs artistes, architectes, artisans et ouvriers, dans une société donnée, à une
époque de l’histoire. Cette œuvre a été affectée à une mission, dans le sens où elle
représente un thème et a été érigée pour marquer un événement : la naissance, la mort,
la victoire, la défaite, le destin... Le monde de ce monument est en lui, avec tout un
ensemble de relations, il structure un sens qu’il conserve à jamais. Même la terre sur
laquelle il est installé prend ce sens mythique. C’est une terre tout aussi sacrée que celle
où se construit un monument religieux1. C’est pour cela que l’œuvre d’art survit au-delà
des siècles.
Heidegger présente un autre exemple artistique par la lecture d’un tableau de Van
Gogh 2 avec une interprétation significative. Le tableau représente une paire de
chaussures d’une paysanne, un objet essentiellement défini par son usage 3 . Mais sa
vérité n’est ni dans la chaussure, ni dans la paysanne, elle advient par la beauté qui est
dans l’œuvre, révélant l'être du produit qui n’est ni dans la fabrication de chaussures, ni
dans leur forme, ni dans leur solidité. La beauté fait éclore le beau et le vrai pour révéler
1
- Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 60-62.
2
- Vincent Willem van Gogh (1853 - 1890) est un peintre et dessinateur néerlandais qui est né au Pays
Bas et mort très jeune en France. Son œuvre pleine de naturalisme, inspirée par l'impressionnisme
et le néo-impressionnisme, annonce le fauvisme et l'expressionnisme. C'est l'un des peintres les plus
connus au monde.
3
- Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 33.
332
l’être, distendu entre la terre à laquelle il appartient parce qu’elle donne sens à son
existence et le monde imagé de la paysanne. Cette relation à la terre, au travail, au
labeur d’une personne qui souffre, peut être exprimée dans n’importe quelle situation
dans n’importe quel pays à n’importe quelle époque de l’histoire de l’humanité. Il se
trouve dans l'évidence de la présence du ciel, de la terre, de la matière et de l’homme,
que représente la paysanne, la valeur du travail et le temps qui passe.
Pour chaque œuvre, les critiques d’art s’attardent sur l'analyse des traits picturaux et des
techniques. Heidegger fait disparaître ce qui n’est pas de son ressors derrière
l'affirmation de la fonction ontologique de l'œuvre, dont la vérité advient comme
dévoilement pour accéder à l'être. « L'art est la mise en œuvre de la vérité de l'être1»
dont la création dépasse l'artiste lui-même. En définitive, l’origine de l’œuvre d’art et de
l’artiste est l’art2.
Ainsi, en s’interrogeant sur le rôle de l’art dans la vie de l’homme, Heidegger cherche
une issue aux problèmes récurrents de l’époque, et tente de trouver un moyen de ne pas
sombrer dans la déliquescence de la société de consommation, du pouvoir, de la course
aux armements et de la publicité qui met l’être en danger constant. Il recherche ce qui
fait que l’homme soit humain, qu’il soit lui-même, proche du vrai, du bien et du beau.
Vu sous cet angle, l’art qui clôture l’échelle des valeurs représente à coup sûr une
ouverture intéressante pour protéger l’humanité de l’humain, c’est même son plus haut
niveau d’humanisation.
1
- Ibid. p. 36.
2
- Ibid. p. 63-64.
333
CONCLUSION
Cette dernière partie s’est intéressée à Sein und Zeit, un livre qui interpelle l’homme
dans un monde nouveau où les intérêts se sont multipliés. Elle est complétée par la
découverte de l’art, une partie de la vie de Heidegger naïvement considérée comme le
dépassement de l’œuvre première. Dans les faits, Heidegger continue son tracé de
l’homme contemporain qui doit lutter pour protéger son humanité face à la modernité, à
la technique, et tout ce qui constitue la nouvelle métaphysique. A ce monde qui offre
plusieurs formes d’attractions, Heidegger propose un homme aux missions et aux
facettes multiples où chaque situation représente une définition en soi et un pas de plus
pour comprendre l’être. C’est un regard neuf qui demande à l’homme de se construire
tous les jours en faisant des choix au quotidien à l’instar de la société de consommation
qui invente des tentations quotidiennement pour séduire les individus.
