Prologue Mon histoire avec Heidegger est presque aussi vieille que ma relation avec la philosophie. En 1984, j’ai préparé à la Sorbonne une maitrise sur ce sujet même avec l’idée d’engager un long chemin, mais des obstacles m’ont empêché de continuer cette recherche et j’ai toujours eu le sentiment d’une promesse non tenue, d’un projet inachevé, d’un chemin de campagne interrompu, dans un parcours qu’il faut un jour reprendre. Mes occupations, toutes ces décennies, m’ont encore éloigné de la philosophie en général et de Heidegger en particulier, mais le plaisir que je prends à y revenir n’a d’égal que la taille de l’œuvre du philosophe avec qui je renoue en toute modestie. Toutefois, les choses ne sont plus aussi simples dans le monde, en Algérie et dans ma vie. D’abord dans le monde, à l’époque où j’ai interrompu cette étude, des balbutiements formulaient à peine la possibilité de rééditer Sein und Zeit en français. Ce qui se fera avec grand-peine en 1986, plus de vingt ans après la parution de sa première traduction et une dizaine d’années après la rupture de stock et la vente des derniers exemplaires; l’édition était difficile et les pays européens, non encore unifiés, favorisaient chacun ses propres auteurs. Cela aurait été un exploit de faire une thèse sur un livre introuvable. Mais je me suis éloignée de mon objectif et l’édition m’a devancée. Aujourd’hui, le livre est dans toutes les librairies, avec une autre traduction en version électronique gratuitement téléchargeable sur internet. Le mérite est donc moindre. Ensuite, des années soixante au début des années quatre-vingt, régnait un climat de savoir dans le sud de la Méditerranée, semblable à l’ère des années quarante pour les pays européens, dans l’effervescence de la pensée des grandes écoles. En Algérie comme ailleurs, étaient nées, juste après la vague de décolonisation, des écoles de pensées qui étaient elles-mêmes un renouveau ou une continuité des grands courants de pensées qui ont vu le jour après la deuxième guerre mondiale, pour dire « stop » aux actions inhumaines, irréfléchies, et ainsi sensibiliser les intellectuels à lutter pour un monde meilleur, un monde humain. Alger aussi avait ses cercles de philosophes, et parmi eux celui des existentialistes, voire celui des heideggériens plus particulièrement, certes un peu moins structuré, mais présent. Mon projet répondait donc à une attente et la question prépondérante était de savoir si Heidegger était existentialiste, philosophe de l’existence, philosophe de l’homme, ou tout cela à la fois, ou encore un peu moins ou un peu plus. Aujourd’hui, les intérêts ont changé de groupes. En Algérie, la pensée a subi un bouleversement qui retentit jusque sur la réorganisation des espaces de la ville 1 puisque les cercles intellectuels ont cédé leur place à des systèmes d’échange différents et on ne trouve plus de cercles ni de cafés où mener un débat sur les questions de la philosophie. Quelques initiatives universitaires ou associatives tentent de percer, mais moins spontanées, la flamme n’y étant pas, elles ne font pas long feu. En Europe aussi les attentes ne sont plus les mêmes. D’abord il s’est formé une Europe économique -et dit-on sociale-, il n’y a donc plus de barrière à travailler ou à éditer une œuvre qui n’est pas du terroir. Mais paradoxalement, la campagne qui se monte à l’encontre de Heidegger en France, et dont nous recevons automatiquement les retombées par effet de la langue, est beaucoup plus importante que ce qui se fait en sa faveur. Depuis quelques années, un déferlement de penseurs, en croissance continue, jugent Heidegger de nazi et rien que nazi, faisant l’impasse sur son œuvre entière et son génie de philosophe, en rattachant minutieusement chacun de ses ouvrages, de ses pensées, de ses phrases et de ses actions, même les plus tardifs, à un objectif nazi. Si bien que ceux qui se dressent contre ce mouvement se retrouvent, eux aussi, en train d’écrire pour défendre le philosophe et non plus pour éclaircir un point ou un autre de sa pensée qui serait encore obscur. Il est à remarquer que Heidegger ne s’est jamais caché d’avoir un jour, en 1932, peutêtre naïvement, cru ou espéré que le parti social-démocrate pouvait sauver l’humanité de la crise qu’elle vivait pour éviter le pire. En 1934, il s’est rendu compte de son erreur de jugement et s’est expliqué à ce sujet. Ce qui ne l’a pas totalement innocenté, mais il ne le demandait pas et ne se justifiait pas, la chose a ainsi été classée. Ce qui est surprenant est que certains penseurs reviennent à la charge, de façon cyclique, et relancent le débat sans avoir découvert d’éventuels arguments nouveaux qui éclaireraient une zone d’ombre. Est-ce que cette campagne n’a pas pour but de limiter à posteriori l’étendue de l’influence que peut encore prendre le philosophe dans le domaine de la pensée et de détourner le regard des jeunes pour les orienter vers des sujets de réflexion plus locaux ? Je ne sais pas, mais je suis sûre que soutenir cette thèse en France sans avoir d’abord justifié ma position sur ce détail, me placerait d’emblée en situation suspecte. Heidegger, il faut peut-être le rappeler, a été comparé, surtout après la guerre, même par ses disciples français et américains, souvent juifs d’ailleurs, à un nouvel Aristote et un autre Hegel. C’est un philosophe de renom, peut-être le seul au vingtième siècle, après des noms comme Nietzsche ou Kant qu’il a lui-même mis en valeur. C’est donc lui rendre justice que de revenir à lui en reposant simplement la question de l’être là où il l’avait laissée. Ce qui nous intéresse est la question relative à l’homme, l’humain, le Dasein tel qu’il l’appelle dans Sein und Zeit, cette œuvre maitresse qui nous intéresse principalement. Ces termes, Sein und Zeit et Dasein, sont chez lui porteurs d’un poids, d’un sens, d’une philosophie que même le traducteur français n’arrive pas à combler. Pour cela, nous 2 avons pris l’initiative, à l’instar de certaines traductions dans plusieurs langues, de préserver les mots allemands qui sont d’ailleurs clairs et significatifs. Bien sûr la compréhension de la pensée de l’auteur nécessite de passer en revue l’essentiel de son œuvre intégrée à son contexte, sans quoi elle serait tronquée et incomplète. Historiquement, il est nécessaire de déborder sur ce qui le précède parce qu’on ne peut vraiment comprendre Heidegger si l’on ne cerne pas ses influences. Tout comme il est important de passer en revue les étapes d’évolution de sa pensée, pour comprendre les raisons de cette évolution et approcher les individus et courants qu’il a inspirés. C’est pour cela que, malgré les difficultés, je n’ai pas hésité à reprendre cette recherche que je disais inachevée, et aussi parce que je suis convaincue que Heidegger peut être encore une source considérable d’orientation, de conseils et de leçons, si l’on veut sortir la philosophie de sa torpeur et la remettre sur la voie de la pensée constructive et dynamique au lieu de rester dans la voie de la pensée explicative ou narrative ou comparative ou contemplative telle qu’on la voit souvent se développer. C’est l’essentiel de ce que nous proposons dans le but de relancer un débat philosophique sur des thèmes heideggériens et non plus seulement sur Heidegger. En plus de notre curiosité de parvenir à un portrait relativement complet du penseur et de sa conception de l’humain, de préciser la nature des thèmes qui montrent ses relations avec de grands philosophes à travers le temps et ses ramifications à travers ses disciples, nous sommes animée par l’intention de sensibiliser la nouvelle génération de philosophes pour aller vers les grandes œuvres de la tradition afin de renouer avec les textes de référence. Enfin un engagement tenu. 3 INTRODUCTION GENERALE « Une question a une réponse, un problème a une solution, mais l’être est une énigme qui peut seulement être élucidée, c’est-à-dire à chaque fois rehaussée et mise en lumière. Mais elle ne cesse jamais de se poser. » Pierre Dulau Nous avons entrepris, dans cette recherche, de nous interroger sur le concept de l’homme chez Heidegger, en insistant sur son œuvre principale. C’est une question délicate parce que les réponses à ce sujet, de façon générale, sont innombrables mais toujours partielles ou orientées et l’espoir de trouver une définition complète reste un vœu pieux. Nul ne saurait dire, en effet, quelle est la discipline qui s’y intéresse le mieux, même s’il a, de tout temps, été le thème de toutes les philosophies et de toutes les sciences. D’ailleurs, en regardant de près leurs corpus, on constate que chacune délimite un champ opérationnel où l’homme est là, comme acteur et comme opérateur, dans l’optique qui répond à sa spécialité, mais nulle ne s’inquiète de ce qu’est l’être humain à part entière. A titre d’exemple, la médecine traite, à chaque fois, une partie organique de ce corps qui est le sien alors que la sociologie s’occupe de son comportement en société... Même la philosophie ne répond pas directement à la question « qui est l’homme ? » Et si elle le fait, c’est par rapport à une vision théorique particulière. Dire que « l’homme est un être rationnel » est une optique rationaliste, pour qui « Penser » ou cogiter est le premier palier de compréhension de l’être de l’humain. Pour les existentialistes, c’est plutôt « Exister » qui représente l’ouverture à ce premier palier. Il va de même pour les autres courants, le consensus n’est cependant pas le but préconisé. Alors, définir l’homme en soi par son existence et ses modalités de coexistence, son individualité et ses rapports en société, sa liberté et ses contraintes, sa possibilité d’être 4 avec ses peurs et ses angoisses, était peut-être à l’époque de Heidegger simplement un sujet à venir. Le problème est que le concept « homme », tout comme le concept « être », sont tombés dans la généralité. Ils sont supposés connus, puisque tout ce qui peut se dire à leur sujet n’apporte rien de nouveau. Pourtant, toutes les inquiétudes tournent autour de l’homme, ses intérêts et ses attentes pour améliorer sa vie quotidienne ou transcendante. Mais son existence, ou le fait qu’il soit, n’est pas le sujet d’une science particulière ni le produit d’une technique donnée. La question est délicate, car celui qui s’interroge sur l’être est l’homme, or l’être inclut l’homme. L’homme englobe la pensée sur l’être mais l’être englobe l’homme. Une situation confuse qui ne peut être soldée par la seule connaissance rationnelle. Concevoir qu’il est, et qu’il est dans l’être sur lequel il est le seul à pouvoir s’interroger, peut être plus ressenti et vécue que pensé par l’homme, même quand il dépasse la réflexion sur les problèmes communs pour poser la question de l’essence de la chose en soi. Celui qui a cette possibilité de penser l’être, Heidegger l’appelle Dasein (improprement traduit par l’être-là), pour dire l’homme conscient de sa place et de sa relation aux autres, le seul qui constitue un accès à l’être. Le Dasein n’est pas différent de l’homme, mais il est peut-être un peu plus. C’est un homme qui s’interroge, qui s’inquiète, qui se soucie, qui angoisse et qui veut savoir. Sans s’isoler du monde où il vit, il arrive à dépasser les « qu’en dira-t-on » et les « nous-on» pour prendre les choses en profondeur, empruntant un chemin qui parait simple et subtile à la fois, le chemin de la vérité. Est-ce que Heidegger est parvenu à cerner l’homme qu’il nomme de tous les noms? Certaines critiques prétendent qu’il s’est occupé de la question de l’être avec tant d’engouement qu’il a sacrifié la condition humaine, l’homme en société et en tant qu’individu. Mais ceci est peut-être un simple malentendu, car l’accès au questionnement philosophique sur l’homme est lui-même une ouverture à l’être ; et ce n’est ni évident, ni visible de cerner la distinction entre les deux thèmes. L’être n’est pas le résultat d’un processus d’une réflexion logique, Heidegger lui-même le compare à une lumière qui surgit subitement, difficile à décrire ou à quantifier. Il est même celui qui éclaire le chemin discret et insaisissable que l’homme entreprend. Le philosophe propose de revenir à cette lumière et à ce surgissement en repartant aux Grecs anciens et 5 reprendre la question là où ils l’avaient laissée en retrouvant les premières illuminations que l’étonnement sur l’être a suscitées. Historiquement, le retour aux Grecs est important, parce que c’est là où la question de l’être a été posée pour la première fois à partir d’Anaximandre, faisant suite aux interrogations relatives aux éléments premiers depuis les atomistes et la philosophie de la nature. Alors que Socrate et Platon vont poser la question de l’homme en particulier, engendrant pour la première fois la distinction entre le monde des idées et le monde matériel. Ceci va provoquer une foule de questions sur la destinée humaine et ouvrir la voie à plusieurs courants de pensée souvent contradictoires, qui vont persister et se multiplier à travers les siècles. Cette distinction a surtout ouvert la porte à une autre forme de pensée, la métaphysique naissante qui va s’accaparer au fil du temps les questions et les réponses sur l’homme. La façon dont la métaphysique et l’ontologie traditionnelle présentent les thématiques a transformé et modifié l’héritage grec. Les deux spécialités vont réduire le poids de la question de l’homme et écarter la question de l’être. D’après Heidegger, les métaphysiciens se sont perdus dans leur recherche, parce qu’ils ont, dès le départ, mal compris la question. Le millénaire médiéval, qui a enfermé la pensée humaine dans la métaphysique, sera suivi d’un épanouissement intellectuel qui donnera naissance à une multitude de sciences et de philosophies qui durent encore. L’humain connaitra alors de nouvelles perspectives, chacune aura ses propres outils, ses attentes et par souci de précision, tendra vers une fragmentation toujours plus pointue de tout sujet. Cette pensée multiple en effervescence, qui s’étale devant le regard curieux du philosophe de Freiburg, le pousse à se consacrer à la recherche d’un moyen canalisateur et cristallisateur pour réunifier la pensée de la philosophie et la hisser vers le rôle fédérateur qui lui revient pour regarder, analyser et évaluer les sciences et leurs résultats, et non tenter de leur ressembler. Il s’agit pour cela de porter un nouveau regard sur l’homme, en revisitant les méthodes, la science et la philosophie. D’après lui, c’est le meilleur moyen pour sauver l’homme que la globalisation, la multiplication et la fragmentation sont en train de détruire. 6 Prenant en compte tous ces morcellements, présentés en introduction dans Sein und Zeit, Heidegger propose d’aller vers un homme différent, un homme qu’il appelle Dasein, qui n’est pas un concept théorique, générique et abstrait, mais qui se présente sous forme d’une somme émotionnelle et affective, avec ses capacités et ses possibilités. Il le place dans son environnement quotidien avec des problèmes concrets, une valeur que définit la conscience qu’il a du monde et de lui-même et une conscience morale qui le sensibilise et le responsabilise vis-à-vis de ce monde. Même quand il fait appel à des concepts comme la mort, l’espace, le temps, l’action, la pensée, la réflexion, le langage et la poésie, il les remplit de sensibilité, de sens pratique et de réalité vivante. Dans ce monde de mots, il situe chaque individu à sa place, à son époque, avec ses problèmes, ses craintes et ses espérances, tout en plaçant l’homme dans une expérience de non-contemporanéité, insaisissable et jamais maitrisable. En tant que tel, il est la voie et le canal de connaissance qui conduit vers l’être. « Exister » chez l’homme n’est pas un fait ou un état, c’est un projet, une mission. Sein und Zeit est une tentative de réponse aux inquiétudes de l’homme ordinaire que Heidegger va hausser à un niveau hautement philosophique. Tout en s’inscrivant dans la continuité de ses prédécesseurs, il va tenter dans cet ouvrage nouveau, complexe, compliqué, radical mais précieux, pratique et abordable, de construire ou reconstruire le lien de la pensée à la nature humaine et aux origines, tout en restant concret, avec des exemples de l’environnement immédiat de l’homme et de son impact sur les choses. Il fait appel au témoignage des plus grands noms de la philosophie de toutes les époques, analyse les nouveautés, les tournures structurelles et les singularités linguistiques de chaque étape. Son but est de comprendre les changements et repérer à quel moment la question de l’être s’est tue ou a été modifiée ou détournée. Même s’il ne donne pas de réponses à toutes les questions qu’il se pose, Sein und Zeit est une révélation qui propose une nouvelle approche philosophique et un autre regard sur l’homme. Il a constitué, à ses débuts, un véritable événement, un livre de base, reconnu par ses pairs. C’est là où Heidegger admet l’impact des Grecs et celui des philosophes allemands sur sa pensée, où il annonce la question de l’être, où il priorise le rôle de la méthode dans l’efficacité d’une pensée, où il expose les sciences et les méthodes philosophiques qui vont lui servir à postériori à reposer la question de l’être et la question de l’homme sous un regard multiple, comme dans un cahier d’écolier. 7 A partir de ces éléments de base, la problématique qui se dessine à nous est complexe : ce n’est pas une chose simple en effet de discuter la pensée de Heidegger, plus encore de spécifier la question de l’humain dans un ensemble plus vaste qui est l’être. Le philosophe a minutieusement analysé l’histoire de la tradition pour cerner la compréhension de l’homme à travers le temps, a critiqué ses contemporains et débarrassé la philosophie de tout ce qui le gênait pour construire sa pensée. Ainsi la question qui se pose est : Qu’est-ce que l’homme chez Heidegger ? Quel rôle lui attribue-t-il dans la compréhension du monde et de lui-même ? Où le place-t-il dans la reconstruction théorique de cet univers dont il est une partie intégrante, autant qu’il est le seul qui le voit, le conçoit et l’explique ? Notre intérêt pour Martin Heidegger tient du fait qu’il soulève encore des débats de fond sur sa façon de concevoir l’homme, le monde et la relation qui les lie. Les fondements de sa pensée suscitent toujours autant d’interrogations : Heidegger dans sa passion pour les Grecs et sa méfiance des ecclésiastiques interroge, Heidegger qui cherche l’homme dans l’être et propose une philosophie de l’art pour le sauver de l’aliénation devant la technique et la science interroge et l’auteur de Sein und Zeit interroge. De la même façon qu’il a procédé avec ses prédécesseurs, nous l’interrogeons à notre tour sur sa définition de l’humain et sur le secret de son originalité. Qu’a-t-il apporté de nouveau puisque la curiosité et l’inquiétude autour de la question de l’homme, à laquelle il est resté attaché et fidèle, persistent ? Le travail que nous nous proposons d’accomplir présente une méthode allant du général au particulier du plus récent au plus ancien. Une construction pyramidale qui fait appel à la dialectique, en utilisant des éléments historiques et descriptifs selon la nécessité. Après une visite dans l’histoire pour identifier comment la pensée en est arrivée à s’interroger sur l’homme, nous proposons un regard d’ensemble sur tous les éléments que Heidegger a mis en place pour construire sa pensée sur l’humain. Nous constatons enfin que l’essentiel de l’humain se trouve déjà dans Sein und Zeit. 8 Cette recherche se présente en trois parties, chacune se décompose en un nombre de chapitres plus ou moins égaux, en fonction du contenu. Le chapitre lui-même est parfois soumis à une graduation interne, quand c’est nécessaire, numéroté en chiffres romains. Première partie : La lecture heideggérienne de la question de l’être et la question de l’homme à travers l’histoire, Deuxième partie : La question de l’être et la question de l’être de l’homme pour la construction d’une pensée, Troisième partie : Les éléments structurants du Dasein dans Sein und Zeit. Dans la première partie, il est question de revenir sur l’évolution de la tradition philosophique pour expliquer comment l’homme est venu à la question de l’être puis s’en est éloigné. Heidegger essaie de ressusciter cette thématique en revenant à la question de départ et en interrogeant l’histoire. La pensée de l’être est dynamique, elle s’est transformée à travers les âges, mais le philosophe reste convaincu que la Grèce antique a donné à la philosophie ce que celle-ci a de mieux : la question de la vérité et la question de l’homme. Dans la deuxième partie, Heidegger remet en cause tout ce qui a entravé sa pensée. Il déconstruit la métaphysique parce qu’elle voile l’être et l’être de l’homme et le présente comme un étant, une chose physique. Il s’oppose radicalement à l’humanisme et à l’existentialisme pour le rôle obscur dont ils investissent l’humain, il dénonce l’aliénation par la technique qui ne répond plus aux conditions de son essence. Pour dépasser ces entraves, il propose de revenir à la notion de vérité, un sujet évident depuis Platon. Et enfin, il fait intervenir les premiers éléments pour la construction du concept de l’humain : le « penser », l’« agir » et le « langage ». La troisième partie propose de mettre en valeur l’humain heideggérien avec toutes ses spécificités, tel qu’il est présenté dans Sein und Zeit. Il parle d’un humain essentiellement souci, construit sur l’affect avec ses angoisses et ses peurs. Mais est-ce que Heidegger est, pour autant, parvenu à cerner l’homme dans sa dynamique et son évolution ? A-t-il expliqué enfin ce que « humain » veut dire : cet homme qui vit dans un monde auquel il n’est pas totalement assujetti mais dont il reste profondément influencé ? La question reste posée. 9 INTRODUCTION Le problème philosophique qui interpelle intensément et continuellement la pensée est celui de l’être humain. Heidegger lance un débat sur la délicate question de ce qu’est « être », qu’il a dû déterrer des fins fonds de la Grèce présocratique. Cette initiative met en évidence une double origine : en allant à la recherche de la vérité de l’homme, le philosophe remonte d’abord aussi loin que permet l’histoire de la tradition, du moins en Occident ; ensuite, il va à la question la plus simple qui a tenté de définir le fait que la chose soit (l’être). En apparence, cette question n’a jamais cessé d’être présente à travers les siècles, mais elle a subi tant d’ensevelissement qu’elle s’est confondue avec la définition de ce qui est (l’étant). Difficile dans ce genre de situation de faire le point sur la question de l’homme si la confusion est totale entre l’être et l’étant. Heidegger décide donc de dissiper ce brouillard en passant en revue cette évolution. La première question sur l’être que rapporte l’histoire, posée par les premiers Grecs est généreuse, profonde et unifiée. Inclusive, elle ne précise pas l’humain en tant que tel, parce qu’il est intégré dans la richesse du sens de « être », il est de fait avec tout ce qui est. Malgré ça, Socrate et Platon ont tôt fait de poser la question de l’homme en particulier. Pour eux, l’homme est le seul à porter la connaissance en lui, car il vient du monde de la vérité, mais en arrivant dans le monde des apparences, il a tout oublié. Quand il apprend, il se rappelle et s’humanise au fur et à mesure qu’il se rappelle. Donc, l’humanité passe par la connaissance. Après la richesse des concepts que les Grecs ont mis en place, le Moyen-âge sera marqué par un excès de religiosité qui va engendrer un étouffement des individualités. Mais les temps modernes feront preuve d’une réouverture de l’esprit individuel avec l’apport des sciences et des mathématiques qui mèneront à un certain libéralisme rationalisé, introduisant du même coup un besoin de quantification. Les sciences, qui se séparent de la philosophie, s’autonomisent et se spécialisent, se concentrent sur des 10 sujets de plus en plus pointus. La philosophie a perdu une partie importante de ses préoccupations, elle ne fédère plus les sciences et essaie même d’aller dans le sens de leurs besoins de précisions et d’exactitude. Une situation qui va provoquer une crise de la pensée, un éclatement des valeurs idéelles, et la naissance d’une multitude d’écoles et de courants. A partir de là, la question de l’homme va revenir de façon cyclique à travers les siècles, mais à chaque fois la question de l’être s’éloigne un peu plus et se laisse oublier. C’est cette effervescence, héritage contemporain, qui servira de base à Heidegger pour construire sa pensée. 11 CHAPITRE PREMIER HEIDEGGER ET LES INFLUENCES DE L’HISTOIRE I. La construction de la question de l’être et les débuts de la question de l’homme en philosophie L’homme a commencé à philosopher depuis la nuit des temps, en s’interrogeant sur le monde et sur lui-même. Sans nous étaler sur l’objet ou la nature des premières questions, conséquence de besoins purement naturels, c'est-à-dire biologiques, et leur évolution vers un sens plus abstrait, nous ne savons pas vraiment à quel moment ce qui était purement besoin de quelque chose va devenir questionnement sur les choses, puis questionnement tout court, soit « penser » le pourquoi de la chose et le pourquoi de soi. Quelles ont été les premières questions et sous quelle forme ? Est-ce que l’acte de penser constitue en soi le début de l’acte de « philosopher » proprement dit ? Heidegger a tenté de retrouver les premiers éléments de l’interrogation philosophique que la tradition a pu conserver par écrit. Son point de départ est la Grèce antique qu’il considère comme le berceau de la philosophie occidentale. Certes, d’autres civilisations antérieures ont surement apporté des éléments enrichissants cette histoire où la pensée grecque a probablement puisé, mais ceci n’a pas été son pôle d’intérêt. Il s’intéresse au moment où l’humanité, par le biais des Grecs, propose un modèle de pensée structurée qui s’appelle aujourd’hui et par consensus, « philosophie », avec des écoles et des courants où tous les thèmes de la tradition ont été posés, conceptualisés, réfléchis et discutés et des hommes qui ont marqué à jamais l’esprit humain comme des sources indubitables. 12 Il s’interroge sur l’être, une question posée depuis les présocratiques1. Les premières questions ne portaient pas encore sur l’homme mais sur les choses de la nature, l’origine de la vie, le premier élément ou la cause première. La réflexion sur l’homme, au même titre que tout ce qui existe, est une résultante de cette cause première. Le fait est que la philosophie englobait toute la pensée, y compris l’homme qui est matériellement une chose, un étant intégré à la nature. C’est cette pensée qui a donné lieu à ce qui a été appelé la « Théorie de la physique » ou la « Théorie du commencement ». La question qu’il retient comme le début de la pensée est : « Pourquoi il y a l’être et non pas plutôt rien ? » Elle sera aussi le point de départ de Sein und zeit et de tous ses écrits postérieurs. A travers le temps, les réponses ont engendré un débat d’idées qui va pousser Heidegger à situer ce début de la question du sens de l’être dans un triangle philosophique nécessaire. Ainsi, son premier regard se porte sur Parménide 2 , qu’on désigne comme le fondateur de l’ontologie de l’être, un premier regard encore brut qu’Aristote va affiner dans sa définition de « la science de l'être en tant qu'être ». Il désigne aussi Héraclite 3 l’obscur ou l’homme des paradoxes. Avant eux, il y a eu Anaximandre4, le plus ancien à poser la question sur le commencement de tout. Ce trio peut être d’emblée considéré comme la première école historique qui a influencé Heidegger et orienté ses recherches. Un autre trio l’interpellera un peu plus tard pour la cristallisation des concepts, c’est Socrate, Platon et Aristote qui vont porter très haut la polémique du sens dans l’évolution et par le développement d’une terminologie proprement philosophique, 1 - En tant que civilisation, l'Antiquité commence avec le développement ou l'adoption de l'écriture. C’est donc une période qui recule au fur et à mesure que l’archéologie avance dans le déchiffrage du secret des écritures des premiers hommes. Historiquement, le passage à l'Antiquité se produit à différentes périodes pour différents peuples. Elle se termine aussi par différentes dates qui varient selon les régions du monde et annoncent le Moyen-âge. 2 - Parménide d'Élée (VI°- V° Av. J. C.), philosophe présocratique, célèbre pour son texte en vers. On raconte qu’à 65 ans, il est venu à Athènes où il aurait rencontré le jeune Socrate, à peine âgé de moins de 20 ans, ce qui situerait sa naissance vers 520-510 Av. J-C., si on place le dialogue de Parménide vers 450-448 (Parménide de Platon, 127 b). 3 - Héraclite d’Éphèse avait quarante ans dans la 69 olympiade de Diogène Laërce qui se déroule en 504-501 Av. J-C. D'après Aristote, il serait mort à l'âge de 60 ans, donc vers 480 av. J-C. Il a renoncé aux privilèges que lui donnait son statut de descendant de Codros, roi d'Athènes, à la faveur de son frère. On raconte aussi qu’il a été persécuté pour athéisme. 4 - Anaximandre de Milet (610-546 Av. J. C.) est un grand maitre qui s’est prononcé sur la philosophie, l’astronomie, la physique, la biologie, la géométrie et l’histoire. Il est aussi le premier à avoir consigné ses travaux par écrit. Il aurait succédé à Thalès comme maître de l’école milésienne et a eu Xénophane, Pythagore et Anaximène comme élèves. e 13 engageant les prémisses de la question sur la condition humaine. C’est là que la question de l’existence de l’homme est devenue une réalité. Heidegger a largement puisé dans les thèses de toutes les époques de la Grèce, il en a même fait sa réserve. Il n’y a pas un penseur, ni une école, ni un courant qu’il ait omis de citer1. Tous les thèmes dont il traite sont aussi, peu ou prou, rattachés à cette source historique : le temps, l’étant, le mouvement, l’idée et bien sûr l’être. Il ne serait pas faux de dire que la question de l’être est un fait historique. Sa naissance est une interrogation qui ne trouvera pas de réponse mais alimentera la pensée pendant des siècles, traversant l'histoire de la philosophie pour ne pas dire qu’elle est, en quelque sorte, cette histoire. Quel qu’en soit le motif, la cause, l’objet, ou le moyen d’accès, elle est présente à tous les niveaux. Elle se veut parfois explicite, lorsque chez les Grecs, elle désigne la question de l’origine, des éléments ou du sens et se confond ainsi avec l’histoire de la philosophie, et parfois implicite quand la science interroge des phénomènes différents, détaillés, visiblement éparses pour identifier leur cause et définir leur utilité. Au plus profond de la réflexion, les questions scientifiques constituent des réponses à la question de l’être. Les philosophes anciens, qui ont veillé à ce que l’existence de l’étant ne camoufle pas l’être, faisaient de l’homme la « clairière » (un terme fortement heideggérien) qui permet que tout cela soit. Heidegger a voulu ressusciter cette volonté de reposer la question dans son état entier, dans son intégralité, distinguant l’être de l’étant et exprimant l’homme de façon implicite. Mais il sait que si la philosophie pose encore les mêmes questions, les choses de la tradition ont beaucoup changé, passant de la conviction naïve que l’eau est l’origine de toutes choses, a un monde qui nage dans l’atomique, l’industriel et le nucléaire. 1 - Heidegger a consacré au Grecs des ouvrages de référence comme Parménide. Il leur dédie aussi d’importants chapitres dans plusieurs ouvrages comme « La parole d’Anaximandre » dans Chemins qui ne mènent nulle part, « La doctrine de Platon sur la vérité » dans Questions I et titres grecs comme « Moira », « Logos » ou « Ousia » dans Essais et conférences et enfin il provoque des débats en présence des Grecs dans des parallèles avec des penseurs d’autres époques comme « Hegel et les Grecs » dans Questions II. 14 A. La question du commencement ou la question de l’être Anaximandre de Milet est historiquement le premier philosophe à avoir posé la question du sens de l’être. Il a tenté de décrire et d’expliquer l'origine et l'organisation de tous les aspects du monde d'un point de vue que l'on qualifierait aujourd’hui de scientifique. Les philosophes et les commentateurs contemporains estiment, pour cette raison, que ses théories représentent une étape révolutionnaire essentielle dans l'histoire des sciences et de la philosophie. C’est aussi le premier philosophe connu qui a consigné ses travaux par écrit, mais seuls quelques fragments nous sont parvenus. Sur la question de la vérité de l’être, il dit : « D'où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en perdition, selon la nécessité; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l'ordre du temps1». Anaximandre cherche l'origine ou le principe de toutes choses. Il emploie le terme arkhê, pour dire le commencement en Grec et ainsi nommer cette origine, objet de sa recherche. C’est un point de départ important, car il est le premier à désigner un point pour exprimer le début de tout ce qui « est ». Mais que veut dire « d’où » ? Est-ce un début dans l’axe du temps ou un espace donné ? Car « où » est d’abord un adverbe de lieu. Le premier temps vécu, le premier espace occupé, c’est le début de l’interrogation philosophique, une origine perpétuelle parce qu’elle engendre continuellement ce qui est là où il est quand il est. Anaximandre utilise aussi le terme d’apeiron2 pour dire « début », comme un point de départ, le sens est plus lourd dans son « originellité » c’est le commencement ou le « principe de toute chose », il engendre mais il est inengendré, il est infini, illimité, indéterminé 3 . Il désigne aussi la matière ou la substance originelle et l’espace qui 1 - Ce texte a d’abord été traduit par Nietzsche de façon quasiment identique dans un cours prononcé à Bâle en 1873 sur Les philosophes pré-platoniciens avec interprétation de fragments choisis. Il dit : « Or, de là où les choses s’engendrent, vers là aussi elles doivent périr selon la nécessité ; car elles s’administrent, les unes aux autres, châtiments et expiation pour leur impudence, selon le temps fixé ». (Voir Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 387.) 2 - Apeiron vient de peiras, la limite, avec le préfixe privatif «a-» pour dire l’illimité. Hippolyte de Rome ème ème (II siècle) et Simplicius (VI siècle) attribuent à Anaximandre la paternité de l'usage d’Apeiron pour désigner « le principe originel ». 3 - Le terme Apeiron est utilisé par Aristote dans Le Politique, traduit par Jean François de Champagne, Chapitre du Livre Xénophane et Gorgias. 15 englobe cette matière, le réceptacle de tout, éternel et indestructible, la cause complète de la génération et de la destruction de tout. Ce n’est pas encore un élément comme les quatre premiers éléments, l’air, le feu, la terre ou l’eau, ni plus dense ni plus subtile, mais il pourrait être leur source. S’il est une matière, c’est au sens brut, l’élémentaire qui donne sens à « être en général». Ce terme peut aussi faire référence à la « permanence », qui accompagne le fait que les choses soient, de leur naissance à leur fin, ou de leur constitution à leur destruction. C’est probablement cette présence qui rappelle la relation entre le principe d’origine jusqu’au présent et le principe du devenir jusqu’à la fin ou la mort, qui a inspiré Heidegger dans la notion d’« existentiel », surtout si on substitue à la fin le terme de « finitude ». C’est donc avec deux notions, l’arkhê, le point de départ ou la source et l’apeiron la continuité, qu’Anaximandre construit la première théorie sur l’origine de la « vie », le commencement. Mais il ne dira pas si l’apeiron est intégré ou distinct de l’espace et du temps, s’il est une origine physique ou temporelle. Ce terme sera repris par Aristote, donnant lieu à de nombreuses interprétations, considérant qu’il contient toutes les qualités qui se sépareront de lui par la suite et qui formeront le devenir, il est porteur d’une matière en devenir, tout en état intrinsèquement distinct de cette matière qu'il produit : il n'est rien de matériel, ne contient pas littéralement ce qu'il produit, car, n'étant pas qualitativement défini, il n'est pas composé non plus. Il n'est donc ni un mélange ni un intermédiaire entre les éléments, et il ne sera pas plus l'espace infini que la matière, de même qu'il n'existera pas dans le temps, puisqu'il est aussi à l'origine du temps1. Heidegger le considère comme l’origine de tous les thèmes de la vérité de l’être, le principe, la cause première, les premiers éléments. C’est un tout qui témoigne qu’Anaximandre a été le premier à ouvrir une porte qui ne se refermera jamais. Ainsi posé, le principe d’apeiron donne lieu à l’interrogation sur la formation de l'univers, le cosmos, ce qui va permettre de voir plus en détail le problème de la naissance des choses. Et c’est devant ce genre d’impasse que naissent les sciences. 1 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, Traduction : Wolfgang Brokmeier, Paris : Gallimard, nouvelle édition, 1980, p. 338. 16 En plus d’Anaximandre, Heidegger s’est longuement penché sur la pensée de Parménide et cette Héraclite, qui, peut-être dans l’ignorance totale des efforts du premier, se sont interrogés sur l’origine des choses, apportant leurs contributions à la construction de l’édifice philosophique. Contemporains à quelques années près, Parménide et Héraclite sont, dans l’histoire, dichotomiquement inséparables. Pourtant, l’un est d’Elée et l’autre d’Ephèse, l’un parle de permanence et l’autre de devenir, séparant ainsi deux concepts fondamentalement rattachés chez Anaximandre. Mais leurs deux noms restent liés à jamais parce qu’ils ont fait chacun l’épreuve de la vérité en son essence, en interrogeant l’être de la même façon. Parménide a connu, dans son jeune âge, le vieux Pythagore qui le rapproche de la pensée Logique, même si c’est Aristote qui exploitera ce domaine. On dit qu’il est peutêtre le disciple de Xénophane qui a été disciple d’Anaximandre. Il a aussi rencontré Socrate alors qu’il avait 65 ans et le philosophe de la maïeutique n’en avait que vingt. C’est cette rencontre qui va permettre aux historiens de situer approximativement sa date de naissance, vers 510Av.J.C. Son poème Sur la nature le rend familier de Diogène Laërce (III Av. J. C.) qui en parle beaucoup, alors que Platon lui consacre un Dialogue1. Parménide présente l’être comme un fait évident et pose avec force toutes les questions essentielles le définissant, dans une sentence consacrée à travers les siècles, quand il dit: « Car la même chose sont pensée et Etre2. » Ce rapport d’identité ou de similitude entre le fait d’être et le fait de penser va créer un mouvement dans la pensée philosophique qui dépasse l’espace Grec de l’époque à des dimensions universelles marquant toutes les époques. L’Occident post-moyen-âge trouvera en cela un moyen de relance et d’éveil qui engendrera les temps modernes et contemporains. C’est cela que Heidegger mettra en évidence. Il met aussi en évidence Héraclite qui voit en l’être un devenir. Mais il est moins loquace que Parménide, plus triste, obscur et difficile à lire, surtout qu’il ne ponctuait pas ses textes1. 1 - Parménide, in Encyclopédie universalis, V. 13, p. 1112-1113. 2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, Traduction : André Préau - Paris : Gallimard, 1958, p. 279. 17 Le livre De la nature d’Héraclite aurait pu connaitre le sort que la République de Platon ou de L’Ethique d’Aristote, mais c’est un livre difficile à lire, avec une phraséologie complexe et des formules paradoxales abondantes. C’est pour cela d’ailleurs qu'Héraclite est surnommé l'Obscur. Il est donc tombé dans l’oubli. Même Aristote se plaignait de sa confusion, en disant : « C'est tout un travail de lire Héraclite, il est difficile de voir si le mot se rattache à ce qui précède ou à ce qui suit. Par exemple au commencement de son ouvrage, il dit : le logos / ce qui est / toujours / les hommes sont incapables de le comprendre. Comment savoir à quoi toujours se rattache2 ?» Un vers du cinquantième fragment, longuement analysé et discuté, plonge le lecteur dans la pensée de l’être : Si ce n’est pas moi, mais le sens, que vous avez entendu, Il est sage alors de dire dans le même sens : Tout est Un3. C’est en hiver 1943-1944, que Heidegger présente le cours 4 sur « La parole d’Anaximandre 5 ». Une année plutôt, il a dispensé le cours sur Parménide 6 , mais 1 - On raconte qu’après avoir finalisé son travail, Héraclite l’a déposé sur l'autel d'Artémis qui se situe à la frontière entre le monde civilisé et le monde sauvage. Il contribue ainsi à la mission d’enseignement dont la déesse est chargée. Le pouvoir d’Artémis est en effet d’accompagner les hommes et les animaux vers le savoir en les initiant à la vie adulte. 2 - Aristote : Rhétorique, III, V, 1407 b. 11. 3 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 249. 4 - Ce séminaire est un événement unique et un enseignement sans précédent, qui a été repris, à posteriori, par des professeurs de différentes universités. 5 - Séance enregistrée du séminaire de Gérard Guest du samedi 27 octobre 2012 sur le site Paroles des jours, sous le titre de « Rappels et repères, l’Ereignis sur le chemin d’Anaximandre », il dit : « Ce penseur singulier va consacrer des saisons entières aux présocratiques au moment où le monde sombre dans le chaos d’une guerre sans merci. Ce qui a fait réagir Sartre qui ne comprenait pas comment un philosophe peut-il s’intéresser à ces vieilleries au moment où le monde subissait des changements de fonds et le marxisme s’apprêtait à sauver l’humanité ». Consulter : http://www.dailymotion.com/video/xuqcr5_guest27-1_creation?start=6 6 - Le texte a été publié en 1982, dans l’édition Klostermann des Œuvres complètes de Heidegger. Il est traduit intégralement en français en 2011 dans une œuvre séparée. On trouve un extrait dans Essais et conférences, sous le titre Moîra, p. 279-310. Parménide est aussi un dialogue écrit par Platon dans la dernière partie de sa vie qui correspond à un refus du système philosophique qu'il avait soutenu jusque-là. Cette œuvre représente un tournant majeur dans la philosophie platonicienne et occidentale en général. 18 Héraclite ne bénéficiera de cet intérêt que plus de 20 ans après, au semestre d’hiver 1966-19671. Pourquoi s’intéresser aux présocratiques à un moment où le monde vit un bouleversement radical ? S’agit-il de montrer un total désintéressement de l’environnement immédiat, où de rappeler que la solution aux problèmes du monde moderne ne peut avoir lieu si ses contemporains ne reconsidèrent pas leur rapport aux anciens ? Le passage d’Anaximandre à Parménide montre l’évolution vers une pensée mieux organisée, mieux structurée. La question de l’être est explicitement posée. « l’Etre est » et il est pensé, ce qui signifie que le « non Etre n’est pas» et ne peut être pensé. Or, c’est sur ce « raisonnement » que le fait de « penser » se construit en philosophie. En clair, Parménide pose le problème de l’être de façon dialectique, il a pleinement identifié Etre et Penser, en distinguant la pensée vraie de son contraire, en exposant la manière de penser les deux et en faisant exclure le faux par le vrai. Des fragments de Parménide, Heidegger retient l’étonnement et l’émerveillement que suscite ce fait mystérieux et extraordinaire qu’il appelle « le fait originaire ». Il souscrit à cette conception en disant que « l’être est, simplement, es gibt Sein2. » Il reconnaît aussi le rapport de négation que l’être entretient avec le rien ou le non-être, « que l’être soit différent du non-être, c’est ce dont nous ne doutons pas3 ». Par là même, il admet la valeur capitale du terme « avoir » comme verbe et comme état de présence, une extension qu’il donne à la pensée pour la lancer dans une dimension nouvelle, elle n’est plus juste un « être » abstrait quelque part, mais un « il-y-a » dans un lieu donné à un moment donné, introduisant ainsi la notion d’espace et la notion de temps. D’après Heidegger, la sentence de Parménide est à chaque fois d’actualité, elle s’impose à tous les siècles et pose la question à laquelle chacun tente de répondre, établissant des 1 - Les conférences seront publiées dans Héraclite, traduit par Jean Launay et Patrick Lévy, Gallimard, 1970. Le fragment « Alèthéia » est publié dans Essais et conférences, p. 311-341. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, Traduction française : « Etre et Temps », Rudolf Boehm & Alphonse Waelhens, Paris : Gallimard, 1964, réédité en 1986, p. 159. 3 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, traduction française : Gilbert Kahn, Paris : Gallimard, 1952. p. 205. Ce texte a été repris dans les Œuvres complètes n° 40, Paris, Gallimard, 1967. 19 vérités toujours plus profondes. Il est le premier à avoir posé la question de l’être en prenant conscience du « mystère originel de toute la pensée1». Heidegger annonce enfin, que le dialogue avec Parménide ne prend pas fin, non seulement parce que, « dans les fragments conservés de son Poème, maintes choses demeurent obscures, mais aussi parce que ce qu'il dit mérite encore et toujours d'être repensé2.» Danic Parenteau expose la notion de « fait originaire » tel qu’il est présenté chez Parménide, dans un parallèle que Heidegger a essayé d’appliquer à « la différence ontologique » de sa propre pensée, ce qui sera à l’origine de débats controversés3. Héraclite, quant à lui, met en évidence les notions de « dire », « entendre », « sens », « tout » et « un ». Or, pour Heidegger, « le dire », « le sens » et « l’entendre » font référence au logos qui regroupe la parole, le « tout » signifie le monde ou l’unité et le « un » signale la multiplication et l’identification des choses ou les étants. La nouveauté se situe dans la construction d’un rapport entre « dire » et « entendre». Héraclite a ainsi introduit un « énoncé4 » en relation avec un énonceur, un auteur ou un auditeur et un contenu portant du sens : « vous avez entendu ? », faisant référence à celui qui dit et celui qui écoute, pour dépasser les choses qui sont dites dans l’absolu, vers un interlocuteur défini. On peut aussi déceler entre « tout » et « un » une relation implicite qui annoncerait la distinction entre un monde unifié des idées et un monde matériel éparpillé. Ce que Platon mettra en exergue. Le logos est un terme profond. Important et complexe, Aristote l’associe au discours qui signifie beaucoup plus qu’une simple parole. Heidegger retient ce sens qu’il traduit par Rede, en évoquant toutes ses dérivées, allant chercher ce qui dans Rede permet de l’interpréter comme la manifestation de quelque chose. Il manifeste en effet avec des mots ce que la chose est en soi, ce dont on discourt, ce qu’elle veut dire. C’est un « faire voir » mais au sens simple et élémentaire, qu’Aristote distingue de tout accord entre la chose et le sens pour parvenir à une vérité5. 1 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, Traduction : Roger Munier, Paris : Aubier, 1983p. 35. 2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 448-449. 3 - Danic Parenteau : Du recours heideggérien à la thèse ontologique de Parménide : sur la différence ontologique comme le fait originaire, in : Erudit, Horizons philosophiques, vol. 14, n° 2, 2004. 4 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 250. 5 - Martin Heidegger : Le Sophiste, traduction J. F. Courtine, Paris, Gallimard, 2001, p. 550. 20 Heidegger a consacré au logos un chapitre dans Essais et conférence1, le même chapitre d’ailleurs qui parle du Fragment 50 d’Héraclite. Seulement, le terme a un sens prolixe qui va évoluer à travers le temps. Il est la racine de la logique et le suffixe de disciplines scientifiques pour désigner le savoir et la connaissance, leur donnant sens et légitimité. Au-delà du discours que traduit verbium « le verbe », il peut aller jusqu’à vouloir dire « la raison du monde », un terme rapporté en latin par ratio « loi du monde ». Mais on est déjà dans les accords postérieurs à Aristote, fort éloigné du sens qui intéresse Heidegger. Dans cette lecture du fragment d’Héraclite, Heidegger parle aussi d’échange, de partage et de compréhension. Tout comme il l’a fait avec le logos, il renvoie à chaque fois le lecteur au sens primaire des mots, pour se rapprocher du « dire » et du « sens » et propose une esquisse du « parler » qui va du « dire » au sens originel de « l’étendre », accédant ainsi à la découverte des sens. Le dire, le son, l’oreille, l’entendre… nous interrogent sur le rapport de l’entendre à l’entendement ou à l’entente (accord) 2. Pour mettre en évidence et au même niveau « l’entendre » qui existe chez tous les êtres doués de capacité de comprendre, Héraclite commence par écarter celui qui parle : « ce n’est pas moi, mais le sens ». Il crée un lien entre « l’entendre » et le « sens » de la chose. Puis il rapproche et joint deux opposés : Tout et Un, « il est sage de savoir que Tout est Un », trouvant dans la simplicité de ces deux termes une infinité de sens apparemment inoffensifs qui nous rapprochent de l’être et de l’étant. Il reprend le mode de représentation d’Héraclite, repense ses paroles et mesure toute l’étendue de ce qui est pensé en elles, dans un sens habituel qui leur est donné. Il dit : « Il est sage d’écouter les parole du logos et d’avoir une attention au sens de ce qu’il dit, en répétant ce qui est entendu. Dans l’expression « Tout est Un », le logos déploie son être. L’Un est l’Unique au sens de ce qui unit et non de ce qui isole. Il rassemble ; les étants éparpillés sont rassemblés, ramassés, écoutés par l’être qui par là même les dévoile chacun dans son rôle3. » 1 - Martin heidegger : Essais et conférences, p. 149. 2 - Ibid. 3 - Ibid. p. 266. 21 C’est ainsi que Heidegger fait des trois philosophes présocratiques les piliers de la question de l’être : Anaximandre qui l’a posée dans les termes du principe et de l’illimité, Parménide qui l’a conçue comme pouvant être pensée et l’a opposée au nonêtre qui lui ne peut être pensé et Héraclite qui a introduit, comme un tout, l’Un qui se pense et donne du sens aux étants qui se laissent penser et ont chacun un sens intrinsèque. B. La naissance de la question de l’homme et de sa vérité Jusque-là, la philosophie a posé la question de savoir qu’est-ce que « être », incitant au « penser » dans un sens élémentaire et originel, qui ne dépassait pas ce seuil dans la haute antiquité. Heidegger introduit, pour la suite, un autre trio : Socrate, Platon et Aristote, qui commenceront par concevoir les prémisses d’une explication plus complexe. Quand la sentence de Socrate « connais-toi toi-même1 » se pose à la pensée, elle se dresse comme un appel à la connaissance. L’histoire la reconnait comme le début de la théorisation ou un appel à la théorie, engendrant l’origine de l’épistémologie et de la morale, et non simplement une incitation d’ordre général. C’est aussi les débuts de ce qui s’appellera « la métaphysique », qui modifie peu à peu le contenu de la relation entre l’être et l’étant et lui enjoint des éléments nouveaux, ouvrant sur plusieurs disciplines qui s’interrogeront sur l’homme. Cette maxime riche en sens signifie que tout individu est porteur de connaissance, qu’il est en mesure de faire sa propre analyse de lui-même et de ce qui l’entoure. Mais Socrate n’a pas laissé d’écrits. C’est Platon qui, dans un contenu dense et structuré, va confirmer dans l’homme cette capacité de se connaitre, ce qui conduira plus tard à la « Théorie de la connaissance ». Aristote, enfin, va s’étaler sur ce qui donnera la « Théorie de la logique » en faisant la promotion de l’intelligence. Cette période a aussi permis la naissance de ce qui sera « la vision épistémologique » et surtout « la question métaphysique » qui va continuer son influence au-delà de la Grèce antique. 1 - Cette maxime n’est pas exactement de Socrate, c’est une devise inscrite à l’entrée du temple de Delphes que Socrate a reprise. Elle figure au fronton du panthéon des grandes phrases philosophiques, consacré à Apollon. 22 Ce trio a occupé Heidegger quelques décennies. Même si Platon a bénéficié de plus d’attention. Socrate, qui a probablement rencontré Parménide, n’a rien écrit mais il s’est fait connaitre par des disciples comme Aristophane et surtout Platon puis Aristote. L’avantage par contre est que sa pensée a bénéficié d’une transmission directe, ce qui rend les sources très fiables. On lui attribue principalement les fondements de la philosophie morale et de la philosophie politique, il était cité de son vivant même et était choisi comme le héros de plusieurs textes philosophiques et dialogues qui ont marqué l’histoire, notamment chez Platon. Il est le modèle de la philosophie, jusqu’à sa mort qui représente la noblesse de la mort du philosophe. Heidegger reconnait qu’avec Socrate, la philosophie s’est engagée dans une pensée structurée, plus riche, plus complète. Les premiers pas de la dialectique et l’invention de la maïeutique 1 ont révolutionné la pensée. Socrate qui présuppose que la vérité est enfouie en chaque individu, utilise un dialogue orienté pour la révéler. Pour lui, toute la connaissance se trouve dans l’homme, il s’agit de trouver l’accès pour aller vers elle. Dans la République, où Socrate est fort présent, Platon propose la « Théorie des idées ». Un grand projet qui s’étendra sur des siècles de connaissances et de savoir où il affirme l'existence d'une réalité immatérielle cachée, d'un monde impérissable qui transcende la réalité sensible et les étants. Cette nouvelle façon de regarder le savoir va donner un sens à la réflexion ontologique et remodeler la pensée de l'Etre en créant des êtres uniques. Désormais, la présence de l’être n’est plus tributaire de la présence de l’étant et de sa multiplication. L’être « existe » en soi, il a une autonomie et une présence propre. Pour cette particularité, Aristote dira que son maître est le pionnier d’une pensée de l’essence, c’est-à-dire de l’Eidos qui serait «cause et principe» de l’étant2. Est-ce un prolongement de l’infini inengendré d’Anaximandre ? C’est en tout cas la suite dans la construction de l’édifice de la pensée ou de l’idée. La théorie des idées a fait faire des pas de géant au développement de plusieurs disciplines encore à l’état embryonnaire. Elle ouvre le débat sur l’homme alors que jusque-là primait la question originelle de l’être en général. Elle s’interroge sur la maîtrise des passions et la promotion de l'action aux préceptes éthiques, ce qui va 1 - Le terme « maïeutique » est utilisé dans divers domaines. C’est d’abord l’art de faire accoucher les femmes, qui était le métier de la mère de Socrate. Par extension, le terme prend d’autres significations, Socrate parlait de « l'art de faire accoucher les esprits ». 2 - G. H. Gadamer : Chemins de Heidegger, traduction, Jean Grondin, Paris : Vrin, 1983, p. 7. 23 donner lieu au développement de la psychologie. Dans Théétète, Platon tente de définir la nature du savoir humain, favorisant ainsi la naissance de ce qui s’appellera l’épistémologie, reprise par ses contemporains et ses successeurs. Épicure développera toute une théorie empiriste de la connaissance afin de déterminer les critères que doit remplir une connaissance pour être vraie, renforçant la théorie de l’éthique, alors qu’Aristote et les stoïciens vont fonder une logique aux multiples critères. L’aventure de l’influence socratique commence pour Heidegger par la lecture du livre de Brentano 1 De la signification multiple de l’étant chez Aristote paru en 1862. Il dispense ainsi dès 1920 une série de cours sur Aristote. Mais c’est la République par « L’Allégorie de la caverne 2 » qui ouvre la voie à la question de l’homme comme essence, comme responsable de ses actes et comme accès privilégié à la connaissance 3. Cet ouvrage représente pour lui une magnifique avancée de la question de l’être avec une première ébauche consacrée « au concept d’homme4 ». Platon pose le problème de la vérité telle qu’elle se présente dans la théorie des éléments. Mais il parle de l’idée, alors que les présocratiques voyaient l’être à la manière d'un étant indéterminé. Pour lui, l’idée ne s’identifie pas à l’être, elle le remplit5. Ce qui va évoluer avec Aristote vers la notion de substance, faisant de l’étant quelque chose que l’être contient6. 1 - Franz Clemens Brentano (1838 - 1917), philosophe et psychologue catholique allemand, professeur d’Edmund Husserl, il a remis au premier plan le concept médiéval d'intentionnalité, qu'il a tiré de l'interprétation d'Aristote par Thomas d'Aquin et les philosophes médiévaux. Il tente à partir de ce concept de faire de la psychologie une science positive et empirique, s'interroge sur l'immortalité de l'âme et développe une métaphysique de type réaliste. 2 - « L’Allégorie de la caverne » raconte l’histoire de prisonniers enchainés depuis des temps immémoriaux dans une caverne tournant le dos à la lumière et fixant le mur en face d’eux. A l’extérieur, un feu brûle devant la porte et projette des ombres sur la paroi. Un prisonnier vient à sortir et découvre que ce qu’il voyait n’était que des ombres de personnes et de choses réfléchies sur la paroi de la grotte. Mais à son retour dans la grotte, troublé par la lumière, il n’aperçoit même plus les ombres que les autres distinguent encore parfaitement. 3 - Alphonse De Waelhens : « Heidegger, Platon et l'humanisme » ; In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 46, N°12, 1948. pp. 490-496. 4 - Heidegger s’intéresse à Platon en 1930, d’abord par un petit texte Platons Lehrevon der Wahrheit, mit einem Briefiiber den Humanismus qui a été traduit en français « Heidegger, Platon et l'humanisme », avant d’y revenir dans des dimensions plus que respectables, dans le Sophiste. 5 - Alphonse De Waelhens : « Heidegger, Platon et l'humanisme », p. 494. 6 - Ibid. 24 « L’Allégorie de la caverne » éclaire Heidegger sur plusieurs aspects nouveaux relatifs aux concepts de l'être et de la vérité dans la théorie antique. Il relève les concepts d’événement, de changement et d’évolution : l’histoire se présente comme un tableau sur plusieurs scènes. Il relate une histoire représentant des situations humaines qui se succèdent, évoluant de l’ignorance à la connaissance en passant par le doute. L’ignorance est représentée par les prisonniers, la connaissance par la lumière ou le soleil et le doute par l’éblouissement ou l’embrouillement dû à la lumière. Tout changement, qu'il soit une amélioration ou une aggravation, est un événement qui entraîne, chez ceux qu'il affecte, une confusion complète modifiant leur état de connaissance 1 . Cette série de passages d’un état de connaissance à un autre état de connaissance déroutent la personne et changent son rapport à elle-même et son rapport aux autres : les hommes, l’espace, les choses…, modifiant son appréciation de la vérité et son rapport à elle-même, c’est le doute qui s’installe. Même si l’homme détient la connaissance qui se trouve en lui, il faut qu’il aille vers elle. Or, cette décision de devoir aller chercher la lumière, l’éclairage, la connaissance est difficile à prendre, parce qu’elle va le modifier de l’intérieur, l’isoler, l’esseuler ; c’est ce qui donne lieu à l’angoisse qui s’identifie à l’inquiétude ou au souci d’un homme face à un monde difficile d’accès. Une fois, trouvée, cette lumière va le pousser à s’interroger sur la vérité antérieure et la vérité ultérieure, installant le doute dans la naïveté de son appréhension. Cet homme, que Platon a choisi parmi les personnes attachées face au mur, pour aller vers la lumière, doit passer par plusieurs niveaux ou plusieurs paliers de connaissance pour accéder à la vérité. Les présocratiques parlaient déjà de « dévoilement » ou l’alèthéia. C’est ce que Heidegger a nommé Lichtung (la clairière ou l’éclaircie). Mais la phase intermédiaire qui consiste à aller vers la vérité, Platon l’appelle la paideia. Elle signifie la « découverte de la vérité», introduisant la décision d’aller vers, la volonté de vouloir dépasser un état, la dynamique de l’action. En fait, toute la connaissance se situe dans la liaison subtile entre l'alèthéia et la paideia, un niveau intermédiaire entre le dévoilement et la découverte2 qui présuppose une volonté qui diffère d’une personne 1 - Ibid, p. 492. 2 - Ibid. p. 491/493. 25 à l’autre. Est-ce que l’homme veut vraiment aller vers la lumière, se distinguant de ses semblables et s’isolant par la même occasion ? La lumière c’est l'idée, la connaissance du Bien. Seule l'idée fait de chaque chose ce qu'elle est vraiment, elle comporte la vision et ressemble au soleil, car les deux sont lumière. Tout comme on ne peut regarder le soleil, on ne peut voir l’idée, mais les deux aident à éclairer tout ce qu’il y a autour par leur clarté. Il va de même pour l’être. Nul ne peut voir l’être, difficile à concevoir ou à réfléchir, mais par sa présence, tous les étants deviennent visibles1. Socrate, Platon et Aristote étaient, pour Heidegger, des fréquentations régulières. Plusieurs penseurs contemporains 2 montrent leur importance dans son orientation et dans les choix qu’il a opéré3, jusqu’aux termes utilisés, comme Gewissen4 (origine) ou encore la formulation de la problématique de l'être du Dasein. Pour Destrée, Heidegger a même modifié le regard du lecteur à Aristote redéfinissant l’intérêt qui lui est porté et les interprétations qui lui sont consacrées 5 . Au moment où Heidegger opère une déconstruction de la tradition métaphysique à partir d'une élucidation des présupposés de la philosophie d'Aristote, celui-ci accompagne Heidegger dans la mise en œuvre de sa propre problématique6. Placer le Dasein dans l’être, c’est pour Heidegger, être en accord avec les Grecs chez qui la question sur la vérité de l’être fonde le principe de toute chose, et fonde l’humain en tant que tel. II. La naissance de la métaphysique et les influences du Moyen-âge 1 - Ibid, p. 491. 2 - J. Taminiaux : « Heidegger et les Grecs à l'époque de l'ontologie fondamentale », in : Études phénoménologiques, 1985 (1), p. 95-112. 3 - La République de Platon a été pour Heidegger d’une importance capitale. Mais il a aussi beaucoup apprécié les œuvres d’Aristote notamment Éthique à Nicomaque, Rhétorique et De Anima. 4 - H. G. Gadamer : Les chemins Heidegger, p. 32. 5 - Pierre Destrée : « Une mise à l'épreuve d'Aristote à partir de Heidegger » ; In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 87, N°76, 1989. p. 629-639. 6 - Ibid. p. 630. 26 Nous avons vu comment la pensée grecque installe harmonieusement l’humain à l’intérieur de l’univers et de la création. Mais déjà Platon le confronte à la connaissance de son moi-propre en l’engageant dans une inquiétude qui ouvre la voie aux questions fondamentales de la recherche de la vérité. Le Moyen-âge1 va développer cette dimension platonicienne et lui donner un sens et un contenu différents. Les thématiques ne sont pas différentes, elles concernent la recherche des causes et des premiers principes, comme la connaissance de l'être absolu ou la cause première de l'univers, de la nature et de la matière. Il y a aussi la question de la connaissance de la vérité et de la liberté humaines. Mais les médiévaux vont rajouter des dimensions nouvelles pour orienter autrement la pensée en développant des notions étrangères aux anciens comme l’inconnu ou la face cachée de l’être, alors que la question du sens de l’être en général va être de plus en plus marginalisée, puis totalement occultée. L’intervention de la religion monothéiste va radicalement modifier les données. En essayant de trouver un accord entre la pensée humaine et la volonté de Dieu, ils vont peu à peu modifier l’accès à la question des origines en mettant en évidence la question du créateur et de sa créature. Toutes ces thématiques seront regroupées dans ce qui s’appellera « La métaphysique », qui théoriquement a pris naissance chez Aristote. Mais dans la pratique, les thèmes abordés sont nettement distincts en contenus et dans leur orientation2. Ceci gène profondément Heidegger qui rejette, de façon générale, toute forme de créationnisme, il n’admet pas l’idée que l’essence précède l’existence, ni le dualisme âme et corps ou le dualisme entre l’éternité et le temps, ainsi que toutes autres idées prônées par la métaphysique scolastique, pas du tout convaincantes. Il veut dépasser la notion d’éternité au profit exclusif du temps, en faisant dépendre Dieu de l’être3. 1 - La pensée du Moyen-âge s’étale sur un millier d’année. Elle a d’abord débuté vers le VI siècle dans des monastères, par des ordres religieux qui proposent peu de pensées individuelles, jusqu’à ce que ème l’église réforme l'ordre monastique. C’est à partir du X siècle que commencent à défiler des noms connus. Dans un premier temps, il sera question d’une remise en cause de la théorie des idées de Platon, dans un second temps, ce sera la redécouverte de la philosophie antique à travers la logique aristotélicienne. ème 2 - Tous ces éléments seront développés dans la deuxième partie du présent travail. 3 - Hugo Ott: Martin Heidegger, Eléments pour une biographie, trad. J.-M. Beloeil, Paris : Payot, 1990, p.90-92. 27 Malgré ces réserves, Heidegger va puiser dans la pensée médiévale pour construire sa conception de l’homme, même s’il s’est surtout attardé sur ceux qui, philosophes ou théologiens, avaient une histoire avec le religieux, ceux qui ont essayé de mettre en avant un humain capable de croire par lui-même, de penser par lui-même, d’apprendre par lui-même et de situer par lui-même les limites entre les voies du bien et les voies du mal. Il choisit saint Paul qui parle d’une « foi chrétienne primitive » qu’il oppose aux questions décisives, Martin Luther qui revendique la connaissance religieuse pour tous, saint Thomas d'Aquin, plus conciliant, qui tente de faire converger la pensée chrétienne et la philosophie d'Aristote, en distinguant les vérités philosophiques des vérités de la foi. Dans un cadre plus philosophique, il apprécie saint Augustin qui expose, dès le quatrième siècle, toutes les inquiétudes humaines et Duns Scot, qui veut mettre en évidence l’individualité des hommes avec toutes leurs différences. Tous ceux-là se sont interrogés sur la vérité et le bonheur de l’homme, à l’instar des Grecs. Mais la métaphysique les a conditionnés par des exigences religieuses. Elle a modifié les questions du principe éternel et du premier moteur en réduisant terriblement la liberté de l’homme, orientant sa volonté et ses possibilités d’intervenir dans son propre bonheur. Heidegger a d’abord cherché la possibilité d’une extension d’une Grèce post-antique, notamment l’influence par de l’Académie de Platon 1 qu’il veut faire perdurer jusqu’en 529, continuant à exercer au-delà de l’apparition du christianisme malgré les contraintes. Dans un cours sur la « phénoménologie de la vie religieuse », qu’il a présenté très jeune, il parle de saint Paul2 qui a regardé philosophiquement les phénomènes du quotidien qui ont une racine dans le religieux et a tenté d’expliquer que, ce qui est supposé être la foi 1 - L’Académie de Platon a été créée vers 387 av. J-C, pour discuter des vraies questions de la ème philosophie. Elle sera d’abord fermée en 86 Av. J-C, puis remplacée au IV siècle par la nouvelle école néoplatonicienne d'Athènes jusqu’ en 529, où elle sera fermée définitivement. Cette date va marquer symboliquement la fin de l’Antiquité. Contrairement à l’école des sophistes qui était payante, l’académie était gratuite. Sa devise était : « Que nul n'entre ici s'il n'est pas géomètre». 2 - Saint Paul le juif (8-68) revendique le titre d’apôtre de Jésus-Christ, parce que Jésus lui serait apparu quelque temps après sa crucifixion et l'aurait converti (selon les Actes des Apôtres et les épîtres). 28 commune à tous regroupe, en réalité, des craintes existentielles multiples que les gens vivent à des niveaux différenciés. Ainsi, à défaut d’y trouver des réponses, la foi constitue un subterfuge1. Pour le peuple, il y a surtout la « foi chrétienne primitive2 » qu’il oppose à ce que propose l’église comme questions décisives soumises à la réflexion, et montre la différence entre la foi du simple croyant et la somme théologique chrétienne. Il parle aussi de la conscience chrétienne originaire 3 et d’une égalité essentielle parmi les hommes. Ces notions de primitivité et d’originellité suggèrent l’approche d’une philosophie de l’humain au-delà de la métaphysique et de la religiosité4. Heidegger cite aussi Martin Luther 5 , un moine augustinien qui l’a grandement influencé, puisqu’il disait souvent : «C'est Luther qui m'a accompagné dans mes recherches, et mon modèle était Aristote». Tout comme Saint Paul, Luther pense que la foi est l’affaire de tous et l’église ne peut en avoir l’exclusivité. Ces deux hommes d’église ont gagné la sympathie de Heidegger pour leur générosité religieuse, leur amour et leur respect de l’intelligence humaine. A un millénaire de là, Saint Thomas d’Aquin 6 , un autre visage de l’église et de la philosophie médiévale qui ne le laisse pas indifférent, mais cette fois-ci pour des raisons paradoxales. Avec son texte principal, Essai de synthèse de la raison et de la foi, saint Thomas tente de concilier la pensée chrétienne et la philosophie d'Aristote en passant 1 - Martin Heidegger : Phénoménologie de la vie religieuse, Paris, Gallimard, 2012. 2 - Otto Pöggeler : La pensée de Martin Heidegger, p.46. 3 - la conscience chrétienne originaire est une manifestation forte de la vie qui se présente comme le vécu lui-même, et non comme une révélation d’une quelconque vérité dogmatique. Légalité essentielle distingue entre la foi des chrétiens tous égaux et le dogme imposé par l’autorité. 4 - Povilas Aleksandravicius : Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger, Thèse de doctorat canonique et de doctorat d’état en philosophie, Institut catholique de Paris, Université de Poitiers, 2008, p. 256. 5 - Martin Luther (1483-1546) est un moine augustinien allemand, théologien, professeur d'université, père du protestantisme et réformateur. Il se fait connaître du grand public en 1517 pour avoir affiché, à Wittenberg, 95 thèses contre les indulgences (vente du salut des âmes). A cause de ça, il a été excommunié en 1521. Ses idées ont exercé une grande influence sur la Réforme protestante, qui a changé le cours de la civilisation occidentale. 6 - Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) n’était pas apprécié de l’église. Ce qui retarda sa reconnaissance comme maître de la philosophie scolastique et de la théologie catholique. Il sera canonisé postmortem en 1323, proclamé docteur de l'Église en 1567 et reconnu comme patron des universités, des écoles et des académies catholiques en 1880. 29 par les Commentaires d’Ibn Rushd1. Il fait la distinction entre les vérités accessibles à la raison et les vérités de la foi et pose comme postulat le jugement humain. Pour Heidegger, ceci veut dire que Saint Thomas aussi voulait rencontrer l’être. Mais dans un esprit de comparaison, le théologien le situe par-delà le règne des essences, le philosophe le situe par-delà l’étant. Ce qui constitue une base de dialogue favorable. Pour Saint Thomas, le monde se structure dans une relation de verticalité entre la terre et le ciel soit entre l’homme et Dieu ; et chez Heidegger, il se structure dans une relation de circularité de l’être-au-monde c'est-à-dire entre l’homme et son environnement, sans recourir à aucune causalité2. Bien que leur concept de vérité envoie à deux mondes différents, leurs deux ouvrages Quaestiones disputatae de veritate et Sein und Zeit tentent de parvenir, chacun à sa façon, à une vérité qui s’insère dans un contexte ontologique propre3. La vérité pour saint Thomas se fonde sur une relation triangulaire entre Dieu, la créature et l'intelligence humaine 4 . Dans l'intelligence divine, elle se présente sur un mode propre et principal, dans l'intelligence humaine elle est sur un mode propre et secondaire, et enfin dans les choses où elle est sur un mode impropre et secondaire, puisqu'elle n'est en ces dernières que par référence aux deux premières vérités5». Quand Heidegger veut définir la vérité, il commence par critiquer la formule classique qui dit que «la vérité est l'adéquation de la chose et de l'intelligence 6 ». Par cette déclaration, il vise tout l’édifice philosophique construit par la tradition autour de la théorie thomiste. Mais quand il parle de Destruktion, il ne prétend pas faire table rase du passé, il tente juste de situer la vérité dans un contexte originaire dans lequel peut être 1 - Ibn Rushd de Cordoue ou Averroès (1126-1198) est un philosophe, théologien, juriste, mathématicien et médecin andalous d’expression arabe. Reconnu comme un des pères spirituels de l’éveil de l’Occident grâce à ses commentaires d'Aristote, voire l'un des pères fondateurs de la pensée laïque en Europe de l'Ouest, son œuvre a influencé Thomas d’Aquin, notamment Discours décisif sur l'accord de la religion et de la philosophie (Fasl al-maqâl fîmâ bain al-hikmah wa ash-sharî'ah min alittisâl, 1179), traduit par Eric Geoffroy, Paris, Garnier-Flammarion, 1996. 2 - Bernard Rioux : « La notion de vérité chez Heidegger et Saint Thomas d’Aquin », in : Recherches de Philosophie, Bruges, 1963, p. 197. 3 - Olinto Pegoraro : « Note sur la vérité chez saint Thomas et M. Heidegger », In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 74, N°21, 1976. p. 45-46. 4 - Plusieurs penseurs ont repris ces moments de la Vérité de l’être et du sujet, notamment Olinto Pegoraro : « Note sur la vérité chez saint Thomas et Martin Heidegger », p. 47-50. 5 - Ibid. 6 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 214. 30 débattu, avec plus de liberté, le problème de la vérité. Il pourra ainsi reposer, voire reconstruire, les fondements de la question du sens de l'être. Voilà comment Heidegger se trouve à l’opposé de la pensée thomiste, prenant vraiment en compte cette distinction ou cette opposition pour construire ses raisonnements et ses argumentaires. Heidegger a eu aussi deux autres grandes inspirations de l’époque médiévale. Jean Duns Scot1 qui n’est pas un homme d’église mais un philosophe qui avait un avis particulier sur la question religieuse et opposait souvent la philosophie à la théologie, ce qui en soi était source d’ennui. Et bien sûr, le plus important de tous, Saint Augustin2 qui a eu une vie riche en changements, tournants et bouleversements. Heidegger a soutenu en 1913 une thèse de doctorat sur : La doctrine des catégories et de la signification chez Duns Scot 3 . Celui-ci a connu saint Augustin qu’il admirait énormément et saint Thomas avec qui il a rarement été d’accord. A la doctrine thomiste de l'analogie de l'être, il opposait sa propre doctrine de l'univocité où le concept d'étant se dit de la même manière pour tout ce qui est, y compris Dieu. Pour Scot, la différence entre Dieu et les créatures n'est pas une différence d'être comme chez Thomas d'Aquin, Dieu est infini et la créature est finie, mais ils sont tous sur un même plan ontologique. Cette idée de compter le créateur parmi les choses n’a pas laissé Heidegger indifférent. Il a aussi élaboré une métaphysique de la singularité basée sur le concept d'individuation. Pour bien cerner le sens, il crée le terme « eccéité », un équivalent du concept d'individuation, ce qui fait qu’un individu soit lui-même et non un autre. Il rejette l'hylémorphisme4, une théorie aristotélicienne reprise par les hommes de l’église, qui dit que tout être est un composé de matière et de forme où la matière assure 1 - Duns Scot (1266 - 1308), théologien et philosophe écossais, fondateur de l’école scotiste, était surnommé le « Docteur subtil » (Doctor subtilis). 2 - Augustin d’Hippone ou saint Augustin (354 à Mador -Souk Ahras/ 430 à Annaba), philosophe et théologien chrétien de l’Antiquité tardive, dit évêque d’Hippone et écrivain latino-berbère. Il est l’un des quatre Pères de l'Église latine et l’un de ses trente-cinq (35) docteurs. Malgré ses différences et ses positions souvent a-théologiques, c’est le penseur le plus lu du Moyen-âge et le plus important personnage dans le développement du christianisme occidental, après saint Paul. 3 -Martin Heidegger : Traité de la doctrine des catégories et de la signification chez Duns Scot, Gallimard, 1970. 4 - L’hylémorphisme, de hulè (matière) et de morphè (forme), est une conception aristotélicienne, qui dit que tout être est composé d'une matière et d'une forme indissociable. Cette théorie est aussi défendue par les penseurs de l’église. (Voir : Thèse de Wouanssi Eké : p. 50) 31 l'individuation par son indétermination originelle, alors que la forme détermine la matière, une radicalisation de l'ontologie aristotélicienne qu’approuvait Thomas d'Aquin. Duns Scot refuse l’idée qu’une matière indéterminée ou une forme générale puisse « individuer » des êtres. Il défend la notion d'eccéité, l'individualité ou l’individuation : ce qui fait que Socrate soit l'individu Socrate, c'est sa « Socratéité ». Il refuse par contre aux anges l’individuation, la singularisation ou la différenciation, car ils sont pure forme, dépourvus de matière individuante, et uniquement déterminé de manière générale. Ce concept d'eccéité sera repris et critiqué par Leibniz, qui était antiscotiste1. Scot est un philosophe de rupture. Contrairement aux penseurs de l’église2, il donne une place intéressante à l’expérience des sens, qui seuls peuvent donner la connaissance, toujours produite à posteriori car il n'y a ni idée innée, ni intuition de l'absolu. Ainsi, partir de la notion de Dieu pour déduire tout le reste, ne mène à rien. Sa conclusion que « le but de l’intellect n’est ni l’essence abstraite de la réalité empirique, ni Dieu luimême, mais l’être entendu de façon univoque », va séduire Heidegger et aussi les ontologistes et les empiristes logiques de la première heure comme Wittgenstein3. L’inspiration majeure de Heidegger reste cependant Saint Augustin qui était contemporain des polémiques grecques de Porphyre4 sur la Vérité, a lu et commenté Platon et Plotin, a probablement rencontré les épîtres johanniques5 sur le Verbe et a peut-être connu l’académie de Platon. Dans les Confessions, on sent la présence de la 1 - Thèse de doctorat en philosophie de Wouanssi Eké (sous la direction de Bernard Mabille) : « Les Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété questionnante », université de Poitiers, 2009, p. 50-52. 2 - Ibid. p. 54. 3 - Ibid. p. 55. 4 - Porphyre (234 – 305) est un philosophe néoplatonicien, disciple de Plotin. Ses œuvres Ennéades et la Vie de Plotin, éditées après la mort de son maître (vers 301), vont faire connaitre le néoplatonisme qui va passer en milieu chrétien jusqu’à saint Augustin. Ces positions contre le christianisme qu’il qualifie de conception absurde et irrationnelle dans sa représentation de la divinité lui ont porté préjudice, au niveau religieux et au niveau philosophique. 5 er - Les épîtres johanniques ou les épitres de Jean sont des textes anonymes, rédigés à la fin du I siècle, qui ont été attribués à l'apôtre Jean et font partie du Nouveau Testament. V. Pierre Létourneau : Les épîtres johanniques, Introduction au Nouveau Testament, Montréal : Médiaspaul, 1999, p. 229-244. 32 pensée des philosophes païens, tout comme on sent Platon animer son esprit1. Il a connu Cicéron (106 Av. J-C - 43 Av. J-C) qui, avec Hortensius,2 le renvoie à la quête du bonheur en faisant un travail sur soi-même 3 et en passant par la résolution des problèmes philosophiques4. Tous les thèmes et inquiétudes qui jalonnent ses textes comme l’approche de la mort, l’angoisse, le souci, le doute, et tout ce qui laisse peu de place à la conviction, à côté du problème de la Vérité et le problème de l’être, celui de l’autorité et de la raison, du bien et du mal, de la foi et de Dieu… referont surface chez Heidegger notamment dans Sein und Zeit5. Les deux hommes tirent leurs conclusions de leur quotidien, élément peut-être admis -voire normalisé- à l’époque de Heidegger mais qui reste une offense à la foi chrétienne dans l’empire romain du IVème siècle à Thagaste. Dans les Confessions, il montre la vie comme une expérience effective qui se vit au quotidien. Cette description réaliste, Heidegger l’appellera « la facticité du Dasein ». Il le cite d’ailleurs quand il dit: «ce qui, ontiquement, est le plus proche et bien connu, est ontologiquement le plus éloigné et inconnu6», alors que saint Augustin disait : « Qu’y a-t-il de plus proche de moi que moi-même ? Il est bien vrai que je peine ici et que c’est sur moi-même que je peine : me voilà devenu pour moi une terre de difficultés et de sueur surabondante7». Dans l’analytique du Dasein, l’être est proche de l’étant, c’est ce que signifie « plus proche de moi que moi-même8». Quand Heidegger parle de la disponibilité fondamentale de l’angoisse qui est ontologique et existentiale 9, il se compare à saint Augustin qui parle de la peur dans le sens de l’angoisse. En disant que l’angoisse ne serait rien si elle n’ouvrait pas sur le 1 - Pierre Courcelle : Les Confessions de Saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris : éd E.A. de Paris, 1963, p. 20. 2 - l’Hortensius de Cicéron est une œuvre disparue, citée par saint Augustin dans les Confessions. 3 - Saint Augustin: Les Confessions, III, 5, 9. 4 - Pierre Courcelle : Les Confessions de Saint Augustin dans la tradition littéraire, p. 20. 5 - Wouanssi Eké : Les Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété questionnante, Thèse de doctorat en philosophie, Université de Poitiers, 2009, p. 210. 6 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p.43-44. 7 - Saint Augustin : Confessions 10, p. 16. 8 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p.43-44. 9 - Ibid. p.233. 33 Dasein, Heidegger fait référence en note de bas de page à saint Augustin 1 et à Kierkegaard, un autre augustinien, chez qui il puise les thèmes existentiels de sa pensée comme la crainte et l’angoisse. D’après Heidegger, seul le poids de la religion a empêché saint Augustin d’aller plus loin pour établir la différence entre la peur et l’angoisse. Il explique que la rencontre des questions anthropologiques de l’être de l’homme avec Dieu tels que la foi, le péché, mais aussi l’amour, la curiosité, le repentir, devait être pour lui un problème, car théoriquement ou religieusement, Dieu a victoire sur l’angoisse puisqu’il est la fenêtre qui ouvre sur le salut. Pourtant, sans angoisse, aucun appel ne peut être lancé, ni ne peut être reçu du Dasein et par lui. Sans l’angoisse, le commun que Heidegger appelle le «on» vit au quotidien un bonheur inauthentique, sans souci 2 . A plusieurs siècles d’intervalles, la similitude des deux points de vue est saisissante. Plus que ça, Heidegger avait besoin de saint Augustin pour ramasser toutes les angoisses de l’homme autour de la mort, de la vie, de la peur ou du souci, que saint Augustin a déjà présenté simplement, comme une angoisse existentielle. La lecture heideggérienne d’Augustin nous place, selon le mot de Pöggeler, « devant un choix d’options qui a formé la pensée occidentale», à savoir la saisie fondamentale de la vie que nous sommes nous-mêmes, d’une part, et de l’autre, le manquement ou la fuite de cette vie devant elle-même, dans ses diverses facettes3. Ainsi, sur un millénaire de production, Heidegger s’est inspiré de plusieurs grands noms du Moyen-âge. Mais les historiens n’ont pas suffisamment insisté sur la relation qui le lie à certains d’entre eux comme Duns Scot, Martin Luther ou saint Augustin, ce sosie inversé qui lui a pourtant livré les thèmes fondamentaux de la philosophie de l’existence constituant le socle de Sein und Zeit et saint Thomas d’Aquin qui a traité des mêmes questions fondamentales que lui, même s’ils ont bénéficié d’un certain intérêt, inférieur, somme toute, à leur valeur historique. 1 - Ibid. p.190. 2 - Ibid. 3 - Otto Pöggeler : La pensée de Heidegger, p. 59. 34 CHAPITRE DEUXIEME RETOUR A LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE L’ETRE DE L’HOMME DANS LA PENSEE MODERNE ET CONTEMPORAINE Pour asseoir les concepts de l’être et de l’humain, Heidegger puise généreusement dans les temps modernes et contemporains. En effet, les idées semblent plus proches de ce qu’il attend de la philosophie : retourner à l’éblouissement des anciens, revenir sur des questions que les médiévaux ont écarté, déconstruire la métaphysique, retrouver l’homme dans son rapport au monde et dans la recherche de sa liberté, un homme qui veut se prendre en main. Les temps modernes1 se caractérisent par la découverte de sciences nouvelles, marqués par des noms connus comme Galilée (1564-1642), un monument de la science, et de grands philosophes comme Descartes (1596-1650), qui a été d’un grand apport tant à la philosophie qu’aux mathématiques. Il est vrai que la plus grande adoption de Heidegger, après l’alèthéia, est le cogito. Il-y-a eu aussi Newton (1643-1727) qui a bouleversé la science physique, donnant un autre souffle à la philosophie, allant jusqu’à reposer la question de Dieu, non en tant qu’existence mais comme éthique et comme sentiment et Berkeley et Christian Wolff qui ont marqué le déroulement de la pensée heideggérienne. 1 ème ème - Les temps modernes débutent à la fin du Moyen-âge entre le XV siècle et le XVI siècle. Plusieurs dates symboliques ont été proposées par les historiens pour marquer l’éveil de l’Europe ou la date du retour. On peut citer, à titre d’illustration, 1453 qui est la date de la chute de Constantinople entre les mains des Ottomans ; 1492 qui marque la fin de la Reconquista espagnole et le débarquement de Christophe Colomb en Amérique, ou encore 1517 avec la réforme du protestantisme, conduite d’abord par Martin Luther et ensuite Jean Calvin. Pour les historiens français, elle est fixée en 1789, date de la Révolution française et de la déclaration des Droits de l’homme. Pour d’autres historiens, l'époque moderne est toujours en cours et la notion d'époque contemporaine signifie autre chose d’une étape de l’histoire. C’est plutôt l'époque où triomphent les valeurs de la modernité comme la science. 35 L’époque contemporaine l’a plus marqué. De Kant à Husserl, la liste est longue, certains l’ont interpelé plus que d’autres. Kant, bien sûr, qui va lui permettre de redéfinir sa position et réorienter sa pensée, mais aussi Fichte, Schelling, Hegel, les postkantiens de Goethe à Schopenhauer et les incontournables Kierkegaard, Nietzsche et Bergson. Il-y-a eu enfin les grandes écoles, comme le néokantisme allemand, notamment le néokantisme de l'école de Marbourg, l’idéalisme, le relativisme, le spiritualisme, le réalisme et le réalisme néothomiste. I. Heidegger et les modernistes L’avancée de la pensée moderne est significative, un saut qualitatif qui montre un besoin de liberté, non seulement philosophique mais, plus concrètement, une avancée de la pensée politique, exprimant un besoin de retour à la pensée grecque pour des questions particulières comme la construction de la notion du citoyen dans la cité, déjà abordée par Platon dans La République et reposée en l’état par saint Augustin. Machiavel et Hobbes vont tenter de réfléchir la société sur des bases concrètes, ce qui montre une réflexion sur les limites entre le philosophique et le politique, mais aussi l’anthropologique et l’esthétique. Ces questions, à peine visibles dans Sein und Zeit, trouveront toute leur place dans sa pensée à partir de la conférence de « L’origine de l’œuvre d’art ». Ceci ramène au débat la pensée grecque davantage liée à la pensée moderne. Les anciens ont construit le modèle d’une société théorique qui place l’homme « comme il devrait être » au centre du monde, fondant le politique dans le moral. Les modernistes vont poser la question de l'homme « tel qu'il est », pour aller vers ce qui s’appellera la théorie de la science politique, qui se situe au-delà de la philosophie politique replaçant l’homme au milieu de toutes les choses, sans centralité. Ce sera valable pour toute la pensée philosophique. La pensée moderne va personnaliser, individualiser, socialiser, matérialiser son sujet pour passer de l’homme-concept à l’homme-réalité. C’est un homme concret et social qui va vouloir changer la philosophie, non comme sujet mais comme acteur qui passe du désir de comprendre le monde vers la volonté de le changer, 36 -diront les marxistes-. Ce n’est pas sans conséquences, ceci va déclencher un peu partout des révolutions, aidées par le développement et la généralisation de la technique moderne. Dans Essais et conférences, Heidegger cerne parfaitement cet impact de la technique qui va changer l’homme dans sa vie de tous les jours. C’est aussi la révolution à l’intérieur des sciences avec un effet sur la philosophie moderne, révolutionnant les concepts, les mentalités et l’humain s’en trouvera bouleversé. Leibniz, Descartes et, un siècle plus tard, Diderot développeront des réflexions annonçant le transformisme, qui débouchera plus tard sur l’évolutionnisme, puis vient la psychanalyse et le marxisme qui remettront définitivement en cause l’humain dans sa nature. Toutes ces révolutions vont agir considérablement sur le point de vue de Heidegger, d’autant qu’il était élève et disciple d’un mathématicien qui envisageait d’introduire dans la philosophie l’esprit de précision. Il est aussi touché par Descartes qu’il citera à toutes les étapes de sa vie de Sein und Zeit à ses dernières conférences. Il lui reconnaitra la place symbolique de fondateur de la philosophie moderne et la paternité légitime du Cogito ergo sum1 qui a apporté plusieurs contributions à la science. Descartes a été en effet d’un grand apport à la théorie rationaliste qui soutient l’idée d’un homme uni dans et par sa pensée, en faisant intervenir le cogito, tout comme Hegel fera intervenir la logique, pour revenir à l’origine et à l’unité, pour contrecarrer l’ignorance, l’absence ou le sacrifice de la question de l’être. Pour ce besoin d’unité de l’humain et pour avoir été à l’origine des idées mathématiques d’Husserl, Heidegger ne pouvait l’ignorer. C’est aussi le philosophe du renouveau et le créateur d’une ère nouvelle, il a douté de la suprématie de la métaphysique qui a régné sur l’esprit humain durant un millénaire. Heidegger a fait appel à lui pour mettre en valeur sa conception de l’existence, il a utilisé sa terminologie et son mode d’approche. L’ego cogito donne à l’homme la possibilité d’être conscient et le responsabilise par un « je suis » qui justifie et soutient 1 - Cogito ergo sum, employée en français dans le quatrième chapitre de Discours de la méthode (1637), cette formule a connu plusieurs variantes dans l’œuvre de Descartes. En 1641, les Méditations métaphysiques réaffirment le cogito en latin sous une nouvelle forme : ego sum, ego existo (« je suis, j'existe »). Ce n'est qu'en 1644, dans les Principes de la philosophie, que la formule « cogito ergo sum » est publiée directement en latin par son auteur : « …je pense, donc je suis, étoit si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étoient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvois la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchois » (in : Les œuvres de Descartes (en ancien français)). 37 l’ontologie classique. La seule critique que peut lui adresser Heidegger est que Descartes n’a pas suffisamment insisté sur « je suis » dont « être » n’est que l’infinitif, pensant trouver toutes ses réponses dans le cogito1. Pour lui ce cogito risque de faire entrave au sum, empêchant l’accès aux choses et peut-être l’épanouissement tant la phénoménologie qui voit les choses telles qu’elles sont que l’herméneutique qui interroge les choses en profondeur. Il se suffirait alors à interroger la pensée. Ce sum où réside le rapport au Dasein, Heidegger se permet de l’étendre au monde, « je suis » donc « je-suis-au-monde2 ». C’est une prise de conscience qui constitue en soi un souci fondamental que Descartes ne voulait ou ne pouvait peut-être pas encore franchir. Mais c’est aussi une ouverture vers l’être-au-monde, d’autant que le raisonnement de Descartes conduit, par une extrapolation analogique, à une relation singulière qu’il propose de la mort, sous forme de mouvement comme possibilité et non en imaginant la fin3. A partir du cogito ergo sum, Heidegger dresse un parallèle qui implique le sum en tant que « Je suis comme devant mourir4». Le cogito en tant que certitude devient « je pense et je suis mortel », dans un futur nécessaire indéterminé. En mourant, en n’étant plus son « là », le Dasein rejoint complètement l’être et peut enfin dire « Je suis », un sum qui résumera tout ce qu’a été sa vie. Cette position fort-cartésienne est tout aussi proche de l’existentialisme de Kierkegaard qui rejette l’universalité abstraite de la mort en général 5 . Mais Descartes ne l’a pas présentée tout à fait en ces termes. C’est Heidegger qui dit : « je suis, en sursis, suspendu dans la possibilité jusqu’à ce qu’elle devienne effective, jusqu’à ce que je ne sois plus6 ». Dans ce bouillonnement scientifique et cette multitude de noms et concepts, Heidegger va devoir se mouvoir pour discuter autrement la question de la condition humaine, à la lumière des contemporains, notamment sous l’influence de Kant et Nietzsche. 1 - Christophe Perrin : « Sur l’anticartésianisme prétendu de Heidegger: le sens d’(une) Auseinandersetzung », Thèse, note nº 51, 2010, p.140. 2 - Ibid. 3 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 29. 4 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 30. 5 - Ibid. 6 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 32. 38 II . Les grandes révolutions contemporaines Les raisons de l’écriture de Sein und Zeit ne sont pas anodines. On l’a vu, il y a eu Husserl et d’autres grands noms qui ont voulu soumettre la pensée philosophique à la rationalité scientifique. C’est donc pour Heidegger une prise de position, refusant de désintégrer l’homme selon la spécialisation moderne. Mais à sa sortie, l’auteur a le sentiment d’une œuvre inconfortablement inachevée, il va donc élargir ses références en se tournant vers Kant, pour apporter des compléments et surtout remettre en cause la question de la métaphysique et revoir l’approche de la phénoménologie. C’est une nouvelle approche que Heidegger propose, remettant en cause toutes les théories et doctrines philosophiques, comme s’il a conscience que la pensée est en crise. Ce qui a fait rassembler autour de lui un monde considérable de tous bords, même les jeunes post-hégéliens prêts à dépasser la radicalité de la pensée de leur maître, ou les postmarxistes qui vont préférer le sens de l’individuel au sens du collectif, et des jeunes philosophes en quête d’une philosophie pour sauver l’humain, comme Gadamer 1 ou Beaufret. Il y a même des existentialistes sartriens qui assistent aux cours de Sartre à Paris et font le voyage à Freiburg pour écouter Heidegger. Tous les jeunes philosophes et libres penseurs sont admiratifs devant ce que propose ce nouveau penseur allemand, notamment ce qu’il appelle une « herméneutique de la facticité », la facticité désignant ici la résistance intraitable que le factuel2 oppose au conceptuel et à la compréhension. Heidegger propose, pour comprendre l’homme, de réagir aux faits et non aux concepts, prendre en compte son existence réelle et concrète 3, au lieu de juger en partant des grandes théories. Il propose une détermination fondamentale de l’humain, le Dasein qui n’est pas une simple conscience, mais un étant qui a conscience de son espace et 1 - Hans Georg Gadamer est l’ami intime de Heidegger qui l’a côtoyé pendant 60 ans. Il est l’auteur d’une œuvre philosophique complète et réfléchie, Vérité et méthode sortie en 1960, le premier et peutêtre le seul véritable chef-d’œuvre dans la philosophie allemande après Sein und Zeit. 2 - C’est le terme allemand Faktisch que Martineau traduit par factice, mais Paul Ricœur le rend par factuel dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, p. 501. 3 - Ibid. 39 s’interroge sur lui-même et sur son environnement pour atteindre la question du sens de l’être telle qu’elle a été posée à travers l’histoire. Certes, plusieurs philosophes avant lui ont fait la démarche de reconsidérer le rapport de la pensée à l’homme. D’abord Hegel qui a reconnu l’importance de la relation entre l’homme et l’histoire, il a installé la raison dans l’histoire, mais il n’a pas donné à l’homme comme individu le rôle qui lui revient. Alors que Kant de son côté a limité le champ de la raison en élargissant celui de l’entendement humain, il a fait valoir la raison pratique sur la raison pure. Pour cela, Heidegger ca donner à Kant autant d’importance qu’il en a donné à Platon qui disait dans Théétète que « la philosophie est un dialogue de l’âme avec elle-même ». Kant aussi a du mérite, il lui a donné l’opportunité de placer l’homme dans un espace artistique, avec une conscience esthétique où il vit les événements, historiquement déterminé par son efficacité à travers le temps. C’est ce qui fait de lui un être historique. Il décrit la réalité humaine comme une réalité historique et tente de concilier le rationalisme et l’empirisme en éloignant le dogmatisme et en prenant ses distances vis-à-vis de la métaphysique : «Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, cela ne soulève aucun doute […] mais cela ne prouve pas qu’elle dérive toute d’elle 1 …» Mieux que les kantistes eux-mêmes, Heidegger a compris que Kant parle de la distinction entre la foi et la raison, c’est aussi la façon dont Duns Scot a procédé2. La découverte de Kant en 1929 constitue pour lui un nouveau départ. Peu à peu, il va modifier son regard aux choses, réveiller son esprit, éveiller ses sens et transformer sa vision et sa définition de l’homme. Déjà, il lui permet de remettre en cause la métaphysique et revenir définitivement sur la phénoménologie, attirant les curieux, ravissant les disciples et ravivant les débats pour longtemps. En réalité Kant répond à un besoin de changement dans la pensée de Heidegger, une profonde révolution dont il prendra conscience graduellement. Mais ce besoin de changement n’est pas propre à lui, il a traversé les temps modernes, et a déjà inspiré de grands noms comme Schopenhauer. C’est une inquiétude philosophique qui se déplace 1 - Emmanuel Kant : Critique de la Raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, éd PUF, Paris, 1994, p.31. 2 - Wouanssi Eké : « Les Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété questionnante », thèse de doctorat, 2009, p. 76. 40 de la conscience de soi vers la conscience de la production des idées1, ce qui veut dire que la philosophie va s’occuper d’interpréter des phénomènes de la vie quotidienne des individus et dépasser la simple conceptualisation. Il a senti ce désir de s’attarder sur Kant, après avoir regroupé les volontés et influences de Nietzsche, Bergson, Simmel et Scheler qui étaient aussi dans ce besoin de changement avant lui. Pour compléter la méthode grandement utilisée dans Sein und Zeit et pour regarder différemment les sciences humaines et l’espace philosophique en général, Heidegger introduit la tradition herméneutique qui va lui permettre de dissiper le brouillard qui enveloppe le monde de la tradition, déjà constaté par Nietzsche, et qui risque fort d’être envahi par les hommes des sciences. Avec la parution de Kant et le problème de la métaphysique et après la conférence sur « Introduction à la métaphysique », en 1929, une rencontre s’est déroulée à Davos, réunissant Heidegger et Cassirer pour confronter leurs points de vue et discuter de la pensée kantienne. Ce qui va favoriser la parution de plusieurs livres et articles sur le sujet2. Sur la base de cette rencontre, les deux hommes, ou plutôt les trois (Heidegger, Cassirer et Kant) seront sans cesse critiqués, confrontés et comparés. Les divergences constatées entre Kant et Heidegger ont conduit des écoles de pensée à soutenir tantôt l’un tantôt l’autre. Les empiristes se réclament de la déconstruction de la métaphysique dogmatique, alors que les aprioristes, qui ont beau se faire comprendre de manière transcendantale et se réclamer de Kant, se situent davantage dans la lignée de Fichte et souhaitent dépasser le résidu dogmatique et la chose en soi au profit d’une déduction de toute validité à partir du principe suprême de l’ego3. Mais si le thème a fait débat, c’est parce que Heidegger n’était pas le premier à désirer le retour à Kant pour comprendre où la défaillance de la pensée moderne a commencé. 1 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 61. 2 - En 1972 parut le livre de Pierre Aubenque : Débat sur le Kantisme et la Philosophie, ce qui suppose que la discussion est encore d’actualité dans le monde philosophique. Il y a aussi Jacques Taminiaux : Finitude et Absolu. Remarques sur Hegel et Heidegger, interprètes de Kant (1972) ; et Jozef Van de Wiele: Kant et Heidegger, le sens d'une opposition (1978). Carl H. Hamburg: «A Cassirer-Heidegger Seminar», in: Philosophy and Phenomenological Research XXV, 1964-5. Comme on peut consulter les textes de Decleve : « Le second avant-propos de Kant et le problème de la Métaphysique» (Dialogue VI, 1968, No 4, p. 555-566), ou « Heidegger et Cassirer interprètes de Kant, traduction et commentaire d'un document », in : Revue Philosophique de Louvain LXVII, 1969. 3 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 57. 41 Déjà en 1860, un courant de pensée exprime ce même besoin, réagissant ainsi contre l’idéalisme spéculatif de Hegel dans sa volonté de construire une nouvelle philosophie de l’histoire où la place de l’homme n’est ni principale ni primordiale. Ce sont les néokantiens qui vont ériger une conception nouvelle qui estime que la pensée de Kant est plus apte à résoudre les énigmes philosophiques qui entourent les problèmes de la vie humaine dans le monde moderne et contournent ses contradictions1. Ce mouvement est relancé après la deuxième guerre mondiale, car tout le monde était à la recherche d’une méthode miracle pour retrouver le bonheur d’un homme perdu dans une foule de choses qu’il ne comprend pas et qu’il maitrise encore moins. Il faudrait pour cela exploiter les textes de Kant, en plus d’autres philosophes allemands, américains ou anglo-saxonnes plus réalistes, pragmatiques et proches de la vie de l’homme au quotidien, pour lutter contre la pensée hégélienne. La phénoménologie, qui se présentait comme une description interprétative du phénomène répondait aux attentes de Heidegger, au même titre que Fichte, Natorp et Scheler. Mais elle s’avère rapidement incomplète nécessitant d’autres méthodes pour compléter leur démarche. Sein und Zeit se réclamait de l’optique analytique de la phénoménologie d’Husserl. Mais l’herméneutique était déjà présente dans sa démarche quand il s’est tourné vers Kant, trouvant sa pensée originelle. Ce double regard favorise un retour aux sources qui sera qualifié par certains de revirement ou de tournant. Condamné par les uns, il sera cependant reconnu par son entourage et ses disciples, comme s’il était attendu et même apprécié, comme une délivrance, avec le désir de changer les priorités. Même Husserl s’est rendu à l’évidence et a fini par lui déconseiller de poursuivre dans la voie de la phénoménologie. Il a compris que son élève est entrain de revendiquer l’idée de l’historicité du Dasein allant à son encontre, dans le sens du Comte Yorck et Dilthey2. Si Kant a su humaniser le regard du philosophe quand il parle de l’homme, l’influence de Nietzsche, l’adversaire le plus intime 3 est aussi redoutable. Heidegger a souvent stigmatisé Nietzsche, il le qualifiait de philosophe épuisé, mais il l’intriguait beaucoup 1 - Ibid. 2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 462. 