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Prologue
Mon histoire avec Heidegger est presque aussi vieille que ma relation avec la
philosophie. En 1984, j’ai préparé à la Sorbonne une maitrise sur ce sujet même avec
l’idée d’engager un long chemin, mais des obstacles m’ont empêché de continuer cette
recherche et j’ai toujours eu le sentiment d’une promesse non tenue, d’un projet
inachevé, d’un chemin de campagne interrompu, dans un parcours qu’il faut un jour
reprendre.
Mes occupations, toutes ces décennies, m’ont encore éloigné de la philosophie en
général et de Heidegger en particulier, mais le plaisir que je prends à y revenir n’a
d’égal que la taille de l’œuvre du philosophe avec qui je renoue en toute modestie.
Toutefois, les choses ne sont plus aussi simples dans le monde, en Algérie et dans ma
vie. D’abord dans le monde, à l’époque j’ai interrompu cette étude, des
balbutiements formulaient à peine la possibilité de rééditer
Sein und Zeit
en français.
Ce qui se fera avec grand-peine en 1986, plus de vingt ans après la parution de sa
première traduction et une dizaine d’années après la rupture de stock et la vente des
derniers exemplaires; l’édition était difficile et les pays européens, non encore unifiés,
favorisaient chacun ses propres auteurs. Cela aurait été un exploit de faire une thèse
sur un livre introuvable. Mais je me suis éloignée de mon objectif et l’édition m’a
devancée. Aujourd’hui, le livre est dans toutes les librairies, avec une autre traduction
en version électronique gratuitement téléchargeable sur internet. Le mérite est donc
moindre.
Ensuite, des années soixante au début des années quatre-vingt, régnait un climat de
savoir dans le sud de la Méditerranée, semblable à l’ère des années quarante pour les
pays européens, dans l’effervescence de la pensée des grandes écoles. En Algérie
comme ailleurs, étaient nées, juste après la vague de décolonisation, des écoles de
pensées qui étaient elles-mêmes un renouveau ou une continuité des grands courants
de pensées qui ont vu le jour après la deuxième guerre mondiale, pour dire « stop »
aux actions inhumaines, irréfléchies, et ainsi sensibiliser les intellectuels à lutter pour
un monde meilleur, un monde humain. Alger aussi avait ses cercles de philosophes, et
parmi eux celui des existentialistes, voire celui des heideggériens plus
particulièrement, certes un peu moins structuré, mais présent. Mon projet répondait
donc à une attente et la question prépondérante était de savoir si Heidegger était
existentialiste, philosophe de l’existence, philosophe de l’homme, ou tout cela à la fois,
ou encore un peu moins ou un peu plus.
Aujourd’hui, les intérêts ont changé de groupes. En Algérie, la pensée a subi un
bouleversement qui retentit jusque sur la réorganisation des espaces de la ville
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puisque les cercles intellectuels ont dé leur place à des systèmes d’échange différents
et on ne trouve plus de cercles ni de cafés mener un débat sur les questions de la
philosophie. Quelques initiatives universitaires ou associatives tentent de percer, mais
moins spontanées, la flamme n’y étant pas, elles ne font pas long feu. En Europe aussi
les attentes ne sont plus les mêmes. D’abord il s’est formé une Europe économique -et
dit-on sociale-, il n’y a donc plus de barrière à travailler ou à éditer une œuvre qui
n’est pas du terroir. Mais paradoxalement, la campagne qui se monte à l’encontre de
Heidegger en France, et dont nous recevons automatiquement les retombées par effet
de la langue, est beaucoup plus importante que ce qui se fait en sa faveur. Depuis
quelques années, un déferlement de penseurs, en croissance continue, jugent
Heidegger de nazi et rien que nazi, faisant l’impasse sur son œuvre entière et son
génie de philosophe, en rattachant minutieusement chacun de ses ouvrages, de ses
pensées, de ses phrases et de ses actions, même les plus tardifs, à un objectif nazi. Si
bien que ceux qui se dressent contre ce mouvement se retrouvent, eux aussi, en train
d’écrire pour défendre le philosophe et non plus pour éclaircir un point ou un autre
de sa pensée qui serait encore obscur.