On ne peut pas dire que Sein und Zeit soit seulement le livre d’un moment que
Heidegger a dépassé en allant vers d’autres formes de pensées. C’est plutôt un livre qui
rend présent tous les temps, puisqu’il fait appel à toutes les époques pour puiser ce qui
peut enrichir sa vision de l’homme. Il est nécessaire pour comprendre le reste de
l’œuvre du philosophe. Mais que propose-t-il au juste ?
Avec des soubassements méthodologiques et historiques, Sein und Zeit présente un
homme concret, en relation permanente et ininterrompue avec le monde, car aller vers la
compréhension de l’être n’exige pas de se couper du monde matériel. C’est vrai que cet
homme est souvent esseulé et assailli par des sentiments de peur et d’angoisse dès lors
qu’il prend conscience qu’il mourra un jour, qu’il est responsable des choses du monde
et qu’il doit prendre en charge l’avenir, une lourde mission. Mais cette prise de
conscience passe par plusieurs situations intermédiaires, ce sont des états de
dévoilement qui, à chaque fois, rapprochent l’homme un peu plus de son être et de l’être
en général. Il réalise qu’il vivait dans une situation de déchéance et qu’il a été jeté-là
sans trop savoir pourquoi. Il comprend par la même occasion que ces états sont
334
nécessaires pour que sa mission prenne forme et ait du sens, s’il veut aller vers la vérité,
s’assumer et avancer.
C’est une quête qui commence par un homme totalement impliqué dans sa vie
quotidienne, un état initial et inévitable. Pour dépasser cette façon d’être, l’auteur met
en place un processus d’évolution construit sur une échelle de valeur. Pour se connaitre,
identifier son milieu et comprendre son environnement, changer en restant ou plutôt en
devenant soi-même, l’homme doit prendre conscience de la nécessité d’une
transformation ou une relecture de son propre moi, comme il doit s’approprier le mode
de réalisation de ce changement.
Tout le travail de Sein und Zeit consiste à montrer à l’homme ce mode de réalisation du
changement : comment prendre conscience du « on-quotidien », comment rester en
retrait par rapport aux autres tout en étant avec eux, comment leur venir en aide sans
s’impliquer, comment rester neutre et attentif et dépasser son état impropre par la
contemplation, la réflexion, le questionnement, afin de tendre vers un état authentique.
Ce dépassement qui ne peut résulter de la logique, du raisonnement ni de la
métaphysique, a un appui dans le concret, Heidegger part des expériences du monde
pour expliquer la vie de l’homme. Ses peurs, ses angoisses, ses appréhensions, ses
doutes et ses soucis deviennent des éléments de départ fondamentaux et la condition
nécessaire à la prise de conscience de ses possibilités. Pour se faire comprendre, il décrit
l’homme dans des situations réelles, en le nommant dans chacune d’elles, d’un nom
approprié. Il parle de « l’être-au-monde », parce que le premier niveau de conscience de
l’homme est de constater qu’il vit dans un monde dont il dépend et ce monde n’en sait
rien. Il parle d’entourance pour dire l’importance pour l’homme d’être au milieu
d’objets, d’utils pour spécifier l’objet qui sert à travailler et influer sur la nature, de
déloignement, d’aiguillage… Ce sont des situations quotidiennes dénuées d’intérêt
philosophique et auxquelles l’homme habituellement ne donne pas de nom. Heidegger
les charge de contenu et de sens pour enrichir la condition humaine.
L’être-au-monde donne du sens au monde. Exister, être, agir, signifie pour lui, situé,
localisé, mais aussi inséré dans une communauté, à un moment donné, pour un certain
temps. De ce fait nait un projet par lequel un individu va saisir les significations que le
monde lui offre. L’homme est le seul étant qui peut faire des projets par le fait même de
donner de la valeur aux choses, il comprend les signes de la nature et modifie ses
335
données en agissant sur ses résultats ou sur ses éléments, comme le fait de couper un
arbre pour fabriquer des chaises, labourer le sol pour avoir du blé, transformer la terre en
brique pour construire une maison, utiliser le feu pour cuir la nourriture... avant de
passer à des projets plus complexe comme le fait d’utiliser l’eau pour produire de
l’électricité. Les quatre premiers éléments de la nature sont toujours là pour faire la
force de l’intelligence humaine.