3 - Michel Haar : « La fracture de l'Histoire », article : Douze essais sur Heidegger, collection Krisis Million, 1994, p. 189. 42 en réalité, parce que celui-ci a compris le destin de la pensée occidentale notamment la métaphysique. Il est celui chez qui le déploiement de la civilisation technique, par la mobilisation totale du monde, accomplit et achève la métaphysique. C’est en cela qu’il le sent proche de lui quand il regarde l’essence de la technique comme une forme d’aveuglement de l’Occident face à son destin, s’exprimant par l’oubli de l’Être. Dans la personne de Zarathoustra1 s’exprime tout cet épuisement qu’il est difficile de dire autrement. En l’envoyant sur les routes à la recherche de l’homme perdu dans les décombres de ses propres découvertes2, il lui donne la possibilité de se débarrasser des derniers débris de la métaphysique classique. Pour cela, les historiens considèrent la lecture de Nietzsche comme la deuxième raison du tournant heideggérien après celle de Kant3. C’est aussi un deuxième moment dans la philosophie qui marque le lien entre la pensée moderne et la pensée contemporaine. Son œuvre peut être essentiellement regardée comme une critique de la culture occidentale moderne dans l'ensemble de ses valeurs morales. Heidegger a exprimé son intérêt pour Nietzsche entre 1936 et 1941, en organisant plusieurs séminaires qui seront regroupés dans Nietzsche I et II. C’est de loin la plus longue, la plus patiente et la plus insistante lecture jamais menée par un philosophe visà-vis d’un prédécesseur 4 . Pourtant, il en parle à peine dans Sein und Zeit, dans la « Projection existentiale d’un propre être vers la mort »5 et dans le libre devancement vers la mort qui empêcherait le Dasein de « devenir trop vieux pour ses victoires6 », rappelant ainsi le mot de Zarathoustra sur « la libre mort7 ». Ce qui, en l’occurrence, rapproche Zarathoustra du Dasein, laissant entendre que Heidegger aurait reconnu en 1 - Zarathoustra ou Zoroastre veut dire « l’astre d'or » ou «celui à la lumière brillante». Il s’agit d’un ème ème réformateur religieux de l'ancien Iran, certains le situent au VI ou V siècle Av. J-C, à peu près ème vers l’époque de Parménide et Héraclite, alors que d’autres le datent du XII av. J. C. Son existence semble irréfutable mais engendre de nombreux mythes. On raconte même que sa venue était prédite depuis le commencement des temps. Il a apporté avec lui la joie. A sa naissance, il éclate de rire et l'univers tout entier se joint à sa jubilation. 2 - Michel Haar : « La fracture de l'Histoire », article sur Douze essais sur Heidegger, collection Krisis Million, 1994, p. 189. 3 - Les séminaires sur Nietzsche sont situés entre 1936 et 1941. Ils seront publiés dans Nietzsche, un livre en 2 tomes paru en 1961. 4 - Michel Haar : La fracture de l’histoire, p.190. 5 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 315. 6 - Ibid. p. 264. 7 - Friedrich Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, GF-Flammarion, 1969, p. 111-114. 43 Nietzsche un précurseur de la pensée de la Finitude1. Mais Jacques Taminiaux signale, dans Lectures de l’ontologie fondamentale, que Heidegger a assisté, entre 1912 et 1916, à des leçons professées par Henrich Rickert sur la philosophie de Nietzsche et qu’il en a parlé dans sa thèse d’habilitation vers la fin de 1915, vantant l’impitoyable âpreté de sa forme de pensée et son pouvoir de représentation plastique2. Ce qui consolide la relation entre les deux hommes. En effet, l’influence est saisissante. En guise de Dasein, Nietzsche parle d’un surhomme qu’il envoie sur les routes pour tenter de comprendre où en est la pensée humaine. Celui-ci se présente comme un instituteur, un vagabond instigateur, un devin qui apporte aux hommes la bonne parole. Ce concept de surhomme qui condamne le raisonnement occidental à la recherche de l’homme nouveau a séduit Heidegger. Il est aussi charmé par les concepts de « volonté de puissance », « l’éternel retour » ou encore « Dieu est mort »3 , qui cherchent à poser un regard neuf sur un monde vieux qu’il faudrait recycler par la remise en cause de l’humain tel que le définit son environnement. Quand Heidegger dit que la volonté de Puissance dénote le caractère fondamental de tout étant, il veut parler d’abord de l’homme car la volonté est un vouloir, même si pour Nietzsche, vouloir c’est toujours vouloir-quelque-chose4. Heidegger est aussi séduit par la valeur que Nietzsche donne à la parole, Zarathoustra est un messager, un porte-parole. Lui-même va souvent utiliser la parole pour authentifier l’humanité de l’homme. Zarathoustra est décrit comme un convalescent (der Genesende), un malade souffrant en voie de guérison, un détenu qui rentre chez lui, ce sont là des états qui expriment la douleur mais promettent un espoir. Cette définition de l’homme, intéressante et peu commune, nous place face à un état de compassion, un homme malade c’est un monde qui se sent mal. Mais elle laisse la lumière pénétrer cette obscurité du moment par l’espoir d’une guérison. 1 - Olivier Huot-Beaulieu : « Nietzsche et le Tournant dans la pensée de Martin Heidegger : Examen d'une thèse de Hannah Arendt », Mémoire pour l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.) en philosophie, Juillet, Paris, 2007, Département de philosophie, Fac. des arts et des sciences, page2. 2 - Jacques Taminiaux : Lectures de l’ontologie fondamentale, Éditions Jérôme Million, 1989, p.248. 3 - En 1943, il prononce la conférence « Le mot de Nietzsche, Dieu est mort », reprise dans les Chemins qui ne mènent nulle part, et en 1953, la conférence « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? », reprise dans Essais et conférences. 4 - Martin Heidegger : Nietzsche, T. I, p. 36. 44 Nietzsche propose de l’homme un portrait complexe. C’est ce qui attire Heidegger et inspire le Dasein, même si Heidegger ne lui donnera pas l’extension de surhomme, au contraire, il le présente comme quelqu’un qui garde les pieds sur terre, bien ancré dans les problèmes du quotidien dont il va vouloir se défaire en les comprenant, en les intégrant et en les dépassant. Kant et Nietzsche sont deux personnages extrêmement importants dans la construction de la pensée de Heidegger et l’évolution du concept de Dasein. Pour cela, il a consacré à chacun une œuvre considérable. Mais ceci ne signifie pas qu’il soit totalement sous leur totale domination. Au contraire, il a défragmenté leur pensée et détaillé leurs points de vue, tout comme il a exposé dans le plus grand respect le rôle qu’a joué Kierkegaard dans l’évolution de la notion d’existence et de l’existentialisme et a attaqué, sans ménagement, le point de vue de Sartre avec qui il a eu de graves altercations, alors qu’il est plus proche de l’existentialisme que d’un quelconque autre courant. En effet, même s’il ne se réclame pas de l’existentialisme, Heidegger reste historiquement un philosophe de l’existence. La naissance de l’existentialisme est admise au XXème siècle, mais les figures de Nietzsche et Kierkegaard ne lui sont pas étrangères. Ils en sont les précurseurs même si aucun d'eux n'ait jamais utilisé le terme « existentialisme ». Ceci dit, les historiens n’insistent pas beaucoup sur la relation entre Kierkegaard et Heidegger qui est primordiale pour plus d’une raison, notamment parce que les deux ont germé dans le religieux pour parvenir à la philosophie. Heidegger a en effet pour Kierkegaard une sympathie particulière. C’est aussi un penseur qui a eu une influence considérable sur l’Allemagne du début du XXème siècle, pour plusieurs raisons. D’abord, même s’il n’a pas prononcé le terme « existentialisme », Il est à la base du retour sur soi et sur les problèmes strictement humains que traite le courant ; ensuite, même s’il n’est pas athée il est autant reconnu par les existentialistes chrétiens que les existentialistes athées. Précurseur de l'existentialisme chrétien, Kierkegaard définit l'existentialisme comme une réponse à une angoisse profonde qu’éprouve l'humain dans sa faiblesse face au monde absolu et transcendant du divin. Dans ce courant, on peut plusieurs noms, notamment Gabriel Marcel, Karl Jaspers et, à un niveau moindre, Paul Ricœur. 45 Adepte de la liberté individuelle, il écrivait à propos de la rédemption en 1835, alors qu’il était étudiant en théologie : « Il s’agit de trouver une vérité qui soit une vérité pour moi1.» Son discours est philosophique, il repose sur des présupposés religieux, car pour lui, l’explication philosophique de l’existence ne peut s’accorder avec l’explication religieuse. Il dit encore : «Philosophie et christianisme sont à jamais incompatibles2». Le registre où se situe le débat philosophique est radicalement et définitivement différent du registre de la connaissance théologique. Mais il atteste la possibilité de passer de l’un à l’autre. Il entretient aussi dans Les miettes philosophiques, une forme d’opposition du discours sur la vérité qui consiste à dépasser la conception socratique. En effet, Socrate considère que la vérité relève de la subjectivité, mais il ne voit dans ce rapport à la contingence qu’une occasion. L’herméneutique ou le paradoxe socratique place la connaissance dans l’homme, il l’acquiert en se rappelant ou en réveillant sa mémoire. D’après Kierkegaard, cette disjonction qui considère que tout homme possède en lui la vérité, mène au risque d’abolir la science; elle est, en plus, fort subjective du fait que les hommes sont tous différents. Il soutient alors que « la vérité se trouve en dehors de l’homme, tout homme qui cherche est dans la non-vérité, jusqu’à l’instant précis où il parvient à découvrir3 ». La vérité n’est pas dans l’homme, elle relève du rapport à la contingence qui devient alors décisif car l’homme n’est pas occasion mais condition de la vérité. C’est entre les deux pôles, « occasion » et « condition » que va se jouer la réflexion sur la vérité4. Pour renforcer son point de vue, Kierkegaard utilise des exemples d’actualité, des cas réels et des explications de situations concrètes qui le rapprochent de l’analyse phénoménologique. La vérité ne relève pas du seul enseignement théorique mais de l’expérience qui donne de la valeur à l’apprentissage et au quotidien, pour mettre en évidence le phénomène réel. Ce qui rapproche Kierkegaard de la méthode scientifique telle que la proposera Husserl plus tard. 1 - Les ouvrages de Kierkegaard, quand ils ne sont pas séparés, sont souvent référencés de façon codée. (OC XVII, 266) renvoie à la traduction de Tisseau et Jacquet-Tisseau dans les Œuvres complètes du philosophe, en 20 Volumes, Paris, Éditions de l’Orante, 1966-1986. Il s’agit ici du tome XVII, p. 266. 2 - Søren Kierkegaard : Journaux et cahiers de notes, Volume I, Journaux AA-DD, Paris : Fayard de l’Orante, 2007, p. 17-26. 3 - Søren Kierkegaard : Les miettes philosophiques, Post-Scriptum, Paris : Gallimard, 1949. 4 - Søren Kierkegaard : Les Miettes philosophiques, trad. Paul Petit, Paris, Gallimard 1949, p. 307. 46 C’est ainsi que Kierkegaard introduit l’existentialisme et la phénoménologie en innovant dans la théorie de la connaissance construisant la connaissance pratique pour passer d’un état de non-vérité dans lequel l’homme se trouve à un état de vérité. Pour Sartre aussi, la connaissance est le passage d’un état de non vérité à un état de vérité. Lui aussi a entrepris l'existentialisme pour répondre à l’angoisse profonde qu’éprouve l'humain dans sa faiblesse face au monde, tout comme il considère que l’homme est l’origine et l’auteur de tout changement. La pensée de Sartre n’est jamais loin de celle Heidegger, dans la convergence ou la divergence, le premier réagit souvent avec ou contre le second. A la lecture de L’Etre et le néant, on remarque que l’auteur remet en cause, de manière plus ou moins allusive, et de façon plus ou moins avouée, plusieurs vérités de Sein und Zeit. Le point de départ de L’Etre et le néant est la question de la conscience1, notion qui a été, au préalable, remise en cause par Heidegger par rapport à l’utilisation qu’en font aussi bien Husserl que Kant. Il aborde la question de la mort en expliquant pourquoi la position de Heidegger n’est pas convaincante, il parle de l’angoisse, du néant ou de la vie quotidienne en se situant par rapport à lui et critique l’opposition de l’authentique et de l’inauthentique. Par la mort, Sartre transmet à son lecteur une angoisse existentielle qui réside dans le sentiment même de la possibilité de ne plus être. C’est le cœur même de l’existentialisme athée dont se réclame Sartre. D’après lui, Heidegger part d’une position très sereine, en présentant la fin de l’homme comme l’aboutissement d’un projet qui tend vers la finitude2. Alors que tout l'existentialisme se fonde sur un combat contre la peur de la mort sans avoir à espérer être sauvé par une quelconque force salvatrice surnaturelle. L'être humain doit être en mesure de prendre en charge l'essence de sa vie par ses propres actions qui ne lui sont prédéterminées par rien ni personne. Chaque personne est unique et maitre de ses actes, son destin mais aussi les valeurs qu’elle décide d’adopter. Un autre point distingue Heidegger qu’il explique dans Lettres sur l’humanisme, tandis que les existentialistes sartriens expliquent que « l'existence précède l'essence », il 1 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, Paris : Gallimard, 1943, p. 112. 2 - Ibid.p. 591 / 603. 47 soutient que l’essence de l’homme se trouve dans son existence, elle ne la précède pas, elle la fonde. Concrètement, le cadre sartrien et le cadre heideggérien ne sont pas différents, dans les deux cas l’homme naît sans rien, il ne possède rien, il est jeté dans un monde où il surgit sans but ni valeurs prédéfinies. C’est en existant qu’il se définit par ses actes dont il est pleinement responsable, ce qui modifie son essence. Mais au niveau philosophique, le Dasein heideggérien s’accomplit et construit l’espoir, alors que l’homme sartrien se révolte contre les situations d’ordre plutôt social ou politique. Ainsi les liens entre Heidegger et Sartre sont multiples. Ils ont souvent chevauché les mêmes espaces en même temps et traité des mêmes thèmes différemment. Il était donc nécessaire qu’ils finissent par se rencontrer. Ce qui n’était pas du goût de Heidegger. Pourtant, dans une note du 5 octobre 1945, dans une réédition de l’annexe du livre de Kant, Heidegger exprime l’importance d’un dialogue avec Sartre. Il écrit même que Sartre lui aurait permis de redonner un sens à Sein und Zeit. Sartre, de son côté, a toujours été disposé au débat. Après une tentative échouée en 1945, les deux hommes finissent par se voir en 1952, après la publication de la Lettre sur l’humanisme. La philosophie contemporaine1, héritière d’un passé riche et diversifié, s’inscrit dans un élan de déconstruction et de reconstruction de la pensée avec l’aide de méthodes scientifiques nouvelles, mettant à l’honneur l’homme avec ses composantes sociales, économiques, politiques, psychologiques et spirituelles pour des recompositions souvent complémentaires quoique parfois contradictoires, du moins en apparence. Heidegger a adopté cette richesse dans toutes ses extensions méthodiques et thématiques. Dans cette pensée contemporaine, on peut parler de l’opposition schématique et d'un point de vue théorique, entre la philosophie analytique et la philosophie continentale. La première est représentée par Frege, Russell, Wittgenstein et plus tard Quine qui soutiennent qu’une meilleure compréhension et un usage logique du langage peuvent résoudre les problèmes philosophiques. La seconde regroupe des approches diverses, poursuivant dans l'ensemble l’idée du rejet de la métaphysique 1 - Certains historiens reconnaissent une quatrième époque de l’histoire qui est « l’Epoque contemporaine ». D’autres préfèrent ne voir que le prolongement de la précédente. En tout cas, la ème ème fin du XIX et le XX voient une intensification de la tendance à la modernisation observée déjà à l'Époque moderne, elle est cependant sensiblement différente, caractérisée par le développement et le triomphe des aspects économiques, sociaux et politiques. 48 comme la fin d’une pensée, suivie ou remplacée par la tradition herméneutique que véhiculent Ricœur et Foucault, la pensée postkantienne, la tradition phénoménologique d’Husserl, l'existentialisme de Sartre, le matérialisme dialectique de Marx, la déconstruction de Derrida et le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Heidegger se tient un peu au centre de tous ces courants n’en adoptant aucun en particulier mais ne récusant aucun non plus, même si les historiens rapprochent plus sa vision de la déconstruction, de l’herméneutique, de la phénoménologie et un plus de la philosophie de l’existence 1 . Chacun de ces courants interroge les présupposés de la tradition philosophique et la remet plus ou moins en cause. Mais aucun n’a réussi à s’imposer, sinon partiellement, comme « La philosophie du siècle ». Il ne faut cependant pas voir l'instabilité ou la relativité des méthodes philosophiques comme une faiblesse de la discipline, mais plutôt une des caractéristiques de la richesse de l’époque. La philosophie contemporaine a germé des semences même de la pensée moderne. Elle englobe les XIXème et XXème siècles et s’engage dans l’ouverture du XXIème. Sa particularité est le morcellement de la pensée, sa démultiplication, son enchevêtrement, sa transversalité, sa déconstruction et sa reconstruction avec des éléments nouveaux. Ce qui a engendré des philosophies issues d’origines multiples. Pays, tendances, religions et langues contribuent à cette richesse et à cette ouverture, en vue de construire le royaume de la diversité et de la nouveauté et de favoriser la rupture avec la pensée unique et la métaphysique qui ont précédé. Ce qui donnera naissance à une multitude d’écoles qui se répartissent souvent la mission entre la philosophie et une ou plusieurs autres disciplines. L’homme n’est pas un concept uniforme, il est pluriel avec des facettes multiples et mérite d’être étudié tel qu’il est, dans ce qu’il dit et ce qu’il fait. Ce qui exige des outils de compréhension adéquats. Henri Bergson propose alors d’aller vers une «connaissance action», car l’action véritable et profonde et la connaissance de soi sont indissociables ; vérité déjà décriée par Plotin et Spinoza2. Cette notion d’action, un acte nouveau en philosophie qui a marqué le courant sartrien, va engendrer des modifications surprenantes dans la pensée du XXème siècle jusqu’à se construire comme 1 - Olivier Huot-Beaulieu : Négativité et logos dialectique chez le jeune Heidegger, document en ligne : http://www.academia. edu/1549045/Negativite_et_logos_ dialectique_chez_le_jeune_Heidegger 2 - Emile Bréhier : Les thèmes actuels de la philosophie, p. 6. 49 une philosophie à part entière : «la philosophie de l’action» et s’étendra jusqu’à l’action politique par le matérialisme dialectique, essentiellement basé sur la notion de «praxis», provoquant ainsi des changements politiques radicaux, ou encore la révolution industrielle1 qui a changé la face du monde. La philosophie se voit dans l’obligation de jouer un rôle de régulateur à tout instant, en s’adaptant au changement de la vie de l’homme, souvent inévitable, dicté par le développement et l’évolution des choses. Mais Heidegger ne tombe pas dans le piège du dénigrement total de l’esprit au profit de l’action, car même si la science est un bienfait résultant de l’action matérielle, elle compte, en arrière-plan, des inventeurs et des créateurs qui sont les concepteurs, les architectes et les théoriciens du savoir qui ne négligent aucun aspect de la connaissance. La science est une intelligence créatrice capable d’inventer et de justifier simultanément la nécessité de ses inventions. C’est ce qu’il explique dans Essais et conférences, où il analyse le comportement du philosophe dans un monde régi par la technique. Seule l’essence de la technique permet à l’homme de ne pas sombrer dans l’aliénation de l’aisance matérielle. Ainsi, Heidegger est un homme qui vit pleinement dans la pensée du siècle. Successeur direct de certains auteurs dont il se revendique et reconnaît la primauté, il est considéré comme un innovateur sur plusieurs registres et a grandement contribué à la naissance ou au développement de plusieurs courants et écoles contemporains auxquels il a surtout apporté un apport méthodique. Ils ont d’ailleurs connu, précipitamment après lui, un grand épanouissement et ont été massivement suivis et revendiqués. La pensée de Heidegger exprime franchement un besoin de changement. Pour mieux s’installer dans son environnement philosophique, il a éclairci ses objectifs, s’est exprimé sur la grandeur de la pensée de Kant et de Nietzsche, a précisé l’impact que la pensée de Kierkegaard a provoqué sur lui et s’est positionné par rapport aux autres. Cette ouverture lui a permis d’inscrire le Dasein dans l’histoire, se démarquant ainsi de l’idéalisme de Hegel, le professeur absolu de Berlin, à qui il reprochait notamment d’avoir oublié « l’exister2 », traçant ainsi un nouveau chemin de pensée construit sur l’interprétation de l’activité humaine, ce qui était apparemment fort attendu. 1 - L’expression « révolution industrielle » a été créée par Adolphe Blanqui (1798 - 1854), un économiste français, reprise et popularisée par Friedrich Engels (1820-1895) et Arnold Toynbee (1852-1883). 2 - Emile Bréhier : Les thèmes actuels de la philosophie, p. 6. 50 CHAPITRE TROISIEME INFLUENCES ET LIMITES Heidegger entre maitre et disciples I . Heidegger disciple d’Husserl On peut avoir des influences de toutes les époques de l’histoire. En ce sens, les maitres de Martin Heidegger, tous ceux qui ont concentré leur intérêt sur la question de l’homme, sont nombreux. Héraclite, Parménide, Platon et Aristote ont posé la question de l’être; saint Augustin, saint Thomas et Duns Scot ont questionné la métaphysique sur la place qui revient à l’homme dans la création ; Descartes, Kant, Hegel et Nietzsche ont questionné l’homme lui-même sur sa propre liberté. De tous ceux-là, Heidegger recevra un brin de savoir, contribuant, peu ou prou à la construction du Dasein. C’est généralement au cours de ses enseignements qu’il rend hommage à ses maitres. Sa préférence va aux Grecs, c’est pour ça qu’après la lecture du livre de Franz Brentano De la signification multiple de l'étant chez Aristote, qui a été sa source d’inspiration, il consacre la plupart des cours des années 1920 à l'interprétation phénoménologique des textes d'Aristote. Même s’il ne le reconnait pas souvent, les scolastiques constituent pour lui une école et une source d’inspiration, « sans cette provenance théologique, je ne serais jamais parvenu sur mon chemin de pensée», écrit-il dans « Entretien sur la parole avec un Japonais1 ». 1 - Martin Heidegger : Acheminement vers la parole, Traduction : Beaufret, Brokmeier, Paris : Gallimard, 1976 (C’est un dialogue avec l’autre où Heidegger se livre à une longue méditation sur le sens du «chemin» (der Weg). Il exprime la proximité entre son cheminement et la parole de Lao-Tseu. 51 Sa plus grande influence vient d’Husserl à qui il a rendu hommage en organisant plusieurs saisons de cours sur la Phénoménologie husserlienne, des séminaires d'introduction aux Recherches logiques, comme il reconnait la percée de Prolégomènes à l'histoire du concept de temps. Il reste que la relation maître-disciple n’est jamais définitivement établie, elle se poursuit et évolue jusqu’à ce que l’élève se définisse par une pensée propre à lui. C’est ainsi que Heidegger finit par prendre ses distances par rapport aux Idées directrices où l’auteur propose le tournant transcendantal de la phénoménologie. Heidegger a d’abord scrupuleusement étudié les Recherches logiques en 1919, disant dans un petit texte extrêmement éclairant, Mon chemin et la phénoménologie, qu’au lieu de constituer un vrai commencement de la philosophie, elles (Recherches logiques) ne font que retrouver, confusément et contradictoirement, le trait fondamental de la pensée grecque1. La pensée d’Husserl occupe la plus importante place dans la construction de la pensée de Heidegger. La relation entre les deux hommes est tant fusionnelle qu’énigmatique, parfois mitigée, mais en tout cas passionnante. Leurs rencontres étaient fréquentes, les influences réciproques et leurs débats portaient sur tous les problèmes qui se posaient à la philosophie. Husserl était le maître qui a lu et annoté Sein und Zeit, Heidegger était l’élève qui a pris en charge de publier les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, d’Husserl. Le tournant de l’élève a été une déception pour le maître. Quand il a lu Sein und Zeit, il a émis quelques remarques sur la deuxième section du livre, mais il montre surtout son agacement en constatant que celui-ci s’éloignait de la phénoménologie. Il est resté silencieux sur certains thèmes, comme le caractère apparemment inédit de son interprétation ontologique du temps. De son côté, Heidegger, qui a dirigé l'édition du livre des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, a simplement déclaré que, dans son analyse du temps, Husserl ne lui avait rien apporté de nouveau2. Il dira encore en 1969 : «Ma question du temps s'avançait dans une direction qui est toujours demeurée 1 - M. Heidegger, Qu’appel-t-on penser ? In : Questions, IV, p. 165. 2 - Martin Heidegger : les Œuvres complètes (G.A. 26) : p. 264. 52 étrangère aux recherches d’Husserl sur la conscience intime du temps1». Et il restera sur cet avis jusqu’à la fin. Que voulait-il alors signifier par cette déclaration? Que leurs chemins sont si différents qu’il n’y a pas matière à débattre ou qu’ils sont si similaires qu’il n’y a rien de plus à débattre ? Plus tard, après plusieurs cours et plusieurs critiques, Heidegger reconnaît enfin que Husserl est le premier à découvrir le rapport du temps à l’intentionnalité, mais fait remarquer en même temps que, pour quelqu’un qui a lu Aristote et saint Augustin, son approche de la question du temps reste inchangée. Ce qui expliquerait peut-être sa première déclaration où il dit que « Husserl ne lui a rien appris », qu’il faudrait compléter par « de plus que les anciens2 ». Les deux hommes se croisent encore sur le thème de l’anthropologie, répondant à la question de savoir de quoi doit parler le philosophe en anthropologie. Sans se mettre d’accord sur une réponse, ni l’un ni l’autre ne reconnait le projet anthropologique de la philosophie de l’homme. D’après Heidegger, l’homme est trop important pour lui-même pour qu’il se soumette à l’étude anthropologique, il évoque la primauté de l’analytique du Dasein tel qu’il l’a exposé dans Sein und Zeit. Tandis qu’Husserl met en valeur la logique et voit dans tout « anthropologisme » une minimisation de l’intelligence humaine et une relativisation de la loi de la logique3. Pourtant la présentation de l’homme dans Sein und Zeit est assez proche d’une anthropologie. Peut-être que la mise en évidence de la dimension de l’homme se rapproche de la place de la logique chez son maitre. La position de Heidegger ne sera pas tranchée avant 1928, où en réponse à une invitation de Max Scheler, il va présenter une conférence sur « la philosophie, l’anthropologie et la métaphysique du Dasein ». Cette initiative ne sera pas appréciée par Husserl qui, sentant le danger de l’anthropologisation de la philosophie de l’homme, va organiser une série de conférences pour défendre la philosophie. Et Heidegger, à son tour, va insister sur sa distance par rapport au sujet même dans le livre de Kant4. 1 - M. Heidegger, Questions IV, p. 194. 2 - Rudolf Bernet : Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger, p. 507. 3 - Edmond Husserl : Recherches logiques, p. XLVIII, note n° 1. 4 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 267-268 et 285. 53 Une autre question qui participe pleinement à la construction de l’homme moderne et qui a fait réagir les deux hommes, c’est la question de la crise du monde moderne qui a été rapportée à postériori par plusieurs disciples concernés. Les deux hommes posent la question différemment et parviennent à des réponses différentes par des biais différents, mais ils sont néanmoins d’accord sur un point, c’est la nécessité du retour aux origines grecques. Les anciens sont une source d’importance capitale commune aux deux hommes. Ils sont parvenus à la conclusion que le monde moderne est en crise parce qu’il a coupé les ponts avec la Grèce antique. Mais chacun a un avis sur la question. Il est certes vrai que toutes les grandes époques de l’humanité sont nées dans une crise et ont péri dans une autre. Mais ce qui distingue le temps présent est que la crise a été convertie en crise de pensée et de rationalité qui se reflète dans le discours philosophique. Pour les deux hommes, la crise concerne la rationalité, mais pour Husserl, elle tient à la faillite de la rationalité, alors que pour Heidegger, elle résulte du succès même de cette rationalité qui, devenant de plus en plus technique, menace grandement l’humanité de l’homme1. D’après Husserl, cette crise est la conséquence de la croissance exponentielle et de la division ou de la séparation entre les différentes sciences, en particulier la séparation entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Ce que Heidegger ne rejette pas. Il ne doit normalement y avoir qu'une seule réalité scientifique qui doit correspondre à un seul système de savoir. Le fait que les cadres théoriques se multiplient et s'opposent ou s'excluent mutuellement est un signe d'échec de la raison dans la tâche de la construction d'un corps de savoir unifié, ce qui mène à la faillite du projet philosophique, qui s’est lui-même éloigné de l’image de l’unité des sciences dont jouissait la Grèce antique. Cet échec d’unifier les sciences est un signe de l'échec de la culture européenne. Et la mort de la philosophie essentiellement n'est rien d'autre que la mort de la culture européenne2. On constate que la question de la crise chez Husserl est plutôt un choix de méthode qui n’implique qu’indirectement l’homme, qui détient certes la solution mais dans un cadre global, historique et stratégique. Alors que pour Heidegger, la crise se trouve dans 1 - Steve G. Lofts: « Husserl, Heidegger, Cassirer: Trois philosophies de crise », In: Revue Philosophique ème de Louvain. IV série, T. 92, N°4, 1994, p. 570. 2 - Ibid. 54 l’oubli que l’homme exprime par une vie patente au niveau du « quotidien ». Ce qui est oublié est l'Être, et tout son projet ontologique se situe dans le réveil de la question de l'Être, ramener l’homme à se penser comme un projet dans le monde, comme un êtreau-monde, au-delà des contraintes du commun, pouvoir échapper à l’inauthenticité, pour atteindre une vie vraie, libre, philosophique. La technique est une expression de réussite matérielle et d’aisance de la vie de l’homme mais elle ne représente nullement son projet de vie. Il ne s’agit pas de s’isoler loin des humains pour réfléchir la crise, mais la réalisation du Dasein tient dans son affranchissement des problèmes quotidiens pour réfléchir les questions libératrices. Chez les deux hommes, la crise ne peut être surmontée que par le retour à une question primordiale, le rappel de ce qui a été oublié. Dans les deux cas, cette solution réside chez les Grecs du moins comme question fondamentale, pour Heidegger c’est la question de l’être et pour Husserl c’est la question de l’unité des sciences et de la philosophie. Dans les deux cas, la mémoire constitue la condition de possibilité de l'identité personnelle. Mais l'oubli est tout aussi important car il est l’accès à cette possibilité par la remémoration afin d’unifier, pour Heidegger les éléments constituant l’être-au-monde, et pour Husserl les sciences et la philosophie par une méthode positive qui sécurise la pensée et la mette à l’abri de l’erreur. Quant à la méthode pour dépasser cet oubli, Sein und Zeit indique clairement que la phénoménologie est une possibilité à exploiter, et non une forme de voie scientifique d’investigation philosophique définitive. La question de la crise, la question de l’anthropologie, la question du temps ne sont que quelques exemples que Heidegger et Husserl ont médités. Il est certain que les deux hommes ont évolué dans leur conception sur des thèmes qui les ont occupé depuis leur tendre jeunesse jusqu’à un âge avancé. Cette relation singulière a été consacrée par plusieurs ouvrages et articles1. Ce qui prouve que les échanges entre les deux maitres étaient profonds sur des sujets pointus et leurs façons respectives de les présenter est d’une complexité qui n’a de pareil que la valeur même des ouvrages qu’ils ont l’un et 1 - On peut citer Rudolf Bernet : Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger, Emmanuel de Saint Aubert : Merleau-Ponty face à Husserl et Heidegger : illusions et rééquilibrages, Jean-Claude Monod: L’interdit anthropologique chez Husserl et Heidegger et sa transgression par Blumenberg, ou encore le célèbre ouvrage d’Emmanuel Levinas : En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger qui a été plusieurs fois réédité et sorti en livre de poche. 55 l’autre consacré aux sujets. Mais au-delà des livres, cette complémentarité silencieuse montre que chacun a envie de se distinguer de l’autre sans s’opposer vraiment. Rudolf Bernet relève même des moments où Heidegger omet de citer ce qui, chez Husserl, s'approche le plus de ses propres points-de-vue1, probablement comme si cela coulait de source. II. Heidegger, maitre de Gadamer et Beaufret En plus d’un maitre à qui il voue un grand respect et qu’il a quand même contredit, Heidegger a aussi affaire à des disciples qui lui sont d’un dévouement sans condition, mais pas aveuglé, non plus. Comment ne pas contredire Heidegger, lui qui a virevolté autour de plusieurs thèmes philosophiques et changé souvent d’angle d’attaque pour l’étude du même phénomène? De ses nombreux élèves, deux attirent l’attention du lecteur parce qu’ils l’ont longuement côtoyé et mieux connu que n’importe qui : Gadamer l’Allemand et Beaufret le français. Gadamer a suivi Heidegger durant six décennies. La preuve de son admiration est l’hommage final qu’il lui a rendu avec Les chemins de Heidegger paru en 1983. C’est une présentation complète de sa vie et de son œuvre. Il raconte comment il l’a rencontré pour la première fois avant Sein und Zeit, avant même qu’il ne structure sa pensée, il a assisté à tous ses cours, à toutes ses conférences, a lu tous ses ouvrages, en a préfacé quelques-uns, a connu tous ses méandres et ses problèmes scientifiques et humains. Il a aussi côtoyé son entourage et recensé les points de vue, même ceux des professeurs, comme Husserl, ou encore Paul Natorp décédé tôt pourtant en 1924. C’est le témoignage le plus fiable qu’on ait eu à lire sur le philosophe. Mais il n’est pas pour autant tombé sous sa séduction totale. Il a appris à se protéger de lui et à protéger ses idées. Au début de son enseignement, en 1923, Gadamer a vu Heidegger, dans une fraicheur naïve, remettre en cause les méthodes universitaires classiques. Il était dans sa première 1 - Rudolf Bernet : « Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger », in : Revue ème philosophique de Louvain, 4 série, T. 85, n° 68, p. 500. 56 vision de l’herméneutique, avant l’arrivée de l’existentialisme, de la déconstruction et avant même qu’il adopte la phénoménologie. Il a été le témoin de ses premières motivations philosophiques et théologiques et de ses premières mutations, celles qui ont permis, selon Gadamer et selon d’autres témoignages, de voir se métamorphoser, autour de lui, le monde des idées. Il a assisté à la parution de Sein und Zeit et à son succès. Mais son avis n’était pas très favorable, car même s’il reconnaît la grandeur de l’œuvre, il trouve que l’auteur n’y est pas assez lui-même, qu’il ne laisse pas beaucoup de place à sa propre personne parce qu’il s’est trop approprié le langage husserlien, quand bien même il critique ses cours et sa méthode1. Gadamer et beaucoup d’autres élèves ont un penchant particulier pour le premier Heidegger d’avant Sein und Zeit, et avant l’influence d’Husserl ; tous cherchent à comprendre sa source d’inspiration profonde. Pour cela, l’idée du tournant fort attendu, au lieu de les surprendre les a ravis. C’est avec soulagement, qu’en 1936, ils l’écoutent parler « De L’origine de l’œuvre d’art », à Francfort. C’est un nouvel Heidegger qui se manifeste, remis de son égarement. Enfin, il s’inspire de la poésie de Hölderlin*2. Cette reconnaissance et cette admiration est partagée. Le maître aime bien le disciple, car au lieu de se suffire à l’imiter, il a eu, comme lui, l’heureuse idée de se consacrer aux Grecs. Reconnaissance méritée, Gadamer est l’auteur d’une œuvre philosophique complète et réfléchie, Vérité et méthode sortie en 1960, le premier et peut-être le seul véritable chef-d’œuvre dans la philosophie allemande après Sein und Zeit3. En 1945, lorsque Heidegger est démis de ses fonctions, il propose Gadamer pour le remplacer. En 1950, celui-ci lui rend un premier hommage, pour son 60ème anniversaire, il fait paraître un recueil à son honneur et le fait élire à l’Académie des sciences de Heidelberg. 20 ans plus tard, il organise un colloque pour son 80ème anniversaire où il qualifie son maître d’un nouvel Aristote et d’un autre Hegel. Il faut souligner qu’après 1 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 3. 2 - Ibid. p. 3-4. * Friedrich Hölderlin (1770-1843) : poète et philosophe allemand, très proche de Fichte, Schelling et Hegel, de la haute période classico-romantique. 3 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 4. 57 Platon et Hegel, Heidegger est le troisième philosophe majeur à qui Gadamer ait consacré un ouvrage d’interprétation. De façon générale, la reconnaissance du maître par l’élève est toujours évidente. C’est Aristote, par exemple, qui a permis au lecteur tardif de voir en Platon le grand pionnier d’une pensée de l’étantité et de l’essence, c’est-à-dire de l’Eidos qui serait cause et principe de l’étant ; alors que Platon a permis de reconnaitre la grandeur de Socrate. En 1960, Heidegger demande à Gadamer de lui écrire une introduction à son Essai sur l’origine de l’œuvre d’art, déjà présenté en conférence. C’est probablement cette demande qui va le pousser à replonger dans l’œuvre complète du penseur. Il trace ainsi les différents chemins de pensée que Heidegger a empruntés durant sa vie, il en profitera pour l’interroger sur les raisons de ses choix multiples. Gadamer entreprend d’écrire toutes ses questions et de tenter d’y répondre, pour rendre plus perceptible la tâche de Heidegger qui est celle de penser, pour montrer aussi que, même avec le tournant, Heidegger ne fait que poursuivre le chemin qu’il a toujours emprunté pour la recherche d’une inconnue qu’il ira rechercher jusque chez les Grecs : La vérité. Plusieurs thèmes rapprochent Heidegger de Gadamer, même s’ils se dispersent parfois. Mais ce dernier est toujours resté sur ses gardes pour ne pas se confondre dans les méandres de son maître, c’est le cas de l’herméneutique. Gadamer a des liens forts avec l’herméneutique, comme il se présente lui-même dans Vérité et méthode, une implication bien réfléchie. D’abord, il essaie de se dissocier du courant de Schleiermacher et Dilthey, trop méthodologues à son gout. Les deux philosophes en proposent une conception méthodologique et combattent le subjectivisme. Ensuite, il se démarque de l’herméneutique que pratique Heidegger, même s’il a puisé dedans en matière de concepts, de notions et de méthode. Mais il réalise qu’il est difficile de cerner cette voie complexe qui s’allonge sur plusieurs décennies. En effet, Heidegger propose l’herméneutique dans une forme compliquée et complexe qui peut être résumée en trois phases distinctes : la phase de 1923, qui résume presque le travail du premier Heidegger, proposant une herméneutique des faits ou de la facticité ; ensuite, l’herméneutique du Dasein visible dans Sein und Zeit ; enfin, l’herméneutique de l’histoire de la métaphysique, postérieure à 19271. Il est, par contre, 1 - Jean Grondin : Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer, in : P. Capelle et al. ; Le souci du Passage, Paris, Cerf, 2003, p. 2-3. 58 moins évident de parler d’herméneutique dans ses derniers écrits, excepté Acheminement vers la parole. Dans ses derniers cours sur Nietzsche, il a même affiché une distance par rapport à la pensée transcendantale et herméneutique1. Au sein d’une telle dynamique très évolutive, il est difficile pour Gadamer de suivre son maître pour convenir d’un mode d’interprétation du phénomène de la pensée. Il est clair qu’il n’a pas adopté la première phase de l’herméneutique de la facticité fondée sur une inquiétude radicale, même s’il s’en inspire parfois. Il n’a pas repris non plus l’herméneutique existentiale de Sein und Zeit, associée à la question du sens de l’être et aux structures fondamentales du Dasein, même s’il se sent parfois concerné par les fondements existentiels de celui-ci, ni l’herméneutique de l’histoire de la métaphysique, qu’il a remis en cause, car une telle histoire limiterait les possibilités de la pensée. Dans son essai de 1968, Heidegger et le langage de la métaphysique, Gadamer prend ses distances et sème le doute dans le langage heideggérien sur la métaphysique. Mais il apprécie son expression de l’histoire et de d’art, pour proposer un nouveau commencement de la pensée2. Ce qui réunit les deux hommes par contre, c’est plutôt la notion d’Ereignis que Heidegger entend de façon singulière, au sens allemand d’événement. Alors que Gadamer l’entend comme compréhension, un advenir dont font partie tous les humains3. Heidegger parle de la destruction de la tradition métaphysique, ce qui inquiète Gadamer car la tradition n’est pas à notre disposition, nous n’en sommes pas maître, tout comme nous ne sommes pas maître de nos préjugés qui proviennent d’une profondeur qui n’est pas toujours explorée par la conscience, ce qui laisse ambigües les limites de la réflexion elle-même. Alors, quand il parle de destruction de la tradition, Gadamer préfère parler de fécondité. Heidegger parle d’interprétation qui désigne la compréhension qui se comprend elle-même comme la visée de quelque chose, pour Gadamer c’est cette visée qu’il faut mettre en évidence dans la compréhension. Heidegger met l’accent sur la transparence de l’interprétation qui doit tirer au clair le sous-entendu du comprendre, alors que Gadamer voit plutôt l’intérêt dans son opacité. 1 - Martin Heidegger : Nietzsche, TII, 1961, p. 415. 2 - Jean Grondin : Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer, p 14. 3 - Ibid. p. 17. 59 Ce qui les réunit, c’est aussi la remise en cause de la conception instrumentale de la compréhension qui caractérise l’herméneutique et la philosophie moderne, ainsi que l’impact de la technique sur la vérité. D’après Gadamer, pour décrire l’expérience de la vérité qui est celle des sciences humaines, de la compréhension du monde et de nousmêmes, la méthode régie par des chiffres et des techniques de mesure ne suffit pas. Or, c’est ce que proposent les sciences modernes. L’interprète a besoin d’être concerné et entrainé par le sens comme pour une œuvre d’art ou une œuvre littéraire qui nous transporte dans son sens et par son langage. Et les deux philosophes conviennent qu’il n’y a pas d’interprétation sans langage1. En plus de Gadamer, Jean Beaufret est l’autre disciple incontournable dans la vie de Heidegger. Il est connu pour son énorme travail de Dialogue avec Heidegger, un ouvrage en quatre tomes qui fait la lumière sur les rapports de Heidegger à la Philosophie grecque, à la Philosophie moderne, il tente de définir une Approche de Heidegger pour tracer enfin Le chemin de Heidegger2. Il a aussi écrit une Introduction aux philosophes de l’existence de Kierkegaard à Heidegger, et Le poème de Parménide. En plus des intérêts philosophiques communs, les deux hommes ont une histoire intéressante et singulière. Beaufret a lu Heidegger, l’a rencontré, l’a interviewé, l’a traduit. Ils sont devenus amisphilosophes. On raconte que c’est Beaufret qui a introduit Heidegger en France, c’est sûr, mais Beaufret n’était pas le seul traducteur de Heidegger en langue française et il a souvent fait ses traductions en collaboration. Ce qui a introduit Heidegger en France, c’est aussi son génie, la singularité de sa pensée dans ses aspects de transformateur, de pré-révolutionnaire des idées et son succès planétaire. Jean Beaufret était professeur de philosophie, mais il n’a jamais consacré un cours à Heidegger, disant qu’il se tenait en contact direct et permanent avec sa pensée vivante. A son sens, un cours ne pouvait contenir la pensée de Heidegger3. 1 - Ibid. 2 - Ce sont les quatre titres des volumes. 3 - Jean Beaufret : Dialogues avec Heidegger, IV- p. 81. 60 En 1955, l’année de Cerisy1 , Beaufret écrit dans Le poème de Parménide: « On ne résume pas la pensée de Heidegger. On ne peut même pas l’exposer. La pensée de Heidegger, c’est ce rayonnement insolite du monde moderne qui, en une parole, détruit la sécurité du langage et la capacité à tout dire qui compromet l’assise de l’homme dans l’étant2 ». Ce qui fait la particularité de Beaufret est son émerveillement devant la langue. Il disait qu’il traçait des sillons dans sa propre langue. Par exemple, il s’émerveillait de constater qu’en disant « il-y-a » la langue française a déjà nommé l’être, et il cite Rimbaud : «Au bois, il-y-a un oiseau...3». Les circonstances de la guerre ont fait que les deux hommes se rencontrent. D’abord, à travers la lecture, Beaufret a été nommé professeur en zone libre en 1941 à Grenoble et de 1942 à 1944 à Lyon. Il se met à lire Husserl et Heidegger. Il était marxiste mais il avait besoin, en ces temps difficiles, de lire davantage de textes qui ont une prise directe sur l’existence. Il était confronté en permanence au risque de la mort, or Heidegger répétait que personne ne pouvait mourir à la place de l’autre. Tout en combattant le nazisme dans un réseau de résistance, il lisait Sein und Zeit avec son ami Joseph Rovan. Après la guerre, en 1946, il est nommé à Paris, en plein période des libertés philosophiques, placée sous le signe de l’existentialisme. Il connaît très bien le sujet qui est pris d’assaut par tous les nouveaux philosophes et trouve qu’il est important et urgent de distinguer Jaspers, de Sartre, de Marcel et de Heidegger, comme il faut distinguer entre le communisme, le marxisme et l’existentialisme. Des débats houilleux sur le sujet le mènent à écrire entre mars et septembre 1945, une série d’articles sur la question dans la revue Confluences, à propos de l’existentialisme. Ce sont ces mêmes articles que, par le hasard des choses, Frédéric Towarnicki va donner à Heidegger. La suite coule de source, Towarnicki qui connaît aussi Beaufret l’informe de sa démarche, et celui-ci décide d’écrire au philosophe allemand pour lui demander son avis sur les problématiques posées dans Confluences. C’était en novembre 1945, Heidegger lui répond immédiatement en disant : Dès le premier article (dans le n° 2 de 1 - Cerisy : une commune française, dans le département de la Somme et dans la région Picardie. Elle portait autrefois le nom de Cerisy-Gailly. 2 - Jean Beaufret : Le poème de Parménide, Paris, PUF, 1996 (rééd. coll. « Quadrige »), p. 7. 3 - Pierre Jacerme : « Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue », PUF –in : « Revue philosophique de France et de l’étranger », 2002/4 - Tome 127 - n ° 4, p. 388. 61 Confluences) m’est apparu le concept élevé que vous avez de l’essence de la philosophie1. » Et plus loin, il dit : « Je pressens... dans la pensée des jeunes philosophes en France, un élan extraordinaire qui montre bien qu’en ce domaine une révolution se prépare2.» Rappelant que nous sommes à la fin de la guerre. Voilà à peine trois mois qu’a explosé, à Hiroshima, la première bombe atomique dont les dégâts ne sont pas encore réellement évalué ; mais on sait déjà, aux explications d’Einstein encore vivant, que c’est une catastrophe humaine et le début d’un bouleversement dans le monde des idées et des politiques. Dans tout ça, il faut bien une révolution pour changer les esprits, c’est ce que Heidegger appellera, dans la Lettre sur l’humanisme, «l’ébranlement de tout étant» qui doit atteindre même la tradition philosophique. En disant à Beaufret « Le concept élevé que vous avez de l’essence de la philosophie », Heidegger veut signifier que la philosophie intervient sous la forme de son essence. Mais il le considère aussi comme son égal. Cet échange engage les deux hommes dans une relation d’égalité et non dans un rapport maître et disciple, comme c’était le cas de Gadamer. Ils ont grandi dans deux pays différents – d’ailleurs ennemis en ce temps làavec deux langues maternelles différentes et deux passés différents. Il faut donc qu’un dialogue s’établisse sur la base du respect de la symbolique de chaque langue et de chaque histoire pour pouvoir avancer. Ainsi, les deux hommes se rencontrent pour une nécessité philosophique. Une amitié, une relation de travail, bref un dialogue qui va durer trente ans, de façon continue. La pensée était le cœur de l’expérience, une relation lumineuse d’où jaillit la lumière, l’éclaircie. Beaufret dira à Towarnicki : « Heidegger ressemble à un instituteur qui, dans l’obscurité d’un texte, apprend à distinguer des lettres, à former des syllabes, à grouper des mots. Il en résulte cette chose nouvelle qui s’appelle la lecture. Heidegger ne fait pas d’explication de texte, il apprend à entendre : ce n’est que ça.3» 1 - Pierre Jacerme: « Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue », p. 390. 2 - Ibid. 3 - Frédéric de Towarnicki : À la rencontre de Heidegger, Paris : Arcades-Gallimard, 1993, p. 143. 62 Peu avant sa mort, Beaufret explique que le titre de Dialogue avec Heidegger est l’équivalent de sunousia et de Gespräch, (dialogue), car dialoguer, c’est « devenir capable d’entendre ». Il dira aussi à Towarnicki : «La question de Heidegger est tout simplement celle de la possibilité de l’ouverture du dialogue avec l’autre1». L’écoute est un enjeu des langues, Heidegger le soulignait déjà dans la lettre à Beaufret du 23 novembre 1945: Excellente également la remarque : « Mais si l’allemand a ses ressources, le français a ses limites2 »; ici se cache une indication essentielle sur les possibilités de s’instruire l’un par l’autre, au sein d’une pensée productive, dans un mutuel échange. Avec ou par le français, Heidegger va trouver la limite de la clarté, et le sens de la nuance juste. Alors que l’allemand va donner à Beaufret la profondeur spéculative, lui évitant d’être seulement un esprit brillant au style baroque, plutôt que précieux. Après la mort de Heidegger, Beaufret raconte : «Je lui dis en riant que ma seule ressource, ma seule force, dans ma lutte contre lui, c’était précisément de pouvoir écrire en français sans être sous son contrôle». Il dit aussi : «C’est la langue française qui m’a protégé de Heidegger.» La résistance du français a poussé Heidegger à toujours plus de clarté3. Quand on est à l’écoute de l’autre, il-y-a le risque d’être épris, voire envouté. Or, à la fin du «Dialogue», Beaufret cite ce qu’il a dit à Heidegger lors de son 80èmeanniversaire, le 26 septembre 1969, « nous avons tenté d’apprendre notre propre langue, d’entendre ce qu’elle nous dit, de la parler comme elle parle. C’est l’expérience même de l’impossibilité de s’identifier à l’autre, car nous avons besoin de l’autre pour atteindre notre propre nous-mêmes.4» Le 10 septembre 1946, lors de la première rencontre directe des deux hommes à Todtnauberg, Beaufret pose deux questions à Heidegger : Qui est Husserl pour vous ? Et vous, qui êtes-vous ? 1 - Pierre Jacerme : Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, p. 393. 2 - Ibid. 3 - Ibid. 4 - Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, T. I, p. 18. 63 Heidegger lui dicte sa réponse que Beaufret reprendra lors du séminaire de la saison d’hiver de 1976-1977. Il réalise ainsi, qu’il accédait d’un coup à l’ensemble de la pensée de Heidegger et constate deux effets : un effet de «contemporanéité», et un effet de «concentration». La contemporanéité va exiger de la pensée de tourner autour de la chose même; la concentration va la pousser « en avant ». Heidegger a parlé de la temporalité, car pour lui, tous les moments du temps sont coprésents, par suite d’une réorientation du temps qui est vu depuis le lieu de l’être. Le passé devient présent à partir de l’avenir déjà-là, rendu lui-aussi présent. Et c’est ce qui va régir leur relation. En fait, dans le temps véritable, tout est contemporain. En 1977, Beaufret dira à propos du 10 septembre 1946 : «Il ne me fallut pas plus d’une heure pour comprendre1». Cette déclaration nous éclaire sur le rapport que Beaufret lui-même avait au temps. Il n’avait aucun problème à situer tous les événements passés dans une discussion au présent. Toutes les dimensions du temps se rassemblaient ensemble, et le temps tout entier était là, présent en même temps2. Il remet même en question le titre de Sein und Zeit, en disant que « Temps traduit mal Zeit. Il faut plutôt utiliser le terme Saison. « Être et saison » car les époques de l’histoire sont les saisons de l’être3. Lors de cette rencontre de 1946, Beaufret dira à Heidegger : «Si ma pensée vous intéresse, dites-vous que vous en avez au moins pour vingt ans.» Avant de se quitter, il lui donne à lire La doctrine de Platon sur la vérité, dont les sept derniers paragraphes portent sur l’humanisme, et sur la nécessité de penser positivement l’essence privative de l’alèthéia. Très touché par ce texte, Beaufret lui envoie une seconde lettre avec trois questions, auxquelles il répondra aussi rapidement. Le 12 décembre 1946, il reçoit, en réponse, la fulgurante Lettre sur l’humanisme où Heidegger s’explique sur les notions du « rien » et de « l’avenir ». Ce qui fera dire à Beaufret, peu 1 - Ibid. p. 102. 2 - Ibid. 3 - Pierre Jacerme : Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, p. 395. 64 avant sa mort, que tous les verbes du dernier paragraphe de la Lettre sur l’humanisme devraient être conjugués au présent et non au futur comme les propose la traduction1. Toutes les rencontres des deux hommes invitent, en convives, Kant et Platon à tous les coups et d’autres personnes selon les thèmes. Il-y-a aussi l’être et l’étant, la matière et la forme, le temps et l’espace, l’eidos, la techné, la poiêsis… Heidegger, en fils de paysan, fait souvent appelle aux exemples sur la nature, l’eau de source, la forêt. Ce qui convient tout à fait au philosophe parisien dont les parents qui étaient aussi d’origine paysanne avaient nourri l’esprit avec de telles images. Il dira en témoignage que la pensée de Heidegger est un «unique acheminement à la question du sens de l’être, qui ne cesse de se frayer un tournant ou une lumière qui change au fur et à mesure qu’on avance2». En parfait connaisseur de Heidegger, il discute les traductions faites de ses œuvres. C’est ainsi qu’en 1980, il reprend la traduction de la fameuse phrase d’Acheminement vers la parole «Herkunft aber bleibtstets Zukunft», par «Provenance, à qui va plus loin, demeure toujours avenir», alors qu’elle a été précédemment traduite par Fédier qui dit: «Provenance est toujours avenir3». Dans une discussion avec l’auteur, il demande : Que peut signifier «aller plus loin» ? Il s’agit, dit Heidegger de ce qui est légué, de l’héritage. Il écrit d’ailleurs au sujet de l’héritage ou du patrimoine que « chacun, chaque fois, est en dialogue avec ses ancêtres, plus encore peut-être et plus secrètement qu’avec ses descendants4.» En traduisant, avec Fédier, La fin de la philosophie et la tâche de la pensée en 1964, Beaufret juge être en accord avec Heidegger, quand il a rendu Unverborgenheit par «ouvert-sans-retrait », ce mot qui donne le sens de l’alèthéia chez Parménide5. Dans ce même texte, Lichtung est rendu par «clairière». Cette mobilité textuelle lui permet de communiquer l’évolution de ses concepts. 1 - Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, T. IV, p. 58. 2 - Pierre Jacerme : Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, p. 398. 3 - Ibid. 59. 4 - Martin Heidegger : Acheminement vers la parole, p. 116. 5 - Parménide : Fragment I, vers 29. 65 D’après Heidegger la notion de lumière accompagne les Grecs, car c’est à partir de là qu’on peut distinguer la différence entre l’être et l’étant. C’est aussi la différence entre la pensée des Grecs et la pensée «à venir» qui signifie l’«autre commencement», ou ce qui va «plus loin» que les Grecs. «Aller plus loin» est régi par le règne de la provenance, c’est-à-dire qu’il rapproche de la «source de la source». En 1964, Beaufret pense pouvoir dire qu’il a fait le tour de la question heideggérienne. Ensuite une autre forme de relation s’installe où Beaufret lui-même est interrogé sur Heidegger. L’essai des Douze questions posées à Jean Beaufret est daté de 1972. Heidegger lui dira, à ce sujet, dans sa lettre du 22 février 1975 : «Je ne connais rien de comparable quant à la transparence et à la densité du dire.» Enfin, après la disparition de Heidegger, Beaufret continuera à travailler en se sentant le témoin survivant d’une aventure unique, il livrera, au fur et à mesure qu’il relira ses notes sur ses carnets, les traces du cheminement de Heidegger. III. Autres rencontres de Heidegger Si sa relation avec Husserl, son maitre et son initiateur est évidente, d’autres rencontres ont aussi forgé sa pensée, comme celle de Cassirer à Davos qui est plus à placer dans le cadre d’une confrontation philosophique sur « la métaphysique chez Emmanuel Kant » que chacun a abordé à sa façon. Il y a aussi des personnages pivots qui ont contribué à sa construction comme Wilhelm Dilthey, le Comte Yorck von Wartenburg, Bergson et Carl Braig, Karl Jaspers, Max Scheler. Heidegger avait des amis de tous âges et toutes origines : Nicolai Hartmann, Rudolf Bultmann et Werner Jaeger. Natorp était son premier professeur décédé très tôt en 1924, il a rencontré Karl Jaspers à Freiburg en 1920 et a connu Max Scheler décédé en 1927. Il lui rend d’ailleurs hommage dans un cours en expliquant qu’un chemin de la philosophie venait à nouveau de sombrer dans l’obscurité. Il s’est aussi lié d’amitié avec plusieurs élèves, comme Hannah Arendt, Leo Strauss, Emmanuel Lévinas, Jean Wahl, Hans Jonas, Herbert Marcuse, Max Horkheimer, Oscar Becker, Walter Biemel, Karl Löwith, Eugen Fink, Jan Patočka, Peter Sloterdijk, Ernst 66 Tugendhat et Blankenburg. Au niveau européen, on peut citer nombre de philosophes de renom qui ont été soit formés à sa pensée, soit largement influencés par son œuvre. En Italie, on trouve Giorgio Agamben, Massimo Cacciari, Ernesto Grassi, Gianni Vattimo… ; en Espagne José Ortega y Gasset, Xavier Zubiri et Julián Marías ; en Grèce Kostas Axelos ; en Roumanie Alexandru Dragomir… Aux États-Unis et au Canada également, nombreux sont les penseurs qui se réfèrent à lui ou en sont influencés, tels Hubert Dreyfus, Stanley Cavell, Richard Rorty ou Charles Taylor. Il a eu aussi une énorme influence au Japon, notamment à l’université de Kyoto où on étudie encore ses œuvres ; et même dans la réticence du monde arabe, quelques timides initiatives s’expriment comme Abderrahmane Badawi en Egypte, Abou-l-Aid Doudou en Algérie ou Fathi Meskini en Tunisie. Dans la lignée de la phénoménologie et des philosophies de l'existence notamment l’existentialisme athée, Heidegger est un penseur de référence pour une pléiade d'auteurs tels que Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Alexandre Kojève, Paul Ricœur, Emmanuel Lévinas, Michel Henry, Jean-Luc Marion, Claude Romano et pour de grands noms du structuralisme comme George Lacan, Michel Foucault, Louis Althusser et enfin des hommes de lettres comme Maurice Blanchot, Georges Bataille, René Char, Roger Munier et Michel Deguy. Dans la lignée de la psychiatrie phénoménologique ou la Daseinanalyse, on peut citer Ludwig Binswanger, Medard Boss ou Henri Maldiney. Quant à la philosophie fondamentale, où Heidegger incite au retour aux anciens, on compte parmi ses élèves des aristotéliciens des temps postmodernes comme Pierre Aubenque et Rémi Brague ou des platoniciens comme Jean-François Mattéi, pour qui Heidegger était un modèle. Dans la perspective de la déconstruction de la métaphysique, il-y-a Jacques Derrida et ses propres élèves tels que Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Barbara Cassin dans une perspective de philosophie de la rhétorique. Il a influencé également Gérard Granel et l’anthropologue Remo Guidieri qui a écrit L'Abondance des pauvres1. En dehors de l’Allemagne, c'est en France que l'influence de Heidegger a été la plus prégnante. La parution en 2001 de Heidegger en France de Dominique Janicaud en est la consécration. 1 -Remo Guidieri : L'Abondance des pauvres, Paris : Seuil, 1984. 67 La présence de Heidegger est mondiale, car l’impulsion de sa pensée est partout reconnue. Il est présent parce qu’il est précurseur en bien des points. Avec sa pensée sur la technique qu’il expose très clairement dans Essais et conférences, il a su cerner la question de l’avènement de la technologie qui fait suite à la technique ainsi que celle de l’industrialisation. Le dialogue mondial a trouvé dans la diversité de sa pensée des réponses aux questions que des hommes et des femmes de notre époque se posent avec insistance sur l’avenir du monde. D’après Gadamer, on ne peut lire – ni critiquer - Heidegger sans penser par soi-même, mais pour penser par soi-même, il faut avoir eu un grand maître. Il explique alors que le disciple allemand se distingue du disciple français, dans le sens où le premier essaie de répondre, de critiquer et même de dépasser la pensée du maître, alors que l’école française tente juste de la comprendre et de la traduire, comme c’est le cas de Jean Beaufret, ou encore Maurice Merleau-Ponty, Jacques Derrida et Michel Foucault, qui ont certes construit à partir de matériaux qu’offre Heidegger, mais ne proposent pas une interprétation structurée, une réponse philosophique cohérente ou une critique1. Enfin, en dehors des disciples, il-y-a ceux qui s’intéressent au philosophe sans en être imprégnés, ceux qui l’ont plutôt sévèrement critiqué. Dans ce sens, on trouve, parmi les gens qui ont écrit sur Heidegger, une tendance critique, qui s’est durcie à travers le temps. Il est apparu ces dernières années, avec de plus en plus d’ampleur, une catégorie d’écrivains qui se dressent contre Heidegger et ramènent inlassablement tout à son histoire d’adhésion politique au sein du parti social-démocrate et sa compromission, jamais reniée mais passagère, dans les idéaux du troisième Reich. Après Emanuel Faye, c’est au tour de François Rastier, dans un article publié en 2009 dans la revue Labyrinthe, sous le titre de Heidegger aujourd’hui, avec des critiques très accusatrices. Le XXIème siècle est ainsi venu avec son lot de penseurs prêts à rappeler Heidegger à la barre, à chaque fois que cela est possible. Ce mouvement a beaucoup évolué ces vingt dernières années. Est-ce que ce nuage va pouvoir cacher la lumière de cet esprit éclairé? Non, cela n’enlève rien à la grandeur philosophique de l’homme, il est reconnu comme le dernier grand philosophe et précurseur de l’existentialisme, celui qui a nourri la pensée humaine après l’épisode marxiste et a donné matière à un idiome commun qui fait le fond de la discipline académique. 1 - Gadamer : Chemins de Heidegger, p. 10. 68 Déjà en 1955, Beaufret écrivait : « On ne résume pas la pensée de Heidegger. On ne peut même pas l’exposer. Sa pensée est ce rayonnement insolite du monde moderne luimême en une parole qui détruit la sécurité du langage à tout dire et compromet l’assise de l’homme dans l’étant1». Gadamer raconte sa première rencontre avec lui : «La première rencontre avec son regard montrait tout de suite qui il était : quelqu’un qui voit, un penseur qui a des yeux2.» C’était en 1923. C’est cela qui fait toute sa singularité parmi les philosophes de notre temps, ce don qu’il avait de toujours rendre les choses intuitives, embrassant d’un seul coup d’œil ce qui est à connaitre. Puis il continue : «Quant à sa voix, quand elle est dans les tons graves, elle s’entend vigoureuse et mélodieuse, alors que dans les tons aigus, elle donne l’impression d’être un peu gênée et à la limite un peu surmenée, voire angoissée 3 .» Il conclut : «Ecrire représenta pour longtemps un véritable tourment, j’avais toujours la damnée sensation que Heidegger regardait par-dessus mon épaule4.» 1 - Jean Beaufret : « Le poème de Parménide », Revue philosophique, no 4/2002, p. 402. 2 -Gadamer : Chemins de Heidegger, p. 28. 3 - Ibid. p. 28. 4 - Georg Hans Gadamer : autoreprésentation, in : La philosophie herméneutique, PUF, 1966, p. 29. 69 CONCLUSION Heidegger s’est interrogé sur l’être et sur l’être de l’homme mais il a réalisé qu’il ne peut trouver une réponse riche de sens, s’il ne creuse pas en profondeur l’histoire de la tradition. Il repart aux Grecs qu’il considère comme les dépositaires et les fondateurs de la philosophie et de la pensée occidentale, la seule structurée et complète. D’après lui, les Grecs ont posé toutes les grandes questions et esquissé toutes les possibilités de réponses. A tout moment, pour tous les thèmes, devant chaque énigme ou incertitude qu’il rencontre et à la base de chaque développement, il se réfère à eux pour se rapprocher du vrai, du bien et du beau. Ce ressourcement est fondamental pour la construction de sa pensée. C’est ce qu’il appelle, dans Essais et Conférences, «le retour à la maison natale», le pilier central. La question de départ, « Pourquoi il-y-a l’être et non pas plutôt rien ? », ainsi posée dès l’aube de l’histoire, interpelle l’entendement humain sur l’origine et le principe de toute chose. Elle n’est chargée d’aucune inquiétude, au contraire elle exprime tout l’étonnement qui se peut devant ce qui est. C’est une question portée par de grands noms comme Anaximandre, Parménide ou Héraclite qui se réjouissaient du sens, de l’organisation et de l’évidence du commencement des choses ; et un peu plus tard, par Socrate, Platon ou Aristote qui s’interrogeaient sur la compréhension et l’interprétation de cette organisation, introduisant l’homme, seul détenteur de la connaissance, en principal moteur de cette compréhension, parce que le seul qui s’interroge sur lui-même et sur l’être dont il est partie intégrante. La pensée grecque est en effet une construction décisive dans la pensée de l’humanité qui semble définitivement structurée. Mais comment les successeurs de cette pensée de l’être vont-ils la percevoir et l’utiliser ? Le Moyen-âge profitera de la théorie platonicienne et aristotélicienne pour avancer dans la voie de la métaphysique. Mais cette voie ne convient pas à Heidegger qui ne produira sur cette période aucune œuvre significative, excepté sa thèse de doctorat et quelques 70 conférences. Pourtant, plusieurs noms retiendront son attention comme Saint Augustin qu’il affectionne particulièrement et Saint Thomas qu’il contredit souvent. Néanmoins, cette étape lui sert de support, c’est un canal important pour passer aux temps modernes et à l’ère contemporaine. Heidegger sera beaucoup plus loquace sur les périodes tardives pour mettre chaque penseur à sa juste place et régler ses comptes avec les courants qui entravent le développement de la pensée. Pour montrer la profondeur de chaque chose, il va creuser dans la langue afin de réhabiliter de vieux termes qui lui permettent de se mouvoir au milieu des problématiques philosophiques et des thématiques diverses. Il revient sur l’histoire de certains mots, surtout ceux qu’il trouve vieux, démodés, dépassés, à rénover ou encore à réformer, parce qu’en l’état ils ne conviennent pas au sens et au poids de ses idées, pour mieux cerner les caractéristiques de l’être et de l’homme. Dans les temps modernes, ce besoin de liberté, d’expansion et de rationalité, qui secoue le joug du Moyen-âge et le carcan de la métaphysique, semble l’intéresser. En plus, cette période est aussi caractérisée par l’action, le développement économique, de grandes inventions industrielles et une avancée scientifique qui va déteindre sur la philosophie. Une tendance qui s’accentuera jusqu’à l’ère de Heidegger, ce qui est moins réjouissant pour lui. Heidegger a été le disciple d’Husserl qui voyait en lui l’avenir de la phénoménologie. Mais il n’apprécie pas le projet husserlien de régler les problèmes de la crise de la pensée en soumettant la philosophie à l’exactitude des sciences et des mathématiques. Pour lui, le rôle de la philosophie est fédérateur, c’est elle qui dessine aux sciences leurs méthodes, évalue et oriente leurs résultats. Elle est la source de l’éthique et de la valeur. Il en arrive ainsi à la nécessité de soumettre à l’analyse les méthodes et les courants de pensées de son époque, probablement pour éviter les débordements et les déviations qui ont eu lieu par le passé. 71 INTRODUCTION En passant en revue l’histoire de la pensée, Heidegger constate cette décomposition et ce démembrement qui caractérisaient les sciences, de plus en plus détaillées, engendrant l’éclatement de la pensée en un nombre considérable d’écoles et de courants nouveaux, qu’il devient difficile d’espérer une philosophie qui les regroupe tous. En allant à la recherche de la cause qui empêche réellement cette unification, il réalise que la question de méthode se pose en priorité. Un homme multiple, au sens diversifié ne peut être regardé d’un angle étroit. En posant la question sur le sens de l’homme, il constate d’une part que la métaphysique borne le chemin de la réflexion sur l’homme ; d’autre part, d’autres courants avant lui ont voulu préserver la liberté humaine mais ont été pris au piège de la métaphysique. Ainsi, il décide de soumettre les méthodes et les courants de pensées à une minutieuse analyse afin de comprendre comment a évolué la philosophie et essayer de réformer ou de déconstruire ce qui ne convient plus à l’homme contemporain. Il déconstruit la phénoménologie et analyse l’humanisme et l’existentialisme, des courants pourtant récents et novateurs qui ont tenté de redonner à l’homme sa valeur initiale, mais n’ont pas su se libérer des restes des marques et repères de la métaphysique. Or, c’est la métaphysique qui a fait oublier l’être en s’occupant de l’étant. Il remarque, parmi les pages de l’histoire, qu’il n’est pas le premier à vouloir retourner à la question initiales. Quelques philosophes s’accrochent encore à l’être comme Locke, d’autres se revendiquent de la pensée de l’existence comme Spinoza, ou encore Descartes, Kant et Nietzsche qui ont un même besoin d’inventer un outil pour comprendre et exprimer le sens de la pensée. Ce qui va lui redonner espoir et favoriser la construction de ce qui sera « la pensée heideggérienne ». 72 CHAPITRE PREMIER UNE METHODE APPROPRIEE POUR COMPRENDRE LE DASEIN Pour retourner à la question de l’être, telle qu’elle a été posée chez les Grecs, Heidegger s’est confronté au problème de méthode. En cette période où les sciences ont déjà plein pouvoir et plusieurs écoles et disciplines qui traitent de la vie de l’homme en société revendiquent leur part d’exactitude comme l’histoire ou la sociologie, comment protéger la philosophie du morcellement et de la rigidité ? Le retour à la question de l’être telle qu’elle a été posée par les Grecs est un besoin de retour à la simplicité, avant que le monde ne soit engagé dans une complexité croissante. Cette question dans sa globalité, son originalité et son originellité était nécessaire car le monde et la pensée se sont éloignés de l’objectif que s’est assigné la philosophie. Celle-ci court d’ailleurs le risque d’une totale métamorphose et le danger de ressembler à ce qu’elle n’est pas, si ce n’est déjà fait. Il est donc urgent de trouver un fil conducteur pour repartir là où la question de l’origine a été posée dans sa forme la plus simple. Se défendre contre les sciences n’est pas nouveau. C’est un vieux problème qui date du Moyen-âge, lorsque des courants chrétiens se défendaient des influences grecques et d’autres au contraire défendaient la pensée grecque des déformations chrétiennes. Heidegger s’inscrit dans le prolongement du deuxième. Cette attitude a été celle de Carl Braig du point de vue de la logique et de Dilthey du point de vue de l’histoire ; c’est ce qui a encouragé Heidegger à aller vers la question de l’être dans Sein und Zeit en l’abordant à partir de son historialité1. 1 - Jacques Rivelaygue : Le Problème de l'Histoire dans Être et Temps de Martin Heidegger, sous la direction de Jean-Pierre Cometti et Dominique Janicaud, Paris - Sud, 1989, p. 263-265. 73 Avant de s’engager sur le chemin du retour à la question de l’être, il consacre une partie du contenu de Sein und Zeit à la critique des différentes méthodes et entreprend un débat sur la recherche de la méthode idoine. L’ouvrage est d’ailleurs traversé par l’inquiétude de trouver la méthode idéale pour approcher la question de l’être, en mettant ensemble plusieurs sous-articulations. On peut donc dire que cette interrogation dès l’introduction de la question de l’être en général n’est pas secondaire. Il aborde le problème sous le titre très explicite de « La double tâche de l’élaboration de la question de l’être : méthode et plan de la recherche ». L’inquiétude est sérieuse, il y reviendra aussi dans d’autres ouvrages jusqu’en 1962, dans la conférence « Temps et Etre » où il fait encore le point sur la question de méthode, avec un large usage de la dialectique. S’il lance le débat, c’est parce que la confusion qui règne autour de la question de l’être relève d’abord d’un problème de méthode. La méthode indique la direction qui précède et guide la marche des travaux et la réflexion dans la recherche de l’étant, quant au fait qu’il soit et quant à son être en tant que tel1. Elle est comme le soleil, l’éclaircie, on ne prend pas soin de le regarder, mais c’est grâce à lui qu’on identifie clairement le chemin qu’il faut suivre. Mais au lieu de se limiter à poser la question du choix de la meilleure méthode à suivre, il s’impose l’exercice de savoir l’origine et le chemin parcouru par chacune et leur contribution au questionnement sur l’être. S’interrogeant sur la construction même de l’essence de la méthode, il commence par distinguer questionner de chercher, et le questionnement du questionné. Ce qui est capital car s’interroger, c’est se poser des questions autour d’un sujet déterminé et le questionnement s’inscrit dans la méthode2. Mais la question est délicate, parce que le questionné de la philosophie qui est l’être est soumis aux mêmes conditions que le questionné des sciences sociales qui est l’homme. Tout « questionner » est un « chercher », tout « chercher » tire son thème de recherche de la direction qui précède et guide sa démarche, dans le sens où chaque étant exige une discipline et une méthode d’approche qui se trouve en lui. La chose est interrogée pour donner des réponses qui rapprocheraient de son être propre. Dans ce sens, elle est questionnée sur ce qu’elle est : vie naturelle, espace, histoire, langue et bien sûr l’homme… Ce sont des objets d’étude qui ont des sciences correspondantes et des 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 28. 2 - Ibid., p. 29. 74 méthodes appropriées. Pourtant, dira Heidegger, ce n’est pas cette richesse ou cette abondance qui témoigne du développement ou du progrès des sciences. Le progrès d’une science provient soit des crises cycliques qu’elle vit inévitablement à des tournants de son histoire où elle remet en cause son rapport aux autres sciences, son rapport à son propre sujet et ses concepts de base. Les étants constituent les thèmes des différentes sciences, l’homme constitue le thème des sciences sociales, l’être et l’être de l’homme constituent le thème de la philosophie. La philosophie ne peut avancer si les sciences sociales n’avancent pas et les sciences sociales se trouvent bloquées si les différentes sciences des choses de la nature ont un problème. Ce déséquilibre peut être à l’origine d’une crise des sciences et de la philosophie. Il engendre des problèmes de méthodes, alors que l’évolution d’une des trois parties engendre un changement dans la nature du rapport avec les autres et, par voie de conséquence, un changement dans la méthode d’approche. Auguste Comte parlait de la crise de la philosophie qu’il voulait soumettre au positivisme scientifique et Husserl a soulevé, dans Recherches logiques, la question de la crise des mathématiques engendrant la crise de la philosophie. Heidegger affirme dans Sein und Zeit que le moment de crise est une épreuve pour les sciences, il permet de remettre en cause non seulement leurs concepts, leur mode opératoire, la manière dont leurs sujets sont définis, mais aussi leur propre raison d’être et leur niveau d’autonomie. Elles trouvent leur force dans cette capacité à revisiter leurs concepts de base avec des investigations anticipatrices1. La philosophie aussi a besoin de son moment pour vérifier son intégration à l’environnement scientifique en perpétuel changement, pour renouveler sa relation à lui, en se surpassant à chaque fois pour se mettre à niveau. En clair, si le thème des sciences évolue, il induit l’évolution de la philosophie, car elle reste le catalyseur et l’outil d’orientation et d’évaluation de toutes les sciences. C’est dans ce sens que Kant a proposé de dégager ce qui appartient à la nature de ce qui relève de la théorie de la connaissance ou de la méthode. Il parle d’une logique transcendantale apriorique, entendant par là une logique qui s’applique aux 1 - Ibid. p. 33/34. 75 domaines de la nature qui constitue le sujet d’étude, et non pas simplement un procédé de mathématique fondamentale1. L’homme, le Dasein, est le thème et l’acteur des sciences, leur sujet et leur objet. « Il n’a qu’à être pour que cet être qui est le sien lui soit découvert 2.» Heidegger utilise trois termes pour exprimer les états de conscience du Dasein dans son rapport au monde extérieur : ontique, pour dire qu’il est un objet d’étude au même titre que n’importe quel objet, pré-ontologique pour exprimer son premier rapport conscient aux choses pour comprendre sa façon d’être dans le monde parmi les étants, et ontologique pour indiquer qu’il est sur le chemin du savoir et sur la voie de la connaissance de l’être. Les autres étants ont seulement une présence « ontique », sans conscience. Kierkegaard aussi a son mot à dire sur la question de méthode. Il distingue de fait le discours philosophique du discours religieux, même s’il admet la possibilité de passer de l’un à l’autre. Il construit son argumentaire sur une certaine forme d’opposition qui rappelle le discours sur la vérité et consiste à dépasser la conception socratique qui considère que la vérité relève de la subjectivité pour aller vers une objectivité qui place la connaissance en dehors de l’homme. Le paradoxe socratique est une herméneutique qui place la connaissance dans l’homme qui peut apprendre en se rappelant ou en réveillant sa mémoire. Mais cette disjonction est un risque pour la science, elle est subjective du fait que les hommes sont tous différents, alors que la connaissance ne peut être que commune. Il propose ainsi d’aller vers l’idée d’une vérité extérieure à l’homme, mais pour l’acquérir, il y a nécessité de faire appel à une méthode. La méthode dont se réclamait Heidegger quand il a entrepris Sein und Zeit est l’optique analytique de la phénoménologie d’Husserl. Mais après expérience, il s’est rendu compte que son premier livre souffre du poids de la méthode phénoménologique qui ne peut à elle seule suffire à régler la question de l’être. La phénoménologie reste néanmoins la méthode qui domine Sein und Zeit. La valeur du livre et la perspicacité de son auteur ont laissé un impact sur elle. Mais la façon si particulière que l’auteur utilise en l’appliquant et le regard nouveau et singulier qu’il porte sur les choses a partagé les points-de-vue des heideggériens, ce qui a conduit à la 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 35. 2 - Ibid. 36. 76 mise en place de nouveaux modes d’approche ou de nouvelles phénoménologies, se démarquant ainsi de la méthode-mère. En guise de définition, on peut dire que la phénoménologie 1 consiste à ne pas se prononcer sur le monde et son existence, elle représente ainsi le «retour aux choses mêmes». Il s’agit pour la personne de suspendre toutes ses visions antérieures et tous ses préjugés pour se concentrer sur ce qui se présente à la conscience, l'apparaître. Historiquement, le concept est récent. Mais les termes qui le composent renvoient à des origines grecques. Issu de phainomenon (ce qui apparaît) et de logos, c’est l’étude de ce qui apparaît de l'expérience et des contenus de la conscience, au sens de « prendre conscience de quelque chose. » Heidegger n’est pas le premier à marquer un temps d’arrêt sur le concept de « phénoménologie ». Kant (1724-1804) avait déjà préparé un accès à la matière phénoménologique. Une section de la Critique de la raison pure (1781) devait s'appeler Phénoménologie, il préférera finalement l’appeler Esthétique transcendantale. Il y opère la séparation entre la chose en soi2 et le phénomène. Elle occupe aussi une part importante dans la pensée de Fichte (1762-1814) qui oppose, dans La Doctrine de la Science (1804), la doctrine du phénomène ou phénoménologie à la doctrine de l'être et de la vérité. Mais c’est à Hegel (1770-1831) que nous devons un pas de géant dans le développement du concept grâce à Phénoménologie de l’esprit (1807), un des plus importants ouvrages de l’histoire de la philosophie, tant par sa densité théorique que par son influence sur les écoles de pensée du XIXème et du XXème siècle, à travers le monde3. Husserl, pour sa part, a voulu résoudre la crise des sciences, notamment les mathématiques, en tentant de les réunir par le biais de la méthode même. Il veut aussi reconstruire la philosophie comme une science rigoureuse en faisant usage du même outil. 1 - L'inventeur présumé de l'expression « phénoménologie » est Jean-Henri Lambert (1728 - 1777) : mathématicien, physicien et astronome suisse-allemand, qui veut donner un nom à la «doctrine de l'apparence». Mais c’est Edmund Husserl qui sera le fondateur officiel. 2 - Le noumène désignait déjà chez Platon la réalité intelligible dans le sens originel utilisé. Le sens est détourné à dessein par Emmanuel Kant pour signifier «ce qui est au-delà de l'expérience qui en est faite». 3 - Document numérique : http: // www.questionsenpartage.com/-lorigine-de-la-phenomnologieedmund-husserl 77 Son principe de base est simple, toute conscience est toujours conscience de quelque chose : «Je vois un arbre», «je me souviens de l'époque où j'allais à l'école»…, tout est «conscience de». Il s’agit d’abord de faire la description des vécus tels qu’ils sont, c’est cela qui constitue le point de départ de la phénoménologie et soutire à l’expérience ses dispositions essentielles. C’est cet aspect palpable, directement en rapport avec les choses, qui a séduit Heidegger qui cherchait un lien entre les éléments du monde et ce que voit l’esprit humain. Questionné un jour sur le sens de la phénoménologie, Husserl répond : « la phénoménologie, c’est moi et Heidegger 1 . » Ce qui signifie qu’Husserl réalise l’importance du rôle que joue Heidegger dans le développement futur de cette méthode. Pourtant, l’élève s’avère un disciple-dissident du courant de la phénoménologie husserlienne. Il s’exprime lui-même sur ce qui finit par le séparer de son maître en lui disant dans une lettre : «Nous sommes d'accord sur le point suivant que l'étant, au sens de ce que vous nommez « monde », ne saurait être éclairé dans sa constitution transcendantale par un retour à un étant du même mode d'être. Mais cela ne signifie pas que ce qui constitue le lieu du transcendantal n'est absolument rien d'étant - au contraire le problème qui se pose immédiatement est de savoir quel est le mode d'être de l'étant dans lequel le monde se constitue. Tel est le problème central de Sein und Zeit - à savoir une ontologie fondamentale du Dasein2.» Les propos de Heidegger sont clairs, le différend qui le sépare d’Husserl est d’ordre méthodologique. Les deux hommes sont d’accord sur la définition de la notion de l’étant et sur son mode d’approche. Mais pour Heidegger, le lieu où se situe l’étant est aussi un étant, même s’il est soumis à d’autres critères d’étantité, alors qu’il en est autrement pour Husserl. Ce qui rend différente la vision globale du maitre de celle du disciple sur la question de l’être dans sa relation à l’étant en général et à l’espace en particulier, induisant une différence sur le mode de penser « le temps ». Ce différend va aussi influer sur le développement même de la phénoménologie, engendrant des écoles de pensée aux points-de-vue très divergents. D’ailleurs, dès l’introduction de Sein und 1 - Gadamer : Chemins de Heidegger, p. 29. 2 - Michel Haar : Martin Heidegger, « Lettre à Husserl » du 22 octobre 1927, Paris : Editions de l'Herne, coll. « Cahier de l'Herne », 1983, p. 67-68. 78 Zeit Heidegger la conçoit comme une possibilité à exploiter, et non une voie scientifique ou philosophique définitive 1 . Ainsi, même si Heidegger appelle à son dépassement, cette méthode va marquer l’histoire de la philosophie en essayant de s’approprier les concepts authentiques à l’origine de la compréhension de l’être de l’étant, alors que la métaphysique plonge l’être dans l’oubli. Réalisant après la parution de Sein und Zeit que la phénoménologie ne suffit point pour régler toutes les questions de la philosophie, Heidegger va faire intervenir l’herméneutique, ou encore l’approche historique, littéraire ou poétique et même des méthodes scientifiques comme l’observation ou l’expérimentation, conscient de la nécessité d’un montage méthodologique pour expliciter au mieux ses thématiques. Ce qui va donner lieu à une diversification de thèmes et de méthodes, lui permettant d’approcher ses sujets par plusieurs angles d’attaque et de rassembler des éléments de la pensée que les différentes sciences ont éparpillés par souci de détail, empêchant ce qui est essentiel dans l’homme de faire ou de refaire surface. Le dépassement de la phénoménologie devient d’ailleurs une nécessité, un besoin insistant surtout après la deuxième guerre mondiale, car le monde était à la recherche d’une méthode miracle pour retrouver cet homme perdu dans une foule de choses qu’il ne comprend pas et qu’il maitrise encore moins. Il faudrait pour cela exploiter toute la richesse de la philosophie, les textes de Kant, à côté d’autres philosophes allemands, américains et anglo-saxons plus réalistes, pragmatiques et proches de la vie de l’homme au quotidien, pour ouvrir de nouvelles voies. La phénoménologie convenait à Heidegger car elle s’annonçait comme une méthode d’approche qui consistait simplement en une description interprétative de son sujet détaillée et assez complexe. Ce qui a aussi attiré plusieurs penseurs des années 1920 qui voulaient adhérer à un projet commun sans renier leur propre pensée, comme Fichte, Natorp et Scheler qui ont entouré Husserl. Mais la phénoménologie a peu à peu perdu sa place d’honneur et Heidegger fait appel à d’autres méthodes pour compléter sa démarche. Il s’intéresse à l'« histoire de la philosophie » et parle de la nécessité de l’avènement d’une véritable « conscience historique » succédant à l'érudition compilatrice des siècles antérieurs2. Il rencontre les 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 61. 2 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 115. 79 néo-kantistes, des sociologues, des historiens et des philosophes positivistes comme Dilthey, Jaspers ou Simmel et se dresse contre l’objectivisme, la technicité, l’anthropologisme, le biologisme et le psychologisme. Il refuse de se suffire à une méthode proposée par les sciences exactes pour approcher la philosophie et les sciences de la société de façon générale, prévenant le risque que celles-ci ne répondent plus aux exigences d’époque1. En réalité, ce besoin de faire appel à plus que la phénoménologie pour approcher la philosophie de l’homme et de la société est ancien chez Heidegger. Déjà en 1915, dans sa leçon d'habilitation consacrée au Concept de temps dans la science historique, il témoigne de son intérêt pour les questions du temps et de l'histoire avec notamment le besoin de défendre l’histoire en générale et l’histoire de la philosophie en particulier 2. En 1923, Gadamer l’a vu, dans une fraicheur de jeunesse, remettre en cause les méthodes universitaires classiques, exprimant clairement son désir d’exploiter les capacités et mérites de l’herméneutique. Il restera dans ce besoin d’utiliser « l’herméneutique » pour comprendre l’homme pendant plusieurs décennies. Il l’explique en profondeur à ses étudiants alors que la méthode est encore inconnue en dehors de l’université de Freiburg en Brisgau. Il utilise pleinement le mot dans un cours dispensé cette année-là, mais qui ne sera publié qu’en 1988 dans les Œuvres complètes3. On retrouve même le terme dans un de ses textes de 1919. Ses élèves l’évoquent souvent et le réclameront longtemps, Gadamer dans une conférence présentée en 19574, et Otto Pöggeler en 1963 dans son classique sur Le chemin de pensée de Heidegger. Bien sûr, grandement présent dans Sein und Zeit, malgré ses inquiétudes, l’auteur en parlera en prenant ses distances par rapport à la métaphysique, il parle alors de « l’herméneutique de l’histoire de la métaphysique », qui reste le prolongement de l’herméneutique de Sein und Zeit5. 1 - Christian Dubois : Heidegger : Introduction à une lecture, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p. 194. 2 - Françoise Dastur : Heidegger et la pensée à venir, édition Vrin,2011p. 17. 3 - Martin Heidegger : Œuvres complètes, 56 -57, 117. 4 - Gadamer : Le problème de la conscience morale, Paris : Seuil 1963, réédité en 1996, p. 49-58. 5 - Jean Grondin : Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer, in : P. Capelle et al. ; Le souci du Passage, Paris, Cerf, 2003, p. 2-3. 80 En guise de définition, l’herméneutique1 (Perihermeneia) est l’art d'interpréter ou l’art de la théorie de la lecture et de l'explication des textes, un outil d’interprétation des textes particuliers, des textes religieux comme la Bible ou le Coran ou encore des textes de la pensée magique, des symboles divinatoires, des mythes et des légendes, on parle dans ce cas d’herméneutique sacrée. En tant que telle, elle est plus ancienne que les religions, les spiritualités et la philosophie 2 . Elle a aussi fait référence pendant la Renaissance, notamment avec Martin Luther et Jean Calvin qui ont voulu donner un nouvel élan aux interprétations des textes religieux. Dans ce cas, elle propose d’introduire des réformes pour simplifier la compréhension en accord avec les sciences, la vie au quotidien, la médecine, la pharmacopée qui peut même être mélangée à une dimension astrale que traduisent les méthodes de guérison traditionnelles associées à l’astrologie de l’époque. En philosophie, l’herméneutique est définie comme une théorie d'interprétation qui analyse ce qui est manifeste, ce qui la rend familière de la phénoménologie, elle s’applique autant à la question de la liberté humaine qu’à l’interprétation d’une œuvre d'art. Cette extension de l’herméneutique au monde de l’art est un volet qui a attiré l’attention de Heidegger et augmenté son intérêt, car le langage de l'art représente pour les herméneutes le lieu où la vérité de l'Être se déploie, au-delà de la description scientifique des étants particuliers. La phénoménologie et l’herméneutique ne se contredisent pas chez Heidegger, elles se croisent plutôt et peuvent se compléter, un croisement dicté par l’objet-même de la réflexion méthodologique qui était essentiel à Sein und Zeit. Mais il fait aussi appel l’ontologie rendue nécessaire par les besoins des thèmes si complexes que sont « l’être » et « l’homme ». L’ontologie, qui se définit comme l’étude de l’être en tant qu’être, est une philosophie et une méthode d’approche qui a accompagné la question de l’être depuis ses débuts, au point d’en être une partie intégrante. Elle est aussi totalement intégrée à Sein und Zeit, si bien que Heidegger n’en fait pas un choix qu’il adopte ou récuse, elle s’est imposée à 1 - Le terme découle du nom du dieu grec Hermès, le messager des dieux et interprète de leurs ordres. Il réunissait à l’origine la logique d’Aristote et l'interprétation des textes religieux. 2 - Le terme Herméneutique est récent, il est apparu sous la plume de Friedrich Schleiermacher (17681834) et Wilhelm Dilthey. Voir : Friedrich Schleiermacher : Herméneutique, pour une logique du discours individuel, Le Cerf, 1989. 81 lui parce qu’elle a accompagné les présocratiques et les platoniciens, tant et si bien que même la paternité en est attribuée à Parménide d’Elée, le premier qui a avancé, comme vérité, le fait que ce qui est (l'être) est, sans négation et sans altération. Mais il l’a tout de même reformulée de façon particulière, pour comprendre l'essence de l'homme en partant de la vérité de l'Être, une nouveauté qui rompt avec la tradition philosophique depuis les origines. Plus qu’un chemin, plus qu’une méthode, plus qu’un système, il la conçoit comme une somme qui regroupe l’être, l’homme, la peur, l’angoisse… et même la métaphysique et la question de l’humanisme1. Heidegger fait aussi allusion aux méthodes de sciences exactes et expérimentales, à la psychologie 2 et à l’anthropologie 3 . Ces deux dernières sont considérées comme des sciences et comme des méthodes à la fois, parce qu’elles donnent accès à une compréhension de l’homme autrement que par les méthodes classiques, elles se sont épanouies au XXème siècle. Elles désignent l'étude scientifique des comportements humains et se divise en un nombre important de branches d’études théoriques et pratiques. La nécessité de parler de l’anthropologie vient de l’altercation qui a opposé Heidegger et Husserl sur le bon usage de l’anthropologie en tant que méthode d’interprétation de l’homme. Pour la psychologie, les choses sont plus singulières, c’est plutôt les 1 - Ontologie : comme beaucoup de termes philosophiques, c’est un montage récent avec des racines grecques. Sa formulation a paru sous la plume de Jacob Lorhard (1606) qui a utilisé le terme pour la première fois dans son Ogdoas Scholastica comme un synonyme de la métaphysique et Johannes Clauberg le reprend dans Elementa philosophiae sive Ontosophiae (1647). 2 - Le terme « psychologie » est issu du grec ancien : psyche (le souffle, l'esprit, l'âme) et logos (la science, l'étude). Aristote en fait état dans son traité De l'âme, mais le terme, proprement dit, apparaît pour la première fois sous la plume du savant humaniste croate Marko Marulić (1450-1524) dans son ouvrage latin Psichiologia de ratio neanimae humanae dont la trace a été perdue. Ensuite, le juriste et philosophe allemand Johann Thomas Freigsi en fait un premier usage. Enfin, le mot est véritablement popularisé à travers les écrits de Philippe Melanchthon (1495-1560) qui le reprend dans ses Etudes bibliques et ses Commentaires de la philosophie aristotélicienne. 3 - Malgré sa jeunesse dans l’histoire des sciences, le terme Anthropologie trouve ses racines dans le Grec ancien : anthrôpos (homme) et logos (parole, discours ou science). Quelques praticiens d’époque pourraient aussi en être les précurseurs. Hérodote décrivait dans Histoires les différentes sociétés que les Grecs connaissaient, comme les Égyptiens et les Scythes, il peut ainsi être considéré comme le père non reconnu de l'anthropologie. 82 psychologues et les psychiatres qui ont utilisé le Dasein comme un accès à la compréhension de la psychologie humaine en mettant en place la Daseinanalyse1. Il s’agissait pour eux de rejeter la psychologie classique qui soumet l’humain au moule de la standardisation, voulant se rapprocher de Heidegger qui dénonce le modèle Gestell d’uniformisation où tous les hommes se ressemblent. D’ailleurs, plusieurs textes opposent Heidegger à Sigmund Freud (1856-1939), le plus important nom dans la discipline. Ceci suppose aussi que Heidegger s’est prononcé, implicitement ou explicitement, sur ce domaine de la connaissance de l’homme. Les différences sont d’ailleurs évidentes, l’homme freudien est essentiellement fonctionnel, il ne voit du monde que ce que ses besoins lui permettent de percevoir. Alors que pour Heidegger, l’homme est ouvert à l’être et est capable de prendre du recul par rapport aux objets immédiats pour réfléchir à leur devenir. C’est un être-au-monde riche en monde, voire un créateur de monde et qui sait d’avance qu’il va mourir2. Dans cette interaction méthodologique entre la psychologie, l’herméneutique et l’anthropologie, on ne peut ignorer Derrida qui a modifié et développé la notion de « déconstruction3 », un terme nouveau pleinement expérimenté par Heidegger, mais pas dans le sens que lui donnera Derrida. La déconstruction est une méthode voire une école de la philosophie contemporaine, une pratique d'analyse textuelle qui s'exerce sur de nombreux types d'écriture comme la philosophie, la littérature ou le style journalistique, pour révéler les décalages et les confusions de sens, son objet s’associe ainsi à l’herméneutique. Heidegger a annoncé l’avènement de la déconstruction à la fin de l'introduction de Sein und Zeit et a promis de la développer ultérieurement. Il en parle ensuite dans Kant et le problème de la métaphysique, mais de façon plus simple et plus contractée encore : « Cette tâche, nous la comprenons comme la destruction, s’accomplissant au fil conducteur de la question de l’être, du fonds traditionnel de l’ontologie antique aux 1 - Ludwig Binswanger (1881- 1966) est un psychiatre suisse. Il a rencontré Jung et Freud qui ont marqué sa jeunesse. Mais il se détournera peu à peu de la psychanalyse pour créer la Daseinsanalyse essentiellement inspirée de l’approche de Martin Heidegger. 2 - Le site de l’institut néo-socratique : Heidegger face à Freud: l’homme est-il plus qu’un animal? 2009, http://www.insoc.fr/2009/07/heidegger-face-a-freud-homme-est-il-plus-qu-un-animal/ 3 - On retrouve le terme Déconstruction chez Gérard Granel qui l’a choisi en 1955 pour traduire Abbau qu'il veut distinguer de destruction qui traduit Zerstörung. 83 expériences originelles où les premières déterminations de l’être, par la suite régissantes, furent conquises1 ». Ces dédales à la recherche de la méthode idoine feront dire à certains critiques et même à des disciples que Heidegger a marqué un tournant dans sa pensée. Si le tournant consiste pour lui en un changement de méthode, on peut dans ce cas évoquer plusieurs tournants. Ne faut-il pas plutôt parler de méthode heideggérienne qui consiste à regarder le sujet par plusieurs accès et légitimer plusieurs possibilités pour venir à bout d’une réflexion ? Des disciplines nouvelles, qui ne sont d’ailleurs pas toujours philosophiques, s’appuient sur la méthode heideggérienne pour pouvoir se mouvoir plus librement, se renouveler et sortir du carcan traditionnel qui les étouffe. Mouchir Aoun2 explique comment le monde arabe gagnerait à faire appel à la méthode de Heidegger pour reconstruire sa pensée. En effet, le début du questionnement, qui est le propre de la philosophie, est d’abord un changement dans la méthode de pensée, c’est avec elle que l’homme peut revoir et redéfinir ses priorités. Allant au-devant de toutes les méthodes, Heidegger précise dans Sein und Zeit que ni la compréhension d’un logos entendu comme «raison» dans son sens originaire, ni la définition de l’homme comme animal supérieur parce que rationnel, ne lui conviennent. Il propose d’approcher le Dasein avec un outil particulier qui est « l’analytique existentiale », une méthode spécifique qui se détache des autres méthodes classiques anciennes ou récentes. En reposant la question de l’être, en présentant l’étant tel qu’il est et en multipliant les approches pour le comprendre, Heidegger présente le Dasein sur un mode analytique. Il dit : «Les origines dont relèvent l’anthropologie traditionnelle, la définition grecque et la directive théologique montrent bien qu’en s’attardant à déterminer cet étant qu’est l’homme dans son essence, on a laissé dans l’oubli la question de son être, cet être plutôt conçu comme «allant de soi» au sens de « l’être-làdevant » du reste des choses créés3.» 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 39. 2 - Aoun Mouchir Basile : Heidegger et la pensée arabe, Paris : L’Harmattan, 2006. 3 - M. Heidegger: Sein und Zeit, p. 77/83. 84 S’il a récusé les méthodes traditionnelles et soumis la question de la méthode à une fine analyse avant d’engager la réflexion dans Sein und Zeit, c’est qu’il voulait éloigner le Dasein de la dualité du corps et de l'esprit, de la dualité du sujet et de l'objet et de la dualité de l'essence et de l'existence1 afin de le présenter comme un tout cohérent et harmonieux avec tous des composants. Avec l’analytique existentiale, il définit la philosophie comme une ontologie phénoménologique universelle qui part de l’herméneutique du Dasein pour parvenir à l’analyse de l’existant, en fixant le point d’ancrage là où jaillit tout questionnement philosophique2. Le terme « existential » est un terme de l'ontologie que Heidegger utilise pour exprimer tout ce qui se rapporte à la constitution intrinsèque de l'existence humaine. Le fait que la liberté de l'homme soit une liberté en situation ou que son existence soit en réalité une coexistence, dans le sens d’un « être-avec-autrui », sont des existentiaux. Il le distingue ainsi d’existentiel qui exprime tout ce qui se rapporte à la façon dont l'homme éprouve son existence, l'assume, l'oriente et la dirige. Un mode de vie, un projet de vie, un style de vie sont existentiels. Certes, on peut envisager l'existence de deux façons : soit comme compréhension de soi pour vivre, pour exister, sans se poser des questions de philosophie théorique sur ce qu'est l'être de l'existence ; soit dans une compréhension délibérée, méthodique, savante, en quête de connaissance désintéressée, qui emploie la réflexion comme une forme d’analyse, dans une compréhension de soi axée sur l'« existentialité », c'est-à-dire sur une existence ontologique. Mais pour atteindre la structure de l'existence humaine dans ce qu'elle a de constitutif, il faut réunir les deux éléments. C’est pour cela que Heidegger fait appel à « l’analytique existentiale » qui sert à approcher, comprendre et analyser cette existence comme un « étant » qui n'est pas comme les autres, car dans son être se pose la question de l'être, et sa compréhension de soi passe par la compréhension de ce qui rattache le Dasein à l'être. Cette capacité est propre au Dasein3, car lui seul peut interroger le monde et s’interroger lui-même, une interrogation qui constitue, en ontologie, la condition de la connaissance ontique et ontologique. 