Il est à remarquer que Heidegger ne s’est jamais caché d’avoir un jour, en 1932, peut-
être naïvement, cru ou espéré que le parti social-démocrate pouvait sauver l’humanité
de la crise qu’elle vivait pour éviter le pire. En 1934, il s’est rendu compte de son
erreur de jugement et s’est expliqué à ce sujet. Ce qui ne l’a pas totalement innocenté,
mais il ne le demandait pas et ne se justifiait pas, la chose a ainsi été classée. Ce qui est
surprenant est que certains penseurs reviennent à la charge, de façon cyclique, et
relancent le débat sans avoir découvert d’éventuels arguments nouveaux qui
éclaireraient une zone d’ombre. Est-ce que cette campagne n’a pas pour but de limiter
à posteriori l’étendue de l’influence que peut encore prendre le philosophe dans le
domaine de la pensée et de détourner le regard des jeunes pour les orienter vers des
sujets de réflexion plus locaux ? Je ne sais pas, mais je suis sûre que soutenir cette
thèse en France sans avoir d’abord justifié ma position sur ce détail, me placerait
d’emblée en situation suspecte.
Heidegger, il faut peut-être le rappeler, a été comparé, surtout après la guerre, même
par ses disciples français et américains, souvent juifs d’ailleurs, à un nouvel Aristote et
un autre Hegel. C’est un philosophe de renom, peut-être le seul au vingtième siècle,
après des noms comme Nietzsche ou Kant qu’il a lui-même mis en valeur. C’est donc
lui rendre justice que de revenir à lui en reposant simplement la question de l’être
où il l’avait laissée.
Ce qui nous intéresse est la question relative à l’homme, l’humain, le
Dasein
tel qu’il
l’appelle dans
Sein und Zeit,
cette œuvre maitresse qui nous intéresse principalement.
Ces termes,
Sein und Zeit
et
Dasein,
sont chez lui porteurs d’un poids, d’un sens, d’une
philosophie que même le traducteur français n’arrive pas à combler. Pour cela, nous
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avons pris l’initiative, à l’instar de certaines traductions dans plusieurs langues, de
préserver les mots allemands qui sont d’ailleurs clairs et significatifs.
Bien sûr la compréhension de la pensée de l’auteur nécessite de passer en revue
l’essentiel de son œuvre intégrée à son contexte, sans quoi elle serait tronquée et
incomplète. Historiquement, il est nécessaire de déborder sur ce qui le précède parce
qu’on ne peut vraiment comprendre Heidegger si l’on ne cerne pas ses influences.
Tout comme il est important de passer en revue les étapes d’évolution de sa pensée,
pour comprendre les raisons de cette évolution et approcher les individus et courants
qu’il a inspirés.
C’est pour cela que, malgré les difficultés, je n’ai pas hésité à reprendre cette recherche
que je disais inachevée, et aussi parce que je suis convaincue que Heidegger peut être
encore une source considérable d’orientation, de conseils et de leçons, si l’on veut
sortir la philosophie de sa torpeur et la remettre sur la voie de la pensée constructive et
dynamique au lieu de rester dans la voie de la pensée explicative ou narrative ou
comparative ou contemplative telle qu’on la voit souvent se développer.
C’est l’essentiel de ce que nous proposons dans le but de relancer un débat
philosophique sur des thèmes heideggériens et non plus seulement sur Heidegger. En
plus de notre curiosité de parvenir à un portrait relativement complet du penseur et de
sa conception de l’humain, de préciser la nature des thèmes qui montrent ses relations
avec de grands philosophes à travers le temps et ses ramifications à travers ses
disciples, nous sommes animée par l’intention de sensibiliser la nouvelle génération de
philosophes pour aller vers les grandes œuvres de la tradition afin de renouer avec les
textes de référence. Enfin un engagement tenu.