Heidegger utilise d’autres expressions comme « être-avec » ou « être-en-compagnie »
pour dire que l’homme est naturellement social, sociable et n’a aucun problème à être
avec les autres. Avec la mort, le temps, la conscience, il complète le tableau des
caractéristiques de l’homme comme un être-vers-la-mort, un être-dans-le-temps et un
être-conscient.
La mort donne du sens au temps et à la temporalité qui positionne la personne face à la
croyance. Mais c’est surtout à sa façon d’intégrer la mort dans son projet de vie, comme
une possibilité et non comme une certitude, que se mesure sa capacité à dépasser son
état quotidien. L’état d’être-vers-la-mort rend l’homme responsable de l’avenir, de la
continuité, des générations qui se succèdent. C’est aussi un état qui favorise son
humanité, ou son humanisation ou sa « réhumanisation », dans un processus nécessaire
pour son propre épanouissement et une condition obligatoire à sa liberté.
L’homme que présente Heidegger est garant du beau alors que la poésie ou l’art en
général en est l’expression, autant que la philosophie est garante du vrai. Mais est-ce
que l’homme est conscient de cette responsabilité dont l’investissent le philosophe, le
poète et l’artiste ? Il est seul responsable de sa situation et seul chargé de son retour à la
question des origines et à la compréhension de l’être, en a-t-il conscience?
336
CONCLUSION GENERALE
La pensée de Heidegger prend racine dans les profondeurs de la tradition, elle surgit
par-delà les temps, utilisant la richesse d’une histoire qui n’a jamais vieilli, en proposant
à l’humanité un héritage qui peut profiter à la descendance, orienter la pensée du siècle
et fournir des réponses aux inquiétudes récurrentes à la philosophie.
Heidegger a présenté des éléments fondamentaux pour se faire comprendre, des points
d’appui nécessaires à l’époque où il a vécu qui était caractérisée par un foisonnement
d’idées, de notions et de concepts nouveaux. C’est une époque qui a vu naître les plus
grands penseurs de l’humanité, les différents courants de pensées, les plus grandes
découvertes scientifiques et les plus fabuleux émerveillements de l’invention humaine.
C’est une époque de souffrance aussi, caractérisée par les deux guerres mondiales, les
bombes atomiques et les essais nucléaires. C’est enfin un monde où le travail devient la
devise de la modernité et où l’individu ne prend plus vraiment le temps de se poser la
question de l'essence de l’être de l’homme et de l’être en général. Ce qui provoque une
dynamique et une instabilité réelles qui ne rassurent pas Heidegger, car il a lui-même
vécu des tournants, des tourments, des virages, des changements, des paradoxes et des
revirements. C’est un monde en crise, où la raison est en crise, le logos est en crise,
l’alèthéia est en crise, et où l’humain et le monde sont constamment agressés.
Pendant 60 ans, Heidegger a secoué la philosophie afin de mener l’individu sur la voie
de la pensée par l’étonnement et le questionnement, même s’il dit n’avoir pas délivré
d’œuvre ou de doctrine, seulement des « chemins » qui ouvrent des perspectives sur
l’histoire de la philosophie et du savoir.
En 1953, il disait qu’aucune époque n'a accumulé sur l'homme des connaissances aussi
nombreuses et aussi diverses que la nôtre. Aucune époque n'a réussi à présenter son
savoir de l'homme sous une forme qui nous touche davantage. Aucune époque n'a réussi
337
à rendre ce savoir aussi promptement et aussi aisément accessible. Mais aussi, aucune
époque n'a moins su ce qu'est l'Homme. Ce concept se présente en effet avec toutes ses
composantes : c’est un homme angoissé, soucieux, entièrement enraciné dans sa culture,
accaparé par la technique, désintégré par la science, comme un atome dans un
laboratoire. Heidegger le compare à un convalescent, qui cherche dans ses réserves un
reste de forces pour se maintenir, puise dans ses capacités intérieures, dans ses
profondeurs et dans son environnement intime pour ramasser ses fragments éparpillés,
panser ses blessures, se guérir en dépassant sa situation et tendre vers un avenir
meilleur. C’est à chaque fois une reprise, une relance nouvelle.