1 - Françoise Dastur : Heidegger et la pensée à venir, édition Vrin,2011, p. 79. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.44. 3 - Ibid. p. 38. 85 Si l’on prend en considération la question du « je » qui a déjà été approché par plusieurs disciplines scientifiques et plusieurs philosophies, on constate que cette multiplication n’accède pas au sens global mais fragmente le sujet en plusieurs parties. Pour cela, Heidegger le reprend à la source, au-delà des explications diverses, pour permettre un accès direct et autonome au problème et propose de l’approcher par l’analytique existentiale. De ce fait, le « je » est un sujet actif qui s’autoanalyse et constitue en permanence sa propre découverte. En disant « je », le Dasein quotidien se définit en tant qu’«être-au-monde », avec et parmi les choses et les autres1, il ouvre aussi sur sa propre liberté, ses soucis et ses angoisses. Seule l’analytique permet d’aborder le Dasein, en prenant en compte toutes ses parties, essence et existence, au-delà de l’anthropologie ou de la psychologie ou de la biologie ou de la physique ou encore de l’herméneutique, sans laisser dans l’oubli la question de l’être2.» L'analytique existentiale aborde aussi la question du langage, car au-delà de la linguistique, du structuralisme et des bonnes règles de grammaire qui figent ou désintègrent la question de l'essence du langage3, la question de la définition du langage doit demeurer philosophique pour s’interroger sur la manière d'être du langage. Ainsi, l’analytique questionne toute la quotidienneté de l’homme ou le « on-quotidien », des tracasseries de petits problèmes humains au travail hautement élaboré susceptible de faire partie du contenu historial, tout constitue un thème de réflexion4. 1 - Ibid. p. 160. 2 - Ibid. p. 77/83. 3 - Ibid. p. 212-213. 4 - Ibid. p. 440. 86 CHAPITRE DEUXIEME POLEMIQUES SUR L’OUBLI DE LA QUESTION DE L’ETRE I. Le problème de la question du sens de l’être Heidegger ouvre le texte de Sein und Zeit en posant le problème du sens de l’être. Pour le représenter, il utilise la notion de Lichtung1, la lumière. Insaisissable, elle permet de rendre visible toutes les choses de ce monde tout comme l’être qui, en restant lui-même invisible, rend visible les étants. Il présente ainsi la lumière comme le mode d’investigation dont il a besoin pour avancer sur le chemin de la connaissance de l’être et de l’être de l’homme. Dès le début, il dit sa volonté de reprendre à la base la question de l’être et qualifie cette opération d’« élaboration concrète2 », ce qui donne un sens singulier à sa perspective. Il tente un retour au commencement, nécessitant une approche méthodologique différente et nous transpose d’emblée dans la Grèce antique pour montrer comment la question de l’être avait été posée, en tant que questionnement et en tant qu’étonnement. C’est le thème d’une véritable recherche qui interroge : « Pourquoi il y a l’être et non pas plutôt rien ? » Pourtant cette question a cessé d’être essentielle, car un changement est survenu dans l’approche méthodologique de la philosophie à la suite de l’évolution des sciences et cet étonnement, qui était essentiel à la recherche de la vérité, est devenu accessoire à la 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 133. 2 - Ibid. p. 193. 87 pensée qui se construit désormais sur l’argumentation, la logique et l’observation directe sur les choses. Toutefois, reprendre la question de l’être à la base reste la meilleure façon de refonder l’idée que l’être introduit l’étant, toute chose qui est, incluant l’homme, préférant ainsi la déduction de la philosophie à l’induction des sciences expérimentales. Mais comment opère Heidegger pour aboutir à ce postulat ? D’abord, il constate que la question de l’être est tombée dans l’oubli, que le chemin pour y parvenir a été déjoué en y adjoignant, à travers le temps, des éléments non conformes au but initial, ce qui rend difficile le retour à son fondement premier. Ensuite il étale tous les dogmes qui se sont construits autour d’elle et qui ont éloigné tout penseur de la perspective de s’en occuper. Les arguments mis en avant sont : c’est une question d’ordre général, elle est évidente ou encore indéfinissable. Arguments si répétés qu’ils deviennent évidents pour l’esprit humain, comme un fait historique. Il dit : «La question de l’être est devenue un discours supposé clair, étant couramment utilisé, l’être est tombé dans le sens général, il n’a plus besoin d’être défini, chacun sait ce que ce mot veut dire1 ». C’est pourtant une évidence dont on a apparemment perdu la voie d’accès. C’est peutêtre même la vraie difficulté de la question, aujourd’hui. Il explique justement que cette difficulté de retrouver le chemin juste qui mène vers la question de l’être rend compte de sa complexité et signifie que l’être n’est ni aussi général ni aussi évident, puisqu’il a été difficile aux uns et aux autres, à travers les siècles, de parvenir à un discours cohérent, homogène et rationnel à son sujet. Il va donc essayer de déconstruire ces conclusions consensuelles2 . Alors, les uns et les autres ont fini par se mettre d’accord pour désigner l’être comme une unité qui fait face à la multiplicité, le distinguant des genres et des catégories. A part ça, il reste un concept très obscur. Au sujet de son indéfinissabilité, il explique que l’être permet de définir tous les étants, mais aucun ne peut le définir et la manière traditionnelle de définir une chose ne peut lui être appliquée. Enfin, au sujet du « concept qui va de soi », il est certes aisé de constater que l’être est partout, dans toutes les définitions, toutes les situations, tous les états (ce garçon est heureux, ce garçon est 1 - Ibid. p. 26/27. 2 - Ibid. p. 28. 88 grand, ce garçon est travailleur…) Ce sont des états différents qui utilisent le même verbe « être », un verbe qui définit tout et toute chose, mettant fin à l’énigme du flou du sujet, de sa méconnaissance, de la confusion des objets dans leurs variétés et leur multiplicité en donnant du sens à chacun, mais il s’enveloppe davantage de mystère et de flou1. C’est ainsi que Heidegger convient qu’il est urgent, évident et nécessaire de revenir à la question de l’être. Il s’étale d’abord sur son usage dans la langue où l’être n’est pas seulement important mais aussi et surtout incontournable et indispensable. Son absence ne suppose pas la possibilité de lui substituer un autre verbe ou auxiliaire équivalent. Cela mettrait fin au langage même, car l’être s’emploie dans tous ses états, verbe, auxiliaire ou nom, il donne du sens à l’expression de l’homme, au « parlé ». Par l’absence de l’être l’homme ne pourra pas se définir comme « disant » ou « discutant2 », car en parlant il dit sa façon d’être, le lieu où il est, et exprime son être intérieur… Dire « les choses qui sont » est-ce qui distingue l’homme de tous les étants, objets, animaux ou dieux. Parler c’est être en communion avec l’être qui signifie le « parler » c'est-à-dire le logos. Heidegger approfondit cet usage de l’être en tant que verbe, qui exprime un état de fait, une situation. Les expressions « je suis », « tu es », « vous êtes » ou « ils sont », rapporte des formes d’existence en situation de… Il est difficile de concevoir ces choses qui sont les sujets de cette conjugaison ou de cette grammaire sans « l’être » dans son état conjugué. L’essence de ces sujets se trouve dans leur être, et la question grammaticale est plus importante que la chose en soi, car la connaissance de la chose en soi ne suffit pas, si son état d’être n’est pas défini. Ceci dit, l’être permet d’atteindre ces variantes dans leur multiplication, mais il ne fait pas la lumière sur lui-même, au contraire plus les variantes se multiplient, plus le brouillard s’épaissit autour de lui. Ensuite, il conçoit que le mot « être » prend des sens multiples, « la porte est ouverte », « il est dans son pays », « il est venu », « la coupe est en argent »… A chaque usage le mot/sujet est une découverte de l’usage de l’être, étonnamment simple et extrêmement 1 - Ibid. p. 27-29. 2 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 91. 89 différente. L’être est un sens ouvert, il absorbe toute la multiplication de significations et de sens des étants qui sont en lui, sans se standardiser, en gardant sa richesse, son originalité et la différence de chaque étant. Mais que le « est » soit indéterminé ne suppose nullement qu’il soit vide, au contraire, il doit rester indéterminé pour pouvoir déterminer les autres étants, il est déterminant et déterminable1 dans la précision du sens. C’est ainsi qu’il reçoit toutes les formes, tous les sens, comme un récipient modulable et maniable qui prendrait toutes les formes, comme l’eau où on plonge les objets qui sont tous différents mais s’adaptent tous avec lui. Ainsi, son sens se détermine par le devenir des étants. Heidegger a essayé de présenter les différents aspects de la réflexion qui ont tourné autour de l’évolution de la question de l’être. Nous savons qu’il y a « être » à travers la présence des étants, mais ceci ne suppose pas qu’il est égal à la somme des étants qui le constituent car sa valeur est hautement plus importantes qu’eux-tous réunis. C’est comme le sens d’une phrase qui est autre chose que les mots, les verbes et les lettres qu’elle compte. La phrase peut être lugubre ou claire, mais les mots sont simplement faciles ou difficiles à comprendre. Chaque étant peut être cerné et comparé à un autre étant semblable ou différent. L’être, lui, ne peut être comparé à rien. Heidegger le décrit comme une signification évanescente, changeante qui ne dit rien de déterminé2. Mais il ne peut pas être vide de sens, il comprend l’essence des étants spécifiques qui se regroupent autour d’un sens premier qui est en lui sans être lui. Un arbre, une forêt, les lieux où ils se situent sont des étants, il y a aussi ce qui réunit tous les arbres, ce qui fait qu’ils soient des arbres et non des armoires, des racines, des feuilles ou des bourgeons, c’est l’essence de l’arbre qui n’a aucune représentation matérielle mais le sens est clair et déterminé. En acceptant la multiplicité des étants, on remonte à la richesse de l’unité de l’être qui est au-delà de la somme des choses qui le constituent pour triompher du vide qui le menace3. Enfin, il annonce que seul l’homme, même s’il fait partie des étants, a une éminence qui découle de la prééminence de l’être. Il est le constructeur de la connaissance et a la 1 - Ibid. p. 99. 2 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 86. 3 - Ibid. p. 89. 90 capacité de dévoiler et de découvrir. Cette capacité est rendue par les notions de dévoilement et de découvrement de l’être. C’est donc lui qui va procéder à la connaissance et la reconnaissance de l’être qui reste encore obscure, embrouillé et éparpillé dans la multiplication des étants. Seul l’homme peut parvenir à un savoir sûr, ferme, déterminé au niveau de l’être en essayant de le débroussailler, l’éclaircir, l’arracher à la latence. C’est pour ça que la question de l’être et le retour vers elle à tout moment est capitale et seul l’homme peut faire l’expérience de l’être, le concevoir, rechercher son sens, en comptant le fait de questionner le sens sur lui-même. Convaincu que seul l’homme est un accès à l’être, Heidegger montre à plusieurs endroits de Sein und Zeit la nécessité de poser ou de reposer la question du sens de l’être1 par ce biais unique. Le langage humain sur l’être est affirmatif et la permanence du discours sur l’être veut que « la chose est ». On ne peut pas dire que l’être n’est pas, mais que la chose est juste ailleurs. C’est vrai qu’on suppose dans le langage commun qu’il fut un temps, dans un passé lointain, où l’homme n’était pas et les choses aussi et dans un futur lointain où il ne sera peut-être plus (quand on annonce la fin du monde). Mais ce discours, vrai par consensus, ne dit rien de vrai au sujet de l’être, il nous transpose dans un monde de légendes, même s’il pose en philosophie des questions fort intéressantes comme la question du temps ou la question d’un étant particulier qui est l’espace ou encore le rapport du temps à l’éternité. Cela pose aussi l’inquiétante question de savoir si le temps est un étant ou s’il est tributaire de l’être. Heidegger parle de l’aspect évolutif du langage qui peut orienter le sens de l’être qui est naturellement intégré au langage et à son environnement, de sorte qu’on ne peut parler sans faire pleinement usage du contenu du monde qui nous entoure. Dire « je suis en retard» n’a pas le même poids que « je suis né ». Mais dire « Pourquoi je suis né ? » aujourd’hui ne comporte pas les mêmes explications qu’il y a des siècles. Le monde a connu tellement de changements que les approches scientifique, existentielle et métaphysique se trouvent modifiées, suggérant des réponses complètement étrangères l’une à l’autre allant d’un fatalisme naïf à une explication scientifique selon les règles de la génétique. 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, (§32- p. 193, §44- p. 240, §67- p. 395). 91 Pour comprendre l’interprétation heideggérienne du concept de l’être, il est utile d’interroger ses prédécesseurs sur leur propre point de vue. D’abord Husserl, son professeur, qui a posé la question du rapport de la philosophie à la science, intégrant la question dans ce rapport même. Il reconnait aux sciences positives la vocation à procurer un savoir suffisamment précis et efficace dans chacun de ses champs pour en tirer des applications pratiques particulières. L’être dépend du savoir ontologique et il parle d’ontologies régionales qui s’occupent chacune d’un domaine précis de l’être ou d’une spécialité 1 . C’est ainsi que la question du sens de l’être devient une question directement solidaire de la science. Pour Christian Wolff 2 qui le précède, l’interprétation de l’être ne peut être que scientifique ou sous-tendue par la science. Il distingue trois régions fondamentales de l’être, celle du monde ou l’être mondain, celle de l’âme ou l’être psychologique et la troisième qui se réfère à l’idée de Dieu ou l’être spirituel et divin, qu’on peut appeler celle de la métaphysique. Heidegger n’a pas supporté cette façon mécanique de défragmenter l’être, comme un noyau et ses atomes. Pour lui l’être est Un, il le considère en profondeur dans la verticalité et non étalé devant lui par spécialité, comme dans les départements d’une université. Il accorde à la question de l’être une priorité ontologique estimant que l’ontologie fondamentale devance et prime sur les ontologies régionales – s’il y a lieudont parle Husserl. Le sens de l’être précède la lecture de l’être par la science car l’être a toujours déjà du sens. Il avance aussi, à l’inverse d’Husserl, que le Dasein est un étant parmi les étants dont la détermination est d’abord ontique, elle deviendra ontologique en fonction de l’évolution de sa pensée sur son être et sur le monde. En fait, les deux priorités, ontique et ontologique, se rencontrent. Elles sont respectivement celle des scientifiques et celle des philosophes. Autrement dit, ce que l’on peut dire de l’existence en général est ontologique; ce qu’est cette existence, à travers ses aspects contingents, historiques, ou matériel est ontique. Dans ce sens, la 1 - www.questionsenpartage.com/structure-formelle-de-la-question-de-l-être-chez-martin-heidegger 2 - Christian von Wolff (1679 -1754) est un mathématicien et philosophe allemand, disciple de Leibniz, auteur d’un système totalement rationaliste (Philosophie première, 1728), il eut une influence considérable sur Kant. 92 science n’aura jamais une préoccupation ontologique, car elle s’occupe seulement des déterminations ontiques de l’étant. L’ontologie relève de la philosophie, mais toute connaissance qui se rapporte aux objets du monde perçu ou connu, même s’ils constituent la conscience du monde, reste ontique parce que ceux-là relèvent de la science. Cette distinction entre l’ontique et l’ontologique, Heidegger la mettra en évidence dans plusieurs situations. Il parle aussi de termes aux sens équivalents comme l’existential et l’existentiel ou encore l’authentique et l’inauthentique. Dans toutes les questions relatives au monde, relative à la mort, relative à soi-même, il discerne entre ce qui est de l’ordre de l’existential, ontologique et authentique c’est-à-dire du philosophique, et ce qui est existentiel, ontique et inauthentique et relève du scientifique. Un tel mode d’approche ne manque pas de générer une confusion dans la définition des limites entre les états de conscience des choses en causant beaucoup d’inquiétudes tant aux scientifiques qu’aux philosophes. L’homme est toujours ontiquement au plus proche de lui-même car la connaissance ontique est d’emblée abordable et donne une possibilité de se comprendre et de comprendre le monde apriori. Il est par contre ontologiquement le plus éloigné de lui-même, parce qu’il n’a jamais fini de se connaitre, de se découvrir et de découvrir le monde qui l’entoure. Démêler les modes d’être de l’humain à l’intérieur du monde, parmi les choses du monde et par rapport à lui-même est d’une grande complexité, et le temps ne modifie en rien ce genre de vérités. Mais l’homme reste toujours en quête du savoir ontologique. Mais cette approche Heideggérienne pour montrer que le regard scientifique pense faussement détenir la vérité ontologique quand il aborde l’homme par une optique particulière n’est pas nouvelle. Ce n’est pas la première fois que des philosophes tentent de cerner l’être par une optique particulière. Et l’être se retrouve ainsi à chaque fois au centre des débats. Platon rapprochait l’être d’Idea qui fonde la théorie des idées, alors qu’Aristote montrait, dans la Métaphysique, le danger du jugement de généralité exprimé communément par « l’être en général ». Dans Somme théologique, saint Thomas d’Aquin assimilait l’être à transcendens, où il n’est pas tout à fait l’Un mais il s’oppose néanmoins à la multiplicité des genres. Saint Thomas et Duns Scot ont même réintroduit la question de l’être et de l’Un dans les débats philosophiques de leurs époques respectives, dans le but de reprendre les échanges là où les Grecs les avaient 93 laissés. Plus récemment, Hegel a tenté de reprendre le débat à partir des Grecs, déterminant l’être comme l’immédiat indéterminé, mais dans sa logique il n’est nulle part question de l’unité face à la multiplicité. Ainsi, en plus du rapport à la langue et de la multiplication du sens, Heidegger évoque les limites de la question de l’être dans son essence, qui est d’abord et depuis les Grecs une question sur la provenance et sur l’avenir ou le devenir. Dans Introduction à la métaphysique, il part du risque de voir l’être se vider de son sens, pour contrecarrer la métaphysique traditionnelle qui va de l’étant vers l’être pour imposer à l’être des limites et faire valoir des substituts comme le devenir, le paraitre, le penser, l’idée, le devoir ou encore la valeur. Or l’être ne peut être expliqué, compris, assimilé, juste à partir de la somme des étants. Heidegger donne l’exemple de l’actualité de l’Occident en se demandant si l’être dans son état présent n’est pas la dernière fumée d’une réalité qui s’évapore, la fin d’un temps, car même sil est encore digne de questionnement, l’être s’expose à tout moment à une compréhension amaigrie, amoindrie et réduite que l’homme fait au profit de la métaphysique. II. Les limites de l’être Heidegger a consacré une partie de l’Introduction à la métaphysique à la définition des limites de l’être. Il entend par « limites » les axes de réflexion ou les domaines où la notion de l’être se manifeste. Pour l’étant, les choses sont plus simples parce qu’il a un sens concret et diversifié, même si chaque chose cache en elle la profondeur de l’être qui se fait l’expression de la connaissance de l’époque où elle est, et chaque époque a son regard propre sur les choses et leur essence. Heidegger propose alors quatre formes ou états mis en évidence à différentes époques: « être et devenir », « être et paraitre », « être et penser », « être et devoir »1. Dans les deux premières limites connues depuis les Grecs, l’être est en mouvement, la troisième est aussi ancienne mais a été conceptualisée vers la fin du Moyen-âge et la naissance 1 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 103. 94 des temps modernes alors que la quatrième est totalement conçue dans et par la modernité. « Etre et devenir », présentée comme une opposition, projette l’étant, c'est-à-dire tout ce qui est, dans la forme qu’il pourrait prendre. Ce qui suppose que tout étant est appelé à devenir, il devient quelque chose d’autre de façon insaisissable. Ceci exprime la continuation et le perpétuel changement de ce qui est. Tout y est soumis même ce qui n’a pas de forme, le présent dans ce qu’il est, est lui-même le devenir de ce qui a été. Même ce qui résiste au changement et exprime l’image de la stabilité et de la solidité change. On retrouve ici les interprétations de Parménide qui soutient la stabilité de l’être dans une continuation qui éloigne tant « naitre » que « périr », contrairement à Héraclite, qui soutient et prône le devenir. Mais on a vu comment Heidegger s’explique cette apparente opposition entre les deux hommes, conséquence d’une lecture modernisée sous l’influence du darwinisme notamment, car le changement se trouve dans les dires mêmes de Parménide dans son fragment poème où il fait ressortir l’être de l’étant par opposition au devenir1. Cette interprétation d’une opposition apparente est encore plus visible dans la forme « Etre et apparence » qui oppose « l’être » au « paraitre », même si elle met le premier en valeur, plus digne, plus authentique et plus proche du vrai, par rapport au second qui se veut inauthentique, improbable et changeant. Pour Heidegger, cette distinction aussi est la conséquence d’une lecture moderne qui oppose le sens des deux termes, souvent d’une façon morale. Pour justifier son interprétation, il remonte aux origines allemandes et grecques du terme « apparence ». En allemand, on retrouve la racine Schein (apparence) pour dire lumière ou lueur et même phosphorescent qui permet aux choses d’apparaitre, les sort de l’obscurité. Mais le même mot se retrouve dans le sens du faux, du simulé ou de l’illusion. Le soleil dans sa brillance donne l’illusion de tourner autour de la terre, c’est ce qui apparait des mouvements des astres sans intervention scientifique. Ce sens nous rapproche de l’illusion et de la brillance mais cette illusion ne se conçoit pas dans le sens du faux, c’est un paraitre qui donne une autre face ou une autre forme du vrai. 1 - Parménide : Fragments, VIII, 1-6, in : Introduction à la métaphysique, p. 105. 95 Dans son sens grec, l’être qui est prépondérant, mais son « paraitre » se construit sur la physis, ainsi ce qui parait ou apparait est fondu dans son sens, car l’être qui n’apparait pas donne un sens à ce qui apparait, comme la lumière qui nous permet de voir ce qui les formes et les limites de ce qui est là. C’est grâce à ce qu’on voit qu’on peut « penser » l’être de la chose, ce qui n’est pas différent de sa « vérité », faire apparaitre l’être dans un langage pensé selon la forme qui se voit de lui. C’est la concordance entre l’essence de la vérité et l’essence de l’être comme physis. Heidegger cite ainsi Pindare quand il dit : « l’apparaitre n’est pas quelque chose d’accidentel qui parfois rencontre l’être1». Avec l’avènement du christianisme, les choses deviendront plus complexes, car la place d’un être qui n’apparait pas prend sens. Mais « apparaitre » va aussi gagner un autre ajout théologique, que le temps a encore fini par effacer ou modifier. C’est la transposition du sens de lumière au sens de gloire, comme quand on dessine une auréole sur la tête d’un saint qui symbolise la gloire et la sainteté, c’est un code signifiant. Mais l’apparaitre va s’éloigner du sens de l’être et parfois s’opposer à lui pour se rapprocher de la doxa2 qui se construit indépendamment de la chose en soi. La poésie et la littérature vont alimenter cette opposition par des sens diversifiés. L’imaginaire social va puiser dans l’être pour qualifier le paraitre, mais les deux se séparent définitivement 3. Alors que philosophiquement, l’être se retrouve de plus en plus amoindri. Ainsi pour les Grecs, l’être est paraitre alors que les scolastiques vont les opposer. Les modernistes qui ne se retrouvent pas entre les deux sens contraires, vont utiliser leur rationalité pour ajouter un sens, opposant l’objectivité, une valeur scientifique appréciable, à la subjectivité, une valeur morale et sentimentale, séparant davantage les deux explications en rapprochant l’être du subjectif et l’étant de l’objectif. Cette opposition va dresser l’un contre l’autre en donnant avantage à ce qui est objectif, 1 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 110. 2 - La doxa regroupe un ensemble d'opinions plus ou moins homogènes, plus ou moins claires, comme les préjugés populaires ou singuliers, les présuppositions admises et évaluées positivement ou négativement, sur lesquelles se fonde toute forme de relations sociales. Elles se dressent généralement contre ce qui est nouveau comme la découverte scientifique ou ce qui est profond comme l’analyse philosophique. 3 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 114. 96 scientifique, visible, accentuant le sens de l’apparaitre 1 . Ceci va vider l’être de sa richesse, en maintenant le terme avec un sens et un contenu de plus en plus appauvris. C’est « Etre et penser », la troisième distinction que Heidegger met en évidence. Cette distinction reste cependant capitale dans le sens où l’homme ne peut être sans penser. Il passe, comme d’habitude, par une analyse linguistique pour montrer que « penser » regroupe le « devenir » et l’« apparence », en étant rattaché au passé, au futur et au présent, comme il représente le vrai et l’illusion à la fois. « Penser » est une opération libre et naturelle. C’est une opération constante qui montre le besoin chez l’homme de rechercher la vérité de la chose, du plus superficiel au plus profond. C’est aussi une faculté humaine, au même titre que « désirer », « vouloir » ou « sentir ». Mais la pensée appartient aussi à l’être, et ce depuis toujours. Elle est intérieure à lui et rien de ce qui est dans l’être ne peut en être exclu. L’homme moderne utilise beaucoup la notion de logique, mais elle n’est que la conséquence du fait de la pensée, qui veut dire la construction d’une pensée objective, rationnelle, scientifique. Pourtant, la construction d’une argumentation, d’une logique, d’un système, bref d’une théorie suite à des hypothèses plusieurs fois vérifiées qui donnent toujours les mêmes résultats aux mêmes causes, de façon mathématique et précise, va libérer l’homme du « penser », ou plutôt le dispenser ou le priver en lui donnant des réponses toutes faites, il n’a plus besoin de se poser des interrogations. Ce qui mène à croire que la logique, qui est le résultat du pensé, allège ou dispense de penser, voire elle l’en empêche. Cette constatation au sujet du « penser » est lourde de conséquences, elle condamne la science, non pas chez le scientifique, mais chez le consommateur qui ne sait pas d’où viennent les objets (électronique, technique et mécanique) qu’il utilise. C’est ce que Heidegger va appeler « une science sans conscience ». Il s’explique, le logos comme un arrière-plan de la logique le gène, parce qu’il est la forme grecque de la pensée rationnelle que le latin traduit par ratio, interpelant de même le cogito. En fait, c’est la traduction du logos que Heidegger ne supporte pas, parce qu’elle est incomplète et a 1 - Cette opposition de l’être et de l’apparaitre a commencé depuis Plotin, où l’être se verra élevé au sens d’idea, mais en perdant une partie de lui-même au profit des étants. C’est l’émergence de la théorie de la connaissance. In : Introduction à la métaphysique, p. 114. 97 omis des éléments dynamiques interactifs, qu’elle n’a pas su transférer du grec vers le latin et par conséquent vers les autres langues dérivées. Le latin n’a mis en exergue que les aspects inertes du logos pour alimenter la science. Pourtant, logos signifie « proposition » ouverte qui tend vers l’ontologique, alors que ratio comporte un sens d’évidence objectif mais plat qui donne une science de détails fermée et ontique. La logique gouverne l’esprit moderne et définit ce qui est important à partir du scientifique. C’est pour ça que Heidegger soutient que l’homme occidental a définitivement opéré une cassure entre « être » et « penser » en inversant le « penser » de l’objectivité scientifique qui se construit essentiellement sur les étants dans leur état concret. Il explique par ailleurs que la logique qui est en vigueur est le résultat des perspectives du fonctionnement scolastique des écoles post-platoniciennes ou néoplatoniciennes et post-aristotéliciennes, une invention des maitres d’écoles et non plus des philosophes, pour standardiser la pensée et en faciliter l’accès1. Des penseurs comme Leibliz, Hegel et Kant ont essayé de surmonter ces cas d’écoles et dépasser la logique traditionnelle et son institutionalisation, allant jusqu’à l’associer à la métaphysique. Heidegger, pour qui l’origine des mots est capitale pour comprendre le sens que leur développement a pu prendre, repart vers l’intelligence. « Intellectus » qui est le primat du « pensé », a été élaboré avec les mêmes moyens, dans le même sens et dans le même but que la métaphysique, pour donner des réponses toutes faites sur des questions qui se posent à tous. Les conséquences ne sont pas banales, la plus grave étant de pousser tout le monde à penser de la même façon. Heidegger sait que ce genre d’intellectualisme est difficile à combattre, mais il le dénigre et repart aux origines. Il s’agit pour lui de ramener le logos à la physis, quand la question de « penser » est née2*. Enfin, « Etre et devoir » qui est le produit de la modernité où l’être, le paraitre et le penser sont véhiculés par « l’obligation de faire » ou « le devoir » qui domine et supplante toutes les autres distinctions. On constate que l’être ne donne plus la mesure 1 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 129. 2 - Ibid. p. 130. * Une explication plus profonde est consacrée à ce sujet au chapitre quatrième de cette deuxième partie. 98 et plusieurs éléments le dirigent désormais. Pour être clair, Heidegger puise chez les Grecs le sens du devoir, il met en avant l’idée, dont la plus haute distinction est l’idée du bien selon Platon. Là aussi le bien ne s’emploie pas dans le sens moral, c’est le bien fondateur. L’idée est au-dessus de tout, y compris de l’être, même si par ailleurs tout est dans l’être qui comporte la référence au devoir et au bien, sans perdre de vue qu’il est aussi physis. Mais dans l’évolution des choses, le monde des idées insuffle le devoir aux hommes parce que malgré tout, il y a toujours le bien et le mal, ce dernier étant la conséquence de l’absence du bien. Alors pour réguler les choses, le besoin de l’humain de régner sur le monde va l’astreindre à des devoirs qui vont affronter la nature. Mais affronter la nature est une forme d’opposition à l’être. Ainsi, la scission entre être et devoir a du exister depuis les Grecs se formalisant de plus en plus en donnant plus ample importance à la pensée sur la matière ou sur la physis. Pour Kant, l’étant devient pleinement nature, déterminable et déterminé par l’esprit de la physique et des mathématiques. Toutes les sciences, même les sciences sociales, acquièrent cette prééminence décisive et deviennent des outils du devoir de l’homme, donnant à l’étant une suprématie prétendue qui va menacer l’être1. Les sciences sont donc des moyens de faire la lumière sur les étants avec toujours d’avantage de précision laissant l’être dans l’ombre parce qu’il n’est pas concerné par les sciences du détail. Seule la philosophie peut redresser cette carence. C’est ainsi que le devenir, le paraitre, le penser et le devoir, qui sont des étants intégrés à l’être se construisent comme des oppositions qui se dressent à lui appauvrissant d’avantage son sens premier. Heidegger, qui est reparti au sens premier de chacun pour retrouver cette interdépendance, s’interroge sur d’autres éléments comme le temps et la présence pour mieux comprendre si l’un ou l’autre constitue des limites pour l’être. III. L’être, le temps et la présence Parler de l’être, du temps et de la présence à la fois résume les débuts de la pensée de Heidegger qui a commencé, très tôt, à s’interroger sur les questions du « temps » et de 1 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 199-201. 99 « l’être ». Dans Sein und Zeit, il réfléchit l’identité de chacun, leurs chevauchements et parvient à un parallèle entre les deux entités, sans pour autant pouvoir les dépasser. C’est peut-être cela qui l’a poussé à promettre une deuxième partie de l’ouvrage. En réalité, cette suite attendue a été tentée dans le cours de Marbourg sur Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie et dans le livre de Kant qui explique au moins le pourquoi de l’inachèvement1 de l’œuvre de base, en empruntant cependant un chemin différent. Le livre de Nietzsche aussi a tenté de répondre. Alors que la conférence « Temps et Etre» et les séminaires de Thor constituent une grande étape, peut-être la dernière où Heidegger revisite pleinement la question de l’être en apportant les compléments attendus, pour dire également qu’il n’en a pas fini avec le sujet, répondant autant à ceux qui veulent dépasser l’être par la technicité scientifique ou le soumettre à un raisonnement moraliste et métaphysique qu’aux critiques qui soutiennent qu’il avait changé de cap et enregistré des tournants décisifs. La conférence « Temps et être », où il entreprend de reposer la question de l’être, n’est pas la suite de Sein und Zeit proprement dit, comme veulent le faire croire certains critiques. Même si le titre s’y prête, la méthode est différente, le contexte est différent, l’expérience plus enrichie, et surtout elle ne complète pas la philosophie du premier livre et n’éclaircit nullement ses points obscures. Elle le dépasse et surmonte les difficultés que Heidegger a rencontrées dans le déploiement de sa philosophie en général. Cette conférence est un résumé et une rétrospective d’une vie. De la conférence « Temps et être » de 1962 au séminaire de Thor de 1969, le philosophe repose la question de l’être en se frayant un nouveau chemin et une nouvelle approche. Dans un commentaire riche et significatif, il propose de « penser l’être sans l’étant », pour en finir définitivement avec les amalgames et les chevauchements que la métaphysique a souvent provoqués, faisant une utilisation confuse des deux termes, entendant par être « ce qui détermine l’étant en tant qu’étant » et où l’être est toujours vu comme le fondement même de l’étant2, ce qui laisse souvent prédominer l’étant sur l’être, s’accaparant la scène entière. 1 - Martin Heidegger: Nietzsche, T. I, p. 156. 2 - Martin Heidegger : Questions IV, p. 415. 100 Heidegger explique que cette interprétation aurait pu avoir une signification chez les Grecs pour qui l’étant avait un sens plein, à l’image d’une montagne dans une île, mais il est aujourd’hui vide de sens. La vie ordinaire moderne est enveloppée de matérialité, l’homme fait passer ses intérêts matériels en priorité et préfère ignorer les conséquences de certaines utilisations. Ceci rend difficile le fait de penser l’être en présence des étants sans leur influence. En vidant l’étant de son contenu, il sème le doute dans le terme tel qu’il est interprété 1 et invite même à douter du sens du terme « interpréter » qui ne prend pas vraiment en compte le contenu de ce qui est interprété. En fait, Heidegger veut parvenir à dépasser la façon de faire actuelle où l’être est perçu comme essence de… pour parvenir à un être perçu comme présence (Anwesen) tout simplement. Cette démarche est une tentative pour affronter encore la métaphysique, en proposant à l’être d’autres déterminations. « L’être comme présence » qu’il a déjà proposé dans Sein und Zeit est déterminé comme tel par le temps, c’est la relation entre « être » et « penser ». « Penser » est la marque distinctive de l’homme : La pensée comprend, interprète et pense son rapport à « être », au bon souvenir de Parménide2. L’important est que la pensée s’affranchisse et se tienne disponible pour ce qui est à penser, c'est-à-dire l’être en soi. Mais penser l’être sans l’étant ne signifie pas que l’étant est désormais inutile pour l’être, ou que ce rapport ne soit plus nécessaire, c’est juste une question méthodologique3. Dans la conférence « Temps et être », Heidegger propose la notion d’anwesen 4, comme un nom de l’être qui suggère la présence et nous rapproche du temps. Or le présent dans la représentation courante, situé entre le passé et le futur, est ce qui caractérise le temps. On se demande souvent si l’être a un temps, si l’être est dans le temps ou s’il a son propre temps qui n’est pas dans la dimension connue du temps. S’il a un espace aussi autre la dimension classique de l’espace, la chose est dans le sens où elle occupe un espace pour le temps où elle est, mais le est proprement dit, on ne le trouve nulle part. 1 - Ibid. p. 416. 2 - Martin Heidegger : Moîra- Parménide VIII (34-41), in : Essais et conférences, p. 279-280. 3 - Martin Heidegger: Nietzsche, T. II, p. 454. 4 - Nous constatons une distinction entre Etre (Anwesen) qu’il explique par « déployer son être », et être (Sein) tel qu’il a été traduit dans Sein und Zeit. Est-ce-que l’être de la conférence fait référence à Anwesen ? Ni Heidegger ni le traducteur ne signale cette différence. 101 Il est vrai que le temps n’est pas un étant, il n’a rien de temporel et ne peut être déterminé par l’être. Certes, il y a des expressions qui suggèrent l’association du temps et de l’être comme quand on dit « être en présence de quelqu’un ». Mais ce n’est qu’une expression imagée car les deux se déterminent réciproquement ou s’excluent l’un l’autre. L’être ne peut être déclaré temporel ni le temps déclaré étant. Tout ce qui est dans le temps est dit temporel. Celui qui meurt quitte le temporel. Le temporel est ainsi synonyme de transitoire qualifiant ce qui périt dans ou avec le temps, après avoir duré un temps. Mais «le temps demeure en tant que temps1», dans le sens où il dure et ne disparaît pas, il demeure dans le mouvement d’approche et entre dans la présence2, ce qui signifie que ni l’être ni le temps ne se trouve nulle part, comme des étants. Le temps passe et dans le fait de « passer », il demeure constant parce que non temporel, il laisse passer les étants. Ainsi, plus de quarante ans après Sein und Zeit, après avoir récusé la métaphysique, redéfini l’humanisme et valorisé la poésie, après avoir définitivement construit l’image d’un homme qui adhère à son environnement philosophique et poétique, Heidegger revient au débat du rapport de l’être et de l’étant, en remettant à leur niveau la notion du temps et le rôle qui lui revient dans la définition de la dynamique de l’homme moderne. Il passe pour cela d’un parallèle des trois notions à un rapprochement ou une interdépendance créant une passerelle supplémentaire de l’être au temps. Le doute qu’il a semé au préalable se confirme. Il se demande s’il est possible de composer avec les deux entités de « temps » et « être » pour un résultat productif, ou si les deux sont le résultat découlant d’un seul tenant. En réalité, il refuse de considérer les deux thèmes comme deux questions indépendantes et veut parvenir à une question qui tient les deux, au-delà du sens ordinaire3. Pour démêler les données d’un tel discours et les rendre sensées, il fait appel à la méthode dialectique. Ceci lui permet d’admettre des théories puis les réfuter sans perdre le fil. Cette méthode permet en effet de tester des données nouvelles convergentes ou divergentes à appliquer au sujet, puis les rejeter sans tomber dans la contradiction ou les 1 - Martin Heidegger : Questions, IV, p. 195. 2 - Ibid. 3 - Ibid. 102 dépasser pour approcher du but ultime qui est de pénétrer le cœur de la question, faisant de la contradiction une force et un outil de comparaison entre le temps et l’espace. Il utilise le terme de Eine Sache (quelque chose) qui suppose déjà la différence. Il essaie de se rapprocher d’un tenant qui exprime l’être en tant que présence, il dit : « il-y-a ce que veut dire temps ou être… ». Il met ainsi en rapport l’être, le temps et la présence qui s’exprime dans la pratique par « il-y-a », et utilise en allemand Es gibt qui veut dire « il donne ». Ce qui insinue le fait de penser l’être en abandonnant le fond de l’étant en faveur d’un « il-y-a » qui donne du sens, car de toute façon l’être en tant que donation n’est pas repoussé hors du « donner », c’est une faveur, un don. Il revient donc au sens ancien de l’étonnement en disant « il-y-a tout simplement », ont il a déjà fait usage pour se rapprocher du sens des fragments de Parménide. Parménide disait, pour visualiser le problème de l’être dans un étonnement de découverte : « il est à vrai dire être 1 ». Cette expression, que Heidegger renonce à expliquer, permet cependant de nous situer au tout début de la pensée, avant même le « il-y-a ». C’est ce qui fait dire à Heidegger à maintes reprises, notamment dans Lettre sur l’humanisme, que Parménide est encore impensé. Ceci montre, en revanche, que la question de « l’être » était discutée chez les Grecs avant même de discuter le « il-y-a », probablement parce que la forme « il-y-a » n’existe pas en grec dans son mode impersonnel, le problème n’étant donc pas posé. Heidegger déplace l’ambigüité en s’interrogeant l’énigmatique « il » du « il-y-a ». Que l’être soit bien pensé, avec un étant au sens plein et riche, dispense de faire appel à un « Il-y-a » dans un emploi commun pour confirmer l’être en donation. La « donation », c’est un autre mot qui caractérise le discours de Heidegger sur l’être. La notion de « don » est importante pour lui, elle donne du sens à tous les actes de l’esprit qui tournent autour des termes qui découlent de « donner ». Pour compléter le sens de l’être, il fait aussi appel au terme : destiner, car tout ce qui est est destiné à quelque chose et se détermine par son caractère destinal. En effet, l’histoire de l’être veut dire destination de l’être2. Le « destiné », « l’être » et le « Il » se rassemblent pour faire halte. En grec ancien « Faire halte » veut dire « époque », ce sont les étants qui 1 - Ibid. p. 202. 2 - Ibid. p. 203. 103 défilent à la suite des époques, ils font halte, à chaque fois, en faveur de l’être, inscrivant les événements dans l’histoire, pour lutter contre l’oubli. Dans Sein und Zeit, Heidegger propose d’interpréter l’histoire à partir d’événements inhérents pour comprendre l’historicité du Dasein. Mais ce n’est pas suffisant, le seul chemin encore possible est dans la déconstruction de la doctrine ontologique de l’être de l’étant, et les interprétations ou les hypothèses sont nombreuses. A chaque fois, l’être se libère du retrait pour aller vers la plénitude d’une époque de changement. A chaque époque, il-y-a ce à quoi la pensée destine l’être qui se libère pour prendre sa destination. Et à chaque fois qu’il-y-a être, le donner du « il-y-a » se montre comme destiner, tout comme il était Eidos pour Platon, pour Kant positio, pour Hegel Concept absolu et pour Nietzsche Volonté de puissance. Pour Heidegger « Il-y-a », installe la chose dans la présence si bien qu’elle devient marquée par le temps. Il la qualifie alors de « être-entré-en-présence », tout comme il nomme « être » des termes de « se déployer-en-présence », dans un présent qui suggère le passé et l’avenir, l’antérieur et l’ultérieur par rapport au maintenant. Mais le présent n’est pas le « maintenant ». On dit « les invités sont présents », on ne peut pas dire « les invités sont maintenant ». « Maintenant » est une caractérisation du présent. Aristote disait : « ce qui du temps, est, avance en se déployant, c’est le maintenant de chaque fois. Passé et futur sont caractérisés par quelque chose de non-étant, ce n’est pas le néant, c’est juste que l’un n’est plus et l’autre pas encore. Le temps est la succession des maintenants, chaque moment d’avant à peine nommé s’évanouit dans le moment d’après 1 ». Alors que pour Kant, le temps n’a qu’une seule dimension 2 . Le temps calculé se mesure sur la base des instants ou des maintenants. Le temps lui-même ne se trouve pas sur le cadran des montres ou des chronomètres, ni sur les aiguilles qui bougent. Heidegger revient à Sein und Zeit pour expliquer, dans le chapitre sur « L’intratemporalité et la genèse du concept vulgaire de temps », qu’il fait état d’une présence et que ce qui appartient au présent devrait se nommer « temps ». Il reprend le terme « être » comme Wesen, dans le sens de déployer son être, pour constater qu’il 1 - Ibid. p. 204-206. 2 - Emmanuel Kant : Critique de la raison pure, A 31, B 47. 104 veut aussi dire Währen, qui signifie « pur et simple durée » 1 . La durée est un fil conducteur de la représentation courante du temps, c’est le temps, dans sa forme continue, contrairement aux instants ou aux maintenants qui sont représentés dans une forme discontinue. Mais, rappelle-t-il, le discours sur le temps n’a de sens que par la présence de l’homme, comme celui qui reçoit la donation ou accueille l’avancée du déploiement. Sans cette condition, ou s’il-y-a défaut et que cette donation ne l’atteignait pas, l’homme ne serait pas homme, car le temps, comme présence continue, est un « avoir séjour » perpétuel qui regarde l’homme spécialement, et la venue du temps vers l’homme se fait par l’être. L’homme rentre dans la présence, car tous les états de temps présent et passé s’appliquent à lui. Il est le seul à voir passer des événements, les choses viennent à lui puis cessent de venir parce qu’elles ont cessé d’être ou sont tombées dans le passé. L’absence aussi concerne l’homme, l’absence exprime tout de ce qui a été en tant qu’être du passé et qui ne vient plus à lui. Dans ce sens, il est opportun de dire que l’absence c’est l’avenir qui s’exprime par « pas encore maintenant » et le passé s’exprime par « plus maintenant », parce qu’ils ne sont pas dans le moment présent. Le passé et l’avenir sont des modes d’approche de l’être et de venue à l’homme qui ne coïncident pas avec l’être en tant qu’immédiate présence. Jusque-là, on remarque que Heidegger a expliqué les rapports de convergence et de divergence du temps et de l’être, mais n’a pas résolu la question de leur nature, de leur origine, et éventuellement celle de la primauté de l’un sur l’autre. Il entreprend alors de présenter le temps et l’espace, en tant que « penser », avec le caractère tridimensionnel de passé, présent et avenir, où se joue l’avancée de l’être qui ne peut être assignée au présent2. Pour chercher une issue et contre toute attente, il propose au temps véritable une quatrième dimension, dans le jeu des tensions entre passé, présent et avenir. Il l’appelle « l’initiale première dimension » qui va tout accorder, un peu comme un chef d’orchestre qui joue et en même temps dirige l’orchestre. Il l’appelle « porrection », un terme qu’il n’explique pas de façon convaincante et qui ne revient pas souvent dans ses 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 470. 2 - Martin Heidegger : Questions, IV, p. 212/213. 105 écrits. Il lui donne le sens de « première dimension » qui approche l’avenir, le présent et le passé et les rapproche entre eux, en rapprochant aussi le lointain qu’elle libère1. Depuis toujours les philosophes qui méditent le temps se demandent : où le temps véritable avait-il sa place ? Heidegger explique qu’on avait surtout en vue le temps qui se calcule, une suite de maintenants. On disait qu’il était « en rapport avec l’âme ou avec la conscience, en tout cas, il n’y a pas de temps sans l’homme. Mais le temps n’est pas un fabricat de l’homme, tout comme l’homme n’est pas un fabricat du temps. Il n’y a ni fabrication ni faire. Il-y-a le donner, dans une dimension nouvelle qui regroupe les trois autres, au sens de porrection2». Il exclut ainsi la relation de correspondance entre le temps et l’être, ainsi que la comparaison entre les deux, pour les faire dépendre tous deux de cette dimension nouvelle. Il reste cependant l’énigmatique « Il », que nous nommons en disant « il-y-a temps » et « il-y-a être », qui n’est toujours pas éclairci. Heidegger a parlé du don, car s’il-y-a, c’est que tant l’espace que le temps sont donnés. Et il parle de la possibilité de faire de ce don une destinée ou un destiner. Le temps et l’être restent ainsi une donation dans un « il-y-a », avec un « Il » à jamais énigmatique dans l’inscription d’une destinée respective projetée. Il faut rappeler cependant que dans certaines langues comme le latin ou le grec ancien, il n’existe pas de « Il » en mode impersonnel. Pour dire « il pleut » en latin, on dit simplement « pluie ». Pour dépasser ce manque, Heidegger fait appel à Ereignis qu’il utilise dans le sens d’événement, il le charge de déterminer et accorder le temps et l’être dans leur convenance et leur correspondance. Il prévient cependant qu’il ne faut surtout pas tirer son sens à partir de Eignen qui est le fait de « faire advenir à soit même », en sa propriété3. Ainsi revenu sur son terrain, il s’engage dans une explication langagière complexe de concepts difficiles à réunir dans un même contexte. Les questions de l’être et du temps peuvent ainsi convenir l’une à l’autre alors que le « maintenant » les rapporte à leur 1 - Ibid. p. 213. 2 - Ibid. p. 213/214. 3 - Ibid. p. 220. 106 propriété et les sauvegarde dans leur coappartenance. Quant au tenant des deux questions, c’est l’Ereignis qui fait advenir l’être et le temps à leur propriété à partir de leur rapport et les fait aussi advenir à la vérité1. Constatant la complexité et la difficulté de son langage, et réalisant surtout qu’il n’avance pas dans le sens de l’être, il revient encore sur le sens de l’Ereignis dans sa façon de déployer son être et de rentrer en présence, car après maintes tentatives, il réalise que celui-ci n’apporte pas les réponses attendues, il y a même le risque de se voir retourner au point de départ parce que c’est de l’être qu’il s’agit et du temps et non de l’être à partir du temps ou le contraire. Ne pouvant définir comment se négocie l’Ereignis dans la correspondance de l’être au temps ni comment il se pense, il entreprend de préciser comment l’Ereignis ne doit pas être pensé. En plus, l’Ereignis est utilisé comme événement dans divers domaines politiques, culturels et sociaux. Ce qui peut l’éloigner de son sens comme essence et créer de la confusion. Heidegger propose de renoncer au sens commun de ce terme pour le garder seulement comme indéterminé et de le rajouter à la liste des termes qui n’ont pu aller plus loin dans le sens de l’être que l’être lui-même. Dire être comme l’Ereignis équivaut à l’ancienne définition de la philosophie qui, partant de l’étant, concevait l’être comme Idea ou Eidos ou comme volonté2. Finalement l’Ereignis n’est peut-être pas le concept suprême qui comprend tout, sous lequel se rangeraient l’être et le temps 3. Mais pour penser l’essentiel, il propose d’écarter les relations logiques, les relations d’ordre, de causalité ou de cause à effet. Autrement dit, continuer à utiliser le vocable d’Ereignis en l’investissant d’un sens heideggérien qui va plus dans la direction de transcendance ou du dépassement des notions « être » et « temps ». Dire l’être en tant qu’Ereignis veut dire que l’être s’évanouit dans l’Ereignis et le temps aussi. Ainsi, « temps » et « être » sont de nouveau advenus à eux-mêmes. Enfin de compte, il retourne à la question de départ, en laissant la relation « être » et « temps » dans l’indéterminé. Mais il admet « l’espace » dans la réflexion, dans un combat de sens qui sera mené par l’homme, car l’appropriation de l’un et de l’autre ne concerne que lui, c’est lui qui entend l’être au cœur du temps véritable. Si l’homme est 1 - Ibid. p. 218-219. 2 - Ibid. p. 221. 3 - Ibid. p. 222. 107 engagé dans l’Ereignis, cette appropriation rend possible la correspondance du temps et de l’être chez l’homme. Il propose de méditer, de façon analogue, le rapport de l’espace à l’Ereignis ; car en tant que dons d’appropriation, l’être et le temps sont à penser à partir de l’appropriation d’un lieu où se trouve l’homme1. Dans Sein und Zeit, Heidegger a déjà tenté de ramener la spatialité du Dasein à la temporalité 2 , il reconnaît qu’une telle théorie n’était pas tenable et propose de la construire de façon inversée avec ces nouveaux éléments. Notre rapport à l’être et notre rapport au temps devenus visibles, sont définis par l’Ereignis au cœur du destinement d’être et au cœur de l’appartenance à l’espace libre du temps3. Heidegger reconnait enfin qu’il s’engouffre dans une impasse et finit par dire que ça valait la peine de surmonter les obstacles pour constater qu’un tel dire est rendu insuffisant, dans une conférence qui s’exprime sur un mode de proposition4. En s’engageant dans l’Ereignis, la pensée se présente en précurseur, pour ce qui se rapporte à sa finitude et à ce qui est à penser. Même si l’avènement est un terme assez présent dans les écrits heideggériens, il en parle dans Lettre sur l’humanisme, et dans les différentes questions présentées : La Chose, Le Gestell, Le Danger, Le Tournant, La question de la Technique, avant de le retrouver dans Essais et conférences et la conférence sur « Identité et Différence »5. Par cet emploi, il essaie de distinguer entre la chose en soi et sa nomination. Celle-ci implique en outre que celui qui nomme s’efface devant l’étant. La chose nommée apparait comme phénomène et son énonciation suppose que celui qui énonce intervient en s’intercalant entre la chose et le sens de la chose, en surplombant l’étant. Mais l’histoire a fait que l’étant se vide de son sens parce que la langue est devenue « énoncé », éloignant la chose de sa nature. C’est ainsi que l’étant est devenu un objet perçu. Heidegger utilise le terme allemand de Gehenstand6 pour dire « objet », un étant advenu dans un espace pour un temps donné, c’est ce que 1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, « Bâtir Habiter Penser », p. 170. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 429. 3 -- Martin Heidegger : Questions IV, p. 224. 4 - Ibid. p. 225. 5 - Ibid. p. 202-203. 6 - Heidegger précise que ce terme n’a pas d’équivalent grec. 108 Hegel appelle l’expérience de l’immédiat. Les choses sont là, telles qu’elles sont, objectivement, sans référent, sans arrière-plan, et pas autrement1. D’après ce dernier, c’est grâce à Descartes que la pensée a atteint un sol ferme, car il a entouré les choses d’un environnement qui regroupe le savoir, la conscience et la perception. L’homme est le garant de cet environnement car c’est lui qui présente la chose dans un ensemble de concepts hautement humanisés. Pour Hegel, la démarche cartésienne est une forme d’évolution alors que la vision grecque était d’une pauvreté caractéristique d’un débutant. Heidegger, qui voit dans la vision grecque la source et la terre natale du concept, trouve l’interprétation hégélienne plate et simpliste. Il pense que Descartes a renoncé à l’origine pour une interprétation phénoménale basée sur la raison et la conceptualisation. Or, l’éclosion du phénomène qui est grecque entreprend une seule ouverture, celle où l’homme adresse la parole au phénomène. C’est l’équivalent de la vérité. Tandis que l’homme moderne s’adresse à lui-même en empruntant une foule d’ouverture pour comprendre le phénomène de façons différenciées. Il s’agit des sciences qui ont chacune un point de vue pour comprendre la chose. C’est une des raisons qui fait qu’il n’existait pas chez les Grecs un terme pour dire l’être de l’homme, parce qu’il y a une seule vision et un seul être qui est aussi phénomène, c’est la physis. On sait que pour les Grecs anciens, l’étant était un terme riche de sens et constitue une expérience en soi, c’est un tout dans une somme de sens plurielle qu’il contient en entier. Mais à partir du moment où il a été vidé de son contenu, il ne représente plus qu’un élément isolé appartenant à un tout qu’il ne représente pas par luimême, il ne signifie plus rien à lui tout seul. Heidegger revient souvent sur le sens de l’être avec une analyse grammaticale qui évolue visiblement à travers le temps, de Sein und Zeit à la conférence de Thor, il explique que le sens de l’être se comprend à partir du domaine du projet, l’inscrivant ainsi essentiellement dans la performance humaine. Mais cette interprétation en soit constitue un dépassement de la pensée grecque, du moins présocratique, et s’inscrit dans le passage de l’aletheia à la paideia, ou du dévoilement à la découverte. Il reste qu’on ne peut prétendre à un dépassement qu’en partant de la pensée d’origine, car tout 1 - Martin Heidegger : Questions IV, 417-418. 109 renoncement à la pensée grecque nous fait replonger dans la métaphysique classique. Or, le destin de l’homme est d’être dans la vérité de l’être, c’est cela l’alèthéia. Les séminaires de Thor ont relancé les débats sur les questions principales de la pensée Heideggérienne, celle de « l’être » mais aussi celle du « temps », conduisant ainsi à penser l’homme dans cette double dimension, en mettant en avant la temporalité du Dasein qui repose sur l’ek-stase, elle-même définie comme relation entre le Dasein et l’alèthéia. Ce qui veut dire que l’homme est de façon permanente ouvert au dévoilement de la vérité. Pour le Dasein, le temps n’est donc pas une succession de « maintenant », mais l’horizon de la compréhension de l’être. Ce qui l’inscrit dans la perspective de penser et de comprendre l’être. Jusqu’aux dernières conférences présentées, Heidegger a insisté sur le fait que la question de l’être est la question fondamentale de la philosophie et de l’existence ellemême. Il montre l’évolution de la pensée de l’être dont la compréhension est tributaire de l’existence et de la compréhension de l’homme. Il lie l’interrogation philosophique aux résultats de toutes les sciences qu’a connues l’humanité qui répondent sur des parcelles particulières de l’homme et de son environnement, même si souvent, la science se défile de la question déstabilisante de la philosophie qui ébranle ses certitudes, remet en cause ses convictions et bouleverse ses évidences pour un temps. Jusqu’à la fin, Heidegger insiste sur l’utilité de l’analytique existentiale, cet outil qui permet de parvenir au sens non métaphysique de l’être et complète son énoncé en présentant le temps comme le réceptacle où l’homme opère pour la compréhension de l’être. Mais si l’homme s’engouffre dans des tracasseries ordinaires, le « on quotidien », il s’éloigne de l’objectif de la philosophie de l’être, le temps dans son sens noble s’évanouit aussi pour laisser place à des « instants » ou des « maintenants » qui se ressemblent chez tous les individus, usant surtout des interprétations métaphysiques moralisant le comportement du Dasein qui rétrécit sa liberté d’agir, le fait douter de sa liberté et de ses capacités de penser par lui-même, réduisant la question de l’être en fortifiant d’autres référents comme la valeur ou en consolidant le rôle du devoir qui s’étend à tous les domaines de l’activité humaine. 110 CHAPITRE TROISIEME La fin de la métaphysique La métaphysique voile l’être. A la fin de Sein und Zeit, Heidegger constate la nécessité de la déconstruire, car négligeant de reconsidérer la notion du temps, elle n’a pas pu répondre de façon satisfaisante à la question initiale. Mais la question est délicate et se présente sous plusieurs formes : D’abord, reposer la question de l’être tombée dans l’oubli, que l’homme est le seul à avoir le privilège et les moyens intellectuels de mener une telle opération. Mieux que ça, la question se pose à lui naturellement dans sa vie de tous les jours de façon ontique ou préontologique. Ensuite, le problème de l’homme et le problème de l’être sont à jamais liés, imbriqués. L’homme est celui qui peut révéler l’être, par nature. D’un autre côté, la norme attribue à la métaphysique la tâche et le rôle de développer thématiquement la compréhension que l’homme se fait de l’être1. Ce qui fait d’elle un outil incontournable. Heidegger réalise ainsi que l’homme ne peut parvenir à la compréhension de l’être s’il ne commence pas par la déconstruction de la métaphysique. Et le problème ne se limite pas à ce cercle métaphorique d’impossibilités philosophiques. L’ontologie se pose avec les mêmes impasses. D’une part, elle est, en tant qu’ontologie générale, utile et nécessaire pour la compréhension de la question de l’être, mais en tant qu’ontologie fondamentale, elle se trouve à la base même de la métaphysique et est elle-même une métaphysique, de plus une métaphysique de l’existence humaine. « L’ontologie fondamentale n’est autre que la métaphysique du Dasein, telle qu’elle est, nécessaire pour rendre la métaphysique possible2 ». D’autre 1 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 12. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 57. 111 part, le Dasein ne peut parvenir à la compréhension de l’être s’il ne procède pas à la déconstruction de la métaphysique et son dépassement. C’est dans ce labyrinthe que Heidegger engage le débat du livre de Kant. La déconstruction qu’il revendique ou destruction (selon certaines traductions du terme allemand Abbau) se présente comme un regard analytique un peu sur le modèle herméneutique qui consiste à faire apparaître le sens caché de quelque chose comme d’un texte ou d’une tradition1. Et c’est réellement cette facette de son raisonnement, soit l’interprétation interne aux choses-mêmes, défiant les règles positives des sciences exactes et des mathématiques, qui l’a l’éloigné d’Husserl. Il rejette la métaphysique dite inductive qui veut prendre l’aspect des sciences théoriques, explique que la philosophie ne peut s'appuyer sur une science car elle perdrait son caractère originaire. La traduction française du livre de Kant relève en introduction un élément important, pour expliquer la double position de Kant face à la métaphysique. Il parle de la radicalité de l’école wolffienne : « on comprend que la réaction de Kant contre la métaphysique scolastique n’équivaut pas à un refus de toute la métaphysique, mais seulement celle qui se définit comme une science de pure raison. Il n’y a donc aucun paradoxe à dire que c’est d’abord Kant qui a appelé à la déconstruction de la métaphysique2 ». En réalité, le désir de Heidegger de réveiller la question de l’être est antérieur à Sein und Zeit, tout comme le bon usage de l’herméneutique. Déjà en 1922, il rédige le manuscrit des Interprétations phénoménologiques d’Aristote et en 1923 il présente un cours sur l’«Herméneutique de la facticité ». Les deux thèmes ont pour ambition de rendre le Dasein accessible à lui-même en traquant l’aliénation de soi3. Il dit que l’oubli de l’être va de soi avec l’oubli du Dasein, parce que l’être a une tendance à l’auto-dissimulation. L’herméneutique permet de reconquérir aussi bien l’homme que l’être pour en faire des thèmes de la philosophie par excellence. Il définissait, à cette époque-là, la philosophie comme une ontologie phénoménologique universelle qui part de l’herméneutique du 1 - Une approche que Heidegger a signalée au chapitre 7 de Sein und Zeit, prévoyant de l’appliquer à la seconde partie du livre qui ne verra pas le jour. 2 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, introduction des traducteurs, Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, p. 15. 3 - Martin Heidegger : Œuvres complètes, 63- 15. 112 Dasein pour parvenir à l’analytique existentiale, en fixant l’aboutissement du fil conducteur de là où jaillit tout questionnement philosophique1. I. La déconstruction de la métaphysique La remise en cause de la métaphysique classique est antérieure à l’appel de Heidegger, qui relance tout de même le débat avec insistance en parlant, dans Essais et conférences, de « Dépassement de la métaphysique 2 », expliquant d’ailleurs que le terme de dépassement n’est pas approprié. Il l’utilise juste pour que son objectif soit intelligible et même visualisable dès le départ. Ce qu’il veut mettre en évidence, c’est surtout « comment permettre à l’histoire de l’être de parvenir à sa propre essence », ou ce qu’il appelle « l’éclosion et la révélation de l’être propre3. » Ceci consiste à approfondir la notion de l’être, sans contrainte. Déconstruire la métaphysique ne consiste pas à l’éliminer, c’est plutôt lever le voile, dans le sens de redécouverte, en déconstruisant pour reconstruire autrement, afin de redonner vie à la question de l’ontologie. Cette démarche, déjà visible dans Sein und Zeit, est largement expliquée dans Essais et conférences. C’est ainsi qu’il commence la remise en cause de cette métaphysique que toutes les étapes historiques, notamment le Moyen-âge, ont mise en avant comme fondement de la vérité. Dans cette démarche, il veut trouver ou retrouver un homme entier qui est le Dasein dans son ensemble, non un homme caché par un système de pensée. Il est vrai que la métaphysique n’est pas un produit du Moyen-âge. Elle a fait apparition dans les textes d’Aristote qui, sans la nommer, a parlé de « la science de l’être en tant qu’être ». Au premier siècle Av. J-C., Andronicos, un bibliothécaire, a réuni les manuscrits d’Aristote qu’il a nommés du nom de Métaphysique. Pour rappel, le mot « métaphysique » vient du latin metaphysica, concernant tout ce qui se situe après la Physique. Littéralement, « ta meta ta phusika » évoque la réflexion de 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.44. 2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 81. 3 - Ibid. p. 80. 113 tout ce qui traite des thèmes après ceux des choses physiques, car Aristote a voulu mettre en place une science qui traite de l’être en tant qu’être, au-delà des choses purement physiques. Ce qui rend le propos plus vaste. Cette différence dans la définition entre les grecs et les latins va conduire la réflexion sur un chemin que ne lui destinaient pas les anciens. Elle est pour les premiers l’étude des entités qui existent, physiques ou non, considérées d’après le fait qu’elles sont – l’étude de l’être en tant qu’être, et des étants en tant qu’ils sont ; alors que pour les suivants, c’est une transphysique, une discipline qui s’attache à ce qui est au-delà du sensible. Mais cette ambivalence, qu’il serait bien trop simple de ramener à une divergence entre l’antiquité et le Moyen-âge, ou encore entre Aristote et Platon, remonte à la naissance même de la discipline, comme terme et comme thématique, et a traversé les siècles. Il n’en demeure pas moins que le contenu du livre d’Aristote est fort différent de ce que le Moyen-âge en a fait. C’est un détournement qui interpelle Heidegger comme il a interpelé ceux qui l’ont précédé. Pour lui, tout comme c’était le cas pour Kant et d’autres penseurs postmodernes et contemporains, la métaphysique telle qu’elle est devenue fait obstacle à la question de l’être. Les médiévistes ont jeté sur le concept un voile qu’il va falloir lever. Pour cela, il faut retrouver la philosophie première, initiale, fondamentale, qui est tombée dans l’oubli, interroger ses hommes et ses idées, la retourner dans tous les sens, comme on retourne une terre pour la rendre plus féconde, afin de parvenir à l’être, provoquer le sursaut que ceux qui sont depuis longtemps dans ce malaise à la recherche d’une issue attendent et espèrent. Réveiller la question de l’être, c’est la penser autrement. Heidegger n’est pas le premier de son époque à remettre en cause la métaphysique. Déjà en 1921, Nicolai Hartmann sortait Métaphysique de la connaissance alors que Georg Simmel de l’école néokantiste parlait du renouveau ou de la réinterprétation de la métaphysique1. Les spécificités du XXème siècle ont poussé un certain nombre de philosophes à interroger l’histoire sur la vérité de la pensée humaine. Ainsi, dans un sentiment de désorientation et d’injustice totale, certains ont voulu s’éloigner de l’idéalisme de Hegel 1 - Dans une conférence présentée au Congrès d’Ottawa : Kant dans les traditions anglo-américaine et continentale, sous la direction de George Funke, Éditions de l'Université d'Ottawa: 1974, p. 36-76. 114 et même du rationalisme de Kant, les deux n’ayant pas été suffisamment prévenants visà-vis de l’histoire, pour aller chercher chez Kierkegaard et ensuite chez Nietzsche et Jaspers une nouvelle philosophie de l’existence. Quoique les spécialistes de Kant avancent l’idée que sa critique de la métaphysique traditionnelle n’avait d’autre but que la recherche d’une voie nouvelle pour une autre forme de métaphysique, il faut dire qu’il n’a pas suffisamment identifié cette autre voie. Ce qui a attiré l’attention de Heidegger et lui a permis de concevoir la possibilité d’une direction nouvelle, donnant ainsi naissance au livre de Kant. Il faut souligner cependant que la question de l’être en général n’avait pas bonne presse depuis Kant, tant dans l’ordre des savoirs que dans les préoccupations humaines. C’est pour cela que Nicolai Hartmann, de son côté, préfère rejeter le kantisme et le néokantisme, et aspirer à la réhabilitation du réalisme qui oblige l’homme à un certain sens des responsabilités personnelles, même s’il s’en tient au cadre strictement épistémologique. En réalité, le désir de Heidegger de réveiller la question de l’être, antérieur à Sein und Zeit, se confond avec sa passion pour des méthodes plus dynamiques et plus interactives, regroupant pour la même thématique aussi bien la phénoménologie que l’herméneutique et l’ontologie. Ceci consiste à regarder autrement la métaphysique qui ne serait plus métaphysique mais de nouveau une science de l’être qui met, au-delà de la physique, tous les étants au même niveau. C’est avec l’ambition de rendre le Dasein plus accessible à lui-même, en traquant l’aliénation de soi1 qu’il a rédigé Interprétations phénoménologiques d’Aristote et présenté un peu plus tard le cours sur l’«Herméneutique de la facticité ». D’après lui, l’oubli de l’être va de soi avec l’oubli du Dasein, parce que l’être a une tendance à l’auto-dissimulation et le Dasein le suit, mais l’herméneutique a la capacité de retrouver la question de l’homme et celle de l’être pour les remettre sur la ligne des débats de la philosophie2. Il utilise ici le terme peut commun d’« onto-théo-logie », mais pour un court moment, juste pour expliquer cette ontologie qui se fonde sur la théologie ou le contraire. Il tente de trouver l’impensé dans l’essence de la métaphysique, ce qui pourrait expliquer la raison qui a mené à l’oubli de l’être3. Il tente aussi de transférer la métaphysique aux 1 - Martin Heidegger : Œuvres complètes, 63- 15. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.44. 3 - Martin Heidegger: Questions I, Gallimard, p.289. 115 phénomènes de modernité comme l’humanisme ou la technique, c’est ce qu’il appelle « penser l’être sans l’étant »1. On voit bien que le projet de déconstruire la métaphysique a traversé plusieurs étapes avant et après Sein und Zeit : il a d’abord commencé par être radical dans une naïveté de jeunesse, pensant pouvoir la détruire complètement au profit d’une science originaire qu’il a appelé dès 1919 « science théorétique originaire », qui pourrait aussi servir de fondement à la philosophie. Ce qui prouve qu’il était à cette époque très proche d’Husserl. En 1923, il fait appelle à la notion de facticité pour parler d’«herméneutique de la facticité» ou d’«analytique de l’existence». Avec Sein und Zeit, il suggère de confier cette analytique au Dasein puisqu’il est le seul à posséder une conscience de l’être, avec la nécessité d’un espace ouvert où se déploierait la métaphysique intégrant l’humain avec tous ses éléments fondamentaux, c'est-à-dire sa conscience du monde, de la mort et de l’angoisse face au néant. En tant qu’être-vers-lamort, le Dasein est en effet important pour l’être, car c’est cette dimension d’«aller naturellement vers la mort », qui lui donne la capacité de s’ouvrir à lui. Heidegger parle aussi du contraire de la présence, ou l’absence du Dasein, qu’il appelle le Wegsein qu’on peut traduire par «l'être-pas-là», un Dasein dissimulé par l’absence de l’être, à cause de l’omniprésence du sujet de la métaphysique traditionnelle. Dans ce cas, la pensée de l’être n’a aucun moyen de se déployer, car le Dasein, qui est tellement absent, préfère fuir sa vérité de mortel en masquant sa propre finitude. Le Dasein reste néanmoins un étant qui pense l’être, pour pouvoir aller au-delà de l’étant. C’est pour ça que dans un deuxième temps, il investit la métaphysique de toute l’évolution historique et propose de penser l’être sans même cet étant qui est l’homme, car la métaphysique représente et suit, à elle seule, toute l’évolution de la pensée occidentale et non pas seulement l’homme. Complexe mais naïve, cette démarche équivaut à la détermination de renoncer au seul lien réellement existant entre l’être et le monde, le Dasein, qui est le seul à pouvoir exprimer cette relation et l’évaluer. Heidegger confie la question de la métaphysique à l’histoire et propose de ne plus y penser puisque, de fait, elle n’occupe plus la place 1 - Martin Heidegger : La Conférence « Temps et Être », in : Questions IV, p.48. 116 prépondérante qui était la sienne aux siècles passés et ce, grâce ou à cause de la technique qui tend de plus en plus à devenir l’élément moteur dans le dialogue moderne. Même si on admet la sagesse de Heidegger qui a passé en revue toute l’histoire de l’être et rendu une étude monumentale qui a reconstruit la pensée autour de l’être, sa proposition reste trop simpliste et ne fait pas l’unanimité dans les milieux philosophiques, et ses disciples eux-mêmes ne sont pas convaincus de son poids et son bienfondé. Ce qui crée une effervescence autour du sujet. Courtine parle d’une élaboration de concepts vastes et différenciés qui intègre des auteurs qui, dans la tradition néoplatonicienne notamment, se sont attachés à penser l’Un au-delà de l’être1». Alors que Pierre Aubenque appelle ça une «herméneutique inachevable, qui n’arrive pas à mettre fin au conflit des interprétations, mais qui suppose simplement que les uns et les autres ont raisons même s’ils se contredisent2. C’est ce que Heidegger appelle, de ses propres termes, une « histoire de l’être entendue comme métaphysique3.» Gadamer et Ricœur aussi ont fini par prendre position, allant jusqu’à affirmer la plurivocité de la métaphysique, radicaliser certaines orientations de l’auteur de Sein und Zeit et accusant même d’une certaine paresse de pensée cette tendance à simplifier. Enfin, ils n’admettent surtout pas que le professeur réduise toute la pensée occidentale au mot « métaphysique4». Il faut dire que l’un et l’autre sont très rattachés à l’herméneutique, très chère à Heidegger bien avant son intention de dépasser la métaphysique, et partagent avec lui l’idée de s’éloigner de la phénoménologie. Mais pour Gadamer, les questions métaphysiques sont tout de même des questions « vitales » et inéluctables5 . Même s’il admet qu’elles posent plus de questions qu’elles ne fournissent de réponses et ne permettent aucun progrès véritable, contrairement à la science. Il conçoit que cette marque d’ignorance est le fondement de la transcendance» et ne tolère pas que le siècle 1 - J. F. Courtine : Jean-François Courtine : Heidegger et la phénoménologie, Paris : Vrin, 1990, p.175. 2 - Raphaël Millière : « La métaphysique aujourd’hui et demain », La revue de l’ENS, Paris, octobre 2011, p. 2. 3 - Martin Heidegger: Nietzsche, II, p.458. 4 - Paul Ricoeur : La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 396. 5 - Georg Hans Gadamer : «Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique», in : L’Art de comprendre, Paris, Aubier, 1991, p. 22. 117 actuel soit plus scientifique donc moins philosophique que les siècles des Lumières ou l’Antiquité1. Pour le cercle de Vienne2, qui attaque la position de Gadamer, la métaphysique exprime justement l’expérience de la « stupéfaction » face à l’étrangeté du monde, et les questions qui restent sans réponses sont l’expression de l’humanité de l’homme qui s’inquiète de son incompréhension. Ceci ouvrira par ailleurs la porte à la réflexion dans les autres domaines. Il y a aussi Jürgen Habermas qui a repris l’idée du dépassement mais dans une forme très explicite. Il reprend les notions grecques de l’Un et de Tout, très chères à Heidegger, et propose une pensée post-métaphysique qui doit se dessiner ses propres référents avec des méthodes d’objectivation propres. Il parle du passage d’une philosophie de la conscience à une philosophie du langage, qu’il nomme « changement de paradigme » et de la « détranscendantalisation » des concepts fondamentaux traditionnels. D’après lui, c’est la conséquence de l’évolution des sciences et le développement de la technique dans une société de plus en plus complexe3. Cette façon de vouloir dépasser la métaphysique est un irrationalisme nouveau qu’on retrouve aussi chez Jaspers, Wittgenstein, Derrida et Adorno. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille rationaliser la métaphysique, mais c’est à la raison d’opérer une sorte de mutation qui permettrait à la métaphysique d’aller vers les sociétés modernes. Derrida va encore plus loin et tente de rendre plus radical encore ce qui ne l’était pas suffisamment chez Heidegger. Il estime qu’on ne peut pas invalider la métaphysique, dire qu’elle est fausse mettrait en jeu le concept de vérité sur lequel se construit la recherche métaphysique. Refusant de se plier aux normes aliénantes de la rationalité traditionnelle, il essaie d’expliquer que la métaphysique peut se libérer de la théologie, tout comme la linguistique s’est libérée du locuteur, en instaurant un rapport ou un système de signe qui fait intervenir des relations de signifiant et de signifié. Il appelle cela le signe d’une libération de la «présence4.» 1 - Ibid. 2 - Cercle de Vienne : groupement de savants et philosophes créé à Vienne, Berlin et Prague en 1923. - Jürgen Habermas : La pensée postmétaphysique, Essais philosophiques, 1988, p.41-42. 3 4 - Jacques Derrida : De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p.13. 118 Les réactions sont donc nombreuses. Des plus souples aux plus radicales, elles tournent autour des concepts que Heidegger a mis en place, en se distinguant de sa pensée dans un sens ou dans l’autre, mais reviennent inévitablement à la nécessité de réviser, réformer, revoir le concept. Toutes sont dans la perspective de redresser le mode de pensée humain qui ne correspond plus à la trajectoire de la métaphysique. Heidegger marque simplement le moment du renouveau par rapport à la question qui a été plusieurs fois posée. En reposant le problème, il rassemble autour de lui ces pensées éparpillées qui le précèdent pour permettre à la question d’avancer, à la lumière de tout ce qui a été fait, et favorise une ouverture à ceux qui lui succèdent, même s’ils sont plus ou moins en désaccord avec lui dans les détails. La question est de savoir si la philosophie peut se faire sans la métaphysique. Si la réponse est positive, à quoi ressemblera le monde sans la métaphysique, si non quelle est l’autre image que la métaphysique pourra prendre pour aller dans le sens de la pensée moderne et non en constituer une entrave ? En effet, des questions capitales s’imposent devant la nécessité de déconstruire la métaphysique mettant en cause la pensée philosophique qui ne se conçoit pas dans le détail. Destruction, déconstruction ou abandon, Heidegger veut montrer que l’acte de philosopher, qui émane du comportement même de l’homme, est une démarche nécessaire, pour reposer la question de la métaphysique. La façon dont le Dasein, en tant qu’être-vers-la-mort par exemple, se comporte envers sa propre mort, sans voile, sans rituel, une mort qu’il regarde comme un acte naturel quand il ne sera plus, révèle son rapport à l’être. Accepter l’idée de ne plus être, est une capacité de pouvoir-être enfin. Bien sûr, l’individu continue de s’interroger sur la différence entre la mort en soi et le souci de la peur de la mort, mais c’est une inquiétude qui a tellement évolué, qu’elle montre surtout à chaque fois la fin ou le renouveau de la métaphysique. C’est ce qu’il explique dans Lettre sur l’humanisme et ce qu’il avançait déjà dans Sein und Zeit : «Il y va en chaque être humain, en tout Dasein, de son être même1». Le mode de « penser la mort » joue un rôle essentiel dans l’authenticité ou l’inauthenticité de la vie du Dasein. Heidegger disait : « Je suis là, mais pour un temps 1 - Jean Grondin : «Heidegger et le problème de la métaphysique», in : Philopsis, p. 6. 119 seulement1 », d’où le titre de Sein und Zeit. Ce n’est pas le Cogito ergo sum qui incarne la certitude fondamentale du Dasein en soi, c’est plutôt l’angoisse de l’homme devant la mort qui laisse filtrer ses possibilités d’être soi-même. De la question de l’être du Dasein, il passe à la question de l’être en général, car si le souci ou la peur de la mort est humain, la mort, elle, relève de la métaphysique. Pourtant le penseur ordinaire place l’être du Dasein dans le temporel et l’être en général dans l’intemporel. C’est un problème fondamental. Heidegger se fixe alors pour objectif de réconcilier l’être et le Dasein et de les rassembler dans la même dimension, en faisant sortir l’être en général de l’a-temporel pour le ramener dans le temporel, vers l’être du Dasein. En les regroupant, il montre que cette relation doit être établie au sein même de la temporalité, rendant évident le rapport entre « être » et « temps », qui peut être pensé pour lui-même à partir de l’ontologie, qui est son sol originel. Il faut comprendre distinctement l’être et le temps, non à partir de la permanence, mais à partir de la dynamique de la temporalité qui mène vers le futur. Ce qui serait une nouveauté qui fait référence à la relation entre l’être et le Dasein à partir d’une temporalité commune dans une nouvelle dynamique, et donnerait du sens au temps du vécu et à la notion de la mort qui a aussi un rôle dans le sens attribué au temps, la mort étant la limite d’un temps de vie écoulé. Déjà dans Sein und Zeit, il cherchait à établir le temps comme un domaine de projection pour l’être. Or, l’être tel qu’il était perçu, avait de réels problèmes d’accessibilité. Pour accéder à son essence, il lui a fallu retourner aux débuts, pour avoir un rapport ou une ouverture au commencement de l’histoire, retrouver Platon, tirer au clair la notion de l’alèthéia ou la vérité dans le sens de dévoilement par rapport à l’être, où se trouvaient les premiers fondements de la distinction entre l’être et l’étant2. C’est à partir de 1929, avec la conférence « Qu’est-ce que la métaphysique ? » et le livre de Kant et le problème de la métaphysique, que le changement devient visible dans sa façon de procéder sans altérer la question de départ, qui sera au contraire plus confirmée. C’est cette réorientation que les historiens vont appeler « le tournant », ayant 1 - Cours du semestre d’été de 1925, in : Œuvres complètes, 20, 437. 2 - Martin Heidegger : Œuvres complètes, 65- 451. 120 eu pour effet la réorientation de sa pensée, qui va donner l’impression, de plus en plus distincte, de deux Heidegger : le premier et le second, même si pour lui et pour certains disciples, ces deux étapes se suivent comme une évolution nécessaire. Ils parlent du second Heidegger à partir de 1934, ce qui coïncide dans son itinéraire avec des événements politiques précis, c’est aussi l’époque de la conférence sur L’origine de l’œuvre d’art, qui montre le besoin ou la nécessité du dépassement de la phénoménologie. Durant la deuxième étape de sa vie, même s’il se revendique encore un peu du terme de métaphysique, c’est pour lui donner un autre sens et un tout autre contenu. Il parle d’une métaphysique du Dasein, une forme de pensée vouée à l’explication de l’étant mais étrangère au mystère de l’être. A partir de 1936, le second Heidegger est totalement confirmé, en remplaçant, de façon définitive, « la question de l’être » de l’ontologie fondamentale par « l’histoire de l’être ». Dans le cours de juin 1927 et le livre de Kant de 1929, Heidegger a encore tenté de se solidariser avec le mouvement métaphysique de la transcendance tel que le présentait Platon. Grondin a qualifié cela de Holzwege qui veut dire « Chemins qui ne mènent nulle part1 », en référence à un titre de Heidegger. En effet, lorsque Platon dit que l’idée du bien, principe de visibilité de l’étant, se situe au-delà de l’étant, c’est parce qu’il veut remonter de l’ordre ontique à sa condition de possibilité ontologique2. Heidegger aussi présente une hiérarchie de l’ontique vers l’ontologique que nous retrouvons dans la conférence de 1929 sur « L’essence du fondement », où il annonce la volonté de changer d’approche. Mais comme il était encore prisonnier de la méthode husserlienne, il s’est imaginé qu’il pouvait rester dans la métaphysique en élaborant une métaphysique plus originaire avec une pensée transcendante plus radicale. Si bien que son changement ne sera visible qu’en 1934, rendu évident en 1936 et reconnu par luimême en 1938-19393 puis en 19414. 1 - De son titre allemand Holzwege, « Chemin qui ne mène nulle part » a été rédigé en 1950, publié en 1962, il regroupe six textes philosophiques. 2 - Jean Grondin : Heidegger et le problème de la métaphysique, in Philopsis, p. 28. 3 - Martin Heidegger : Préface du livre de Kant. 4 - Martin Heidegger : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » in : Questions 1, (Introduction) 121 En réalité, les dédales heideggériens dans la recherche de la vérité autour de la métaphysique ont commencé en 1926. Il a d’abord tenté de trouver d’autres appellations, comme le terme peu connu de «métontologie»1 qui veut dire l’étant dans son ensemble, après celui « ontothéologie ». Il parle d’un espace de questionnement où il situe la métaphysique de l’existence, un espace où peut se laisser poser la question de l’éthique2. La dernière section de Kant et le problème de la métaphysique porte aussi le titre de « La métaphysique du Dasein comme ontologie fondamentale ». Mais il ne reparle déjà plus de métontologie. Il s’étale plutôt sur la notion de finitude, la temporalité du Dasein et sa mortalité. Il dit : «L’élaboration originaire de la question de l’être doit être comprise comme un chemin qui conduit au problème de la finitude de l’homme3», comme si la question de l’être était suspendue à cette finitude, une question qui entretient, en effet, un rapport intime à la finitude de l’homme. La finitude du Dasein apparaît dès lors comme le fondement de la possibilité même de la métaphysique. Il soulignera, un peu plus tard dans un autre cours, que la finitude du Dasein se tient dans l’oubli. C’est le Dasein qui s’oublie. Cette finitude, identifiée à la compréhension de l’être, est elle-même oubliée. La tâche d’une ontologie fondamentale est de tirer cette finitude de l’oubli pour rendre le Dasein à l’homme. Pour cela, il dit dans un cours de 1930 : « Il faut secouer le Dasein en l’homme, ce qui procède du Dasein lui-même, le tirer de son Wegsein et de l’oubli de soi4». Il s’agit en quelque sorte de tirer de l’oubli un oubli qui s’oublie5. En effet, ordinairement le Dasein ne sait pas d’où il vient et pourquoi. D’après Platon il a oublié le monde des origines. Pour Heidegger, il est jeté, dans l’errance, dans un monde qui lui est de fait étranger. C’est ce qui domine la vie de tous les jours. Grondin utilise le terme de jectité, qui tend vers le sens d’être-jeté de Sein und Zeit, associé à la finitude et à l’oubli. C’est l’impasse de l’ontologie fondamentale qui va pousser Heidegger, après le livre de Kant, à explorer d’autres pistes, d’autres horizons, d’autres 1 - Martin Heidegger: Œuvres complètes, 22, 106. 2 - Jean Grondin : Heidegger et le problème de la métaphysique, in Philopsis, p. 22. 3 - Martin Heidegger: Œuvres complètes, 282-285. 4 - Ibid. 3, 233, 289. 5 - Ibid. 282-285. 122 chemins pour de nouvelles approches. Cette remise en question le conduit à la pensée de l’histoire de l’être où il parle de Seinlassen (laisser-être l’être)1. Puis il replonge dans la pensée grecque, notamment chez Platon, cherchant de nouvelles pistes qui l’aideront à comprendre cette métaphysique qui s’interroge sur le principe de l’étant, sa cause ou sa raison. Il expose le Phédon dans un cours du semestre d’hiver de 1931-1932, il engage le débat avec le Theetète en 1936 au point de s’aventurer, en 1942, à imputer la paternité de la métaphysique à Platon dans le cours de « La doctrine platonicienne de la vérité », qu’il finira aussi par dépasser. A partir de 1941, il parle d’un retour aux fondements de la métaphysique qu’il cessera, dès lors, d’appeler métaphysique. Il fait référence au concept de transcendance, au bon souvenir de Kant, pour désigner la métaphysique (entendue au sens d’«au-delà du physique») c'est-à-dire le sens aristotélicien de dépassement de l’étant. La transcendance se définit comme la thèse de l’étantité de l’étant, ou ce qui constitue l’étant en propre et en son principe. Son intention, en 1929, était de prendre ce mouvement à la racine, en parlant d’une métaphysique du Dasein qui équivaut à une métaphysique de la métaphysique. Kant déjà le présentait ainsi. Dans une lettre à Marcus en 17812, il parlait d’une élaboration de la transcendance du Dasein comme tendant vers l’être. On voit bien que Heidegger, sur les pas de ses maitres, essaie d’abord de comprendre, voire de légitimer, la présence de la métaphysique classique, avant de procéder à, ce qu’il convient d’appeler, sa déconstruction. C’est pourtant très lourd, sachant qu’elle fait justement obstacle à l’évolution de la pensée de la question de l’être. Mais Kant aussi est passé par le même chemin d’incertitude. Ce va-et-vient effectué dans les dédales de l’histoire de la métaphysique montre que les choix pour Heidegger n’ont pas toujours été si simples. D’ailleurs, Kant aussi n’a jamais été tranchant sur la question. Il aurait modéré ses propos sur les possibilités de l’intelligence ou de l’imagination humaine, après sa Critique de la raison pure, reculant devant l’abîme de la métaphysique qu’il avait ouvert, en montrant la rationalité du monde phénoménal. C’est pour cela qu’il s’était rabattu sur la puissance ordonnante et la suprématie de l’entendement et de la raison, revenant ainsi sur l’audacieux objectif de 1 - Martin Heidegger : De l’essence de la vérité, 1930, p. 5. 2 - Martin Heidegger: Œuvres complètes, 3, 230, in : Grondin : p. 29. 123 l’imagination transcendante qu’il s’était tracé en 1781 1 . Ainsi, la charpente de l’ontologie fondamentale subit, à chaque fois, de sérieux coups, mais elle résiste à toute forme de changements radicaux, ne laissant filtrer que quelques rayons de lumière. C’est peut-être pour cela, après la parution de Sein und Zeit et après avoir constaté l’ampleur du chantier, que Heidegger a entrepris de lire Kant à qui il a consacré plusieurs années, plusieurs ouvrages et plusieurs saisons de cours. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » Heidegger a mis des années à concevoir cette question et lui faire face. La réponse se présente sous forme d’un composé en trois volumes, éparpillés dans le temps : Was ist Metaphysik ? (Qu’est-ce que la métaphysique ?) est l’assemblage d’un cours magistral inaugural (Vorlesung) présenté en 1929 et prononcé lors de sa nomination à Freiburg comme successeur d’Husserl2, quelques mois après la conférence « De l’essence du fondement » et la parution du livre de Kant. En 1943, il écrit une Nachwort (postface) et en 1949 une Einleitung (introduction)3. Les spécialistes appellent les deux derniers volumes des textes-cadres, mais avec vingt ans d’écart, ils s’interrogent souvent s’ils sont ou non une continuation du premier. Les différences sont telles que Roullier utilise le terme de traduction pour dire «lecture» dans le sens de décrypter les difficultés liées à la compréhension de ces richesses étalées dans le temps, pour définir «la chose à penser ou la façon dont la chose est ou n’est pas pensée4». De façon générale, les traductions des œuvres de Heidegger posent problème. Du temps où les règles de traduction n’étaient pas rigidifiées, le traducteur lisait le texte et le repensait tel qu’il le ressentait et tel qu’il estimait que l’auteur l’eut transmis au lecteur dans la langue d’origine. La traduction partielle de Sein und Zeit présentée par Henry Corbin en est la preuve. Corbin a traduit le terme Dasein par «réalité humaine», c'est-à1 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de la métaphysique », p. 21. 2 - Ce texte a d’abord été traduit en français par Henry Corbin en 1938, puis par Roger Munier en 1969 et réédité en 1983 avec des modifications. Les deux textes cadres aussi ont été traduits par Roger Munier en 1968. 3 - Les trois textes allemands sont cités intégralement dans les Œuvres complètes, Band 9, Vittorio Klostermann, Auflage, 1996. 4 - Jean Roullier : « La métaphysique de Martin Heidegger », in : Phylopsis, texte numérique, p.2. 124 dire comment l’homme vit son état d’humanité. Mais la compréhension à postériori a traduit Da par « là », alors que Sein puise son sens dans la question du commencement de la pensée philosophique chez les Grecs. Ce qui fait du Dasein un point nodal dans la compréhension de la notion du temps et de l’espace qui se base sur sa spatialité comme présence dans un espace donné pour un temps donné. Dans ce cas, si on lie la première partie traduite par Corbin avec les deux autres parties traduites par Munier, on ne peut que conclure à une rupture entre le livre de 1929 du premier Heidegger et les deux autres de 1943 et 1949 du second Heidegger. Mais si l’on se réfère à la traduction complète de Munier des trois textes de la Métaphysique réalisée en 1969, avec les modifications de 1983, on peut convenir d’une continuité soulignant plus de convergences. D’après Roullier, cette différence viendrait de Heidegger lui-même qui, de 1929 à la fin des années 1940, a utilisé des termes identiques pour des significations différentes parce qu’il les rattache à des référents différents. Le philosophe conçoit d’ailleurs parfaitement la distinction faite par les historiens qui a surtout estimé l’évolution de sa pensée. Il met cependant un bémol quand il écrit en 1962 au père Richardson qui finissait un livre sur lui, en disant : «La distinction que vous faites entre Heidegger I et Heidegger II est justifiée, à la seule condition que l’on prenne garde à ceci : ce n’est qu’à partir de ce qui est pensé en I qu’est accessible ce qui est à penser en II, et le I ne devient possible que s’il est contenu dans II 1 ». Il accepte donc cette note de différenciation mais dans une continuation de sa pensée originale. Les historiens s’accordent à nommer ce moment de la vie et de la pensée de Heidegger où s’est opéré un changement décisif, le « tournant ». Ils sont par contre dans la discorde quant à l’importance de ce tournant. Si certains lui donnent une importance capitale, d’autres pensent, à juste titre, qu’il n’est pas le seul moment qui a marqué un changement dans son itinéraire. Au contraire, la pensée heideggérienne est chargée de changements qui ne signifient pas autre chose que des étapes significatives d’une évolution qualitative dans le parcours d’une vie pleine. Cette question fait encore débat. 1 - Martin Heidegger : Questions III- IV, p. 188. 125 Avant de parvenir à dépasser la métaphysique, Heidegger a exposé l’évolution des thèmes qui constituent le Dasein. Déjà, dans la conférence de 1929 où il revendique encore, mais pour la dernière fois, la métaphysique au sens classique, il développe «le déploiement du questionner métaphysique» mais la nature même de son interrogation révèle qu’il est aussi entrain de s’interroger sur elle1. Le but de cette conférence était, certes, de se frayer un accès direct au phénomène de l’être. Mais pour y parvenir, il utilise des états du Dasein, déjà développés dans Sein und Zeit, comme l’angoisse ou la mort. Il confère un sens hautement ontologique au Dasein qui passe d’un état qui s’angoisse devant rien, à l’état d’angoisse qui révèle le rien, le vide, le néant 2 . Cette angoisse permet l’éclosion de l’être, en relativisant le découvrement et l’affairement ontiques3. Heidegger ne dramatise pas l’angoisse, il ne la dote pas d’anxiété, au contraire il l’investit de calme et d’émerveillement que vit le Dasein par la contemplation devant l’expérience de l’être et du néant. Il s’agit d’une angoisse très différente de celle que vit le Dasein dans son état d’être-au-monde ou d’être-vers-la-mort. Elle est authentique. La notion de néant aussi a changé, passant de la notion de néant exposé dans Sein und Zeit, que le Dasein vit dans la déchéance de l’être-jeté, au néant de l’étant lui-même qui est une étape nécessaire et ouvre sur l’être. Pendant une dizaine d’années, Heidegger ne publiera rien. Seuls ses cours permettent de reconstruire l’itinéraire de sa pensée. Le cours Apports à la philosophie, dispensé entre 1936 et 1938, annonce son approche de la pensée de l’histoire de l’être en donnant une nouvelle signification de la finitude, au laisser-être (Seinlassen) et à l’être-jeté ou la jectité historique. Dans Introduction à la métaphysique, il continue son questionnement, expliquant que la métaphysique n’a jamais réussi à poser sa question centrale qui porte sur l’essence de l’être, elle a même tout mis en œuvre pour l’éviter, privilégiant la question de l’étant4. Il 1 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de la métaphysique », p. 30. 2 - Qu’est-ce que la métaphysique, in : Questions 1, p. 59. 3 - Qu’est-ce que la métaphysique, in : Questions 1, p. 59. 4 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de la métaphysique », p. 33. 126 revient souvent sur les deux composants : la métaphysique générale, qui porte sur l’être et qui s’appelle, de fait, l’ontologie ou la philosophie transcendantale et la métaphysique spéciale, qui porte sur les étants métaphysiques particuliers comme Dieu, l’âme, les anges ou le monde. En rappelant à chaque fois l’histoire depuis Aristote, il fait ressortir l’ambigüité qui entoure la question de l’objet de la métaphysique et désigne l’être dans son universalité «le monde» et dans son principe «Dieu». C’est à ce double pôle qu’il a donné le sens de constitution onto-théo-logique, soit un système de représentation de la métaphysique dont dépend tout le reste des étants principiels et universels1. C’est aussi en cette période, après avoir fini avec l’enseignement de Kant, qu’il s’attaque aux idéalistes allemands, notamment Schelling et Hölderlin où il trouve un appui à sa recherche d’une pensée non-métaphysique. Mais il n’aime pas Hegel parce que son propos de la dialectique consiste à devenir maître de la finitude, au lieu d’élaborer l’une pour servir l’autre. Sa thèse, selon laquelle l’essence de l’être est le temps, est aux antipodes de ce que Hegel a tenté d’établir2. Ainsi, dans le verdict final de l’idéalisme, sa position anti-hégélienne l’emporte même s’il fait souvent appel à la dialectique. Cette position le mène notamment à abandonner le projet de cette métaphysique de la finitude, parce qu’il s’aperçoit après coup que la métaphysique, comme projet, risque de mener à une éradication de la finitude et de la question de l’être. C’est pourtant dans les lectures hégéliennes qu’a apparu le terme d’ontothéologie qui veut dire que la problématique du «on» (l’étant) est comprise comme une affaire de logique et qu’elle s’oriente, en dernière instance, vers le theo (le divin), lequel est déjà compris comme relevant de la logique qui est le sens même de la pensée spéculative ou du logos 3 . Autrement dit, c’est par le logos que Hegel présente la compréhension de l’étant. Alors que Heidegger fait appel à l’intuition, où ce n’est pas le logos ou le concept mais bel et bien le temps qui incarne le fin mot de l’étant. Pour contrecarrer ce projet qui interprète l’étant par la raison (logos), Heidegger tente le terme d’ontochronie, où chronos (le 1 - Ibid. p. 34. 2 - Ibid. p. 35. 3 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de a métaphysique », p. 36. 127 temps)se tient à la place du logos1, car pour lui le concept ne peut être le maître du temps, au contraire c’est le temps qui est le maître du concept. Mais ce terme ne durera pas longtemps dans son langage non plus, ni l’opposition chonos et logos. Après 1939, il cherchera à l’atténuer afin de marquer l’altérité fondamentale de son questionnement vers l’être. Toutefois, ce passage de sa vie reste important, il montre son adversité mitigée avec Hegel qui lui a vraiment permis de remettre en cause ses principales idées et lui a fait profiter de la méthode dialectique qui reste un des principaux modes d’approche thématique qu’il utilise pour montrer les contradictions que les siècles accumulent. D’ailleurs cette position où le temps est maître du concept, voire l’idée d’anti-concept, œuvrera au profit de la parution d’une pensée de l’histoire de l’être, et lui donnera un nouveau départ. Par nécessité, Heidegger fait aussi appel à des concepts externes qu’il emprunte à Nietzsche comme le nihilisme, ou à des courants contemporains comme l’humanisme ou l’essence de la technique2. Dans cette constellation de la présence sensible des étants, où l’être n’apparaît plus dans la conception métaphysique du Moyen-âge qui l’a définitivement voilé, Heidegger associe le moment à la pensée nihiliste 3 , tout comme il associe le nihilisme à l’humanisme, une association que Grondin trouve confuse. Mais le philosophe affirme que c’est un tout qui a été appliqué à la pensée métaphysique et imposé à l’Occident depuis Platon. Le Dasein, se situe au centre de l’ontologie fondamentale et au centre de l’étant, c’est à travers lui et avec sa volonté d’objectivation que tout se définit, tout se fait, et tout a une valeur. Seulement le sens de la notion de valeur a subi beaucoup de mutations, passant de la morale à ce qui rapporte pour l’homme, et l’étant devient ainsi une source d’intérêt qui se prête à l’exploitation. Cette idée de tout ramener à l’homme et à son intérêt intrinsèque plonge le Dasein dans l’ère de la technique et de la modernisation. Il vit en considérant l’étant selon son utilité, voire son utilisabilité et sa rentabilité. Heidegger appellera ça l’util, un terme largement employé dans Sein und 1 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de a métaphysique », p. 36/37. 