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INTRODUCTION GENERALE
« Une question a une réponse, un problème a une solution, mais l’être est une énigme
qui peut seulement être élucidée, c’est-à-dire à chaque fois rehaussée et mise en
lumière. Mais elle ne cesse jamais de se poser. »
Pierre Dulau
Nous avons entrepris, dans cette recherche, de nous interroger sur le concept de
l’homme chez Heidegger, en insistant sur son œuvre principale. C’est une question
délicate parce que les ponses à ce sujet, de façon générale, sont innombrables mais
toujours partielles ou orientées et l’espoir de trouver une définition complète reste un
vœu pieux. Nul ne saurait dire, en effet, quelle est la discipline qui s’y intéresse le
mieux, même s’il a, de tout temps, été le thème de toutes les philosophies et de toutes
les sciences. D’ailleurs, en regardant de près leurs corpus, on constate que chacune
délimite un champ opérationnel l’homme est , comme acteur et comme opérateur,
dans l’optique qui répond à sa spécialité, mais nulle ne s’inquiète de ce qu’est l’être
humain à part entière. A titre d’exemple, la médecine traite, à chaque fois, une partie
organique de ce corps qui est le sien alors que la sociologie s’occupe de son
comportement en société... Même la philosophie ne répond pas directement à la
question « qui est l’homme ? » Et si elle le fait, c’est par rapport à une vision théorique
particulière. Dire que « l’homme est un être rationnel » est une optique rationaliste, pour
qui « Penser » ou cogiter est le premier palier de compréhension de l’être de l’humain.
Pour les existentialistes, c’est plutôt « Exister » qui représente l’ouverture à ce premier
palier. Il va de même pour les autres courants, le consensus n’est cependant pas le but
préconisé.
Alors, définir l’homme en soi par son existence et ses modalités de coexistence, son
individualité et ses rapports en société, sa liberté et ses contraintes, sa possibilité d’être
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avec ses peurs et ses angoisses, était peut-être à l’époque de Heidegger simplement un
sujet à venir.
Le problème est que le concept « homme », tout comme le concept « être », sont tombés
dans la généralité. Ils sont supposés connus, puisque tout ce qui peut se dire à leur sujet
n’apporte rien de nouveau. Pourtant, toutes les inquiétudes tournent autour de l’homme,
ses intérêts et ses attentes pour améliorer sa vie quotidienne ou transcendante. Mais son
existence, ou le fait qu’il soit, n’est pas le sujet d’une science particulière ni le produit
d’une technique donnée. La question est délicate, car celui qui s’interroge sur l’être est
l’homme, or l’être inclut l’homme. L’homme englobe la pensée sur l’être mais l’être
englobe l’homme. Une situation confuse qui ne peut être soldée par la seule
connaissance rationnelle. Concevoir qu’il est, et qu’il est dans l’être sur lequel il est le
seul à pouvoir s’interroger, peut être plus ressenti et vécue que pensé par l’homme,
même quand il dépasse la flexion sur les problèmes communs pour poser la question
de l’essence de la chose en soi.
Celui qui a cette possibilité de penser l’être, Heidegger l’appelle Dasein (improprement
traduit par l’être-là), pour dire l’homme conscient de sa place et de sa relation aux
autres, le seul qui constitue un accès à l’être. Le Dasein n’est pas différent de l’homme,
mais il est peut-être un peu plus. C’est un homme qui s’interroge, qui s’inquiète, qui se
soucie, qui angoisse et qui veut savoir. Sans s’isoler du monde il vit, il arrive à
dépasser les « qu’en dira-t-on » et les « nous-on» pour prendre les choses en
profondeur, empruntant un chemin qui parait simple et subtile à la fois, le chemin de la
vérité.
Est-ce que Heidegger est parvenu à cerner l’homme qu’il nomme de tous les noms?
Certaines critiques prétendent qu’il s’est occupé de la question de l’être avec tant
d’engouement qu’il a sacrifié la condition humaine, l’homme en société et en tant
qu’individu. Mais ceci est peut-être un simple malentendu, car l’accès au
questionnement philosophique sur l’homme est lui-même une ouverture à l’être ; et ce
n’est ni évident, ni visible de cerner la distinction entre les deux thèmes. L’être n’est pas
le résultat d’un processus d’une réflexion logique, Heidegger lui-même le compare à
une lumière qui surgit subitement, difficile à décrire ou à quantifier. Il est même celui
qui éclaire le chemin discret et insaisissable que l’homme entreprend. Le philosophe
propose de revenir à cette lumière et à ce surgissement en repartant aux Grecs anciens et
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