Cet homme, c’est en Grèce qu’il l’a d’abord cherché, parce que les Grecs plaçaient dans
l’être la totalité de l’univers, où l’homme et toutes les choses sont, harmonieusement
intégrés. Mais depuis, des éléments ont intervenu pour séparer l’homme de cette
harmonie. C’est ce que nous livre l’histoire de la pensée que nous révèle Sein und Zeit.
Pour poser sa problématique, Heidegger reprend à son compte la question des anciens :
« Pourquoi il y a l’être et non pas plutôt rien ? » Cette question est historique voire
intemporelle, car l’être est la porte d’accès à l’homme, autant que l’homme apporte
l’interprétation de l’être. Le philosophe est convaincu qu’en s’ouvrant à l’être, l’homme
reste en lui-même une pensée originelle, parce qu’en vérité il n’a pas quitté l’être depuis
les Grecs, même si 25 siècles ont tenté de l’en séparer. Mais après une minutieuse
fouille dans l’histoire, dans les concepts et dans les méthodes, il réalise que la vérité de
l’être relève d’une énigme qui est encore plus haute que celle du temps, et elle se doit de
conserver son caractère énigmatique 1 . Il avoue son impuissance devant le projet de
résoudre seul la question de l’être et la question de l’homme et déclare : « Pour nous qui
vivons aujourd’hui, le grand de ce qui est à penser est trop grand. Nous pouvons peutêtre nous mettre en peine d’un passage : bâtir des chemins étroits, sans aller trop
loin2 ». Ce qui veut dire que si la besogne de penser nous semble incommensurable,
prenons-la par petite dose, abordons-la petit-à-petit. Il dit encore en 1969, que son
œuvre est une amorce, simple mise en route d’une démarche que seule une pensée à
1
- Martin Heidegger : Temps et être, in : Questions IV, p. 37.
2
- Martin Heidegger : Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, 1977, P. 7475. Témoignage recueilli dans la revue Der Spiegel, dans un entretien accordé en 1966.
338
venir pourra assumer effectivement1. Heidegger inscrit ainsi le retour à la question de
l’être dans un projet de l’humanité entière, quand celle-ci voudra renouer avec son
propre moi.
Joël Balazut trouve Heidegger trop modeste, car il apporte plus de réponses qu’il ne
parait. Ce qu’il a annoncé de façon implicite dans l’œuvre première, il a pu le rendre
explicite et visible par la suite, puisqu’on trouve ses réponses infusées dans ses
commentaires des poètes tragiques grecs, notamment les Présocratiques qui ont pensé
l’être en son sens originel, comme on les retrouve dans la «poésie-pensée» de Hölderlin.
Il affirme aussi que le philosophe a porté la philosophie à son plein accomplissement et
a réussi à dépasser progressivement l’impasse d’une philosophie du sujet dans laquelle
il a refusé de se murer2.
Par son approche, Heidegger va au fond des choses. Il analyse chaque mot en soi, qu’il
va chercher au plus profond de lui, de sa racine, au risque de modifier son sens actuel, le
conjugue à toutes les époques et dans chaque espace philosophique. Quand il explique
le sens de « l’étant » par exemple, il ne retourne pas seulement aux Grecs pour dire qu’il
avait un sens plein, à l’image d’une montagne dans une île. Il met en évidence la
traduction du Grec vers l’Allemand pour voir si la transmission du sens s’est faite
pleinement. Il utilise d’ailleurs les termes « interprétation d’une langue à l’autre », car
l’interprétation a toujours le risque d’être imparfaite. Le passage d’une époque à l’autre
est aussi une interprétation, une adaptation qui modifie le mot et appauvrit son sens.