2 - Ibid. p. 38. 3 - Le nihilisme : terme latin nihil, « rien de l’être». Pour rappel, le nihilisme est un point de vue qui présente le monde (et plus particulièrement l'existence humaine) dénué de tout sens, de tout but, de toute vérité compréhensible et de toute valeur. Cette notion, applicable aux différents contextes historique, politique et littéraire, reste essentiellement philosophique. 128 Zeit1 qui occupe totalement l’espace pensé de la vie ordinaire et du on-quotidien. En 1953, il présente une conférence sur L’essence de la technique rapportée dans Essais et conférences où il rapproche terriblement la technique de la métaphysique, parce qu’elle aussi envahit l’espace humain et modifie son rapport à l’étant qui s’impose à lui, l’inhibe et l’empêche de vivre sans elle. Ainsi, en voulant déconstruire la métaphysique, Heidegger fait plus que dénoncer l’oubli de l’être, il dénonce l’oubli de l’oubli dans une vie où tout est calculé, maîtrisé, rationalisé, explicité, où il n’y a plus de place pour le mystère. Toutes les questions ont des réponses, si bien que la question qui n’a pas de réponse est oubliée. Pour cela, plus que dépasser la métaphysique, il s’agit de s’interroger sur ce qui se passe en elle, quand elle voile l’être. Cette façon de poser autrement le problème suggère la possibilité que l’être puisse se refuser à la métaphysique, rentrant de fait dans la pensée de l’histoire de l’être même. Dans le manuscrit Besinmung (Méditation) de 1938-1939 publié seulement en 1997 dans les Œuvres complètes, il dit que Sein und Zeit était une première tentative qui visait à rendre au moins visible la question de l’être2. Et il ajoute que s’il existe deux grands types de la pensée de l’être dans l’histoire, « la métaphysique » et « la pensée de l’histoire de l’être », c’est entre les deux que se situe Sein und Zeit, car il s’exprime dans un langage plutôt métaphysique alors qu’il se dirige vers l’histoire de l’être. Mais il refuse de situer ces deux grands modes, qui visent à questionner l’être, sur un axe historique, car il les veut concomitants et jumelés3. Il explique seulement que dans le premier mode, qui ne lui convient pas, la métaphysique questionne l’être qu’elle voit dans l’ensemble des étants visibles et sensibles. Cette conception radicale et calculatrice, qui voit l’étant à travers son utilité a été largement déployée dans la dialectique hégélienne, elle donne à l’étant toutes les possibilités de libérer l’homme, conduisant ainsi au monde de la technique moderne. Là, l’être en soi est totalement oublié, occulté. La philosophie y est pratiquée comme maîtrise de l’étant calculé et comme non-pensée de l’être. Sein und Zeit dépasse ce calcul pour instaurer l’angoisse, une tentative de penser autrement cette interrogation de 1 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de a métaphysique », p. 39. 2 - Martin Heidegger : Œuvres complètes : 66, 413. 3 - Ibid. 66, 275, 344, 357. 129 l’être ; mais il n’y est pas toujours parvenu1. Il fait alors appel à un deuxième mode où la pensée de l’histoire de l’être ne pense plus l’être (Sein) mais l’estre 2 (Seyn), une forme qui marque mieux l’altérité fondamentale pour pouvoir parler de l’essence de l’être, car pour parler de différence, c’est de « l’estre » qu’il s’agit même si on continue à utiliser la forme unique de « l’être ». Donc, l’être (estre - Seyn) s’inscrit d’abord dans le refus de l’étant, dans le sens où l’être n’a rien et n’est rien d’étant, il est tout autre, il refuse toute prise, toute domination, il est simplement, au sens plein, riche et généreux, sans calcul et sans but utilitaire. Il est Ereignis qui s’éprouve ou se vit dans l’étonnement et l’admiration ou dans l’effroi et la terreur. C’est l’affect qui nous fait sortir de nos certitudes, le doute, la curiosité et le refus de l’évidence. Ainsi, pour poser la question de la métaphysique, Heidegger présente deux modes de questionner l’être dans une opposition permanente. Dans les deux cas, l’être refuse d’apparaître, dans le premier pour l’importance donnée à l’étant, et dans le second pour garder son mystère. Ce qui incite la curiosité de l’entendement à s’interroger sur le séjour de l’être lui-même. Il retourne chez les Grecs pour expliquer que la confusion sur le sens de l’être remonte à loin. Tout s’est joué lorsque le sens de l’être a été assimilé à la physis qui décrit l’éclosion de l’être, depuis Platon et Aristote, mais peut-être même avant, à partir de Parménide, Héraclite ou Anaximandre. Ceci importe peu, car à cette époque, la question comportait un étonnement, un sursaut, un événement et un surgissement que les multiples découvertes ont fini par altérer. La distinction n’était pas nécessaire, toute la pensée était dotée de richesse et d’harmonie. Il retrouve la même chez Hölderlin et Schelling qui ont voulu secouer l’hégémonie du principe de raison, contrairement à ce que fait la pensée métaphysique3. Chez les présocratiques en général, le fait de penser constituait une représentation exacte de la réalité de l'être. La dualité de l'être et de la pensée ou de l'existence et de l’essence n'existait pas, encore moins l'opposition entre le sujet et l'objet, puisque la pensée est elle-même l’existence des choses. Parménide disait dans De Natura : « Le 1 - Ibid. 66, 321, 322. 2 - Cette orthographe, issue du latin, n’a pas duré dans le français moderne. 3 - Martin Heidegger : Œuvres complètes : 66, 367. 130 fait de penser et la pensée que nous avons de la chose sont identiques, car tu ne trouveras pas le fait de penser en dehors de la chose sur laquelle on se prononce: il n’y-a et il n’y aura jamais à exister que l'existant1.» C’est à partir de la tragédie de la physis, qui s’est laissée couvrir par la nécessité de l’essence, que le problème a commencé, car l’étant relevait directement, uniquement, inévitablement et irrémédiablement de la physis. Mais Platon a voulu lui trouver un eidos (un sens, une idée) qui est pourtant en elle. C’est le début d’une dualité tragique que suivront philosophies et religions à travers les siècles, selon le même raisonnement, nous éloignant toujours d’avantage de l’être. Dans son désir de tout expliquer et de tout rationaliser, la philosophie a perdu sa charge d’étonnement et d’admiration et les détenteurs du raisonnement classique essaient, par tous les moyens, de retarder l’éventualité d’un retour à l’émerveillement et la surprise. Dans sa tentative de retour, Heidegger a réussi à ébranler le principe de raison qui réfléchit la métaphysique et à remettre en cause l’égo qui pense et qui se constitue comme source d’intelligibilité du réel, tel qu’il a été présenté par Descartes ou même par Husserl. Pour cela, il fait appel à la notion de « don », exprimé par es gibt «il-y-a» qui dit aussi l’étonnement et l’émerveillement, longuement exposé dans la conférence « Temps et être ». Il s’agit du don gratuit de l’être, quelque chose qui ne s’explique pas, et rejette surtout toute pensée calculante, s’opposant ainsi au « Principe de raison » (Satz vom Grund2) qui résume la rationalité occidentale dans son ensemble. Certes la notion de don, comme la notion de faveur, rappelle le monde religieux, avec qui Heidegger a une longue histoire. Mais il sait pertinemment que le don religieux n’est jamais gratuit, il tient d’un échange intéressé qui fonde la métaphysique, un volet qui ne convient nullement à Heidegger. Mais si l’on se réfère à l’histoire, le terme de Satz a un sens profond et possède en allemand plusieurs significations. D’abord, il veut dire « position », le principe est posé là, simplement, un peu comme un diktat, sans raison. Il signifie également « le mouvement en symphonie », un sens cher à Heidegger, qui lui donne un peu de souplesse et de sens. En fait, l’idée de Satz est ancienne mais pas toujours aussi rigoriste 1 - Martin Heidegger : Fragments: 8, 34. 2 - Satz vom Grund (Le principe de raison) : titre d’une conférence publiée en 1957. 131 car à l’époque présocratique, la philosophie n’était pas tellement obsédée par la recherche du fondement, du premier moteur, ou d’autres rigidités de ce genre. Il y avait l’être, sans plus. Le Satz peut aussi signifier un saut, un sursaut (bondir). C’est moins l’abîme que la sécurité de comprendre la rationalité, sans aller jusqu’au rationalisme, qui mène à la fermeture de la pensée métaphysique, ce qui rapproche le Satz d’une dimension irrationnelle. C’est ainsi que Heidegger a été taxé d’irrationaliste, ce qu’il assume totalement, pour se distinguer de Hegel et des rationalistes. Mais il objecte que le Grund empêche la pensée de s’ouvrir à elle-même. De fait, le Satz vom Grund et l’es gibt résument une bonne part du projet heideggérien dont le but, loin d’être l’assurance ou le confort, consiste à repenser la subjectivité moderne à partir d’une donation d’être et à voir dans la philosophie un émerveillement renouvelé. La métaphysique se fait donc oublieuse de la question conductrice initiale : Pourquoi ily-a l’être et non pas plutôt rien ? » et en vient à parler de l'étant, sans avoir au préalable procédé à la conversion des termes adéquats. « L'être de l'étant réside dans la réalité1 », car l'être a fini par s'identifier à l'étant jusqu'à en faire une seule réalité ; en visant l'être, on rencontre l'étant, quelque chose se manifestant dans l'ordre du sensible. Alors que l'étant, l'existentia latine dans le commentaire heideggérien, renvoie à la figure historique de l'être, désormais limité et circonscrit dans ses contours intramondains. Il continue de s'apparenter à lui-même, en se tenant en retrait de toute définition. Si l’on revient, sur les chemins de Heidegger, à questionner Platon dans l'allégorie de la caverne, on remarque qu’en sortant de l’obscurité, le prisonnier a pu voir la lumière, c’est-à-dire contempler les idées et, par-dessus tout, l'idée du Bien. Il a appris à distinguer la vérité de l'illusion, entendant par illusion toute affirmation sans fondement. Pour Platon, la vérité est ce qui s'offre au travail de dévoilement (alèthéia), même s’il paraît au départ occulté, voilé, dissimulé ou en retrait. Le dévoilé, qui se trouve dès lors reconnu et identifié, est l'éidos dans sa mise en opposition avec les réalités de la caverne, l’illusion ou l’obscurité. Pour la métaphysique, le voile persiste à couvrir la vérité de l’être ne dévoilant que des étants. La différence est essentielle. 1 - Martin Heidegger: Nietzsche I, trad. Klossowski, Gallimard, 1971, p. 321. 132 La connaissance platonicienne de la vérité est une ascension qui délivre le prisonnier de ses illusions. C’est un changement de perspective, qui va du projet initial de l’alèthéia à sa conception finale de la vérité arrachée à son occultation par la découverte. C’est cela même la vérité de l'être dans la métaphore du soleil, ou le Bien suprême selon l'interprétation de Heidegger. Une telle vérité est un dévoilement sans fin qui se trouve à la portée du regard. Elle est certaine parce que visible1 et s'offre comme l'ultime réalité ou l'essence de toute chose. C’est pour cela que Heidegger n’arrive pas à éprouver de l’antipathie pour cet inventeur du monde de l’eidos, parce que l’idée est toujours riche de sens, enrichissant l’homme et lui procurant, par la connaissance, une liberté qu’il a perdu en descendant dans le monde matériel, symbolisée par la perte des ailes. Cette théorie naïve ne va pas plus loin. La métaphysique est devenue problématique et une surcharge pour l’homme bien des siècles plus tard, lorsque le monde des idées s’est peuplé de contraintes qui altèrent la liberté des hommes. Aujourd’hui, elle a atteint ses limites. Avec sa tentative de dépassement, d’abandon ou de déconstruction, Heidegger prépare à une nouvelle pensée, sereine et non calculante. Cette pensée a-t-elle réussi à s’implanter ? C’est toute la question. II. Le mot de Nietzsche « Dieu est mort » Déconstruire la métaphysique consiste à remettre en cause les grandes questions qui la constituent. La question de dieu est en cela fondamentale, elle constitue une part non négligeable de la métaphysique et est encore sujet à débat. Aussi importante pour l’homme que de sa propre existence, la question de dieu pourrait même en être l’accès, parce que l’homme est le seul étant qui a la possibilité de se poser la question de l’existence ou de la non-existence du divin. On ne sait pas quand est-ce que la question de dieu est devenue importante voire singulière chez Heidegger. Il n’a jamais reconnu de façon explicite sa croyance ou sa non croyance. D’abord, il a eu un cursus religieux très poussé et très dense qui n’est pas 1 - Ibid. p. 340-341. 133 sans impact sur sa pensée tout le long de sa vie, ses textes sont truffés de divinités, influence de Hölderlin et Nietzsche. Ensuite, il ne s’attarde pas sur les différents niveaux de croyance comme l’athéisme, le déisme ou l’agnosticisme, car il ne s’agit pas pour lui d’orienter ses débats sur des interrogations d’ordre moral, même si la question de la valeur est omniprésente. Il ne parle pas non plus de son catholicisme d’enfance, ni de son protestantisme des années de Marbourg, ni de ce qu’il a reçu de saint Augustin ou de saint Thomas. Dans son cours sur la « Phénoménologie de la vie religieuse », il expose la Lettre de Saint Paul et la conception augustinienne, sans se prononcer sur la question des convictions, plutôt séduit par l’idée d’une « religion primitive » et par la perspective de mettre côte-à-côte les notions « phénoménologie » et « religion ». Par ailleurs, il trouve l’idée d’un retour aux dieux grecs dont se réclament Hölderlin puis Nietzsche manifestement d’actualité, à tel point qu’il veut les inviter à son époque. Globalement, il s’exprime sur le monde moderne caractérisé par une situation de vacance totale, un monde terriblement vide, sans aucun dieu. Cet état n'exclut pas une situation foisonnante de religiosité et de moralité qui l’agace visiblement. Il ne diffère pas en cela de plusieurs penseurs de son époque qu’il apprécie particulièrement, comme Nietzsche qui n’adhère pas non plus à la croyance dogmatique. Il le reprend d’ailleurs dans l’expression « Dieu est mort », qu’il va utiliser pour justifier la nécessité de déconstruire la métaphysique, comme il utilise les termes d’Hölderlin qui parle de l’éloignement des dieux, au temps des ténèbres1. Du point de vue général, la question de dieu suppose celle de la divinité, qui suppose celle du sacré, qui suppose celle de l’être. Mais ce n’est pas dans ce sens que s’oriente la pensée du philosophe2. D’après lui, la pensée de l’être ne priorise en rien l’existence de dieu, car l’être englobe tout, y compris dieu. Il explique que l’homme ne doit pas se voir à l’image de dieu, car cela l’empêchera de parvenir au questionnement ontologique fondamental 3 . Le Dasein est perdu parmi les étants, entre la technique et la rationalisation du monde. Ce qui réduit son regard à concevoir la valeur de dieu. Il dit dans Lettre sur l’humanisme : « proclamer Dieu comme la plus haute valeur, c’est 1 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 333. 2 - Emilio Brito : « Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger », in : Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, Tome 95, N°2, 1997. pp. 279-297. 3 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 81. 134 encore dégrader l’essence de dieu 1 . » Pourtant, la pensée de Heidegger procède de l’absence du divin. Il dit, à différents endroits : « interrogez l’être ! Et dans son silence – entendu comme le commencement de la parole- répond le dieu. Vous avez beau ratisser tout l’étant, nulle part ne se montrera la trace de dieu2.» Un point-de-vue singulier qui multiplie les critiques, car difficile de voir s’il admet ou n’admet pas cette présence. Il est, en effet, difficile pour quelqu’un qui va à la recherche de l’être de ne pas se prononcer sur l’existence ou la non-existence de dieu3. Dans un livre récent4, Richard Kearney et Joseph Stephen O'Leary montrent la radicalité de Heidegger qui veut dépasser la métaphysique en repensant le Dasein dans son rapport à dieu, sa présence au monde et sa relation aux choses, le conviant à un renouveau philosophique et en se traçant un autre chemin pour le dévoilement de l’être. Dans ce rapport, Heidegger présente les dieux comme des idoles et les hommes des sujets dominés, alors que dans la pensée de l’histoire de l’être, l’homme trouve ou retrouve sa place dans son rapport à l’autre, voire dans son rapport à un dieu authentique. L’être, entendu l’Estre, redonnerait la divinité à dieu alors que la métaphysique est un athéisme5. Nietzsche s’est exprimé sur la question dans Ainsi parlait Zarathoustra lorsqu’il a conclu que le monde moderne est responsable de la mort de dieu. Mais est-ce que cela pose la question de façon métaphysique, parce qu’à première vue il s’agit plutôt de développement de la technique, des sciences et de la philosophie ? Au-delà de la morale, lui aussi se demande où va ce monde multi-scientifique où toutes les questions de l’homme trouvent des réponses, un homme qui peut tout et ne s’étonne plus de rien, un homme qui se dépouille de sa foi et qui renonce à la vision globale des choses où 1 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 109. 2 - Martin Heidegger : Œuvres complètes : 66, 353. 3 - Heidegger a présenté au semestre d’hiver 1921- 1922, un cours sur la Phénoménologie de la vie religieuse. Il avait pour objectif de conjuguer la religion et la phénoménologie, qui avait plutôt tendance à ce contredire. Il devait pour cela se servir des concepts centraux de la phénoménologie husserlienne. 4 - Richard Kearney, Joseph Stephen O'Leary : Heidegger et la question de Dieu, PUF, 2009. 5 - Jean Grondin : «Heidegger et le problème de la métaphysique», in : Philopsis, p. 43. 135 tout se tient pour s’interroger sur les détails d’un monde où il n’y a rien et où tout est sans cesse à réinventer1. Pour s’exprimer sur cet ébranlement de la foi, Nietzsche fait intervenir la notion de nihilisme, fort importante pour comprendre la pensée moderne et pour donner du sens à l’expression énigmatique de « Dieu est mort », à partir de quoi, beaucoup de théories philosophiques contemporaines deviennent possibles. C’est une expression de renommée mondiale, réelle, nécessaire surtout à partir de la deuxième partie du XIXème siècle où la révolution industrielle a bouleversé toutes les valeurs, provoquant des déséquilibres intolérables entre l’homme et son environnement. Le nihilisme en soi est la conséquence de cet effondrement des croyances parce que dépassées ou obsolètes. C’est la négation de l'être, avec un rejet définitif de tout « idéalisme ». Pour éviter que les plus hautes valeurs soient dévalorisées, Nietzsche propose la transvaluation de toutes les valeurs et en appelle au Surhomme 2 que Zarathoustra présente dans ses enseignements. Mais Heidegger voit en cela une approche simple et superficielle qui exprime une métaphysique qui se solde dans toute l'histoire de la pensée occidentale par « l'oubli de l'être3 ». L’enseignement de Nietzsche est une énigme qui mérite d’être interrogée, car un esprit pour qui les guerres, les victoires, les conquêtes, l’aventure, le danger, la douleur sont devenus des besoins. Mais il reste l’espoir du Retour éternel et du Surhomme, car même une pensée qui a en elle quelque chose de mal sain, a aussi en elle quelque chose de créateur. C’est ainsi que la pensée de Nietzsche réalise son achèvement. Elle est dans la cohérence tout en restant une énigme, dont l’homme est à peine conscient4. En vérité, la question de dieu a beaucoup perturbé Heidegger. Sa position, où dominent ambivalence et instabilité, n’est pas claire du tout, et le thème a toujours était présent, 1 2 - Ibid. - Friedrich Nietzsche : La Volonté de puissance, Essai d'une transmutation de toutes les valeurs (Études et Fragments), 1901, Traduit par Henri Albert, 1903, p. 77/124. 3 - « L’oubli de l’être » est largement discuté dans le livre de Nietzsche notamment le tome II, mais aussi dans Essais et conférences et les Chemins qui ne mènent nulle part. 4 - Ces sujets ont étaient développés par Alain de Benoist dans Conclusions d’un débat. Voir aussi : Contribution à la question de l’être, in :Martin Heidegger : Questions I, p. 195-252. 136 planant par-dessus son chemin de pensée1. On sent une sorte d’inquiétude dans nombre de ses ouvrages et dans ses notes personnelles notamment entre 1936 et 19382. Il a, certes, perdu la foi dès sa jeunesse, quand il est allé chercher des réponses au niveau de la faculté de mathématiques et sciences naturelles sous la direction d’Husserl où il considérait déjà qu’il existe plusieurs formes et plusieurs niveaux de croyance, de la foi des origines ou la foi primitive à la conviction théologique. Il écrit à Jaspers en 1935: «l’explication avec la foi des origines demeure pour moi comme un pieu planté dans ma chair»3. Il restera ainsi dans l’embarras, suscitant des controverses et retournements de situations et de points de vue. Cette déclaration n’est pas l’expression d’un revirement devant des questions délicates. Il explique d’ailleurs comment Kant, dans la Critique de la raison pure, a aussi reculé devant l’impensé et devant l’audace de sa propre conception de l’imagination transcendantale, parce qu’elle l’aurait conduit à remettre en cause la suprématie de la Raison4. Heidegger n’a pas abordé la question de dieu en profondeur dans Sein und Zeit, alors qu’elle était tout aussi d’actualité en ce début de siècle5. C’est dans d’autres ouvrages qu’il exprimera un peu plus de curiosité. Si bien que Siewerth va penser, dans un premier temps, que son point de vue n’a pas beaucoup évolué à travers le temps. D’après lui, la pensée heideggérienne refuse de faire le pas de transcender l'être, en le rapportant à un dieu existant 6 . Siewerth qualifie Heidegger de penseur originaire, subjugué par la puissance et la clarté de l'Être, plein de respect devant son mystère impénétrable7. Dans sa démarche, il le compare tantôt à saint Thomas, tantôt à saint 1 - Otto Pöggeler & T. Simon : La pensée de Heidegger, Paris : Montaigne, 1967, p. 354. 2 - Rüdiger Safranski : Heidegger et son temps, Paris : Grasset, 2000, p. 325 à 334. 3 - Martin Heidegger : Correspondances avec Karl Jaspers, Paris : Gallimard, 1996, p. 143. 4 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 217 à 227. 5 - Beaucoup de penseurs ont soulevé la question du rapport de Heidegger à Dieu, notamment Henri Birault : De l'Être, du Divin et des Dieux chez Heidegger, paru en 1963 dans l'ouvrage collectif L'existence de Dieu, Bertrand Rioux : L'être et la vérité chez Heidegger et saint Thomas d'Aquin et Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être. Il-y-a aussi des articles comme celui de Sylvaine Gourdain Heidegger et le dieu à venir : s’il-y-a Etre, pourquoi Dieu ? Et l’article d’Emilio Brito : Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger. 6 - Emilio Brito : « Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger », in : Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, Tome 95, N°2, 1997, p. 279. 7 - Ibid. 137 Augustin, malgré les divergences de leurs convictions. Il dit que la méthode heideggérienne s'accorde avec la structure formelle des preuves de dieu chez saint Thomas qui indiquait déjà à son époque que celui qui ne trouve plus dieu, doit s'efforcer de redécouvrir sa trace dans les choses. Saint Thomas parle de la parabole de dieu dans l'être comme le Sacré, le Premier, le Suprême, le Nécessaire, la Divinité qui se recueille purement en soi-même. Il le désigne par l’Un, l’Unique ou simplement le Très Haut 1. Alors que Heidegger refuse à l’homme d’utiliser de simples noms pour qualifier dieu, trouvant que les hommes sont en manque de noms sacrés. Il sépare nettement entre les sens des termes utilisés et ne veut pas penser à partir des noms des choses, c'est-à-dire leur matérialité. Il dit : nous devons réapprendre soigneusement le sens du Sacré, de la Divinité, et le sens du mot « Dieu » 2. Sa démarche est plus aisée et plus ardue à la fois, même s’il peut prétendre que le mystère de dieu se dévoile de manière plus recueillie et plus lumineuse, quand dieu se soustrait au langage rigoureux sans lequel pourtant la philosophie ne saurait exister3. D’où l’impossibilité de cerner la question de dieu. En réalité, il s’agit moins de se prononcer sur l’existence de dieu lui-même que sur l’existence de mots ou de noms pour le nommer. Ainsi, Heidegger reste toujours dans l’expectative de dépasser les limites de l'étant pour parvenir à l'étendue de l'être. Le dépassement du langage phénoménologique au langage poétique qu’il a opéré pour déployer son ontologie va l’aider à se rapprocher du langage approprié pour résoudre la question de dieu, une question qui ne peut pas être posée dans le cadre de la métaphysique classique. Réalisant, quelques années plus tard, que ce genre de thème exige la patience la plus attentive 4 , Siewerth va reconsidérer, le rapport de Heidegger à la question de dieu, soulignant qu'il ne faut pas le prendre pour un indifférent. Son langage doit être ramené à son essence pour qu'il puisse, sans distorsion, dire la vérité de l'être comme l'être de la vérité5. Il a certes parlé dans Lettre sur l'Humanisme de la vérité de l'Etre, de l’essence du Sacré, de l’essence de la divinité et du sens du mot dieu, mais il reconnait que rien 1 - Ibid. p. 271. 2 - Ibid. p. 280. 3 - Ibid. 276. 4 - Ibid., 280-281. 5 - Ibid., 281. 138 n’est encore décidé de l’être de dieu ou de son non-être, pas plus que la possibilité ou l’impossibilité des dieux. Par contre, il reconnait qu’une telle indifférence risque d’exposer la personne au nihilisme1. Heidegger parle de la distinction évidente entre les termes « être » et exister » : Seul l’homme existe parce qu’il pense l’être, dieu est et fait partie de l’être. Mais il laisse en suspens la question de la création, y compris la création de l’être, s’il-y-a lieu. Tout comme il ne soulève pas la question de la priorité de l’être et de dieu, même si elle est sous entendue, sauf du point de vue chronologique. Il ramène cette question hautement philosophique à l’histoire : l'homme moderne a perdu le sens du sacré, ce qui lui a fait perdre le sens de l’être et le sens de dieu. Pour cela, il fait appel à l’histoire quand la relation entre les étants et le sacré était profonde. Mais la philosophie moderne va remplacer l'ontologie par la logique, et la profondeur de l'être des étants par l’intelligence humaine. Graduellement, la philosophie deviendra une construction du monde selon les données de la raison humaine. Par conséquent, l'homme moderne finit par ne plus voir ni la profondeur de l'être du monde ni ce qui le relie à cette profondeur, c'est-à-dire ce qui le relie à dieu. Cette nouvelle conception du monde fera dire à Heidegger qu’il-y-a une sorte d'athéisme qui domine l’esprit humain y compris l’esprit religieux. Il écarte de son raisonnement l’athéisme naïf et populaire, pour parler essentiellement de la rationalisation du concept qui consiste en la construction d’une image de dieu à l'intérieur de l'esprit humain conforme aux strictes attentes de l'homme2. Cette analyse n’éloigne pas dieu, mais éloigne la transcendance, « dieu ne peut être cherché qu'en nous », écrivait Kant3. Pour Hegel et les hégéliens, l'esprit de l'homme est devenu l'Esprit de dieu. Plus on avance dans l'histoire de la philosophie moderne, plus on constate une sécularisation de la foi religieuse par une réduction du sacré aux archétypes de l'inconscient 4 . Henri Birault appelle ça une « dédivinisation » qui transforme le rapport à la religiosité en explication scientifique dans l'absence parfaite des dieux. Le monde est déserté par les dieux, qui sont remplacés par des mythes qui recouvrent toutes les idoles représentées sous forme d’idéologies, 1 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 111-112. 2 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 70. 3 - Emmanuel Kant : Opus postumum, p. 46, in - Jean-Guy Pagé : « Dieu et l’être », Laval théologique et philosophique, vol. 37, n° 1, 1981, p. 35. 4 - Jean-Guy Pagé : « Dieu et l’être », Laval théologique et philosophique, vol. 37, n° 1, 1981, p. 35/36. 139 d’idées-force et de valeurs. Ce qui reste du rapport de l'homme moderne à dieu et au sacré est le mythe qui domine l’esprit humain1. Héraclite disait pourtant que «l'homme, pour autant qu'il est homme, habite dans la proximité du dieu2 ». L’homme n’a pas rompu cette proximité, car elle constitue sa demeure. Mais il l’oublie de plus en plus et la demeure est soumise à une profanation ou à une dévastation qui échappe à l’homme même. Ainsi, dans la maison de l’être, se développe, pour l'homme, l'absence de patrie3. L’explication se trouve dans la technique. Quand le monde a été envahi par la mécanisation, l'homme n’a pas fui dieu, il l’a investi d’une forme de rationalité logique et a réinterprété son rapport à lui par une idée qui découle de son rapport au monde moderne, un rapport d’utilité, privé d’émanation divine, parce que l'essence de la technique se définit par l'esprit d’un monde utilitaire. Or, seule la vérité de l’être peut nous ramener sur le chemin où se laisse penser l’essence du sacré. Ce n’est qu’à partir de l’essence du sacré qu’est à penser l’essence de la divinité. Ce n’est que dans la lumière de l’essence de la divinité que peut-être pensé et dit ce que doit nommer le mot « Dieu ». C’est à partir de la connaissance profonde de ces mots que les êtres humains peuvent maitriser le sens de la relation de dieu à l’homme4. Nietzsche ira plus loin. Dans l’analyse d’un monde qui affirme que « Dieu est mort », il vise non seulement le dieu des chrétiens, mais aussi tout ce qui est issu du monde platonicien de suprasensible et de valeurs suprêmes, s’attaquant aux restes de la foi métaphysique qui occupe encore la science moderne. Le dieu que Nietzsche fait mourir représente toutes les croyances qui reposent sur une foi métaphysique y compris la foi dans la science, telle une flamme empruntée à un brasier qu'une croyance millénaire a allumée, une foi chrétienne qui fut celle de Platon, foi d'après laquelle dieu est vérité et la vérité est divine5. Contrairement à Heidegger, Nietzsche trouve que tous les hommes de sciences, même les plus positivistes et les plus a-religieux, sont au fond des croyants 1 - H. Birault : « Existence et vérité d’après Heidegger », in : Revue de métaphysique et de morale, 1951, Janvier-Mars, p. 34/40. 2 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in : Questions III-IV-, p. 114. 3 - Ibid. 4 - Ibid., p. 113. 5 - Nieztsche : le Gai Savoir, p. 344. 140 qui s'ignorent. Ils le sont en ce sens qu'ils adhèrent à la valeur suprême de la vérité, fûtelle contre l'intérêt. Leur désir de vérité à tout prix est un type de foi et de morale qui va à l’encontre de l'expérience. D'après lui, le phénomène qui transforme la métaphysique en morale prend ses racines dans les profondeurs de l'être et de l'être des étants, particulièrement l'homme. Alors que l'essence de cet être consiste dans la volonté de puissance, en étant saisie plutôt comme fondement ou cause, elle finit par se dévorer elle-même et par se muer en désir inconscient de dieu. Ainsi, c’est la volonté de puissance qui maintient dieu dans la croyance humaine, même si l'homme moderne ne fait plus de dieu sa vérité, il fait plutôt de la vérité son dieu1. Heidegger juge que Nietzsche s'est arrêté trop tôt, en identifiant trop l'être aux étants. Si on considère l'être simplement comme l’être des étants, alors l'être apparaît comme fondement et les étants comme ce qui est fondé, l'étant suprême (Dieu) étant celui qui fonde, la première cause. A ce moment, la métaphysique a, comme objet, l'être de tous les étants, sous sa forme la plus haute : Dieu. Or, l'être par soi qui constitue dieu comme dieu, se définit dans sa relation aux autres étants qui ne font que participer à l'être que dieu leur communique, mais pas à l’Etre en question2. Heidegger s'efforce de lever l'hypothèque et de mettre fin à la confiscation de l'être comme fondement : l'être est différent des étants, il n’est pas le fondateur mais une profondeur première et non fondative des étants 3. Il établit une différence de nature entre l'être et les étants et le distingue de dieu, parce que ce dernier porte en lui la vie et le bien, tout comme il est créateur de la discorde et du mal. Seul l’être est au-dessus de toutes contradictions. C’est ainsi que Heidegger distingue entre L’être, dieu et les étants, un dieu qu’il refuse de nommer par ses noms, comme il refuse de le qualifier ou de dire quelque chose sur lui, sinon de façon poétique, en affirmant que le sommet de la poésie contient plus de vérité que la pensée elle-même4. 1 - Ibid. p. 344. 2 - Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être, p. 36. 3 - Ibid. 4 - Emilio Brito : « Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger », in : Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, Tome 95, N°2, 1997. P. 280. 141 Est-ce que ces considérations philosophiques sont porteuses d’une foi nouvelle ou sontelles simplement l’interprétation du chemin de foi où le monde de la technique a conduit l’homme ? Nul ne saurait le dire mieux que Nietzsche et Heidegger. Mais ce qui est certain, c’est que cette philosophie elle-même a dû être à l'origine de certaines formes d'athéisme ou d'agnosticisme contemporains. Elle force la théologie à s'interroger occasionnellement sur le type de certitude de ses discours. Les concepts ou les noms de dieu, assurément nécessaires, deviennent des idoles du vrai dieu ou des icônes qui renvoient à Lui, entretenant en même temps chez l'homme la conscience que dieu est indicible, qu'il ne peut jamais être nommé adéquatement par le langage humain et qu'il est au-delà de tout ce que l'homme peut concevoir1. Ainsi, si Heidegger emprunte à Nietzsche le concept métaphysique de « crépuscule des idoles » et fait appel à « la voie poétique » de Hölderlin, c’est pour montrer que la mort de dieu ne peut être que l’interprétation moderne de ce qui signifie la distance entre dieu et l'être. Il reste que la pensée heideggérienne relative à l’idée de dieu est très ambigüe. Ceci ne tient pas tant du paradoxe entre le rejet du dieu traditionnel – des religions– avec l’utilisation abondante du vocabulaire théologique et religieux, que de l’intégration d’une figure divine propre à la philosophie au centre même de l’ontologie. Ainsi, il n’hésite pas à proclamer la «chute du dieu» et la «montée de l’homme2». Indécision ou réelle impossibilité, d’après Gourdain, Heidegger n’a pu franchir le pas qui l’amènerait à écarter complètement toute allusion au divin. Au contraire, il l’installe au cœur du déploiement essentiel de l’être lui-même. Déjà Sein und Zeit montre, en s’appuyant sur le poème de Parménide et le mythe de la caverne, le rôle prépondérant d’une figure divine au moment même où le Dasein choisit entre vérité et non-vérité ou entre savoir et ignorance. La présence du mot « dieu » parait inévitable, nécessaire et essentielle, comme si la configuration de l’être ne peut être cohérente et autonome sans la figure d’un dieu. Il ne dit pas pour autant s’il a un visage propre, une identité définie, ou simplement une figure impalpable, sans nom ni contours 3 . Il s’agit juste d’un dieu 1 - Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être, p. 37. 2 - Sylvaine Gourdain : Heidegger et le « Dieu à venir : s’il-y-a être, pourquoi dieu ? » La revue philosophique, Paris, 2010, p. 89. 3 - Ibid. 142 représenté par un nom nécessaire au langage humain. La question d’un dieu créateur du monde matériel est laissée à la science et la question du dieu ordonnateur des actes humains est laissée à la religion. Tout cela nous conduit-il à faire de Heidegger un déiste qui s'ignore? Il ne nous appartient pas d'en juger. Mais nous pouvons penser que son explication s'est arrêtée bien avant le théisme, juste avant la proclamation explicite d'un dieu-idée. Il n'en demeure pas moins qu'il a poursuivi une critique soutenue des affirmations de Kant et celles de Nietzsche sur les rapports entre dieu et la métaphysique. Birault affirme qu'on peut caractériser l'histoire de la pensée heideggérienne comme une des plus radicales critiques de la théologie de l'Être pour passer vers la pensée de l'Être1. Rioux parvient à des conclusions quelque peu semblables. Il écrit notamment: « Sa pensée n'est pas fermée à la transcendance d'une Présence. Or, pour être transcendant et compréhensible, l’être doit s'éclairer dans le mystère d'une source qui est insondable par excès infini de lumière et pas seulement de son reflet lié inséparablement à l'étant2 ». Alors que Jocelyn Benoist parle d’une « rhétorique du dépassement » dont il faut peutêtre d’abord se débarrasser pour visualiser le problème à sa juste valeur. La mission du philosophe n’est pas de rejeter ce qui lui semble vieilli, la métaphysique pourrait être celle qui tente de se dépasser elle-même pour se renouveler en dépassant son dépassement3. C’est ainsi que la question de savoir s’il faut, réellement et en profondeur, abandonner la métaphysique, conduit inévitablement à des thèmes qui lui sont rattachés notamment la question de dieu et nous projette dans l’opposition entre modernité et tradition, entre le monde de la science et celui de la philosophie. Mais si le monde moderne dans sa rationalité va vers la mort de dieu, la technique par son essence maintient la métaphysique. On peut même relever une certaine souplesse dont la métaphysique fait preuve qui lui permet de se mouvoir d’une société à l’autre, d’une époque à l’autre, 1 - H. Birault : « Existence et vérité d’après Heidegger », in : Revue de métaphysique et de morale, 1951, Janvier-Mars, p. 40. 2 - Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être, Laval théologique et philosophique, vol. 37, n° 1, 1981, p. 36. 3 - Ibid. p.33. 143 d’une civilisation à l’autre, d’une communauté à l’autre. Cela signifierait-il que la métaphysique est plus résistante que la question de dieu ? La question est ailleurs. La vision moderne a changé, le monde se montre multiple, les sciences prolifèrent, la technique devenue indispensable change les priorités et modifie tant les modes de vie que les pratiques. Tout ceci nécessite un autre mode d’approche et une autre appréhension des choses. Si la question des origines a pu s’épargner un tel sort, c’est parce qu’elle ne s’est pas enfermée dans des limites d’époque et est restée ouverte et créatrice, valable à toutes les époques. La question de dieu a été plus radicale, traçant à l’homme des limites qui s’avèrent souvent fatales. Pour Heidegger, il ne faut pas que la question de l’être enlève tout l’étonnement à celui qui questionne. « Mais pourquoi il-y-a l’être ? » investit l’homme de cette capacité questionnante à l’infini et le remplit d’étonnement. Cet étonnement à l’infini, c’est la folie dont l’homme a besoin pour vouloir épuiser l’inépuisable. 144 CHAPITRE QUATRIEME HEIDEGGER ET LA QUESTION DE L’HUMANISME Heidegger récuse la métaphysique qui participe à l’oubli de l’être, dévalue l’essence de l’homme et diminue sa capacité à être. De la même manière, il discute la position du courant humaniste, une théorie qui élève pourtant la valeur de l’homme et défend sa liberté, tout comme il critique le courant existentialiste et débat du juste usage du mot « existence ». I . Que veut dire exactement l’humanisme ? C’est en réponse à une question posée par Jean Beaufret 1 que Heidegger interroge l’humanisme, une théorie qui s’est construite autour de l’humain, mais a pris, au cours de son évolution, différents sens et plusieurs directions. Il parle du sens du concept et de la nécessité de le revisiter en le resituant dans son histoire et en le replaçant dans un processus d’évolution par rapport à la métaphysique pour savoir s’il s’intègre ou non à la pensée de l’être et à celle de l’homme moderne. A l’instar de la métaphysique qui pense l’homme comme un étant, l’humanisme aussi pense l’essence de l’homme à partir de l’étant, comme un animal rationnel. Cette position biologiste qui définit l’essence de l’homme dans son animalité présumée désole Heidegger, car l’homme n’est homme que parce qu’il est conscient de son existence, 1 - Jean Beaufret (1907-1982) est un philosophe français qui a été l’ambassadeur de Martin Heidegger en France. 145 alors que l’animal est seulement vivant, un étant sans conscience de son espace et de son temps. C’est ce qui donne à l’humain sa singularité et son originalité. C’est ainsi que Heidegger identifie ce monde qui tourne autour de la question de l’humanisme. Il commence par le regarder comme une autre métaphysique et décide d’aller au-delà et tous les mots en «…isme» il les voit comme des armes dans la bataille moderne de la communication comme le capitalisme, le communisme, parce que le langage est tombé sous une dictature décrétée par le commun et sa publicité 1 . Il explique cela par le fait que l’homme, ayant oublié l’être depuis les Grecs, pousse à objectiver l’étant. Ce faisant, il perd ses repères et cherche à coller des étiquettes, que ce soit dans l’individualisme, le collectivisme, le marxisme ou le nationalisme. Tout le monde s’en méfie mais le marché de l’opinion publique en réclame sans cesse 2 . Difficile de retrouver l’être originel si le penseur se limite à faire de la publicité et la promotion de ses idées en fonction de ce que veut le commun et n’entame pas un travail de fonds sur l’individu. Historiquement, Heidegger n’est pas le premier à exprimer ce rejet. Nietzsche et plus tard Foucault estiment que les humanistes veulent juger ou défendre l’homme au nom de certaines valeurs d’actualité en oubliant la longue histoire de l’homme ainsi que l’histoire de ses valeurs. Les deux rejettent le discours moral sous sa forme traditionnelle parce que celui-ci ne peut plus prétendre se fonder sur des évidences, sur une raison éternelle et immuable, sur un enchaînement démonstratif3. Ce qui ne veut pas dire que ceux qui sont contre l’humanisme sont pour la défense de l’inhumain et sa glorification4. Heidegger reprend la question du point de vue historique. Le courant humaniste est récent mais le mot humanitas est ancien. Il est né chez les Romains qui se définissaient homo humanus par opposition à l’homobarbarus qui signifie l’étranger. Ce concept, qui élève le Romain à la vertu par son érudition, est rentré par la suite à l’hellénisme. C’est ce même sens d’humanité qui sera présent lors de la renaissance au XIV ème et au XVème 1 - Ibid. p. 170-171. 2 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in: Question III/ IV, p. 70. 3 - Jean Lacoste : La philosophie au XX 4 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in: Question III/ IV, p. 121. ème siècle, p. 83. 146 siècles et qu’on retrouve chez Goethe et Schiller, où l’humanisme est bien souvent une reviviscence de l’hellénisme1. L’humanisme, proprement dit, est un courant de pensée d’abord culturel qui considérait que l’homme est en possession de capacités intellectuelles potentiellement illimitées, et que la quête du savoir et la maîtrise de diverses disciplines sont nécessaires au bon usage de ses facultés. Ainsi défini, il visait à diffuser le patrimoine culturel, disant que l’individu doit être correctement instruit, libre et pleinement responsable de ses actes, dans la croyance de son choix. Les notions de liberté ou de libre arbitre, de tolérance, d’indépendance, d’ouverture et de curiosité sont, de ce fait, indissociables de la théorie humaniste classique. Plus récemment, l’humanisme va désigner tout ce qui met au premier plan de ses occupations le développement des qualités essentielles de l’être humain. Une vaste catégorie de philosophies portant sur l’éthique, affirment la dignité et la valeur de tous les individus fondées sur la capacité de déterminer le bien et le mal par le recours à des qualités humaines universelles, en particulier la rationalité. L’humanisme est donc un engagement où l’homme recherche la vérité et la moralité en utilisant des moyens humains. Les sciences qui se solidarisent avec l’homme participent à cet objectif. L’humanisme rejette les justificatifs transcendantaux et met l’accent sur la capacité d’auto-détermination, il se revendique ainsi d’une morale universelle fondée sur la communauté de la condition humaine. En clair, tous les hommes sont égaux et l’égalité dans l’intelligence est un bien suprême commun à tous. Mais pourquoi Heidegger récuserait-il un courant qui revendique la dignité humaine ? Peut-être à cause des résultats désastreux de la guerre mondiale et l’incapacité de l’homme à faire face à la barbarie engendrée par la situation après-guerre ? Peut-être qu’il veut aussi se démarquer de l’ouvrage de Sartre L’existentialisme est un humanisme (1945) où l’auteur se revendique très précisément de la pensée heideggérienne ? A la question posée par Jean Beaufret 2 : «Comment redonner un sens au mot Humanisme?» il dispense un cours, s’étale et justifie sa remise en cause, plus qu’un simple argumentaire d’une réponse à une lettre banale, il dit même qu’une rencontre 1 - Ibid. p. 75. 2 - Parue dans la revue Confluences où Heidegger a découvert pour la première fois Jean Beaufret. 147 s’avère nécessaire parce qu’il-y-a plus à dire que ce que peuvent porter de simples feuillets : « Les questions de votre lettre s’éclairciraient plus aisément dans un entretien direct. Dans un écrit, la pensée perd facilement sa mobilité1.» Il s’en suit une série de rencontres dont profitera Beaufret pour aboutir à un ouvrage considérable en quatre tomes : Dialogues avec Heidegger2. Lettre sur l’humanisme a permis à Heidegger d’éclaircir sa position, il est revenu sur des éléments restés en suspens concernant la question de l’homme, s’est démarqué de l’existentialisme sartrien et même du marxisme. La situation d’après-guerre, que vivait l’humain en général, barbare et cruelle, lui sert de support, il s’interroge même s’il est nécessaire de maintenir le mot «humanisme» et exprime ses réserves et l’attitude de sa pensée à son égard : « Cette question dénote l’intention de maintenir le mot lui-même. Je me demande si c’est nécessaire 3 . » D’après lui, ce concept est une source de malentendus, au lieu de considérer l’humanité de l’homme, il contribue, avec tout ce qui est autour, à le mettre en péril en lui dessinant un moule, limitant ainsi sa liberté. Cette question relative à l’homme a déjà été posée par Kant pour qui l’humain est le lieu assigné à la question de l’être, et aussi par Hölderlin qui cherchait à l’être un habitat. Mais Heidegger explique que le propre de l’humain n’est pas de se découvrir à partir d’une question qui interroge l’homme dans ce qu’il est et ce qu’il fait, car celui-ci n’est pas comme le reste des étants. Autrement dit, s’interroger sur l’être ne suffit pas à découvrir l’homme, mais en cette question du sens de l’être, la question du sens de l’homme lui-même s’impose de fait. Vouloir attribuer à l’homme une définition équivaut à le figer dans une essence à la manière d’une chose. Or, le souci que l’être humain a de son être et de la manière dont il agit le constitue et le définit4, cet humain qui conçoit son essence dans le fait même de l’existence. Sartre a traduit cette idée, avec ses propres termes, par « l’existence précède l’essence». Une définition que Heidegger trouve simpliste, car pour lui l’essence de l’homme réside dans son existence, même si d’autres pensent que cette existence est 1 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in : Questions III / IV, p. 69-70. 2 - Jean Beaufret : Dialogues avec Heidegger (T. I, II, III, IV), Paris : Edition de Minuit, 1975. Ce qui va engendrer le livre d’Eryck de Rubercy et Dominique Le Buhan : Douze questions posées à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger, Paris : Aubier, 1983. 3 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in : Questions III / IV, p. 70. 4 - Ibid. p. 70. 148 manquée à cause des considérations métaphysiques sur la nature humaine. L’homme est en réalité plus complexe que toute définition tentée, son essence englobe plusieurs possibilités qui contribuent à le construire dans la continuité, comme par son action et son langage. Dans la tradition, l’humanisme comprend l’effort qui vise à rendre l’homme libre pour son humanité et à lui faire découvrir sa dignité. Cette découverte englobe les états d’évolution de l’homme de son état d’être-jeté, dans le sens où il a été jeté là, à l’état de dévoilement de son essence par le langage qui consiste en sa réalisation, en passant par le souci. C’est ainsi qu’il se distingue des étants, suivant le sens qu’on donne à la liberté et à la nature humaine. Le problème est que l’humanisme, tel qu’il est entendu, ne prend pas en compte ces états. Il est soit construit sur une métaphysique comme c’est le cas des modernistes ou de Kant, soit coupé de ses origines grecques comme c’est le cas chez Sartre ou Marx. Les deux conceptions ne posent pas la question de la relation de l’être à l’essence de l’homme. Le sens que lui donne Heidegger est différent, il fait appel à la lumière, à l’histoire et aux états intérieurs de l’homme qu’il regroupe dans le souci pour dire comment il oriente sa vision, contre tout humanisme le précédant, contre la logique et contre les valeurs. Il veut un humanisme de l’agir qui se définit par une éthique originelle, une manière de séjourner dans « l’éclaircie » de l’être selon un « habiter poétique ». Pour se rendre plus accessible, autant en philosophie qu’au niveau lexical, Heidegger fait appel à l’expression « éclaircie de l’être », ce terme qui traduit Lichtung, qui veut dire clairière ou une percée de lumière. La lumière n’a pas de limite, elle pénètre par toutes les ouvertures, la poésie aussi n’a pas de barrière. Le philosophe déploie son « parler poétique » comme une ouverture de l’être pour présenter l’appréhension de l’humain à la pensée comme un faisceau de lumière dans l’obscurité, nous rappelant, avec nostalgie, l’allégorie de la caverne de la République de Platon. Le prisonnier sort de l’obscurité, de l’illusion et de l’ignorance vers la lumière, la vérité et la connaissance. Ce qui signifie que l’homme, tant qu’il existe, est en quête de vérité, il réside dans la clairière de l’être. En bon paysan, il emploie l’image d’un berger, « l’homme est le berger de l’être1 ». Généralement, le berger est pauvre, digne et simple. Le berger de l’être est digne en ce 1 - Martin Heidegger : « Qu'est-ce que la métaphysique ? » Conférence de 1929, parue dans la revue « Le Nouveau commerce », n° 14 – 1969. La traduction est reprise et commentée dans « Cahier de l'Herne » n° 45 : numéro spécial Heidegger : 1983, p. 47- 58. 149 qu’il est appelé par l’être lui-même à la sauvegarde de sa vérité et parce qu’il a l’être en sa garde ; mais inversement, l’être a, en sa garde, l’homme dans son ek-sistence. Heidegger utilise le terme ek-sistence pour dire existence, quand il s’agit d’exprimer l’ek-stase que l’humain a à vivre son existence, comme une découverte, où une clairière. Le séjour du berger dans la clairière de l’être est une garde qui tient et maintient dignement une constance. Le berger de l’être est pauvre, parce que, ayant grimpé jusqu’en haut de la montagne de la métaphysique, il s’est aperçu que la vérité de l’être n’était pas un «en-plus» de la métaphysique, quelque construction lointaine, mais un «en-moins» ; c’est la seule proximité de l’être. C’est même une descente qui conduit à la pauvreté, qui a aussi le sens d’ek-sistence de l’homo humanus1. Le berger ne fait que dire la vérité de l’être, simplement, parce que sa pensée est tournée vers l’être. C’est ainsi que Heidegger expérimente la pensée d’un nouvel humanisme, qui se définit par son rapport essentiel au langage comme maison de l’être et comme abri de l’homme. Ce langage sert, sinon à renouveler la philosophie de l’humanisme en général, du moins à nourrir la pensée de nombreux philosophes comme Althusser, Lacan, Derrida, Foucault et Sloterdijk. Pour la postérité, l’humanisme, vu par Heidegger, va continuer de soulever des questions. Sloterdijk a répondu à la Lettre sur l’humanisme, dans un texte qu’il a appelé Règles pour le parc humain2 qui a, lui aussi, donné lieu à de vives polémiques alimentant le débat pour des années encore3. II. L’homme dans la théorie existentialiste C’est peut-être un peu démodé de nos jours de parler d’existentialisme, mais à l’époque de Heidegger et dans la période après guerre, c’était une grande mode. Tout comme il a 1 2 3 - Ibid. - Peter Sloterdijk : Règles pour le parc humain, sous-titré Une lettre en réponse à la Lettre sur l'Humanisme de Heidegger. C’est un court essai philosophique paru en 2000. Il déclenche une vive polémique outre-Rhin, celle-ci se poursuivant en France une fois le texte traduit par Olivier Mannoni, aux Éditions Mille et Une nuits. - Deux colloques ont été organisés à Tours, l’un en 2001 et l’autre en 2002, pour reposer la question d’un éventuel nouveau regard, sous les titres respectifs de : Nouvelles lectures de la Lettre sur l’humanisme et Heidegger, au-delà des humanitas ? Les actes des deux colloques ont été regroupés et publiés sous le titre de Heidegger et la question de l’humanisme, dirigés par Bruno Pinchard. Ce recueil affronte, lui aussi, d’autres interrogations sur Heidegger, le sujet n’est pas épuisé et le débat reste ouvert. 150 récusé l’humanisme, Heidegger remet en cause le courant existentialiste, une suite logique et inévitable. Il profite d’une des questions posées par Jean Beaufret pour s’expliquer à ce sujet, après avoir longtemps hésité à prendre position. En effet, celui-ci lui demandait de se prononcer sur l’existentialisme. Par sa réponse, il se démarque de l’existentialisme sartrien car il ne partage pas avec lui la maxime de base qui dit que « l’existence précède l’essence », il profite pour montrer sa différence par rapport au marxisme, et propose de chercher un nouveau concept pour nommer le rapport étroit entre l’être, l’homme et le langage. Il s’est déjà exprimé sur son refus des mots en «…isme», parce qu’il ne veut pas se laisser cataloguer comme « existentialiste » tout simplement, pour ne pas se soumettre à une classification qui prendrait en otage sa liberté. Il ne suffit certes pas de dire que Heidegger se démarque de la pensée sartrienne pour lui attribuer la remise en cause de tout le courant existentialiste. D’abord, l’existentialisme est le courant qui épouse le mieux sa pensée dans sa richesse et sa diversité. Toute sa vie, il a été entouré par des existentialistes de tous bords et certains d’entre eux faisaient le voyage de leur pays respectifs à Freiburg pour assister à ses conférences, emportant dans leurs bagages Sein und Zeit qui s’est répandu parmi eux dans tous les pays d’Europe à une vitesse inouïe, avant même les traductions officielles. Ensuite, le mouvement des libres penseurs des années quarante qui se développait en France lui plaisait beaucoup. C’est ce qu’il exprime dans sa réponse à Beaufret, en disant : « Je pressens dans la pensée des jeunes philosophes en France, un élan extraordinaire qui montre bien qu’en ce domaine une révolution se prépare1.» En plus, il place dans le courant existentialiste Kierkegaard bien sûr mais aussi Nietzsche et, à un certain niveau, Kant pour quelques positions qui se rapportent à l’individualité. Du point de vue historique, l’existentialisme est un courant philosophique et littéraire qui stipule que l'être humain construit l'essence de sa vie par ses propres actions, considérant chaque personne comme un être unique, maître de ses actes, de son destin et des valeurs qu'il adopte ou qu’il génère, ce qui lui convient parfaitement. Certes, l'existentialisme a pris sa forme explicite de courant philosophique au XXème siècle, d'abord par les travaux de Karl Jaspers et de Martin Heidegger à partir des années 1930 en Allemagne, puis avec Gabriel Marcel, Jean-Paul Sartre et d’autres à partir des années 1 - Pierre Jacerme: « Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue », p. 390. 151 1940 en France, et connaitra un grand essor et une étendue géographique plus importante dans les années 1960. Mais tous les thèmes qu’il propose ont été déjà largement exposés par d’anciens auteurs comme Søren Kierkegaard, Friedrich Nietzsche, Franz Kafka, tous d’accord sur l’idée de dépasser les thèmes traditionnels de la philosophie pour s’interroger sur l’affect de l’homme comme la peur, l'ennui, la mort, l'aliénation, la responsabilité, l'absurde, la liberté, l'engagement, le temps, le néant, le monde, l’être… et tous les éléments fondamentaux de l'existence humaine, ce que ne contredira pas Heidegger. Dès sa naissance, le courant a été adopté par des intellectuels d’avant-garde qui voient en lui la promesse d’une renaissance de la philosophie et l’expression adéquate de l’idéologie de l’époque1. Sa marche triomphale n’emprunte pas seulement les voies de la philosophie, elle constitue une trame de fond de toute la culture, l’art, la littérature et même un mode de vie relatif au commun des mortels. Après les événements de la deuxième guerre mondiale, il était difficile pour Heidegger, vue son implication, de s’exprimer publiquement sur la politique. Il va donc trouver dans les plis de l’existentialisme le moyen adéquat pour travailler sur les nouveaux rapports de l’homme à lui-même et aux différents thèmes de la philosophie 2 , en adoptant surtout les idées de Nietzsche et de Kierkegaard, bien qu'aucun d'eux n'ait jamais utilisé ce terme. Le danger dans la pensée subjective de Kierkegaard est de mal interpréter le passage du religieux au philosophique, deux disciplines qu’il reconnaît incompatibles mais dont les barrières de séparation ne sont pas infranchissables. Cette négociation a été tentée par plusieurs, Heidegger est l’un de ceux qui l’ont accomplie de façon significative3. Kierkegaard est le précurseur de l'existentialisme chrétien, il définit ce mode de pensée comme une réponse à une angoisse profonde qu’éprouve l'humain dans sa faiblesse face au monde absolu et transcendant. C’est aussi quelqu’un qui a fait un large usage de la phénoménologie et a mis en évidence l’approche de l’attitude naturelle qui relève de l’expérience. Pour expliquer l’apprentissage par exemple, il évoque la notion de disciple 1 - George Lukacs : Existentialisme ou marxisme ? Paris : Nagel, 1960, p. 69. 2 - Gérard Raulet : La philosophie allemande depuis 1945, Paris : Armand Colin, 2006, p. 23. 3 - Jean Morel : Kierkegaard et Heidegger, Essai sur la décision, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 10. 152 et parle de conversion, car à l’approche de la condition de vérité, l’apprenant devient un homme nouveau. Or un homme qui nait de nouveau ne doit rien à personne et doit tout au maître divin, car la connaissance est un don de Dieu. Cette fusion entre l’apprentissage et le don divin, va orienter la pensée kierkegaardienne pour tout passage de la non-connaissance à la connaissance, à l’exemple du passage platonicien de l’obscurité à la lumière, ou du non-être vers l’être, c’est bien la renaissance ou la naissance de nouveau1. » Kierkegaard a toujours soutenu que chaque personne doit faire individuellement les choix qui réalisent sa propre existence. Ni les commandements bibliques, ni une autre structure imposée, ne peut altérer la responsabilité des individus de se rapprocher de Dieu. « L’acte de foi » et le « saut de la foi » sont individuels parce qu’ils sont la conséquence d’une souffrance et d’une angoissante indécision. Karl Barth ajoute à cela la notion de désespoir existentiel qui conduit l'individu à la conscience de la nature infinie de Dieu2. Pour rappel, Kierkegaard est Danois. Il va donc puiser dans sa langue maternelle pour délimiter la primauté accordée au choix entre vérité philosophique (savoir) et vérité pour soi (théologie). Sur cette base, il compare Existents et Tilværelse. Existents est un terme d’origine latine qui désigne l’existence comme don ou jaillissement, le surgissement de l’être dans le monde, le moment initial de son apparition. C’est le fait d’exister de la « chose-en-soi », plus primitif que le fait de la raison, un fait qui se refuse à la pensée3. Lui correspond, en danois, Tilværelse qui veut dire l’existence comme pouvoir-être, comme tâche. Tilværelse est formé par le préfixe til qui exprime le mouvement. Tout ce qui, dans l’existence, relève de la contingence et du mouvement, est Tilværelse 4 ». En cela, Tilværelse correspond au Dasein vu par Hegel, sans la fonction et sans le sens qu’il lui assigne. Ce sens nous renvoie, à postériori, au Dasein de Heidegger qui réunit en son sens, le temps et le projet dans toutes ses proportions. Tilværelse désigne le Dasein selon les modalités propres à 1 - Jean Morel : Kierkegaard et Heidegger, Essai sur la décision, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 6. 2 - Povilas Aleksandravicius : Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger, thèse de doctorat, Université de Poitiers, 2008, p. 223. 3 - Ibid. p. 8. 4 - Nelly Viallaneix : La reprise, introduction à un dossier, Paris, Flammarion, 1990, p. 59. 153 l’événement de la passion spirituelle. Ainsi, il exprime tout ce qui existe mais aussi la spécificité de l’existence humaine dans son rapport à la contingence1. C’est donc les débuts de la recherche d’un Dasein, seul responsable de ses actes, intentions et conséquences, avec l’angoisse de ne pas y arriver, qui ont donné lieu à ce qui sera le courant le plus influent du XXème siècle. Cette traversée de l’homme à la recherche de la vérité et de sa réalisation, Heidegger la qualifie de passage de l’inauthentique vers l’authentique, quand il parle de celui qui est aspiré par le « onquotidien » et celui qui aspire à devenir Dasein. Avec toutes leurs différences, les deux hommes sont visiblement très proches l’un de l’autre. Ils sont tous deux à la recherche de la vérité, une vérité où l’homme est un, central et responsable ; et l’existentialisme, plus que n’importe quelle philosophie du XXème siècle, propose de placer l’homme au centre de la pensée et de faire de lui la cause de cette vérité. Kierkegaard permet à l’homme d’évoluer sur trois sphères ou trois niveaux d'existence : l'esthétique, l'éthique et le religieux. Le commun a tendance à s’arrêter à l’étape de l’esthétique dans la recherche de la célébrité, du confort matériel, des plaisirs et du bonheur. La deuxième sphère éthique, plus difficile d’accès, est convoitée par ceux qui ont décidé de s'affirmer en tant qu'individus responsables. Enfin, la plus élevée est la sphère de la foi, où il faut donner l'entièreté de soi-même à Dieu, c’est la foi authentique. Dans la théorie de l'existentialisme athée, la classification réduira les niveaux à deux : l’inauthentique et l’authentique. La classification de Kierkegaard a pour but d’interpréter la notion d’existence, le Dasein pour Heidegger. Ce sens de l’existence a séduit Sartre, mais il le reprendra sous la forme de « réalité humaine », sous l’influence de la traduction d’Henry Corbin. L’existence ainsi définie prend toute l’ampleur du sens de « la vie » et l’homme ne peut être défini avant son existence. C’est ce que Heidegger identifie comme « être-aumonde », parce qu’il est totalement dans l’expérience du monde. L'homme vient au 1 - Søren Kierkegaard : Les Miettes philosophiques, trad. P. Petit, Paris, Seuil, 1967, p. 160. 154 monde, existe, et se définit après. Si l'homme n’est pas déjà défini au commencement de son existence, c'est qu'il n'est d'abord fondamentalement «rien», en se faisant, il deviendra ce qu’il veut réellement être. Vu sous cet angle, le rapprochement entre Sartre et Heidegger coule de source, parce que tous deux voient l’humain dans sa réalisation. Plusieurs autres points les rassemblent aussi, à commencer par la saisissante ressemblance entre les deux titres Etre et temps et L’être et le néant. A la lecture de Sartre, puisque son livre est paru en dernier, on remarque qu’il remet en cause, de manière plus ou moins allusive, et de façon plus ou moins avouée, plusieurs vérités de Sein und Zeit. Mais il suit au pas son raisonnement, sa présentation et sa thématique, comme une fidèle critique. Le point de départ de L’être et le néant est la question de la conscience1, notion qui a été au préalable remise en cause par Heidegger par rapport à l’utilisation qu’en font aussi bien Husserl que Kant. Sartre estime que Sein und Zeit ne donne pas suffisamment d’importance à la mort, à proprement parlé, c’est comme si elle ne concernait pas vraiment l’individu, le Dasein ne la vit pleinement qu’au moment où il se réalise totalement en elle, en atteignant la finitude qui fait qu’il n’est déjà plus. La seule compréhension qui lui reste est la mort des autres qu’il explique en l’intégrant dans l’inauthenticité du « on-quotidien ». Toute l’angoisse existentielle que transmet Sartre à son lecteur vient du sentiment même de la possibilité de ne plus être. Or, Sartre trouve que Heidegger n’en fait pas une inquiétude, il l’a présente au contraire comme une pensée qui se meut dans un cercle2. Puis il le relance dans la question sur « autrui » où il trouve que Heidegger n'échappe pas à l'idéalisme. « Il serait vain de chercher dans Sein und Zeit le dépassement simultané de tout idéalisme et de tout réalisme3.» Ensuite, il critique son style et sème le doute dans la sincérité de certains termes comme « l’authentique » et « l’inauthentique ». La question de la morale est récurrente. L'être et le néant nous place devant un paradoxe : Sartre semble voir dans Sein und Zeit ce que justement Heidegger affirme 1 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 112. 2 - Ibid. p. 591 / 603. 3 - Ibid. p.295. 155 nettement ne pas être. En effet, ce dernier a établi le cadre méthodologique de l'interprétation du phénomène du « on » en se tenant loin de toute perspective éthique. Mais Sartre l’accuse d’être de « mauvaise foi » dans la question de la morale et de l’éthique alors qu’il dit ne pas s’en préoccuper. Il lui reproche d’émettre des jugements comme « la corruption de la nature humaine 1 » là où l'interprétation ontologique existentielle ne se prononce pas, non par manque de moyen mais parce qu’elle doit se placer en deçà de tout énoncé2. On sent bien que Sartre écrit en présence permanente de Heidegger. Même quand il introduit une nuance morale, en faisant du rapport entre l’authentique et l’inauthentique un rapport dynamique, il écrit que «l'état inauthentique est mon état ordinaire tant que je n'ai pas réalisé la conversion vers l'authenticité 3 ». Bergson aussi parlait d’un « moi intérieur », profond et de la vie intérieure et individuelle qu’il oppose au « moi extérieur », superficiel, de la vie extérieure et sociale. Le second moi recouvre le premier, réel et concret4 ». Pour Sartre, l'inauthenticité heideggérienne et le moi social bergsonien se fondent ensemble dans la notion de mauvaise foi5. Le rapport entre l’authenticité et l’inauthenticité pose à Sartre un problème existentiel de différenciation de modes d'être, c’est une différence entre deux modes de réflexion : la réflexion pure et la réflexion impure ou complice6. Il entend par « réflexion pure » une simple présence qui permet le passage du pour-soi réflexif au pour-soi réfléchi, c'est-à-dire le passage du sujet à l’objet. La réflexion impure apparaît sur le fondement de celle-ci, mais alors qu’elle lui permet d’exister, elle l’enveloppe et la dépasse parce qu'elle étend ses prétentions plus loin et plus facilement7. Ce qui signifie que la vie inauthentique envahit souvent la vie authentique et la dépasse pour étendre ses préoccupations et ses inquiétudes à la vie de l’homme en général. 1 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 214. 2 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 179-180/ 227. 3 - Ibid. p. 291. 4 - Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience , Paris : PUF, 1927, p. 125. 5 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 107, note. 6 - Ibid. p. 107, note. 7 - Ibid. p.194. 156 Alors « comment passer de l'inauthenticité à l'authenticité ? » Heidegger répond dans Sein und Zeit que ce passage s’inscrit dans l’angoisse et à travers elle par le souci, la prise de conscience de sa propre mort et l’appel à la résolution. C'est cette structure complexe qui peut permettre au Dasein de secouer le « joug du on», c'est-à-dire se reprendre et s'extraire à la perte dans le « on » afin de revenir à soi-même1». C’est cela même « la mauvaise foi » de Sartre où ce qui correspond à l'inauthenticité passe aussi par l'angoisse et par la conscience authentique de la liberté qui assure la conversion ou le passage à l'authenticité2. Celle-ci est la conscience de la liberté absolue du pour-soi, le fait pour la réalité-humaine de prendre conscience du fait qu'elle ne peut avoir ni remords, ni regret, ni excuse. L'authenticité est ce que Sartre nomme nettement : «une reprise de l'être pourri par lui-même3». Et il retombe ainsi dans un langage de jugement moraliste. Heidegger explique longuement la vie ordinaire de l’homme moderne pour ne pas heurter les sensibilités. Quand il parle du dévalement, «l'impropriété du Dasein ne signifie pas un niveau d'être dégradé par rapport au Dasein authentique4», ce n’est pas non plus un sombre du Dasein, c’est un état en situation d’évolution, en fonction de plusieurs conditions exogènes et endogènes. Il définit le rapport authenticitéinauthenticité comme un rapport de simultanéité : le Dasein est tout à la fois authentique et inauthentique, et cette situation ne doit nullement évoquer le sens moral ou moralisateur dans le sens d’une chute5. C’est plutôt cet état primaire d’être-jeté par lequel l’homme passe inévitablement et de prime abord. Ce problème du rapport entre une réflexion authentique et une réflexion inauthentique, Heidegger le formule de la même façon que le problème de la bonne et de la mauvaise foi de Sartre. Pour lui, ce qui se donne dans la vie quotidienne, c'est la réflexion impure ou constituante qui enveloppe la réflexion pure comme sa structure originelle. Mais celle-ci ne peut être atteinte que par suite d'une modification qu'elle opère sur ellemême. 1 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 324. 2 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 64. 3 - Ibid. p. 107, note. 4 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 223. 5 - Ibid. p. 227. 157 D'un point de vue philosophique, cette réflexion est soumise à une analyse descriptive, que désigne la méthode phénoménologique elle-même, telle qu'elle est inaugurée par Husserl, et telle que Heidegger la présente dans la section sept de Sein und Zeit1». La réflexion impure peut être qualifiée de «mauvaise foi» dans la mesure où elle est « la réflexion qui cherche à déterminer l’être que je suis2 ». Etre de mauvaise foi, c'est être inauthentique, c'est être sa transcendance «sur le mode de la chose3». À terme, c'est le sens de la réalité-humaine qui échappe à la réflexion impure — et justement à cause d'elle, en tant qu'elle est un obstacle à la révélation de ce sens. Elle empêche l'accès à la conscience de la liberté, puisque la réflexion impure et complice appréhende le manque qu'est le pour-soi comme objet psychique, c'est-à-dire comme tendance ou comme sentiment; ce manque, autrement dit la liberté, n'est accessible qu'à partir de la réflexion purifiante4 ». On constate que les principaux concepts qui définissent cette philosophie du passage à l’être vrai sont entièrement construits sur la négation. Ainsi l'authenticité n'est étudiée que par la négation de l’inauthenticité, tout comme la bonne foi n’est saisie que négativement par la critique de la mauvaise foi, que la réflexion pure, pourtant originelle, ne semble accessible que par la critique de la raison impure ou complice ; et la résolution de la question morale est toujours différée. On constate aussi que Sartre reporte souvent les thèmes où Heidegger n’a pas eu à se prononcer ouvertement, en précisant que l’opportunité ne s’est pas encore présentée où ne figure pas parmi les objectifs du jour. Par exemple : « ce type particulier de projet qui a la liberté pour fondement et pour but mériterait un regard particulier. Il est, en effet, radicalement différent de tous les autres projets en ce qu'il vise un type d'être spécifique. Il faudrait expliquer, tout au long de la réflexion, ses rapports avec le projet d'être-Dieu qui nous a paru être la structure profonde de la réalité humaine. Cette étude, qui ne peut être faite ici, ressort d’une Ethique et suppose qu'on ait préalablement défini la nature et le rôle de la réflexion purifiante; elle suppose en outre une prise de position qui ne peut être que 1 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p.199. 2 - Ibid. p. 201. 3 - Ibid. p.93. 4 - Ibid. p.240. 158 morale en face des valeurs qui hantent le Pour-soi1. Il dit aussi : Ces considérations n'excluent pas la possibilité d'une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit être atteinte au terme d'une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici. L'ontologie laisse entrevoir cependant ce que sera une éthique qui prendra ses responsabilités en face d'une réalité humaine en situation2. Au début de la troisième partie de L'être et le néant, Sartre dit s'appliquer à ne pas «sortir d'une attitude de description réflexive, parce que toute perspective morale s'identifie avec le point de vue de la réflexion purifiante. On peut se demander si, le fait de prendre le parti méthodologique de ne constater que ce qui est, et de ne pas affronter la question de la morale pour elle-même, ne revient pas à assumer le point de vue de la réflexion complice, c'est-à-dire rester dans le commun de ce qui est et s’assumer dans l’inauthentique3.» Nous nous retrouvons ainsi dans une morale négative où l’on vit en référence à ce qui ne devrait pas avoir lieu, une morale qui oscille entre le moralisme et l’indéterminisme, en attendant une morale à venir. En effet, ce que Sein und Zeit et L'être et le néant proposent, c'est le ton du négatif ou de ce qui devrait être, l’inauthentique face à l’authentique, la chute face au salut, l’être-en-faute face à la rédemption, et il faudrait déduire les contenus des premiers par les seconds4. Heidegger nous met en garde, au début de Sein und Zeit, contre la dureté de l'expression, un ton que Sartre accentuera, dans L'existentialisme est un humanisme, pour qualifier ceux qui, par l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, cachent leur liberté totale, et ceux qui essayent de montrer que leur existence est nécessaire, alors qu'elle est la contingence même de l'apparition de l'homme sur la terre. Plus qu'à Kant, c'est à Pascal que l'on se réfère5. Plus fondamentalement, et malgré la définition de la liberté comme source de toute valeur, Sartre et Heidegger parcourent à rebours le chemin du Tractatus logico 1 - Ibid. p. 107, note. 2 - Ibid. p. 463, note. 3 - Ibid. p. 265. 4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 233/ 337. 5 - Antoine Hatzenberger : « Réflexion complice et réflexion purifiante chez Sartre et Heidegger », in : Philosophiques, vol. 25, n° 1, 1998, p. 70. 159 philosophicus de Wittgenstein disant que toutes les propositions sont d'égale valeur. C'est pourquoi, il ne peut y avoir de propositions éthiques1». Ce refus de prendre certaines positions vient du fait que 1'ontologie s'occupe uniquement de ce qui est et ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales, il n'est donc pas possible de tirer des impératifs de ses indicatifs2». Et parce que l'appel de la conscience morale ne donne pas la moindre consigne pratique, L'existentialisme est un humanisme dira qu'on peut tout choisir si c'est sur le plan de l'engagement libre : toutes les activités humaines sont équivalentes, elles tendent à sacrifier l'homme pour faire surgir la cause de soi, et toutes sont vouées à l'échec 3 . En définitive, cette indétermination pratique, commune à Sein und Zeit et à L'être et le néant, est corrélative de l'ajournement de la question de l'éthique. De ce fait, la critique sartrienne à l'encontre de Sein und Zeit peut ressembler à une autocritique indirecte mais sévère que Sartre veut se faire à lui-même : il s’agit de préserver une liberté sans limite pour l’être humain. Mais est-il nécessaire de laisser la liberté indéterminée afin d'en affirmer l'absoluité ? Oui, parce qu’il s’agit de penser ensemble la possibilité d’une liberté absolue et des principes qui seraient en droit universalisables. La liberté que défend la théorie sartrienne est un besoin pour que l’individu puisse se mouvoir au sein d’un monde qui, au milieu de tous ses avantages, ne cessent de multiplier les contraintes. Cette guerres de concepts a du fatiguer Heidegger, notamment sa relation mitigée avec Sartre. La question posée par Beaufret lui a permis de faire le point et de se défaire de l’existentialisme de façon résolue. 1 - Wittgenstein : Tractatus logico philosophicus, Paris, Gallimard, 1961, p. 103.in : « Réflexion complice et réflexion purifiante chez Sartre et Heidegger », Philosophiques, vol. 25, n° 1, 1998, p. 70. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p . 690. 3 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 691. 160 CHAPITRE CINQUIEME L’ESSENCE DE LA TECHNIQUE Le tournant qui a marqué la pensée de Heidegger à partir de la fin des années 1930 a modifié son rapport aux choses. Après avoir remis en cause tout ce qui pouvait gêner la possibilité de retour à la question de l’être, comme les méthodes étroites, les courants orientés et la métaphysique, il se tourne vers la technique et la science, deux gros handicaps qui entravent la pensée de l’être. I. La question de la technique La technique dérive des sciences et dépend du savoir. C’est le phénomène caractéristique de ce siècle. Mais au lieu de se présenter comme l’avancement du savoir et le développement de la science, elle est plutôt regardée comme une mainmise croissante sur le monde. Ce dont Heidegger se méfie sérieusement. Il n’est pas aveuglé par les discours savants et les faveurs de la science parce que démultipliée en plusieurs spécialités qui contribuent au bien être de l’homme, comme il ne trouve pas en elle l’équivalent de l’être. Il faut dire que sa période était particulière, entre la destruction sans état d’âme de grands sites du patrimoine et les grandes leçons d’humanité et de liberté pour tous, les discours sont déconcertants. La technique est la manifestation de l’évolution de l’homme dans sa recherche de confort. Se faisant, elle modifie le rapport de l’humain à son environnement, à l’autre, à lui-même et à la vie quotidienne. C’est cette dimension qui a attiré l’attention de 161 Heidegger qui interroge l’homme dans son appréhension du monde et des moyens qu’il a trouvé pour le comprendre ou pour le modifier. La deuxième moitié du XXème siècle a été marquée par une nouvelle phase de la révolution industrielle, plus rapide et plus riche. Introduite par de nouvelles découvertes en physique moderne en énergie atomique, elle propose plus d’opulence et plus de risque aussi. La régulation naturelle de la vie de l’homme dans la nature est, peu à peu, remplacée par des régulations rationnelles qui vont modifier le fonctionnement de tout ce qui constitue la vie de tous les jours, l’installant dans le fonctionnement d’un monde technique. Ce qui va favoriser, certes, la stabilité et l’aisance matérielle chez les gens, grâce à l’organisation et la planification, mais aussi exercer une influence profonde et continuelle sur le style et les formes d’expression culturelle, mettant en exergue des langages nouveaux et des réflexes plus proches du monde industriel. En philosophie, cela se traduit par la tendance à rechercher la logique, l’exactitude et la vérification de tous les énoncés, la foi absolue dans la science et le perfectionnisme, au risque de remettre en cause l’interrogation de toute chose et la raison d’être du questionnement, aidant ainsi le passage du « pourquoi de la chose ? » au « comment la modifier ? » Heidegger a su poser la question de la technique sans s’enfermer dans cet engrenage du rationalisme logique. Il agit sur le plan de la théorie de la connaissance en mettant plutôt en avant l’essence de la technique. Ce n’est pas l’essentiel de sa pensée, mais un élément influent dans la construction du Dasein. Il engage sa réflexion à partir de la question de la connaissance. La connaissance est un vaste sujet qui a partagé l’opinion : pour certains, elle représente l’évolution intérieure de l’homme qui se fait en réponse aux changements qu’il constate dans le monde, alors que pour d’autres elle signifie un accroissement de son pouvoir et sa maitrise sur les choses. En réalité ces deux explications, loin de s’opposer l’une à l’autre, s’apparente, dans le sens où on est producteur de cette technique ou simple consommateur. Pour situer le rapport de l’homme à cet environnement nouveau, Heidegger a besoin de repartir à la source, parce que le monde a commencé à se mécaniser depuis déjà fort longtemps. Il cherche alors chez Platon l’interprétation de l’acquisition des choses. Le 162 mythe d’un monde parallèle qui présente la possibilité que l’âme, avant sa vie terrestre, a d’abord vécu dans un monde idéel où elle contemplait des réalités véritables que sont les idées… Mais elle a «perdu ses ailes», en venant sur terre, elle a subi un effacement total de ses pouvoirs et a perdu toutes les choses incommensurables qu’elle a connues dans le monde des idées. Elle garde cependant cet indicible désir de retourner au monde du vrai et de retrouver son état parfait. Cette histoire est intéressante : l’homme veut connaitre c’est un besoin, parce que la connaissance est déjà en lui – c’est sa nature première- et toute l’opération d’acquisition n’est qu’un moyen d’exprimer ce qui est dans sa nature, une tentative de renouer avec le monde idéel, rétablir la relation avec la vérité. Cette conception modernisée est adoptée par les idéalistes, et à un certain niveau par les rationalistes. Elle met l’homme en situation de remise en cause continuelle sur son état intérieur et son savoir, dans le but de retrouver l’accord et l’harmonie avec lui-même en minimisant le pouvoir des choses sur lui. La seconde conception de la connaissance est beaucoup plus pratique. Elle voit dans les choses un moyen d’amélioration des conditions de vie et place l’homme dans un rapport objectif au savoir. La relation est dialectique, elle procède par élimination et non par souvenir, son but n’est pas le rappel d’un monde meilleur mais la maîtrise des choses et de l’environnement pour dominer le monde et créer un monde meilleur. Pour les matérialistes et les positivistes, la connaissance, même si elle est aussi une expression de satisfaction de soi, aspire surtout à faire de ses résultats une extension dynamique du pouvoir humain sur la chose inerte. La connaissance est un objectif, et le progrès qui s’exprime dans un objet extérieur se détache de l’individu et ne disparaît pas avec lui. A travers le temps, même si la première forme de la connaissance a montré son impact sur le développement de l’être et de l’individu, la seconde a montré sa résistance car son résultat constitue tout le progrès matériel et civilisationnel de l’homme. La connaissance matérialisée est souvent conçue comme une étape dans la découverte d’un procédé technique. Elle se fixe dans le langage et s’inscrit dans un outil matériel pour s’ajouter aux outils qui ont précédé. Elle sera suivie par d’autres outils à travers le temps et l’espace, s’intégrant parfaitement au décor et s’imbriquant avec ce qui est déjà. Le tout constitue le progrès de l’humanité. 163 Mais cette volonté de vouloir tout maîtriser devient si insistante que la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme. Dans cette conception instrumentale de la technique, il est difficile de trouver l’être. Il faut donc commencer par chercher le vrai à travers l’exact1. Le danger dans la technique moderne est que le résultat n’est pas conçu par un individu en vue d’une utilisation immédiate, c’est le bout d’un processus de développement qui connaitra d’autres suites, pour un usage différé. L’utilisateur ne le contrôle pas. Ce qui nous ramène à un résultat absolu selon lequel l’homme veut se rendre maître du monde mais ne peut être maitres des résultats de son propre travail. Heidegger a vécu à un moment où le monde de l’industrie était en ébullition avec des conséquences souvent inattendues, et l’homme, au sens général du terme, était totalement responsable de cette situation. En tant que philosophe, il se doit de prendre position pour ou contre ces nouvelles valeurs qui régissent la deuxième partie du XXème siècle. Il est important pour lui de s’interroger sur le rapport de l’homme au monde, à la technique et à sa propre liberté. Interrogé en 19552 sur la question, il dit qu’il existe deux sortes de pensées : la pensée qui calcule et la pensée qui médite. Mais la révolution technique fascine tellement l’homme moderne, que si l’on ne prend pas garde, la pensée qui calcule risque un jour d’être la seule reconnue. Un nouveau péril menacerait alors l’humanité pour qui seule seraient vraies la raison, les mathématiques la science et la technique. Heidegger essaie de redéfinir la technique en en élargissant le sens. Elle est d’abord un instrument ou un ensemble d’instruments avec lesquels on établit une relation aux choses utilitaires et répondant à un besoin. Mais c’est aussi un chemin de pensée à construire, parce que le geste, une fois son efficacité avérée et vérifiée, peut être recommencé à l’infini. Tous les chemins de la pensée conduisent, d’une façon plus ou moins perceptible et par des passages inhabituels à travers le langage, au travail. La question de la technique se pose donc avec empressement, s’inquiétant de la façon dont l’homme doit s’y prendre pour préparer un rapport à elle, un rapport libre qui ouvre l’homme à l’essence de la technique3. Il faut préciser cependant qu’en parlant de la 1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 12. 2 - Martin Heidegger : Sérénité, in : Questions III-IV, p. 163. 3 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 9. 164 question de la technique, il ne faut pas se borner aux moyens et à l’utilité, il faut aussi s’interroger sur la fin ainsi que les causes premières de l’activité humaine. Il devient évident alors que la technique a une essence caractérisée par son originellité et par la finalité qui lui est tracée, car tout comme la pensée, la technique aussi est destinale dans le sens où elle se prolonge avec l’homme et prolonge son destin. La technique est le moyen de parvenir à des fins, c’est aussi une activité de l’homme, deux manières solidaires qui la caractérisent. La fabrication ou l’utilisation d’outils, d’instruments et de machines font partie du sens de la technique. En font partie aussi ces choses mêmes qui sont fabriquées et utilisées, ainsi que les besoins et les fins qu’elles servent. Tout cet ensemble d’élément, entre instruments, besoins et actions, constitue la technique. C’est un dispositif (Einrichtung) qui se construit autour de l’homme1. Si l’homme se borne à pratiquer la technique sans la représenter, s’il demeure enchaîné à elle en s’accommodant de ses résultats, ou pire, s’il tente de la fuir sans réfléchir son contenu, il restera privé de liberté et ne percevra jamais son rapport à l’essence de la technique. Cette situation, que les philosophes appellent l’aliénation, le rendra complètement aveugle devant l’essence de la technique. Pourtant, l’essence de la technique n’est absolument rien de technique, mais sa représentation courante, suivant laquelle elle est un moyen et une activité humaine, la montre dans sa conception instrumentale et anthropologique. Déjà en tant qu’acte, la technique est dans la découverte, puisqu’elle a la possibilité de rendre la chose cachée présente, elle la dévoile, grâce aux potentialités humaines. C’est ainsi qu’elle apparait dans son premier aspect d’essence que la technique exprime, comme un « dévoilement ». Ensuite, la technique moderne s’inscrit dans un objectif supérieur de réussite et d’assurance de la capacité dynamique de l’homme2. Elle montre sans cesse la capacité de l’homme à se surpasser, à planifier et à prévoir, contrairement à la technique artisanale antérieure qui a un but immédiat. Une centrale électrique ou un avion à réaction sont construits pour une fin posée au préalable, nécessitant des études, des projets et une fixation d’objectifs à moyen et long termes, contrairement à une charrette dont le but est utilitaire et primaire qui obéit à un processus de production très simple et sert à une utilisation immédiate. 1 - Ibid. p. 10. 2 - Ibid. p. 11. 165 La réflexion philosophique place l’homme dans un rapport juste à la technique. L’homme doit faire en sorte qu’il en soit le maître, qu’il puisse la prendre en main, l’orienter vers des fins nobles et empêcher qu’elle n’échappe à son contrôle. Mais ce n’est pas facile. La technique d’aujourd’hui n’a plus l’apparence d’un objet simple. Elle est complexe, pluridisciplinaire et « extra-nationale » dans le sens où elle est produite dans un pays en vue de son utilisation par d’autres pays. La course aux armements, la conquête de l’espace sont trop complexes par rapport à une simple machine. Leur représentation reste pourtant en dessous de ce qu’est le vrai objectif, qui est la domination du monde par le fait qu’un pouvoir soumette à sa volonté des états et des peuples. L’homme, en tant qu’individu, est désormais loin de la technique. Il ne peut plus répondre à la question «pourquoi faire ?», son but n’étant plus de vaincre la matière mais de montrer son hégémonie sur le monde. Ce débat, qui dure déjà depuis des siècles, est devenu politique1, surtout depuis que le monde a favorisé des situations qui font que des hommes de domination sont parvenus au pouvoir, laissant libre expression à leur désir de dominer. Si la technique n’est plus un moyen, comment peut-on espérer pouvoir intervenir pour l’empêcher de nuire? C’est un fait, la technique moderne est de plus en plus exacte, ce qui ne l’oblige pas à être juste car l’exactitude n’implique pas la question du bien. La conception instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle pas encore son essence, et ce qui est exact et observable ne mène pas nécessairement au dévoilement de cette essence. Le dévoilement survient lorsque se produit le vrai qui installe l’homme dans un rapport libre à ce qui s’adresse à lui à partir de l’essence même du vrai. Afin de parvenir à l’essence de la technique ou du moins s’en approcher, il faut s’interroger sur le sens du caractère instrumental lui-même, sur la nature de ses moyens et la nature de ses fins. Un moyen est ce par quoi quelque chose est opéré et ainsi obtenu. Une cause est ce pour quoi on opère et qui a un effet. La fin, selon laquelle la nature des moyens est déterminée, est aussi regardée comme une cause. Là où des fins sont recherchées, des moyens utilisés et l’instrumentalité est souveraine, domine la causalité 2 . Heidegger 1 - Autant la guerre de Troie de la mythologie grecque que la guerre froide du XX dans cet engrenage. 2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 10. ème siècle s’inscrivent 166 cherche une explication chez Aristote dans la doctrine des quatre causes qu’il appelle « la quadruple causalité », voulant montrer comment la matière devient objet d’utilité, un ustensile ou encore un util. Il cite les quatre causes dans le détail et selon leur enchaînement dans le travail : la causa materialis, la causa formalis, la causa finalis et la causa efficiens. La dernière est cependant la plus importante, c’est la touche finale, le moment om la matière brute devient produit fini, c’est aussi le moment où l’impact humain est le plus important 1. La doctrine des quatre causes est tellement intégrée au quotidien, qu’on la regarde depuis toujours comme une évidence sans réaliser qu’elle est là. Heidegger commence par interroge le mot « cause » : Qu’est ce qui détermine le caractère causal de quelque chose ? Comment se fait-il que les quatre causes soient solidaires les unes des autres ? La réponse à ces questions peut nous éclairer sur la causalité, l’instrumentalité et la conception courante de la technique, qui demeurent flottantes2. D’abord, du point de vue de la terminologie, la cause d’une chose est généralement ce qui la produit ou participe à sa production. Mais en remontant au sens latin, causa ou casus se rattache au verbe cadere (tomber) et signifie ce qui fait en sorte que quelque chose dans le résultat «échoie» de telle ou telle manière. Depuis les Grecs, l’essence d’une chose définit ce que cette chose est. Pour expliquer ses propos et les rattacher à la question de la technique, Heidegger prend un exemple que les anciens présentaient comme une référence symbolique, la fabrication d’une coupe sacrificielle 3: ses quatre causes sont : l’argent dont elle est faite, l’image qu’elle va avoir à la fin, le sacrifice pour lequel elle se destine et le producteur qui la fabrique. Qu’y-a-t-il de technique dans cette coupe ? Ce n’est ni la matière, ni la forme, ni la destination, ni l’orfèvre. La technique est dans les quatre causes réunies. Le rôle de l’orfèvre est cependant le plus important, il est la causa efficiens qui va devoir répondre de l’obligation de faire en sorte que l’objet (la coupe sacrificielle) soit effectivement produit, autrement dit, que la technique selon laquelle un énoncé dit «ceci est une coupe » devienne une vérité. Quatre causes et quatre modes pour modeler ce que l’homme peut faire et dont il est tenu responsable. Heidegger qualifie cet ensemble comme étant «l’acte dont on 1 - Ibid. p. 12-13. 2 - Ibid. 3 - Ibid : 12-16. 167 répond1». Il introduit ainsi la responsabilisation de l’humain à ; deux niveaux : l’acte ou le fait de faire quelque chose, et le fait de s’approprier les résultats de cet acte. Les faits diffèrent entre eux mais ils restent solidaires les uns des autres parce qu’en eux les quatre causes se trouvent toujours réunies. Il associe à cela des formes de comportement spécifiques à l’homme. Il parle d’abord de «l’acte dont on répond» qui est perçu comme un code moral qui donne du sens aux opérations à interpréter. Il est le résultat qui reflète la causa efficiens, on peut même parler d’un mode opératoire, un chemin à suivre qui peut conduire au sens premier de ce qui sera appelé «causalité». Il essaie de visualiser le rapport de l’homme à la chose par des termes appropriés comme «être-devant», «laissers’avancer», «faire-venir»… des termes qui montrent la présence d’instruments qui vont vers un but, un objectif, des termes qui caractérisent les dispositions de la présence. L’instrumentalité repose dans la causalité, mais pour la voir et la cerner, il faut ouvrir des chemins de pensée devant l’homme pour qu’il puisse apercevoir sa nature causale. La coupe d’argent « est là-devant» comme une chose servant au sacrifice, les quatre modes de «l’acte dont on répond» sont en elle, elles servent à la conduire vers son «apparaître». Les modes libèrent l’apparaitre de la chose et la laisse s’avancer, dans le sens de devenir visible dans sa forme et dans son but. «L’acte dont on répond» est le «faire-venir» que l’homme a opéré et ainsi tenu de répondre du résultat2. Il parle de « l’acte de conduire » en faisant appel à Platon qui, en cite l’expression dans Le Banquet 3 . C’est l’intervention du temps et de la continuité pour parvenir à un résultat, en partant de quelque chose qui n’existe pas dans le but de le faire exister : soit faire-venir le non-présent dans la présence. Il y a aussi « l’acte de pro-duire » qui exprime le mode de production. Ce qui nous rapproche du processus. Il l’explique philosophiquement, même si «le fait de produire» est plutôt un terme d’économie. Il écrit « Pro-duire » en deux temps, l’équivalent allemand est (her-vor-bringen), car dans cette forme le travail qui a lieu, a pour signification le fait de sortir quelque chose d’un état caché à un état non-caché. Il le rapproche de (bringtvor) qui signifie le fait de présenter la chose, la rendre présente. 1 - Ibid : 15. 2 - Ibid. - Le banquet (205b), in : Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 16. 3 168 « Produire » et « présence », sont deux termes qui ont en allemand un dénominateur commun qui nous rapproche du sens de l’acte de dévoilement. En effet, la présentation de la chose produite trouve son élan dans le dévoilement (Entbergen) ou la vérité (Wahrheit) ou encore l’exactitude de la représentation 1 . C’est ce qui fait dire à Heidegger que la technique n’est pas qu’un moyen, elle est un mode de «faire venir», un «faire apparaître», un mode du dévoilement pour faire sortir du retrait, car le dévoilement réside dans la possibilité de toute fabrication productrice2. Ce passage de la chose cachée au dévoilement en toute conscience est le passage de la technique à l’essence de la technique, c’est aussi un passage de l’approche scientifique à la pensée philosophique. «Pro-duire», construit dans le sens de dévoilement, rassemble en lui les quatre causes et les régit. Il réunit la fin, le moyen et l’instrumentalité, alors que l’orfèvre se présente comme le trait fondamental de la technique. En suivant le processus décrit par Heidegger, on comprend l’acte de produire dans son ensemble et on voit la responsabilisation de l’homme vis-à-vis de la production dans toute sa portée, non seulement comme fabrication, mais aussi l’acte artistique et même poétique qui donne la forme finale à la chose. On comprend l’appropriation de l’homme dans l’acte de produire qui répond des résultats attendus. Celui qui produit la chose lui donne une possibilité d’ouverture qui s’exprime dans la compétence de l’orfèvre. Cette compétence ne s’explique pas, c’est un don. L’acte dont on répond, l’acte de conduire, le fait de pro-duire, les modes du « fairevenir » et les quatre causes ont tous un rôle à jouer à l’intérieur de la machine de production, car par eux vient au jour aussi bien ce qui croît dans la nature que ce qui est l’œuvre du métier ou des arts qui n’existe pas à l’origine et qui procède du dévoilement. Heidegger repart au sens Grec de la technique. Technè ne signifie pas seulement ce que sait faire l’artisan, il englobe aussi l’art au sens élevé et même au sens des beaux-arts. Techné regroupe le pro-duire, le poétique et l’artistique. Jusqu’à Platon, le mot technè était associé à épistemé : les deux exprimaient des noms ou des formes de la connaissance au sens large et désignaient le fait de pouvoir se retrouver en quelque 1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 17. 2 - Ibid. 169 chose et de s’y reconnaître1. Mais Aristote2 distingue les deux termes et dissocie ce qui se dévoile (l’objet) et la façon dont il est dévoilé (l’action). Dans tous les cas, la technè agit sur la matière qu’elle dévoile. Se faisant, elle procède en second lieu à une forme de voilement, dans le sens où elle donne à la matière qu’elle façonne une autre forme, une autre apparence et un usage. Ce qui interpelle Heidegger qui s’interroge sur la différence entre la matière à l’état brut et la forme du produit fini, soit le rapport à la nature de la chose et à sa finalité, ce qui se traduit par les termes de la nature et la culture. Cette remarque n’est peut-être pas applicable à la technique moderne où la matière subit des manipulations de laboratoires très complexes et passe par des planifications qui mettent en œuvres plusieurs actions et plusieurs personnes, même si dans un sens plus général, il s’agit de transformer une matière en un objet utile. Or, c’est précisément la technique moderne, son application et son orientation qui a poussé Heidegger à s’interroger sur l’essence de la technique. La technique moderne est fondée sur les sciences modernes, les sciences exactes et les sciences de la nature. Elle est expérimentale, fonctionne avec de l’énergie elle-même produite par des procédés très complexes liés au progrès, par la mise en commun de plusieurs facteurs et la mise en synergie de plusieurs acteurs. Ce qui est radicalement différent des objets élémentaires de l’antiquité. Mais le retour à la Grèce reste important du point de vue historique et du point de vue épistémologique, car il nous renseigne sur le fondement de la relation de l’homme à la nature et sur l’avènement de la machine. Il est aussi la base qui a permis à la technique moderne d’être là. Ce qui inquiète Heidegger est que la technique moderne est de plus en plus portée sur l’utilisation des sciences exactes3, avec un risque de s’éloigner de l’utilitaire pour se transformer en projet d’étude dont l’impact concret n’est pas immédiat. Mais pour lui, la technique au sens moderne a aussi une essence et mène au dévoilement. Ce qu’il-y-a de nouveau en elle finit par se montrer, à condition de ne plus la regarder comme une simple production. En effet, la technique moderne passe au niveau supérieur, son dévoilement de la chose à dévoiler n’est plus une pro-duction mais une pro-vocation 1 - Ibid. p. 18. 2 - Aristote : Ethique à Nicomaque, VI, ch. 3 et 4 ; in : Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 18. 3 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 20. 170 (Herausfordern) qui met en demeure la nature afin de livrer une énergie qui puisse être extraite (herausgefördert) et accumulée. « La provocation » et « l’extraction » sont deux nouveaux termes qui, en allemand, sont liés par une racine commune. Heidegger les utilise pour expliquer comment l’objet s’impose à l’entendement pour une transformation technique complexe, en dressant un parallèle entre la confiance et l’agression, comme le parallèle entre « produire » et « extraire ». Il donne deux exemples significatifs pour éclairer ses propos. Dans le sens de la provocation, il parle d’une région de charbon et de minerais en profondeur, ou de l’écorce terrestre qui se dévoile comme un bassin houiller, ou encore d’un entrepôt de minerais. L’homme agresse la nature pour extraire les richesses. Pour la production, il parle du labour du paysan à l’aide de méthodes traditionnelles, c’est un acte simple dans un champ qui se présente en surface visible. La différence est claire : le paysan ne pro-voque pas la terre, il la cultive. Heidegger cherche la raison dans les mots : cultiver (bestellen) signifie « entourer de haies et de soins ». Le paysan soigne la terre, veille sur elle et lui fait confiance. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance de la nature et veille à ce qu’elle prospère. Même s’il remarque que l’agriculture moderne est passée dans le camp de la technique puisqu’elle fait appel à une industrie motorisée qui agresse la terre et la pousse au maximum pour optimiser une production toujours plus importante, avec des chaînes de production, des produits multi-usages, sous serres hors saisons. Elle est donc passée à l’extraction où elle ne se fait plus selon des besoins mais selon des ambitions et des chiffres d’affaire. Heidegger donne sur la technique moderne une série d’exemples, il parle de la centrale électrique, des mines de charbon, des fleuves, de l’hydraulique, des turbines, du mécanisme ou du courant électrique. Il parle de mutation de la fonction naturelle du phénomène vers des usages industriels ou commerciaux : le fleuve du Rhin cesse d’être regardé comme le fleuve qui alimentait les terrains des environs pour devenir une source d’électricité. Et s’il continue de servir l’agriculture comme fournisseur de pression hydraulique, il l’est de par la mission assignée à la centrale électrique. Certes, le Rhin restera toujours le titre de l’hymne d’Hölderlin, une vraie œuvre d’art, qui gardera toujours sa beauté au paysage. Seulement, il est passé du local au global, de 171 l’usage des riverains à l’industrie hydraulique, aux visites touristiques et à la publicité. Le Rhin a donc été pro-voqué. La pro-vocation qui interpelle le dévoilement est révélée lorsque l’énergie qui se cache dans la nature est libérée, menant à la transformation de ce qui est obtenu, à l’accumulation de ce qui est transformé, à la répartition de ce qui est accumulé et ainsi de suite. Obtenir, transformer, accumuler, répartir, commuer, peuvent aussi être considérés comme des modes de dévoilement. Mais ce n’est pas si simple, c’est un enchaînement qui fait intervenir une série d’acteurs qui jouent chacun un rôle très complexe, rattachés les uns aux autres et interdépendants si bien que si un maillon de la chaine est défaillant, tout risque de s’écrouler. Pour se rapprocher de l’essence de la technique, Heidegger retourne au terme cultiver (bestellen) et le rapproche de Bestand qui veut dire l’objectif premier d’une opération technique. L’objectif premier n’est pas visible à priori, il est « projeté ». Ce qui est là (Steht) est au fonds (Bestand), il est destiné, il n’est pas en face de nous comme objet (Gegenstand). Ces termes sont très proches : le fonds, le lointain, le destiné, le projeté… signifient l’image finale que prendra l’objet représenté, c’est le résultat de la technique. Mais le résultat final et visible de la technique peut être voilé par la fonctionnalité de l’objet. Heidegger prend l’exemple d’un avion commercial sur une piste d’atterrissage. Toute la matière qui a servi à sa fabrication est désormais invisible. On ne voit qu’un avion. Mais même son image finale n’est plus ce qui importe. Ce qui nous intéresse est sa fonction finale : assurer le transport des voyageurs. Heidegger utilise le terme de « commissible », parce qu’une commission définit des exigences dans « un cahier des charges » avant sa fabrication. Une fois le produit « livré », elle se réunit de nouveau pour voir si les termes du cahier des charges ont été respectés. Après quoi, elle l’affecte au service qui lui attribue sa fonction. Son utilisation est l’objectif escompté de chaque étape de sa réalisation. Un autre point d’importance capitale à souligner : au contact de la technique, le langage de l’homme a totalement muté, par la création de termes répondant à chaque circonstance. Heidegger va accumuler, d’une manière sèche, uniforme et parfois ennuyeuse, nombre de vocables comme «interpeller», «commissible», pour montrer que le changement opéré par le passage de l’art-isanal à la technique moderne est un dévoilement qui agit aussi sur les mentalités, provoquant une façon de parler, un 172 vocabulaire spécifique et même un comportement adéquat. Le dévoilement de la technique est passé au dévoilement des capacités linguistiques et comportementales. L’homme crée son propre langage, modifiant ainsi son système de pensée, influant peutêtre même sur sa nature. L’action de dévoilement n’est ni consciente ni individuelle, surtout dans le monde moderne. Pour opérer un dévoilement, l’homme se représente les choses, il les façonne, il s’y adonne aussi puisqu’il est convoqué à libérer les énergies de la nature, mais il ne dispose pas d’une vue d’ensemble pour visualiser ce dévoilement, dans lequel chaque fois le réel se montre ou se dérobe1. Il fait partie d’un ensemble qui lui définit son rôle, il est un maillon de la chaine mais l’objectif global lui échappe. Même s’il reste celui qui réfléchit, qui travaille, qui transforme et qui consomme, il faut dire qu’avec le temps, l’homme n’est plus au centre de la réflexion, du moins pas directement. Ce qui inquiète Heidegger qui s’interroge sur le rôle définitif qui revient à l’humain. Selon lui, l’homme, dans le monde actuel, joue un rôle double, il est assimilé au système de production d’une part, dans le sens où il fait partie d’un tout, il contribue à un travail sans savoir vraiment ce qui adviendra du produit fini2. La façon dont on parle d’effectifs de production ou de service de personnels 3 ou encore de chaîne de production et de productivité en est l’exemple. Mais d’autre part, même si l’ouvrier est assimilé à une chaine, il faut relever que celui qui décide et oriente le travail est aussi un homme. Son rôle est plus originel que l’énergie ou la matière utilisée. A ce titre, il est dans le dévoilement. C’est l’exemple du général de l’armée par rapport au soldat ou de l’architecte par rapport au maçon. C’est lui qui réfléchit à priori la chose avant même qu’elle existe et avant que la matière ne soit soumise à la machine. En s’adonnant à la technique, il prend part à la production et réfléchit l’image finale du produit avant même sa fabrication, il créé le dévoilement. Certes, souvent le travail n’est pas le fait d’un seul homme4 et le dévoilement n’est pas un acte individuel. Mais chaque homme s’inscrit 1 - Ibid. p. 24. 2 - Dans une usine de plastique, les ouvriers ne savent pas si leur produit va servir à faire des seringues ou des bombes. 3 - On parle de service de qualité, service paie, service développement… aussi valable dans un hôpital que dans une industrie d’arme. 4 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 25. 173 dans une histoire qui le provoque, lui permet de durer alors qu’il participe à sa continuation. Après avoir montré que le dévoilement n’est pas le simple fait d’un seul homme mais l’homme ne lui est jamais étranger, Heidegger se demande « où et comment ce dévoilement peut avoir lieu ». La réponse n’est pas très loin. Le dévoilement se trouve partout où l’homme ouvre son œil et son oreille, déverrouille son cœur, forme, œuvre, demande et rend grâce. Le dévoilement et la non-occultation se produisent, aussi souvent que l’homme est évoqué dans les modes de fonctionnement qui lui sont assignés1. Pour dépasser le sens purement technique, Heidegger va emprunter à la nature des termes éparpillés et jouer sur la composition des mots, faisant du lexique un apport philosophique, pour expliquer comment la pro-vocation met l’homme en demeure de commettre le réel comme «fonds», dans le sens où elle le rassemble dans le «commettre». Il faut prendre la pro-vocation telle qu’elle se montre. Pour parler de ce qui «rassemble», il utilise l’expression Berge qui veut dire « monts », et celle de Gebirg (les montagnes) pour dire à partir de quoi se déploient les modes de l’humeur ou du cœur (Gemüt), et enfin un terme assez difficile à traduire, « l’arraisonnement » pour parler de ce qui rassemble les hommes autour de la tâche à réaliser. Il fait aussi appel au Gestell2 qu’il emprunte à la psychologie, un terme qu’il affectionne particulièrement, auquel il fait souvent référence, même s’il l’emploie de façon controversée et souvent dans un sens négatif, au risque de mener ici à un malentendu. Habituellement, le mot Gestell qui veut d’abord dire forme, désigne un objet d’utilité, par exemple une étagère pour livres. Mais le squelette est aussi un Gestell 3 . Heidegger le rapproche de l’arraisonnement qui se dit Ge-stell en allemand, en expliquant que c’est ce qui pousse l’homme à dévoiler le réel. Le verbe stellen conserve aussi la résonance de her-stellen dont il dérive et qui veut dire «placer debout devant». Avec ça, il veut montrer la 1 - Ibid. 2 - Ge-stell a une fonction rassemblante. Le radical stell désigne des opérations fondamentales de la raison et de la science ou des mesures d’autorité de la technique. C’est le fait d’arraisonner. La même idée est reprise et développée dans Der Satz vom Grund (Principe de raison- 1957). La technique arraisonne la nature, la met au régime de la raison qui exige de toute chose qu’elle donne sa raison. 3 - Cette façon de donner aux mots un sens nouveau existait depuis longtemps. Prenons l’exemple d’eidos qui voulait dire « chose visible qu’on offre à l’œil», Platon en fera quelque chose «qui n’est ni visible ni sensible». 174 complexité et la subtilité du fait de «fabriquer». En fait, le dévoilement qui régit la technique et qui provoque l’homme pour qu’il la dévoile n’a rien de technique, de la même façon que le montage de plusieurs objets utiles et imbriqués entre eux va donner un travail fini pour une utilité précise et ne comporte pas l’homme qui l’a réalisé dans ses objets, alors que celui-ci est présent derrière chaque objet. Heidegger explique que « la pro-vocation met l’homme en demeure de commettre le réel comme fonds » 1, dans le sens où elle l’interpelle pour agir afin d’agir sur la matière et changer la chose dans un but défini d’avance. En clair, l’homme est présent dans l’objet fini comme une essence parce que c’est lui le fabricant, le concepteur et le réalisateur, même si son image n’est nulle part. Pour comprendre cette mutation du travail humain, Heidegger s’impose de rechercher cette fois-ci une question dont la réponse est : la technique. C’est une vieille question qui repose sur la science mathématique de la nature qui a vu le jour près de deux siècles avant la technique moderne et qui a fait ses premiers pas en s’appuyant sur la science exacte de la nature2. C’est la science physique et la théorie de la nature qui ont préparé le chemin à la technique moderne. Mais l’essence de la technique moderne était déjà là, car « dans la physique régnait déjà le rassemblement qui pro-voque et conduit au dévoilement commettant3 ». La physique est le précurseur de la science moderne et de l’arraisonnement, sinon comment serait-on parvenu à la technologie, à l’électrotechnique et à la désintégration de l’atome ? D’après Heidegger, tout ce qui est essentiel- et non pas seulement ce qui est de l’essence de la technique moderne- se tient partout en retrait le plus longtemps possible. La technique est peut-être tardive, mais son essence a été préparée depuis des siècles. Les penseurs grecs avaient déjà quelque connaissance de cet état des choses lorsqu’ils disaient : «Plus tôt une chose s’ouvre et exerce sa puissance, et plus tard elle se manifeste à nous autres hommes 4.» Ce qui laisse supposer que les Grecs ont balisé le chemin de la réflexion jusqu’aux découvertes d’aujourd’hui. 1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 25. 2 - Du coté de la chronologie, l’histoire de la science moderne de la nature a commencé au XVII siècle, ème alors que la technique à base de moteurs s’est développée à la seconde moitié du XVIII siècle. 3 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 25-26. 4 - Ibid. p. 30. ème 175 L’essence de la technique moderne se montre dans l’arraisonnement. Mais celui-ci n’a rien de technique, il n’a rien d’une machine non plus. L’arraisonnement est ce qui rassemble, interpelle et met l’homme en demeure de dévoiler le réel comme fonds dans le mode du «commettre». L’homme est interpelé, sa curiosité, son ambition, son orgueil aussi le guident dans son travail, et il se retrouve à un niveau quelconque d’une chaine qui assure une production. Le « mode du commettre » veut dire que le travail se fait par une série d’actions caractérisées par la cohérence et la cohésion. Ce qui rassemble toutes ces actions des hommes et des femmes dans un projet qui continue un autre projet passé et en prévoit d’autres à venir, en complément à des projets parallèles. C’est toute cette machine complexe d’actions relatives à la production que Heidegger appelle « l’arraisonnement ». Le fait que l’homme est interpellé pour utiliser les résultats de la science exacte de la nature au service de la technique constitue aussi l’arraisonnement. C’est une apparence trompeuse de croire que la technique moderne est l’application ordinaire et automatique de la science naturelle. Il faut questionner l’essence de la technique moderne pour comprendre comment a pu avoir lieu la mutation et quand estelle devenue possible ! Mais comment peut-on établir un rapport à l’arraisonnement et à l’essence de la technique ? D’après Heidegger, pareille question arrive toujours trop tard, parce que quand on la pose on est déjà dans ce rapport. Mais il est une question qui arrive toujours à temps, c’est de savoir si nous prenons expressément conscience de nous-mêmes comme de ceux dont le «faire» et le «non-faire» sont partout ? Une autre question qui n’arrive jamais trop tard, c’est celle de savoir si et comment nous nous engageons proprement dans le domaine où l’arraisonnement lui-même a son être1. Ces questions sont la preuve que l’homme a conscience que la situation du rapport à la technique n’a rien de technique, il est dans une situation de dévoilement. L’essence de la technique moderne consiste à mettre l’homme sur le chemin du dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel devient partout un fonds. « Mettre sur un chemin » veut dire «envoyer». L’envoi se dit Schicken. Heidegger le rapproche de « destin » (Geschick), car c’est le destin de l’homme 1 - Ibid. p. 32. 176 uniquement d’être envoyé sur la voie du dévoilement qui constitue la substance (Wesen) de son histoire1. L’arraisonnement, comme tout mode de dévoilement, est un envoi du destin qui représente la capacité de l’homme de réfléchir le mode de production. La pro-duction, elle aussi, est destinée parce qu’elle est prévue par l’homme. Tout ce qui « est » suit le chemin de dévoilement ; et l’homme, dans tout son être, est toujours régi par le destin du dévoilement. Il ne devient libre que pour autant qu’il est inclus dans le domaine du destin et qu’ainsi il devient un homme qui écoute la nature, l’environnement et le monde. La liberté est aussi du domaine du destin qui, chaque fois, met l’homme sur le chemin du dévoilement. Or, la liberté régit ce qui est libre au sens de ce qui est éclairé. Elle est unie à l’acte de dévoilement, parce que tout dévoilement vient de ce qui est libre et conduit vers ce qui est libre. Ainsi, la technique n’est pas la fatalité des temps modernes, car l’essence de la technique moderne réside dans l’arraisonnement et celui-ci fait partie du destin de dévoilement qui est inscrit dans la liberté de l’homme. Et quand nous nous ouvrons proprement à l’essence de la technique, nous nous trouvons pris, d’une façon inespérée, dans un appel libérateur. L’homme qui est mis sur un chemin de dévoilement par son propre destin a le choix entre deux possibilités : soit il poursuit et fait progresser seulement ce qui a été dévoilé par ses prédécesseurs et ses contemporains, en prenant toutes les mesures nécessaires à cela ; soit il se dirige, plutôt et davantage originellement, vers l’être du non-caché et vers sa non-occultation pour percevoir son appartenance au dévoilement, comme si c’était sa propre essence. C'est-à-dire qu’il va vers l’exploration de ce qui est nouveau, explorant par-là même ses propres capacités et ses potentialités. Dans les deux cas, il est exposé à son destin qui comportera toujours et à tout moment la menace de se tromper sur l’interprétation de la connexion entre les causes et les effets dans la nature. Heidegger s’attarde sur le danger du dévoilement, par défaut ou par excès, l’homme peut se tromper dans l’évaluation des causes ou des effets de la technique et ses conséquences. La plus importante erreur serait qu’il s’érige en seigneur de la terre. Il peut se tromper aussi sur son estimation de l’arraisonnement, c'est-à-dire surévaluer ses 1 - Ibid. p. 33. 177 capacités et ses moyens. C’est ce qu’on appelle une menace du destin qui présente un danger pour l’homme dans son rapport à lui-même, et qui risque de passer à la chose en masquant l’éclat et la puissance de la vérité. Heidegger revient à la notion de Ge-stell (l’arraisonnement) qu’il rapproche de Geschick (destin) et lui associe le Gefahr (danger). Il cite Heisenberg1, un personnage significatif, qui a eu pleinement raison de faire remarquer que le réel ne peut se présenter autrement car l’homme d’aujourd’hui, précisément, ne se rencontre plus nulle part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son être2. Dans un élan de pessimisme, Heidegger s’interroge si la vraie menace qui pèse sur l’homme ne proviendrait pas des machines et des appareils de la technique, mais plutôt de l’arraisonnement qui a déjà atteint l’homme dans son être. Dans ce cas, il risque de ne plus pouvoir retrouver le dévoilement originel ni entendre l’appel de la vérité. Pour ne pas sombrer dans le désespoir et éclairer de poésie le monde de la technique, il fait appel à Hölderlin qui disait : Mais, là où il-y-a danger, là aussi Croît ce qui sauve3. Sauver est un terme généralement utilisé pour prendre en main ce qui est menacé de destruction, le mettre à l’abri pour qu’il puisse durer encore. Pour le poète, «sauver» veut dire reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci de la façon la plus propre. Si Hölderlin dit vrai, la domination de l’arraisonnement ne peut être le danger qui masque la clarté, le dévoilement et le rayonnement de la vérité4 . Si on veut aller plus loin dans l’explication du danger, il faut dire qu’il vient surtout du fait que celui qui réfléchit la technique et celui qui la fabrique ne s’assoient pas à la même table de travail ; ou pire, celui qui réfléchit l’application des résultats de la technique ne connait rien de ses causes et de ses effets. C’est le chainon rompu qui 1 - Werner Karl Heisenberg (1901-1976) est un physicien allemand, prix Nobel en physique en 1932 et l'un des fondateurs de la mécanique quantique. Il contribua au programme de développement de l'énergie atomique. 2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 35. 3 - Ibid. p. 38. 4 - Ibid. p. 38. 178 déstabilise la chaine. Dans ce cas, l’arraisonnement n’abrite plus la technique et c’est là le danger. Il faut donc retrouver le chemin qui mène vers l’essence de la technique car c’est elle qui abrite la croissance de ce qui sauve. Quand la chose croît, elle prend racine et se développe. Pour expliquer le passage du danger à la croissance, Heidegger fait appel aux notions de « médiation » et de « préparation » afin de mieux saisir les deux notions, «ce qui sauve» et « là où il-y-a danger ». Puisque ce qui croît s’enracine, il faut aller le chercher dans sa profondeur. Mais pour apercevoir ce qui sauve dans l’essence de la technique, il faut reconsidérer le mot «essence» qui a été utilisé, jusque-là, dans sa signification courante. «Essence» (Wesen) veut dire « ce que quelque chose est », c’est l’arbre pour le chêne, l’animal pour le chat… Un terme commun, générique, universellement reconnu. Il va de même pour l’essence de la technique où il ne s’agit pas de nommer une turbine ou un piston, mais de trouver ce qui les réunit tous. Gestell ou arraisonnement ne désigne ni un instrument, ni un appareil, ni même le concept général applicable à ces éléments ou à ces «fonds». Même si un individu particulier qui conduit un tracteur ou un avion n’a aucune importance dans l’essence de la technique, il rentre tout de même avec son rôle particulier dans le destin commun du dévoilement. Ce destin commun est ce que Heidegger a appelé le mode destinal, mais il n’est nullement la somme des modes particuliers des éléments. Le dévoilement et la technique sont interdépendants, car le destin de dévoilement est l’essence de la technique, l’un ne peut continuer de durer que par rapport à l’autre. Heidegger fait appel à Gœthe qui nous introduit dans ce qu’il appelle une « abstraction mythique » 1 , et mettre un peu d’harmonie dans cette relation. Au lieu de parler de fortwähren (continuer à durer, perdurer), Gœthe utilise le mot mystérieux de fortgewären (continuer à accorder). Währen (durer) et Gewähren (accorder, octroyer) sont proches et insinuent une harmonie inexprimée. Si, maintenant, nous réfléchissons, mieux que nous ne l’avons fait, à ce qui proprement dure et est peut-être seul à durer, nous pouvons dire alors que seul peut durer ce qui a été accordé et donné avec consentement2. Ce n’est pas tout ce qui est dévoilé qui dure. Seul reste et fait partie de 1 - Ibid. p. 40-41. 2 - Ibid. 179 l’essence de la technique, ce qui, au-delà de la technique et du dévoilement, se conçoit dans l’harmonie. Heidegger procède à un raisonnement dialectique pour déterminer les limites entre l’essence de la technique et le destin d’une part, et entre le danger de la technique et ce qui sauve d’autre part. L’essence de la technique est un destin qui engage l’homme. Ce ne sont pas des conséquences individuelles, quand une invention rentre dans l’essence de la technique, elle profite à tous les individus, même ceux qui n’ont rien inventé ou partiellement participé. Mais elle peut représenter, en même temps, un danger pour tous les hommes, un péril extrême pour l’être de l’homme et même pour le dévoilement comme tel. Il est difficile de délimiter ce qui est profitable de ce qui est nuisible, surtout sur le long terme, car la limite entre la sauvegarde, le dévoilement et le péril est mince et difficile à cerner. Elle est aussi dans l’irrésistibilité du commettre et la retenue de ce qui sauve, avec la possible tentation de passer de l’une à l’autre, leur évitement réciproque est le secret de leur proximité. Heidegger regarde la technique et retrouve l’espoir dans le regard et la dignité de l’homme. Il dit : Nous regardons le danger que peut induire la technique et dans ce regard, et non dans ce qu’il voit, nous percevons la croissance de ce qui sauve. Ainsi, nous ne sommes pas encore sauvés, mais quelque chose en nous nous demande de rester dans la lumière croissante de ce qui sauve1. Cela signifie qu’il ne faut jamais perdre de vue la possibilité ou l’éventualité d’un danger extrême. Il faut dire que la technè désignait autrefois la technique ainsi que la production du vrai, du beau et toute forme de dévoilement qui produit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. Il n’y avait pas d’art en soi, qui se distinguait de la technique. L’art et la technique était une seule et même chose et le dévoilement était unique et multiple à la fois, docile et puissant dans la connaissance et la conservation. Tout allait dans le sens de la vérité de l’être qui entourait l’homme. Est-ce que les choses ont changé ? Oui, si l’on conçoit la technique en tant que résultat. Mais au-delà de toutes les choses techniques, l’essence de la technique continue de déployer son être dans l’avènement de la vérité. C’est pour ça que plus nous nous 1 - Ibid. p. 47. 180 approchons du danger, et plus clairement les chemins menant vers «ce qui sauve» commencent à s’éclairer, car l’interrogation est la piété de la pensée1. Cette conclusion de Heidegger est extrêmement importante sur le plan philosophique, quant à la réflexion de ce que devrait être le rapport à la technique demain, quand l’actuel système aura implosé. Elle implique qu’il ne faut pas renoncer à la technique en tant que telle, mais revoit l’espoir que l’homme a mis en elle qui l’a éloigné de la vérité de l’être. L’homme devrait utiliser les techniques contemporaines pour revenir à un rapport à la technique selon le modèle de la Grèce antique, une technique qui comporte l’art, le beau, l’exact, le juste et l’utile. Pour vaincre le démiurge techniciste, il faut refonder une esthétique en utilisant la technique elle-même, pour retrouver la beauté qui est dans l’homme. A travers la question de la technique, Heidegger a suivi le cheminement de la pensée de l’homme pour mieux comprendre son développement, son évolution et se projeter dans son avenir. En tant que tel, on peut soutenir qu’il aspire à construire un dialogue entre l’homme et son propre destin. C’est un dialogue universel. II. La question de la science L’analyse à laquelle a été soumis l’esprit de la technique, Heidegger l’applique aussi à l’esprit de la science, car la science est l’antécédent de la technique et la théorie qui l’a engendrée, ce sans quoi la technique n’aurait pas eu lieu. Il est donc prévisible que Heidegger s’en préoccupe, d’autant qu’il est utile de séparer l’aspect pratique de l’aspect théorique et voir les implications de la science en soi. La science se caractérise par la créativité, la qualité de la production de la technique n’est que l’application du génie scientifique, même si le côté utilitaire tend parfois à aliéner l’homme obnubilé par le besoin d’un avenir toujours plus confortable. Le rôle de la science est de théoriser et expérimenter les choses pour améliorer et faciliter leur aspect pratique. Pour aborder la réflexion du sujet, Heidegger commence 1 - Ibid. p. 48. 181 par rapprocher la science de l’art, qui est, on l’a vu, le synonyme de la techné. Il rejette l’idée commune qui réduit la science à une activité purement intellectuelle, notamment la science fondamentale de l’Occident qui se considère comme une puissance à volonté de domination. Il essaie aussi de transcender le côté pratique, tel qu’il l’a fait pour la technique, pour parvenir à l’essence de la science, jusqu’à lui donner un aspect de dévoilement, à l’image de l’alèthéia, permettant d’exposer la chose telle qu’elle est, en mettant en évidence les aspects qu’elle partage avec la philosophie. Il est vrai que la science a toujours existé. L’histoire a enregistré de grands noms de l’Antiquité comme Hippocrate 1 et du Moyen-âge comme Gerbert d’Aurillac 2 qui ont révolutionné la vie de l’homme. C’est vrai aussi que les grandes découvertes scientifiques qui ne sont pas de simples représentations ont contribué à améliorer la condition humaine, mais ce n’est pas le résultat scientifique que Heidegger tente de discuter ici, c’est plutôt la volonté de l’homme de savoir, de connaitre et de maitriser les choses qui l’interpellent. Il parle de « situation » qui régit la science, tout en lui restant cachée, une situation devant l’inconnu qui l’interpelle et le fait réagir. Il évoque l’engrenage qui raccorde les sciences entre-elles de sorte qu’elles soient présentes partout dans tous les domaines, derrière chaque organisation qui caractérise la vie de l’homme. Ce qui signifie que même si les sciences fonctionnent par détails de spécialité, il reste deux aspects qui les regroupent toutes : le premier est l’étonnement qui attire le scientifique, au même titre que celui qui a attiré l’homme vers la philosophie au sens large, le second est le lien qui rend toutes les sciences entre elles interdépendantes, même si elles paraissent rigoureusement séparées. Ces aspects, Heidegger les intègre dans l’être de la science, - ou doit-on dire l’essence de la science à l’instar de l’essence de la technique -! « Qu’est-ce que l’être de la science ? » Heidegger répond à priori que « la science est la théorie du réel3. » Par cette définition, il désigne exclusivement le monde moderne où 1 - Hippocrate de Cos (460 Av. J.-C - 370 av. J.-C) est un philosophe et médecin grec considéré comme le « père de la médecine ». Il a notamment fondé l'école de médecine hippocratique qui a révolutionné la profession médicale en en faisant une discipline à part entière. Il est aussi connu pour avoir institué des règles éthiques pour les médecins « Le serment d'Hippocrate ». 2 - Gerbert d'Aurillac (945-1003), dit le « savant Gerbert », ou le pape Sylvestre II, philosophe, mathématicien et mécanicien. Il introduit en Occident la numération de position, les tables d'opérations et les chiffres arabes. 3 - Martin Heidegger: Essais et conférences, p. 51. 182 les sciences sont indépendantes et jouissent de leur propre autonomie et liberté d’action, étendant leur impact à toute la planète. Il conserve le Moyen-âge et l’antiquité loin de cette définition-là, quand les sciences étaient intégrées à la philosophie. Or, si l’homme veut méditer l’être de la science, il lui faut nécessairement retourner aux origines, d’où a jailli le premier questionnement sur la nature. Ce qui a été pensé dans les textes anciens, même sous forme de poésie, est encore présent dans la science d’aujourd’hui et reste implicite à ce réel ainsi défini. Pour expliquer ces propos, il fait appel à un vieux terme allemand Das Wirkliche (le réel) 1 , mais qui veut dire aussi « remplir » ou « réaliser », remplir la vie ou l’environnement de celui qui œuvre. Le sens premier du « œuvrer » qui signifie « faire », « travailler » ou encore « poser », l’attire. Il évite par contre « fabriquer » (Wirken) qui ne suppose pas exclusivement un travail humain, car toute forme d’apparition des choses en soi est Wirken (un fait), même sorti d’une machine, c’est un « être-là-devant». Heidegger est gêné car ce terme Wirken qui a un sens assez pauvre et ne prête pas à une multitude d’explication, lui qui n’aime pas rester prisonnier des mots. Pour ce libérer, il le rapproche de Anwesen (présence) et de Wesen, car c’est l’être lui-même qui fait référence à la présence. Il rappelle aussi la notion de Währen qui veut dire demeurer ou durer. La fusion de tous ces termes fait admettre Wirken dans la permanence, la nonoccultation et le non-caché, le rapprochant de la riche consistance lexicale grecque ; ce que Aristote compare à l’accomplissement, qui va même au-delà de la causa efficiens. Heidegger revient à la « théorie du réel », car le mot réel ou réalité a aussi connu une longue évolution et beaucoup de transformations. Il est passé de « fait » à « certitude », et se modifie encore pour parvenir à désigner une simple apparence, en face de la notion de vérité qui est plus riche de sens. Certes, la présence est toujours évidente en lui, mais il n’est plus qu’un objet présent, ce qui est différent de l’époque grecque ou médiévale où le réel de l’objet se confond avec sa vérité dans un contenu scientifique intégré à la philosophie. Il reste à s’interroger sur la relation entre le « réel » et la « théorie » que regroupe la définition introductive. Déjà chez les Grecs, la théorie, fort importante, supposait la pure relation à la chose, une relation au-delà du matériel dans le sens exclusif de l’alèthéia 1 - Ibid. p. 53. 183 qui signifie vérité, ou Wahrheit en allemand. Cette théorie, il la définit la théorie comme la gardienne de la vérité1. Mais l’être de la théorie reste voilé : en disant la théorie de la relativité par exemple, la vérité de la relativité est garantie par sa théorisation, mais on ne met pas en exergue la théorie elle-même. C’est pour cela que quand on dit que « la science moderne est la théorie du réel », il y a risque de confusion. La théorie, qui est par définition théorique et en plus voilée, dévoile la science qui s’occupe du sensible. Heidegger souligne que cette distinction est récente. Elle ne se présentait pas de la sorte dans les définitions anciennes de la philosophie. Elle est devenue évidente dans la science moderne parce que cette dernière définit le réel comme quelque chose de pratique, palpable, dont l’objectif est d’intervenir sur les choses dans leur alternance et leur changement. Elle veut le soumettre à une objectivité, à une constance, à une stabilité alors qu’il se définit d’abord par sa présence, son activité et son mouvement. Heidegger, fidèle à ses principes de base et ses préférences méthodologiques, rappelle que la science moderne a besoin, pour suivre le réel à la trace, d’un processus et d’une méthode. Max Planck2 qui parlait d’un réel mesurable, a fait appel à un système de calcul – au sens large au-delà des opérations mathématiques à proprement parler–. Tout comme Galilée affirmait, dans le même sens, que «le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique 3 ». Ce besoin de précision, qui s’est élargi avec la modernité, exige de la science de compartimenter ses domaines d’intervention par spécialités, la spécialisation étant une des caractéristiques des sciences modernes qui sont obligées d’aller de plus en plus dans le détail de précision par la fragmentation du réel. Mais Heidegger ne voit pas ce morcellement du réel comme une défaillance scientifique qui porterait atteinte à la vie de l’homme moderne ou à son intégrité, c’est simplement ce qui caractérise l’évolution de la science. En plus, cette évolution n’a pas rigidifié le rapport à la science, au contraire la science devient moins rigoureuse et plus maniable. Il donne des exemples de physique où la nature se présente comme un ensemble de 1 - Ibid. p. 59. 2 - Max Planck (1858 -1947) est un physicien allemand et l'un des fondateurs de la mécanique quantique. Il est lauréat du prix Nobel de physique en 1918 pour ses travaux sur la théorie des Quanta. 3 - Galileo Galilei, Il Saggiatore; traduction française de Christiane Chauviré, L'Essayeur, Les BellesLettres, Paris, 1980 ; in : Alliage, « La nature prise à la lettre » Jean-Marc Lévy-Leblond, n° 37-38, 1998. 184 mouvements dans les corps matériels coordonnés. C’est donc sur le mouvement, la coordination entre les éléments et leur organisation que se joue la recherche. Ce qui rend le résultat incertain et indéfinissable à priori, alors que dans la science classique où les choses étaient regardées dans leur ensemble, les résultats étaient prédéfinis. Ceci veut dire surtout que la théorie qui suit à la trace le réel ne suppose nullement une exactitude de résultat, donnant lieu à l’expérimentation, à la marge d’erreurs et à d’autres précautions d’usage. C’est la cohérence, la coordination et la concordance de l’ensemble qui garantissent un fort taux de fiabilité, en plus de l’ouverture à la possibilité de s’améliorer. Tout comme la théorie de la technique, l’objectivité ne signifie pas l’exactitude, c’est plutôt une permanence de fonds, un « arraisonnement ». Le changement qui est survenu dans le passage à la science moderne s’exprime dans la conception d’une nouvelle forme de relation entre le sujet et l’objet. Alors que dans la relation précédente, l’homme absorbait l’objet de la science, nous nous retrouvons là devant un « arraisonnement » qui transcende les deux. Heidegger va jusqu’à dire que la théorie arrête le réel1, dans le sens où elle le fixe dans un domaine comme objet d’étude, elle l’extrait ainsi à son espace naturel. Bien sûr, cette objectivation reste dépendante de la nature présente, mais l’homme moderne n’est plus entrain de suivre l’évolution du phénomène naturel dans son milieu initial au bon vouloir de la nature. Il le provoque, il le déplace, il le fixe, et s’attend à un résultat, issu de manipulations, qui pourrait être tant surprenant qu’inattendu. La théorie ne passe pas outre la nature, ne la contourne pas, parce qu’elle n’est pas à même de la cerner dans son ensemble, mais elle la surpasse. Ceci garantit au moins la pérennité de la réflexion et de la recherche scientifique. Pour donner des exemples concrets, Heidegger fait appel aux mathématiques, à la physique, aux sciences naturelles et à la psychiatrie. Si les trois premières se justifient par leur exactitude, la psychiatrie concerne l’homme, c’est une science expérimentale qui fait référence à l’existence de l’homme, au Dasein. Il s’en sert pour expliquer que l’objet de la science a toujours un aspect incontournable. Il fait aussi référence à l’histoire, un exemple idéal pour montrer cet aspect incontournable. Tout comme il aborde la question du langage qui, malgré ses différentes spécialités, n’atteint pas la 1 - Martin Heidegger: Essais et conférences, p. 51. 185 totale objectivité et conserve toujours une partie obscure et incontournable. Cette incontournabilité qui régit l’être de toutes les sciences, constitue la part que nulle science ne peut découvrir car l’incontournable dans une science dite n’est pas soumis aux règles ou au langage de cette science même. Les sciences sont incapables de se présenter d’elles-mêmes ou s’auto-évaluer avec leurs propres outils d’intervention. Cette attention à ce qui est inapparent, insoupçonnable, incontournable et qui mérite qu’on s’interroge à son sujet, c’est l’être de la science. Heidegger l’appelle aussi « un retour au pays natal1 ». Il parle d’un chemin à emprunter pour rentrer dans le sens, d’en prendre conscience et même de méditer la question. Cette présentation n’est pas aléatoire, ce sont des niveaux de compréhension ou des étapes d’accès à la connaissance. La prise de conscience est en dessous de la méditation, mais elle en est l’accès, elle balise le chemin. Avec cela, il veut arriver à un niveau suprême de la réflexion, qui n’est autre que la philosophie, car elle seule peut transcender les sciences et l’incontournable qui est en elles, pour reposer la question : où va la science moderne aujourd’hui ? L’intervention de la philosophie est nécessaire, surtout qu’un peu plus loin, dans Essais et conférences, il dit que la science ne pense pas 2 . Cette déclaration n’est pas sans conséquences, elle va partager les débats dans les espaces de la philosophie. Il y a ceux qui, comme lui, voient dans la science l’exécutant d’une situation donnée, car sa démarche et ses moyens n’ont pas été créés dans le but de poser des questions mais plutôt celui de trouver des réponses. Cette particularité lui donne la possibilité d’affronter des domaines où le philosophe ne peut s’aventurer ; et ceux qui sont outrés à l’idée que le scientifique ne soit pas un penseur, ceux-ci n’admettent pas la définition heideggérienne de la notion de « penser ». C’est ce qui va engendrer une réflexion nécessaire sur ce que signifie « penser ». Même si cette expression « La science ne pense pas » a d’abord fait scandale, les découvertes scientifiques de ces dernières décennies ont donné raison à Heidegger.. Elle a été prononcée en réponse au courant moderniste techniciste qui soutenait que la philosophie peut être une science. Sa réponse, qui ne s’est pas fait attendre, est claire et définitive, la science a certes des méthodes qui lui permettent d’avancer et d’assurer son 1 - Ibid. p. 76. 2 - Ibid. p. 157. 186 chemin en prenant en compte un sujet particulier dans une direction précise, mais c’est à la philosophie de prendre en compte l’étant dans son ensemble, intégrant la science et la technique ainsi que leurs méthodes, l’orientation ou la direction qu’elles se déterminent et le but qu’elles se fixent. La philosophie prend aussi en compte toutes autres réflexions sur l’univers. Tout doit être sous la responsabilité et le contrôle fédérateur de la philosophie qui est garante du vrai et la responsabilité de l’homme qui est chargé de l’expérience du beau. En pensant l'art comme sensibilité de l’homme, Heidegger crée un pont pour relier l'intelligible au sensible par la présence de l’un dans l’autre. D’après Kant, en effet, l'art est le premier stade de l'esprit absolu, révélateur de la vérité et du dévoilement de l'être. 187 CHAPITRE SIXIEME DEVOILEMENT ET VERITE CHEZ HEIDEGGER I. La vérité dans la question de l’être Pour parvenir à reposer la question de l’être dans ses limites conceptuelles et philosophiques, Heidegger a d’abord remis en cause plusieurs problématiques : la question méthodologique, la déconstruction de la métaphysique, la délimitation de l’impact de la technique et de la science et l’interrogation du sens profond de l’humanisme et de l’existentialisme. Il veut démontrer une entreprise, fort délicate qui véhicule deux objectifs de base : il s’agit de revenir au « penser » telle que la philosophie le conçoit et parvenir à la vérité par le dévoilement pour redécouvrir l’être et l’être de l’homme. D’apparence, la vérité est évidente pour tous. Elle englobe ce qui fait appel au bon sens et exprime ce qui est. L’expression « c’est vrai! » expose un point de vue juste, tout ce qui est vrai s’oppose au faux par éthique. Pourquoi alors, devant une telle évidence, la philosophie a-t-elle besoin de s’incliner pour rendre complexe ce qui paraît si simple? La question de la vérité est fondamentale pour la philosophie et tous les philosophes ont un avis la dessus. Pour cela, Heidegger la place dans un rapport étroit à l’être et à la liberté de l’homme mais il la fonde sur la compréhension et la connaissance. Cette relation est capitale, même si elle n’est pas toujours évidente1 car ce qui se voit nous fait souvent oublier ce qui est. De même qu’on se laisse fasciner par l’étant et on oublie 1 - Cette problématique, constituant un chapitre de Questions I et II, de la page 161 à 194, sur L'essence de la vérité, a été développée sous forme d'une conférence publique, en 19 3 0 à Brème, Marbourgsur-Lahn et Freiburg-en-Brisgau, et en 193 2 à Dresde. 188 l’être, on oublie aussi que, derrière la vérité classique qui regroupe des formes de vérités relatives, il-y-a la vérité originaire ou la vérité ontologique qui consiste tout simplement en l’apparition des choses en soi par le dévoilement pour rendre possible toutes les autres. Pour distinguer ces deux niveaux de vérité, Heidegger remet en cause la notion de vérité telle qu’elle se présente dans toute la tradition philosophique, s’interrogeant sur l’apparence ontique de la vérité fondée sur le primat du jugement par rapport à la vérité ontologique fondée sur le dévoilement qui s'exprime par une adéquation de la connaissance au réel. Il remonte aux premiers présocratiques, le moment où la notion de vérité exprime un surgissement de la chose de son retrait vers le dévoilement. Elle s’inscrit ainsi dans une naissance et non dans une opposition. Mais le processus de changement du concept a commencé très tôt à prendre une forme duelle. Chez Platon et Aristote, la vérité était déjà de l’ordre de la pensée et de l’intelligence1 s’opposant ainsi au monde de la matière, alors que le Moyen-âge oppose pleinement le monde du vrai au monde du réel, invoquant le jugement pour distinguer le monde comme il se voit du monde comme il est. Le concept a ensuite évoluer vers des sens plus techniques en parlant de vérité subjective et de vérité objective, ou de vérité et mensonge, avant de parvenir à plusieurs formes de vérités comme la vérité formelle, la vérité métaphysique, la vérité scientifique et la vérité mathématique ou analytique. Ainsi, après maintes transformations, la vérité acquiert le sens de la certitude avec beaucoup de compromis. Pour Dantier, « pensée comme un accord entre deux termes, la vérité verse dans un empirisme latent comme chez Aristote, ou dans un idéalisme de constitution comme chez Kant. Dans un cas, l'être prime le connaître et la vérité ne consiste alors qu'à séparer ou à unir ce qui est effectivement uni ou séparé dans la réalité; dans l'autre, la pensée rend possible le vrai en se conformant à ses objets. Dans les deux doctrines, la vérité comme manifestation de l'étant dans l'être est oubliée2 ». Bernard Dantier, sociologue et spécialiste en méthodologie, explique que pour Martin Heidegger la vérité requiert pour fondement l’expérience existentielle de l’homme comme sujet qui s’ouvre à ce qu’il rencontre c'est-à-dire son objet d’étude. L’homme 1 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 178-179. 2 - Bernard Dantier : Martin Heidegger, le monde, la connaissance et le comportement humain, texte numérique, p. 1, (2005). 189 s’ouvre à l’étant dans sa totalité pour que ce dernier à son tour s’ouvre à lui-même. C’est seulement en toute liberté que l’homme se donne à la vérité à partir de ce que lui propose l’étant, pour parvenir aux étapes de dévoilement, de façon progressive. En clair, le Dasein, qui veut découvrir la vérité de la chose ou de l’étant, doit se sacrifier, consacrer son temps, son savoir, sa disponibilité et accepter toutes les contraintes pour mener à bien son travail de réflexion et de recherche1. Ainsi, chaque chose est un mystère qui nécessite un dévoilement et pour Heidegger le dévoilement se matérialise dans les objets et se constate dans le progrès qui rapproche la pensée humaine de la vérité. Les choses cachées sont sujettes à la non-vérité, ce n’est pas un mensonge, juste une absence de connaissance. Tous les étants, l’homme y compris, naissent du mystère du monde, de l’existence, et sont ainsi sujets à la méconnaissance. Mais l’objectif de l’homme est la connaissance parce qu’il veut reculer le mystère en dévoilant les choses-mêmes. La science et la technique ne pensent pas mais elles sont dans l’engrenage de la connaissance de la pensée pour tout savoir. Heidegger reconnait une étape d’errance qui précède la connaissance de la vérité, l’homme a déjà des acquis qu’il ne sait pas encore utiliser, il fait alors confiance à la métaphysique, à la science et à la technique qui vont donner à ses efforts un sens scientifiquement vrai mais ontologiquement faux. Cette différence ontologique consubstantielle se retrouve dans la différence entre le résultat scientifique et l’essence de la vérité. Quand Heidegger s'interroge sur l'essence de la vérité, ce n'est pas dans le but de savoir si la vérité est une vérité d'expérience pratique, d’une conjonction économique, d'une réflexion technique, d'une sagesse politique ou encore de la recherche scientifique, de la création artistique, de la méditation philosophique ou de la foi religieuse. Au contraire, il s’écarte de tout cela et porte son regard sur ce qui caractérise toute vérité en tant que telle. Il ne s’agit pas de se perdre dans la question de l'essence au nom d'un universel abstrait, ni de chercher absolument appui dans le réel, mais plutôt d’éloigner la confusion des opinions et des calculs pour tendre vers la vérité ontologique, à partir d’une pensée enracinée dans la réalité et tournée vers elle. Dans le rapport entre la vérité et le réel, c’est une question de bon sens qui s’exprime pour soutenir les exigences immédiates, un sens commun qui a sa nécessité propre et se 1 - Ibid. p. 3. 190 réclame de l’évidence. Mais pour dire « évidence », Heidegger utilise de terme Selbstverstândlichkeit1 qui ne fait pas honneur au Dasein, il le plonge plutôt dans son quotidien chargé de ses prétentions et de ses critiques. Mais il est rassurant et met l’homme en relation avec l'expérience de la vie et lui évite les grandes questions. La recherche de la vérité montre à l’homme sa position, où il en est par rapport au monde où il vit, parce que la vérité a plusieurs niveaux. Ce qui consiste à désigner le vrai comme vrai, c'est-à-dire conforme au réel qui s’oppose au faux et à l’irréel. Voulant ainsi cerner le concept de vérité, Heidegger discute toutes les notions qui s’apparentent au vrai, positivement ou négativement, en passant par un tamisage linguistique, parce que cette notion si noble est tellement galvaudée qu’elle en arrive à un sens multiple. Pour se faire comprendre, il prend l’exemple de l’or qui peut être pur ou impur, authentique ou inauthentique, vrai ou faux. L’exemple de l’or n’est pas anodin. L’or est pur et noble mais maniable, il peut se mélanger avec pas mal d’autres éléments qui altèrent sa pureté pendant qu’il hausse de leur valeur comme le cuivre doré. Ainsi, « la chose est en accord avec ce qu'elle est estimée être » (Stimmt) 2 . Au-delà des éléments, un énoncé est vrai lorsque ce qu'il signifie et exprime se trouve en accord avec la chose dont il juge. Ici, on n’évalue pas la chose mais le jugement sur la chose. Est-ce un détour volontaire que Heidegger a fait pour revenir à Satz, un terme qui lui est visiblement important pour arriver à la « vérité ». Satz veut dire « position » mais aussi « harmonie », « accord » et « concordance » entre ce qui est signifié par l'énoncé et la chose. Ceci nous éloigne un peu du sujet de la vérité, mais pour tendre vers la définition traditionnelle de son essence qui répond à ce double sens qui est l'adéquation de la chose à la connaissance. Mais cela peut aussi vouloir dire que la vérité est l'adéquation de la connaissance à la chose3. Pour compléter le sens de la vérité, Heidegger ne peut négliger les époques antérieures, faisant cette fois-ci halte au Moyen-âge : saint Thomas d’Aquin et Heidegger et la 1 - Le terme allemand de Selbstverstândlichkeit comporte une nuance nettement péjorative, qu'il n'exprime pas en français. Heidegger l'emploie toujours pour désigner les évidences prétendues associées à l'incapacité du sens commun à poser un problème authentique. 2 - Stimmt : expression en réalité intraduisible, mais dont le traducteur rend le sens compréhensible par la périphrase de « la chose est en accord avec ce qu'elle est estimée être ». In : Questions I, p. 164. 3 - Martin Heidegger : Questions I, p. 165. 191 notion de Veritas1 qui découle de l'idée théologique selon quoi les choses, dans leur essence et leur existence, sont créées en adéquation à l'idée conçue préalablement par l'esprit de Dieu (l’intellectus divinum). L’homme (l'intellectus humanus) est créé pour être en adéquation avec l’idée de Dieu. Veritas dans ce cas veut dire la « concordance » entre les créatures et le Créateur, dans une harmonie (Stimmen) que détermine l'ordre de la création2. Dans une extrapolation contemporaine, Heidegger propose de détacher l’idée de création. Ainsi, l’ordre des choses peut se retrouver en concordance avec l'ordre du monde, car il y a dans le monde un ordre logique, mathématique, universel, qui dépasse la notion de vérité de jugement pour une conformité qui parvient à réfléchir la vérité dans son essence. Mais cette définition de Veritas n'exprime pas encore la pensée transcendantale, puisqu’il faudrait attendre Kant qui rattachera son sens à la chose en soi, au noumène. Dans tous les cas, Heidegger affirme à la notion de concordance une multitude de sens. Quand il-y-a ressemblance entre deux choses, il-y-a concordance par l'identité de leur aspect, et si on parle d’une de ces deux choses, il-y-a concordance de l'énoncé avec la chose. Mais la chose est matérielle et a une forme alors que l’énoncé n'est aucunement matériel, n’a pas d’aspect, et n’occupe aucun espace. Or, deux choses de nature dissemblable ne peuvent être identiques. Heidegger fait alors appel à la notion d'adéquation qui détermine la nature d’une relation entre deux sujets différents (l’énoncé et la chose). Pour montrer comment l'énoncé relatif à la chose s’exprime sur elle telle qu'elle est, il fait intervenir le terme « apprésenter » dans le sens de «rendre présent» (vorstellen). La chose «apprésente» l’énoncé, elle lui donne l’occasion d’être, d’être présent. «Apprésenter» signifie textuellement « laisser surgir » ou « laisser apparaitre ». L’énoncé s’ouvre à nous, nous permettant de constater son existence en nous donnant l’occasion de rencontrer la chose; et celle-ci, tout en restant elle-même, se manifeste son sens à travers lui. 1 - Bertrand Brioux : La notion de vérité chez Heidegger et saint Thomas d'Aquin, in : « Saint Thomas d'Aquin aujourd'hui », Recherches de Philosophie, Bruges : 1963, p. 198. 2 - Martin Heidegger : Questions I et II, p. 166. 192 Heidegger distingue aussi entre l’apprésentation de l’homme et celle d’une chose. Dans le premier cas, le Dasein est l’auteur de l’énoncé qui parle de lui, il tend à se rendre luimême manifeste, ce qui l’implique dans un travail sur soi. Dans un énoncé sur la chose, l’énoncé doit rendre manifeste un étant que le Dasein tend à mettre en exergue tel qu'il est. Dans ce cas, il (le Dasein) s’installe dans un rapport de conformité, où il construit un rapport entre l’énoncé et la chose, qui tend vers la vérité. Ce qui le rapproche de l’être parce qu’il est l’auteur qui permet à l’énoncé de s’ouvrir au monde. L’homme est le seul qui a le pouvoir d’exprimer le sens de chaque chose et de la projeter dans le monde1. Il est aussi le seul qui parvient, en plus des sens particuliers, à donner un sens global et à projeter les choses dans une interaction qui rend possible l'apparition de tout étant dans un horizon de compréhension anticipative globale2. Ses possibilités de rapport au monde fondent l'accomplissement de la relation de l'Être aux choses, où l’homme est l’interface. C’est par lui que s’exprime le sens de l'Être, qui n’est autre que le reflet de la vérité de l'Être, deux faces d'un seul et même phénomène3. Heidegger fait aussi intervenir la notion de Ermöglichung (possibilisation), qui fait suite à la « concordance » et à la « conformité » entre la chose et le sens de l’énoncé qui se rapporte à elle. Cette conformité intrinsèquement possible se fonde sur la liberté, car celui qui agit doit être libre pour pouvoir accomplir cette action. Il ne s’agit pas d’une liberté abstraite dans le sens de l’absolu, c’est plutôt une liberté originaire, une liberté d’essence, qui s’exprime par un esprit libre, même si dans les fait elle viendrait à manquer. Pourtant, dans le comportement humain, supposé libre par essence, on constate plusieurs situations qui s’opposent à la vérité du Dasein. Heidegger cite la fausseté et l'hypocrisie, le mensonge et la tromperie, l'illusion et l'apparence, en un mot tous les vices qui sont des attributs humains. L’homme a la possibilité d’identifier et de cerner ces modes de non-vérité dans son comportement. Par conséquent, il peut les éloigner de l’essence de la vérité. La non-vérité, d’origine humaine, ne fait que confirmer que l'essence de la vérité en soi peut régner au-dessus du commun en faisant appel au savoir 1 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 67. 2 - Martin Heidegger: Qu’est-ce que la métaphysique? p. 16. 3 - Bertrand Brioux : La notion de vérité chez Heidegger et saint Thomas d'Aquin, p. 202. 193 de l’homme lui-même, au-delà de ses problèmes quotidiens qui le poussent souvent dans la non-vérité1. Le fait d’établir une relation entre l’essence de la vérité et la liberté de l’homme peut ébranler les préjugés classiques qui ont tendance à extraire la vérité pure du comportement humain sujet à l’erreur et au mensonge. Heidegger essaie alors d’expliquer l’essence de la vérité en appelant à l’essence de la liberté. La réflexion sur un lien essentiel entre les deux notions conduit tout droit à la problématique de l'essence de l'homme selon une perspective qui va garantir l'expérience d'un fondement 2 caché du Dasein. Une réflexion qui mène là où l'essence de la vérité s'épanouit de façon originelle3. Pour Heidegger, la liberté de l’homme tire sa propre essence de l'essence de la vérité universelle. Dans les faits, c’est moins évident et le chemin est long. La liberté a d'abord été déterminée à l'égard de ce qui est manifeste au sein de l’apparent, de l’évident, que Heidegger appelle l’ouvert : l’énoncé ouvre la chose manifeste et lui donne un nom ou un sens, une étymologie. Jusque-là, l’énoncé est dans l’apparent, laissant l'étant être ce qu'il est. « Laisser-être », un terme sur lequel le philosophe s’attarde. D’habitude, on parle de «laisser» lorsqu’on s’abstient d'un travail projeté, c’est dans le sens de renoncer à quelque chose, cesser de s’en préoccuper. C’est un sens négatif qui exprime une indifférence ou même une omission devant un travail, un renoncement. Pourtant, le «laisser-être» de l'étant ne vise ni l'omission ni l'indifférence. Au contraire, « laisserêtre » signifie, ici, « s'adonner à l'étant ». Plus que manier, conserver, prendre soin, ou organiser l'étant rencontré, « laisser-être l'étant » veut dire se livrer à lui pour qu’il puisse à son tour apporter du sens et du contenu. Il a le sens de «dévoilement qui comprend le fait de repenser plus originellement la notion courante de vérité comme conformité de l'énoncé avec le sens, ce qui tend vers le caractère d'être dévoilé (Entborgenheit) à partir de l’acte de dévoilement de l'étant lui-même (Entbergung)4. » 1 - Martin Heidegger : Questions I et II, p. 172-174. 2 - Wesensgrund, qui signifie littéralement «fondement essentiel», est traduit ici par «fondement», afin d'éviter le pléonasme d'essentiel et d'essence. 3 - Martin Heidegger : Questions I et II, p. 174. 4 - Initialement, ce paragraphe comporte plusieurs mots allemands de même racine qui nécessitent des équivalents français qui sont difficiles à mettre ensemble dans une traduction : das Unverborgene (le non-voilé); die Unverborgenheit (le non-voilement); die Entbergung (le dévoilement ou l'acte de 194 Le caractère de « dévoiler » consiste à marquer un recul devant l'étant afin qu'il se manifeste, par lui-même, en ce qu'il est et comme il est, en toute liberté, de sorte que l'adéquation ou la concordance puisse prendre mesure sur lui. Pareil laisser-être signifie que le Dasein s’expose aussi à l'étant comme tel et qu’il transpose dans l'ouvert tout son comportement. Heidegger s’arrête sur le terme « ex-poser » qui signifie faire sortir vers l’extérieur, extérioriser. Cette ex-position assure la liberté de l’homme, parce que l’étant aussi est dans la dimension d’une liberté qui s’exprime par son laisser-être. L'essence de la liberté de l’homme, vue à la lumière de l'essence de la vérité, apparaît donc ici comme son ex-position à l'étant 1 . Cette adéquation est singulière, elle ne demande pas à l’homme de comprendre l’étant, elle lui propose plutôt de se livrer à lui pour que l’étant s’ouvre à lui à son tour. C’est comme si l’homme qui veut comprendre l’étant a besoin de se comprendre d’abord et d’admettre que l’étant peut s’exprimer sur lui-même. Son énoncé relève de ce que l’étant lui livrera en toute liberté, car c’est aussi de la liberté de l’étant qu’il s’agit. La liberté est le fait de s'abandonner à l'étant comme tel par le dévoilement. L’homme n’est pas le propriétaire de la liberté, il ne l’a pas acquise de façon permanente et définitive, il exprime sa liberté par l’acte de se libérer continuellement, il découvre les étants et lui-même en situation de « laisser-être », tout comme il est habilité à construire une relation avec l'étant sur quoi se fonde et se dessine toute l’histoire. Il est historique et les étants n'ont pas d'histoire. Quand il dévoile les étants, il construit son histoire, ce dévoilement de l'étant le rapproche de l’essence de la vérité. Donc, l'homme est historique, il a une liberté qui constitue l’essence de sa vérité et son comportement est un laisser-être. Tout en laissant être l'étant, il va l’influencer, le modifier voire le transformer et changer son apparence. C’est comme ça qu’il affirme sa puissance vis-à-vis de lui. Mais s’il modifie l’étant, il le fait rentrer dans une situation de non-vérité, ce qui est paradoxal, car s’il agit sur le cours des choses, il sera lui-même dans la non-vérité, et par conséquent dénué de liberté2. dévoiler) ; die Entborgenheit (le caractère d'être dévoilé). Plus loin on trouve aussi : die Verbergung (la dissimulation) et die Verborgenheit (l'obnubilation)… In : Questions I - II, p. 170-175. 1 - Martin Heidegger: Questions I - II, p. 175. 2 - Ibid. p. 175-177. 195 Ce n’est pas une déchéance que de modifier les choses en les influençant. Au contraire, l’homme doué de sentiment s’adonne au plaisir de découvrir autrement l’étant, un comportement ouvert que Heidegger appelle de « relation de liberté », fondé sur un accord affectif qui libère l’étant. Le philosophe élève cette relation entre l’homme et la chose à un niveau spirituel, en utilisant même le terme de « révélation », où l'étant révélé à l’homme, peut s'affirmer de manière essentielle1. Heidegger fait référence à des termes qui expriment le refus de dévoilement ou la nonvérité comme la dissimulation ou l’obnubilation. Le désir de dévoiler vient en effet de ce qui est voilé à la base, il se fonde sur le désir de l’homme de contrecarrer toutes les formes de non-vérité qui sont de fait, plus anciennes que le laisser-être lui-même2. En tant qu'il existe, le Dasein constitue déjà un premier mystère. Il est dans un état de non-dévoilement, de non-vérité et de non-essence. Sa vie est un mystère, une énigme dans le non-éclairci, l'indécis et le douteux. Mais même tourné vers le quotidien, son état va le conduire au désir de dévoilement, de découverte, de révélation, car la nonessence est liée à l'essence qui fait qu’il ne reste jamais dans l'indifférente pour toujours. Certes, la doxa et l’opinion commune veulent le maintenir dans le quotidien et le refus de voir clair, mais il finit toujours par aller vers le questionnement. Dans son premier état, l’homme ne cherche pas le sens profond de son existence, il ignore même qu’il peut avoir un mystère. C’est un état d’errance ordinaire qui fait partie de sa constitution intime en tant qu’être-jeté, car il est toujours déjà dans l'errance où il se meut. Et toute action de connaissance sera pour lui une tentative de dépasser cet état d’errance auquel il est abandonné en tant qu’homme historique, comme un espace de jeu où son existence insistante s'oublie elle-même. L’expression comportementale de l’errance est l’erreur qui s’exprime par les méprises, les bévues et les mécomptes les plus ordinaires, jusqu'aux égarements, attitudes et décisions essentielles chez l’homme quand il juge mal ou quand il connait les choses de façon superficielle. C’est, selon Heidegger, une situation ordinaire, normale et inévitable dans la vie, car l'humanité se meut dans l’errance jusqu’à parvenir à une composante essentielle de l'ouverture du Dasein. C’est une errance nécessaire qui 1 - Ibid. p. 180. 2 - Ibid. p. 182. 196 contribue à faire naître la possibilité de reconnaître le mystère. Mais l’homme peut parfois succomber pas à la menace de l’ignorance qui est plus simple à vivre, il risque alors de vouloir ne pas sortir de la facilité de l’errance. Pa railleurs, la dissimulation, l'obnubilation et l'errance appartiennent à l'essence originaire de la vérité dont découle la liberté. Ils s’inscrivent, comme le dévoilement de l’étant dans son le projet de vie de l’homme. Heidegger appelle ce moment de passer de l’errance à l’essence de la vérité l’ouvert car c’est un moment qui ouvre l’homme à l’accomplissement du laisser-être de la découverte de la vérité, quand l'acceptation résolue du mystère commence à s'accomplir au sein de l'errance aperçue, comme telle1. D’après Heidegger, le fait que la question de l'essence de la vérité se pose dans son originalité radicale, quand l’homme parvient au dévoilement où s'imbrique l'essence de la vérité et la vérité de l'essence qui se dévoile aussi, arrive à la question de l’être. Elle n’a pas changé depuis Platon, celle-là même qu’il renvoyait au monde des idées. Elle s’est développée avec la pensée humaine, à travers l’histoire, au-delà des impacts de la métaphysique. Cette pensée où se fait la libération de l'homme qui fonde l'histoire et lui permet d’accéder à la parole. C’est en elle qu’on trouve le début de la philosophie et de la domination expresse du sens commun. Ce qui donne à l’homme cette possibilité extraordinaire de dévoiler les choses et d’aller à la découverte de l’être de l’étant. Questionner le sens commun afin de parvenir à l’interrogation philosophique est pour Heidegger une vraie agression qui recherche l'évidence, en attendant le Dasein. La question existe depuis l’allégorie de la caverne de Platon, elle montre comment l’homme peut accéder à la connaissance et la difficulté de la transmettre. Mais Platon ne dit pas ce qui incite l’humain à la connaissance, est-ce la motivation d’une cause interne ou le contact avec le monde extérieur, alors que Socrate place simplement cette cause à l’intérieur de l’homme dans une mémoire oubliée. Kant, lui, va soupçonner une détresse intérieure de la pensée qui pousse l’homme à la recherche d’une explication dans le monde extérieur : « Nous voyons ici la philosophie placée dans une situation critique : il faut qu'elle trouve une position ferme sans avoir, ni dans le ciel ni sur terre, de point d'attache ou de point d'appui. Il faut que la philosophie manifeste sa pureté, en se faisant la gardienne de ses propres lois2». Mais même s’il sort la connaissance de l’intérieur de 1 - Ibid. p. 189. 2 - Emmanuel Kant : Fondement de la métaphysique des mœurs ; p. 1 45, in : Questions I - II, p. 190. 197 l’homme au monde extérieur, le regard kantien reste tout aussi teinté de métaphysique. C’est Marx qui va libérer l’humain, le fondre dans son action en lui donnant la capacité ou la possibilité de changer le monde. L'essence première et fondamentale de la vérité se rapproche enfin de l’essence de l’homme tout comme l'interrogation philosophique se pose en sa gardienne. Sous le concept d'essence, la philosophie pense l'Être en reconnaissant comme fondement le laisser-être de l’étant situant d'emblée l'origine de l'essence de ce fondement dans l’homme dont l'errance se dissimule ou se dépasse. II. Penser et agir Dans ce rapport à la vérité, Heidegger s’interroge sur le sens du « penser » et de « l’agir », pour approcher au mieux l’étant. On l’a vu, il a refusé de construire sa pensée sur des doctrines toutes faites, il a donc balisé son propre chemin et s’engage à démontrer l’évolution naturelle du fait de « penser » qui est pour l’homme une faculté commune et ordinaire. L’homme pense. C’est ce qui le rend différent des autres étants. Quand on dit «Je pense à quelque chose», on ne fait qu’acquiescer une évidence. Pascal s’est attardé sur la question pour nous offrir un chef-d’œuvre nommé Pensées. Mais Heidegger remet cela en question en en faisant un questionnement et non une doctrine, car l’acte de penser questionne l’être de l’homme en même temps que l’être de la pensée pour parvenir à l’être lui-même. «Que veut dire penser ?», « Qu’appelle-t-on penser ? », «Qu’est-ce qui nous appelle à penser?» Des questions, la plus part étant des titres de conférences de Heidegger qui cherche à comprendre ce qui est fondamental dans l’homme, à savoir « l’acte de penser ». Il fait le diagnostic de la pensée issue de la tradition philosophique, voulant peut-être dépasser cet acte ainsi défini vers une problématique d’existence qui interroge : est-ce que l’homme pense vraiment ? Dans ces questions, il introduit aussi des éléments secondaires où se concentrent des thèmes tels que « l’autre pensée », la « pensée logique » héritée de la métaphysique ou « la pensée poétique » et ses résonances chez les Grecs. 198 Pour l’histoire, « Que veut dire penser? » est le titre d’un chapitre dans Essais et conférences, d’abord paru en 1954 et traduit en français en 1958. «Qu’appelle-t-on penser ?» est le titre d’un livre tardif paru seulement en 1967. Devant cette importance allouée au thème de la pensée, il est plus que nécessaire de l’interroger sur ce qui lui semble important dans le sujet. Dans la conférence Was heisst Denken ? qui a été plusieurs fois présentée, il trace un cheminement pour approcher la pensée et l’être, l’essence de l’homme, en passant par la pensée poétique pour parvenir à la présence. « Qu’appelle-t-on penser ? » qui comporte plusieurs indices sur sa pensée1, il explique qu’il existe quatre modes d’interprétations qui permettent de comprendre cette question. Que signifie penser? Que signifie penser dans la doctrine traditionnelle? Quelles conditions doivent être réunies pour que nous puissions penser de manière adéquate? Qu’est-ce qui nous appelle à penser? Ces questions forment une unité, mais la quatrième regroupe les trois autres car elle fait référence à l’interpellation de l’homme et permet de comprendre l’acte de penser comme une initiative humaine. Dans Was heisst Denken ? Heidegger entreprend d’abord d’expliquer le mot Heissen (appeler) dans un sens particulier qu’il lui donne pour l’occasion. Il le rapproche de l’idée de chemin, d’invitation et même de commandement dans le sens de commander ou de prier quelqu’un de faire quelque chose. Il veut ainsi mettre en lumière ce qui nous incite à penser, ce qui nous interpelle, ce qui nous donne vraiment l’envie ou le besoin de penser, il s’agit de penser sur « le Penser » lui-même. L’homme est le seul étant qui pense réellement. Il est vivant, doué de raison et c’est dans sa pensée que la ratio se déploie. Mais peut-il vraiment penser quand il veut ? D’après Heidegger, l’acte de penser chez l’homme dépend de ses possibilités, qui sont tributaires de ses capacités et de ses environnements. Etre capable signifie «admettre quelque chose selon son être et veiller sur cette admission2». A partir de là, il plonge dans une foule de mots, à la recherche du sens profond de « penser ». Il utilise d’abord vermögen (être capable) qui est lexicalement très proche du terme mögen qui veut dire « ce que nous désirons » ou « ce que nous laissons venir », dans la forme « laisser être ». Ce qui veut dire que la parole vient à l’homme, le tient et 1 - Martin Heidegger : Qu’appelle-t-on penser ? Trad. Aloys Becker et Gérard Granel, Paris : PUF, 1967, p. 127-131. 2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 151. 199 le fait entrer dans l’être. Il s’arrête sur « le tient » ou halten qui est proche de hüten (garder). Quand on tient à quelque chose, on veille sur lui et on veut le garder. Dans ce sens, nous voulons garder en mémoire la parole. Et c’est justement dans la mémoire que se rassemble la pensée1. Au début de la conférence « Qu’appelle-t-on penser ? », Heidegger propose la notion de das Bedenkliche, c’est-à-dire « ce qui donne à penser », dans une tournure suggestive qui exprime plutôt une inquiétude. Il veut probablement vouloir dire que la pensée ne se pense pas elle-même, comme un débit continu. Il y a une inquiétude qui interroge l’homme et attire son attention, en réponse à cette interrogation relative à un thème particulier, le « penser » se déploie et s’actionne dans l’homme. Donc, seul ce qui l’inquiète et l’interroge le mène à penser. A la fin de la conférence, Heidegger indique : «La philosophie procède comme s’il n’y avait aucune question à poser2.» Par une telle déclaration, il veut inciter encore l’homme à penser, l’interpellant à réveiller la question de la pensée, ou mieux encore, le pousser vers ce qui n’est pas encore pensé, la pensée impensée, car derrière la pensée se profile l’être, lui-même impensé. Depuis Sein und Zeit, la question de l’être est revenue à la pensée comme une question fondamentale récurrente, parce que l’homme est le seul à comprendre l’être, cet étant particulier dont l’essence même est marquée par cette compréhension. La relation intime entre l’être humain et l’être en général veut dire la question de l’être concerne l’être de l’homme. Mais « concerner » ne signifie pas « penser vraiment », car nous l’avons vu dans la question de la technique, que l’homme a atteint le «point critique» où il ne pense plus, ou pas encore ou pas assez. D’ailleurs, depuis des siècles, l’homme a déjà trop agi et trop peu pensé3. Certes, il pense à une chose quand il l’aime. Mais ceci est insuffisant, parce cette situation le met dans un rapport de sentiment avec la chose, ce qui peut jouer sur ce qu’est la chose elle-même. Or, il est fondamental de penser la chose en soi indépendamment de son attirance. Il faut apprendre à penser la chose à considérer pour penser toute chose pareillement. 1 - Ibid. p. 152- 153. 2 - Ibid. p. 168. 3 - Ibid. p. 153. 200 La déclaration que « l’homme ne pense pas encore », à l’instar de la déclaration « la science ne pense pas », est considérée comme une offense à la philosophie, alors que le philosophe suscite un grand intérêt à tout. Mais «intéresser» n’est pas « penser ». Heidegger propose de prendre ce terme particulier dans sa forme composée, interesse qui suppose « être entre et parmi les choses », se tenir au milieu des choses et y rester, sans faillir. La question serait : « Est-ce que, en philosophie, le fait de montrer de l’intérêt à tout en s’informant de toute chose, suffit à dire que l’homme pense ? » Il se peut que s’occuper de la philosophie, c'est-à-dire «philosopher», lui donne seulement l’illusion qu’il pense. Mais prétendre qu’il ne pense pas est aussi un jugement grave. Comment parvenir alors à la conviction que l’homme pense vraiment ? C’est la question récurrente. Pour avancer sur son chemin, Heidegger continue, à travers ce monologue de questions souvent sans réponse, à s’interroger sur ce que penser veut dire. Il passe en revue le sens de ce que nous affirmons tous les jours, les preuves utilisées dans le discours ordinaires mais aussi le discours scientifique et la notion de science elle-même. Dans une conférence sur « Ce que penser veut dire ? », il profite pour répondre aux critiques adressées à l’expression « la science ne pense pas » et distingue définitivement ce qui sépare le philosophe de l’homme de science en expliquant que « ne pas penser » n’est pas une faille pour la science, c’est juste que sa démarche et ses moyens auxiliaires qui lui permettent de s’établir dans les domaines de recherche auxquels elle a accès 1 sont déjà pensés par le penseur ou le philosophe, la science et la technique ne peuvent rien sans eux. Il ne s’agit pas de plus ou de moins d’effort de réflexion, car la différence entre les deux n’est pas de niveau mais de nature, la pensée scientifique relève d’une pensée de type conceptuel et la philosophie d’une pensée de type originaire. Il y a entre la science et la technique d’une part et la philosophie et la pensée d’autre part un rapport qui devient authentique et fécond lorsque cette relation devient visible et reconnue, et lorsqu’il apparaîtra qu’on ne peut jeter sur ce rapport un pont2. La science démontre et déduit des opérations appropriées sur la chose rendue visible par la pensée, alors que la pensée montre la chose manifeste et attire l’attention sur elle. Dans les faits, ce qui est appelé « pensée conceptuelle » n’est pas du tout une pensée, c’est pour ça qu’il n’est pas 1 - Ibid. p. 157. 2 - Ibid. 201 question de construire un pont entre science et pensée, pour passer de l’originaire au conceptuel, il ne peut s’agir que d’un saut. Dans L’origine de l’œuvre d’art, Heidegger nous livre quelques indices en disant que « par moment, nous avons le sentiment que depuis longtemps on a fait violence aux choses dans leur intimité, et que la pensée y est pour quelque chose 1 ». L’expression « faire violence aux choses » ou le concept Begriff veut dire qu’il y a une emprise sur les choses qui les empêche de s’épanouir selon leur mode propre. Il propose de laisser ce qui se montre apparaître simplement dans la non-occultation2. Il fait encore référence à Seinlassen, le « laisser-être », pour montrer que la philosophie laisse les choses se montrer de la manière qui leur convient le mieux, alors que la science leur impose d’emblée un cadre théorique, une méthode d’approche et une expérimentation. Mais il exprime son pessimisme face au monde actuel, en disant qu’à notre époque critique, nous ne pensons pas encore, non parce que l’homme ne se tourne pas suffisamment vers ce qu’il faut penser, mais parce que ce qu’il faut penser se détourne de lui. L’homme peine à rendre visible ce qu’il pense parce que celui-ci se dérobe, se retient et se réserve 3 . Ce témoignage fond la philosophie dans la science à vouloir tout rendre visible, dans ce cas l’essentiel reste caché, se préserve devant la rationalité de l’homme. Ce qui est préservé est tout de même présent, permanent, se dérobe sans disparaître. Par ces termes, Heidegger exprime comment la chose se refuse au regard et se soustrait à l’homme. Ce qui l’affecte, l’isole et le détourne de ce qui le concerne. Il faut dire cependant que ce qui se dérobe et semble ainsi absent l’attire et l’entraîne. Il s’agit là de toutes questions restées sans réponses. Heidegger procède à un mouvement de va-et-vient entre ce qui attire et ce qui se retire, ce qui se montre et ce qui se démontre, ce qui se voile et ce qui se dévoile, pour expliquer un jeu d’intérêt entre l’homme et les choses. Si bien que si l’homme est ce qu’il est, c'est-à-dire en fin de compte un penseur, réel ou en projet, c’est surtout parce qu’il court derrière ce qui se dérobe pour le montrer. Cela signifie que le jeu de la pensée va dans le sens d’indiquer ce qui est présent mais pas manifeste. Il est juste là, quelque part, il faut savoir le chercher. Par un acte indicateur qui représente l’essence de 1 - Martin Heidegger : L’origine de l’œuvre d’art, in : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 23. 2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 158. 3 - Ibid. 202 l’homme qui montre, qui manifeste et qui rend visible la chose, il y a l’acte de penser, transcendant l’acte de la science qui a besoin de ce que la pensée a manifesté et rendu visible, pour qu’elle- la science- soit possible. Dans l’acte de penser, l’homme, signe de la pensée, se montre et se rend compréhensible. Mais comme ce qui se montre se dérobe aussi, le signe risque fort de paraitre alors vide de sens. Hölderlin disait : Nous sommes un signe vide de sens, Insensibles et loin de la patrie, Nous avons presque perdu la parole. 1 S’il oublie l’être et omet de se poser la question sur l’essence de l’être, l’homme se vide de sens. Pour Hölderlin, se vider de l’être correspond à la perte de parole, dans ce cas l’homme a oublié l’être et a même oublié qu’il a oublié. Il perd de vue le fait que la pensée est à l’être, car la chose à considérer s’est montrée à l’être de l’homme et s’est dérobée ensuite, elle devient invisible tant elle est évidente. Pour Hölderlin, « l’homme est un signe, vide de sens », s’il n’y a rien à en dire, tant il est supposé être connu. Il le montre ainsi comme un étant particulier qui s’est tourné vers la chose qui est lui-même, ne voit rien, ne se comprend pas, et ne se donne aucun sens. Pour bien comprendre ce que veut dire «penser en propre», il faut comprendre la pensée telle qu’elle est aujourd’hui et faire un constat ou un point de situation sur ce qui a été fait et ce qui est encore à faire. La citation d’Hölderlin explique la situation de l’humain et son destin. L’homme moderne participe à une pensée métaphysique ou une pensée logique où l’être est totalement oublié, une pensée traditionnelle où seul l’étant est. C’est une pensée dérivée où l’homme pense certes mais pas en mode propre2. Pour mettre en évidence le poème d’Hölderlin et faire le lien avec la question de la pensée, Heidegger fait appel au mythe de Mnémosyne3, fiancée de Zeus, fille du ciel et de la terre. Mnémosyne signifie « mémoire », ce qui se déclare comme étant et ayant été. C’est le souvenir tourné vers ce qu’il faut penser. 1 - Ibid. p. 160. 2 - Ibid. p. 165-169. 3 - Fille de Gaia et d'Ouranos, Mnémosyne est la déesse de la mémoire. Elle passe pour avoir inventé les mots et le langage. C'est elle qui a donné un nom à chaque chose rendant ainsi possible la possibilité de s'exprimer. Elle est aussi parfois présentée comme une ancienne Muse de la Musique. 203 Le rapport à la mémoire explique l’intervention de Hölderlin, quand Heidegger a fait appel à la « poésie » pour la rapprocher de la « pensée ». Le poète et le penseur peuvent dire la même chose mais de manières différentes1.» La pensée poétique est une pensée mémoire, mais la notion de mémoire n’est pas utilisée ici comme la faculté psychologique habituelle. Le mot allemand pour dire «mémoire» est Gedächtnis, qu’il faut décomposer en Ge-dächt-nis. Le préfixe Ge indique le rassemblement (comme dans Gestell) et dächt est une forme de denken qui signifie « penser ». La « Mémoire » est donc bien le «rassemblement de la pensée2», ce rassemblement abrite auprès de lui et cache en lui ce à quoi il faut toujours préalablement penser, regroupant tout ce qui est3». La mémoire, de par son être, est originelle, elle concentre en elle, elle garde ce qui mérite le plus d’être pensé comme une parole ancienne imprégnée de sagesse. Mais ceci a été oublié. C’est pourquoi, la poésie est une pensée entendue comme mémoire. Quand Hölderlin dit que nous sommes un signe vide de sens, il interroge l’homme sur ce qu’il est réellement, entre l’individu d’aujourd’hui et l’humain qui dure depuis longtemps et pour longtemps encore, pour une durée que nul ne peut compter. Ce qui donne l’interrogation suivante : est-ce que cela veut dire que l’homme ne pense pas encore ou est-ce que cela veut dire qu’il est insensible au fait qu’il ne pense pas? Pour expérimenter « le penser » dans son essence, soit dans « l’accomplir », il faut d’abord se libérer de l’interprétation technique de la pensée qui règne depuis Platon et Aristote. Dans l’antiquité, la pensée avait une valeur intrinsèque, c’était un processus de réflexion au service du «faire» et du «produire». Mais avec le développement, «faire» et «agir» sont passés sous la maîtrise des sciences théoriques et de la technique, et la philosophie se trouve dans la nécessité de justifier son existence devant les sciences par l’interprétation de ses deux actes « faire » et « agir ». Certains tentent même de définir à la philosophie un cadre à dimensions scientifiques pour, disent-ils, l’élever au rang de 1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 163. 2 - Ibid. p. 161. 3 - Ibid. 204 «science» et lui donner plus de considération. Ce qui a mené à une crise consistant à abandonner l’être au profit de la technicité et de la logique1. Dans l’hommage rendu au psychiatre Ludwig Binswanger, son contemporain, Heidegger commence par faire le bilan des sciences et leur rapport à la philosophie: la philosophie se décompose en sciences indépendantes : logistique, sémantique, psychologie, sociologie, anthropologie, politologie, poétologie, technologie... Cette décomposition (dé-composition) s’entend comme l’émergence d’une unité qui finit par une séparation en éléments distincts, il fallait les libérer et les délier de leur origine pour « mieux avancer », empruntant autre processus de cohérence. S’interrogeant sur le contenu de la philosophie, en repartant aux sources, Heidegger explique la cause de l’étonnement, la recherche du sens, la question de l’être et la rencontre de l’étant que les philosophes grecs ont éprouvé comme l’étant présent, voyant en lui «la présence même». Il regroupe ainsi le passage de la présence à l’absence, du surgir au disparaître, du naître au passer… tant d’alternances qu’il appelle «mouvement». Bien sûr, au cours de l’histoire, le sens et l’expérience de la présence-même se verront modifiés, c’est ce qui s’appellera le subjectum romain, et que Descartes reconnaîtra dans l’ego cogito. En fait, le passage de «penser l’être» à «penser l’étant» s’est déroulé dans la méconnaissance, lorsque le «je» de l’humain va se revendiquer comme «sujet» (objet d’étude) de la philosophie et le sujet devient ainsi objet. Heidegger explique comment le confort de l’homme l’emporte sur son humanité et pour améliorer ses condition il accepte de devenir un simple étant parmi les autres et cesse d’être au cœur de la pensée. Dans un souci de confort humain, la science travaille sur le détail des sujets, y compris l’homme, poussant toujours plus loin la spécialisation. Les résultats des sciences sont, en fonction de leurs propriétés et des besoins de l’homme moderne, visibles, palpables, constituables et livrables. C’est ce rapport que la société industrielle établira avec les étants, dans une civilisation technique désormais mondiale. La société industrielle, aux exigences multiples, va retracer le schéma sujet-objet en transposant le pôle de domination qui ne sera ni dans l’objet (nature ou matière) ni dans 1 - Martin Heidegger : L’affaire de la pensée (pour aborder la question de sa détermination), Trad. Alexandre Schild, Mauvezin : T.E.R, 1990 (ce texte est tiré d’un discours que Heidegger a prononcé en 1965 dans une cérémonie en l’honneur de Ludwig Binswanger. Ce discours a été particulièrement ressenti par son auditoire comme une quête mystique où Heidegger, censé rendre un hommage, ne fait que suivre son propre chemin de pensée. 205 le sujet (l’homme) mais dans la technique qui est au-delà de la matière et de la volonté humaine, car contrairement à l’apparence qu’elle donne de tenir par soi-même, la société industrielle se trouve soumise à la puissance de la technique 1. Les sciences sont aussi dans le même état de soumission puisqu’elles travaillent sur des questions qui répondent à ces besoins techniques et non plus simplement humains. Elles ont perdu leur état d’autonomie et sont soumises à la société de consommation2. Heidegger explique que cette modification influe sur le mode de penser de la philosophie et dans ses textes se ressent ce qui est modifié en elle. Ainsi, la pensée est vouée à suivre le changement non à le décider. Lui-même en est la preuve : il parle de la centrale électrique et des voitures. Son discours est différent du discours cartésien qui est lui-même radicalement différent du discours platonicien. Il dit d’ailleurs que «personne ne peut dire si d’autres modifications radicales ne se préparent pas encore. Nous ne connaissons pas l’avenir. Seulement, le regard au cœur du présent suffit, car il ne fait pas que décrire l’état du monde et la situation de l’homme, il est attentif à la forme de la présence-même de l’homme et des choses, et à la relation de la présence de l’homme aux choses3.» Certes, le développement laisse croire que l’homme est maître de la technique, alors qu’il n’est en vérité que le serviteur de cette puissance qui domine la production. « Cette puissance provocante marque l’homme, qui est mis en demeure et mis en usage, jusqu’à le faire ressortir comme celui qui est le mortel4 ». Les apparences nous font croire que l’homme décide et qui profite du développement alors qu’en réalité la puissance qui règne dans la présence-même de l’étant-présent l’utilise et à son détriment. Dans L’affaire de la pensée, Heidegger explique que la manifestation d’un étant en mouvement aux multiples facettes indique la fin de la pensée philosophique. Mais insistant sur le fait de penser différemment, il donne au terme « fin » le sens de changement de nature. Il s’agit d’une fin à double sens : elle signifie d’une part l’aboutissement d’une pensée et d’autre part le changement qui apporte en lui des 1 - Heidegger utilise le terme « bestellbar/bestellen » qu’on traduit difficilement par « commissible », dans le sens « commis de » ou « réservé à » perdant ainsi son libre arbitre. 2 - La cybernétique est une science de systèmes intégrés autorégulés dans leur comportement global et leur interaction. 3 - Martin Heidegger : L’affaire de la pensée, p. 21. 4 - Ibid. p. 22. 206 thèmes encore impensés qui se soustraient à la philosophie et qui exigent un autre mode de penser. En réalité, bien des penseurs se sont interrogés à ce sujet depuis les Grecs: jusqu’à quel point des déterminations comme l’égalité, l’altérité, la mêmeté, le mouvement, qui ressortent de la présence-même de l’étant-présent, peuvent-elles encore être pensées comme des cellules idéelles ? D’après Heidegger, la séparation des sciences et de la philosophie est plus pour la dernière une libération et un accomplissement que pour la première. Pour expliquer le sens de sa pensée, il rapproche les termes das Lichte qui dérive de Lichtung (lumineux) de Lichten (libérer en dégageant, en allégeant…) La présence-même est vouée à être libérée par une évolution qui éclaire son chemin. Sur ses chemins de campagne, Heidegger a l’habitude de métaphores et d’images tirées de l’univers de la nature, comme l’arbre en fleur ou la forêt. Il fait appel à la lumière, Lichtung qui n’est ni un étant présent ni la présence-même ou une de ses propriétés. Seul, ce qui est propre à l’espace et au temps, et à leur rapport à la présence même en tant que telle, peut être déterminé. Or, la lumière enveloppe l’espace mais ne lui est pas soumise comme elle n’appartient pas à un temps dans le temps. Le Dasein aussi est Lichtung, même si l’analytique du Dasein ne parvient pas encore à ce qui est le propre de Lichtung ni au domaine auquel elle appartient. Il faut signaler cependant que cette nécessaire modification de la pensée à laquelle Heidegger fait référence qui suppose la fin de la philosophie ne rabaisse nullement cette dernière, elle la conserve comme une pensée autre qui s’élève au-dessus. Il ne s’agit pas ici d’abandonner la philosophie au compte de la pensée positive, car dans ce cas un péril menace aussi les sciences dans leur organisation. La philosophie sera toujours présente par le dialogue de l’exigence du retour aux choses-mêmes, afin de comprendre les choses auxquelles la science a affaire et de déployer suffisamment la question de la détermination de l’affaire de la pensée. Seule la poésie peut garantir ce déploiement et sauver la philosophie. Il explique, à la fin de L’origine de l’œuvre d’art, que «tout art est poème» et que l’art est une mise en œuvre de la vérité entendue comme alèthéia. Le poème est une ouverture qui tend vers la vérité. « Il est la fable de la mise au jour de l’étant1 ». Il ajoute que « la langue elle1 - Martin Heidegger : « L’origine de l’œuvre d’art », in : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 82. 207 même est un poème au sens essentiel 1 ». Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle langue. Il faut avoir une juste notion de la langue2. De la même manière que pour la pensée, l’auteur veut parler ici d’un langage moins conceptuel, qui impose le moins possible de préconçus aux étants, car l’humain pense par le langage. La langue est un poème et comme le poème, elle est une mise en œuvre de la vérité qui ouvre une clairière dans les chemins boisés. Ainsi, la pensée poétique, ou le poème, est vérité3. En somme, la pensée poétique vit dans la proximité de l’être, elle est proche de la pensée originaire issue de la pensée grecque, elle est mémoire et poème, dépourvue de préjugés métaphysiques et n’impose pas à l’étant une re-présentation. Heidegger trace alors, en plus du poème, un autre chemin qui mène à la pensée mais différemment. A partir du moment où l’être est présence, il doit être repensé de façon originelle, comme Ereignis (avènement et événement) et comme dispensation dans l’histoire. Il doit être interprété de différentes façons selon les époques, en rapport avec le destin de l’homme, notamment en Occident. Dans Sein und Zeit, l’être comme présence est rendu possible grâce au temps : « le temps passant constamment, il demeure en tant que temps ». Demeurer signifie ne pas s’évanouir, avancer vers l’être, c’est-à-dire vers la présence, Anwesen 4 . Il ajoute : «Aussi longtemps que nous ne considérons pas en quoi l’être de l’étant repose, il apparaît comme présence5» ; donc nous ne pensons pas encore, c’est-à-dire que nous ne pensons pas l’être dans son origine avec le temps. Ce lien ontologique fondamental entre homme, penser et être, impose à Heidegger la nécessité de repartir vers l’Ereignis pour considérer la possibilité de penser. La pensée est indissociable de l’être historique en tant qu’envoi destinal, car « penser » se développe chez l’homme au fur et à mesure qu’il se construit son destin et sa vie. Ce qui amène le lecteur sur un chemin méditatif jusqu’à l’impensé, jusqu’à l’Ereignis qui est la clé de la pensée et la condition qui porte à penser. 1 -Ibid. 2 - Ibid. p. 84. 3 - Ibid. 4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 15. 5 - Martin Heidegger : Que veut dire penser ? p. 169. 208 Si on veut éviter le non-pensé qui se cache et ne cesse de se répéter et de proliférer à l'ombre de la pensée, il est peut-être nécessaire que l’homme trouve un autre mode d’approche car il y a le risque : que la pensée à venir ne sera plus philosophique1... III. Le langage et la pensée De la pensée au langage, le pas est vite franchi puisqu’il en est l’expression. Le langage est une caractéristique humaine, le langage en soi, le langage comme logos, comme parole, comme parler… Très tôt, en 1937, au troisième centenaire du Discours de la méthode 2 , Heidegger prépare pour une intervention sur « le parler des peuples », cherchant des pistes de débat entre communautés et analysant les parlers des Français et des Allemands dans une conférence sous le titre de Wage zur Aussprache3. Il ne sera pas présent à l’événement, mais il continuera de consacrer à ce sujet plusieurs conférences et lui réservera des plages importantes dans différents ouvrages, ainsi qu’un livre sur l’Acheminement vers la parole et un autre sur Hölderlin, on trouve aussi des passages à d’autres emplacements comme dans Nietzsche en référence à Zarathoustra. Il aborde le logos, la poésie, le poème, les poètes qui sont par excellence les porte-paroles de la pensée de l’homme. Pour lui, la parole a sa place au plus proche et au plus profond de l’être humain. Mais il n’y a pas que Heidegger qui s’est interrogé sur la question, le langage chez l’homme intrigue et a fait couler beaucoup d’encre, depuis le logos grec de l’Antiquité au langage informatique du notre temps. On peut citer, à titre d’exemple, Michel Foucault dans Les Mots et les choses, John Langshaw Austin : Quand dire c'est faire, Georges Gusdorf : La parole, Jean-Marie Humbert : Aux origines des langues et du langage, et bien sûr Pierre Bourdieu : Ce que parler veut dire. 1 - Martin Heidegger : « Lettre sur l’humanisme », in : Questions III / IV, p. 125-126. 2 - Heidegger qui attendait avec impatience cet événement a fini par décliner l’invitation, mais l’article qu’il prévoyait de présenter a été discrètement publié dans Jahrbuch der Stadt Freiburg. 3 - Etudes Sur Descartes : « Troisième centenaire du Discours de la méthode », sous la direction d’Armand Colin, 1937, p. 12. 209 Après avoir fait le tour de la philosophie et interrogé les maîtres de la pensée à travers l’histoire, et avec eux les méthodes et les courants, Heidegger constate qu’il n’a toujours pas trouvé un accès fiable à la définition de l'être, étant donné les changements récurrents qui s’opèrent dans la pensée en fonction du développement humain. Il consent alors à passer par le langage, parce qu’il est maniable et accompagne l’homme dans son évolution, ses changements et ses expériences. De ce fait, l’être aussi ne peut être figé dans une définition, il est le miroir de ce que l’homme vit, ressent, exprime, adopte ou rejette et évolue en fonction de l’évolution des individus. Le langage s’exprime dans l’ensemble de ces expériences, en continuant à évoluer par leur évolution sans pour autant en être la somme à un moment arrêté de l’histoire. Pour synthétiser cette relation active transversale entre l’homme et le langage au sein de l’être, Heidegger dit: « Le langage est la maison de l’être, dans son abri habite l’homme, les penseurs et les poètes veillent sur cet abri, leur veille est l’accomplissement de la révélabilité de l’être1». La terminologie autour de la langue, le langage et la parole est multiple. Certes, la langue ne se traduit pas, car elle porte toute l’histoire singulière et consacrée du peuple qui la parle, mais Heidegger transcende cette singularité pour l’investir d’une dimension universelle. Il définit le parler comme une possibilité existentiale, et « l’entendre » comme une autre possibilité existentiale qui appartient au parler lui-même, là où se manifeste la connexion du parler avec le comprendre et la compréhensivité2 ». Par la langue, le domaine de la pensée devient évident. Dans sa définition de la langue3, Heidegger aborde l’universalité, l’unidimensionnalité et la structuration. Il parle de la grammaire de certaines langues caractérisées par la double possibilité de la phrase nominale et de la phrase verbale, ou encore une troisième catégorie de la phrase à verbe être où «être» se réduit à un simple signe, un terme. Mais comment réduire «être» à un simple signe alors qu’il est le verbe de l’existence ? C’est 1 - Martin Heidegger : Essais et conférences : p. 224. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 211. 3 - Le langage est un moyen de communication et mode linguistique. La langue est un système de signes linguistiques vocaux, graphiques ou gestuels qui appartient à un groupe social, permettant des échanges entre des individus. On parle de langue naturelle, une évolution historique et de langue construite ou artificielle, qui résulte d'une création normative consciente comme l’Espéranto. La parole est la faculté que seul l’homme possède qui lui permet d’exprimer des phrases avec un sens et une grammaire spécifique. 210 le mystère de la langue grecque où l’être est disparate ; et Aristote corrobore cela en disant : « par lui-même, il n’est à la vérité rien du tout, mais il signifie au-delà de lui une certaine synthèse1». A l’instar d’autres penseurs, Heidegger distingue entre la capacité de parler et le langage en tant qu’expression culturelle appartenant à un peuple précis. Une langue est vivante tant qu’elle est utilisée oralement, permettant son évolution spontanée. Mais elle peut aussi mourir si ses utilisateurs cessent de faire appel à elle pour s’exprimer. Celle-ci peut cependant continuer à servir certains domaines comme c’est le cas du latin ou du grec ancien. Les problèmes philosophiques posés par le langage faisaient déjà l'objet d'analyses chez Platon et Aristote. Ontologie, métaphysique et philosophie du langage sont en effet liées depuis Parménide. Mais la question de l’origine et de l’immuabilité du langage a surtout pris du sens, du poids et de la valeur dans la pensée médiévale lorsqu’il fallait s’interroger sur la langue par laquelle le divin s’exprime, et elle sera reposée autrement dans les temps modernes, aussi bien dans la pensée anglo-saxonne que continentale. Au vingtième siècle, le problème de la langue et du langage prend de l’ampleur, notamment chez Husserl ou encore Derrida. Mais toutes les spécialités relatives à l’humain prennent le sujet très au sérieux comme Ferdinand de Saussure qui distingue la langue de la parole. Heidegger fait appel à l’être-au-monde à qui il affecte le parler comme articulation significative de la compréhensivité2. Il explique que la notion d’essence du langage se trouve dans chaque moment de construction de la parole. Les tentatives pour saisir l’essence du langage sont perçues à toutes les étapes de cette construction, dans l’idée, dans la forme symbolique de l’expression, dans le mode de communication comme énonciation ou l’annonce d’un vécu comme configuration de la vie. Ce qui est certain, c’est que l’homme parle, il est dans le langage, il bouge à l’intérieur. Il ne peut fonctionner sans ou par-delà. Tout est «parler», la philosophie par exemple est une expérimentation ou une forme de langage spécifique à une discipline. D’ailleurs, une des plus grandes difficultés de la philosophie contemporaine consiste justement à 1 - Georges Van Riet : Mythe et réalité, In: « Revue Philosophique de Louvain », Troisième série, n°57, 1960, p. 16. 2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 211. 211 poser la question des conditions du discours, où chercher les possibilités du langage pour dire le monde. La phénoménologie herméneutique découvre très tôt que la simple analyse de la structure logique du langage n’atteint pas le sens originaire du discours, c’est-à-dire son sens intrinsèque en tant que filiation au mode d’être de l’humain. C’est dans ces termes que la problématique du langage est exposée dans Sein und Zeit, dans le contexte de l’analytique existentiale du Dasein. Dans la Bible, le logos désigne la parole de Dieu et en vient également à désigner Dieu lui-même, comme l'illustre l’Evangile de Jean qui débute par : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. » Chez les Grecs anciens, le logos n’est pas autre chose que le « langage ». Il est l’expression du signe qui se déploie pour construire le sens de quelque chose d’autre en renvoyant la pensée vers la chose qui retient l’attention. Le signe ne ressemble pas au tout dont il représente une partie, il n’est pas son portrait1. Mais tous les signes ne sont pas porteurs de signification. Seuls ceux qui ont la propriété de signifiant sont «expression». Heidegger expose dans les moindres détails les différences et les similitudes du logos avec tous les termes qui l’entourent : l’indication, l’indice, l’expression, le signe, la signalisation, le signal, le signifiant, le mot. Pour lui, ce sont des signes particuliers qui nous rapprochent du sens du logos, sans pour autant l’englober. L’ambigüité est que le sens est toujours plus complexe que les expressions qui l’entourent, mais certains signes retiennent notre attention plus que d’autres. Husserl a essayé d’expliciter ses pensées autour des signes au contact de la chose dans le domaine de la linguistique, sans se préoccuper de ce qui l’entoure2. Alors que Hegel, à l’instar d’Humboldt 3 , éprouve dans la langue et le langage l’épiphanie même de l’esprit comme activité créatrice. C’est dire que la langue ne peut se réduire à un simple instrument de l’esprit : «Quand dans l’âme s’éveille le sentiment que la langue n’est pas un simple instrument de communication visant la compréhension réciproque, mais véritablement tout un monde que l’esprit, par le travail intérieur de sa propre force, doit 1 - Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, Edition de Minuit, Paris, 1973, p. 69. 2 - Ibid. p. 71. 3 - Friedrich Karl, Willelm, Heinrich Alexander, baron von Humboldt, plus connu sous le nom d’Alexandre de Humboldt, scientifique naturaliste allemand (1769-1859). 212 nécessairement poser entre lui-même et les objets, alors l’âme est sur le vrai chemin d’avoir toujours plus à trouver dans la langue et de mettre toujours plus en elle1». Heidegger s’intéresse à tout langage qui se greffe sur la pensée de l’être. Dans le livre de Kant, il essaie de remonter par-delà une pensée qui chemine, en analysant son langage afin de montrer que l’imagination transcendantale est la racine de la synthèse ontologique2. Ce qui permet de dévoiler l’homme, le Dasein, comme une finitude, qui comprend l’être sous forme d’un projet de temps, car le temps est le prénom de la vérité de l’être3. C’est d’ailleurs dans le livre de Kant que la première conceptualisation de la pensée heideggérienne sur le langage est engagée, même si les prémisses sont avancées dans Sein und Zeit4. Il l’annonce comme une venue en présence où convergent passé et futur afin de rencontrer l’étant. Là où Kant entrevoit le passage de l’objet à l’objectivité, Heidegger y reconnaît le dépassement de l’étant par l’être 5 . C’est le langage qui va assumer cette transition. Déjà dans Sein und Zeit, le langage est présenté comme une thématique explicite. C’est un co-existential au discours issu de l’explicitation du monde. La parole est un existential constitutif du Dasein. Celui-ci existe mais il est jeté dans un monde qui n’est pas produit par lui, un monde qu’il ne maîtrise pas et où sa liberté est en sursis, jusqu’au moment où il découvre sa capacité à expliciter le monde. Dire le monde avec des mots est la pure présentation du Dasein qui lui permet de se projeter dans l’être. La fonction du langage est d'exprimer la pensée en la manifestant et en l’extériorisant. La pensée est entendue ici dans un sens conceptuel, voire rationnel et non comme une simple expression de besoin. C’est cette forme de pensée dans sa relation au langage qui interroge le philosophe. Platon ne disait-il pas que la pensée est le dialogue de l'âme avec elle-même ! Certes, le langage par lui-même ne pense pas non plus, mais il est indispensable à la pensée et à son déploiement. S'il est vrai que le langage est 1 - Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, p. 248. 