Puis il revient sur le terme « interpréter » et sème le doute dans le sens donné
actuellement à ce contenu 3 qui ne remplit probablement plus sa mission, puisqu’il
regarde la forme mais pas le fonds. Ainsi, avec chaque mot, chaque notion, chaque
concept, Heidegger incite au débat et à la réflexion sur ce qui semble évident. Un
concept galvaudé, généralisé et banalisé ne répond plus à la profondeur de la situation
particulière pour laquelle il a été créé. « L’être » aussi, qui est un concept clef pour tout
langage, est introduit dans toutes les situations et les états de fait, c’est pour ça qu’il ne
répond plus au sens plein qui est attendu de lui. Pour cela, il faut dépasser la conception
1
- « Martin Heidegger »: numéro spécial, Cahiers de L’Herne, Direction : Michel Haar, n° 47- 1983, p. 97.
2
- Joël Balazut : L’impensé de la philosophie heideggérienne, Paris : L’Harmattan, 2006.
3
- Martin Heidegger : Question IV, p. 416.
339
où l’être est perçu comme « essence de… » à l’idée d’un être perçu comme « présence »
qui englobe tous les étants présents en faisant intervenir la notion de l’espace et la
notion de temps. Avec ce sens plein de nouveau, il sera possible de penser l’être sans
l’étant. Mais penser l’être sans l’étant ne signifie pas que l’étant est désormais inutile
pour l’être, ou que ce rapport ne soit plus nécessaire, c’est plutôt pour penser l’être
autrement qu’à travers l’étant, et pouvoir se démarquer de la métaphysique1 qui a ellemême pensé l’étant sans l’être.
Heidegger admet cependant que l’homme est encore dans une amnésie, dans ce monde
de la technique et de la domination de la science et de l’industrie. Une amnésie
terriblement semblable à l’oubli de l’être. Il faut dire que Heidegger a soulevé la
question de la technique bien avant que le monde ne soit totalement motorisé et
accessoirisé. Il propose, pour sauver l’essence de l’être et de l’être de l’homme, de
reconstruire l’échelle des valeurs et porter sur le monde un regard de poète. En effet,
l’humanité de l’homme se trouve dans la beauté du monde où il vit, à condition qu’il
regarde chaque chose comme une œuvre d’art, comme un poème, car la poésie est le
langage des dieux, elle peut dire simplement des choses que la philosophie peine à
exprimer et la science peine à rationaliser. Ceci découle du fait qu’elle est plus proche
de la nature, du monde et de l’homme, puisqu’elle en est l’expression naturelle. La
langue de la philosophie obéit à des règles, la langue poétique obéit à des sentiments.
Mais n’est pas poète qui veut, seul le poème qui invoque la force des dieux et la
puissance de la nature, peut réveiller la question de l’être qui sommeille en l’homme.
Où en est-on de cet homme qui parle le langage des dieux ? L’homme du XXIème siècle
entame le début d’une ère technologique où tout se fait à l’aide de machines de plus en
plus sophistiquées. D’un simple poste de télévision classique à la télévision par satellite,
d’une machine à écrire à l’ordinateur numérique, le monde devient à la portée des yeux,
totalement virtuel. C’est ce que Michel Puech appelle l’Homo Sapiens Technologicus2,
il va jusqu’à demander d’instaurer une philosophie de la technologie pour aider tout
homme en quête d’une sagesse contemporaine à trouver la résolution et la sérénité.
1
- Martin Heidegger: Nietzsche, T. II, p. 454.
2
- Michel Puech : Homo Sapiens Technologicus : Philosophie de la sagesse contemporaine, Paris :
Editions le Pommier, 2008.
340
Il faut dire que chaque époque a eu un dominant, celui de l’avenir, du XXIème siècle,
sera à coup sûr la technologie numérique. Certes, l’homme n’a pas beaucoup changé
d’apparence, mais tout en lui et autour de lui a changé. Toutes les découvertes simples
qui étaient supposées faciliter la vie sont devenues des chaines complexes de réalisation
avec de multiples démembrements. L’électricité a ses démembrements comme la
télévision ou l’ordinateur, qui eux-mêmes ont donné lieu à d’autres démembrements
comme la connexion, le courrier électronique… et on ne s’imagine plus vivre sans eux.
Les rapports sociaux ont été redéfinis autour de la technologie numérique comme le fait
d’envoyer un message électronique collectif (sms) pour des vœux de fin d’année ou une
carte virtuelle pour un anniversaire. Des réseaux sociaux branchent des individus de
tous les coins du monde dans un espace virtuel qui fait de la terre un grand village. De
même pour les rapports politiques et les enjeux internationaux qui redéfinissent le plus
puissant Etat, non par l’arme la plus imposante ou la plus sophistiquée, mais par celui
qui détient le plus indétectable virus pour le plus efficient système d’espionnage
informatique.
Est-on encore en mesure de dire que la science et la technique ne pensent pas? La
technique met le monde à la portée de l’homme en lui fournissant de plus en plus de
confort avec l’industrialisation de l’agriculture, l’énergie nucléaire, les maisons
intelligentes…, mais elle lui confisque son humanité, lui prend son pouvoir sur les
choses avec son savoir-être et son savoir-faire pour le mettre sous la dépendance
handicapante de la machine, si bien qu’il a vite oublié le monde où elle n’était pas et
son langage s’en trouve modifié. Il veut rester le maître de l’univers, mais n’est-il pas
déjà à un point de non-retour ? A-t-il fini par faire penser la technique, ou c’est
justement la conséquence d’une technique qui ne pense pas que le monde subit ? On
passe de la dialectique du maître et de l’esclave, à la dialectique de l’homme et de la
machine.
Heidegger a défini la mission de l’homme dans son environnement par le devoir de
protéger le monde et la nature, c’est une dette ancestrale. Mais en oubliant la question
initiale et ne comprenant pas sa déchéance et la raison de sa venue, celui-ci s’est
acharné contre la nature qui est pourtant son seul apport, au lieu de s’acharner à la
protéger. S’il laisse aujourd’hui le monde à la merci de la technique qui est le résultat
même de son acharnement, il ne pourra jamais s’acquitter de sa dette, alors que cet
341
acquittement représente son humanité. Le réveil de la question de l’être consiste à
responsabiliser l’homme au sort du monde dont il est le garant, c’est aussi le retour à la
philosophie. Heidegger repositionne ainsi l’homme dans l’échiquier de la philosophie,
en lançant un nouveau regard sur l’existence qui installe l’humain dans l’extase de vivre
son humanité comme un devoir envers le monde et non comme un simple étant dans le
monde.
Loin d’avoir cerné Heidegger dans sa pensée, dans sa philosophie et dans sa tourmente,
nous pouvons au moins dire que chez lui peut être puisé ce qui aiderait l’humanité à
faire face aux problèmes qui se posent à la génération actuelle et les générations avenir.
Peut-être même que Sein und Zeit comportait déjà des solutions implicites aux questions
du siècle, favorisant le bien-être de l’homme. Mais le reste de son œuvre est tout aussi
chargé de sens pour un retour à la question de l’être, pour permettre à l’homme de se
comprendre, protéger son monde et vivre son époque au lieu de la subir, malgré
l’instabilité et les changements perpétuels qui la caractérisent.
Dans Chemins de compagne, il nous montre une voie, ce n’est pas le tracé d’un chemin
à suivre, c’est une lumière pour éclairer les choix que l’homme peut opérer pour sa
réalisation. Il parle de l’éclaircie (Lichtung) qu’il présente comme l’humanité de
l’homme. Le Dasein est Lichtung, il éclaire les étants, il ne faut surtout pas rompre avec
son humanité, avec l’art et la beauté. Cette vision de l’homme qui éclaire, artiste et
visionnaire à la fois, Heidegger va la confirmer dans la deuxième partie de sa vie. En
pensant l'art comme philosophie et en rehaussant le niveau de sensibilité de l’homme
vis-à-vis du beau, il crée un pont entre l'intelligible et le sensible, par la présence de l’un
dans l’autre, car le sensible aussi a sa part d'idéalité et participe à l'intelligible. Pour
Kant également, l'art est révélateur de la vérité, c’est le premier stade de l'esprit absolu
et du dévoilement de l'être.