2 - Luce Fontaine de Vischer : La pensée du langage chez Heidegger, Librairie universitaire, Paris, 1965, p. 225. 3 - Martin Heidegger : Qu’est-ce que la métaphysique ? p. 17. 4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 207. 5 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 111. 213 l'expression de la pensée, il faut ajouter que la pensée est une parole intérieure. Aristote remarquait que les animaux pouvaient exprimer le plaisir ou la douleur, mais pas le juste et l'injuste. Alors que pour Descartes, seul l’homme use de langage - sous la forme de paroles articulées ou de tout autre système de signes équivalents – et est capable de formuler des idées et de les communiquer à d'autres. Ce lien privilégié entre la pensée et le langage est aussi exposé par d’autres philosophes comme Hobbes ou Rousseau pour qui le langage n'est pas simplement l'expression de la pensée, mais le point de départ et l'instrument, car penser c'est d’abord «se parler» à soi-même. A partir des années cinquante, Heidegger convient que «le langage parle» 1 . Cette détermination est une affirmation fondamentale. Mais il faut aussi penser le langage à partir de plusieurs autres dimensions qui englobent l’individu, pas en tant que sujet abstrait mais en tant que membre de différentes communautés d’échange de sens. D’après lui, l’homme est d’abord un être d’interprétation. Il interprète, exprime et explicite son existence et sa compréhension. L’homme parle, parce qu’il possède le langage, parce qu’il articule du sens et le partage avec les autres, il exprime des expressions de valeur autour du concret et de l’abstrait. Le langage se situe sur plusieurs niveaux de compréhension et de sens. D’ailleurs, la dimension publique, sociale et communicative du langage est entièrement établie chez lui depuis 1927, quand il parle du « on », du quotidien et de la publicité. Mais il-y-a aussi le langage technique, le langage scientifique, le langage mathématique, le langage métaphysique, le langage philosophique et le langage poétique qu’on pourrait interroger sur leur raison d’être. Plusieurs questions motivent la pensée majeure de Heidegger : Le langage peut-il parler par lui-même ? Peut-il être pensé à partir de lui-même ? Peut-il être détaché de la construction ontologique du Dasein et de son existence pour être rapporté à l’être ? Il est vrai que pour lui, le langage est toujours lié à la possibilité de compréhension et d’interprétation. Comme condition d'interprétation, il fait ressortir le fait d’être ouvert à la compréhension, mais c’est il y a aussi la structure herméneutique du langage, à partir de laquelle quelque chose se montre en tant que quelque chose qui était caché2. 1 - C’est une réponse à des théories de psychologie ou de linguistique, comme celle de Ferdinand de Saussure, où la relation entre la pensée et le langage se voit remplacée par la question du lien intrinsèquement motivé par le concept et la forme. Le langage humain est ainsi caractérisé par l'«arbitraire du signe», affirmant qu’il n'y a aucun lien entre le concept et la forme. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 150. 214 Il se tourne vers la construction des mots qui a toujours une influence majeure sur sa pensée, d’autant qu’il utilise beaucoup la structuration linguistique pour exprimer des idées philosophiques dans des relations composées qui sont invisibles dans une autre langue. Par exemple, il fait dériver « la phrase » de « l’interprétation », le rapport n’est clair qu’en retournant à l’allemand où la phrase ou l’énoncé se dit Aussage et l'interprétation Auslegung. Dans ce cas, la seconde donne à la première ses possibilités, car l’énoncé qui signifie aussi la valeur, la vérité ou la fausseté d’une chose ou son état, n’est pas le moment originaire du logos. Contrairement à ce qui se dit dans l’ontologie traditionnelle, ce n’est pas la proposition qui articule le sens. Dans l’ontologie fondamentale, le sens est déjà donné. Celui qui parle se trouve déjà inséré dans un cercle d’interprétation ; et c’est à partir de la conjonction entre la chose qui se montre par elle-même et l’idée d’un acquis préalable du Dasein que se forme la conception phénoménologique et herméneutique du langage1. Pour cela, le langage est pensé comme un phénomène qui, renvoyé au Dasein, s’exprime en deux évidences : soit, le Dasein pense le langage à partir de lui-même, car penser le langage à partir de soi, c’est le comprendre en tant que discours ou parole qui se présente comme un constituant fondamental de la communication et un signe de partage du sens annoncé. Il est ainsi conçu comme un instrument ou comme un manuel2; soit le Dasein pense le langage comme une expression de la possibilité de s’auto-interpréter : Utiliser le langage pour interpréter sa pensée est une façon de rattacher, nécessairement, la vérité du langage à la structure existentiale du Dasein comme être-au-monde, ce que Heidegger qualifie de pragmatique et expérimental. Le discours est la possibilité de dire ce que le Dasein veut signifier en articulant du sens et des mots. C’est donc dans le rapport entre le Dasein et le discours qu’on peut trouver le langage, car c’est en articulant du sens à partir de l'interprétation, en prenant la chose en tant que telle, en communiquant et en annonçant, que le Dasein parle, s’exprime, ratifie la structure ontologique du langage et la rend possible. Ce sont là des caractères existentiaux attachés à la constitution du Dasein. Ce qui déplace le sens traditionnel et 1 - Ibid. p. 207-208. 2 - Ibid. p. 208. 215 épistémologique de la proposition comme l’énoncé d'un sujet regardé sur la base d’une structure fixe et substantielle au langage comme un existential1. Heidegger aborde la question de la grammaire en disant qu’elle va chercher ses fondements dans la logique du logos. Mais celle-ci se fond dans l’ontologie et peut parfois porter préjudice au langage poétique. La donnée fondamentale, passée dans la linguistique postérieure et absolument décisive des catégories de significations, est orientée sur le parler comme énoncé2. Il ne va pas plus loin dans Sein und Zeit, où il a souvent exprimé le besoin, voire la nécessité de dépasser la grammaire pour saisir et sentir la vérité des choses dites, mais il n’est pas allé jusqu’à dire comment concevoir une langue sans grammaire. À la fin du chapitre trente-quatre (34) de Sein und Zeit, quand la question de l'essence du langage commence à être déterminante pour l'analytique existentiale, même si elle n’en est pas l’enjeu central, Heidegger affirme que le langage est caractérisé à partir d’une localisation dans le contexte de la structure du Dasein3. Néanmoins, le problème de la définition du langage du point de vue philosophique demeure: c’est la recherche philosophique qui doit s’interroger sur la manière d'être du langage. Une trentaine d’années plus tard, le langage revient chez Heidegger en tant qu’essence et objet philosophique, détaché cette fois du fondement ontologique du discours et de l’analyse existentiale, à partir d'une nouvelle conception d'essence qui, jusque-là, ne s'était pas présentée comme une question fondamentale. Le langage se tourne vers le sens de l’être d’une manière immédiate. Il devient, dans Lettre sur l’humanisme, le dire de l’être, sa maison, là où l’homme habite. C’est là que Heidegger modifie sa terminologie, il élève par exemple le concept de l’homme au niveau du Dasein, mais ne citera plus ce terme du coup, l’homme lui suffisant amplement. Ce qui donne le plus à penser n’est d’ailleurs pas la formulation où le mot «langage» apparaît, mais le fait que Heidegger le présente, à chaque fois, avec un sens différent et en même temps le même. Il exprime d’abord un rapport interne où il maintient l’essence du langage, qu’il présente comme ce qui unifie les hommes entre eux et distingue en même temps l’identité de chacun. 1 - Ibid. p. 209-212. 2 - Ibid. p. 211. 3 - Ibid. p. 212-213. 216 Il donne l’impression que le langage est plutôt un monologue de l’homme sur lui-même. Comment distinguer celui qui parle de ce qui «est parlé»? Il fait appel au sens du mot « chemin » (Weg) de sa propre expérience solitaire et méditative où, tout en parlant, il tente de saisir l’essence du langage et de construire le paradigme du retour à la chose elle-même. C’est la méthode qu’il développera dans ses derniers textes. Cette méthode n’a pas de chemin préétabli ou un parcours à objectif fixé d’avance. Le chemin se fait de lui-même au fur et à mesure de la marche des choses. Toute la question est de savoir s’il peut comporter le sens de la compréhension de la relation entre l’humain et le langage. La réciprocité homme-langage est une évidence, puisque l'essence de l'homme repose dans le langage. C’est en tant que parlant que l'homme est homme. D’après Heidegger, cette vision du langage de l'être est une perspective qui témoigne d’une réelle implication réciproque entre l’homme et le langage. Dans Sein und Zeit, le langage était rapporté structurellement à la compréhension et avait une fonction révélatrice du monde, alors que l'essence de l'homme consistait davantage à son être même, y compris dans son caractère d’être-au-monde. Si la marque distinctive de l'essence de l'homme est le fait d'être linguistique, il est possible de dire également que la marque de l'essence du langage est l’humanisation. Dans sa recherche de l’essence du langage, Heidegger n’a pas omis le langage commun, présent dans l’expression du « on » ou du « on-dit » et le bavardage que traduit (Rede). Il explique déjà dans Sein und Zeit qu’on peut beaucoup parler sans rien dire, comme on peut se taire dans un silence qui dit beaucoup1. Rede contient la possibilité du Gerede (bavardage), qui est étroitement lié à la possibilité d’expression propositionnelle, qui consiste à mener des discussions sans grand intérêt philosophique. Pour cela, il tend à distinguer Sage qui indique plutôt ce qui se dit de l’être, une discussion qui, par ailleurs, n’est jamais propositionnelle2 . Dans la conférence Le chemin de la parole, il utilise Sage, pour dire « discours » dans le sens de ce qui est «dit», pour s’éloigner de Rede. C’est vrai que le discours ou la parole s’enracine dans l’activité humaine de l’être-aumonde. Mais Heidegger n’ignore pas le rôle et l’importance du silence. Il s’interroge sur le mode de compréhension du silence, sans tomber dans la pure pensée intérieure. Mais s’il est possible de parler dans le mutisme, c'est que le langage est pensé comme 1 - Ibid. p. 215-216. 2 - Ibid. p. 243-244. 217 possibilité, comme anticipation de possibilité, ce qui suppose qu’une intuition interne et une élucubration mentale de la pensée sont aussi des formes de langage. Sur son chemin de l’essence du langage, l’homme rend manifeste et présent à autrui ce qu’est le langage, en tant que Sage, même à partir de pensées silencieuses. Quand on dit que le langage parle, c’est le fait de le concevoir plus proche de l’homme, en tant que celui qui appartient à la fois à sa propre essence et à l’essence du langage. Enfin, il faut dire que le langage dans l’homme investit chaque mot employé de son sens et de son essence. Chaque mot est lié à la phrase qui le porte et qui va, par sa composition plus ou moins complexe, donner un ou plusieurs sens aux mots. Ainsi en est-il de l'être et de la vie ou de la condition humaine, entre sens qui existe et sens qui s'ébauche, entre ce qui est déjà présent et voué à disparaître et ce qui demande à naître. Avec le langage, l'être se révèle, c'est dans l’être que la parole est. Ce que l’homme dit est une part de ce qu’il est. Mais les mots révèlent et masquent en même temps. L'être est à la fois vérité et illusion, ignorance et conscience de soi. La présence à soi est un appel du langage car ce n'est pas l'être en soi qui répond aux questions que la conscience se pose à elle-même, mais le langage. Le langage ramène l'être dans le domaine de ce qui se dit. 218 CONCLUSION Pour situer la pensée de Heidegger dans un contexte historique dynamique et évolutif, il était nécessaire de construire des ponts et d’établir des débats avec différentes étapes et différents penseurs et comprendre comment il les a appréhendés afin de donner un sens à l’humain. Son problème était multiple, d’abord la remise en cause des méthodes, notamment la phénoménologie, héritage de son maitre Husserl. Il réintroduit l’herméneutique qui lui permet d’influer sur des modes de réflexions philosophiques et même non philosophiques. Ce qui a favorisé davantage son impact sur la pensée du siècle. Il a aussi fait appel à des méthodes scientifiques comme l’observation et l’expérimentation, ou littéraires comme l’approche artistique et poétique, concluant ainsi à la nécessité d’un montage méthodologique pour pouvoir approcher l’homme par différents angles. Pour philosopher sur l’homme, il convient de retourner à la question de l’être, la retrouver entière, dans son sens originel, telle qu’elle a été posée par les Anciens. Par cette déclaration, c’est la métaphysique qui est visée, avec ses missions et ses objectifs. En effet, la métaphysique a mis en place un ensemble d’outils pour faciliter à l’homme l’acte de réfléchir, rassemblant notamment les questions relatives à Dieu, à la foi, au monde céleste et le monde de la gnose. Il déconstruit aussi certains grands courants philosophiques comme l’humanisme, l’existentialisme, le marxisme ou le nihilisme qui, en essayant de refonder les rapports de l’homme à son environnement, ont fini par construire autour lui de nouvelles formes d’idoles1. Heidegger les qualifie de faces modernes de la métaphysique. Or, l’homme que Heidegger veut reconstruire doit être libre. Un homme nouveau avec des conditions nouvelles, qui a besoin de concepts nouveaux pour se définir, débarrassé de l’assistance philosophique, ayant plein pouvoir sur son destin intellectuel. En faisant cela, Heidegger n’ambitionne pas de renverser le monde moderne, il espère juste pouvoir le redresser, le positiver et le préparer à une autre forme de pensée, une pensée de sérénité, moins agressive, plus contemplative, plus méditative, plus admirative, plus 1 - Jean Grondin : «Heidegger et le problème de la métaphysique», in : Philopsis, p. 40. 219 vraie 1 . Mais pour remplir le regard de l’homme d’étonnement, il faut de nouveau investir le domaine de la philosophie et le recharger de richesse, de sens, de poésie et d’art. La « réappropriation de la question de l’être », signifie que l’homme doit de nouveau regarder le monde, le contempler, l’interroger, avoir une meilleure maitrise des étants qui constituent tant l’environnement quotidien que le sujet scientifique. Il doit chercher la vérité, mais pas n’importe quelle vérité, il lui faut passer au-delà les résultats des sciences et de la technique, pour aller vers la vérité fondamentale qui était déjà là à l’époque de Parménide et de Socrate. Pour y parvenir, Heidegger propose au Dasein de repartir aux choses-mêmes, les repenser en profondeur, aller chercher la connaissance dans son quotidien à la lumière de l’être, même si à chaque fois qu’il s’en approche, l’être s’enfonce dans le mystère. C’est cette quête du sens que propose Sein und Zeit. Sein und Zeit veut pour l’homme un quotidien que ses sentiments et ses états intérieurs définissent parfaitement. Il doit être ce qu’il ressent, ce qu’il respecte, ce qu’il aime, ce qu’il craint, ce qu’il fait, ce qu’il défend. Il faut pourvoir redescendre du logos à l’affect pour le définir tel qu’il est. Tout ceci rend la question du réveil de l’être fort délicate, car l’éveil de l’homme doit faire appel à sa façon de vivre et de penser son quotidien et son milieu. Il est clair que pour favoriser plus de facilitations dans sa vie pratique, l’homme a dû sacrifier le plus important de sa pensée, inhiber sa liberté, en préférant l’assurance et la sécurité à l’inquiétude et l’angoisse. Il faut alors inciter l’homme à penser l’être de nouveau, au risque de provoquer son isolement et l’angoisse qui est l’indicateur fiable et prépondérant de la manifestation de l’être en lui. L’idée de l’angoisse et du souci, qui crée le vide autour de lui, suppose qu’il doit renoncer ou du moins dépasser cette vie chargée de succès, de conquêtes, de développement industriel et scientifique. Est-il capable de renoncer à tout cela pour se réapproprier la question de l’être ? 1 - Le n° 67 des Œuvres complètes de Heidegger porte le titre de : « Dépassement de la métaphysique». 220 Le Dasein : sens et définition Après avoir fait le tour du concept de l’humain dans la pensée de Heidegger en général, en partant de la notion de l’être et en nous appuyant sur la tradition, nous remarquons que Sein und Zeit proposait déjà une définition assez autonome et assez complète de l’Homme qu’il a appelé Dasein1. Il en propose un discours riche de sens, lui donnant plusieurs noms, chaque nom définissant un de ses états ou une de ses missions. La définition de l’homme chez Heidegger s’est trouvée complète dès Sein und Zeit. Un avis unanime à ce sujet que cette œuvre comporte l’essentielle des thématiques Heideggériennes, même si révision et réorientation ont été constatées à postériori. Levinas témoigne de l’importance de ce livre principal et incontournable en disant : « Je pense que c’est par Sein und Zeit que demeure valable l’œuvre ultérieure de Heidegger, qui ne m’a produit aucune impression comparable, non pas qu’elle soit insignifiante mais elle est beaucoup moins convaincante2. » Philosophiquement, le thème de l’homme a bénéficié de beaucoup d’intérêt. Chaque époque l’a défini en fonction de ses spécificités. La définition qui a perduré à travers les siècles, depuis la fin de l’antiquité, tout au long du Moyen-âge et aux temps modernes porte la dualité de : corps et âme, matière et esprit, bête et ange, concret et abstrait… Avec l’autonomie des sciences où chacune s’est intéressée à la partie qui correspond à sa spécialité, les définitions se sont multipliées. C’est donc un homme aux multiples facettes que Heidegger va interroger. Il n’ignore pas la difficulté d’une telle démarche et n’en néglige pas la complexité, mais d’après lui, cet homme démembré, décomposé, fragmenté, morcelé par les sciences, a besoin d’une réunification. 1 - « Le terme Dasein s’entend immédiatement en allemand pour dire le fait d’être présent, d’être là. On le rencontre aussi bien dans le langage courant que dans la langue philosophique où il a apparu au ème XVIII siècle ; in : Dictionnaire de Martin Heidegger, vocabulaire polyphonique de sa pensée, sous la direction de Philippe Arjakovsky, François Fédier er Hadrien France Lanord. Editions du Cerf, Paris, 2013, p. 301-305. 2 - Emmanuel Levinas, Ethique et Infini, Paris, Fayard, 1982.- p.38. 221 Dans Sein und Zeit, il installe directement l’homme dans le monde et l’interroge à travers sa vie de tous les jours sur ce qu’il est vraiment. En vivant sa vie quotidienne dans ses états ordinaires, ses espérances et ses problèmes, l’individu relègue souvent les questions essentielles au second plan. Pour lui rappeler ce qui est essentiel, sa mission et ses objectifs, Heidegger fait la lumière sur ses états, dénonce les aliénations qui l’entourent et l’inhibent, lui rappelle la question de l’être oubliée depuis la fin de l’antiquité et le met en face de ses responsabilités en lui montrant les modes de libération dont il dispose. En 1927, Heidegger n’a pas encore remis en cause la métaphysique, mais il a déjà montré les premiers signes d’insuffisance de la phénoménologie pour parvenir à une détermination de l’être de l’homme que le livre de Kant viendra compléter. La philosophie première ne s’occupait pas de réfléchir « l’homme » en tant que tel, celui-ci étant déjà à l’intérieur du thème philosophique dans son ensemble de façon harmonieuse et riche. En plus, le but de la philosophie chez les Anciens était d’enseigner aux hommes comment devenir humain, c’est-à-dire rester conforme aux vertus de la nature1. Aristote disait que L’âme est en quelque sorte tous les étants2. C’est de cette nature que plus de vingt siècles ont essayé de le distinguer, ce qui révolte Pascal: « L'homme n'est ni ange ni bête, mais qui veut faire l'ange fait la bête3 ». Le Dasein est le nom que Heidegger a choisi pour écarter l’homme de cette bipolarité, l’éloigner d’un corps essentiellement animal, le démarquer d’une âme à l’image de Dieu et le distinguer du rôle de serviteur, comme le qualifie la métaphysique4, tout comme il veut le sauver du morcellement des sciences en proposant sa réunification. Ce premier nom de l’humain exprime l’ouverture vers l’être, il est sa lumière, son éclaircie, sa Lichtung. Heidegger le présente directement dans son environnement : « Le Dasein est celui qui conçoit l’étant dans sa dimension temporelle, l’horizon du temps étant marqué par le présent5. » Cette définition est complète, elle présente l’homme dans 1 - Même chez Platon, l’homme apprend à devenir humain. Après la déchéance ou la chute du monde des idées, il naît comme un étranger sur terre, car il a tout oublié. Il passera sa vie à se découvrir où apprendre consiste à se rappeler ce que comporte l’existence. 2 - Aristote : De anima, 431 b 21, in : Heidegger : Œuvres complètes, 65, p. 313. 3 - Blaise Pascal : Pensées, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1977, p. 572. 4 - Martin Heidegger : Questions, III / IV, p. 322. 5 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 133. 222 son monde avec d’autres individus et au milieu des objets. La dimension temporelle suppose que les choses et les hommes sont éphémères, ils sont tous là pour un moment, vont vers une fin certaine et par voie de conséquence ont un début, même si la mort de l’homme fera de lui un immortel. Seul le temps s’inscrit dans la permanence du présent et n’est donc pas temporel. Cette définition qu’il emprunte à Dilthey cherche à comprendre l’esprit de la conscience. Au-delà de la dualité, il veut unifier la constitution d’être du Dasein, c’est un homme fait de terre, tel que le décrit le mythe du souci1. Mais il ne veut pas cantonner l’homme dans une définition instrumentaliste et unidimensionnelle. Il propose un homme pluriel et chaque situation décrite dans Sein und Zeit est une définition en soi et un pas de plus pour comprendre son être. Le deuxième nom que Heidegger attribue à l’homme est l’« être-au-monde », un être complexe qui vit dans un monde complexe et est conscient de ce rapport et de ce partage. Pour exprimer le fait d’être-au-monde, il utilise d’autres termes comme la mondanéité, l’intramondanéité, intermondanéité… Pour le temps aussi, il utilise un grand nombre de termes comme la temporalité pour exprimer l’aspect ontologique et la temporellité pour qualifier ce qui est ontique. Le troisième nom de l’homme est « l’être-vers-la mort », tout comme il est conscient qu’il est né même s’il n’a aucun souvenir de sa naissance, il a la certitude de sa mort même s’il ne pourra jamais vivre cet instant. Ainsi, toutes les questions que le Dasein se pose et tous les projets qu’il entreprend se situent après sa naissance et avant sa mort. La définition d’être-vers-la-mort a été inspirée par la présentation de Kant qui décrit l’homme en situation avec le monde, avec lui-même, avec le temps et avec la fin. Il parle de l’intuition et de l’entendement pour exprimer l’expérience du possible. Heidegger, séduit par cette possibilisation, parle de la métaphysique de la finitude. L’être-au-monde est plutôt tourné vers les situations externes, vers le monde et la vie quotidienne, l’être-vers-la-mort est tourné vers l’intérieur, une introspection de celui qui est conscient qu’il a une fin et doit se réaliser pour cela même. C’est un être historique parce qu’il fait l’histoire, même si souvent, il la subit. C’est un Dasein historial parce qu’il a conscience qu’il fait l’histoire et qu’il sera directement ou indirectement responsable des conséquences. 1 - le conte du souci explique, de façon imagée, comment le souci est intégré à l’homme. 223 Pour compléter sa définition de l’humain, Heidegger va l’entourer d’un environnement lexical impressionnant, permettant d’aller vers des précisions subtiles de situations difficilement décelables. Pour lui, le mot veut dire tout simplement ce qu’il dit, même s’il est souvent pénible de trouver des équivalents dans d’autres langues comme le terme Stimmt intraduisible qui a été exprimé en français par une périphrase qui dit « la chose en accord avec ce qu’elle est estimée être », ou encore le terme « langue » qu’il distingue de langage et de parole, et qui manque cruellement à certaines langues comme dans le Grec où il n’y a que « parole ». Pour décrire l’homme ordinaire, Heidegger parle d’un « être-jeté », car il est dans son état d’abord ontique, en situation de dévalement, dans un monde voilé et couvert, conforté par le « on ». En tendant vers sa réalisation, il procède au dévoilement et au découvrement du monde et de lui-même, approchant ainsi toujours davantage de son état ontologique. Dans son état de dévoilement, le monde lui devient ouvert ou en « ouvertude », qui est aussi un état de comme finitude parce qu’il exprime le dessein ou la fin. Il dit que l’homme est toujours en état de finitisation, il se fixe des objectifs qu’il veut finaliser, toujours avant des délais, la mort étant un de ses délais. Il se découvre et découvre le monde comme possibilités, la « possibilisation » étant de rendre les choses possibles. Il parle de lui comme un « être-résolu » qui se fixe la résolution d’aller droit devant, la mort étant aussi une possibilité permanente dans son parcours. Heidegger utilise d’autres termes comme originaire et cooriginaire, pour parler de tout ce qui est advenu en même temps et dès l’origine, vérité et réalité qu’il n’oppose pas parce que l’une définit l’autre, instinct et intuition pour dire le premier sens au contact du monde, la disponibilité et l’entendre pour sentir la présence du monde, la dette et la faute pour dire la responsabilité et la responsabilisation de l’homme sur le monde. Enfin, il transcrit l’existence par ek-sistence ou eksistence pour montrer cet aspect extatique de la vie qu’il écrit d’ailleurs ekstatique ou ek-statique, pour rester dans les tons. Pour lui l’existence n’est pas seulement le fait d’être-là mais un événement riche et merveilleux, plein d’extase1. 1 - Pour tous ces termes écrits de façon diversifiée, nous avons opté pour la forme la plus simple. 224 CHAPITRE PREMIER L’ETRE EN GENERAL ET LA QUESTION DE L’HOMME DANS SEIN UND ZEIT Dans cette richesse conceptuelle et un milieu fluctuant d’idées et notions, Sein und Zeit a vu le jour. Quel est son principal souci : L’être, l’homme ou l’étant ? A en croire Heidegger, cette question n’en est pas une. Il se réfère à la Grèce antique où les concepts avaient des sens plus riches et où l’homme était intégré à l’être en toute harmonie. Sa question principale portait sur l’être, mais dès qu’il a amorcé sa réflexion, c’est l’analyse de l’homme qu’il engage. Pour être efficace et ne pas tomber dans les pièges de ses prédécesseurs, il commence par régler tous les problèmes qu’un philosophe peut rencontrer dans la critique, l’environnement conceptuel, les sources historiques et la méthode. Il s’attarde sur les méthodes des sciences sociales qui constituent l’outil de compréhension de l’homme et propose « l’analytique existentiale » qui sert à se frayer un chemin favorisant la recherche sur l’homme et l’être de l’homme. Il s’entoure aussi de plusieurs précautions, en expliquant qu’il a besoin de rassembler un certain nombre de moyens pour approcher son sujet, et plusieurs méthodes lui seront utiles. D’après lui, il n’y a pas de contradiction à utiliser plus d’une méthode, au contraire leur complémentarité s’avère nécessaire pour entourer le sujet qu’il va interroger. C’est ainsi qu’il engage le débat sur l’être pour parvenir à l’étant et l’homme. L’approche est originale, l’auteur commence par mettre en évidence la cassure qu’il opère par rapport à son environnement philosophique immédiat ou passé. Sans mettre vraiment dans le tort ses prédécesseurs, il démontre comment ils se sont éloignés de la source en prenant la courbe de l’évolution de l’histoire. Il se démarque de la philosophie occidentale et reprend la question à la base et se prononce sur un nouveau modèle de 225 pensée déjà timidement amorcé par Kant et Nietzsche. A la lecture de Sein und Zeit, Emmanuel Levinas 1 atteste que Heidegger était l’un des plus grands philosophes de l'histoire occidentale. Dans ce premier grand livre, il pose la question du sens de « Etre » comme verbe, comme mot et comme état, c’est une question ontologique fondamentale. Depuis Aristote, la question de l'être en tant qu'être est tombée dans l’oubli, la reposer permet à Heidegger de rebâtir des liens historiques et mettre en exergue la question du Dasein2 reconstruisant ainsi une dynamique autour de l’homme. Il débute par une citation du Sophiste de Platon, mais nous ne sommes plus dans la question de méthode, c’est de contenu, d’analyse de vocable et d’expressions employées qu’il s’agit. Il dit : « Car, manifestement, vous êtes bel et bien depuis longtemps familiers de ce que vous visez, à proprement parler, lorsque vous employez l’expression étant; mais pour nous, si nous croyions, certes auparavant, le comprendre, voici que nous sommes tombés dans l’embarras3. » Cet embarras va motiver Heidegger à reposer la question du sens de l’être, qui implique la question du sens de l’homme et celle de l’étant. La familiarité entre le sens de l’être et le sens de l’homme est d’une apparence rassurante et trompeuse, même si l’un parait découler de l’autre, car les différences entre eux sont des différences de nature. L’être inclut l’étant certes, tous les étants, mais il n’en est pas la somme. Il est tout autre. La question du sens de l’être est embarrassante, elle mène à une incompréhension totale de l’expression «être ». Il fait alors appel à la notion de « temps » pour ouvrir de nouveaux horizons et de nouvelles possibilités pour comprendre l’être. Le résultat ingénieux de cette démarche donnera Sein und Zeit. Dans son cours de l’été 1936 sur Schelling, l’auteur explique ce que recouvre cette œuvre gigantesque : Nous prenons ici Sein und Zeit comme ce qui doit évoquer une méditation dont la nécessité excède largement l’œuvre d’un seul individu, lequel ne saurait d’ailleurs 1 - Comme le précisent toutes les notes biographiques, Levinas a eu un contact vivant avec cette philosophie « en train de se faire » ; raison pour laquelle il a toujours eu une perception aigüe des fins et de la valeur de Sein und Zeit. Il dit avoir été préservé des travers de l’existentialisme quand il faisait ses études philosophiques à Strasbourg et passait des séjours à Freiburg pour écouter Heidegger. Pour cela, il reste fiable et appréciable dans son jugement des travaux de Heidegger et dans leur emboîtement avec ceux d’Husserl. 2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 25. 3 - Ibid. p. 21. 226 « inventer » ce qui est nécessaire, mais pas davantage le surmonter. Nous distinguons par conséquent la nécessité qui est désignée par ces mots Etre et Temps, comme formulation d’une méditation à l’intérieur de l’histoire de la pensée et comme le titre d’un ouvrage qui tente de mener à bien cette pensée. Que ce livre ait ses défauts, je crois en savoir quelque chose, comme l’ascension d’une montagne qui n’a encore jamais été gravie. Parce qu’elle est escarpée et en même temps inconnue, il arrive parfois que celui qui s’y aventure se retrouve devant un précipice1. Il avance que Sein und Zeit est un livre qui prend position par rapport à une réalité passée et s’exprime sur une façon nouvelle de faire de la philosophie. Il reconnait que cela n’est qu’un premier pas, car un tel projet ne peut être mené par une seule personne. Il admet enfin la difficulté d’une telle aventure, parce qu’il ne s’inscrit plus dans la continuité de la connaissance de ceux qui l’ont précédé, il réinvente un contenu, une vérité et même une nouvelle façon d’utiliser les données de l’histoire. Il dit: « Sein und Zeit est un chemin à suivre, non un gîte où se nicher ; qui ne peut aller de l’avant ne doit pas espérer s’y retirer en tout repos 2 .» En considérant les propos heideggériens qui montrent que le livre n’est pas une assurance mais une aventure et une recherche en profondeur, on peut peut-être faire intervenir les considérations que Bernard Sichère a récemment développées reprenant les paroles de l’auteur : « Etre et Temps est un livre risqué, escarpé, dangereux 3 ». L’inachèvement même du livre qui mène à ces escarpements avec des réactions très brusques sont à prendre, non comme des accidents extérieurs ou des preuves d’imperfection, ce que Heidegger a appelé « défauts », mais comme des moments graves inhérents au mouvement même de la pensée et qui s’adapte à la question posée. «Pourquoi y-a-t-il l’être et non pas plutôt rien?» C’est une question antique sur laquelle le livre revient. Avait-il comme but de chercher une réponse ? Ce n’est pas sûr du tout. Heidegger est arrivé à un moment où la « ressuscitation » et le retour à la vérité première était plus que nécessaire, c’est vital. La fin de la deuxième guerre mondiale, avec ses conséquences directes sur la vie de l’homme et les déperditions constatées, l’ont poussé jusqu’à renier les plus grandes écoles du siècle. C’est ainsi que la question 1 - Martin Heidegger: Schelling, p.324. 2 - Ibid. p.117. 3 - Bernard Sichère : Seul un Dieu peut encore nous sauver, le nihilisme et son envers ; Paris : D.D.B, 2002, p. 54 à 59. 227 de l’être dans son ensemble ou l’être en général s’impose de nouveau aux esprits. Elle envahit la tradition en générale et la philosophie heideggérienne en particulier. L’homme de la philosophie a besoin de se retrouver de nouveau avec lui-même, directement, avec son être, il est à la recherche d’un outil de compréhension de ce monde nouveau qui lui sert d’abri, pour pouvoir construire un modèle social adapté à sa situation, bref, tout un mode de réflexion nouveau qui exige probablement un homme nouveau. Heidegger cherche une voie d’accès, une façon originale d’orienter la pensée en se tournant vers l’origine. Sein und Zeit ne présente pas ce besoin de retour comme une évidence, il interroge plutôt l’homme sur lui-même, il le livre au monde avec tous ses défauts, ses imperfections, ses angoisses et ses malaises, c’est ce qu’il qualifie d’« être-jeté ». Pour cerner ces phénomènes, il recourt à la phénoménologie qu’il définit comme « le droit aux choses mêmes 1 ». Par sa façon de décrire l’existence humaine, il se distingue d’Husserl qui fait intervenir la philosophie de la subjectivité, qui suppose un partage obligé entre la « conscience empirique » comme réalité observable et la « conscience transcendantale » comme source pure des actes ou des effectuations de la conscience 2 . Il diffère aussi de Max Scheler qui s’efforce de proposer une phénoménologie des émotions3. S’éloignant d’avantage d’Husserl4, Heidegger aborde dans les trois derniers chapitres de son œuvre, les structures de la temporalité. La question de l’être, telle qu’elle a en effet été posée montre clairement ce besoin de rompre avec ses prédécesseurs, si on peut parler de rupture quand on veut revenir à une question originelle, il dit : La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli […] La question que nous touchons là n’est pas une question quelconque. Elle a tenu en haleine Platon et Aristote dans leur investigation. Il est vrai aussi qu’elle s’est tue à partir de là, en tant que question et thème d’une recherche véritable5. 1 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p.54. 2 - Ibid. p.54/55. 3 - Ibid. 4 - Edmond Husserl : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, publié en 1928 par Heidegger lui-même en hommage à son maître, mais sans critique et sans note. 5 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 25. 228 Pour justifier la rupture qu’il va devoir opérer, Heidegger dénonce cette autre vieille rupture déjà survenue directement après Aristote, puisque la question s’est tue à partir de là. Il explique que l’urgence d’y revenir ne consiste pas à tout réinventer, ex-nihilo, mais au contraire à renouer avec la très ancienne tradition, que la langue philosophique dominante a totalement oubliée, voire occultée. Pour donner du sens à cette rupture, il explique qu’il retourne à la tradition ancienne. Quand il fait intervenir la notion du Temps, alors qu’elle est, pour les autres, extérieure à la situation, il la propose comme un élément structurant de la question de l’être. Ce qui a plus ou moins déconcerté ses contemporains, y compris Husserl. Heidegger l’a ressenti et il dit : « Ma question du temps a été déterminée à partir de la question de l’être. Elle s’avançait dans une direction qui est toujours demeurée étrangère aux recherches d’Husserl sur la conscience interne du temps 1 ». D’un point de vue général, la phénoménologie husserlienne ne pose pas la question de l’être en tant qu’acteur principal du temps mais seulement sous forme de question de donation de l’être à la conscience2. En plus de l’éveil de la « question de l’être » enfouie depuis les Grecs, la singularité de Sein und Zeit se trouve dans la mise en situation du Dasein. D’abord, le Dasein n’est pas une invention heideggérienne, c’est un terme issu de la tradition philosophique qui n’est étranger ni à la langue allemande ni à la langue philosophique. C’est le terme que Kant a utilisé pour désigner « l’existence » à propos des preuves de l’existence de Dieu (existence réelle et non pas seulement mentale ou conceptuelle), c’est celui qu’on trouve au début de la Logique de Hegel, que Jacques Bourgeois traduit logiquement en français par « l’être-là », c’est-à-dire « l’existence finie », alors que Henry Corbin l’a traduit par « réalité humaine », engendrant un malentendu qui a duré toute une génération. Mais Heidegger donnera à son Dasein, peut-être pas intentionnellement, un sens plus riche, plus profond, plus conscient, plus responsable, plus philosophique et plus personnalisé auquel les traducteurs peinent à trouver des équivalents. Dasein, ce n’est pas simplement existence, ni simplement homme, ni simplement sujet. En quoi cela importe-t-il de dire Dasein plutôt qu’homme? Il importe beaucoup, en vérité. D’après Heidegger, la pensée est un travail de la langue et dans la langue. Ce qui ne signifie pas que le Dasein suppose tous les hommes confondus. C’est plutôt 1 - Martin Heidegger: Questions III - IV, p.194. 2 - Ibid. 229 l’inverse : ce qu’on appelle généralement homme, il faut apprendre à l’élever à la pensée de Dasein, dépassant ainsi les états de fait empiriques et la subjectivité humaine. Il veut éviter ce que disait le terme « homme » comme « un corps et une âme », « une matière et un esprit » ou d’autres parallèles de ce genre, il faut dépasser cette forme de dualité humaine et philosophique du sujet et de l’objet afin de penser l’homme comme un tout, dans sa totalité. Et c’est essentiellement cela qui va séduire Sartre et Merleau-Ponty, l’un n’arrivant pas à surmonter la dualité de l’en soi et du pour soi, l’autre installé dans la description d’une chair antérieure à tout partage entre le subjectif et l’objectif 1. Les deux ont réellement été séduits, mais ils sont restés sur leur garde et n’ont pas su profiter pleinement de la solution que Heidegger a mis à leur disposition à partir de ce premier texte qui a balisé un chemin de penser propre et original. Sein und Zeit propose une description ou une explicitation des structures de l’existence humaine, il situe l’homme dans sa double relation avec le monde extérieur et avec le temps. Dans une langue particulièrement ardue pour les profanes, ce livre ne fait souvent que décrire des réalités humaines très concrètes, voire affectives : la peur, le ondit, la curiosité, l’angoisse, le souci, la mort, bref la vie au quotidien, en citant des exemples très concrets comme la centrale électrique ou la forêt noire. Il s’est éloigné des vérités abstraites qui furent le propre de la philosophie des siècles passés comme la liberté, l’éthique ou le politique, pour aller vers la passion ou l’affect que Sartre à son tour commentera abondamment, ce qui fera le succès de l’Etre et le Néant. En proposant de réfléchir séparément « l’être » et « l’homme », Heidegger veut montrer comment le second aspire à comprendre le premier. Il dit clairement dans son commentaire du Schelling, que Sein und Zeit n’est pas un traité d’ontologie qui ferait l’impasse sur la manière dont « être » est expérimenté par celui qui pose la question du sens de l’être. Il ne répond, en aucune façon, à ce qu’on est en droit d’attendre d’une ontologie, dont la première démarche revient au fait de tenir d’avance, comme étant décidée et hors de doute, l’essence de l’être 2. Ce n’est pas non plus une description empirique du propre de l’humain ou une anthropologie : le Dasein n’est pas que cet 1 - Emmanuel Levinas : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris : Vrin, 1988, réédité en 2001, Introduction. 2 - Martin Heidegger: Schelling, p.322. 230 homme défini par ses caractéristiques empiriques, c’est aussi et surtout celui qui pose la question de l’être, c'est-à-dire l’homme qui pense l’être. Sein und Zeit reste un des livres philosophiques les plus étudiés au monde, malgré sa complexité, ses difficultés conceptuelles et langagières, l’infidélité des traductions et les controverses existentialistes à son sujet 1 . Michel Haar propose de l’approcher par l’histoire, car c’est à partir de la question des origines que Heidegger dévoile l’oubli de la question de l’être du Dasein2 et invite l’homme à revoir sa position par rapport à la pensée pour renforcer son ancrage. Les Grecs déjà ont su inviter l’humain à réfléchir sur lui-même, étant le seul être vivant doué de raison. L’âme chez Aristote, la psyché de Platon et le logos d’Héraclite appartenaient à l’essence physique (la nature) qui fait mouvoir toute chose3. Cette évidence de ce qui était unifié deviendra pourtant source de différentiation et d’opposition philosophique. La philosophie médiévale entretiendra la séparation de l’âme et du corps ou de l’esprit et de la matière. Les textes religieux attestent cette dualité en reconnaissant que l’homme a été créé à l’image de Dieu mais il porte en lui l’état de nature, ce qui fait de lui un être double et une créature unique4. Il est pour cela chargé d’une mission qui n’est pas facile à assumer et d’une responsabilité lourde à porter. Cet animal doué de raison, Descartes va l’appeler l’homme-sujet ou subjectum, dont il fera la base de toute vérité. En réalité, cette double dimension de l’homme va provoquer des scissions souvent conflictuelles. Kant se demandera alors s’il peut à lui seul réunir les déterminations phénoménales de la nature et nouménales de la liberté ! Tous ces conflits, Heidegger les transpose à son profit en plaçant l’homme qui pense, qui ressent, qui craint, qui angoisse, dans la situation d’un être-au-monde en lui donnant un environnement, une responsabilité et un rôle éthique pour le débarrasser de ses 1 - Sein und Zeit a eu treize éditions allemandes, certaines étant post-mortem. Les philosophes germanophones ont pu profiter directement de l’enseignement de Heidegger. Mais la traduction française complète réalisée par Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens n’a eu lieu qu’en 1964 et rééditée en 1986, même si Henry Corbin a tenté une traduction partielle en 1937. Emmanuel Martineau propose une version en ligne depuis 2010. La traduction arabe a été réalisée par Fathi Meskini en 2012. 2 - Michel Haar : Martin Heidegger, Paris : Editions de l'Herne, coll. « Cahier de l'Herne », 1983, p. 49. 3 - Martin Heidegger : Œuvres complètes : Concepts fondamentaux, (1941), traduction française : P. David, Paris : Gallimard, 1985, V. 65, p. 313. 4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 26. 231 anciens malentendus. Mais l’homme heideggérien va être confronté à d’autres dualités comme celle de l’authentique et de l’inauthentique, du propre et du non-propre, du soimême et du « on », de l’ontique et de l’ontologique ou de l’existentiel et de l’existential. La philosophie ne revient plus sur la dualité de la nature et de l’esprit, mais pour se conformer à la science, elle va déplacer le conflit de l’intérieur de l’homme vers le monde extérieur en créant un face-à-face entre lui et son environnement. Ce qui place l’humain au centre d’une autre forme de conflit et pose d’autres questions relatives à la cohabitation et à l’harmonie dans son rapport au monde. Mais le monde ou l’environnement est pluriel, il-y-a plusieurs environnements avec plusieurs niveaux de conscience, au moins les individus, les animaux, les végétaux et les minerais. La question est donc d’ordre éthique : Est-ce que l’homme peut intervenir pour transformer le monde en fonction de ses besoins, ou doit-il se suffire à le contempler, le comprendre et le laisser évoluer naturellement en adaptant sa vie et son corps aux mouvements de la nature. Autrement dit, faut-il pulvériser des montagnes pour construire des autoroutes, ou se suffire à se promener dans la forêt et dans les montagnes pour un tourisme écologique ? La réponse est connue depuis des millénaires, même si Heidegger préfère de loin se promener dans les allées de la forêt noire. C’est à ce niveau qu’il situe sa réflexion en tentant d’expliquer ce rapport de l’homme au monde, de lui donner un sens et, pourquoi pas, de l’anoblir. Cette façon qu’a l’homme d’intervenir sur le monde, par petites parcelles, tout en étant à l’intérieur, Heidegger l’appelle « la facticité ». L’homme intervient aussi sur son corps de façon incessante « le corps de l’homme est quelque chose d’essentiellement autre qu’un organisme animal, c’est une des dimensions du monde extérieur sur laquelle l’homme intervient en permanence1 ». Heidegger a utilisé le terme de Dasein qui existait déjà chez quelques prédécesseurs, pour éviter préjugés, présupposés et pré-requis que véhicule l’usage d’homme, sujet ou humain, et que Kant a aussi utilisé dans le sens d’existence. Il s’en explique longuement au début de Sein und Zeit : le Dasein diffère de l’homme- sujet de la métaphysique moderne-, il se caractérise directement par un rapport à soi qui est d’emblée un rapport à l’être et se rapporte à son être comme ayant à être cet être même : « Pour cet étant, il y 1 - Martin Heidegger : Questions III - IV, p. 322. 232 va en son être de cet être1». Le Dasein est un homme qui n’est jamais fermé sur soi, il se définit par son rapport à l’être qui implique la compréhension du monde2. Son ouverture lui offre un ensemble de possibilités pratiques3. C’est pour cerner cette ouverture au monde, lui donner un sens, lui fixer des objectifs, qu’il l’a appelé « être-au-monde », c'est-à-dire celui qui s’interroge sur la façon dont il reçoit, conçoit et comprend le monde. Le premier accès de l’homme envers le monde est direct, immédiat, automatique, inconscient. C’est un état simple que Heidegger qualifie de compréhension ontique qui précède de près l’état pré-ontologique qui est la compréhension consciente, mais sans aller vers le sens même des choses. C’est l’état le plus commun, où l’homme vit son quotidien dans une interdépendance avec les autres, qui l’influencent et qu’il influence aussi parfois, c’est l’état du « on quotidien ». Pour commencer sa compréhension consciente du monde, l’homme doit en permanence avoir en vue son « existentialité » et avoir un aperçu des éléments qui constituent son monde, les étants qui l’entourent. Après le premier rapport direct, il peut prétendre avoir accès au sens des choses, en appréciant ce que les sciences lui fournissent comme informations sur elles, qui lui serviront d’outils d’interprétation et d’arguments de justification, pour savoir à juste titre comment elles sont faites, favorisant sa compréhension de son état d’être-au-monde. Les sciences permettent au Dasein d’établir un rapport avec chaque étant, en fonction de ses besoins et de ses objectifs. Cette compréhension des choses resitue le Dasein dans le monde au milieu des autres étants qu’il peut comprendre, mais eux ne peuvent ni le comprendre ni se comprendre. Même quand il n’est pas dans la dimension scientifique, le Dasein est en rapport permanent et conscient avec le monde et aspire à le comprendre, il s’inscrit donc d’emblée dans cette dimension pré-ontologique4. Pour Heidegger, « l’existence détermine le Dasein », mais ce concept n’a rien à voir avec l’expression traditionnelle attitrée qui dit que « l’existence précède l’essence » ou son contraire. Si on revient à ce sens plus naïf du Dasein, qu’Henry Corbin a traduit par 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 12. 2 - Ibid. p. 13. 3 - Ibid. p.42. 4 - Ibid. p. 155-156. 233 « condition humaine », même s’il est aujourd’hui dépassé et classé parmi les malentendus de l’histoire, on peut dire qu’il est en réalité plus qu’approprié. Tributaire de son existence, l’homme a une part de responsabilité importante dans sa possibilité de sortir ou de ne pas sortir de la phase ontique ou au mieux pré-ontologique de la compréhension du monde pour aller vers la compréhension ontologique du monde et de l’être. Ces termes importants pour Heidegger déterminent les niveaux de compréhension pour admettre l’homme dans sa qualité d’être-pensant, mais pensant dans un monde et un environnement. Cela suppose que les conditions et les pré-requis où nait la personne jouent un rôle prépondérant dans ce qu’elle deviendra plus tard, définissant son mode d’approche et de compréhension du monde. Ainsi résumé, le Dasein a donc une primauté ontique, puisqu’il a le privilège de s’interroger lui-même et d’interroger les étants, et peut tendre à une primauté ontologique qui lui permet de comprendre le monde et de réaliser qu’il est dans un rapport à l’être. La dimension ontologique lui donne accès au pouvoir d’analyse, cette capacité propre au Dasein1 qui constitue, en ontologie, la condition de la connaissance. Par ailleurs, l’homme est seul capable d’analyser le monde extérieur, une capacité qui trouve ses fondements ontiques dans l’existence des choses qui s’imposent à sa conscience. Il est certes curieux de nature, mais si les choses n’étaient pas là, étalées devant lui, s’imposant à sa vue, il ne pourrait inventer son rapport à elles, les voir, les sentir, les toucher et les penser. C’est parce qu’elles sont là, prêtes à être découvertes et dévoilées, qu’il exprime naturellement son désir de comprendre et sa tendance à vouloir savoir comment elles sont faites. Il est aussi ambitieux, car il veut savoir comment profiter des choses qui l’entourent, jusqu’où peut-il aller dans leur utilisation et comment peut-il en profiter ? Ces premières étapes de la connaissance restent utilitaires. C’est seulement, lorsque l’homme dépasse toute perspective pragmatique et accède au questionnement pur, philosophique ou scientifique, qu’il peut prétendre à la connaissance ontologique et passer du dévoilement à la découverte, tel que le définit le raisonnement platonicien. Cette phase intermédiaire signalée aussi par Aristote2 se situe entre le besoin utilitaire, qui regroupe tout de même beaucoup de réalisations spontanées et de travaux accomplis 1 - Ibid. p. 38. 2 - De Anima, chapitre 8, 431b 21, in : Sein und Zeit, p. 38. 234 et l’interrogation philosophique quand l’esprit parvient aux questions de fondements. Heidegger l’appelle aussi la primauté ontico-ontologique. Elle constitue l’être de l’homme, dévoilant ses manières d’être, et renvoie à la thèse de Parménide quand il dit « Tout est Un », le moment où l’homme découvre les étants, constate les rapports de nécessité entre eux, convient de leur utilité mutuelle et aspire à comprendre l’être dans son ensemble1. On arrive à la question de l’ontologie fondamentale quand le Dasein s’interroge sur son être et sa relation aux autres étants. Le questionnement de l’homme avec lui-même et avec le monde est intéressant. Après avoir longtemps subi les explications que lui impose le monde extérieur matériel et humain, le Dasein arrive enfin à établir ou rétablir le dialogue. Pour marquer ce niveau, Heidegger renoue lui-même avec le débat philosophique, en s’inspirant de la façon de faire des Grecs anciens. Comme eux, il interroge les choses-mêmes, s’attardant sur les éléments comme la place qu’occupe chaque objet existant dans le monde. Il parle de la forêt noire, du Rhin, de la table... et s’éloigne des vérités abstraites toutes faites. Il veut imposer à chacun une façon concrète de se représenter la pensée humaine dans sa redécouverte des réalités et dans son rapport à la matière et aux choses comme des priorités physiques, parce que la présence physique des choses impose d’abord à l’homme de penser à elles2. Pour donner une affirmation scientifique à cette relation qui lie l’homme aux choses, Heidegger fait appel à l’apport des différentes disciplines dont l’homme peut profiter, comme la psychologie, l’anthropologie, l’éthique, la politique (entendue en tant que philosophie politique), la poésie, l’histoire… afin de comprendre les choses mais aussi les comportements, les facultés, les possibilités et les destinées, et pouvoir accéder au Dasein. Il veut montrer qu’on ne s’invente pas philosophe, si on n’est pas imprégné de tous les mouvements de la tradition. Sans pour autant accepter passivement les résultats et les découvertes de toutes les sciences, il faut tout de même les connaitre et s’en inspirer, mais en toute vigilance. Par ailleurs, même si chaque science est d’un apport important pour la compréhension du domaine dont elle a la charge, elle ne peut présenter qu’un fragment de la connaissance qui n’a de sens que dans le cadre de la question posée et reste incompréhensible si elle se détache du niveau plus global de la 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 39. 2 - Ibid. p. 103. 235 question ontologique de l’être. L’ensemble est, en effet, beaucoup plus complexe qu’une de ses parties. Et le rôle du penseur est de transcender les parties pour parvenir à une pensée philosophique globale qui consiste à concevoir la chose complexe qui réunifie le tout à partir des fragments pour s’interroger à son sujet. Heidegger propose de commencer par une explicitation simple qui part de la base, où l’homme se montre en tant que lui-même, simplement, en relation avec les autres étants, dans sa quotidienneté, par rapport à quoi se détermine son être. C’est à partir de sa quotidienneté que s’amorce le travail préparatoire pour faire émerger l’être de cet étant qu’est le Dasein1. Comme outil de prospection, l’analytique existentiale permet d’approcher, de comprendre et d’analyser l’être du Dasein. Mais elle ne peut à elle seule en proposer une ontologie exhaustive, car celle-ci est à construire d’un bout à l’autre sur la base d’une anthropologie philosophique avec un soubassement ontologique, en utilisant l’arrière-plan phénoménologique, toutes ses méthodes auxquelles Heidegger n’a pas renoncé complètement. L’analytique ne peut approcher le sens de l’être si elle n’utilise pas tous les arguments disponibles, produits de la philosophie, des sciences et de l’expérience quotidienne qui s’accumulent à travers le temps. Heidegger fera aussi appel à la méthode historique et à l’histoire pour enrichir le présent de l’homme et mieux définir son avenir. Repartir vers l’histoire est d’ailleurs un moyen assez fréquent chez lui. Mais ce n’est pas dans le sens de la nostalgie, car il ne la représente pas comme une vérité unique. Elle est un des fondements de la vérité, alors que la vérité scientifique n’est pas exhaustive à elle seule non plus, si elle ne fait pas appel à tous les éléments qui constituent l’histoire de l’homme. Le temps, un axe élémentaire de la construction de l’histoire, se révèle par le « Da » du Dasein, comme un argument spatiotemporel de son existence et de sa temporalité, lui qui n’est là que pour un temps et il en a conscience, une présence qui donne toute sa valeur à son rapport à l’être en général. La dimension temporelle est même le point de départ de l’homme, sa finalité et son horizon dans son rapport à l’être2. 1 - Ibid. p. 178. 2 - Ibid. p. 43. 236 En regardant ainsi l’histoire, Heidegger opte pour la notion d’«historialité ». Ce n’est pas une phase de l’histoire, mais une forme antérieure à toute histoire, une base conceptuelle nécessaire, non parce qu’elle a été simplement, mais parce qu’elle construit un pan du passé, un événement qui a un sens, une raison d’avoir été, un rôle et un impact sur l’avenir. L’histoire est ce qui participe dans la conduite du présent ouvrant la voie vers la construction du futur, s’inscrivant dans la continuité. L’historialité ou l’histoire de l’homme écrit son destin. Ceci veut dire que tous les événements ne constituent pas l’histoire, seuls sont admis ceux qui ont une signification et vont marquer, orienter, changer, modifier, transformer l’avenir, par leur nécessité. Pour s’approprier positivement le passé, toute la question du sens de l’être est amenée à être entendue comme une question historique. L’histoire interroge les événements passés pour les raviver comme ce qui donne sens au vécu de l’homme, c’est le déroulement de toutes les choses étendues dans le temps et tous les événements cohérents qui tendent vers l’avenir. Heidegger utilise pour le besoin les expressions « historiale » et « historialité » pour distinguer l’Histoire du sens traditionnel d’histoires isolées. Soulever le débat sur la nécessité historique pose inévitablement la question de la liberté et de l’acte humain. N’y-a-t-il pas risque de confondre entre cette cohérence nécessaire et globale de l’acte historique et l’acte libre de l’individu? Cette façon de mettre tout dans l’interprétation historique risque en effet de confiner le Dasein, l’étouffer et le rendre prisonnier de sa propre histoire, en imposant une continuité à laquelle il est difficile de se dérober. C’est le propre des traditions, de la légitimité historique et des systèmes sociaux comme la vie dans les tribus qui ôte à l’homme le pouvoir de prendre en main son destin, de faire des choix et de se frayer un chemin propre. L’histoire s’accapare le rôle majeur de mener les événements. Heidegger réunit tous ces systèmes de domination sous l’appellation d’« absence », toutes formes d’absence dont l’absence de liberté. La tradition conforte les gens dans un bien-être en proposant sans cesse et de façon perpétuelle de revenir aux événements passés, non comme source spirituelle pour la construction de l’avenir mais comme modèle sur lequel il faut calquer l’avenir. Elle barre ainsi au Dasein l’accès à son 237 historialité en l’empêchant de réaliser son propre destin1. En se soumettant au poids des traditions, il se conforte dans des prototypes et des modèles sans rechercher la base profonde et l’origine de chacun2. Il va dans une interprétation philologique et oublie que « puiser dans le passé » n’a de valeur que s’il marque un retour positif pour une appropriation productive, dans une perspective d’avenir et non dans un retour pur et simple qui consiste à raviver le passé en tant que tel. Pour ne pas tomber dans le manque d’originalité et confondre entre l’historialité et le poids de l’histoire et de la tradition, Heidegger propose de créer un nouveau chemin de penser. Il a certes proposé de repartir à la question de départ, donc de repartir au passé et à l’histoire de la tradition, mais son but n’était nullement de s’y arrêter comme modèle unique. Il voulait surtout se représenter l’être tel qu’il était chez les Grecs anciens, qui intègre tout, y compris l’homme et s’en inspirer pour redéployer la pensée. Mais l’ontologie, comme conception fondamentale de l’être, a été coupée de ses racines et a dégénéré en traditions pour devenir au Moyen-âge un bloc doctrinal d’enseignement systématisé. Alors que les temps modernes génèrent des sciences spécialisées pour donner des réponses à toutes les inquiétudes de l’homme. Cette défragmentation ou compartimentation de l’homme a dérangé plusieurs philosophes, comme Descartes qui fait intervenir le Cogito et Hegel la Logique. Il s’agit pour chacun de rechercher l’unité, contrecarrer l’ignorance, dépasser l’absence ou le sacrifice de la question de l’être. Heidegger pour sa part fait appel à la «désobstruction3», un terme peu commun pour dire qu’il faut déblayer le terrain autour de la question de l’être, rafraîchir la tradition sclérosée et décaper les revêtements qu’elle a accumulés à travers le temps, afin de renouer avec les expériences originales des premières déterminations de l’être et arriver à une définition globale et fidèle de ce qu’est l’homme. La désobstruction consiste à retrouver et reproduire les concepts ontologiques dans leurs sens premiers, connaitre les possibilités positives de chacun, ses limites et son champ d’action. Ce qui permettra de comprendre le monde aussi dans sa valeur juste. Il maintient, présente, la notion de temps comme historialité, loin de la tradition, et l’applique à toutes les caractéristiques à venir du Dasein qui vit le moment ou l’instant et se détermine par sa « présenteté » (être 1 - Ibid. p. 442. 2 - Ibid. p. 47. 3 - Ibid. p. 48. 238 au présent) et par le pouvoir de s’exprimer sur ce qu’il est vraiment1. Il considère que le Dasein est un être unifié qui vit au sein de l’histoire du monde et de l’humanité où tout a un sens commun cohérent et continu, mais il est le seul parmi les étants à concevoir cette réalité et à s’interroger à son sujet. Heidegger relève trois dimensions dans la lecture du Dasein : un Dasein qui fait face au monde dans sa quotidienneté, un Dasein qui expose son intériorité et ses capacités à dépasser le monde et concevoir la mort et un Dasein capable de se projeter. Mais c’est toujours dans son environnement immédiat qu’il faut le regarder. 1 - Ibid. 239 CHAPITRE DEUXIEME LE DASEIN ENTRE LE MONDE QUOTIDIEN ET L’EXRESSION DE SON ETRE INTERIEUR Parler du Dasein suppose le dépassement du sens de l’homme ordinaire tendant vers un homme en accomplissement. Sein und Zeit l’expose dans sa polysémie avec les différents rôles qu’il joue dans ses différents environnements, un homme dans son quotidien mais qui n’est pas étranger à lui-même dans ses dimensions de dépassement, ouvert au monde dans toutes ses composantes1. Le philosophe ne reste pas sur un sens unique, au fil de son écrit, il évolue, et ce Dasein qui parait être le niveau supérieur de l’homme va peu à peu s’aligner sur le sens d’un humain rehaussé où sont fondues toutes les oppositions et les contradictions pour devenir des complémentarités. Cette évolution devient visible, quand il revient progressivement sur le terme Dasein après Sein und Zeit, pour le remplacer par homme puis être humain, enrichi d’appellations appropriées, en disant que « l’être de cet étant qui est l’homme tient dans son « avoir-à-être », car celui-ci a conscience qu’il est « là ». Heidegger utilise le terme « étant » à chaque fois qu’il parle de l’homme comme corps aux besoins spécifiques, réserve « l’être du Dasein » à l’homme dans son état de penseur et consacre « l’être » tout court à ce qui est au-delà de tous les étants, y compris l’homme qui fait que tout existe, tout en restant difficilement définissable. 1 - Ibid. p. 73. 240 I. La relation de l’homme au monde Heidegger a choisi de construire le sens de l’homme directement dans un rapport ouvert au monde. Il veut éviter les présupposés que la métaphysique véhicule comme la définition d’un homme abstrait ou le rapport de « l’homme-sujet » 1 . Il présente un Dasein qui vit d’abord et le plus souvent dans sa quotidienneté ou la vie de tous les jours, disant que l’état qui lui va le mieux est « l’être-dans-la-moyenne 2 ». La quotidienneté moyenne n’est pas un aspect éphémère ou conjoncturel, c’est la vie de l’homme parmi les siens avec tous ses modes d’existence et toutes ses traditions qui expliquent son existentialité3. La première caractéristique que le philosophe confère au Dasein, qui par le Da (là) occupe l’espace, est d’être-au-monde. Il se distingue dans son rapport à l’espace par une manière d'être spécifique qui n'est pas celle des choses ordinaires, car en étant dans le monde, il a conscience de sa relation étroite avec ses semblables et avec les objets existants. Heidegger utilise nécessairement l’expression « être-au-monde » pour exprimer cet état de conscience, même si cet état à lui seul n’est pas suffisant pour parvenir à l’être. Il l’appelle l’« être-au » (in sein) qui définit une sorte de contenance ou encore l’« êtredans » comme l’eau dans un verre, ces deux termes complètent le « là » de l’être-là, le « Da » du Dasein. Il parle de fusion qui caractérise la relation de l’homme à chaque objet du monde, au risque de se fondre l’un dans l’autre et de parvenir à une seule structure, une fusion qui engendre l’union de l’homme à toutes les choses qui constituent son monde. Il y a enfin l’« étant-là-devant » qui exprime le Dasein par son intériorité dans le monde ou sa spatialité, au même titre que tous les étants4. 1 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 12. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit. p. 75. 3 - Ibid. 76. 4 - Ibid. p. 90. 241 Au-delà de sa relation aux choses, le Dasein est le seul étant à avoir la capacité de dire « je» 1. Heidegger appelle cette singularité la « quiddité », qu’il emploie dans le sens latin d’essentia, mais qu’il n’oppose pas à existentia, ni dans la nature ni prioritairement. La quiddité se manifeste dans l’état réel et concret de l’individu qui se conçoit à partir de son être, par le fait de dire « je suis »2. La relation entre l’essence et l’existence est un débat ouvert et une source de discordes entre plusieurs écoles philosophiques à travers le temps. Le terme « existence3 » a pris des sens divers et variés qui le placent avant ou après l’essence 4 et conditionnent la présence de l’un par l’autre. Pour ne pas tomber dans un débat stérile qui donne autant d’arguments à l’un qu’à l’autre point-de-vue, Heidegger le distingue des deux usages et lui donne une profondeur ontologique. Il explique que tous les étants sont des objets qui occupent une place dans le monde, seul le Dasein est en situation d’«être-au-monde » parce qu’il a conscience du monde, ce qui lui confère à lui seul la possibilité d’exister pour comprendre l’être. Pour dépasser ce débat de priorité, Heidegger a aussi transcrit « existant » par « ek-sistant » ou « eksistant », exprimant cette existence ekstatique qui contient toute l’essence de l’homme. Michel Harr explique que l’« ekstase » fait fusionner toutes les parties de l’homme. Il rappelle que le sens du mot physis (ou phusis) chez les Grecs contenaient cette richesse ou cette fusion, englobant toute la dynamique de la vie, une sorte de surgissement lumineux de présence ; le sens premier de logos comportait aussi la même forme de présence lumineuse, que sa traduction latine par ratio a totalement occultée5. Que le Dasein soit conscient de son rapport au monde, Heidegger l’admet comme un « état-de-fait », la « facticité » ou le « destin ». La facticité qualifie le rapport que l’homme entretient avec son corps physique et naturel d’une part et avec le monde d’autre part, ce rapport qu’il n’a pas choisi, il s’est retrouvé dedans, sans savoir d’où il vient ni vers où il va. Son destin l’a jeté là, un « être-jeté » qui doit partir de cette 1 - Ibid. p. 32. 2 - Ibid. p. 32/39. 3 - Ibid. p. 30. 4 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 70. 5 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 11. 242 situation et la comprendre pour pouvoir s’en sortir en se réalisant comme « projet »1. Cette explication est primordiale, car l’existence est d’abord un fait physique. Tout montre que la relation entre l’homme et le monde est d’abord physique, c’est le corps qui détermine les limites par rapport aux autres étants. Pour construire ce rapport d’interaction et de complémentarité pratique avec les choses, Heidegger fait référence à des parties du corps, comme la main pour manier un marteau2. Dans sa prise de conscience de sa rencontre avec les objets, l’homme invente le langage, une nécessité dictée par le monde. La question est complexe, car l’invention de termes nouveaux continue et à chaque situation nouvelle, l’homme a besoin d’un terme ou d’un concept adéquat. Le langage est ainsi considéré comme une dimension ontologique qui exprime le « dévoilement », ce qui suppose que chaque dévoilement ou chaque découverte nécessite ses propres concepts. Cette capacité s’applique à tout ce qui traduit la vie de tous les jours, le travail, les déplacements, la manipulation et la transformation des choses… Tout ce qui se rapporte aux possibilités de préoccupation de l’homme. La préoccupation, un autre terme sur lequel Heidegger revient souvent pour exprimer l’intérêt du Dasein pour les choses, sa façon de penser ou réfléchir les étants, c’est même un processus de réflexion autour de toutes les façons possibles d’appréhender le monde. C’est cela même qu’on appelle «le souci » 3. L’homme vit dans le monde une vie concrète, active et aux préoccupations simples, c’est la mondéité ou la mondanéité. La même préoccupation lui permet d’expérimenter tous les jours des choses ordinaires et répétitives, elle peut aussi le mener à dépasser cet état pour parvenir au dévoilement. Ce sont deux aspects de sa vie qui peuvent être concomitants et difficiles à distinguer, ils sont interdépendants et se déterminent par l’activité que l’homme pratique dans le monde. En définitive, sa constitution comme un tout unitaire est complexe. Sans intermédiaire, en partant de sa réflexion ordinaire, il peut parvenir à réfléchir les choses au lieu de les subir et s’interroger sur le monde, la « mondéité » ou la « mondanéité ». 1 - Ibid. 2 - Ibid. 3 - Ibid. p. 240-246. 243 La relation de l’homme au monde a toujours posé problème en philosophie, même si elle est à chaque fois exprimée différemment, car la notion de monde a considérablement évolué à travers le temps. Dans le sens lexical, la notion de « monde » vient à l’origine du latin mundus et signifie ce qui est arrangé, net, pur et par extension, la terre et même l'univers. Ce sens d’organisation, on le retrouve dans les termes de cosmos ou logos. Mais la notion de mondéité est un terme récent et peu commun, probablement mis en évidence par Heidegger lui-même pour permettre au Dasein de se mouvoir dans toute la dynamique qui entoure le monde et saisir les phénomènes qu’il comprend. Dans son usage, elle exprime aussi l’essence du monde dans ce qui fait son unité. Pour l’homme, elle est complétée par l’état d’être-au-monde que Heidegger propose, car c'est à travers les manières d'être du Dasein que le phénomène du monde apparaît et non à travers les propriétés objectives des choses qui le peuple et le constituent. C’est ce qui a manqué à l’ontologie traditionnelle qui partait de l’interprétation d’un monde naturel pour parvenir à l’être-au-monde au lieu du contraire, négligeant le fait que la nature, même si elle regroupe un certain nombre d’étants, fait elle-même partie du monde. L’ontologie traditionnelle était dans une impasse. Pour ne pas tomber dans les mêmes erreurs, le philosophe prend plusieurs précautions pour arriver au phénomène de la mondéité, en partant de l’être-au-monde. Il propose un point de départ phénoménal, pour ne pas risquer de franchir le monde d’un saut, car ce n’est pas un simple concept, c’est le contenu d’éléments interactifs mais distincts. L’autre argument qui pousse Heidegger à ne pas accepter la conception traditionnelle du monde immédiat ou le monde ambiant, telle qu’elle a été présentée dans la philosophie classique, est la notion « à l’entour » qui signifie la spatialité, et qui exprime une relation privilégiée entre le Dasein et le monde. « A l’entour » cerne le rôle de l’homme dans le monde qui ne se limite pas à une existence parmi les objets. Plus que ça, il réalise que les choses et les espaces qui tournent autour lui et s’interpénètrent s’offrent à son utilisation. La mondéité et l’« à l’entour » lui donne tout son sens d’être-au-monde. Le monde est le lieu où il se réalise et réalise son humanité qui est l’égale de sa mondéité. C’est une conception originale, car le monde était jusque-là conçu par une déduction logique, indépendamment de l’homme qui en fait pourtant sa préoccupation. Pour 244 Descartes par exemple, l’être véritable du monde est une chose étendue dans un espace mathématique1. Alors que pour Husserl, la crise que vivent les sciences et la philosophie ne peut être vaincue que par la redécouverte de la subjectivité transcendantale de l'individu, qui est elle-même un retour au «monde vécu», qui désigne le monde concret et le quotidien dans lequel les significations culturelles sont vécues immédiatement2. Globalement, c’est en cherchant à redonner du sens aux phénomènes de la vie et l’essence de la vie, en les dégageant des courants traditionnels, que Heidegger a rencontré le phénomène du monde, car la vie n’a lieu que dans un monde. Il comprend que l’homme n'existe que dans la mesure où le monde s’ouvre à lui, devenant l'objet même de sa préoccupation. Cet avis n’est cependant pas figé, car chez lui aussi le concept de monde va évoluer, alors qu’il était dans Sein und Zeit centré sur le Dasein, il deviendra dans Lettre sur l'humanisme l’éclaircie de l'être au sein duquel l'homme peut émerger et se réaliser. Pour compléter la relation particulière du Dasein au monde, Heidegger fait appel aux termes « ouverture », « ouvert » ou encore « horizon », expliquant que le monde s’ouvre à lui parce qu’il en a fait sa préoccupation et son objectif. La découverte du monde est la perspective qui donne à l’homme la possibilité d’une relation perpétuelle avec tous les étants3. Mais même s’il est constamment ouvert, l’homme ne peut le concevoir dans sa totalité, car il dispose d’une pluralité de sens qui ne peuvent être découverts d’un coup4. Il est donc tenu de les découvrir graduellement, pour parvenir à un sens qui n’est pas la somme de tous les sens, et qui est en perpétuel changement. La connaissance d’un étant dans le monde suppose l’être de cet étant, vu dans sa nature et sa fonctionnalité. C’est le passage de l’ontique à l’ontologique qui n’est ni totalement acquis ni définitif. La connaissance ontique est une relation simple qui s’établit entre le Dasein et le monde, avec des particularités qui risquent de voiler la vérité d’être-au-monde. Ce qui veut dire que le quotidien, avec tous ses préjugés, empêche l’homme de pénétrer librement le monde de la connaissance nécessaire en le restreignant à l’explication 1 - Jean Greisch : Ontologie et temporalité : Esquisse d'une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Épiméthée-PUF, 1994, p. 143-147. 2 - Ibid. 3 - Martin heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 116. 4 - Marlène Zarader : Heidegger et les paroles de l'origine, Paris, Vrin, 2012, p. 156. 245 courante existante. Mais Heidegger fait appel au terme « connaître » spécifique à l’êtreau-monde, qui permet de dépasser l’interprétation courante ou quotidienne. C’est un niveau de connaissance que l’homme peut atteindre par le dépassement et la transcendance de la perception ontique du monde dans sa relation sujet – objet. La connaissance en soi tend déjà vers le dévoilement. Plus précisément, la connaissance ontique porte sur les besoins de l’homme aux choses alors que la connaissance ontologique dépasse les attentes pour aller vers la réflexion, proprement dit. C’est cela l’acte de « connaitre1 ». « Connaître » est un acte phénoménal propre au Dasein, un acte pensé tout comme le fait de « prendre conscience du monde », se rapprochant ainsi de la structure existentiale. En plus d’occuper une place dans le monde, au même titre que tous les étants, le Dasein vit un état d’« être-déjà-après-le-monde » qui lui donne une dimension consciente et interrogative de vouloir connaitre ce qui l’entoure. Il est préoccupé, accaparé, tout ce qui fait que la connaissance devient possible. Même en s’arrêtant de fabriquer, de manier les objets et de travailler, la préoccupation reste pour lui le mode d’être qui détermine son rapport au monde. La connaissance est une action continue de son être intérieur qui est dans le besoin constant de comprendre et d’interpréter le monde. Cela consiste à décrire le monde en tant que phénomène et en tant que moment et non en tant qu’objet. Pour cela, Heidegger introduit la notion de « temps vécu » pour introduire le temps comme nécessaire à la connaissance des choses qui composent le monde, pour faire la lumière sur l’être que constituent tous les étants à l’intérieur du monde composé de choses naturelles pourvues de valeur2. La notion de valeur est symptomatique, elle identifie la façon ou le degré ou le niveau dont le Dasein tient aux choses. Toutes les choses de la nature comportent une substance ou une substantialité qui détermine la valeur qu’elles ont en fonction de leur utilité. Heidegger fait appel à une terminologie peu philosophique pour exprimer cette valorisation des choses. Il parle de commercialisation, de commerce (Umgang), de publicité, d’outils ou ustensiles. En fonction de ses préoccupations et ses attentes, le Dasein va charger de valeur les outils qui peuplent son quotidien, où chaque chose est commercialisable. 1 - Ibid. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 98. 246 L’emploi du mot « valeur » n’est pas éthique. C’est, au sens propre, le prix des choses utilisées. Mais Heidegger, toujours fidèle à sa méthode, s’interroge sur son origine et son apport ontologique. Il appelle la chose utilisée l’util, c'est-à-dire un outil ou un ustensile, un usuel : la plume est un util pour écrire. Puis il s’interroge sur la fonctionnalité en soi. On connaît l’util qu’est le marteau mais c’est la valeur du coup de marteau qui importe et définit son utilité et sa fonctionnalité, ce qu’il appelle le « faitpour ». Le rapport que nous avons avec l’objet (le commerce avec l’util), se détermine par son utilité et la multiplicabilité de son utilisation ou de ses « faits pour ». Un outil peut servir à plusieurs opérations d’utilités différentes : un marteau peut servir à fixer une étagère ou pour casser un objet. Chaque opération a sa valeur et ses objets annexes : fabriquer des chaussures nécessite un marteau, du cuir, des clous et autres objets. Mais chacun de ses objets pris séparément peut servir à plusieurs autres opérations. Pour les Grecs anciens aussi, les choses étaient définies par leur usage, elles ont un sens sombre et l’objet est moins visé que son utilité (util-ité) et sa fonctionnalité. Heidegger est fidèle à ces explications pratiques des actes du Dasein pour rester concret et garantir la compréhension des choses. Ce qui n’exclut pas l’approche théorique que représente la réflexion. Tout besoin génère une réflexion autour du monde ambiant permettant de dévoiler ses éléments 1 . Le dénominateur commun de la pensée de l’homme est défini par l’usager ou l’utilisateur du produit fini, car ce sont les attentes qui motivent le fabricant préoccupent, ayant à l’esprit le confort, le mode d’utilisation, la date limite, l’emballage… L’adaptation du philosophe au monde moderne exige de lui d’inclure toutes ces dimensions commerciales, consommatrices et pratiques dans sa réflexion. Ce qui remet à chaque fois en cause la notion de travail en redéfinissant la relation de l’homme à l’objet. Heidegger ne présente pas de polémique sur la philosophie du travail, sur le modèle de Marx ou de Hegel. Il en parle simplement, parce qu’il-y-a produit, et l’action permet au Dasein de dévoiler toujours un peu plus le monde ambiant par la transformation et l’utilisabilité de chaque étant du monde. 1 - Heidegger s’étale longuement sur les exemples de la vie pratique, autant les phénomènes naturels comme le Rhin ou la forêt noire que les objets fabriqués comme la table ou la salle de cours, ou encore les produits innovants comme l’électricité ou les clignotants qui étaient à l’époque des flèches d’indication collées aux véhicules. Il parle aussi de la multiplication des utilisations de chaque objet, voulant montrer surtout que la philosophie ne se fait pas ex-nihilo, et que la façon dont la vie évolue influe sur le mode de philosopher. 247 Il fait cependant appel à d’autres notions pour expliquer cette relation au monde comme l’«être-intramondain1» qui exprime la profondeur de cette relation où le Dasein plonge au sein du monde pour découvrir l’util en lui. Ce qui montre que le fait phénoménologique et le fait ontologique sont autrement plus importants dans le rapport de l’homme à la matière qu’une simple transformation de cette matière en objet fonctionnel répondant à des besoins. L’homme pénètre la matière, réfléchit sa transformation, son utilisation et les conséquences de son acte. L’être-au-monde est harmonieusement dans un monde, de façon organisée selon les anciens, et il l’exprime dans un langage structuré, plus ou moins complexe, qui varie d’un groupe à l’autre. En plus de la préoccupation et de l’action, Heidegger parle du langage qui traduit un comportement qui contribue à cerner la relation de l’homme au monde. C’est un ensemble de codes et de signes qui facilitent la vie en communauté et créent de l’intériorité, symbolisent et régulent la vie de tous les jours. En partageant des signes, une affinité s’installe entre communautés, des liens intra-communautaires mais aussi des différentiations et des échanges répondant à d’autres préoccupations spécifiques. Tout cela fait circuler les choses, rencontrant continuellement les objets d’utilité 2 . Chaque création nouvelle ou réorientation d’utils existants nécessite un ou plusieurs signes. Bien sûr, la notion de signe fait débat : s’il est déjà connu, inutile de le créer, s’il s’agit d’en faire un usage différent, comment distinguer le premier usage du second ? S’il n’est pas connu, à partir de quoi faut-il le créer ? Comment lui donner un aspect conforme au sens et à l’objet qu’il doit représenter ? Ce sont des interrogations qui restent vivantes dans le monde de la linguistique. Mais cet aspect n’a pas préoccupé Heidegger dans Sein und Zeit. Il reviendra plus tard à la question du langage mais dans une optique différente. Après avoir cerné la notion d’util et conforté le Dasein comme être-au-monde dans sa relation avec tout ce qui est intérieur au monde, il en arrive au « phénomène du monde». Une relation invisible entre le Dasein et le monde, plus importante et plus profonde qu’une simple relation entre l’homme et les choses, que les problèmes du quotidien voilent en cachant le sens du monde en soi. Pour exprimer cette préoccupation du quotidien qui entrave la réflexion profonde sur le sens et empêche la pensée de 1 - Martin Heidegger : Lettres sur l’humanisme, p. 117. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 33. 248 s’épanouir, le philosophe use d’une terminologie peu philosophique comme la « surprenance », l’«importunance » ou la « récalcitrance ». Il fait aussi appel à la «l’ouvertude » ou encore «la décloiseté», pour dépasser l’utilité de l’objet ou la relation de cause à effet et installer le Dasein dans une relation ontologique. Ce sont des termes qui ouvrent le monde à l’homme, déterminent le pourquoi de l’ustensibilité de la chose et la projettent dans l’avenir. Il appelle ça « la conjointure »1. La conjointure interroge le monde sur toutes les choses qui s’y trouvent, y compris le Dasein, avec des relations multiples qui s’apparentent dans leur sens, leur cause, leur extension dans l’espace, leur étendue dans le temps, elle s’exprime par une multitude de mouvements pour tendre vers un objectif global qui régit ce foisonnement et contribue au fonctionnement dans le monde. L’extension retient un moment l’attention de Heidegger, sous sa forme latine. « Extensio et substance » sont des termes que Descartes a utilisés pour fonder l’ego cogito dans l’ontologie classique. Mais leur sens ne suffit pas au mouvement dont Heidegger investit la relation de l’homme au monde. Il fait alors appel à la dialectique pour expliquer ce qui sous-tend cette relation multiple dynamique et incessante de l’homme parmi les étants, influençant son pouvoir agir2. Il ne s’attardera pas plus, mais il faut dire que Descartes lui-même se confond sur l’utilisation de substance puisqu’il la prend tantôt au sens d’étant tantôt comme l’être de l’étant. Heidegger profite cependant de la notion de substance pour montrer l’importance de l’extension de chaque objet au monde, c’est ce qui sert à délimiter et distinguer les objets par leurs attributs. La longueur, la largeur, la profondeur, l’étendue constituent l’être propre de la substance corporelle que nous nommons le monde3. La dureté, le poids, la couleur peuvent être ôtées de la matière, elle n’en demeure pas moins matière que les sens de l’homme reconnaissent. C’est ce qui caractérise la substantialité de la substance, un étant qui n’a besoin de rien d’autre pour être. Descartes utilise de façon confondue les termes « substance » et « étant », qu’il applique même à Dieu, il parle de l’ens perfectissimum, un attribut de Dieu qui justifie l’absence de besoin, en opposition à l’ens creatum, un étant créé qui a des besoins. Seule la chose créée comporte deux substances « l’esprit » 1 - Ibid. 2 - Ibid. p. 48. 3 - «Principia», I, n° 53, p. 25, vol. VIII, in : Sein und Zeit : p. 129. 249 et « le corps ». Il esquive la question originelle de l’être, en disant que « l’être même ne nous affecte pas, c’est pourquoi il ne peut être perçu. Ce n’est pas un prédicat réel 1». Kant n’ira pas plus loin, il considère que la question de l’être est définitivement consommée parce que l’être n’est pas accessible. « Une chose corporelle peut, tout en gardant son étendue globale, modifier autant de fois qu’on voudra la répartition de celle-ci selon les différentes dimensions et se présenter sous multiples figures comme une seule et même chose2». Mais en répondant à la question de la détermination ontologique du monde, Descartes n’a pas réglé la question du phénomène du monde. Il a amorcé le débat et dépassé la dualité en proposant un triptyque qui distingue entre Dieu, l’homme en tant que « je » et la nature, posant les soubassements qui vont aider Heidegger à aborder le phénomène du monde et identifier l’extension au monde. Heidegger constate que Descartes veut trouver un moyen pour placer la question de l’être dans la durée : « est, à proprement parlé, concerne l’étant qui perdure. Ce qui est accessible en cet étant, en constitue l’être3. » Il explique que Descartes ne fait pas confiance aux sens, leur préférant les mathématiques, mais il a tout de même fait appel aux constatations sensorielles pour déterminer les caractéristiques physiques de l’étant : la dureté par exemple est un moyen d’évaluer le taux d’occupation de l’espace d’un étant et sa résistance au mouvement4. Une simple l’orientation ontologique de principe, car pour lui, les sens n’envoient aucun renseignement sur l’étant en son être et ne sont nullement un canal fiable pour parvenir à l’être. En utilisant les mathématiques pour placer la question de l’être dans la durée, Descartes a permis de jeter les bases d’une nouvelle possibilité de penser la nature matérielle de l’être de l’étant au niveau ontologique, en plus de la reconnaissance même implicite des sens. Ce qui a donné un nouveau souffle à l’ontologie et lui a permis de durer encore. C’est ce qui a motivé Heidegger dans son retour à la question de départ : « depuis que Parménide a franchi les limites de la pensée pour poser la question de l’être, c’est le 1 - « Principia », I, n° 53, p. 25, vol. VIII ; in : Sein und Zeit: p. 133. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 129. 3 - Ibid. p. 129. 4 - « Principia », II, n° 3, p. 41, vol. VIII ; in : Sein und Zeit : p. 136. 250 même questionnement qui est réitéré sans cesse, c’est toujours l’étant qui est dans la nature qui prend la place capitale et qui est évalué, alors que l’être reste en retrait1. » Mais le phénomène du monde reste difficile d’accès tant que la détermination de la question de l’espace n’a pas été tranchée. L’homme est un être-au-monde qui vit dans un environnement, dans un « à-l’entour » d’étants qui occupent, comme lui, des espaces, et son être intérieur donne un sens à l’espace et au temps. L’espace est ce qui définit l’occupation de la chose dans le monde ambiant, à proximité du Dasein. La place, qui se définit par « là », « à », ou « en face », détermine la proximité de l’util, sa direction et son utilité par son occupation d’un intérieur. En plus d’« à l’entour » qui définit le monde ambiant et immédiat du Dasein, signifiant sa spatialité, Heidegger fait appel au terme « entourance », peu commun, qui vient aussi « des alentours de » pour dire l’espace occupé par un util, son environnement et sa proximité en fonction de l’importance de son utilisabilité. Pour préciser la proximité du Dasein, appelé aussi l’être-dans-l’espace, aux utils et montrer sa spatialité, il utilise le terme de dé-loignement et d’aiguillage. Déloigner veut dire abolir le lointain, car le Dasein rapproche de lui tous les étants en affectant à chacun une fonction. Aiguiller est le besoin de rendre utile un objet, lui indiquer sa mission, définir sa direction, cerner son utilité et l’affecter. De cet aiguillage naissent les directions, à gauche et à droite, qui font partie de l’espace. Le dé-loignement et l’aiguillage sont des caractères objectifs constitutifs qui concernent la spatialité du Dasein, le seul à assumer, concevoir et réaliser sa rencontre avec le monde et la fructifier par son impact direct ou indirect sur les choses et produire. Cette rencontre s’exprime dans le travail. L’installation signifie le fait de poser des objets dans des lieux précis pour revenir dessus et les transformer. Ainsi, en étant spatial, le Dasein spatialise le monde et organise les alentours pour en faire un ensemble articulé de choses étendues dans l’espace qui serviront d’une façon ou d’une autre à tout ce qui vit, notamment l’homme. Ses objets qui vont servir d’extension à ses membres, garantiront aussi l’extension de sa liberté. 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 140. 251 Le Dasein avec tous ses noms utilise le monde avec tous ses constituants. Il profite ainsi des utilisables, toutes sortes d’étants dans leur coexistence. La mondanéité, ancrée dans l’existentialité du Dasein, est la possibilité pour l’homme de comprendre les signes que lui envoient tous ces constituants du monde et qui lui serviront à se réaliser et se libérer. En tant qu’être-au, il est essentiellement à dessein des autres, il va vers les étants et les transforme pour améliorer sa condition, parce que le monde reste comme il est et les étants là où ils sont. Ce faisant, il découvre sa mondéité qui transforme le monde en source de découverte et de lumière qui le rapproche de l’être. II. La parole et l’expression de l’être intérieur du Dasein Le chemin est long pour parvenir à la source de lumière qui éclaire l’être. L’homme vit ordinairement et le plus souvent en communauté où priment les règles de bien saillance et le point de vue de la majorité. Certes, dans tous les cas, il apprivoise l’espace et exploite les atouts du monde, mais c’est d’abord par obligation, ensuite pour son confort et son bien-être matériel. Ce rapport au quotidien, Heidegger l’exprime globalement par le « on » auquel le Dasein s’identifie le plus. Mais il se distingue aussi des autres étants dans son rapport au monde, car il est le seul étant qui peut dire « je », un sujet à la première personne dont il se réclame chaque fois face à un milieu qui comporte tous les autres étants, en plus des traditions, des acquis sociaux et beaucoup de contraintes qui lui imposent des comportements, des idées et des convictions. C’est l’individuation, la première et la plus importante étape dans la réalisation de soi que chaque individu vit, quelle que soit sa situation. Beaucoup de travaux sont menés autour du « je », plusieurs disciplines scientifiques et plusieurs philosophies en parlent. Pour cela, Heidegger propose de le reprendre à la source, au-delà des explications diverses, pour permettre un accès direct et autonome au problème. Pour l’analytique existentiale, le « je » constitue en permanence sa propre découverte. C’est le « je », qui distingue le Dasein des autres individus et l’élève aux 252 termes d’«être-au-monde ». Heidegger cite William von Humboldt qui fait le lien entre le Dasein de l’espace exprimé, en établissant le rapport entre les pronoms personnels et les adverbes de lieu. Il parle de la correspondance entre « je » et « ici », « tu » et « là », « il » et « là-bas »1, démontrant que les lieux sont des caractères de spatialité originale pour définir l’emplacement du Dasein. Il puise ainsi dans la grammaire un complément d’informations pour aider à expliciter l’appartenance à l’espace. En guise de définition, « je » permet d’identifier le Dasein par rapport aux autres individus. Eux aussi sont des existentiaux avec qui il partage le monde commun (Mitwelt), un monde de coexistence (Mit Dasein), alors que les choses sont des catégories 2 . La rencontre avec les autres se définit par des actions immédiates, élémentaires et parfois inconscientes, une coexistence au sein du monde ambiant qui ne se laisse pas deviner à l’origine. En effet, plus qu’un simple « être-au-monde » le Dasein est un « être-avec » qui suppose naturellement la présence des autres. Heidegger montre cette coexistence à travers des exemples concrets dans des lieux où se fait la rencontre et où le Dasein a ses repères, comme le travail, le quartier ou le magasin. Ces rencontres ont bien sûr un impact sur la psychologie de l’individu, le fait d’être bien ou ne pas être bien en découle. Pendant ses cours, Heidegger passait énormément de temps à analyser, dans le détail, le comportement de l’individu en société, au travail, dans le milieu familial, les rapports sociaux, les rapports professionnels favorables et défavorables… Il explique dans Sein und Zeit que pour le Dasein tout rapport est un souci mutuel qui se développe à partir de « l’être-avec primitif », que présente l’homme dans ses rapports élémentaires. Ce rapport inné et naturel est le seul qui va de Dasein à Dasein exprimant une relation sincèrement humaine que Heidegger qualifie d’intropathie3. Même si une personne est introspective, aime s’isoler, travaille seule, ne va pas vers les autres par timidité ou par amour de la solitude, cela n’exclut pas son besoin naturel des autres. Le Dasein est dans un rapport multiple aux autres, il rencontre ceux qui sont autour de lui, partage leurs préoccupations au sein du monde ambiant et coexiste, de telle sorte que le regard porté sur la coexistence revêt une portée ontologique. Mais le souci de la différence entre lui 1 - William von Humboldt : Les œuvres complètes, Berlin, Académie prussienne des sciences, T. VI, 1 section, p. 304-330, in : Sein und Zeit, p. 161. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 161. 3 - Ibid. 167. ère 253 et les autres reste sous-jacent et s’exprime dans la distantialité, montrant un Dasein qui veut se positionner par rapport aux autres dans un souci de compétition1 ou de désir de la différence. Cette distantialité inhérente à l’être-avec montre que le Dasein se trouve d’abord sous l’emprise des autres, même s’il veut être différent. Cette emprise se remarque si peu parfois, au point que certains la reprennent à leur compte et se l’approprient, mais elle peut être chez ceux qui ont un caractère singulier ou original très handicapante, voire aliénante. « Les autres », « l’être-avec », « l’être-en-compagnie »… sont des termes associés à des situations qui préoccupent le Dasein, quoi que souvent, il les intègre et les laisse se fondre en lui. Heidegger regroupe tous ces composants sous l’appellation du « on» ou le « on-quotidien » qui accapare le monde ambiant du Dasein de façon imperceptible. Au sein du « on » le Dasein vit, s’amuse, s’occupe et travaille. Il compare le « on » à un dictateur qui lui prend tous ses désirs et ses tendances à être ou à faire quelque chose. Il parle de « l’être-dans-la-moyenne » qui représente la généralité des gens, ceux qui se ressemblent et s’apprécient, ceux qui s’inscrivent dans les limites jugées convenables, au détriment des quelques individus qu’on déprécie comme les singuliers, les originaux, les aventuriers… Dans les faits, le « on » se base sur le jugement des autres pour pousser tout homme à être ordinaire, comme les autres, dans un monde sans secret, où règne la conformité, révélant ainsi un Dasein dont les possibilités sont à l’égal de tous les autres. Pour Heidegger, les caractères d’être du « on-quotidien » sont la distantialité, l’êtredans-la-moyenne, l’égalisation, la publicité, la dispense d’être et la prévenance. C’est en cela que l’homme trouve sa constance immédiate 2 . Il souligne que le « on » ne sera jamais un sujet universel, même si sa présence est partout, car son rôle est d’être local pour agir au plus près de chaque individu, sans pour autant être consacré à un seul cas. C’est ce qui distingue une communauté d’une autre communauté. Cet impact de l’environnement sur le Dasein est d’une importance capitale, le « on » définit proprement ce que chaque individu veut être, ce qu’il veut faire de sa vie, il l’oriente et donne un sens à sa réussite ou à son échec. Heidegger fait intervenir des éléments pratiques du monde moderne pour montrer le poids du « on ». Il parle de la 1 - Ibid. p. 168. 2 - Ibid. p. 171. 254 publicité qui s’étend et augmente la « dictature du on », elle atteint tous les foyers et favorise la société de consommation devenant ainsi source de vérité1. Ce qui caractérise le « on » est l’irresponsabilité, ce qui le rend dangereusement influent, puisque personne ne se cache derrière pour se porter garant des conséquences, alors que chacun se sent directement interpelé sans se l’approprier vraiment. Partout présent, il est sollicité pour toute forme de décision. Plus il s’étale sous les yeux, plus il est insaisissable, tout en étant le sujet le plus réel de la quotidienneté. Le « on », qui se porte au-devant de chaque décision, décharge à chaque fois le Dasein de sa responsabilité dans sa quotidienneté et rend « personne » responsable de chaque acte quotidien. Après avoir mis en évidence les défaillances du quotidien, par un excès de dévaluation du « on », Heidegger va essayer de lui redonner ses lettres de noblesse et rehausser sa dignité. D’abord, le « on » est intimement présent dans la vie de chaque individu et depuis toujours. C’est un phénomène original qui appartient à la constitution même du Dasein2 qui se situe dans la phase intermédiaire pour la réalisation du Dasein. En effet, le Dasein est jeté dans le monde commun tel qu’il se présente en moyenne, dans les limites du « on », c’est lui qui lui apprend de quoi le monde se compose. C’est donc sa première école et c’est dans son état de dispersion que le Dasein commence à s’interroger, s’inquiéter, s’angoisser, se préoccuper, se retrouver et se prendre en main. La réflexion n’a lieu que parce que le Dasein rencontre le « on » et tente de s’en démarquer. Heidegger utilise les termes de « soi-même », de « Dasein-quotidien » et de « nous-on » pour renforcer l’influence du « on » sur laquelle il va asseoir une réflexion individuelle. Le « nous-on » commence à chercher les signes de renvoi des éléments pour les dissocier et les reconstruire selon sa compréhension, ce qui permet l’immersion dans le monde ambiant. C’est ainsi que l’être-au-monde va passer du « nous-on » au « moi-je » ou simplement au « je suis », que chacun de nous a tendance à employer au quotidien, qui est le début de la construction de l’expression du « moi ». 1 - Ce genre de détails fait de Heidegger un visionnaire, quand on voit l’ampleur que la publicité occupe dans la communication du monde. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 173. 255 Il est vrai que le Dasein demeure, la plupart du temps, rattaché au « on ». Mais quel que soit le poids de l’aliénation ou sa forme, il y a toujours une tentative de se libérer pour devenir soi-même, car se libérer de l’impact du « on » n’est pas un état d’exception où le Dasein et le « on » se dissocient. Il s’agit d’une évolution régulière plus ou moins lente, plus ou moins profonde, plus ou moins prononcée, une modification d’un état existentiel du « on » vers un état existential essentiel par la confirmation du « je », où le soi-même, que Heidegger appelle la « mêmeté », se dégageant de la multiplicité du vécu pour accéder à l’identité du « je »1. Autrement dit, c’est à partir des faits quotidiens qu’il rejette progressivement et au fil de sa vie, que le Dasein arrive à se construire sa propre personnalité par la connaissance des choses, ce qui lui permet de dépasser les problèmes de tous les jours et tendre vers des questions plus globales, et pourquoi pas la question de l’être. Le Dasein ne perd pas de vue sa quotidienneté, car la pensée élaborée ne consiste pas à ignorer les problèmes de ce monde et s’inquiéter des questions abstraites. Il se rapproche des réponses à ses questions, tout en reconsidérant le « on-quotidien » et en le valorisant, car c’est dans le quotidien que la réflexion sur les existentiaux prend naissance. « L’ouvertude », qui est une ouverture à dimension ontologique, permet à chacun d’accéder au Dasein véritable avec des niveaux de conscience variables, car tous les individus peuvent se poser des questions sur la façon dont les choses se font, mais les manières possibles de dépasser la réflexion du quotidien pour une pensée plus proche de la vérité n’est pas équitable. Rappelons que le Dasein ne fait qu’un avec le « on » qui le tient, il est en son pouvoir. En tant qu’être-au-monde, c’est d’abord un « être-jeté » dans les problèmes de tous les jours, ce sont les besoins, les envies et l’image extérieure ou la publicité qui le préoccupent, le poussent à s’interroger et lui proposent des solutions spécifiques 2 . En prenant en compte ces solutions, en les réfléchissant autrement et en les réinterrogeant, il peut aspirer à l’authenticité. Après avoir redonné le respect qui se doit au « on-quotidien » parce qu’aucun Dasein ne peut évoluer en absence de la base du commun, Heidegger va utiliser la parole pour revaloriser le « on dit » en particulier, car en bon pédagogue et en homme de plume, il 1 - Ibid. 2 - Ibid. p. 214. 