Le rapport entre la philosophie et l'art, déjà présente chez les Grecs, s’est imposé dans la
pensée de Heidegger comme une évidence, dès la parution du livre de Kant et le
problème de la métaphysique. D’après lui, l'art semble dire mieux ce que la philosophie
tente d'exprimer. Il est la réponse à la question de la liberté de l’homme et le moyen
adéquat pour protéger sa nature, son éthique, ses capacités esthétiques et ses possibilités
de créativité. L’art permet effectivement de préserver les équilibres dans le monde et
342
responsabiliser l’homme sur le beau et la qualité de la vie. C’est le canal ou la voie
prioritaire pour retourner à la question de l’être. Mais cet homme visionnaire ne s’est
peut-être pas encore pleinement imposé dans le monde ; et les inquiétudes de Heidegger
sont terriblement d’actualité. Ainsi, l’être est encore tu et la pensée que guide l'angoisse
et le souci est rentrée dans un quasi-mutisme où s'additionnent, toujours davantage, la
dimension d'attente et un étrange sentiment de n’être plus chez soi dans le monde 1.
Quand est-ce que la philosophie va pouvoir de nouveau reprendre possession du monde
de la pensée scientifique qui ne lui appartient plus, qui met en situation un homme avec
tant de problèmes qu’il n’y a plus de place à la question de l’être ?
L’homme qui va à la recherche de l’être, est celui qui garde le lien avec l’art et la
poésie, car c’est la flamme qui anime la pensée humaine. C’est le débat que le
philosophe de Freiburg propose d’entretenir suscitant un réel et vif intérêt
philosophique, même à l’ère de la globalisation.
1
- M. Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 90.
343
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LES ŒUVRES COMPLETES
Gesamtausgabe - Les Œuvres complètes, en cours de parution, rassemblent les cours et
conférences non édités ou éparpillés dans des ouvrages et des revues. La traduction
française a commencé en 1971. Certains textes ont été par la suite érigés en ouvrages
indépendants.
De l'essence de la vérité : approche de l'allégorie de la caverne et du Théétète de
Platon 1931-1932 ; in Les Œuvres complètes 34, traduction Alain Boutot, Paris :
Gallimard, 2001.
La logique comme question en quête de la pleine essence du langage (1934), in : Les
Œuvres complètes 38, Paris, Gallimard, 2008, (trad. F. Bernard).
Qu'est-ce qu'une chose ? (1935-1936), Les Œuvres complètes 41, traduction Jean
Reboul et Jacques Taminiaux, Paris : Gallimard, 1971.
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Paris, Gallimard, 1985.
Hegel : la négativité, éclaircissement de l'Introduction à la Phénoménologie de l'esprit
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L’encyclopédie universelle – 1985 ; Articles : Allemagne (géographie et histoire) :
édition VI, p. 808-905 ; Parménide, V. 13, p. 1112-1113 ; Rationalisme : V. 6 ; p.
995/997.
THESES
Povilas Aleksandravicius : Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin
Heidegger, Thèse de doctorat canonique et de doctorat d’état en philosophie, sous la
direction du Professeur Philippe Capelle, Institut catholique de Paris, Université de
Poitiers, 2008.
Wouanssi Eké : Les Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété
questionnante, Thèse de doctorat en philosophie, sous la direction du Professeur
Bernard Mabille, université de Poitiers, 2009.
352
BIBLIOGRAPHIE ELECTRONIQUE
Olivier Huot-Beaulieu : Nietzsche et le tournant dans la pensée de Martin Heidegger : Examen d'une
thèse de Hannah Arendt,
http://www.academia.edu/784608/Nietzsche_et_le_tournant_dans_la_pens%C3%A9e_de_
Martin_Heidegger_Examen_dune_th%C3%A8se_de_Hannah_Arendt
Olivier Huot-Beaulieu : Négativité et logos dialectique chez le jeune Heidegger,
http://www.academia.edu/1549045/N%C3%A9gativit%C3%A9_et_logos_dialectique_chez_le_jeune_Heidegger
http://www.dailymotion.com/video/xuqcr5_guest27-1_creation?start
Rappels et repères, l’Ereignis sur le chemin d’Anaximandre (cours universitaire filmé)
http: // www.questionsenpartage.com/-lorigine-de-la-phenomnologie-edmund-husserl
(article numérique)
http://www.insoc.fr/2009/07/heidegger-face-a-freud-homme-est-il-plus-qu-un-animal/
FILMS
The Ister : d’après le cycle de conférences de Heidegger sur Approche de Hölderlin
(1942), avec Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Bernard Stiegler et HansJürgen Syberberg.
Heidegger : La question de l’être : https://www.youtube.com/watch
353
TABLE DES MATIERES
PROLOGUE
1
INTRODUCTION GENERALE
4
PREMIERE PARTIE
LA LECTURE HEIDEGGERIENNE DE LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE
L’HOMME A TRAVERS L’HISTOIRE
INTRODUCTION
10
CHAPITRE PREMIER
HEIDEGGER ET LES INFLUENCES DE L’HISTOIRE
I. La construction de la question de l’être et les débuts de la question de l’homme en
12
philosophie
A. La question du commencement ou la question de l’être
12
B. La naissance de la question de l’homme et de sa vérité
22
II. La naissance de la métaphysique et les influences du Moyen-âge
26
C.
CHAPITRE DEUXIEME
RETOUR A LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE L’ETRE DE L’HOMME DANS
35
LA PENSEE MODERNE ET CONTEMPORAINE
I. Heidegger et les modernistes
36
II . Les grandes révolutions contemporaines
39
CHAPITRE TROISIEME
INFLUENCES ET LIMITES
HEIDEGGER ENTRE MAITRE ET DISCIPLES
51
I . Heidegger disciple d’Husserl
51
II. Le maitre Heidegger face à Gadamer et Beaufret
56
III. Autres rencontres
66
CONCLUSION
70
354
DEUXIEME PARTIE
LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE L’ETRE DE L’HOMME
POUR LA CONSTRUCTION D’UNE PENSEE
INTRODUCTION
72
CHAPITRE PREMIER
UNE METHODE APPROPRIEE POUR COMPRENDRE LE DASEIN
73
CHAPITRE DEUXIEME
POLEMIQUES SUR L’OUBLI DE LA QUESTION DE L’ETRE
87
I. Le problème de la question du sens de l’être
87
II. Les limites de l’être
94
III. L’être, le temps et la présence
99
CHAPITRE TROISIEME
La fin de la métaphysique
111
I. La déconstruction de la métaphysique
113
II. Le mot de Nietzsche « Dieu est mort »
133
CHAPITRE QUATRIEME
HEIDEGGER ET LA QUESTION DE L’HUMANISME
145
I. Que veut dire exactement l’humanisme ?
145
II. L’homme dans la théorie existentialiste
150
CHAPITRE CINQUIEME
L’ESSENCE DE LA TECHNIQUE
161
I. La question de la technique
161
II. La question de la science
181
CHAPITRE SIXIEME
DEVOILEMENT ET VERITE CHEZ HEIDEGGER
I. La vérité dans la question de l’être
188
188
355
II. Penser et agir
198
III. Le langage et la pensée
209
CONCLUSION
219
TROISIEME PARTIE
LES ELEMENTS STRUCTURANTS DU DASEIN
DANS SEIN UND ZEIT
Le Dasein : sens et définition
221
CHAPITRE PREMIER
L’ETRE EN GENERAL ET LA QUESTION DE L’HOMME
225
DANS SEIN UND ZEIT
CHAPITRE DEUXIEME
LE DASEIN ENTRE LE MONDE QUOTIDIEN ET L’EXRESSION DE SON ETRE INTERIEUR
240
I . La relation de l’homme au monde
241
II. La parole et l’expression de l’être intérieur du Dasein
252
III. Le souci et l’angoisse dans la vie du Dasein
263
IV. La conscience morale et la responsabilisation du Dasein
273
CHAPITRE TROISIEME
LE DASEIN FACE AU PHENOMENE DE LA MORT
286
CHAPITRE QUATRIEME
LE DASEIN ENTRE LE TEMPS QUI PASSE ET LE TEMPS ORIGINAIRE
303
I. L’être et le temps destinal
313
II. Le Dasein, le temps et l’histoire
317
CHAPITRE CINQUIEME
L’HOMME HEIDEGGERIEN APRES SEIN UND ZEIT
L’expression artistique et la révélation de l’être
321
CONCLUSION
334
CONCLUSION GENERALE
337
356
BIBLIOGRAPHIE
344
Œuvres de Heidegger : textes traduits en français
Les œuvres complètes
Textes choisis sur Heidegger
Œuvres générales
Revues
Thèses
Bibliographie électronique
Films
TABLE DES MATIERES
354
357
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