256 ne peut se taire sur les faiblesses de la langue parlée ou écrite. Il commence par mettre en exergue la parole et la communication que le Dasein quotidien utilise pour exprimer sa façon d’entendre et d’expliciter sa coexistence en tant qu’être-avec et en tant qu’êtreau… qui est toujours en jeu. La parole sert à exprimer et à communiquer parce que les choses se définissent avec des mots. Gadamer disait : « Il n’y a pas de chose là où manque le mot1 ». Elle est utilisée par le parlant qui n’est autre que l’être-dans-la-moyenne sur quoi tous les individus sont relativement d’accord, sans qu’ils l’aient proprement inventée. C’est dans cette parole commune à tous et cette préoccupation commune que se meut l’êtreen-compagnie. Mais la façon de parler change en fonction des changements qui touchent la vie quotidienne de la société et évolue d’un milieu à l’autre, d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre. Heidegger explique que le parlé authentique a perdu du terrain, il est envahi par le discours oral et les redites des « on dit » et des « ça se dit » qui tiennent lieu d’authenticité et de véridicité. Ce qui réduit terriblement le bien fondé du discours. Ces imprécisions ont gagné les textes écrits par les expressions « c’est écrit » ou « il est écrit que». Alors que l’écrit doit être fondé sur des fouilles scrupuleuses jusqu’à la source, pour le distinguer du « ouï-dire ». Cette détérioration est causée par l’ignorance2. Les « on dit » sont aussi une façon neutre de dire les choses qui rejette l’appropriation, afin de se protéger contre l’échec. Certes, nul ne peut se soustraire à la vulgarisation publique qui prédestine la personne à cette façon commune de voir le monde, car il n’existe pas de Dasein vierge face à un monde en soi, à découvrir de façon neutre. Même si tout Dasein a existentialement et ontologiquement ses racines, il en est souvent coupé tout comme il est coupé des rapports d’être primitifs originaux en tant que quelqu’un qui vit dans un monde et un environnement présent. Mais d’autres constituants lui permettent de compenser cet isolement. La parole est un déterminant qui accompagne la pensée de l’homme et sa principale distinction par rapport au reste du monde, un existential fondamental qui permet à l’être-au-monde d’élaborer une communication sur son environnement, conduisant aux concepts du dire, du parler, de la langue et du signe. C’est un existential 1 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 35. 2 - Ibid. 214. 257 cooriginal, à l’instar de « la disponibilité », de « l’entendre », ou encore de l’intelligence qui est articulée par elle. C’est un apriori qui est à la base de l’explicitation et de l’énoncé, alors que l’intelligence est à base du sens qui est lui-même exprimé par la parole. La communication de l’homme est un enchainement de paroles et de sens articulés qui constituent un complexe signifiant. La parole s’articule sur tout ce qui est. La complexité du monde en tant que telle, le Dasein lui-même et son intelligence comprise en tant que telle, passe par les mots. Il n’existe pas de choses qui ne portent pas de signifiant, tout comme il n’existe pas de mots qui ne répondent pas à un signifié. La parole est constitutive du Dasein dans son existence. Pour cerner le paysage lexical de la parole, Heidegger introduit les notions de langue et d’expression. La langue est l’extériorisation orale de la parole. L’écoute et le silence sont des possibilités de la langue parlée, car écouter c’est permettre à l’autre de parler tout comme se taire est une abstention de la parole. Ce sont là deux phénomènes qui éclairent la fonction de la parole pour exprimer l’existence. L’intelligence de l’être-au-monde est un enchaînement et une construction qui se fait dans et par le « parler» pour donner du sens à ce qui le préoccupe de ce qui l’entoure, car parler c’est toujours « parler sur…» et à quelqu’un ou quelque chose. La parole est une communication qui porte sur un thème et se soumet à des règles de grammaire spécifiques, ce n’est pas un flot d’impressions inutiles, d’opinions toute faites ou de banalités vécues, c’est la mise en commun d’une disponibilité partagée et de l’entente que comporte l’être-avec1. Toute parole qui communique sur quelque chose est une expression. L’ex-pression suppose que quelque chose est mis hors de…, le fait de mettre en dehors, ou de faire sortir quelque chose de… est une extériorisation d’une réalité interne à quelque chose ou une réalité cachée. Le Dasein est un être intérieur qui extériorise une vérité sur le monde ou sur lui-même en utilisant la parole, orale ou écrite. « Parler sur quelque chose », c’est prononcer, avec des paroles explicites, des moments constitutifs qui expriment un message oral ou écrit2. 1 - Ibid. p. 208. 2 - Ces éléments constituent le creuset des formations modernes notamment en Management de la Communication en entreprise qui a pour effet de changer les rapports avec la hiérarchie, et pas uniquement. 258 Mais plus qu’un simple fait d’extériorisation d’un état intérieur au monde ou au Dasein lui-même, Heidegger attribue à la langue une essence qui assemble utilement l’expression, la symbolique, l’énoncé et les sentiments, en plus des liens de familiarité qui unissent la parole à l’entendre, à l’intelligence et bien sûr à l’écoute constitutive de la parole. Pouvoir-écouter, s’intéresser à l’autre, tendre l’oreille, entendre ce qui est dit par un auteur, est le premier caractère existential du Dasein 1 . La parole est le soubassement ontologique existentiel de la langue et un caractère existential du Dasein. Mais le fait de se taire est aussi un acte de parole intentionnel, car le silence est une autre possibilité essentielle de la parole. Par le silence, on permet d’abord aux autres de parler et on écoute pour signifier notre intérêt, comme on peut exprimer le rejet d’une discussion inintelligente ou dépourvue de sens. Heidegger rappelle que la dialectique ou l’herméneutique se base essentiellement sur la parole qui définit l’homme comme animal rationnel c'est-à-dire qui s’exprime 2 , quelqu’un qui a la capacité de dévoiler le monde et se dévoiler lui-même. Les Grecs n’avaient pas de mot pour dire langue, il n’y avait que la parole, mais le logos est vu comme le fil conducteur pour construire l’énoncé 3, les formes et les éléments de la parole. Par la langue, l’être-au-monde se fait connaître et par la parole, le Dasein exprime le monde qui l’entoure. Ce sont les premiers éléments qui fondent l’humain. Mais ce n’est pas si simple : ce thème de la linguistique, de la littérature et de la psychologie reste flou pour la philosophie. Sein und Zeit n’ouvre pas plus de débats sur les spécificités de l’être de la langue. Après la parole, Heidegger met en exergue l’expérience des sens qui représentent le canal de la connaissance et propose à l’homme son premier contact direct avec les étants dans le monde. Même si d’après Descartes, les sens ne sont pas toujours dignes de confiance, ce sont tout de même eux qui rendent possibles les caractéristiques de la 1 - Cette déclaration a donné naissance à des écoles contradictoires en psychologie, notamment en psychopédagogie, qui seront à l’origine de systèmes scolaires déterminants. En phénoménologie, « l’écoute » est plus globale et plus phénoménale que la « perception » qui fera le thème de la psychologie moderne (étude des sens - ouïe). In : Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.210. 2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 212. 3 - L’énoncé est une des principales lignes directrices de la linguistique d’aujourd’hui. 259 connaissance et de l’apprentissage communes. La curiosité, une de ces caractéristiques, est l’envie du Dasein de voir ou d’aller vers la rencontre du monde perçu 1. Aristote commence le traité de la Métaphysique en disant : « Dans l’être de l’homme réside essentiellement le souci de voir 2 .» C’est ce que Heidegger a appelé la visée ou la clairière 3 , disant que la curiosité peut même être à l’origine de l’investigation scientifique chez le Dasein qui est toujours à la recherche de la vérité de l’être de l’étant. Cette thèse qui constitue le soubassement de la philosophie occidentale remonte à Saint Augustin pour qui « La vue appartient proprement aux yeux. Mais nous employons aussi ce mot pour tout autre sens, pour connaître… L’expérience des sens est vécue comme le plaisir des yeux4.» L’être-au-monde, qui ne fait qu’un avec le monde, est toujours préoccupé par la recherche d’une bonne démarche pour dévoiler les choses qui lui semblent les plus utiles à sa vie, les « utils » ou les « les utilisables ». Même si la préoccupation peut se ralentir ou s’arrêter un temps, le Dasein se crée de nouvelles possibilités pour relancer son désir de découvrir et aspirer à connaître autre chose de ce qui est inconnu. L’inconnu, Heidegger l’appelle le « lointain », il le regarde comme un spectacle qui lui permet de se dégager de ce qui est proche, soit le monde de tous les jours. C’est cette dynamique de proche et de lointain qui accompagne l’être-jeté dans sa découverte du monde que Heidegger nomme la « curiosité ». Cependant, la curiosité qu’il emploie avec l’équivoque a aussi ses failles. Le curieux est d’un caractère instable, il voltige d’un sujet à l’autre, cherche sans cesse la nouveauté et se disperse, souvent sans ambition particulière, il ne s’arrête jamais sur un thème pour le connaitre en profondeur. Il vit tout par rapport au monde ambiant, ne prend pas le temps de contempler les choses, ne sait pas ce qui est accessible de ce qui ne l’est pas, ce qui est audible et ce qui ne l’est pas, ce qui est visible et ce qui ne l’est pas. Il encourage le regard superficiel, engendre des malentendus et étouffe les possibilités du Dasein qui n’aspire pas au lointain, au difficile, au singulier ou à l’original. 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218. 2 - Aristote : Métaphysique, A 1, 980 a 21 ; in - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218. 3 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218. 4 - Saint Augustin : Confessions, I. X. ch. 35 ; in - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218. 260 Cet état où le Dasein quotidien est en proie à la curiosité du « on-dit », absorbé et perdu dans les images passagères, confuses et superficielles du « on », Heidegger le nomme le « dévalement 1 ». L’individu dévale dans un monde impropre de déracinement et d’inauthenticité. L’impropriété, le dévalement et l’inauthenticité ne signifient pas que le Dasein n’est plus un être-au-monde, il n’est pas une déchéance de son monde originel, mais il est tellement accaparé par ce monde et par la coexistence avec les autres dans le « on », qu’il n’arrive pas à émerger, sa déperdition dans le superficiel ne lui laisse pas le temps de penser à ce qui est originel et authentique. Mais même si ces éléments constitutifs du « on » qui sont le dévalement, l’être-jeté, le « on-dit » et la curiosité peuvent à l’origine recouvrir l’être véritable, le Dasein n’arrête pas là le processus de découverte. C’est vrai qu’il lui arrive de penser qu’il connait tout, lorsque le « on-dit » fait lui découvrir son être ententif à l’égard du monde, des autres et de lui-même et la curiosité attire son regard sur les particularités et les singularités 2. En réalité, il connait un peu sur tout, car son attention est éparpillée et son regard prolongé font que « l’être-au » est partout et nulle part à la fois, dans un état impropre de la connaissance. Pour en sortir, le Dasein doit maintenir ou rétablir la relation aux origines en s’interrogeant sur ce qui est véritable et qui consiste à penser la chose, il ne doit pas s’éparpiller et voltiger par-dessus tous les thèmes en même temps, comme il doit éviter la tentation, car le Dasein est curieux alors que l’être-au-monde est en lui-même un tentateur3. Il faut donc raisonner ces deux aspects de l’homme pour pouvoir avancer dans le monde de la découverte. Le problème est qu’avec les « on-dit », l’équivoque, l’illusion d’avoir tout vu et d’avoir tout compris, le Dasein a la prétention de tout savoir et tout avoir, la sécurité, l’authenticité et la plénitude de toutes les possibilités de son être. Dans ce cas, le véritable « entendre » s’éloigne. Ceci tranquillise d’ailleurs le Dasein quotidien, rassure l’être-au-monde et le pousse à dévaler dans une aliénation qui l’enferme toujours un peu plus dans son impropriété jusqu’à ce qu’il s’empêtre lui-même, provoquant à l’intérieur de son être un tourbillon d’enfermement, qui entravera son retour sur le chemin du savoir puisqu’il est convaincu qu’il sait. 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 225. 2 - Ibid. p. 224. 3 - Ibid. p. 224. 261 Pour pouvoir avancer avec le Dasein sur le chemin de la connaissance, il faut d’abord mettre en évidence, sous ses yeux, le dévalement, la tentation, l’aliénation, l’impropriété et la tranquillité apparente. Quand le Dasein réalise qu’il ne sait pas, qu’’il est entouré d’un monde qui lui présente des facilités et de fausses apparences, que la vérité est plus difficile à acquérir que les déclarations de simples « on-dit », son regard commence alors à accrocher les choses, allant vers l’analyse profonde de chacune. A ce niveau, la curiosité se transforme en chemin de connaissance et les caractères d’aliénation en pistes de savoir, lui permettant de mettre en place sa constitution existentiale sur un parterre de phénomènes du monde afin d’aborder l’interprétation de son être pour aller vers l’être en général. Les phénomènes du monde sont toutes les choses qu’il ignore et qu’il est tenu de connaitre parce qu’ils concernent directement l’être. C’est ainsi que ces caractères peuvent devenir des caractères authentiques et ontologiques1. De la simple curiosité à la découverte de l’être, le chemin vers la connaissance est long. On peut considérer que ces étapes d’impropriété sont des tâtonnements qui permettent au Dasein de se frayer un chemin vers sa propre réalisation, malgré les tiraillements de son quotidien. En tant qu’être-au-monde, il est « entier », dans le sens où il regroupe l’être-avec, l’être-après, l’être-en-compagnie, l’être-en-dévale et l’être-jeté. Il est aussi constamment un projet de fait, toujours prêt à rebondir. Certes, l’entièreté ne peut pas être atteinte simplement par une construction assemblant des éléments du monde de façon éparpillée, car l’interprétation ou la compréhension du Dasein ne consiste pas à cumuler, en mettant bout à bout, ce qui a été acquis jusque-là. Il lui faut un regard global sur sa vie pour voir comment les choses y sont structurées, d’autant qu’il a tendance à dissocier les choses, manquant de fil conducteur entre les éléments perçus dans son vécu, alors qu'elles peuvent être liées entre elles et interdépendantes. Ce qui retarde l’analyse ontologique et la possibilité de donner un sens commun et une convergence. C’est une question d’entendement qui oblige le Dasein à se découvrir à lui-même. Mais vouloir interpréter le monde, écouter et regarder les événements quotidiens simplement ne suffit pas à découvrir l’être. La connaissance, qui se définit comme l’ultime mission de l’homme, est un chemin épineux et angoissant. 1 - Ibid. p. 228. 262 III. Le souci et l’angoisse dans la vie du Dasein Face aux problèmes de tous les jours, le Dasein ne reste pas indifférent, même si la vérité philosophique se conçoit souvent à l’encontre de ce qui est attendu du « on quotidien » ou de l’homme ordinaire. Sur le chemin de la connaissance, la découverte des choses lui fait peur et l’angoisse. Pour cela, Heidegger a mis en exergue deux caractères de l’homme, qui lui semblent importants, quand il va à la découverte de luimême et du monde : l’angoisse et le souci. Il arrive un moment où l’homme remet en cause le quotidien et la connaissance ordinaire et veut aller vers la découverte du monde en profondeur. Ce qui attise sa curiosité et anime son désir de connaitre. Mais il fait face à la peur de l’inconnu et de l’incompris et angoisse à l’idée que son espace vital lui soit en réalité étranger. Certes, l'angoisse diffère de la peur. L’individu a généralement peur de quelque chose de précis, comme la peur du noir ou des lieux fermés comme la cage d’ascenseur. Mais l’objet de l’angoisse est indéterminé, du simple rêve dont on ne connait la signification et qu’on ne peut arrêter, à la peur de l’avenir, de l’autre monde, de l’inconnu. Tant de thème qui risquent de faire écrouler le monde de la personne qui préfère prendre abri sous les explications rassurantes et toutes faites de la métaphysique et même de la science1. Dans son style Heidegger, va s’inquiéter de l’angoisse qui se manifeste au Dasein comme une condition nécessaire à la connaissance et à la liberté2. Pour avancer, il tente de dissocier les différents phénomènes qui constituent la psychologie de l’homme et de les analyser séparément, sans les prioriser. Il s’interroge sur la peur et ses différentes facettes, il cherche une explication possible au fond du Dasein, en interpelant son affect, cette partie qui construit sa psychologie et qui est en connexion permanente avec le monde. Le Dasein a en effet besoin d’un mode de compréhension et d’une manière de discerner les choses, de sorte à pouvoir comprendre ses propres états. Il est difficile de se convaincre d’une explication rationnelle devant des sensations confuses et difficilement dissociables pour les 1 2 - Marlène Zarader : Lire « Etre et temps » de Heidegger, Vrin, Paris, 2012, p. 330. - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 188. 263 assimiler et leur faire face, en plus des envies, des penchants et des appétits qui dépassent ses capacités et ses moyens, et qui s’identifient à lui. Il propose de regarder séparément, au moins du point de vue méthodologique, le phénomène du souci permanent et élémentaire qui accompagne l’homme dans son accès au monde ambiant, ce qui le situe dans l’interprétation ontologique, et le phénomène de l’angoisse qui sévit en lui et devient évident face à ses inquiétudes et ses incompréhensions. Le souci fait partie de la vie de l’homme. Comme thème de réflexion, il est posé depuis la Grèce antique. Parmi les pouvoirs qu’on attribuait à Bacchus, le plus glorieux sans doute était qu’il dissipait les soucis, les inquiétudes et les peines1. Le souci regroupe plusieurs états du Dasein. Il y a d’abord les soucis de banalité qui ne surprennent pas, et dont l’individu se préoccupe grandement et journellement, dans les limites des préoccupations de l’«être-en-compagnie2». Il y a aussi le « souci mutuel » qui est le fait de s’inquiéter des problèmes de l’autre, par altruisme ou parce qu’il permet au Dasein de voir clair dans son propre souci à travers les soucis des autres. Ce n’est pas tout-à-fait le souci existentiel, mais n’en est pas totalement étranger non plus, car l’altérité est une des caractéristiques humaines fondamentales. Le rapport entre le souci mutuel et l’être-en-compagnie crée une certaine symbiose et un intérêt commun qui permet aux hommes de se rassembler autour de préoccupations communes et de s’engager sur des causes communes, petites ou grandes, à court ou à long terme, en fonction du projet. Ce qui installe l’homme dans des tâches, des opérations et des travaux communautaires. Mais même s’il se soucie pour l’autre, le Dasein reste tout de même sur ses gardes et une sorte de méfiance reste présente en arrière-plan dans ses rapports à autrui3. Le philosophe commence par interroger le souci, avec l’idée de le positiver, comme il a procédé pour le « on-quotidien ». Il choisit les notions de « vouloir » et « avoir envie » en rapport avec le souci, parce que l’homme est toujours en situation de vouloir ou d’avoir envie de quelque chose. Mais quand un vouloir quelque chose n’aboutit pas, il risque de se transformer en frustration et d’obturer les possibilités de l’homme. 1 - Érasme : Éloge de la folie, 1509, Traduction de Thibault de Laveaux, 1780, p. 32. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 164. 3 - Ibid. p. 164/165. 264 L’envie se constate surtout chez le Dasein en dévale ou chez l’être-jeté qui sont, pour des raisons différentes, sur la pente du penchant, dans le sens où ils se laissent aller à leurs désirs et risquent même de mettre en œuvre toutes les possibilités pour les réaliser. Ceci peut modifier la structure du souci qui tourne à l’obsession. Dans ces deux cas, le Dasein est en situation d’appétit de vivre, il est sur la pente de l’impulsion instinctive, ce qui peut altérer ses possibilités et ses capacités de juger ou de penser. Pour cela, Heidegger va introduire la notion de « l’être-déjà-après », qui exprime la volonté et la possibilité de « revenir » sur quelque chose, comme le fait de revenir sur une envie. En réalité, le Dasein est souvent tiraillé par « l’envie de » et « le souci de ne pas ». Il veut réaliser ses désirs, répondre à ses penchants, vivre pleinement, mais il est retenu par le souci de faire trop ou pas assez. L’envie et le souci sont les deux versants opposés de la même situation et il est toujours difficile de tracer une limite entre le désir de faire et le souci d’en faire trop, c’est le combat entre la norme et l’exagération dans l’envie ou dans le souci. Mais le Dasein en général n’est jamais pur appétit1. L’envie peut être à l’origine de la libération du souci, pour raisonner l’acte du Dasein et lui tracer des limites. Ce qui veut dire que le souci est libérateur, il tend toujours déjà à libérer le Dasein de ses appétits. Dans chaque penchant, le souci est toujours-déjà-engagé pour freiner les envies de l’homme et le risque d’exagération. Une belle image de lutte entre le cœur et la raison. Au-delà des envies du quotidien, la relation entre le Dasein et le souci reste une relation intime qui caractérise tous ses choix et ses prises de décisions. Pour monter cette indissociabilité, Heidegger nous rappelle un vieux conte grec : « Un jour qu’il traversait un fleuve, le souci vit de la terre glaise : il en prit, en songeant, un morceau et se mit à le modeler. Tandis qu’il est tout à la pensée de ce qu’il avait créé, survient Jupiter. Le souci le prie d’insuffler l’esprit au morceau de glaise ainsi modelé. Jupiter l’accorde volontiers. Mais le souci voulant alors attribuer son nom à la statue, Jupiter s’y opposa et réclama qu’elle portât le sien. Tandis que le souci et Jupiter se disputaient pour le nom, la Terre (Tellus) se souleva à son tour et exprima le désir que la statue reçoive son nom : c’est quand même elle qui l’avait dotée de la matière de son corps. Les parties en 1 - ibid. p. 240. 265 présence en appelèrent à l’arbitrage de Saturne. Et Saturne rendit la décision suivante qui leur sembla équitable : « Toi, Jupiter puisque tu lui as donné l’esprit, c’est l’esprit que tu auras à sa mort. Toi, la Terre, puisque tu lui as donné corps, c’est le corps que tu recevras. Mais, parce que le souci a tout d’abord modelé cet être, qu’il le possède tant qu’il sera en vie. Quant au nom, puisque c’est pour lui qu’il-y-a litige, qu’il s’appelle « homo » car il a été fait avec de l’humus1. » Ce témoignage admet deux points essentiels : 1) L’homme est souci car le souci est dans sa structure, son origine, il a prise sur lui et ne le lâchera pas, sa vie durant. Il est ce dont il est fait, sa nature. Le devenir ou l’accomplissement de l’homme se construit sur la performance du souci. 2) L’homme est duel, corps et esprit. Cette explication laisse cependant sous silence un élément original qui a motivé la décision de Saturne et commande d’un bout à l’autre le déroulement de l’existence : c’est le temps. Le débat autour du souci n’est pas une nouveauté. On le retrouve chez les stoïciens et dans le Nouveau Testament. Sénèque, dans sa dernière lettre2 dit : « parmi les quatre natures existantes (arbre, animal, homme, dieu), les deux dernières, les seules à être douées de raison, se distinguent en ce que dieu est immortel et l’homme mortel, donc temporel. Or, chez eux, le bien parachève la nature de l’un, à savoir dieu ; chez l’autre, l’homme, c’est le souci qu’on retrouve dans la préoccupation de l’être-jeté3. » Penchant et appétit sont des possibilités qui ont leurs racines dans l’être-jeté du Dasein, alors que le souci est un phénomène ontologique existential qui contribue à libérer le Dasein du penchant et de l’appétit. Mais la structure du souci est si complexe qu’elle ne peut être rattachée à une base ontique. Il fait partie intégrante de l’être du Dasein et l’accompagne dans sa prise de conscience par rapport aux phénomènes de l’espace et du temps depuis l’origine. Il est donc originel. 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 248. Tiré du Poème de Herder : Souci, soin et solitude : « L’enfant de souci » (Suphan, 1975), traduction française dans : Recueil 3, éditions, Paris, Champ Vallon Seyssel, 1986, p. 17. 2 - Sénèque : Lettres à Lucilius (Epistulae morales ad Lucilium), 124 ; in : Sein und Zeit: p. 249. 3 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 249. 266 Heidegger présente aussi l’angoisse, un état du Dasein qui se vit en étroite relation avec les questions de l’existence et surtout celle de la mort. Elle se présente comme une vraie source d'authenticité qui transporte l’homme vers tout ce qui est possible, plaçant le Dasein face à ses possibilités les plus propres. Mais avant de parvenir à un tel état d’authenticité, elle transpose le Dasein dans des situations d’instabilité et de recherche de soi très profondes. L’angoisse se fonde sur le passé et se fixe dans l'avoir-été, c’est l’angoisse du mystère des origines, un passé qui regroupe le vécu non compris du Dasein renforçant l’idée d'être-jeté, parce que l’homme vient de quelque part, mais il ne sait pas d’où exactement1. C’est aussi une angoisse de l’avenir, car l’homme n’est pas en stagnation, il avance inévitablement et malgré lui vers quelque chose qui n’est pas certain, qu’il assume plus ou moins, d’autant qu’il ne peut refuser d’avancer, même s’il peut parfois avoir à choisir parmi des perspectives futures. Heidegger appelle ça la certitude de l'être-résolu qui va vers un avenir non maitrisé. Tout cela angoisse : s’angoisser c’est chercher à comprendre ces deux contraintes majeures et à s’en libérer. L’angoisse n’est pas un terme d’invention heideggérienne, elle regroupe plusieurs sens et définitions et a été traitée par plusieurs philosophes et hommes de science, de Saint Augustin à Freud en passant par Pascal, Kierkegaard, Jaspers et Sartre. Son pôle d’intérêt relève plus de la psychologie, qui en fait un état du pathos. Mais ce n’est pas l’aspect que le philosophe met en exergue, même si souvent il est difficile de distinguer l’angoissé existentiel de l’angoissé clinique. En effet, au-delà de l’acte de philosopher certains penseurs, philosophes ou mystiques atteignent de vrais degrés de folie. L’aspect de l’angoisse qui intéresse Heidegger et avec lui bon nombre de philosophes, c’est l’angoisse comme phénomène humain universel qui plonge ses racines dans la question de l’être, ne pouvant répondre aux questions classiques de la vie, la mort, les origines, l’éternité et le néant. 1 - Ibid. p. 343. 267 C’est en 1929, que Heidegger a introduit dans sa pensée le concept d’« angoisse originaire » ou « angoisse existentiale » comme un événement de l'être lui-même 1 . Nietzsche souligne une angoisse humaine qui résulte de la dualité du corps et de l’âme. Heidegger a solutionné ce problème en rejetant cette descension, mais l’homme n’est pas pour autant guéri de son angoisse qu’il installe dans des rapports interactifs avec « le rien », « la fin » ou le « néant », mettant en relief des formes de comportement d’angoisse devant des situations négatives. En réalité, ce « pouvoir de négation » a toujours existé dans l'homme, il révèle des peurs qu’il ne maitrise pas face à l’inconnu, notamment la mort, il confronte en permanence sa capacité de s’affirmer, face à luimême, qu’il appelle « mienneté2 ». D’après Heidegger, le traitement des questions relatives à l’homme entretenues par la métaphysique sont, à l’origine, une source d’angoisse. L'étonnement, dont résulte la question du « pourquoi ? », apparait comme une dérivée de l'angoisse originaire face à l’étrangeté de l'étant alors qu’elle était source de bonheur et origine de dévoilement philosophique dans la pensée présocratique. Dans la postface de 1953 (des trois volumes sur la Qu’est-ce que la métaphysique), Heidegger modère ses propos et présente l'angoisse comme une essence naturellement existante dans l’homme, parce qu'elle vient de l'être qui se manifeste en sa pure différence avec l'étant. L'être, dit-il, nous destine « le rien »... Le sens de l'angoisse est d'opérer instantanément la séparation d'avec l'étant, si difficile pour la pensée. L'angoisse conduit l'homme à penser l'être, c’est dans le rien que l'homme doit éprouver l'être3. Qu'est-ce que la métaphysique ? est un livre qui a bouleversé la pensée heideggérienne, c’est là que le glissement de la phénoménologie vers l’ontologie a été opéré. Ce livre expose la pesante signification du « néantir », qui veut dire « aller vers le rien », qui survient dans l'être de l'étant, donnant plus de poids au « néant » comme source d’angoisse, réduisant aussi considérablement le rôle de l'être-résolu qui, sans ça, pouvait aller de l’avant4. L'angoisse originaire révèle le « rien » qui devient pour le Dasein la seule possibilité qui vient de l'être, elle ne met plus l’homme sur le chemin d'une auto1 - Martin Heidegger : Qu'est-ce que la métaphysique ? Ce terme apparaît dans la postface de 1934. 2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 294 (mieux exprimé dans la traduction Martineau, p. 194). 3 - Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 304. 4 - Ibid. p. 114 268 possibilisation authentique, au contraire elle freine son accès vers les facultés transcendantales que la métaphysique lui promettait 1 . Une telle déclaration est une profonde source de désespoir qu’il est difficile de dépasser. A tel point que Heidegger va vouloir revenir à un regard positif et optimiste de l'humain, qui est à chaque fois l’ultime phase de son raisonnement, mais la tentative reste limitée. Entre les années quarante et les années cinquante, l’homme tel que le présente la pensée heideggérienne, est rongé par l’angoisse et aura perdu une bonne part de ses aspirations et de ses espoirs. Dans tous les cas, l'angoisse est originaire, elle sommeille dans l’homme comme une texture de fond, toujours présente, même dans une activité visiblement paisible. Elle n'est pas relative à une crise ou une situation de choix ou d'incertitude, elle se tient à coté de la peur dans une alliance secrète avec la sérénité et la douceur apparente de l'aspiration créatrice2. L'angoisse habite l'acte de créer parce que le créateur avance dans ce qui n'est pas dit, fait irruption dans ce qui n'est pas pensé3 et nul ne peut créer sans rencontrer le rien et le néant qui sont fondateurs. C'est l'angoisse qui donne au créateur sa possibilité de création et sa capacité créative, lui permettant de tirer quelque chose du néant. La mort est l’axe autour duquel tourne l’angoisse qui appréhende le rien, la fin, et pousse l’homme à travailler pour améliorer son vécu certes, mais aussi et surtout pour repousser les limites de la mort. S’interrogeant sur ce qui angoisse vraiment l’homme, Heidegger indique que les questions sans réponse, l’ignorance, le flou, l’inconnu ou le mystère sont des sources d’angoisse, c’est le permanent « ne...pas » qui accompagne les réponses à ce genre de questions, qui met l’homme devant l’évidence de ne pouvoir nier que le rien soit possible. Devant le rien, le Dasein se retrouve dépouillé de tout, notamment de sa liberté et du libre usage de ses facultés transcendantales, ce qui l'empêche d'exprimer sa liberté, dans le sens où il ne peut se désengager de ce qui l’entoure comme l'étant et le monde ambiant. 1 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 84. 2 - Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 117. 3 - Ibid. p. 167. 269 Cette idée qui emprisonne l’homme dans un état d’angoisse a fait référence et a donné lieu à des avis divergents. S’opposant à Heidegger, Sartre identifie la conscience à la "néantisation" et fait de l'acte de créer un acte de libération, autant que l'acte d'engagement1. Pour Heidegger, les individus vivent un destin et une finitisation (le fait d'aller vers une fin) qui leur refusent leur liberté, ce qui creuse en eux un abîme. Mais il s’agit là de destin individuel et de liberté de personnes. La finitude qui caractérise le Dasein authentique ou le Dasein en général exprimé dans Sein und Zeit est tout autre. C’est une finitude qui tend vers une dimension de liberté, car la liberté est déjà en l’homme, sans « la tendance de libération2 » que Sartre fera valoir, car choisir de se libérer c’est déjà être libre. Heidegger installe ainsi la liberté dans le Dasein, mettant en veille la tendance à vouloir se libérer, c'est-à-dire le fait de passer à l’acte pour améliorer son avenir 3. Si cette mise à l’écart est intentionnelle, elle sème le doute sur la définition même du Dasein tel qu’il le propose : il est abstrait, même si les exemples concrets autour de lui sont nombreux, un peu au-dessus de l’homme, à l’image de Zarathoustra. Mais vers la fin de sa vie, Heidegger va généraliser le Dasein à tous les hommes, parfois même le sens d’un peuple, comme il le présente dans Approche de Hölderlin. De toute façon, avant de parvenir à l’acte créateur ou libérateur, l’homme traverse un long chemin de solitude qui lui permet d’apprivoiser l’angoisse et de la faire sienne. Face au dévalement, Heidegger part de notions de disponibilité et d’entendement qui sont des possibilités du Dasein, pour présenter l’angoisse comme une possibilité, car le Dasein est devant deux perspectives, suivre le « on » et fuir devant soi-même ou être toujours en proie à l’angoisse, pour se libérer de l’ignorance. L’expression « fuir devant soi-même » n’est pas suffisante pour expliquer ce comportement récurent chez l’homme, car la raison de la fuite reste non identifiée et l’être-soi-même est souvent bloqué, voire refoulé, ce qui empêche le Dasein de se 1 - M. Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 85. 2 - M. Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 117. 3 - Ce thème de liberté et de libération a aussi fait référence, engendrant des philosophies nouvelles comme « le personnalisme » : un courant d'idées fondé par Emmanuel Mounier recherchant une troisième voie humaniste entre le capitalisme libéral et le marxisme. C’est une philosophie éthique dont la valeur fondamentale est le respect de la personne. Son principe moral fondamental peut se formuler ainsi : «Une action est bonne dans la mesure où elle respecte la personne humaine et contribue à son épanouissement ; dans le cas contraire, elle est mauvaise.» 270 réaliser ou de s’épanouir. Il faut prendre du recul pour comprendre ce que présente l’ontique comme raison « de fuir devant soi-même », pour atteindre le devant-quoi de la fuite, le saisir ontologiquement comme possibilité phénoménale et l’élever au niveau de concept. Pour comprendre ce qui peut faire fuir le Dasein, il faut analyser le phénomène de « dévalement ». Il est clair que quelque chose d’inhérent au monde ambiant fait peur à l’homme : mais s’agit-il d’une peur ou d’une angoisse ? Difficile de dissocier dans les faits. Les deux phénomènes sont très proches, souvent indistincts et source d’amalgame. Devant la peur de ce qu’il risque de découvrir, le Dasein peut fuir ou se retirer. Heidegger explique que le divertissement inhérent au dévalement se fonde sur l’angoisse qui rend possible la peur. Ce qui veut dire que le sentiment de l’inconnu qui envahit l’individu face à ce qu’il ne comprend pas dans le monde le pousse à préférer les explications toutes faites que le « on » lui présente et ne tente pas d’aller plus loin. Le « devant-quoi » de l’angoisse est, à priori, le monde en tant que tel. Mais qu’est-ce qui vient en premier, la peur ou l’angoisse ? La question des priorités est délicate. Il est clair que s’angoisser diffère du fait de prendre peur. Cela suppose-t-il que l’inconnu (le devant-quoi) provoque l’angoisse, et à partir de là l’homme prend peur ? Rien n’est moins sûr, parce que le phénomène de la peur dans son intensité et son mode d’expression diffère d’une personne à l’autre. Dans certaines situations, on peut supposer l’existence d’une prédisposition à la peur qui devance l’angoisse, alors que dans d’autres cas, on peut vivre des états d’angoisse précédant la peur ou carrément indépendants de la peur. La distinction reste subtile, mais cohérente1. Le sujet est plus du ressort de la psychologie. Heidegger finit par présenter une angoisse différenciée qu’il va peu à peu détacher de la peur pour en faire un phénomène existential. Une telle tentative d’interprétation est rare et singulière, car elle est ontiquement toujours associée à la peur. Il met alors en évidence une autre dimension pour rendre cette séparation possible, c’est la « disponibilité », un terme assez méconnu en soi. Il va donc regrouper l’angoisse, la disponibilité et l’existentialité pour leur donner un élan libérateur et émancipateur. C’est 1 - Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 236-237. 271 cela qui fait la singularité de l’interprétation heideggérienne par rapport aux anciens, aux phénoménologues et aux existentialistes. Revenons au début de son idée, du fait que l’angoisse est angoisse devant… ou angoisse pour…, car le monde ne peut rien proposer. Cette angoisse isole la personne et la pousse au retrait, à l’esseulement. Elle enlève à l’homme la possibilité de s’entendre avec le monde et celle d’être en harmonie avec lui-même. Mais elle le découvre comme un êtredisponible et un être-possible, qui a des possibilités de progression, d’émancipation, d’évolution, de choix1. Ce qui fait éclater en lui l’être-libre, avec la liberté de choisir, de se choisir et de se saisir de soi-même, devenant propriétaire de son être comme possibilité qu’il a toujours-déjà-été, un être auquel le Dasein est livré, en tant qu’êtreau-monde, ce pour quoi l’angoisse angoisse devient lui-même ce devant quoi elle s’angoisse : l’être-au-monde. Si bien que s’angoisser devient source d’angoisse2. Ainsi, avec l’angoisse qui angoisse le Dasein se fraye le chemin de la connaissance, de la découverte, de la liberté. Avant de parvenir à sa liberté, l’homme se sent d’abord seul, l’angoisse esseule. C’est un solipsisme existentiel qui met le Dasein devant son monde et devant lui-même. Dans l’angoisse, le Dasein se sent « étrangé3 », plongé dans le « rien » et le « nulle-part » et chassé de chez-soi4. Ceci caractérise son quotidien. Cette étrangeté, qui le rend étranger à un monde qu’il ne comprend plus, le « pas-chez-soi », équivalent du « ne-pas », doit se concevoir sur le plan ontologique existential comme un phénomène original. S’angoisser, en tant que possibilité, est pour Heidegger une manière d’être de l’être-aumonde qui va vers la redécouverte de son monde. Le devant-quoi de l’angoisse est l’être-au-monde-jeté. Le pour-quoi de l’angoisse est le pouvoir-être-au-monde réellement. A travers le phénomène de l’angoisse, le Dasein se mesure à chaque fois à une possibilité d’être lui-même. C’est ce qui le caractérise en tant qu’être-au-monde qui ne peut compter que sur lui-même. 1 - C’est cette ouverture qui distingue les philosophes de l’existence des nihilistes. 2 - Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 237. 3 - Le traducteur a préféré cette transcription à celle de « étranger » pour montrer l’excès de passivité de cette situation ; in - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 238. 4 - Rappelons que le Dasein qui était « être-au-monde » a été défini comme « habitant le monde ». 272 Ainsi, même si elle alourdit les destins individuels qui lui préfèrent l’aliénation, l’angoisse reste pour le Dasein en général un acte créateur et libérateur. C’est le chemin obligatoire pour qu’il se réalise et découvre le monde. Cette interprétation prépare à la problématique de l’ontologie fondamentale : la question du sens de l’être en général à travers la question de l’être de l’homme reste dans le contexte nécessaire de l’être-aumonde. IV. La conscience morale et la responsabilisation du Dasein Nous avons rencontré en début la notion de « conscience » très liée à la phénoménologie qu’Husserl utilise pour parler de la conscience de quelque chose. La conscience morale est différente, elle concerne les conséquences du comportement humain individuel et l’évaluation de ses résultats. L’homme qui se comporte de façon conforme à ce que la société désire ne craint pas d’être en désaccord avec son environnement, mais il n’est pas tout à fait maitre de lui. Le « on-quotidien » est, certes, rassurant pour des comportements socialement corrects, mais il ne garantit pas la liberté de l’individu qui ne fait pas appel à son moi-intérieur dans sa prise de décision1. Alors que celui qui se sent maitre de ses actes est loin de satisfaire l’opinion et d’avoir le consensus sur les conséquences de ses comportements. Pour cela, Heidegger propose une troisième voie qui donne la possibilité de choisir tout en étant soi-même et en restant en accord avec la société, c’est la « voix de la conscience », qui n’est ni théologique ni moralisante, elle vient de l’intérieur du Dasein et n’engage que sa capacité de jugement et sa connaissance des choses. Le tout est de veiller à ce que ses choix personnels et libres ne portent pas atteinte à la bonne entente et ne débordent pas sur la sécurité et les règles de son environnement humain et non-humain. Les limites entre les conséquences d’un acte défini par la communauté et la conscience individuelle interpellent Heidegger, car il a le souci de préserver la liberté du Dasein de décider de ses gestes, tout en étant conscient qu’il doit continuer à agir de façon correcte 1 - Jean Greisch : « Ontologie et temporalité : Esquisse systématique d'une interprétation intégrale de Sein und Zeit », Paris, PUF, 1994, p. 284. 273 et acceptable avec le monde extérieur, pour que le Dasein puisse continuer à vivre en société. Il ne s’agit pas ici de « la conscience de quelque chose » qui représente un pas décisif dans la théorie de la connaissance, ni du rôle de la conscience éthique qui s’inspire du monde extérieur, prôné par Kant et Rousseau. La voix de la conscience morale se situe un peu entre les deux mondes (extérieur et intérieur), elle se présente comme une sorte d’équilibre qui fait le lien entre le « on-quotidien» et le propre moi de l’individu. Elle définit l’orientation du comportement du Dasein dans sa compréhension du monde et évalue ses agissements et son impact sur lui. Le Dasein est complexe, la disponibilité, l’entendre, le dévalement et la parole, tout ce que compte son monde intérieur contribue dans sa découverte du monde extérieur. Il passe de l’ontique à l’ontologique, de l’inauthentique à l’authentique, et exprime ses peurs par le souci et l’angoisse. Heidegger utilise alors la notion de conscience morale comme un mode d’expression intérieure qui cherche les équilibres et installe des limites aux paradoxes que l’homme vit de sorte à ce qu’il se maintienne en un juste milieu entre ce que propose le monde comme source de désirs et d’envies et ce que sa volonté ou son être intérieur dresse comme limites pour ne pas perdre pied. Etant dans la possibilité d’être son « là », le Dasein s’est découvert son pouvoir-être à partir de sa préoccupation du monde. Il ne s’accommode pas des explications publiques du « on » qui risquent de le perdre et sait où il en est et comment il se projette sur ses propres possibilités. C’est à ce niveau que Heidegger introduit la notion de « conscience morale », pour orienter ou réorienter l’influence du « on », invitant le Dasein à écouter réellement son appel intérieur. Pour mettre en évidence le rôle de la conscience morale dans le comportement humain, il utilise un lexique d’oralité comme « appeler », « s’exprimer », « s’écrier »…, des modes qui articulent aussi l’intelligence. Pourtant, la conscience morale est un appel sans voix, elle n’use pas d’émission externe, elle consiste à attirer l’attention sur les conséquences éventuelles, une entente interne qui peut mener à un éveil, on dit alors qu’on a entendu l’appel de la conscience. Mais c’est un appel qui n’est pas dans l’intonation, c’est plutôt une parole intérieure au Dasein comme l’entendement, le sentiment, la volonté, voire la combinaison de tout cela. Par l’appel de la conscience, le Dasein s’entend intérieurement et se parle aussi, de façon à se convaincre, il s’éloigne des directives du « on » sans aller à l’encontre du commun. Il s’éloigne de l’être public, 274 remet en cause le « nous-on », pour parvenir à un état qui s’adresse directement à son état intérieur, sans qu’il se le mette en situation d’isolement par rapport à son monde. Il veille à ce que le quotidien n’ait pas le dessus dans ses prises de décisions, ce qui rend la situation très délicate, parce que d’une part comment savoir séparer le bien du mal et le bon du mauvais en l’absence de l’expérience des autres, d’autre part le Dasein est un tout et séparer ce qui relève du « on » de ce qui relève du « là » n’est pas simple. Dans un monologue intérieur sans voix et sans mots, l’appel de la conscience morale convoque le Dasein à discuter avec son propre moi. Il l’interpelle, le persuade sans pour autant glisser dans l’obligation, les méprises ou le flou de l’incertitude. C’est ce qui lui permet, à chaque fois qu’il fait face à un choix, de s’interroger sur la voie à suivre. Dans les faits, c’est par la conscience morale que Heidegger donne au Dasein les moyens qui l’empêchent de se perdre dans le « on ». Mais elle n’a ni nom, ni origine, ni autorité et paraît étrangère au quotidien familier du Dasein et à tout ce qui constitue le «on». Pourtant ce qui est à l’origine de l’appel, qu’il soit indéterminé, qu’il refuse de s’identifier ou que l’on débatte de lui, est tout de même la position ferme d’un Dasein qui s’assume face à une moralité toute faite qui a aussi ses indicateurs, ses mises en garde et son impact sur lui. La conscience morale se confond avec l’écoute du Dasein, jusqu’à dire qu’il s’appelle lui-même. Mais on ne peut la confondre, même si le lien existe, entre elle et le souci qui empêche le Dasein de courir après les envies ou sombrer dans les penchants. Tout comme il faut la distinguer de l’angoisse, même si le choix de la conscience morale, avant d’être ferme, soumet l’homme à des angoisses et des peurs de devoir choisir, parfois contre le gré de tous. Par ailleurs, la société n’est pas dans l’immoralité, il y a une morale sociale qui ne s’identifie à personne, qui est érigée en modes d’éducation dans les écoles, à la maison, dans la rue et les lieux publics, que le Dasein suit spontanément et inconsciemment jusqu’à appliquer ses choix comme s’ils émanaient de lui. Et enfin, l’individu n’est pas immoral non plus, il y a toujours des cas de mauvaise conscience qui font que chacun peut hésiter à agir d’une façon qui lui semblerait inconvenante, ou pire encore il peut regretter d’avoir commis un acte incorrect. Ce qui mène souvent au remord, qui est aussi une conséquence à distinguer de la conscience morale en tant qu’appel. 275 Pour Heidegger, la conscience morale n’est ni le souci ni l’angoisse ni la morale commune ni la mauvaise conscience, elle est autre chose que la voix du « on » et peut même être identifiée simplement à la voix du Dasein. Même si, effectivement, cet appel subjectif et sans auteur, frôle les directives du « on » et la cloison qui les sépare est très mince. Il invoque Kant qui parle de la reconnaissance d'une voix universelle. Plus encore, la conscience morale universelle peut être élevée au rang de conscience du monde, car elle parle de chaque sujet en absence d'une quelconque détermination1. Et par sa puissance et l’objectivité de son interprétation, elle refuse la domination du « nous-on ». Devant le risque d’amalgame entre le subjectif et l’universel, Heidegger s’inquiète et propose plusieurs niveaux d’explication: d’abord, il soutient que l’appel de la conscience morale est un acte esseulé et individuel qui s'écarte de l'expérience naturelle et ne doit pas se confondre avec l’appel du souci ; ensuite, la conscience morale est suggestive et ne fait que mettre en garde pour un acte qui généralement n’a pas encore eu lieu ; enfin, elle dépasse le mode de la critique pour présenter un modèle constructif et positif2. Certes, la conscience morale arrive à déceler ce qui est faux, mettre en garde contre ce qui est injuste et montrer où est la faute. Mais tout ceci a lieu grâce à « l'entendre ». Pour savoir comment elle peut entendre l'interprétation et la faute, il faut revenir à l'interprétation que le « nous-on » présente et qui ne permet nullement au Dasein de cerner les possibilités de l'existence. En clair, la conscience morale survient quand le Dasein n’est pas convaincu que le commun des gens est dans le vrai, quand il doute, voire quand il est persuadé que l’avis général n’est pas fondé, en prenant en compte la capacité de discernement de chaque individu. En effet, nul ne peut se dresser contre tous, s’il n’a pas suffisamment d’arguments pour construire une autre vérité, pour luimême et pour les siens. Pour cela, il faut que le Dasein s’approprie des moyens pour sa propre compréhension afin de dépasser le mode du « on » et parvenir à entendre ce qui lui vient de l’intérieur. Plus l'entendre devient profond, plus le Dasein entend et écoute son être-intérieur l’interpeler. Seuls le savoir et la connaissance permettent de dépasser les références quotidiennes. 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 335. 2 - Ibid. 276 Mais le mode personnel de compréhension diffère d'une personne à l'autre, ce qui est faute chez l'un peut ne pas l'être chez l'autre, même si dans les choses communes et terre-à-terre, il peut y avoir consensus sur le bien et le mal. Par ailleurs, tout individu peut se méprendre sur ses propres capacités, en étant convaincu de maitriser les choses alors qu’il n’en détient qu’une connaissance superficielle. Alors, une question s’impose : qui peut dire que tel acte, apprécié du « on », pourrait être une faute ? Devant un Dasein qui s'accuse lui-même de faute, comment savoir s’il tire l'idée de faute des restes de son éducation familiale, de son apprentissage scolaire, de son orientation universitaire, de son expérience professionnelle, ou de l'interprétation de l'être qui lui vient de son êtreintérieur? Pour répondre à cette inquiétude, Heidegger va faire appel à une composition compliquée, c’est le « parti-pris-d'y-voir-clair-en-conscience » 1 . Il tente de montrer comment le Dasein qui écoute les interprétations du « on » réalise qu’il peut être en faute. Ensuite, il va tenter de généraliser l’appel de la conscience même si les résultats ne peuvent en aucun cas être standardisés, car tout homme s'entend à partir de ce qui le préoccupe, ce qui le concerne, ce qui le motive, et chacun est interpelé en fonction de ses capacités de jugement. Tous les hommes aspirent d’une façon ou d’une autre à se réaliser, s'extraire aux tracas du "on" en évoluant et en améliorant leurs conditions. Même si la plupart n'atteindront jamais totalement l'horizon d’authenticité auquel ils aspirent qui peut se traduire par une compréhension à dimension ontologique, mais ils restent tous plus ou moins proches de la dimension préontologique qui comporte ellemême plusieurs niveaux. Cela veut dire que l’appel de la conscience n’est pas un état singulier, il est plus courant qu’on ne croit et concerne tout le monde mais individuellement. Ce sont plutôt ceux qui ne sont pas touchés par l’appel de la conscience qui sont singuliers. En plus l’homme n’est pas dans l’obligation : pour Heidegger ce qui unit le Dasein à sa propre conscience morale se traduit en quelques points : d’abord la conscience morale a une fonction critique, elle parle toujours d'une action réelle accomplie ou voulue; 1 - Ibid. p. 347. 277 ensuite la voie de la conscience morale n'est pas radicale et son interprétation est plus intérieure que les caractéristiques du phénomène dont elle ne tient pas compte1. Vu sous cet angle, on peut généraliser l’appel de la conscience à tous les hommes, sans la rabaisser, ou lui changer de sens ou de portée. Mais il n’est pas permanent puisque sa distinction explicite de la mauvaise conscience qui apparait comme conséquence d’un acte négatif ou le remord, identifie justement les résultats d’un acte qui n’a pas été suffisamment réfléchi, qui aurait été commis en absence de l’appel de la conscience morale, ou un oubli de celle-ci. Cet oubli a refoulé le parti d'y-voir-clair-dans-laconscience, et l’homme se retrouve dans le regret quant aux résultats de ses actes. Le fait d'avoir bonne ou mauvaise conscience n'a rien à voir avec la conscience morale proprement dit, ceci procède du rapport du Dasein au « on-quotidien » qui va juger l'acte avec des critères communs plutôt que de l'analyser. L’appel de la conscience n’est pas de prendre conscience après un acte ou après l’intention de l’acte, c’est plutôt d’être en alerte de façon permanente de ce qui se fait ou peut se faire. C’est un appel proche du phénomène de l'engagement, qui nécessite que l’homme doit être en connaissance de ce qui se fait. Ce qui met en exergue des aspects sociologiques, psychologiques, anthropologiques et même juridiques. Kant va jusqu’à suggérer de juger l'acte de conscience morale dans un tribunal. La conscience morale est une voix silencieuse qui n’énonce aucun commandement, aucune maxime morale, aucun impératif catégorique ou hypothétique. D’après Husserl, quand la voix de la conscience se parle à elle-même, intervient à-postériori et utilise des mots, elle n’est plus conscience morale. Celle-ci intervient pour saisir « l’intention de signification », elle est apriorique, ne communique pas et n’utilise pas de « signes2 ». Le fait de se dire : « tu as mal agi » suppose que la personne ne se reconnait pas dans son acte ; ou encore « ce n’est pas bon », une réflexion pour ne responsabiliser personne. Pour Heidegger aussi, le Dasein est à la fois l’appelant et l’appelé, il se parle à luimême et se dit : « Je dois changer de conduite ». Donc, il est dans l’usage du « je » et la 1 - Ibid. 348. 2 - Edmond Husserl : Recherches logiques (1 ère recherche logique), ch. 8, p. 44. 278 voix de la conscience ne lui est pas étrangère1. Mais ce n’est pas cette immortelle voix moralisante de Rousseau qu’il attribue tantôt à Dieu, tantôt à la nature. Ainsi, loin de représenter la bonne ou la mauvaise conscience, la conscience morale est un mode d'être du Dasein qui entend l'appel originel d'être-en-faute. Le parti-d'y-voirclair-en-conscience consiste à s'entendre soi-même en son pouvoir-être propre par un entendre existentiel est une ouvertude du Dasein qui comporte la disponibilité et l'angoisse. Ce sont là des moments existentiels et originels du Dasein2. Pour cerner le sens profond de l’appel de la conscience morale, Heidegger va faire jouer toutes les caractéristiques du Dasein. Il revient à« la résolution » qui rapproche le Dasein de sa vérité et de son projet d’avenir, afin de justifier la sagesse de cet appel et lui permettre d’être prêt à affronter l'angoisse. Il parle de « facticité » car les questions philosophiques existentielles ne sont pas plus importantes que les possibilités immédiates factivement liées au quotidien comme le fait de gagner sa vie, se loger... même si ce genre de possibilités peut généralement se conclure dans des conditions que propose le « on ». La résolution ne retranche pas le Dasein de son monde concret. Le Dasein-résolu est donc celui qui a fait un travail sur soi-même pour distinguer ce qui fait partie de son être le plus propre et ce qui relève du « on-quotidien ». De fait, il laisse être les autres dans leur façon d’être et, tout en vivant avec eux, en les aidant à solutionner leurs propres problèmes, il œuvre à libérer le Dasein. Il peut ainsi susciter chez eux l’appel de la conscience morale3 et le désir d’être-proprement-soi-même. Le Dasein est seul face à la voix et personne, ni Dieu, ni la nature, ni un autre que luimême, ne s’adresse à lui ni en lui, sinon lui-même 4 . Ainsi, cette voix qui vient de l’intérieur du Dasein et va en avant des problèmes pour éviter des conséquences qui peuvent s’avérer irréfléchies, peut constituer une sorte de rappel d’une faute que le Dasein a déjà assumée ou doit assumer dans l’avenir. 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 276/ 277. 2 - Ibid. p. 355. 3 - Ibid. p. 357. 4 - Ibid. p. 275. 279 Ce que Heidegger préconise, c’est de repartir à des fondements philosophiques pour assoir une réflexion sur l’appel de la conscience. Faut-il que le Dasein passe par la remise en cause, le souci et la négation pour parvenir à l’appel de la conscience morale et réaliser la possibilité d’être lui-même? Cet appel se situe certes à un certain niveau d’évolution du Dasein. Après une première situation d’être-jeté, le Dasein s’assume parce qu’il a des possibilités de reconnaitre et de découvrir son environnement qui est le monde. A partir de là, Heidegger lui rappelle l'étant qu'il est avec ses points négatifs et déplorables, c'est-à-dire qu’il est encore loin de se réaliser et peut à tout moment être en faute par ses désirs et ses envies qui entravent la réalisation de ses projets. S’il est tout le temps dans l’attention de ne pas les laisser prendre le dessus, il est dans l’appel la conscience morale. C’est le fait d’être en alerte et en vigilance continue parce qu’il peut à n’importe quel moment y avoir faute. Heidegger place ainsi le Dasein dans une condition existentiale par rapport à la question du bien et du mal ou de la moralité en général. Ce n’est plus un humain avec des envies et des désirs mais quelqu’un qui totalement s’assume, même s’il peut à tout moment sombrer de nouveau. Mais quand Heidegger parle de l’être-en-faute, il rappelle une « faute » plus ancienne qui vient des origines, qu’il appelle aussi « dette ». C’est cette dette originelle qui s’impose à l’homme de sorte que la vigilance ou l’éveil est en soit le mode de remboursement. Autrement dit, il doit être en perpétuel remboursement de par son comportement qui assume son état de Dasein. Ce n’est pas un acte individuel, mais les individus ne sont pas exclus dans cet acte de se réaliser, au contraire, ils en sont les acteurs. Ceci rappelle subtilement l’idée du péché originel, ou peut-être la conception platonicienne de la faute originelle. La faute n’est-elle pas produite à la source ? La faute ou la dette originelle à laquelle Heidegger fait référence est une dette immémoriale, le Dasein doit quelque chose, et ce depuis toujours. Il comprend qu’il faut qu’il reprenne à son compte cette dette qui remonte à des siècles et la projeter le plus loin possible dans l’avenir. C’est probablement sous l’influence de Platon, qu’il fait du Dasein un « être-en-dette », mais c’est en assumant cette dette et en la projetant que le Dasein peut se rapprocher de l’être, de plus en plus. Heidegger parle même de la naissance de l’être-absolu qui n’est pas le Dasein, mais qui vient de lui, peut-être aussi à l’image du « Surhomme » de Nietzsche. C’est pour ça qu’il est toujours dans l’angoisse 280 que ce projet ne soit pas pleinement assumé par les générations à venir comme il l’assume lui-même. C’est une dette en projet qui, en plus d’être un sentiment individuel, s’inscrit dans le processus historique de l’humanité et de l’humanisation du Dasein. C’est peut-être même ce qui constitue le lien de la continuité de tous les hommes entre eux, l’acte civilisationnel. Ce qui donne un Dasein continuellement angoissé, une angoisse de l’être-résolu qu’il appelle « l’angoisse-vers-l’être-en-dette-le-plus-propre »1. Par une telle proposition Heidegger responsabilise pleinement le Dasein sur le sort de l’humanité entière et du monde entier à travers le temps. Platon demandait déjà à l’homme d’expier la faute, ce péché originel que toutes les religions monothéistes ont adopté. Mais Heidegger a toujours tendance à rejeter la conception religieuse et la conception idéaliste, quelle origine peut-il alors invoquer pour justifier la dette du Dasein? Pour trouver des arguments justifiant ses propos, Heidegger va chercher dans le lexique. La dette, Schuld en allemand, est un substantif du verbe « devoir » (Sollen). Mais le terme Schuld est polysémique, il joue sur une somme de sens : faute, responsabilité, culpabilité. La faute a un sens factuel, la dette est existentielle et la responsabilité est un état de possibilité permanente. Pour dire «être en faute », il utilise le terme (Schuldigsein) qui, dans le sens ordinaire, exprime le devoir, comme le fait d’avoir des dettes envers quelqu'un et de devoir les rembourser, ce qui peut engendrer un préjudice. C'est en tout cas une préoccupation pour l’individu. « Etre en faute » signifie aussi « être responsable de » ou « être cause de» dans le sens d'avoir « causé un tort à... ». Large définition qui réunit le fait d’« être en faute envers autrui », le tort juridique et le devoir de rembourser. Elle met ainsi nécessairement le Dasein dans un rapport à autrui et concerne globalement « l'êtreavec ». Il-y-a aussi la notion de faute officielle et de préjudice reconnu qui signifie que cette faute est publiquement admise en tant que telle et légalement inscrite dans une histoire. Mais le sens juridique est cité pour la précision. Ce qui intéresse Heidegger est la notion de faute qui se détermine dès l'origine comme quelque chose de négatif. Si le Dasein n’est pas continuellement en alerte, il risque de perdre sa capacité de distinguer 1 - Ibid. p. 297. 281 et d'entendre, devenant ainsi simple étant. Retomber dans la faute c’est donc le fait de perdre ses capacités existentiales. La conscience morale est préventive et non curative, « l'être-en-faute » ne résulte pas d'une faute commise, c’est prendre conscience que l’état d’être-au-monde rend le Dasein responsable du monde et toute atteinte à n’importe quel élément de celui-ci lui incombe. Concrètement, il s’agit à tout moment, de savoir ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire dans et pour le monde, de distinguer le vrai du faux avant même de distinguer le bon du mauvais. Ce qui suppose, dans une compréhension plus profonde de la faute originelle, qu’à l’instar du souci, la conscience morale a toujours déjà-été-là. Cette dette, Heidegger ne la conçoit nullement comme un fait abstrait, c’est réellement le retour sur un acte accompli et que le Dasein se doit de renvoyer ou de rembourser. Mais, ce n’est pas si simple, il parle d’une dette existentielle mais l’existence ne manque de rien. Elle est dans l’accomplissement ontologique. Elle n’est nullement dans la possibilité d’une déficience. Comment rembourser celui qui n’attend rien ? Heidegger va opérer une fusion entre deux notions de manque pour élaborer le concept existential de la dette : la dette envers autrui qui est un acte d’échange, et la responsabilité qui remet constamment en cause le Dasein pour un comportement meilleur, qui est un acte moral individuel. Le remboursement de la dette, qui répond à l’appel de la conscience morale, est une réponse du Dasein envers le monde et envers les autres, par un acte de responsabilisation qui nécessite d’être ouvert sur le monde et d’être en contact avec autrui, pour impliquer tout le monde dans cette responsabilité. Pour expliquer sa façon de concevoir l’être-en-dette, Heidegger fait intervenir la langue, définissant la dette, comme ayant causé un manque, ou un « ne…pas » qui exprime la négation ou le non accomplissement d’un fait. Grund en allemand (cause) signifie aussi « fondement ». Mais c’est parce que l’homme est au fondement ou à la base d’un manque, d’une déficience, ou d’un « ne…pas » qui ne se situe pas chez autrui, mais se trouve au cœur même du Dasein propre. A un moment donné, ou peut-être depuis toujours, le Dasein a le sentiment de ne pas vivre ou vivre à travers le « on », il passe à côté de la vie. Sa responsabilité est donc de prendre sa vie en main. Ce n’est pas un acte conscient, ni un acte naïf, c’est plutôt un acte historique, là où la notion d’être-jeté prend tout son sens. En tant qu’être-jeté, le Dasein n’est pas jeté dans la déchéance, il 282 est jeté dans un monde où il n’y a rien à priori, il est responsable de ce qui adviendra de ce monde à postériori. La dette de l’homme est de vivre le monde sur la base du Dasein et non sur la base du « on ». Tout ce qui se fait par le commun et que chaque homme cautionne, ou du moins ne dépasse pas, s’inscrit dans la dette du Dasein. C’est ainsi qu’il doit assumer son rôle de cause, de principe et de fondement. Bien sûr, il n’est pas le fondement, mais il est garant des fondements éthiques de la société, il n’en est pas le maître mais doit cependant se comporter en responsable et devenir l’être-fondement1. Cette situation de responsabilité ou de responsabilisation, où l’homme se trouve être à la fois juge et partie, est angoissante et accablante. En plus, la dette est un état intérieur et silencieux, le Dasein juge ses propres actes alors qu’ils sont un élément d’un tout qui implique aussi les autres, elle reste un principe qui constitue le « soi-originaire » envers soi-même et non dans une intersubjectivité qui le lierait à autrui. Certes, il est, à l’origine, jeté dans le monde au même titre que tous les étants, mais le fait de se sentir en dette lui procure la possibilité de se projeter librement dans son avenir grâce à l’appel de la conscience. Concrètement, il choisit entre ses possibilités et priorise ses choix, en se mettant en situation de responsabilité permanente et du devoir de porter aussi les autres étants. Il ne peut décliner ou refuser cette position d’être-en-dette qui le place dans un projet existentiel dont il prend progressivement conscience, élevant ainsi la dette, à une dimension ontologique, au-delà du bien et du mal. C’est un peu sous l’influence de Nietzsche, que Heidegger présente ainsi le Dasein, comme le sauveur de la conscience, à l’image de Zarathoustra. Mais il n’est pas dans le désert, c’est un être-au-monde qui a une dette éthique, dans le monde, engagé vis-à-vis des autres. Entendre l’appel de la conscience, c’est simplement être prêt à l’écouter, c'est-à-dire s’écouter soi-même, ce qui est égal au fait de « vouloir-être-proprement-soimême ». Mais cette relation peut être rendue réciproque grâce au fait que le Dasein est un Mit-sein, « avec-l’autre » ou « avec-les-autres », ainsi ses actes ne se font qu’à l’attention des autres. Un autre point à mettre en exergue, entendre cette voix n’est pas un acte d’obéissance. Heidegger explique que répondre à l’appel de la conscience est, de fait, nécessairement, un acte sans conscience (Gewissenlos)2, parce qu’il se situe au-delà de la bonne ou de la 1 - Ibid. p. 284. 2 - Ibid. p. 163. 283 mauvaise conscience, par-delà le bien et le mal1. Il dira, dans Lettre sur l’humanisme, que l’action est l’accomplissement d’une possibilité de l’être. Cela suppose que la morale n’est pas un acte social ou religieux auquel l’homme se soumet, c’est un acte de la conscience que le Dasein découvre plutôt en lui et sa pratique contribue à accomplir sa réalisation et explorer ses possibilités. Comment se traduit cet acte d’accomplissement historique dans le comportement du Dasein à travers sa vie de tous les jours 2 ? C’est une question intéressante, néanmoins posée depuis des siècles, à laquelle Heidegger tente de répondre. Ni l’acte, ni la faute, ni la voix ne sont seulement des faits, ce sont des modes d’être du souci, des existentiaux cooriginaires qui existent avec ou dans l’homme depuis ses débuts, en permanence, pour accompagner chacun de ses actes afin de le rattacher à l’acte originaire, qui s’avère plus ancien que l’acte fautif. Si on veut trouver un monde sans faute, « un monde parfait », il faut remonter au-delà de la dette originelle. Autant dire que Heidegger qui se confond entre Platon et Rousseau, trouve que « l’homme est bon de nature » mais le mal le guette partout et l’appel de la conscience morale est là pour lui rappeler d’éviter les déviations. C’est un raisonnement tautologique et très rigide, dit Michel Haar, qui penche plutôt pour une présence permanente d’une conscience qui serait là en général, et non dans des situations précises3. Il fait aussi le lien avec le concept d’angoisse qui suspend l’action et interrompt l’impulsion à agir. Pourquoi l’être-en-dette ne serait-il pas permanent, se présentant plutôt comme un appel du Mitsein ? Mais Heidegger précise d’abord que la conscience est toujours là, seulement elle ne donne pas de consignes pratiques. Elle ne propose pas, car si elle délivrait des maximes attendues, elle refuserait au Dasein la possibilité d’agir en être libre4. Tout comme il reconnaît que le Dasein est en permanence et essentiellement un « être-avec », c’est sa détermination, et « l’être-avec-autrui » ne peut que surgir de son être-intérieur. 1 - Un titre de Nietzsche qui a été un des thèmes favoris de Heidegger. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 291. 3 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 55. 4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 294. 284 La morale en tant que présence et prévenance est un comportement du Dasein, une façon d’être. Elle est au centre de la constitution de l’être-au-monde qu’il soit conditionné par le « on-quotidien » ou en proie au souci et l’angoisse qui invoque en lui le chemin de sa liberté. Heidegger a associé à la morale le terme de conscience parce que nul ne peut porter le poids d’une telle responsabilité, s’il n’est pas conscient du rôle qui est le sien. Mais dans les faits, le Dasein en a-t-il vraiment conscience ? Là est toute la question. 285 CHAPITRE TROISIEME LE DASEIN ET LE PHENOMENE DE LA MORT Le Dasein conçoit sa relation à l’espace, dans les limites d’implications définies par son rapport au monde extérieur et son état intérieur, par le monde physique et le monde psychique, par les sens que lui impose le « on » et par le dépassement en se basant sur l’exploration personnelle du sens de la vérité, que Heidegger va souvent chercher dans la philosophie première ou dans le sens premier des mots qu’il utilise. A l’instar de cette distanciation, il définit aussi une conception plurielle du temps. En tant qu’être-au-monde, le Dasein est installé à l’intérieur du monde et en est moralement responsable. Mais la question qui le dépasse est la façon dont il prend conscience de la question du temps qui passe. Il le réalise souvent à son détriment, le temps qui passe emporte avec lui le Dasein, tout en lui permettant de se réaliser pendant et grâce à lui. La mort, un thème délicat que Heidegger n’a pas souvent discuté dans son entourage immédiat. Mais il a un avis précis, autant sur la question du temps en soi, que la question du temps appliquée au Dasein dans le moment le plus profond et le plus individuel de sa vie. Comment le Dasein conçoit-il sa propre mort ? L’« être-vers-la-mort », est un des noms du Dasein, parce qu’il sait qu’il va mourir un jour. C’est le seul étant qui a conscience de cette fin certaine, même s’il ne peut la dater et parfois préfère ne pas y penser. La mort est un sujet inéluctable. Il ouvre la voie à la réflexion sur la temporalité authentique, comptant l’angoisse, le souci, la peur, le silence et sur la temporalité inauthentique par la compréhension du « on » entourée de rituels, que chacun vit associés à une perte humaine. 286 La naissance est un commencement. Dès lors, on en vient à la possibilité d'être-vers-lamort, parce que toute nouvelle naissance apporte avec elle la certitude du fait de mourir. Naissance et mort s'enchaînent comme deux extrêmes, associant la possibilité d'être là ainsi que la possibilité de ne plus être là. Pour Heidegger, « La mort n'est qu'une des fins du Dasein. L'autre fin, c'est la naissance1», donnant ici aux deux fins le sens de finitudes. Mais il se tait rapidement sur la limite de la naissance qui interpelle d’autres mondes comme celui de la biologie (les lois de l'hérédité et de la génétique), de la psychologie (l'affect et l’influence au niveau prénatal) ou des religions (avec des formes de vies particulières au-delà des deux limites par la réincarnation ou la résurrection). Pour toutes ces disciplines, la naissance n'est pas un commencement ex-nihilo, le commencement est probablement antérieur à la naissance, mais on ne sait pas comment et à partir de quand. Ce sont des états qui dépassent le cadre de la philosophie et Heidegger n’engagera pas la réflexion, ni dans Sein und Zeit ni ailleurs, sur ce qui peut le mener à une impasse. La question de la mort est un mystère pour le Dasein. A sa mort, il perd son « là », car il n’occupe plus d’espace, du moins de façon consciente et dynamique et ne s’inscrit plus dans l’écoulement du temps. Il passe au n’être-plus-là, ou à l’avoir-été. Mourir, c’est perdre son être-au-monde, même si en arrivant à son terme, il a atteint son état entier. La traduction de l'expression (Das Sein zum Tode)2 a eu plusieurs formes. Néanmoins, la forme d’« Être-pour-la-mort » a été qualifiée de grave erreur par Heidegger lui-même dans une lettre adressée à Hannah Arendt3. Certains traducteurs aussi estiment que la notion « pour-la-mort », met en jeu une volonté et une fatalité qui sont totalement absentes de la pensée du philosophe et en dénature profondément le sens. L’être-vers-lamort parait plus neutre et exprime mieux cette sensation qu’a l’homme de se rapprocher toujours un peu plus d’une limite qui reste le mystère extrême. C’est pourtant un concept absolument essentiel pour l’homme, la seule possibilité qui se place sous le sceau de la certitude, une expérience extraordinaire et impénétrable, mais le Dasein ne la vit qu’à travers la mort des autres. « Avec la mort » ou « pendant la mort » est le 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 74. 2 - Le traducteur utilise plusieurs expressions pour parler du Dasein qui va mourir (Das Sein zum Tode), L’être-vers-la-mort ou L’être-pour-la-mort ou L’être-vers-la-fin. Elles se valent, mais nous avons choisi d’utiliser la première parce qu’elle exprime un peu plus la dimension destinale. 3 - Le Dictionnaire Martin Heidegger : Vocabulaire polyphonique de sa pensée, sous la direction de Philippe Arjakovsky, François Fédier et Hadrien France-Lanord, Paris, Edition du Cerf, Paris, 2013, p. 862. 287 moment où il se réalise vraiment. Seulement, à partir de là, il ne peut plus s’exprimer sur sa vérité. Certes, quand il atteint son terme, le défunt est encore un « être-avec » puisqu’il reste objet de préoccupations pendant les obsèques, les cultes pratiqués pour l’inhumation, la période de deuil, la commémoration… Mais d’une part, ce sont les vivants qui sont avec lui, et lui n’en sait rien, d’autre part ces rituels sont des inventions culturels qui n’ont rien avoir avec la mort elle-même. Le défunt lui-même a dû vivre des rituels pour des décès dans son environnement, mais il ne vit jamais celui de sa propre mort. En clair, quel que soit le moyen utilisé, nul ne peut remplacer un autre dans sa mort. Avec ces rituels plus ou moins précis, plus ou moins élaborés, les familles et les proches tentent peut-être de vivre le passage par substitution, mais ces pratiques s’inscrivent dans la tradition et se font en tout automatisme selon des convenances qui ne laissent aucune place à la méditation1. En fait, la mort de l’autre est un acte de vie, les rituels sont du ressort des vivants, pratiqués pour les autres, un moyen de rester avec le disparu et de le maintenir ici le plus longtemps possible, et non une tentative d’aller avec lui le plus loin possible. La délimitation de la mort est en rapport avec l’interprétation du phénomène de la vie. La fin d’un vivant est un arrêt de vie. Bien sûr, la vie est entendue comme un genre d’être auquel l’être-au-monde appartient. Le décès, comme un instant qui marque la séparation, est le phénomène intermédiaire entre la vie et la mort définitive qui définit la limite de l’être-vers-la-mort. Mourir, c’est atteindre la fin mais cette fin n’est pas un achèvement car ce qui est achevé doit parvenir à son stade terminal. Or, la mort ne s’inscrit pas dans la fin d’un processus, elle survient simplement, à n’importe quel moment, stoppant tout. Le Dasein est un être que la fin guette à tout moment, ce qui favorise la constitution fondamentale du souci2. La mort est un phénomène qui intéresse des scientifiques de différents bords. La médecine, la sociologie, la psychologie et l’anthropologie ont chacune son intérêt. Pour la philosophie, notamment l’ontologie, on s’interroge sur la façon dont cette fin est imaginée, conçue, attendue mais jamais vécue. C’est l’attente de l’imprécis, une des raisons majeures du souci qui exprime la peur de la voir arriver un jour3. 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 291. 2 - Ibid. p. 294. 3 - Ibid. p. 300. 288 La mort des autres est un sujet omniprésent dans la vie de l’homme comme probabilité ou comme destin. Elle est constamment mise en relief, peut-être au quotidien, surtout dans le discours de certaines cultures, et la façon d’être de plusieurs communautés. Elle est même utilisée par le « on » pour consolider les liens sociaux autour de certaines idées. Mais comment le Dasein s’explicite-t-il l’être de sa propre mort1 ? La mort de l’autre est pour chacun un événement bien connu. En étant en compagnie des autres, il rencontre la mort comme un phénomène externe à lui. En tant que telle, elle ne surprend pas, puisque tous savent qu’ils y passeront. La phrase « On mourra tous un jour » exprime la conviction d’être informé et conscient de l’évidence de la mort. Mais le futur de cette expression signifie aussi sa non-immédiateté, la confusion sur la forme qu’elle prendra et son anonymat. Le « on » veut dire en revanche que c’est plus de l’autre qu’il s’agit. Parler de la mort comme une réalité concrète et présente, comme le prônent certains discours, voile son caractère de possibilité, car sans jamais être déjà-là, elle reste toujours de l’ordre du possible. Par cette équivoque, le Dasein se perd dans le « on » qui lui dissimule sa possibilité d’être-vers-la-mort en le mettant en face de la certitude d’une mort permanente. La mort dérange aussi. Elle bouleverse la vie des vivants en société et brusque au niveau des individus. Pour cela, le discours du « on » invente une sorte de « paisibilité » pour entourer le monde du défunt et prescrit une série de pratiques que la personne en deuil doit accomplir, lui indiquant comment se comporter vis-à-vis de la mort pour rester dans la convenance mortuaire, comme le rituel de l’enterrement, le troisième jour, le quarantième jour… d’où la complexité des rituels et leurs variétés, qui sont autant de façons d’oublier le propre de la mort. Ce sont les rites de passages, qui sont autant de moyens de détourner l’attention pour éviter de penser à la mort en soi et à son angoisse. L’angoisse devant la mort, qui ne doit pas être confondue avec la peur du décès, met le Dasein face à lui-même2, le livrant à la possibilité indépassable, alors que le « on » transforme cette possibilité en événement et l’angoisse est transmuée en peur ou une faiblesse du Dasein qu’il doit surmonter courageusement. Recommander à quelqu’un de 1 - Ibid. p. 308. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 306. 289 garder son calme, faire semblant d’être indifférent, ne pas perturber les autres avec ses pleurs et ses sanglots, sont autant de conseils aliénants qui faussent la relation au sujet. Heidegger appelle ça un dévalement qui exprime la fuite devant la fin, une façon de voiler le vrai thème qui est la mort, en lui changeant son sens par les précisions de rituels ou la tranquillisation, par des reliefs et des détours qui nous éloignent de l’angoisse devant la mort. Les mises en scène qui tournent autour de la mort et de l’être-vers-la-mort interpellent le Dasein pour l’interroger sur ce devant quoi il fuit. Cette question est peut-être évidente, mais phénoménologiquement, elle ne s’explique pas, car il est difficile de se projeter dans la mort comme possibilité, et la raison de la fuite est donc incomprise1. Pourtant, c’est le point de départ et c’est à partir de cette explication que le Dasein peut parvenir au concept pleinement existential de la mort. Heidegger revient sur la phrase « on mourra tous un jour » et propose de la transformer en certitude de la mort pour chaque individu. Partir de la certitude que le « je » va mourir et le tenir pour vrai est le premier pas de l’homme pour parvenir au dévoilement de son être-vers-la-mort, car ce n’est pas encore fait. Le Dasein, qui est un étant découvert et découvrant, sera ainsi essentiellement dans la vérité car il lèvera le voile sur une mort qui sera enfin la sienne. Les concepts « certitude » et « vérité » profitent tous deux du double sens « découvert » et « découvrant », l’homme se tient dans la vérité du moment, qu’il fonde son comportement sur le besoin, le désir, la nécessité de dévoiler ce qui est voilé ou sur la recherche de la certitude qui est caractérisée par la conviction2. La dissimulation de la vérité de la mort sous des pratiques rituelles peut aussi ressembler à une certitude, si les comportements ne comportent pas l’ombre d’un doute. Or, c’est justement cette image d’une mort événementielle que le monde ambiant ou le monde du « on » projette tous les jours et de plus en plus, en insistant sur les pratiques ostentatoires et provocantes, notamment dans le cadre des religions. Ces festivités n’empêchent pas le Dasein de penser à la mort, au contraire elles le plongent dans sa certitude, et en même temps l’éloignent de la mort comme possibilité, car sa certitude voile sa possibilisation dans sa dimension individuelle et intime. 1 - Ibid. p. 309. 2 - Ibid. p. 311. 290 La mort est certes un fait d’expérience, mais sa certitude empirique ne fait pas d’elle une certitude vraie. Le Dasein la visualise à travers les pratiques quotidiennes de la mort de l’autre qui dissimulent terriblement la dimension ontologique. De fait, il n’y pense pas intérieurement et ne se livre pas à une réflexion profonde, elle qui doit être entendue comme la possibilité la plus propre, indépassable, certaine et sans relation1, elle devient un sujet banal qui se vit comme un fait extérieur. Dans la vie, le Dasein se tient tous les jours face à sa mort, mais de façon impropre. Il s’inquiète de ce qu’il laissera derrière lui, s’il a des enfants, des biens, ou encore s’il n’a pas suffisamment profité de la vie… Il peut aussi avoir peur de l’au-delà conformément aux convictions religieuses de chaque société. Mais ce n’est pas « penser la mort ». La possibilité ontologique de la mort est d’emmener l’individu vers son être propre pour qu’il puisse considérer sa fin, la contempler et se projeter dedans, non comme un « annihilissement » ou comme un passage vers un autre monde, mais comme une réalisation. La structure existentiale de l’être-vers-la-fin sert à élaborer un genre d’être qui permet au Dasein de concevoir le fait que sa mort lui apportera son être entier et lui permettra de se réaliser enfin2. Dans la nature des choses, le Dasein meurt continuellement, dans le sens où chaque jour le rapproche un peu plus de la fin jusqu’à parvenir à l’ultime étape qui est son décès. Cette conviction fait que le Dasein est toujours soucieux mais jamais disposé à entendre et voir venir sa fin. Que faut-il alors pour que le Dasein fasse de cette certitude un projet et non une horrible contrainte ? L’être-vers-la-mort se définit par l’ultime possibilité qui est sa mort, car la mort lui réclame ce qu’il a d’unique, elle le sépare de son état d’être-au-monde et l’éloigne de son état d’être-avec et d’être-en-compagnie, en l’esseulant totalement. Paradoxalement, l’idée de la mort rend le Dasein proprement lui-même, préoccupé, en souci constant, dépassant le « on » vers son pouvoir-être le plus propre. Par un tel comportement, il rend la mort disponible, en se mettant à marcher vers elle, ou selon les propos de Heidegger, il met en action la structure concrète d’une marche-vers-la-mort. Cette possibilité de marcher vers la mort se détermine à partir de la vérité qui lui correspond, qui fait du Dasein un étant qui découvre la certitude de la mort et qui va vers elle. 1 - Ibid. p. 313. 2 - Ibid. p. 318. 291 L’expression « on mourra tous un jour » se verra remplacée par « la mort est, chaque fois, seulement mienne », ce qui mène à un genre de certitude différent, réclamant une attitude positive du Dasein dans son indépassable entièreté, il s’approprie son existence en acceptant la fin, en l’assumant et en allant vers elle. C’est ainsi que Heidegger passe du phénomène particulier de la mort à un objectif positif et individuel où le Dasein marche vers la mort, une mort qui le concerne tout seul, car il a conscience qu’il est vivant, tout comme il a conscience qu’il va mourir, il aura été et ne sera plus, sans plus. Il propose ainsi de réfléchir une mort que chaque individu fera émerger comme un sentiment du fond de son propre moi. Il ne sait pas qu’il va mourir parce que le « on » lui a dit ou parce qu’il a vu les autres mourir, mais il sait qu’il va mourir parce qu’il sent au plus profond de lui que la mort le concerne, lui seul et qu’il vit pour la rencontrer. C’est exactement cela « l’être-vers-la-mort », « vers » voulant dire qu’il se destine à elle. L’être-vers-la-mort est la face ultime du Dasein, une mort qui représente pour lui la possibilité de penser sa mort, sa liberté et le pouvoir-se-penser-homme au-delà de tout lien et de toute contrainte. En pensant la mort, celui-ci se soustrait à l’état de facilitation rassurante et l’état de compréhension commune et simple où le plonge le « on-quotidien ». Ainsi, il conçoit la mort avec des mots qu’il formule et qu’il ressent en profondeur. Il peut enfin comprendre le sens de son état d’être-jeté, son état d’être-en-fuite et les angoisses qui en découlent, qu’il vit depuis sa naissance dans l’ignorance et l’incompréhension, et à quoi il peut désormais donner un sens. Il comprend aussi qu’il était prisonnier d’un fait commun qui ne se dit que par des métaphores, ce qui le plongeait dans la non-compréhension et la nonappréciation du sens profond de la mort. Par cette projection, il donne un sens au néant qui l’entoure et l’intègre dans son discours en l’exprimant avec des mots. Le discours sur la mort est un acte libérateur, mais pour parvenir à cet état de délivrance, le chemin est long. En réalité, la mort n’est pas un sujet inconnu ou banal. C’est une thématique essentielle qui caractérise l’être humain et avec laquelle l’homme a toujours entretenu une relation fort complexe qui se traduit par des pratiques souvent extrêmes, des croyances peu communes, des rituels sacrificiels ou des actes totémiques qui expriment le degré de conscience de chaque société envers ce phénomène. Dans tous les cas, elle reste incontournable et définit l’homme dans ses rapports à lui-même, ses rapports au monde 292 et ses rapports à l’autre. Le sujet a en effet une haute teneur symbolique et une forte charge affective, façonnant l’imaginaire collectif depuis très longtemps. La non compréhension du phénomène a donné lieu à plusieurs formes d’interprétation et de discours, inquiétant toutes les sociétés, toutes les civilisations, toutes les religions, toutes les philosophies, constituant souvent le fondement même de l’interrogation de la vie. Dans toutes les civilisations, les hommes se sont exprimés sur la mort en général, en mettant parfois en avant une vie avant la naissance de l’individu ou après sa disparition et en dictant aux populations un modèle comportemental spécifique. Mais si l’on considère les thèmes qui en résultent tels que le péché originel, le châtiment ou l’enfer, on constate que la mort n’est pas claire pour autant, car toutes les religions ne conçoivent pas la mort en tant que fait mais proposent plutôt d’évaluer le vivant dans sa mort par rapport à la vie qu’il aura menée. Jankélévitch, dans un ouvrage considérable qui s’intitule La Mort, parvient à une explication toute simple : La mort en général se conjugue à la troisième personne et se présente surtout dans la mort de l’autre. Même si c’est toujours quelque part la fin d’un « je » qui n’est jamais « moi », elle reste énigmatique et personne ne l’a expérimentée. Il existe aussi une mort à la deuxième personne, c’est le stade intermédiaire qui se traduit par la mort d’un proche, symbolisée par la mort du « tu » dont on expérimente au moins la douleur de la disparition1. Mais Heidegger refuse de fragmenter la mort en petite parcelle. D’après lui, la mort du « on » est un thème générique et inauthentique qui ne représente en rien la mort au sens propre et la mort du « tu » est un subterfuge qui ne l’intéresse pas, parce qu’elle est entourée de pratiques qui voilent sa profondeur. Seul la mort du « je » a du sens, sans artifice, sans festivité, sans rituel, c’est celle-là qu’il va falloir comprendre, car elle représente la mort du Dasein et en même temps sa réalisation. Heidegger n’est pas le premier à parvenir à cette conclusion. Historiquement, Platon en parlait déjà en traduisant la mort par la délivrance de l'âme immortelle qui va rejoindre le monde des idées en quittant le corps considéré comme une prison charnelle. Dans ce sens, l’âme est enchantée de repartir dans son monde d’origine. Épicure au contraire 1 - Vladimir Jankélévitch : La mort, Paris, Flammarion, 2008, p. 118. 293 n’accorde aucun impact à la mort, ni sur les vivants parce qu’ils n’en savent rien puisqu’elle n’est pas encore survenue, ni sur les morts qui ne sont plus pour en témoigner. La mort est un destin que nul progrès technique ne saurait infléchir1 ». En fait, ce qui dans la mort fait réfléchir, c’est l’existence même. Les philosophies de l’existence affirment que toute réflexion sur l'existence doit porter sur sa finitude qui est la mort. Ce qui entraine des thèmes contingents comme l'absurde, l'angoisse et la question incertaine de l’au-delà, voire l’essence, avec un débat incessant sur la mort biologique. L’école existentialiste en général part de l’idée que la mort ne concerne que le vivant, elle est le signe de la vie et en même temps son contraire car seul ce qui vit meurt. Une idée que ne partage pas Régis Jolivet qui ne conçoit pas la mort sans métaphysique et sans proposition d’immortalité, critiquant ainsi sévèrement toute l’école existentialiste2. Certains biologistes remettent en cause l’idée de « la mort comme un acte biologique ». Ils expliquent que la vie au sens primaire est immortelle, les êtres unicellulaires se reproduisent en se divisant indéfiniment. En considérant cela, on en vient à affirmer que la mort n'est pas la fin de la vie, elle se vit dans la continuité quand il s’agit de vie simple, c’est la complexité qui est en danger. Mais ce n’est pas le propos de Heidegger qui ne compte pas s’aventurer dans le domaine de la biologie. Il veut plutôt en finir avec la métaphysique et expose l’êtrevers-la-mort comme un moyen de libérer le Dasein de cet étranglement qu’il ressent à l’idée même de la fin que la métaphysique encourage au détriment de la vie. Dans sa relation à la mort, le Dasein veut savoir plus sur le temps qu’il a à passer sur terre et comprendre sa temporalité propre3. Heidegger s’interroge alors sur la fin et la finitude, pour sortir la mort des généralités factuelles et inauthentiques comme la mort des autres, la mort biologique et la disparition physique. Pour être authentique, le Dasein doit concevoir la possibilité de la mort comme sienne et comme possible à chaque instant4. « Etre-là » suppose « pouvoir ne pas être là ». Penser la mort, en faisant appel à la 1 - Épicure : Lettres et maximes, Traduction Marcel Conche, Paris - PUF, 1987, p. 255. 2 - Régis Jolivet : « Le problème de la mort chez M. Heidegger et J. P. Sartre », Revue Philosophique de Louvain, 1953, V. 51, p. 328. 3 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 73-83. 4 - Ibid. p. 320. 294 volonté du dépassement, c’est penser la possibilité de ne-pas-être-là, et non pas ce qui adviendra de l’individu là-bas ou ce qu’il laissera derrière lui. La nuance est importante, car penser cette possibilité de ne plus être là nécessite un effort philosophique qui n’est pas du ressort du « on », ni même du dogme religieux ou de la nature de l’humain en général. L’être-vers-la-mort c’est ne plus se penser ou se penser « ne plus être ». Penser sa propre mort est une ouverture de soi en tant que projet, c’est concevoir le pourquoi de sa présence pour un temps favorisant le débat sur la temporalité, mais aussi le pourquoi de sa vie en tant que projet individuel, et non pas seulement en tant que conséquence d’une suite d’événements. L’être-vers-la-mort est celui qui s’introduit puis quitte l’axe du temps. C’est un individu qui se fait, un projet qui consiste en la réalisation et la réussite de sa propre vie. Le pouvoir-mourir contracte par avance et en un seul point l’unité concrète de l’existence entière1. En clair, au lieu de fuir la mort, l’homme doit la positiver, se l’approprier, l’apprivoiser, voire l’attendre, se représentant comme un projet qui est à tout moment déjà finalisé. Il doit aller au-devant d’elle, ce qui engendre un état de devancement, une manière de se rapprocher de sa possibilité extrême, indépassable, n’ayant plus rien au-delà. Il ne faut pas que la pure possibilité de ne plus exister soit interprétée comme un manque, car quand cette possibilité échoit, le Dasein n’est plus là (il n’est plus son Da) pour en sentir le vide 2 . Cette interprétation qui parait si simple n’est pourtant pas évidente. L’homme doit tout le temps être en finalisation de chaque projet qu’il entame, pour faire face à la mort qui peut survenir à tout moment, sans laisser derrière lui un travail inachevé. Cette façon de concevoir l’existence n’est pas tardive chez Heidegger. C’est à partir de 1925, dans le cours des Prolégomènes, qu’il a fini avec les anciennes traditions qui regardent la mort comme le passage vers l’autre monde ou un saut dans le néant. Dans sa présentation de la phénoménologie de la mort, il ne s’interroge pas sur ce qui est susceptible d’arriver ou de ne pas arriver après la mort, mais se demande plutôt qu’estce que le Dasein aura fait avant de partir ou pour partir, c’est précisément ce qui restera 1 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 28. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 320 295 de lui qui aura construit son être-vers-la-mort. Pour en arriver là, il a dû mettre entre parenthèses le problème socratique et platonicien de l’immortalité de l’âme, la représentation religieuse du châtiment post-mortem et la peur par dénigrement d’Epicure et des stoïciens qui n’admettaient pas l’idée d’aller vers un mur opaque. Heidegger exhume la mort, en la redécouvrant il la ramène au sein de l’existence comme une possibilité évidente, il supprime les contradictions, l’adversité, l’obscurité, l’anéantissement, la destruction, la dégradation et l’abstraction de pouvoir mourir. Il fait d’elle un devenir, un noyau de temporalité authentique, un projet ou une source de temps propre. Ainsi métamorphosée, elle s’illumine et devient un principe, une liberté1. Rilke rappelle à Heidegger que la mort comporte deux faces2, une face visible tournée vers le monde et une face cachée tournée vers un autre monde que certains appellent l’au-delà et d’autres le néant. Cet avis n’est pas une invention propre aux religions, toute l’histoire de la question de la mort est construite sur cette conception binaire. Comment est-il possible de rester si neutre alors que le deuxième visage de la mort est terrifiant3 ? Si l’analyse réduit la mort à la pure immanence, elle en exclut une partie et marque habilement le phénomène. Ce serait comme un optimisme, construit sur la base d’une dialectique, qui convertit le négatif en positif4. « La mort, cette irréalité ! disait Hegel. L’être pour la mort n’est-il pas semblable à la vie qui porte la mort et se maintient en elle5 ? » En réalité, Heidegger n’a ni oublié ni négligé la deuxième face évoquée par Rilke. C’est juste une affaire du « on », impossible à vérifier ou à identifier. Ouvrir le débat sur la deuxième face de la mort remettrait le Dasein dans l’incertitude de l’inconnu, ce qui est un retour à la métaphysique et une consécration du « on ». C’est comme s’il commençait sa réflexion à un moment où le Dasein prend conscience qu’il dépasse les données inauthentiques du « on-quotidien ». Il refuse définitivement de réduire la vie à des faits qui risquent à tout moment de détourner le Dasein de sa mission essentielle ». 1 - Ibid. p. 321-322. 2 - Corinne Fournier : La ville européenne dans la littérature fantastique du siècle (1860-1915), 2007, Lausanne : L’âge d’or, p. 106-108. 3 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 29. 4 - Ibid. p. 30. 5 - Georg Wilhelm Friedrich Hegel : Genèse et structure de la phénoménologie de l’esprit (1807), traduction Jean Hyppolite, Paris : Aubier-Montaigne, 1946. 296 Heidegger fait référence au cogito cartésien, même s’il n’est pas toujours d’accord avec le mathématicien, parce que lui aussi propose une relation à la mort dans un mouvement comme possibilité et non par l’imagination de la fin dans le monde de l’au-delà. A partir du « Je pense donc je suis », il dresse un parallèle qui implique le « Je suis comme devant mourir 1 », pour dire « je pense et je suis mortel », dans un futur nécessaire indéterminé. La mort est une possibilité certaine, une certitude fondamentale pour Dasein. C’est donc dans cette finitude mortelle qu’apparaît l’être du Dasein et l’être du Sum qui n’est donné à l’individu que dans l’horizon étroit du devoir mourir 2 . En mourant, en n’étant plus son « là », le Dasein rejoint complètement l’être et peut enfin dire un « Je suis » qui résumera tout ce qu’a été sa vie. Cette position spécifique à la mort individuelle se rapproche beaucoup de l’existentialisme de Kierkegaard qui rejette l’universalité abstraite de la mort en général pour avancer l’idée d’une singularité qui ne se trouve qu’en s’effectuant3. Heidegger dit encore : « Je suis en sursis, suspendu dans la possibilité jusqu’à ce qu’elle devienne effective, jusqu’à ce que je ne sois plus4. » Dans ce texte antérieur à Sein und Zeit auquel renvoie souvent Michel Haar pour analyser le «Je suis en sursis », Heidegger présente la mort comme un comportement humain de conservation « jusqu’à ma mort de facto, je préserve mes possibles grâce à la mort comme possibilité 5 ». Ce qui veut dire que l’homme garde ses possibilités d’existence parce que la mort est possible à tout moment, et « quand je n’existerais plus, quand je mourrais, je rejoindrai ma pure possibilité d’être ». Heidegger semble opposer « être » et « existence » mais dans la forme et seulement et pas en priorité, car le Dasein est réellement quand il n’existera plus. Pour l’être, il ne devient réellement un sujet qu’à l’heure de sa mort, ce qui signifie que le Dasein est essentiellement sa mort6. Alors, pourquoi vouloir dépasser l’angoisse de la mort puisque vue sous cet angle, la mort n’est plus angoissante ? Pour Heidegger cette angoisse est nécessaire au Dasein 1 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 30. 2 - Heidegger parle carrément à la première personne du singulier : « L’être qui ne m’est donné que dans l’horizon étroit du devoir-mourir, se manifeste seulement ainsi comme mien ». Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 31. 3 - Ibid. 4 - Martin Heidegger Prolégomènes présentée en 1925, (Les Œuvres Complètes, Klosterman, 1979): T. 20 ; in : Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 32. 5 - Ibid, p. 33. 6 - Ibid. 297 pour se concevoir dans la mort essentiellement. C’est elle qui favorise le dépassement qui permet d’apprivoiser le phénomène de la mort. Cette angoisse de l’être-au-monde est une angoisse pour aller vers le « ne-plus-être » proprement, absolument et de façon indépassable. Heidegger va utiliser tous les attributs de l’être-au-monde et leur donner des rôles nécessaires, non pour exprimer la déchéance mais pour construire l’existentialité de la mort. Il parle de l’existence, la facticité et de la déchéance. Il établit une équivalence entre la mort et l’être-jeté, le lien entre mourir et déchoir, pour dire la raison d’une position nécessairement basse ou à la base, une sorte de fondement, qui permet au Dasein de remonter les étapes, les états ou les stations afin d’accéder vers ce qui est mieux, se réaliser par la découverte de soi et de son monde1. Ainsi, la mort devient aussi un nom pour l’existence elle-même et l’être-vers-la-mort ou l’être-vers-lafin n’est que l’être-au-monde en projet qui aboutira par sa propre réalisation. Mais pour demeurer dans cette possibilité, la mort doit être aussi peu manifeste et palpable que possible. Heidegger utilise aussi la notion le « devancement » pour dire comprendre, pénétrer, rapprocher la pure possibilité quant à la certitude de la mort. Mais « rapprocher » n’a rien à voir avec le fait de rapprocher sa fin par le suicide par exemple, c’est plutôt l’idée qu’elle est là comme possibilité à tout moment. Le devancement accroît la possibilité de la mort, elle permet de se laisser imaginer, sans aucune représentation concrète, hors de toute cause ou circonstance, juste possible à tout instant. Il rejette surtout l’idée d’intensifier sa possibilité en se rapprochant d’elle que ce soit en y pensant constamment ou en se préparant à l’attendre au-delà de la vie. Il ne faut pas fixer du regard un sens possible de la mort, pour vivre, il faut se placer dans le « pouvoir-être… », en admettant tous les sens possibles. Ce qui la rendra toujours plus grande, dévoilant une possibilité qui ne connaît aucune mesure, qui n’offre aucun appui et aucune base. L’irreprésentable « être-vers-la-mort » n’est pas un projet en soi, c’est l’être-au-monde qui est en projet et tend vers la mort. L’être-vers-la-mort comme devancement rend la possibilité de mourir à tout moment omniprésente sans être angoissante. Le Dasein découvre sa propre vérité et s’ouvre à lui-même dans sa possibilité extrême, dans un mouvement qui le libère vis-à-vis de la mort et vis-à-vis de lui-même. Devenir-libre ouvre le Dasein au renoncement à soi et brise tout raidissement 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 251/252. 298 sur l’existence1. Le Dasein est donc libéré des faits, des possibilités des autres, de tout ce que le « on » comporte et de ses choix passés. Il revient à soi pour atteindre le point « absolu » où il peut être son propre possible, car il ne peut être authentiquement luimême que s’il dispose de lui à partir de lui-même. Il se veut lui-même, se pose luimême dans sa possibilité extrême comme le sujet absolu de Hegel ou la volonté de puissance de Nietzsche. Il ramène à lui et en lui, par un acte de volonté, toute possibilité2. Heidegger représente les critères du devancement la mort comment étant la possibilité la plus propre, irrelative, indépassable et certaine. Pour être la possibilité la plus propre, il faut qu’elle soit arrachée au « on ». En tant que possibilité irrelative ou non-relative, elle ne dépend d’aucun acte qui la précède dont elle serait la conséquence logique et le Dasein se pose dans sa singularité propre. Elle est indépassable parce que c’est l’acte ultime que le devancement rend libre pour une possibilité après laquelle il n’y en aura plus aucune autre. Enfin, projetée comme totalité existentielle, elle est dans la pleine certitude parce que tout individu est sûr de mourir, et même s’il ne sait pas quand, il est certain que cela peut arriver à tout moment. Elle s’ouvre ainsi conjointement à toutes les possibilités antérieures dans le sens où la personne peut mourir à tout moment, incluant aussi la possibilité existentielle d’exister comme pouvoir-être total 3 . Après quoi, le Dasein peut regarder sa propre vie concrètement comme un tout achevé. La possibilité devient certaine lorsque le Dasein rend cette possibilité possible- il la possibilise-. Ainsi défini, la mort n’est plus source d’angoisse, le Dasein n’angoisse pas devant la mort, car il la tient pour vraie et l’accepte comme un état d’évidence comprise et attendue. Mais il angoisse encore devant la menace de la mort qui reste peu contrôlable pour l’individu. Pour dépasser la question de l’angoisse de la menace de la mort, Heidegger aborde un autre état qu’il appelle « le vertige de la liberté ». Avec ça, il permet à l’homme d’avancer vers une situation dont la liberté constitue le but ultime dépassant tous les états. Sartre va mener plus loin ce vertige en en faisant un sentiment 1 - Ibid. p. 264. 2 - Ibid. p. 264. 3 - Ibid. 299 passionné de liberté par la mort, délié des illusions du « on », aussi angoissé que factuel1. Une liberté que Heidegger conçoit comme le fait de rendre possible toutes les possibilités. Il lui manque tout de même un chainon qui passe de l’ordinaire au factuel, car on est ici suspendue sur une passerelle entre l’authentique et l’authentique. Comment une possibilité pure, haute, intensifiée, peut-elle conférer à des possibilités quotidiennes leur caractère de « liberté »? Heidegger propose une médiation qui permet de regrouper entre la possibilité pure de la mort et les caractéristiques de la mort au quotidien. Il faut concevoir la mort comme une expérience qui sort du quotidien, seulement le Dasein l’investit de cet aspect libérateur en la concevant comme un acte intérieur qui favorise la relation à soi-même et la relation au monde. Seule l’angoisse révèle concrètement au Dasein son pouvoir-mourir, c’est pour cela que celle-ci doit rester entière. Elle dépasse la limite psychologique et individuelle pour transformer l’être-vers-la-mort qu’est le Dasein en une possibilité concrète2. Cette concrétisation devient possible par le travail. C’est une conclusion récurrente chez Heidegger de libérer vraiment la personne par le travail. Mais il ne s’est jamais attardé pour construire une théorie du travail-action. Cependant, un Dasein qui, face à la mort, est capable de « se donner à fond à ses tâches » (Aufgabe) est la preuve concrète du devancement. Heidegger s’arrête un moment sur la notion de (Aufgabe), où il-y-a Gabe (le sacrifice), il explique que travailler c’est se sacrifier au travail, se perdre dedans, sans avoir peur de ne pas profiter des résultats de ses efforts. Quand le Dasein travaille, il doit faire son métier à la perfection car il représente sa facticité ou sa possibilité de faire. Mais le terme « il doit » ou « je dois », dont Heidegger fait une devise, n’est en aucun cas pris dans le sens kantien qui érige en règle universelle une action morale. Il exprime juste le travail du Dasein, de chaque individu indépendamment des autres, même si le travail est un travail de groupe. C’est l’expression de « mienneté » qui traduit une nécessité pré-morale pour dire ce que chacun est, ce qu’il vaut et ce qu’il est capable de faire à un instant précis. La présentation du pouvoir-mourir comme une possibilité ontologique, irrelative et indépassable installe le Dasein dans la certitude d’une mort existentiale qui fait partie de 1 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 37/38. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 251. 300 la vie, lui donne la particularité du Sein et le situe dans son Da. La mort qui regroupe tous les aspects du Dasein devient une faculté transcendantale en certitude, en possession et en pouvoir1. Heidegger a reconnu dès le départ que le Dasein est jeté dans la possibilité de la mort, il l’a admise d’abord comme possibilité ensuite comme certitude indéterminée. Elle est liée au destin du Dasein, qui est lui-même lié en son « destin » à l’être de l’étant et à l’être en général qui vient à sa rencontre dans son propre monde2. Mais il ne met pas en péril le fait de vivre, en plaçant le Dasein dans une situation d’attente de la mort. Il montre un Dasein tantôt lié à la vie par son travail au quotidien, tantôt à la mort possible à tout moment. Il est aussi lié à l’étant par son besoin des choses diverses qui lui permet de vivre et de rencontrer les autres. Mais il passe sous silence tout lien éventuel. Autant de silence pousse Michel Haar à réinterroger Sein und Zeit. D’abord, on ne peut admettre un Dasein qui se fait lui-même sa propre possibilité. Ensuite, d’où est-ce que la possibilité peut tirer sa force de possibiliser alors qu’elle n’est pas du ressort de la logique mais de l’ontologique. Enfin, peut-on séparer le Dasein de la vie pour faire de l’être-vers-la-mort un être propre ? Mais Michel Haar non plus ne donne pas de réponse et laisse en suspens ces questions pour les générations à venir. Il reste que la mort est réellement une possibilité, car à une seconde avant qu’elle advienne, la possibilité de mourir reste juste une possibilité et la mort un mystère. Quand elle survient, la possibilité disparaît de façon sévèrement individuelle, le Da du Dasein disparaît par la même occasion, mettant fin au « je » et à la « conscience » dans leur rapport à l’autre et au monde. La vie s’arrête et le Dasein qui n’est plus se réalise et prend sa forme définitive. Il n’en demeure pas moins que le Dasein qui pense la mort est tout de même esseulé, angoissé et interrogatif parce que les réponses aux questions relatives à la mort n’existent pas dans le monde ordinaire et le chemin pour les découvrir est long, si toutefois on s’engage à les chercher. Plus qu’une émotion, l’angoisse qui angoisse est peut-être porteuse d’une liberté qui tend vers la mort, qu’elle conçoit comme 1 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 39/40. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 56. 301 possibilités l’existence et la mort, avec des certitudes en suspens, mais elle n’est pas facilement accessible. Le devancement ou le fait d’« aller-au-devant-de-la-mort » comme possibilité, signifie simplement le fait d’aller au-devant de soi-même, ce qui peut se traduire par la décision de faire, le pouvoir de se réaliser, la capacité à capter sa propre lumière ou encore d’entrer en possession de lui-même ou de sa liberté, mais c’est surtout comme dirait Kierkegaard, « choisir le choix1» de l’extrême. Penser la mort comme un état intérieur est une manière d’exister. C’est l’expression du pouvoir-être du Dasein, quand il dépasse le « on » pour se transformer en fondement que la réflexion philosophique surélève à un niveau ontologique. Pour revenir à soimême, s’extraire au « on » et à la perte, le Dasein doit faire une exploration à l’intérieur de lui. Il doit se voir attester un pouvoir-être-soi-même et la voix de la conscience morale contribue à cette attestation2. Ce qui participe à la recherche existentiale mise en lumière par l’ontologie fondamentale. Heidegger a présenté la mort comme phénomène. Dans cette optique, l'ontologie veut aller à la quête descriptive du sens et de l'essence. C’est cette interprétation existentiale qui précède les sciences. 1 - Ibid. p. 268. 2 - Ibid. p. 324. 302 CHAPITRE QUATRIEME LE DASEIN ENTRE LE TEMPS QUI PASSE ET LE TEMPS ORIGINAIRE Pour faire suite à la thématique et mieux cerner l’être-vers-la-mort, il est inévitable et incontournable de reposer de façon autonome la question du temps. C’est une question fondamentale qui a été posée dans Sein und Zeit et dans les œuvres postérieures. En partant du présent, Heidegger interroge ses implications sur l’avenir et le passé. Le présent, sur lequel les avis sont partagés, constitue pour lui un mouvement où se meut le Dasein, lui permettant de séjourner dans le monde et auprès des étants. Le temps est un vieux thème de la philosophie et une des questions majeures de la pensée humaine, caractérisée autant par son improbabilité que par sa grande précision. Construit de moments ou d’instants, il est perçu comme un changement continuel, homogène, indéfini et irréversible, il induit la durée et la continuité où se déroulent les évènements. La question du temps est importante pour Heidegger, il l’a souvent débattue dans ses milieux pour se distinguer tantôt de Kant tantôt d’Husserl. Pour puiser ses arguments, il préfère comme dans ses habitudes retourner à la tradition pour retrouver les prémisses du sujet, associé à la question de l’être dans toute son ampleur. Aristote, qui lui consacrait un rôle essentiel dans le déroulement des choses, disait que le nivellement des différents mouvements de l’homme formant une suite infinie de « maintenants » constitue le temps1. Alors que Platon ne lui accordait qu’une place de second plan, lui concédant, tout au plus, d’être une représentation inférieure de l’éternité. Alors 1 - Jean Marie Vaysse : Le vocabulaire de Martin Heidegger, Paris, Ellipses, 2000, p. 54-56. 303 qu’Epicure, qui a fustigé la notion de la mort, rend le temps responsable de la disparition de toutes les choses qui viennent à lui1. Heidegger fera moins appel aux médiévaux pour qui la temporalité peut être du ressort des étants sans l’être et les modernistes qui ont cru pouvoir rendre l’être indépendant du moment historique où se déploient les concepts de la philosophie. C’est à partir de Kant qu’il voit s’agrandir le rôle du temps, il y rencontre une forme universelle permettant de saisir les phénomènes. Heidegger réalise très tôt que toute la pensée de l’homme est en rapport direct avec la temporalité, elle se meut à l’intérieur, car parler du temps c’est justement comprendre la dimension historique de tout ce qui est, dans le déploiement de l’être. Il met alors en évidence la présence comme concept pur, par rapport à la présence permanente de l’étant qui fut le centre d’intérêt de l’ensemble de la tradition métaphysique occidentale qui niait la temporalité de l’être dans son intime connexion avec le temps. Si la philosophie voile la question de l’être qu’elle plonge dans l’oubli, elle passe aussi sous silence la question de la temporalité2. Husserl a souvent été opposé à Heidegger dans leurs conceptions des instants, des moments et des différentes expressions du temps. Quand Husserl met en valeur la mémorisation ou le passé, Heidegger insiste sur le projet ou le futur. Le présent reste privilégié chez Husserl, car le souvenir passé est remémoré à partir de son sentiment présent, le futur aussi est attendu à partir du sentiment présent et des sentiments du présent à venir qui prévoient comment sera ressenti l’événement, et l’intention d’agir est nécessairement vécue dans le présent de la conscience. Heidegger, lui, conçoit le temps d’un point de vue linéaire, où les événements de tous les temps sont présents à la conscience. Mais la divergence n’est cependant pas radicale, car le présent d’Husserl ne se présente pas comme un point mathématique, un pur instant. Il est peut-être possible, du point de vue méthodologique, d’isoler un instant dans le temps, un « maintenant » ponctuel, mais dans la réalité, la durée écoulée de l'objet temporel anticipe la suite3. 1 - Epicure : Lettre à Hérodote, 72-73. 2 - Rudolf Bernet : « Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger », in : Revue ème philosophique de Louvain, 4 série, T. 85, n° 68, p. 500. 3 - Rudolf Bernet : « Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger », in : Revue ème philosophique de Louvain, 4 série, T. 85, n° 68, p. 504. 304 La vie est une succession d’événements vécus dans le temps. Cette simple définition nous met déjà en face de questions ontologiques : ce qui est vécu dans le temps ou vécu là-devant regroupe les différents instants réels, appelés chaque fois « maintenant ». Les vécus passés et ceux qui vont survenir ne sont plus ou pas encore réels. Ce qui donne une apparence furtive de la notion de présent, à peine saisissable. Pourtant, tout se vit au présent, le Dasein passe d’un « maintenant » à l’autre, tous ap-présentés, même s’il entasse projets et souvenirs, sans que le présent, qui représente tous les instants qui occupent la vie de l’homme, ne représente un moindre espace sur l’axe du temps1. L'instant est l’atome du temps. Heidegger lui donne un sens actif qui tend vers le passé et l'avenir 2 . C’est un point ressource d'où jaillit la temporalité entière, complète, indivise, enveloppée en un atome invisible qui transforme la banalité des jours en éternel recommencement. La furtivité de l'instant ne fait pas de lui un fugitif, au contraire il marque une collision de l'avenir et du passé 3 , ce qui fait du temps une puissance auquel il livre le Dasein d’un coup. Il visualise aussi les notions d’« instant » et de « maintenant ». Les instants ne sont pas la somme de toutes les parties de l'axe du temps, tout comme les maintenants. Les instants ont chacun sa valeur et ceux où la situation du Dasein se dévoile sont rares. C’est pour cela que la question du temps présent partage philosophes et hommes de sciences. Le terme de « temps » en soi vient du latin Tempus, le nom d’un dieu fictif qui appartient au décor de campagne des Royaumes oubliés. Il est aussi le dieu de la guerre, celui qui encourage les forces armées à combattre pour régler leurs différends. Dans la mythologie grecque, c’est Chronos qui représente le dieu du temps et de la destinée et donné son nom à la chronologie. Il est connu par la particularité de manger ses enfants. Le temps est toujours associé à l’espace, car on ne peut vivre l’instant en dehors de la dimension spatiale où les choses se déroulent, c’est l’extension même du sens du «Da » du Dasein. L’homme est le seul vivant à concevoir la mesure de sa vie et de ses actes 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 438. 2 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 67. 3 - Martin Heidegger : Nietzsche I, p. 312. 305 par le temps qu’ils durent et l’espace qu’ils occupent. Il reconnait parallèlement, l’existence de plusieurs formes de temps comme le temps physique, le temps psychique et même le temps spatial. A l’instar de l’espace qui est le seul nom de l’être qui porte en même temps une référence immédiate au temps et au lieu qui abritent les corps, le temps est depuis longtemps considéré comme un critère ontique où se positionnent les différents étants. D’où la dichotomie de l’espace et du temps. Tous deux sont des caractères ontologiques où le Dasein pratique son rapport au monde. Mis à part les étants intemporels, comme les équations numériques, tous les éléments, qu’ils se traduisent en processus naturels ou en événements historiques, sont temporels. Parler du temps pour un philosophe, c’est pouvoir expliquer comment et où s’enracine la problématique centrale de toute l’ontologie pour que l’être puisse être visible par rapport au caractère temporel1. Autrement dit, c’est le rapport de l’être de tout ce qui existe et de l’être en général d’un côté et du néant de l’autre qu’il faut dénouer à la lumière du temps. Pour cela, il faut dégager la temporalité de l’être de la temporalité de l’étant qui attend une réponse concrète. Dans cette divergence qui s’est construite à travers l’histoire, un fossé s’est creusé entre les deux dimensions temporelle et intemporelle. Le point nodal de Heidegger est de délimiter le concept « temps », le distinguer du sens courant en clarifiant les limites et les rapports entre le concept en soi et le sens courant qui s’est maintenu à travers l’histoire. Sein und Zeit tente de déterminer les parts de sens qui reviennent à l’interprétation traditionnelle et s’interroge sur le sens profond du concept, dans son rapport à la temporellité, l’histoire et l’historialité, d’une part et son rapport à l’espace d’autre part. Le premier livre de Heidegger fait du temps un élément structurant du Dasein, il analyse le temps et la temporalité dans leurs dimensions physique et historique. Il essaie de voir aussi quelles proportions le temps occupe dans la vie du Dasein et quelles sont ses limites avec l’être. Pour expliciter le concept, définir les limites des thématiques temporelles par rapport au Dasein et par rapport aux étants, ou encore distinguer ce qui est ontologique de ce qui est ontique dans les dimensions temporelles, l’auteur fait appel à une terminologie peu 1 - Jean Marie Vaysse : Le vocabulaire de Martin Heidegger, Paris, Ellipses, 2000, p. 44. 306 commune, utilisant des termes singuliers comme temporer ou la temporation. Il distingue la temporellité qui concerne chaque événement ontique de la temporalité qu’il réserve à l’acte ontologique. Pour montrer la complexité du thème traité, Heidegger fait aussi appel à des montages terminologiques, reconstituant tous les aspects du Dasein¸ faisant resurgir les thèmes majeurs comme la mort, l’angoisse, la conscience, la peur ou le souci, et identifie ses différents états relatifs, notamment l'être-résolu en plus de l’être-au-monde et l’êtrevers-la-mort, cet être-résolu qui représente d’ailleurs le Dasein résigné à son état d'êtrevers-la-mort et à l'appel-de-la-conscience, assumant ainsi son être-en-dette le plus propre. En adoptant l’état d’être-vers-la-mort, renonçant au primat latent qui vit entièrement enseveli dans le « on » sans aucune inquiétude relative au temps, il accepte d’être dans le temps. Le « là », de l'être-là, qui est spatial, est aussi temporel et donne un sens aux événements 1 . Ce qui n’est pas si simple, car il ne s’agit pas d'additionner des événements, mais plutôt de parvenir à une vérité qui peut aider à comprendre le monde mieux ou autrement sans pour autant que le monde devienne autre. En tant qu’êtrerésolu, le Dasein ne s'extrait pas du monde, il le comprend, l’adopte, tout en restant pleinement partie intégrante de l’être-au-monde2. Ainsi groupés, ces concepts résument un Dasein qui vit dans un champ temporel et une mise en perspective des possibilités offertes par l'agir3. C’est la fusion de l’homme dans l’espace qu’il occupe et le temps qu’il vit, définissant son destin4. 1 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 56. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 301. 3 - Ibid. p. 402. 4 - Devant la difficulté du sujet du temps et de l’histoire, Heidegger a utilisé une riche terminologie. Il a même fait appel à des termes anthropomorphiques, jusqu’à religieux pour exprimer des situations humaines très concrètes : la capacité de penser ou le don de la pensée sont appelés faveur, qui est elle-même du ressort de l’être-résolu tout comme la disponibilité à l'angoisse, le courage, la liberté et le sacrifice (le sacrifice étant la séparation de l'être de l'étant). La pensée offre (de l'offrande) l'étant à l'être alors même qu'elle le quitte. Mais devant l'abîme de l'être, la pensée a besoin de vaillance pour affronter l'effroi et l'horreur. Ceci étant, ce sont là des actes pensés et non des actes concrets. La pensée de l'être ne cherche aucun appui dans l'étant. 307 Certains se demandent si le Dasein est parvenu à l’abstraction de la question du temps, puisque c’est la seule notion qui est conçue de façon consensuelle par l’humanité entière qui arrive à calculer théoriquement son temps, de façon juste1 sinon au moins de façon fidèle. Heidegger n’approuve pas cette remarque. Pour lui, le Dasein n'est ni théorique ni pratique, en tant que souci il renvoie à une situation antérieure à la théorie et à la pratique2. Il n'a pas besoin de poser la situation devant lui et la cogiter. En tant qu’êtrerésolu, il agit, il est dans la pratique et n’analyse pas les implications ontologiques que sa situation produit concrètement. Paradoxalement, alors qu’il ne prête que peu d’attention au temps qu’il vit, il se projette à la fois dans un passé très ancien (la dette) et un avenir certain (la mort), à tel point qu'il puise souvent sa certitude dans la certitude de la mort. C’est ainsi que la temporalité de la résolution peut unifier et faire agir le passé, le présent et l'avenir de façon concrète3. Certes, l’être-résolu, celui qui s’assume en tant qu’être-au-monde et s’accepte en tant qu’être-vers-la-mort, vit dans la temporellité, il se temporalise4. Mais ce n’est pas lui qui rend directement possible la temporalité qui est la dimension ontologique du temps, en s’assumant il présuppose une structure originaire qui rend possible la temporalité. Il reste que cet étant est le seul qui peut se temporaliser lui-même. En effet, l’être-résolu n’est autre que le Dasein et la temporalité est la possibilité qui donne du sens à toutes les autres possibilités comme le monde et la mort et les rend possibles. Pour cela, on peut dire que le temps est tout aussi originaire que le Dasein mais non advenu par lui. Cette proposition d’une temporalité originaire nous projette dans les trois dimensions temporelles, qui se résument toutes dans l'expression courante « sortir de soi » : sortir de soi pour se projeter dans l'avenir, sortir de soi pour marquer un retour vers le passé et sortir de soi pour être-auprès-de... dans le présent. Ce sont aussi des moments ekstatiques, parce qu’ils expriment la liberté de l'être-résolu. Ils sont rendus possible grâce à la temporalité originaire qui s’expriment en trois états : l’existence, la facticité et la déchéance qui constituent et alimentent le souci5. 1 - M Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 56. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 300. 3 - M. Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 57. 4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 328. 5 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 329 (souligné dans le texte d’origine). 308 A travers des situations complexes, le Dasein se construit dans sa vie de tous les jours et transcende peu à peu le quotidien pour une vie authentique. Il vit une existence pleine, qu’il ne partage pas avec les autres étants, qui se place au-delà de l’opposition classique entre l’essence et l’existence. La facticité introduit son existence dans l’évidence sans choix et sans partage, et la déchéance, aussi originaire que la facticité dans la venue du Dasein le place à la base d’une vie qu’il doit mériter à chaque instant. Husserl, qui n’est pas toujours d’accord avec son élève, met plutôt en avant l’existence d’une conscience subjective, en disant : «La question de l'essence du temps conduit elle aussi à la question de l'origine du temps. Mais cette question de l'origine est orientée vers la formation primitive de la conscience du temps 1 ». C’est une recherche phénoménologique qui interroge les vécus du temps, en reniant son côté objectif2 qui est le temps du monde où les sciences de la nature situent à la fois la nature physique et le psychique3. D’après lui, le temps objectif se distingue de la question phénoménologique de l'origine du temps parce que les sciences ne se préoccupent pas de la question de l’origine du temps, ni de son existence, ni de la localisation spatio-temporelle de l’existence des objets dans le temps du monde4. Dans son discours sur le temps, la distinction entre la notion d’origine et la notion d’authenticité se resserre et se confond parfois chez Heidegger, jusqu’à rassembler les deux termes, en disant : « l'exister, originaire et authentique 5 »... Il laisse aussi la question du sens et de la priorité entre les deux termes suspendue et non résolue. Mais Michel Haar, au jugement sévère d’habitude, trouve qu’il est compliqué de distinguer ce qui est originaire de ce qui est authentique. Il parle même d'une concurrence entre les deux notions. « En disant originaire, Heidegger voulait peut-être signifier authentique6.» La confusion qui règne dans la définition de la question du temps n’est pas une nouveauté. Michel Haar note qu’Aristote l'a déjà discuté dans Ethique à Nicomaque, où il faisait coïncider la temporalité originaire et la temporalité authentique. « L'instant est 1 - Edmond Husserl : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Leçon 2, p. 14. 2 - Ibid, p, 15. 3 - Ibid. Leçon 1, p, 6. 4 - Ibid. Leçon 1, p, 8. 5 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 336. 6 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 67. 309 un archi-phénomène qui relève de la temporalité originaire, alors que le maintenant n'est qu'un phénomène propre au temps dérivé1.» La temporalité, qu’elle soit originaire ou pas, est pour Heidegger toujours authentique, car l'inauthenticité peut supposer une déficience, un manque d'avenir, ce qui est une aberration dans la question du temps. Si la temporalité tombe dans l'inauthenticité, elle va rétrécir les ekstases du Dasein. Il fuira alors l’idée de la mort, l'angoisse, le souci, la dette et même la conscience morale. Il voudra se réfugier dans le « on » pour vivre le temps dans un écoulement linéaire et sans intérêt, avec une infinité de moments tous identiques, refusant la finitude qui puise son sens dans la mort et la dette. Or, c'est par cela même que se reconnaissent l'authentique de l'inauthentique : le premier va vers l'assomption et le second vers la fuite. En parlant d’avenir, Heidegger tente aussi de distinguer l’authentique de l’inauthentique. Il essaie de définir les bases phénoménales qui soutiennent l'avenir originaire et l'avenir authentique, en rappelant que le projet de soi est un caractère essentiel de l'existentialité, et en même temps une possibilité de réalisation originaire pour le Dasein2. Ainsi, même s’il ne crée pas de pistes de réflexion nouvelles, la façon dont Heidegger présente délicatement la question du temps qu’il cerne par les existentiaux du Dasein, rend son point de vue cohérent et particulier, surtout qu’il fait appel à toute la richesse de langage singulier et difficile d’accès dont il a l’habitude comme « le schème horizontal », pour se mouvoir dans un sujet aussi délicat3. Fidèle à sa relation avec le monde ordinaire et pour ne pas donner l’illusion d’une philosophie abstraite ou pure vue sa complexité, Heidegger revient à la quotidienneté. La notion de la temporellité et la façon d’être du Dasein font, en effet, indéniablement intervenir la vie quotidienne. Il donne plusieurs exemples sur les préoccupations de tous les jours et le monde du travail, mais pour montrer surtout qu’ils empêchent l’homme de penser à ce qui est essentiel, c'est-à-dire qu’ils l’empêchent de penser tout court. Les contours ontologiques de la quotidienneté restent cependant obscurs, car en abordant les 1 - Ibid. p. 67. 2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 327. 3 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 66. 310 problèmes récurrents, il montre aussi que le temps est présent dans les différents chapitres de la vie, c’est même une des structures existentielles les mieux intégrées au quotidien et qui joue un rôle important chez l’« être au monde » dans son « exister » simplement. Heidegger propose de rectifier le langage commun pour mettre en évidence la présence du temps dans ce que l’homme fait au quotidien et mieux rendre compte de l’impact du temps sur la réalité. Il demande par exemple de dépasser l’expression « je travaille » pour parler « du temps passé au travail », parce que la présence d’un employé est calculée sur la base du temps qu’il passe dans l’établissement professionnel. Il fait aussi la lumière sur l’expression « la vie durant » et les expressions que la quotidienneté interpelle largement comme « d’abord » ou « le plus souvent » qui expriment « la vie en société » et « la manière de vivre », ou encore « une vie au jour le jour » pour dire une vie soigneusement tracée, en compagnie des autres1. Pour expliquer le rapport entre le monde du travail, le schème horizontal et la temporalité, il prend l’exemple particulier de « l’outil de travail »2, qu’il appelle aussi l'étant-ustensile ou l’util. Il rappelle que le travail est inévitablement présent dans les trois phases du temps, comme si l’occupation est la meilleure façon de rentabiliser ou de valoriser ou de tirer profit ou de rendre utile le temps, comme il rend utile les choses du monde. Il schématise la relation de l’homme au temps à travers l’outil qu’il utilise pour travailler. D'une part, l’outil qui se manie dans un acte présent comprend le rappel de la fonction dans le passé et anticipe sur la destination du produit fini dans l’avenir. En effet, cet outil n'est pas le produit de l'instant présent, il a été fabriqué avant, tout comme l’artisan a appris son métier dans le passé, les deux rassemblent une histoire, un acquis et un cumul. L’artisan et l’outil tendent aussi, en toute harmonie, vers l’avenir par un résultat qui profitera à d’autres individus dans les instants à venir et mêmes des générations dans les années à venir. Seulement le travail est un moment de neutralité, l’artisan n'interroge pas son outil sur son origine ni sur sa destination finale. La personne travaille pour gagner sa vie, pour finir une corvée ou pour aider les autres, et personne ne l’interroge sur ses acquis, lui-même conçoit rarement la relation entre son travail et sa réalisation. En plus, le travail s’inscrit rarement dans un processus de réflexion philosophique. C’est vrai qu’il occupe la personne, la détache d'elle-même 1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit , 433. 2 - Son point de vue détaillé a été exposé dans la question de la technique. 311 pour vivre la préoccupation de l’instant présent et les seules questions qu’elles risquent de se poser sont les questions techniques relatives à l’œuvre, comment la couper, comment la décorer, combien elle doit mesurer ou coûter... Le schème du travail dans sa complexité et son ancienneté échappe au dualisme de l'authentique et de l'inauthentique, il était disponible pour les gens du passé dans leur présent, il l'est pour nous et le sera pour ceux de l'avenir, parce qu’à tout moment des artisans sont assis en face d’une œuvre à achever un outil à la main. Mais il est incapable de glisser vers le passé ou de tendre vers l’avenir. Il est, dans son horizontalité, présentement instantané en permanence. Heidegger effectue pourtant un déplacement vertical à travers l’outil, il passe de l'origine de la temporalité du Dasein vers une temporalité de l'être. La preuve en est que l’outil présent dans le présent est toujours à chaque moment présent, il ne disparait pas, s’il se perd, il change juste de lieu de présence, mais il est présent à tous les temps. C’est ainsi que le travail, même le plus routinier est une partie importante de la réalisation de l’homme qui va toujours en direction de l’avant et immanquablement vers sa finalité. En parlant de l’être-vers-la-mort, Heidegger a abordé la question de la naissance qu’il a appelé une autre « fin ». Entre la naissance et la mort, un temps s’écoule, c’est ce qu’il explique par le Dasein en direction de l’avant, où le commencement se fait à partir de la naissance et où la vie se prolonge jusqu’à la mort1. Mais le Dasein ne réunit pas un ensemble de réalités momentanées qui se suivent à parts et valeurs égales. Tout ce qui se passe entre les limites de la naissance et de la mort ne survient jamais au même moment ni au même endroit, même si rien ne peut constituer un cadre qui sera tenu en dehors du temps et en dehors de la vie du Dasein. Il faut, dès le départ et de tout le temps, se placer dans l’horizon de l’être temporel du Dasein car l’être du Dasein n’est jamais dans un coin du temps qu’on peut cerner. Il existe factivement, il est dès sa naissance un être-vers-la-mort, il marche vers elle et l’être-jeté avec son souci est tout aussi un être-vers-la-mort. Mais est difficile de cerner le Dasein en entier, car il y a transbordement à tout moment et à tous les niveaux de sa vie. 1 - Heidegger n’a pas abordé la question de la vie avant la naissance, un sujet trop vaste qui concerne des spécialités où il n’a pas envie de s’engager, pour ne pas perdre de vue l’essentiel. 312 I. L’être spatial et le temps destinal Heidegger a schématisé le temps dès ses débuts entre un temps du monde statique et physique et le temps que l’homme vit à deux niveaux différents authentique et inauthentique ou originaire et dérivé. Mais en 1927, même s’il ne change pas d’avis sur l’essentiel, il va atténuer et nuancer les distinctions entre les deux niveaux faisant évoluer le Dasein vers la neutralité. Il gardera cependant la distinction entre le temps vulgaire comme oubli de l'essentiel et le temps authentique fondé sur la primauté du futur, qui ne sera valable que pour le projet de soi, laissant la temporalité du monde détachée de la temporalité de soi qui n’a de sens que dans le cadre historique. Il prend la notion d’authenticité à Zarathoustra dans « l’éternel recommencement » quand il fait référence à la répétition, enseigne la sagesse et lutte contre l'oubli 1. La répétition est un mot clef qui n'est pas du tout utilisé dans son sens commun ni péjoratif, elle signifie le projet de reprendre et de renouveler les possibilités d'existence déjà choisies dans le passé. C’est « l'authentique répétition d'une possibilité d'existence passée »2. Elle permet le choix et la fidélité de ce qui peut être répété, qui mérite d’être reproduit ou refait 3 . C’est le comportement de l’être-résolu qui se répète perpétuellement. Pour mieux saisir l'être-résolu, Heidegger, qui a déjà fait la distinction entre l’Histoire de l’homme et les histoires des vies des individus, parle de destin individuel (Schicksal) et de destin partagé (Geschick) que Martineau traduit par le co-destin 4 . Le destin, comme l’histoire, se conjugue au passé. Seul l’être-résolu a un destin5. Ce qui veut dire qu’il peut y avoir autant de Schicksal que d'individus ou de peuples, mais il n'y a qu'un Geschick, qu’une histoire de l'être et un destin de l’être. Le danger de cette proposition est de se retrouver dans le sens traditionnel de la destinée humaine qui refuse toute liberté ou volonté à l’individu, elle le soumet au sort de la communauté ou de l’histoire, 1 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 79. 2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 385. 3 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 73. 4 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, Trad. Martineau, p. 265. 5 -Ibid., p. 265/266. 313 en dépit de sa volonté, imposant ainsi une existence évidente, suivie, nécessaire et obligatoire. Heidegger, qui essaie de se positionner entre l’existentialisme contemporain athée, le rationalisme cartésien et le fatalisme religieux, est soudain dans l’incertitude. Il craint surtout que le destin individuel ne pousse le Dasein à rester à l’état d’être-jeté qui le plongerait dans l’ignorance et l’insouciance ou que le destin commun ne le prive dans sa liberté au nom de la trajectoire d’un peuple. Il choisit alors de donner la primauté au destin partagé car il ne conçoit pas l’homme avec une liberté absolue, ni entièrement sous l’emprise d’un fatalisme irrationnel. Difficile de trouver le juste milieu. Pourtant, les choses sont claires et les craintes de Heidegger ne sont donc pas justifiées. Tout en étant avec le reste du monde et des étants subsistants, le Dasein, comme êtrejeté, s’assume et participe à son destin, il le détient alors que tous les autres étants le subissent. L’emploi du verbe « détenir » n’est pas anodin, il est même de circonstance, en allemand Verhaften mit au sens particulièrement agressif, signifie aussi « faire prisonnier », un terme qui le fait vaciller entre liberté et servitude avec le risque de préférer le confort du « on » dans la servitude à la liberté dans l’angoisse. A partir de toutes les structures qui construisent le Dasein, Heidegger essaie de faire la lumière sur sa capacité à s’éloigner du « on-quotidien » pour aller à la rencontre d’une vérité qui se trouve à l’intérieur de lui, un quotidien qui reste inaccessible au commun, sans pour autant rejeter le concret de la vie1. Le Dasein avec sa richesse existentiale apprésente le temps, c’est-à-dire qu’il le ramène vers ou dans le présent et par là même dans l'avenir. C'est ce qu’il appelle la temporellité, qui est aussi une caractéristique du souci. Le souci existe depuis que l’homme existe. Il il peut aider à comprendre des phénomènes propres et originaux du Dasein, comme « l’avance-sur-soi2 » qui montre son évolution dans sa vie, ou « l’être-après » qui lui permet d’appréhender les choses. Les deux phénomènes tendent vers l’avenir et favorisent son développement. Il y a aussi les dimensions temporelles, « avant », « après », « déjà » qui ne sont pas fixables sur un axe du temps et ne sont significatives que dans le cadre d’événements précis. « Avant » 1 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 370. 2 - Ibid. p. 387. 314 indique l'avenir où se projette le Dasein par son pouvoir à faire des projets ou à vivre à dessein de quelque chose. « Déjà » désigne le sens d'être temporel et existential du Dasein qui conçoit son passé ou son « avoir-été » au sens de « j’étais dans le passé », que Heidegger exprime par les termes de « je suis-été », pour mieux visualiser son passé1, et « après » qui indique la succession de ces événements dans un passé qui reste la caractéristique de l’étant temporel. Mais le sens existential du Dasein réside dans son passé, entendu à partir du présent qui se projette avec tous ses éléments dans l'avenir. Avec le destin commun, le Dasein, qui utilise toutes les aptitudes individuelles, prend place dans l'histoire mondiale2. Les individus ont une histoire commune, mais chacun vit son histoire qui lui donne l’impression individuelle d'être à l’intérieur du temps. C’est ce que Heidegger appelle l’« intertemporanéité » ou « être-dans-le-temps », une caractéristique que l'être-au-monde conçoit ontiquement tout en favorisant sa formation ontologique3. Enfin, ces structures qui construisent le Dasein et fournissent le terrain qui détermine sa temporellité, comme l'entendre, la disponibilité, le dévalement, la parole, le souci, l’angoisse… aident à saisir la dimension temporelle de l’ouvertude car le fait d’être ouvert au monde est intégré dans la structure même du temps. Elles favorisent aussi la discernation, le dévoilement et la découverte, pour permettre la perception qui fonde la connaissance théorique. Elles interrogent enfin le monde sur la constitution temporelle du dé-loignement, de l’aiguillage et tout ce qui entoure l’être-au-monde. Il s’attarde sur la temporellité de l’entendre4, de la disponibilité5, du dévalement6 et de la parole 7 en particulier, quatre moments structuraux qui constituent le fondement du processus d’humanisation qui n’est visible que par la visualisation de tout l’axe historique du temps, ce qui est concrètement impossible. A partir de ces quatre 1 - Ibid. p. 387-388. 2 - Ibid. p. 391. 3 - Ibid. p. 393/394. 4 - Ibid. p. 397. 5 - Ibid. p. 401. 6 - Ibid. p. 407. 7 - Ibid. p. 410. 315 moments, il s’engage à élucider les rapports entre l'être-au-monde et le problème de la transcendance du monde, en introduisant la notion de Dasein éclairé1. Le Dasein éclairé est celui qui, par son développement intérieur, s’est éloigné de la quotidienneté pour parvenir à la temporalité en vivant des moments ekstatiques, notamment le présent qui donne au Dasein la possibilité d'exister et celui de « l'être-jeté » qu’il ne regarde plus comme une déchéance mais comme un commencement, le moment où sa vie, son évolution, sa prise de conscience, son commencement, a débuté. La lumière qui constitue le Dasein éclairé n'est pas ontiquement là-devant comme la source d'une clarté qui est produite pour l'irradier de temps en temps. Le Dasein éclaire en permanence, quand a lieu la pleine ouvertude de son « là ». C'est un étant éclairé qui rend possible toute illumination et mise en lumière, toute perception et toute vue sur quelque chose. La temporalité ekstatique du Dasein éclaire le « là » originalement, à partir de quoi se comprend l'être-au-monde. C’est cela qui fait de l’homme un Dasein universel qui s’inquiète du sort du monde sans perdre de vue les questions de son quotidien. Heidegger aborde inévitablement le rapport du temps à l’espace, parce que la temporalité du Dasein, se maintient dans un espace. Tout le secret du « Da » du Dasein s’exprime dans cette spatio-temporalité, un élément structurant du temps en rapport étroit et complet avec l’espace. La constitution du Dasein avec sa façon d’être n’est ontologiquement possible que sur la base de cette double spécificité. Le temps n’est pas l’espace mais la spatialité se fonde sur la temporalité, ce qui ne réduit pas l’espace en temps pur. La spatialité doit à la temporalité sa fondation existentiale, non en terme de primauté mais par la présence de l’ontique comme soubassement de l’ontologique. Le Dasein est spatial, toutes les représentations empiriques de l’étant se déroulent dans un espace défini et physique, mais elles s’inscrivent aussi dans le temps par la mesure de leur durabilité2. C’est pendant ce temps de durée d’un événement quelconque que son dévoilement dans l’espace à l’intérieur du monde est rendu possible. Le Dasein n’est pas simplement spatial pour emplir un espace, comme un simple objet, il est spatial par son souci du monde, qu’il s’inquiète du sort du monde et s’interroge sur 1 - Ibid. p. 412. 2 - Ibid. p. 430. 316 ce qui pousse généralement les gens à fuir ou qu’il se réfugie lui-même dans les explications toutes faites du « on ». Heidegger parle de la fonction d’«être-à-sa-place » et utilise « l’aiguillage » pour affecter les résultats des actes du Dasein à un objectif et le « dé-loignement » qui conçoit l’endroit précis où il se trouve et sa proximité avec les choses et les personnes1. Au-delà de l’occupation, il parle aussi d’espaces qui absorbent le Dasein au point de ne plus se distinguer de lui, comme le milieu du travail. Il l’associe au dévalement par excellence, parce qu’il produit souvent l’oubli du temps présent, une situation inconsciente que vit l’être-jeté en toute complaisance pour éviter de penser au monde et à lui-même. L’espace et le temps sont à priori séparés et indépendants. La temporellité ekstatique de la spatialité rend intelligible cette indépendance, mais le Dasein est dépendant des deux dimensions. Le temps et l’espace se retrouvent donc dans le Dasein puisqu’il est dans l’interdépendance de la dimension spatiotemporelle. Les représentations spatiales et temporelles relatives à tous les moments de sa vie et dans tous les lieux qu’ils occupent régissent son langage, son travail et sa façon d’être. Il ne peut se concevoir en dehors ou au-delà des deux structures et ne s’exprime que dans les limites d’une articulation de significations et de concepts qui déterminent ses agissements dans l’espace et le temps. Heidegger appelle cette interdépendance « rentrer-en-présence », dans les relations spatiales et temporelles du Dasein2. II. Le Dasein, le temps et l’histoire La relation au temps dépasse le cadre de l’espace que le Dasein occupe, même si la présence des deux reste et leur interdépendance est prépondérante pour le déterminer. Pour comprendre l’aventure du Dasein qui prend de l’extension au fur et à mesure qu’il s’étend, il faut poser la question sous forme d’un problème ontologique qui prend en compte cette extension dans le temps aussi, ce qui veut dire prendre en compte son historialité. 1 - Ibid. p. 431. 2 - Ibid. p. 432. 317 L’historialité n’est pas l’histoire, l’histoire est l’étude des événements selon une méthode appropriée, alors que l’historialité est la capacité de l’homme à concevoir son historicité et à se concevoir de façon consciente comme un élément qui fait l’histoire de façon directe ou indirecte. Le traitement de la question de l’historialité ne se fait pas sur les lieux de l’histoire. Ce n’est ni dans la science de l’histoire comme compréhension historique dans l’esprit de la théorie de la connaissance comme dirait Simmel1, ni dans la logique de formation des concepts de l’histoire, comme dirait Rickert2, que cela serait possible3. Dans les deux cas, l’histoire est regardée comme l’objet d’une science, alors que Heidegger veut la placer sur la voie d’une construction phénoménologique, parce qu’elle est enracinée dans la temporellité et éclairée par elle. L’histoire identifie les moments essentiels de la vie de l’homme en définissant ce qui est originalement historial et désigne en même temps l’enjeu du problème ontologique de l’historialité. Heidegger propose une démarche d’interprétation pour la construction existentiale de l’historialité, qui consiste dans la tentative de dévoiler ce qui existe à l’état voilé dans la vie du Dasein. Le Dasein est le seul étant capable de détecter de façon explicite ce qui dans son histoire est historial, parce que c’est le seul qui a la possibilité de découvrir et de saisir délibérément ce que comporte l’histoire. Il peut faire de l’histoire une science, mais il faut déjà démontrer que ce qui la constitue provient de l’historialité du Dasein, car l’historialité se place avant la science de l’histoire avec ses données méthodologiques. Il se place ainsi dans la compréhension du temps comme histoire et non dans le déroulement du fait historique. Le Dasein n’est pas temporel parce qu’il se tient dans l’histoire, il n’existe et ne peut exister historialement que parce qu’il est temporel. Par cette priorisation, Heidegger le place dans le temps avant d’en faire un être historique, tout comme il est temporel au 1 - Georg Simmel (1858–1918), philosophe et sociologue allemand, a traité plusieurs thèmes : l'argent, la mode, la femme, l'art, la ville, l'étranger, les pauvres, la secte, la sociabilité, l'individu, la société, l'interaction, le lien social… Son ouvrage Philosophie de l'argent (publié en 1900) est son chefd'œuvre. Il a influencé plusieurs intellectuels comme Max Weber ou Georg Lukacs. 2 - Heinrich Rickert (1863 –1936) : philosophe allemand néokantiste, il poursuit un questionnement initié par Wilhelm Dilthey. Philosophe des valeurs (axiologie), il s'est intéressé à l'histoire, établissant une distinction qualitative entre faits historiques et faits scientifiques. 3 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 439. 318 sein de l’« être-dans-le-temps »1. Il a besoin de calculer son temps avec un calendrier ou une horloge qu’il utilise naturellement, sans s’interroger sur l’histoire de l’un ou de l’autre. Il ressent tous les événements qu’il vit et voit arriver comme des arrivants dans le temps Ceci va pousser Heidegger à s’interroger sur le sens de l’histoire, de l’historique et sur l’enjeu de la question de l’essence de l’histoire pour concevoir sa construction originale. En fait, le terme « histoire » est ambigu, il désigne les événements particuliers dans la vie du Dasein, la réalité historique, la science de la réalité historique, en plus de la science de l’histoire ou l’historiographie. La réalité historique parle de l’étant étendu dans le passé. Dans ce sens, l’étant n’est plus là-devant et n’a plus d’effet sur le présent. Mais cette signification est aussi historiale puisqu’on dit « qu’on ne peut se soustraire à son histoire » dans le sens où les conséquences du passé influent sur le présent, voire l’avenir. Le passé ici est historial parce qu’il agit de façon préventive ou positive sur ce qui « est maintenant ». Sa science de la réalité historique désigne l’étude de ce qui provient du passé en relation avec l’avenir, par un enchaînement causal, qui se développe en ascension ou en déclin. Dans ce sens, la notion d’« histoire » est un tout qui change dans le temps. Alors que la science de l’histoire ne désigne pas tant le passé que ce qui en provient, qui a un tenant et tend vers l’avenir. En faisant époque, ce qui a une histoire peut faire son histoire et déterminer un présent et un futur. C’est un enchaînement causal d’événements qui se suivent. L’histoire signifie donc le tout de l’étant qui change pour tracer une civilisation dans le temps mais différemment des mouvements cycliques de la nature. Est enfin historique tout ce qui est traditionnel, ancien ou patrimonial, même quand on n’en connaît pas la provenance2. Ces significations réunies donnent tout ce qui a lieu dans le temps, permettant peut-être de découvrir où se situe l’enjeu de la question originale de l’essence de l’histoire. C’est ce que Heidegger appelle l’aventure spécifique du Dasein existant, de sorte que cette aventure passée transmise se poursuit toujours et prend, au sens fort, le nom d’histoire3, un sens qui fait de l’homme le sujet des événements qui constituent l’aventure humaine qui appartient au Dasein. 1 - Ibid. p. 441. 2 - Ibid. p. 443. 3 - Ibid. p. 443. 319 Le passé a un rôle privilégié et prend la primauté dans le concept d’histoire. Heidegger donne l’exemple du musée où ce qui est exposé vient du passé, mais il est encore làdevant. L’utilité de l’objet exposé est certes due au fait qu’il ait servi un temps révolu et contribué à construire l’histoire de l’humanité mais il a surtout participé à construire le monde qui a fait la préoccupation du Dasein qui l’a fabriqué et utilisé par sa fabrication et son utilisation. C’est sur lui que le présent se tient. Comme disait Pascal, « nous sommes portés sur les épaules de nos ancêtres ». Mais est-ce que cela veut dire que l’historialité du Dasein est représentée par son passé avec ses objets anciens ? Les choses du musée sont importantes, elles proviennent du monde qui constitue le passé du Dasein, lui donnant ainsi une dimension de continuité qui fait son historialité. Ce qui ne signifie nullement que plus l’objet est ancien, plus il est historial, non, il est juste un signe de l’existence de ce passé. Alors que le Dasein, avec tous ses constituants, participe à construire l’importance de cet objet historique. Le Dasein reste ainsi le sujet primordial de l’histoire et grâce à lui le problème ontologique de l’histoire se veut existential. Avec tous les noms du Dasein et ses conditions existentiales qui contribuent à cette historialité, Heidegger revient sur la notion de destin, ou plutôt un mélange de destin et de choix qui ne refoule pas la liberté et la volonté humaine. Le Dasein est destinal, il existe, c’est un être-au-monde, un être-avec ou un être-en-compagnie des autres. Il décide aussi, à ce niveau, de dépasser la question du destin individuel pour aller vers un destin global qui signifie l’aventure de la communauté et le destin d’un peuple qui n’est pas la somme des destins individuels, tout comme l’être-en-compagnie n’est pas l’apparition simultanée de plusieurs sujets dans un même espace, car l’aventure humaine est une aventure partagée qui se définit par un destin commun. Les destins ont, chacun, une direction, mais dans la communication, le travail et le combat, se libère et se construit un destin commun partagé entre les gens de la même génération dans le même monde, constituant ainsi l’aventure du Dasein1. C’est un destin qui peut aussi aller au-delà de l’espace pour construire à travers le temps une histoire commune, comme l’histoire d’un pays ou l’histoire de la pensée humaine. L’individu paraît impuissant mais cette fragilité lui donne la possibilité de surmonter les obstacles auxquels il se mesure face à ses fautes. Heidegger intègre toutes les situations 1 - Ibid. p. 449. 320 du Dasein pour enrichir son historialité : l’être-en-faute, la dette et la mort, le souci, la conscience morale, la liberté et la finitude1. L’homme a devant lui l’avenir, il est libre envers sa mort qu’il peut accepter comme possibilité, aller vers elle et en même temps être présent dans son temps à chaque instant. Il rappelle aussi la résolution en marche qui instruit l’expérience du Dasein et lui permet de choisir ses successeurs, qui seront les héros de l’histoire avenir, pour reprendre le flambeau. Mais chacun aura sa propre empreinte, ses succès et ses exploits, car l’histoire n’est pas une somme de répliques passées qui se suivent et se répètent, c’est à chaque fois un fait nouveau. La résolution fait que le Dasein, qui existe comme destin, n’a son centre de gravité ni dans le passé comme histoire ni dans le présent en tant qu’historialité qui tend vers l’avenir. Le Dasein en tant qu’être-vers-la-mort est la raison secrète de l’historialité. Sachant qu’il va mourir, il assume son « là » et dépasse ses espérances, il entreprend ses possibilités d’être-au-monde avec ce que cela implique et s’assume en tant que projet en impliquant tout son engagement. C’est le vrai secret de son historialité2. Le Dasein est historial parce que l’aventure de l’histoire est l’aventure de l’être-aumonde. Mais l’histoire n’est ni le mouvement d’ensemble par lequel se transforme le monde, ni la suite livrée à elle-même du vécu des « sujets » qui sont les hommes. Dans l’histoire, les outils aussi ont leur destin, ils sont tous destinés à un travail ou à une mission, les édifices et les institutions ont une histoire. On parle d’histoire des planètes, d’histoire des monuments ou d’espèces animales. Tout étant, chaque objet, est en soit un théâtre d’événements, et comme tel il est historial, car son histoire n’est pas extérieure au monde, elle est incluse dedans. Heidegger a expliqué comment un monument historique sacralise le lieu où il est bâti de façon définitive. Il n’en demeure pas moins que l’Histoire n’est pas la somme de toutes ces histoires. Plus que ça, c’est une aventure d’union avec le Dasein et contribue à son histoire. Pour parler d’historiographie (science de l’histoire de l’homme), il utilise le Weltanschauung 3 . C’est un terme qui n’a pas d’équivalent exact en français mais exprime à peu près la dominance ou la dépendance à la science. Ce qui n’est pas singulier de la part de Heidegger qui veut savoir si les sciences, au même titre que 1 - Ibid. 2 - Ibid. p. 457. 3 - Ibid. 321 l’histoire et la technique, tirent leur possibilité ontologique de la constitution d’être du Dasein. Sans s’étaler davantage sur ces sujets, on peut dire qu’il ne peut y avoir de science, de technique ou d’histoire sans l’homme, le seul à avoir conscience du monde et de sa présence en lui. Mais le plus important est que son orientation vers les choses a réellement été définie à la source sur la base de besoins, de manques et d’attentes. Ce qui signifie que l’homme, cet être-vers-la-mort se dépasse en évoluant, il influe sur le monde est écrit son histoire. 322 CHAPITRE CINQUIEME L’HOMME HEIDEGGERIEN APRES SEIN UND ZEIT L’expression artistique et la révélation de l’être Sein und Zeit est le début d’une œuvre qui enregistre plus de 100 ouvrages. A ce jour, on recense encore des écrits de Heidegger parce que des manuscrits sont éparpillés parci par-là chez des élèves de différents pays. Comment peut-on alors faire une juste évaluation de ce que Heidegger a légué à l’humanité ? C’est un œuvre incommensurable tant elle a tenté de cerner tous les problèmes de l’humain et répondre à ses inquiétudes philosophiques. Des critiques se demandent, si dans ce chemin tortueux et difficile d’accès, sa voie a été linéaire et unique, ou s’il a opéré des revirements, déviations et changements de trajectoire. A-t-il marqué un temps d’arrêt ? Est-il resté fidèle à sa question de départ ? Ou a-t-il vécu un tournant (Kehre) nécessaire ou facultatif pour continuer sa quête ! Quels que soient les critiques devant les différences visibles dans l’œuvre de Heidegger, il y a peut-être des implications plus profondes qu’une simple envie de changer. Heidegger a certes expérimenté plusieurs voies, plusieurs méthodes, plusieurs courants, mais une chose est sûre, il est resté fidèle à l’essentiel : la question de l’homme dans son évolution, son besoin de retour à la question de l’être et l’intarissabilité de sa première source, les Grecs. La majorité de ses ouvrages remettent à chaque fois ces thèmes au goût du jour avec toute leur profondeur et leur originalité. La conférence « Temps et être » présentée en 1962 où il fait un point de situation est récapitulative, elle répond à toutes les questions qui tournaient autour de son œuvre, de sa pensée et du tournant. En 1969, il y a eu les « Séminaires de Thor » qui constituent l’ultime étape, peut-être la dernière, où il revisite pleinement la question de l’être en apportant les compléments attendus aux mêmes thèmes de départ. Il y a aussi la Lettre 323 qu’il a adressée au Révérend Père Richardson 1 en 1962 qui fait une appréciable synthèse de sa pensée, où il répond à des questions précises, commente des critiques et prend position sur des problèmes philosophiques d’époque. Il exprime sa fidélité à la question de l’être telle qu’Aristote l’avait exposée, avec ses quatre modes : L’être comme être simplement, l’être comme possibilité et actualité, l’être comme vérité et l’être comme figure que présentent les catégories. Il parle aussi de la présence qui invite le temps et l’espace, quand elle est portée devant la pensée qui se déploie pour devenir un caractère temporel de la question de l’être, qui est la question même de la pensée, la première et la dernière2. Ainsi, son message est clair, s’il y a tournant dans sa pensée, ce n’est nullement pour revenir sur la question de l’être ou toute autre question essentielle au sujet. Il se détourne par contre, et assez fréquemment, des chemins de pensée, dès qu’il réalise que tel « chemin ne mène nulle part », non pas une erreur de choix, mais un chemin a des limites. Il a ainsi ouvert plusieurs pistes de réflexion et déconstruit les vieux concepts pour susciter des débats et engager le penseur sur la voie de la méditation sur les éléments moteurs de la pensée pour assumer le XXème siècle et peut-être même bâtir le XXIème. Dans les années trente, l’art et la poésie vont faire irruption dans ses écrits, occupant une place de plus en plus importante. Il commence par des conférences, la première et la plus significative, « L’origine de l’œuvre d’art » a ravi ses disciples 3 qui ont probablement pris conscience qu’une dimension nouvelle se dessine devant lui. Ils réalisent aussi que la poésie est l’expression supérieure de l’humain, elle lui permet d’exprimer la question de l’être de façon plus profonde et plus sensible que la philosophie. Cette prise de conscience est le fait de sa rencontre ou son appréciation de l’œuvre d’Hölderlin puisqu’il y a eu ensuite « Pourquoi des poètes »4 qui s’étale sur la pensée de celui-ci, Approche de Hölderlin, Acheminement vers la parole et d’autres textes encore. Avec la poésie, la langue, déjà présente dans Sein und Zeit comme outil 1 - Martin Heidegger : Questions IV, p. 340-341. 2 - Ibid. p. 343. 3 - Gadamer : Les chemin de Heidegger, p. 3-4. 4 - Les deux conférences ont paru dans Chemins qui ne mènent nulle part. 324 d’expression de l’être, devient un élément fondateur qui servira à reconstruire l’être et l’humanité de l’homme. Pour rappel, le XXème siècle, où Heidegger a connu enthousiasme et déceptions, reste celui qui a permis le large développement de l’art, grâce à sa socialisation et la généralisation de son enseignement dans nombre de pays, alors qu’il était, auparavant, réservé à une infime élite. La poésie et l’art font partie des programmes scolaires et de grandes formations se suivent dans les universités pour savoir regarder, contempler, lire et critiquer un poème, un tableau ou une sculpture. Heidegger a réalisé que sa pensée est incomplète s’il ne donne pas à l’art la place qui lui revient dans le façonnage de la pensée. Il s’est donc inscrit à un niveau élevé de cette forme d’expression, où la philosophie devient un outil pour déchiffrer le secret que cache le poème ou l’œuvre d’art. Il est même possible que la poésie n’ait jamais été une inspiration tardive, entrée dans sa vie avec le cours sur « Hölderlin » ou la conférence sur « L’origine de l’œuvre d’art ». Parménide, Anaximandre et bien d’autres de ses références s’exprimaient déjà en prose. D’ailleurs, les Grecs de façon générale placent le beau au sommet de la pyramide des valeurs. Dans Sein und Zeit, cette idée n’était pas claire, mais déjà il a pris une première position en présentant la poésie comme un mode de «discours» que l'interprétation phénoménologique peut utiliser. En 1934, dans le cours sur Hölderlin consacré aux hymnes de La Germanie et Le Rhin1, il la présente comme la «langue originaire» et toute pensée doit se mettre à son écoute. L’évolution chez lui est d’avoir fait passer la poésie d’un rôle secondaire pré-ontologique à un rôle fondateur de la langue et le dire inaugural de la pensée de l’humain et sur l’humain2. Ce que les historiens trouvent curieux par contre est d’avoir laissé les présocratiques, les hellénistes, les médiévaux, Dante, Shakespeare et Goethe, pour leur préférer Hölderlin de la dernière ère du romantisme allemand3. A ce sujet, les avis sont partagés : le plus 1 - Martin Heidegger : Les Hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin, Paris : Gallimard, 1988. 2 - Pol Vandevelde : « Heidegger et la poésie, de Sein und Zeit au premier cours sur Hölderlin », in: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 90, N°85, 1992. p. 6. 3 - Jean-François Mattéi : Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, Paris : P.U.F, 2001; p.264. 325 radical, Adorno, pense que Heidegger aurait cherché et trouvé en Hölderlin une justification à son idéologie politique autoritaire et un sens à ses idées comme le culte des origines. Alors qu’Allemann et Pöggeler, pensent que Hölderlin serait l’inspiration majeure de Heidegger. Un troisième avis trouve que Hölderlin était implicitement présent chez Heidegger bien avant la conférence de 19341. L’élément principal qui lui a révélé la valeur d’Hölderlin est peut-être la quadripartite, un système dont parle le poète, qui compte la Terre et le Ciel, les Divins et les Mortels, qui sort la pensée humaine du modèle uniforme de Gestell pour le renvoyer vers une quadruple énigme dans laquelle s’enracine la quadrature de l’étant, esquissée de façon obscure par la philosophie d’Aristote et plus tard par Kant2 ». Mattéi parle d’un rapport au-delà de l’histoire qui l’unit à Hölderlin qui lui a révélé une intuition cachée, constante qui, jusqu’en 1934, était restée chez lui impensée et inexprimée, c’est l’intuition du monde. Cette déclaration est importante, elle écarte l’idée d’une influence immédiate pour aller chercher, dans les profondeurs de Heidegger, le poète qui sommeillait en lui depuis ses premières lectures et qui s’est soudain manifesté, réveillé par les poèmes d’Hölderlin qui lui a fait découvrir son propre moi, ou son moi profond que lui a peut-être déjà révélé le livre de Brentano3 qu’il a sûrement lu trop tôt. Mattéi essaie ainsi de minimiser l’impact d’Hölderlin sur Heidegger, en mettant en évidence une intuition très tôt ressentie à sa rencontre avec Aristote. Ce serait donc Aristote qui l’aurait conduit sur le chemin de l’être et orienté vers Hölderlin. En faisant appel à la langue et à la poésie venues des profondeurs de l’être, Heidegger veut établir ou maintenir le contact de l’origine à l’homme moderne accaparé par la technique et la science. Tant qu’il reste sensible à la poésie et à la beauté du verbe qui maintiennent en lui l’éveil de nobles sentiments, ses possibilités existentiales sont à l’abri, et son rapport au monde est protégé. La poésie est en effet l’élémentaire venir-aumonde qui permet à l’homme d’avoir de la sensibilité, d’être attentif et lui donne la 1 - Le débat est plus ouvert que jamais dans certains pays d’Europe. Mais ainsi politisé, il n’apporte rien de nouveau aux questions philosophiques que Heidegger a soulevées. 2 - Jean-François Mattéi : Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, Paris : P.U.F, 200, p.264. 3 - C’est en 1897 qu’il a lu le livre de Frantz Brentano De la signification multiple de l’étant chez Aristote (1862). 326 volonté et le désir de vouloir découvrir les parties cachées du monde. « Par la poésie, le monde devient visible pour ceux qui auparavant étaient aveugles1 ». Pourtant, Heidegger considérait dans Sein und Zeit que le meilleur langage est le silence, rien ne doit s’intercaler entre la conscience et l’humain. La langue ne convient pas à l’expression de l’être, tant elle subit des contaminations variées par différentes choses et se laisse absorber par les préoccupations domestiques. Or, la poésie est enveloppée dans la langue, elle est donc piégée dans le quotidien dont elle constitue l’articulation et risque d’être inauthentique. Il disait même que « l’angoisse nous ôte la parole2 » pour montrer que l’homme ne peut trouver les mots pour exprimer ses plus profondes affections. Mais même à ses débuts, il disait que la poésie reste ouverte à l’authenticité, elle est le venir-au-mot 3 et peut aider le Dasein à passer du « On » quotidien à l’être existential en favorisant son développement. Elle mérite donc plus d’attention. La question de la langue, du langage, du parler, du mot et de l’origine va être centrale dans la pensée heideggérienne après Sein und Zeit. Le philosophe ira très loin, se détachant du concept de langue « originée » comme fondement existential pour tendre vers une langue qui parle (Sprache). Le cours de 1934 sur Hölderlin sera le dernier où Heidegger opposera le « discours » à la « langue », pour aller vers une poésie originaire qui serait même une langue originaire où va puiser le discours4 ; et tout le projet du Dasein devient un projet poétique. Heidegger donne parfois au poète le statut de fondateur ou précurseur d’un peuple, remplaçant le penseur pour poser la question de l’être. Les modifications sont de taille, est-ce Hölderlin qui parle ou Heidegger qui s’exprime dans la bouche du poète ? Très ressemblant au Zarathoustra de Nietzsche, il parle du peuple trouvé-là (comme à la suite de l’être-jeté) à qui il faut construire un projet poétique, qui remplace le projet de l’individu. L’homme peut tout aussi se découvrir comme un étant privilégié à travers la 1 - Martin Heidegger : Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p. 24. 2 - Martin Heidegger : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » in : Questions I, p. 112. 3 - Pol Vandevelde : Heidegger et la poésie, De «Sein und Zeit» au premier cours sur Hölderlin, p. 14. 4 - Ibid. 327 poésie, articulant un nouveau rapport de l’homme à l’étant pour fonder l’être 1 . Seulement la langue poétique n’est pas une invention de l’homme, elle est originaire et l’homme se retrouve là-dedans, comme être-jeté ou pro-jeté. En s’ouvrant à la langue, à l’intérieur, il se découvre, le découvrement originaire étant plus qu’un simple dévoilement 2. Heidegger éprouve cependant certaines réticences, le bavardage risque à tout moment d’envahir la poésie, comme il envahit d’autres formes de discours, provoquant ainsi sa déchéance, car même la poésie n’exclut pas la défaillance devant le « on ». Il parle de la prose véritable et de la mauvaise prose et signale que le poète est constamment en danger parce qu’il est porteur de la parole poétique, où la langue risque à tout moment de balancer de l’originaire à l’ordinaire. Les poètes sont des messagers qui font advenir la poésie dans la langue. Par l’épreuve et la souffrance qui sont créatrices, le poète puise dans la langue des dieux. De la poésie, l’être fait surgir des secrets qui font des poètes des annonciateurs du futur des peuples, ceux-là même qui vont à la découverte de l’être. Ainsi, pour instaurer la vérité, Heidegger a d’abord appliqué à la pensée une méthode rigoureuse, la phénoménologie, mise en avant par son maitre Husserl. Il passe de cette rigueur à la rêverie poétique, en plaçant en première ligne Hölderlin qui invoque les dieux pour trouver la vérité dans le destin d’un peuple et en usant du verbe comme langue originaire3. «Cela ne vaut rien de discuter sur la poésie, car à la rigueur, un poème dit déjà lui-même ce qu’il a à dire4 ». Ce qui signifie qu’il est inutile de critiquer, discuter ou juger un poème, s’il est construit dans la langue originaire, il porte en lui son sens, sa beauté et sa raison d’être, comme ce vers d’Hölderlin : « Echoués sur le rivage, aveugles, paralysés et sourds5 » ; 1 - Ibid. p. 18. 2 - Martin Heidegger : Hymne à Hölderlin, p. 62. 3 - Ibid. p. 214. 4 - Ibid. p. 5. 5 - Ibid. p. 22. 328 La langue n’est pas une somme de mots ou de phrases rassemblés, elle a en elle un mystère qui lui donne sa beauté1. Même le poète qui se bat pour la construction de sa propre poésie ne sait pas quel est le secret qui le fait parvenir à la perfection. Heidegger va jusqu’à laisser croire que la philosophie s'efface ou se tient derrière la poésie, car si la philosophie de la pensée et du monde peut déterminer la voie sur laquelle l’homme est engagé, la poésie reste fidèle au lieu de l'éclosion originaire. Ce qui rend sa présence permanente2 et primordiale. Le penseur dit l’être, il nous achemine vers la poésie, alors que le poète nomme le sacré, c’est le médiateur entre les dieux et les hommes. Donc, en sortant de la métaphysique, la pensée heideggérienne a ouvert la voie qui va vers l’être à l'art et à la beauté. C'est fondamentalement par la poésie que l’homme entre en contact avec l'être. Il ne s’agit pas de travailler plus et trop, de produire science et technologie, il faut méditer pour parvenir à la voie de l’être. Mais même si Heidegger a changé de position concernant la poésie qu’il rehausse dans son rang, et qu’il emploie moins le Dasein remplacé par l’homme ou regroupé dans le destin d’un peuple, on voit bien que son changement qui fait passer l’être de la langue phénoménologique à la poésie n’est pas aussi radical que ça et comporte aussi ses réserves. Certes, le poète est à la place du penseur, mais la peur de la dualité est toujours là : il-y-a la langue originaire ou la langue des dieux et la langue quotidienne ou le bavardage. Heidegger reste ainsi dans ses paradoxes et transpose la crainte de voir le Dasein sombrer dans le « on-quotidien », à la crainte de passer de la langue des dieux à la langue ordinaire. Tout comme dans Sein und Zeit, l’inauthentique menaçait l’authentique, la poésie est menacée à tout moment par le bavardage. Mais comme il-y-a la possibilité de passer de la langue commune à laquelle il préfère le silence, à la poésie, il institue la poésie comme langue originaire d’un peuple, à condition que celui-ci la vive comme un découvrement, pour faire advenir la vérité. 1 - Pour le 70 anniversaire de Friedrich G. Jünger, Heidegger présente, à Amriswil , une conférence intitulée « Le Poème ». C’était le 25 Août 1968, un de ces derniers textes et une de ses dernières parutions en public. ème 1 2 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 351. 329 L’origine de l’œuvre d’art commence par définir les mots du titre : « Origine signifie ici ce à partir de quoi et ce par où la chose est ce qu’elle est, et comment elle est. Ce qu’une chose est en son être tel le « quoi » en son « comment », nous l’appelons son « essence ». L’origine d’une chose est la provenance de son essence 1 ». Ainsi, Heidegger a peut-être introduit la poésie dans sa pensée mais il n’a pas dérogé aux grandes définitions qui engagent ses travaux et les débutent. Pourquoi les critiques et les disciples trouvent que cette conférence a été décisive ? Heidegger articule sa réflexion autour de ce qu’est une œuvre d’art, s’inspirant notamment du travail de Van Gogh qui peut servir de matériau de compréhension pour l’art contemporain. Il pose la question sur l’origine ou l’essence de l’art, sur ce qui fait l’artiste et l’œuvre d’art. Autrement dit, qu’est-ce qui fait qu’une œuvre puisse être considérée comme une œuvre d’art ? Cette interrogation est centrale chez bon nombre de critiques d’art, de philosophes et d’hommes de Lettres chez qui les éléments de réflexion se basent sur la singularité artistique de l’art2. L’art est d’abord humain, dans le sens où l’homme est le seul à produire de l’art et à s’intéresser aux aspects esthétiques dans tout ce qu’il fait, même dans les activités les plus nécessaires, comme il l’explique dans « La question de la technique ». Mais il produit aussi du beau pour le beau, qui n’a d’autre utilité que d’être beau, dans le sens où il est affaire de beauté et non de vérité 3 . Il s’interroge sur le beau de par les caractéristiques de son produit et de par son essence. Ces caractéristiques interrogent d’abord les sens, puis les émotions et enfin l’intellect. L’art ne date pas d’aujourd’hui, il existe depuis que l’homme, en fabriquant un objet d’utilité qui a du sens, s’est amusé, de façon très pratique, à lui donner une forme au lieu d’une autre, pour aucune raison sinon qu’il l’apprécie mieux dans cette forme-là4. Nous avons vu dans « La question de la technique » que la technè rend compte du fait du « produire », du « poétique » et de « l’artistique ». Elle est aussi comprise au sens du 1 - Ibid. p. 13. 2 - Ibid. p. 14. 3 - Ibid. p 37. 4 - Les définitions de « l’art » varient largement, aucune d’elles n'étant universellement reconnue. « Un objet d'art est l'objet reconnu comme tel par un groupe. C'est pourquoi les collections de productions artistiques peuvent être classées et appréciées diversement selon les cultures, les auteurs et les institutions ». Marcel Mauss : Manuel d'ethnographie (Cours professé entre 19261939), Payot, Paris, 1971, p. 89. 330 savoir et de la connaissance, Platon et ceux qui l’ont précédé ne distinguaient pas la technè de l’épistemé, les deux termes désignaient le fait de pouvoir se retrouver en quelque chose et de s’y reconnaître1, car la connaissance est un dévoilement de soi. Alors qu’Aristote2 distinguait les deux et dissociait entre ce qui se dévoile et la façon dont il est dévoilé. Mais tout en dévoilant, la technè voile, car elle donne à l’objet une forme qui cache sa forme originelle. Ce qui interroge l’objet sur sa nature et l’image que l’homme lui donne, comme l’argile qui se transforme en poterie. Ce qui dans des termes plus récents est appelé « naturel » et « culturel ». Plus qu’une pratique, la technique est pour l’homme une façon de s’exprimer et de penser qui le libère en transformant la nature et en agissant sur elle. La science aussi agit sur la nature mais dans un réalisme et une précision qui ont besoin de l’intervention de l’art comme une pensée méditative et contemplative pour permettre à l'être de la nature de s’évader. L’art est donc la forme d’expression qui libère l’homme et le protège de la rigidité de la science et de la technique. On assiste de fait à une poétisation progressive du discours de Heidegger, où il consacre la parole et le mot. Tout est dit par le mot, la poésie mais aussi l’art et même les aspects externes ou visuels de la technique et de la science. La vraie parole est poésie et le langage est la maison de l'être3. Heidegger parle de la philosophie de l’art, cette capacité à dévoiler l'être qui fait l'œuvre. L’œuvre est chez elle là où elle est, parce qu’elle ne représente que ce qu’elle est, une œuvre qui ouvre un rayon qu'elle occupe par sa présence. Par sa présence aussi, elle fait disparaitre sa matière, au même titre que l’objet technique ou l'outil qui fait disparaître la matière dans laquelle il est fait au profit de l'usage. On ne voit pas l'argile qui fait la cruche ni même la cruche, on voit la fonction. Le sculpteur utilise la pierre tout comme le maçon utilise la pierre, mais ils ne l'utilisent pas dans le même but. Le but de la sculpture est la sculpture, elle exprime sa beauté, le but de la maison est l’habitation, elle exprime sa fonctionnalité. Dans les deux cas, la matière s’évanouit. On 1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 17 - 18. 2 - Martin Heidegger : Ethique à Nicomaque, VI, ch. 3 et 4 ; in : Essais et conférences, p. 18. 3 - Martin Heidegger : Acheminement vers la parole, p. 144-145. 331 réalise qu’elle est là uniquement si l'œuvre échoue. De même, le peintre use de couleurs, le poète ou l’écrivain usent de mots. Le mot reste une parole et crée autour de lui ou à partir de lui une histoire du beau. Pour être concret, Heidegger procède à la description d’un monument artistique qu’il investit de la présence de l’être parce que c’est l’homme qui l’a réalisé pour aucune autre raison que produire du beau. Il explique comment l’être se déploie dans l’œuvre, ce genre d’œuvre occupe l’espace qui lui est attribué de façon définitive et produit autour d’elle la sacralité de l’espace où elle s’installe. L’œuvre est chez elle dans le rayon qu’elle ouvre par sa présence, le lieu qu’elle occupe n’est plus identifié que par elle. C’est là que l’être de l’œuvre se déploie et c’est là que la question de la vérité de l’art, en considération de l’œuvre, peut être posée. Il donne l’exemple d’un temple grec qui a été réalisé à un moment donné par un ou plusieurs artistes, architectes, artisans et ouvriers, dans une société donnée, à une époque de l’histoire. Cette œuvre a été affectée à une mission, dans le sens où elle représente un thème et a été érigée pour marquer un événement : la naissance, la mort, la victoire, la défaite, le destin... Le monde de ce monument est en lui, avec tout un ensemble de relations, il structure un sens qu’il conserve à jamais. Même la terre sur laquelle il est installé prend ce sens mythique. C’est une terre tout aussi sacrée que celle où se construit un monument religieux1. C’est pour cela que l’œuvre d’art survit au-delà des siècles. Heidegger présente un autre exemple artistique par la lecture d’un tableau de Van Gogh 2 avec une interprétation significative. Le tableau représente une paire de chaussures d’une paysanne, un objet essentiellement défini par son usage 3 . Mais sa vérité n’est ni dans la chaussure, ni dans la paysanne, elle advient par la beauté qui est dans l’œuvre, révélant l'être du produit qui n’est ni dans la fabrication de chaussures, ni dans leur forme, ni dans leur solidité. La beauté fait éclore le beau et le vrai pour révéler 1 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 60-62. 2 - Vincent Willem van Gogh (1853 - 1890) est un peintre et dessinateur néerlandais qui est né au Pays Bas et mort très jeune en France. Son œuvre pleine de naturalisme, inspirée par l'impressionnisme et le néo-impressionnisme, annonce le fauvisme et l'expressionnisme. C'est l'un des peintres les plus connus au monde. 3 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 33. 332 l’être, distendu entre la terre à laquelle il appartient parce qu’elle donne sens à son existence et le monde imagé de la paysanne. Cette relation à la terre, au travail, au labeur d’une personne qui souffre, peut être exprimée dans n’importe quelle situation dans n’importe quel pays à n’importe quelle époque de l’histoire de l’humanité. Il se trouve dans l'évidence de la présence du ciel, de la terre, de la matière et de l’homme, que représente la paysanne, la valeur du travail et le temps qui passe. Pour chaque œuvre, les critiques d’art s’attardent sur l'analyse des traits picturaux et des techniques. Heidegger fait disparaître ce qui n’est pas de son ressors derrière l'affirmation de la fonction ontologique de l'œuvre, dont la vérité advient comme dévoilement pour accéder à l'être. « L'art est la mise en œuvre de la vérité de l'être1» dont la création dépasse l'artiste lui-même. En définitive, l’origine de l’œuvre d’art et de l’artiste est l’art2. Ainsi, en s’interrogeant sur le rôle de l’art dans la vie de l’homme, Heidegger cherche une issue aux problèmes récurrents de l’époque, et tente de trouver un moyen de ne pas sombrer dans la déliquescence de la société de consommation, du pouvoir, de la course aux armements et de la publicité qui met l’être en danger constant. Il recherche ce qui fait que l’homme soit humain, qu’il soit lui-même, proche du vrai, du bien et du beau. Vu sous cet angle, l’art qui clôture l’échelle des valeurs représente à coup sûr une ouverture intéressante pour protéger l’humanité de l’humain, c’est même son plus haut niveau d’humanisation. 1 - Ibid. p. 36. 2 - Ibid. p. 63-64. 333 CONCLUSION Cette dernière partie s’est intéressée à Sein und Zeit, un livre qui interpelle l’homme dans un monde nouveau où les intérêts se sont multipliés. Elle est complétée par la découverte de l’art, une partie de la vie de Heidegger naïvement considérée comme le dépassement de l’œuvre première. Dans les faits, Heidegger continue son tracé de l’homme contemporain qui doit lutter pour protéger son humanité face à la modernité, à la technique, et tout ce qui constitue la nouvelle métaphysique. A ce monde qui offre plusieurs formes d’attractions, Heidegger propose un homme aux missions et aux facettes multiples où chaque situation représente une définition en soi et un pas de plus pour comprendre l’être. C’est un regard neuf qui demande à l’homme de se construire tous les jours en faisant des choix au quotidien à l’instar de la société de consommation qui invente des tentations quotidiennement pour séduire les individus. On ne peut pas dire que Sein und Zeit soit seulement le livre d’un moment que Heidegger a dépassé en allant vers d’autres formes de pensées. C’est plutôt un livre qui rend présent tous les temps, puisqu’il fait appel à toutes les époques pour puiser ce qui peut enrichir sa vision de l’homme. Il est nécessaire pour comprendre le reste de l’œuvre du philosophe. Mais que propose-t-il au juste ? Avec des soubassements méthodologiques et historiques, Sein und Zeit présente un homme concret, en relation permanente et ininterrompue avec le monde, car aller vers la compréhension de l’être n’exige pas de se couper du monde matériel. C’est vrai que cet homme est souvent esseulé et assailli par des sentiments de peur et d’angoisse dès lors qu’il prend conscience qu’il mourra un jour, qu’il est responsable des choses du monde et qu’il doit prendre en charge l’avenir, une lourde mission. Mais cette prise de conscience passe par plusieurs situations intermédiaires, ce sont des états de dévoilement qui, à chaque fois, rapprochent l’homme un peu plus de son être et de l’être en général. Il réalise qu’il vivait dans une situation de déchéance et qu’il a été jeté-là sans trop savoir pourquoi. Il comprend par la même occasion que ces états sont 334 nécessaires pour que sa mission prenne forme et ait du sens, s’il veut aller vers la vérité, s’assumer et avancer. C’est une quête qui commence par un homme totalement impliqué dans sa vie quotidienne, un état initial et inévitable. Pour dépasser cette façon d’être, l’auteur met en place un processus d’évolution construit sur une échelle de valeur. Pour se connaitre, identifier son milieu et comprendre son environnement, changer en restant ou plutôt en devenant soi-même, l’homme doit prendre conscience de la nécessité d’une transformation ou une relecture de son propre moi, comme il doit s’approprier le mode de réalisation de ce changement. Tout le travail de Sein und Zeit consiste à montrer à l’homme ce mode de réalisation du changement : comment prendre conscience du « on-quotidien », comment rester en retrait par rapport aux autres tout en étant avec eux, comment leur venir en aide sans s’impliquer, comment rester neutre et attentif et dépasser son état impropre par la contemplation, la réflexion, le questionnement, afin de tendre vers un état authentique. Ce dépassement qui ne peut résulter de la logique, du raisonnement ni de la métaphysique, a un appui dans le concret, Heidegger part des expériences du monde pour expliquer la vie de l’homme. Ses peurs, ses angoisses, ses appréhensions, ses doutes et ses soucis deviennent des éléments de départ fondamentaux et la condition nécessaire à la prise de conscience de ses possibilités. Pour se faire comprendre, il décrit l’homme dans des situations réelles, en le nommant dans chacune d’elles, d’un nom approprié. Il parle de « l’être-au-monde », parce que le premier niveau de conscience de l’homme est de constater qu’il vit dans un monde dont il dépend et ce monde n’en sait rien. Il parle d’entourance pour dire l’importance pour l’homme d’être au milieu d’objets, d’utils pour spécifier l’objet qui sert à travailler et influer sur la nature, de déloignement, d’aiguillage… Ce sont des situations quotidiennes dénuées d’intérêt philosophique et auxquelles l’homme habituellement ne donne pas de nom. Heidegger les charge de contenu et de sens pour enrichir la condition humaine. L’être-au-monde donne du sens au monde. Exister, être, agir, signifie pour lui, situé, localisé, mais aussi inséré dans une communauté, à un moment donné, pour un certain temps. De ce fait nait un projet par lequel un individu va saisir les significations que le monde lui offre. L’homme est le seul étant qui peut faire des projets par le fait même de donner de la valeur aux choses, il comprend les signes de la nature et modifie ses 335 données en agissant sur ses résultats ou sur ses éléments, comme le fait de couper un arbre pour fabriquer des chaises, labourer le sol pour avoir du blé, transformer la terre en brique pour construire une maison, utiliser le feu pour cuir la nourriture... avant de passer à des projets plus complexe comme le fait d’utiliser l’eau pour produire de l’électricité. Les quatre premiers éléments de la nature sont toujours là pour faire la force de l’intelligence humaine. Heidegger utilise d’autres expressions comme « être-avec » ou « être-en-compagnie » pour dire que l’homme est naturellement social, sociable et n’a aucun problème à être avec les autres. Avec la mort, le temps, la conscience, il complète le tableau des caractéristiques de l’homme comme un être-vers-la-mort, un être-dans-le-temps et un être-conscient. La mort donne du sens au temps et à la temporalité qui positionne la personne face à la croyance. Mais c’est surtout à sa façon d’intégrer la mort dans son projet de vie, comme une possibilité et non comme une certitude, que se mesure sa capacité à dépasser son état quotidien. L’état d’être-vers-la-mort rend l’homme responsable de l’avenir, de la continuité, des générations qui se succèdent. C’est aussi un état qui favorise son humanité, ou son humanisation ou sa « réhumanisation », dans un processus nécessaire pour son propre épanouissement et une condition obligatoire à sa liberté. L’homme que présente Heidegger est garant du beau alors que la poésie ou l’art en général en est l’expression, autant que la philosophie est garante du vrai. Mais est-ce que l’homme est conscient de cette responsabilité dont l’investissent le philosophe, le poète et l’artiste ? Il est seul responsable de sa situation et seul chargé de son retour à la question des origines et à la compréhension de l’être, en a-t-il conscience? 336 CONCLUSION GENERALE La pensée de Heidegger prend racine dans les profondeurs de la tradition, elle surgit par-delà les temps, utilisant la richesse d’une histoire qui n’a jamais vieilli, en proposant à l’humanité un héritage qui peut profiter à la descendance, orienter la pensée du siècle et fournir des réponses aux inquiétudes récurrentes à la philosophie. Heidegger a présenté des éléments fondamentaux pour se faire comprendre, des points d’appui nécessaires à l’époque où il a vécu qui était caractérisée par un foisonnement d’idées, de notions et de concepts nouveaux. C’est une époque qui a vu naître les plus grands penseurs de l’humanité, les différents courants de pensées, les plus grandes découvertes scientifiques et les plus fabuleux émerveillements de l’invention humaine. C’est une époque de souffrance aussi, caractérisée par les deux guerres mondiales, les bombes atomiques et les essais nucléaires. C’est enfin un monde où le travail devient la devise de la modernité et où l’individu ne prend plus vraiment le temps de se poser la question de l'essence de l’être de l’homme et de l’être en général. Ce qui provoque une dynamique et une instabilité réelles qui ne rassurent pas Heidegger, car il a lui-même vécu des tournants, des tourments, des virages, des changements, des paradoxes et des revirements. C’est un monde en crise, où la raison est en crise, le logos est en crise, l’alèthéia est en crise, et où l’humain et le monde sont constamment agressés. Pendant 60 ans, Heidegger a secoué la philosophie afin de mener l’individu sur la voie de la pensée par l’étonnement et le questionnement, même s’il dit n’avoir pas délivré d’œuvre ou de doctrine, seulement des « chemins » qui ouvrent des perspectives sur l’histoire de la philosophie et du savoir. En 1953, il disait qu’aucune époque n'a accumulé sur l'homme des connaissances aussi nombreuses et aussi diverses que la nôtre. Aucune époque n'a réussi à présenter son savoir de l'homme sous une forme qui nous touche davantage. Aucune époque n'a réussi 337 à rendre ce savoir aussi promptement et aussi aisément accessible. Mais aussi, aucune époque n'a moins su ce qu'est l'Homme. Ce concept se présente en effet avec toutes ses composantes : c’est un homme angoissé, soucieux, entièrement enraciné dans sa culture, accaparé par la technique, désintégré par la science, comme un atome dans un laboratoire. Heidegger le compare à un convalescent, qui cherche dans ses réserves un reste de forces pour se maintenir, puise dans ses capacités intérieures, dans ses profondeurs et dans son environnement intime pour ramasser ses fragments éparpillés, panser ses blessures, se guérir en dépassant sa situation et tendre vers un avenir meilleur. C’est à chaque fois une reprise, une relance nouvelle. Cet homme, c’est en Grèce qu’il l’a d’abord cherché, parce que les Grecs plaçaient dans l’être la totalité de l’univers, où l’homme et toutes les choses sont, harmonieusement intégrés. Mais depuis, des éléments ont intervenu pour séparer l’homme de cette harmonie. C’est ce que nous livre l’histoire de la pensée que nous révèle Sein und Zeit. Pour poser sa problématique, Heidegger reprend à son compte la question des anciens : « Pourquoi il y a l’être et non pas plutôt rien ? » Cette question est historique voire intemporelle, car l’être est la porte d’accès à l’homme, autant que l’homme apporte l’interprétation de l’être. Le philosophe est convaincu qu’en s’ouvrant à l’être, l’homme reste en lui-même une pensée originelle, parce qu’en vérité il n’a pas quitté l’être depuis les Grecs, même si 25 siècles ont tenté de l’en séparer. Mais après une minutieuse fouille dans l’histoire, dans les concepts et dans les méthodes, il réalise que la vérité de l’être relève d’une énigme qui est encore plus haute que celle du temps, et elle se doit de conserver son caractère énigmatique 1 . Il avoue son impuissance devant le projet de résoudre seul la question de l’être et la question de l’homme et déclare : « Pour nous qui vivons aujourd’hui, le grand de ce qui est à penser est trop grand. Nous pouvons peutêtre nous mettre en peine d’un passage : bâtir des chemins étroits, sans aller trop loin2 ». Ce qui veut dire que si la besogne de penser nous semble incommensurable, prenons-la par petite dose, abordons-la petit-à-petit. Il dit encore en 1969, que son œuvre est une amorce, simple mise en route d’une démarche que seule une pensée à 1 - Martin Heidegger : Temps et être, in : Questions IV, p. 37. 2 - Martin Heidegger : Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, 1977, P. 7475. Témoignage recueilli dans la revue Der Spiegel, dans un entretien accordé en 1966. 338 venir pourra assumer effectivement1. Heidegger inscrit ainsi le retour à la question de l’être dans un projet de l’humanité entière, quand celle-ci voudra renouer avec son propre moi. Joël Balazut trouve Heidegger trop modeste, car il apporte plus de réponses qu’il ne parait. Ce qu’il a annoncé de façon implicite dans l’œuvre première, il a pu le rendre explicite et visible par la suite, puisqu’on trouve ses réponses infusées dans ses commentaires des poètes tragiques grecs, notamment les Présocratiques qui ont pensé l’être en son sens originel, comme on les retrouve dans la «poésie-pensée» de Hölderlin. Il affirme aussi que le philosophe a porté la philosophie à son plein accomplissement et a réussi à dépasser progressivement l’impasse d’une philosophie du sujet dans laquelle il a refusé de se murer2. Par son approche, Heidegger va au fond des choses. Il analyse chaque mot en soi, qu’il va chercher au plus profond de lui, de sa racine, au risque de modifier son sens actuel, le conjugue à toutes les époques et dans chaque espace philosophique. Quand il explique le sens de « l’étant » par exemple, il ne retourne pas seulement aux Grecs pour dire qu’il avait un sens plein, à l’image d’une montagne dans une île. Il met en évidence la traduction du Grec vers l’Allemand pour voir si la transmission du sens s’est faite pleinement. Il utilise d’ailleurs les termes « interprétation d’une langue à l’autre », car l’interprétation a toujours le risque d’être imparfaite. Le passage d’une époque à l’autre est aussi une interprétation, une adaptation qui modifie le mot et appauvrit son sens. Puis il revient sur le terme « interpréter » et sème le doute dans le sens donné actuellement à ce contenu 3 qui ne remplit probablement plus sa mission, puisqu’il regarde la forme mais pas le fonds. Ainsi, avec chaque mot, chaque notion, chaque concept, Heidegger incite au débat et à la réflexion sur ce qui semble évident. Un concept galvaudé, généralisé et banalisé ne répond plus à la profondeur de la situation particulière pour laquelle il a été créé. « L’être » aussi, qui est un concept clef pour tout langage, est introduit dans toutes les situations et les états de fait, c’est pour ça qu’il ne répond plus au sens plein qui est attendu de lui. Pour cela, il faut dépasser la conception 1 - « Martin Heidegger »: numéro spécial, Cahiers de L’Herne, Direction : Michel Haar, n° 47- 1983, p. 97. 2 - Joël Balazut : L’impensé de la philosophie heideggérienne, Paris : L’Harmattan, 2006. 3 - Martin Heidegger : Question IV, p. 416. 339 où l’être est perçu comme « essence de… » à l’idée d’un être perçu comme « présence » qui englobe tous les étants présents en faisant intervenir la notion de l’espace et la notion de temps. Avec ce sens plein de nouveau, il sera possible de penser l’être sans l’étant. Mais penser l’être sans l’étant ne signifie pas que l’étant est désormais inutile pour l’être, ou que ce rapport ne soit plus nécessaire, c’est plutôt pour penser l’être autrement qu’à travers l’étant, et pouvoir se démarquer de la métaphysique1 qui a ellemême pensé l’étant sans l’être. Heidegger admet cependant que l’homme est encore dans une amnésie, dans ce monde de la technique et de la domination de la science et de l’industrie. Une amnésie terriblement semblable à l’oubli de l’être. Il faut dire que Heidegger a soulevé la question de la technique bien avant que le monde ne soit totalement motorisé et accessoirisé. Il propose, pour sauver l’essence de l’être et de l’être de l’homme, de reconstruire l’échelle des valeurs et porter sur le monde un regard de poète. En effet, l’humanité de l’homme se trouve dans la beauté du monde où il vit, à condition qu’il regarde chaque chose comme une œuvre d’art, comme un poème, car la poésie est le langage des dieux, elle peut dire simplement des choses que la philosophie peine à exprimer et la science peine à rationaliser. Ceci découle du fait qu’elle est plus proche de la nature, du monde et de l’homme, puisqu’elle en est l’expression naturelle. La langue de la philosophie obéit à des règles, la langue poétique obéit à des sentiments. Mais n’est pas poète qui veut, seul le poème qui invoque la force des dieux et la puissance de la nature, peut réveiller la question de l’être qui sommeille en l’homme. Où en est-on de cet homme qui parle le langage des dieux ? L’homme du XXIème siècle entame le début d’une ère technologique où tout se fait à l’aide de machines de plus en plus sophistiquées. D’un simple poste de télévision classique à la télévision par satellite, d’une machine à écrire à l’ordinateur numérique, le monde devient à la portée des yeux, totalement virtuel. C’est ce que Michel Puech appelle l’Homo Sapiens Technologicus2, il va jusqu’à demander d’instaurer une philosophie de la technologie pour aider tout homme en quête d’une sagesse contemporaine à trouver la résolution et la sérénité. 1 - Martin Heidegger: Nietzsche, T. II, p. 454. 2 - Michel Puech : Homo Sapiens Technologicus : Philosophie de la sagesse contemporaine, Paris : Editions le Pommier, 2008. 340 Il faut dire que chaque époque a eu un dominant, celui de l’avenir, du XXIème siècle, sera à coup sûr la technologie numérique. Certes, l’homme n’a pas beaucoup changé d’apparence, mais tout en lui et autour de lui a changé. Toutes les découvertes simples qui étaient supposées faciliter la vie sont devenues des chaines complexes de réalisation avec de multiples démembrements. L’électricité a ses démembrements comme la télévision ou l’ordinateur, qui eux-mêmes ont donné lieu à d’autres démembrements comme la connexion, le courrier électronique… et on ne s’imagine plus vivre sans eux. Les rapports sociaux ont été redéfinis autour de la technologie numérique comme le fait d’envoyer un message électronique collectif (sms) pour des vœux de fin d’année ou une carte virtuelle pour un anniversaire. Des réseaux sociaux branchent des individus de tous les coins du monde dans un espace virtuel qui fait de la terre un grand village. De même pour les rapports politiques et les enjeux internationaux qui redéfinissent le plus puissant Etat, non par l’arme la plus imposante ou la plus sophistiquée, mais par celui qui détient le plus indétectable virus pour le plus efficient système d’espionnage informatique. Est-on encore en mesure de dire que la science et la technique ne pensent pas? La technique met le monde à la portée de l’homme en lui fournissant de plus en plus de confort avec l’industrialisation de l’agriculture, l’énergie nucléaire, les maisons intelligentes…, mais elle lui confisque son humanité, lui prend son pouvoir sur les choses avec son savoir-être et son savoir-faire pour le mettre sous la dépendance handicapante de la machine, si bien qu’il a vite oublié le monde où elle n’était pas et son langage s’en trouve modifié. Il veut rester le maître de l’univers, mais n’est-il pas déjà à un point de non-retour ? A-t-il fini par faire penser la technique, ou c’est justement la conséquence d’une technique qui ne pense pas que le monde subit ? On passe de la dialectique du maître et de l’esclave, à la dialectique de l’homme et de la machine. Heidegger a défini la mission de l’homme dans son environnement par le devoir de protéger le monde et la nature, c’est une dette ancestrale. Mais en oubliant la question initiale et ne comprenant pas sa déchéance et la raison de sa venue, celui-ci s’est acharné contre la nature qui est pourtant son seul apport, au lieu de s’acharner à la protéger. S’il laisse aujourd’hui le monde à la merci de la technique qui est le résultat même de son acharnement, il ne pourra jamais s’acquitter de sa dette, alors que cet 341 acquittement représente son humanité. Le réveil de la question de l’être consiste à responsabiliser l’homme au sort du monde dont il est le garant, c’est aussi le retour à la philosophie. Heidegger repositionne ainsi l’homme dans l’échiquier de la philosophie, en lançant un nouveau regard sur l’existence qui installe l’humain dans l’extase de vivre son humanité comme un devoir envers le monde et non comme un simple étant dans le monde. Loin d’avoir cerné Heidegger dans sa pensée, dans sa philosophie et dans sa tourmente, nous pouvons au moins dire que chez lui peut être puisé ce qui aiderait l’humanité à faire face aux problèmes qui se posent à la génération actuelle et les générations avenir. Peut-être même que Sein und Zeit comportait déjà des solutions implicites aux questions du siècle, favorisant le bien-être de l’homme. Mais le reste de son œuvre est tout aussi chargé de sens pour un retour à la question de l’être, pour permettre à l’homme de se comprendre, protéger son monde et vivre son époque au lieu de la subir, malgré l’instabilité et les changements perpétuels qui la caractérisent. Dans Chemins de compagne, il nous montre une voie, ce n’est pas le tracé d’un chemin à suivre, c’est une lumière pour éclairer les choix que l’homme peut opérer pour sa réalisation. Il parle de l’éclaircie (Lichtung) qu’il présente comme l’humanité de l’homme. Le Dasein est Lichtung, il éclaire les étants, il ne faut surtout pas rompre avec son humanité, avec l’art et la beauté. Cette vision de l’homme qui éclaire, artiste et visionnaire à la fois, Heidegger va la confirmer dans la deuxième partie de sa vie. En pensant l'art comme philosophie et en rehaussant le niveau de sensibilité de l’homme vis-à-vis du beau, il crée un pont entre l'intelligible et le sensible, par la présence de l’un dans l’autre, car le sensible aussi a sa part d'idéalité et participe à l'intelligible. Pour Kant également, l'art est révélateur de la vérité, c’est le premier stade de l'esprit absolu et du dévoilement de l'être. Le rapport entre la philosophie et l'art, déjà présente chez les Grecs, s’est imposé dans la pensée de Heidegger comme une évidence, dès la parution du livre de Kant et le problème de la métaphysique. D’après lui, l'art semble dire mieux ce que la philosophie tente d'exprimer. Il est la réponse à la question de la liberté de l’homme et le moyen adéquat pour protéger sa nature, son éthique, ses capacités esthétiques et ses possibilités de créativité. L’art permet effectivement de préserver les équilibres dans le monde et 342 responsabiliser l’homme sur le beau et la qualité de la vie. C’est le canal ou la voie prioritaire pour retourner à la question de l’être. Mais cet homme visionnaire ne s’est peut-être pas encore pleinement imposé dans le monde ; et les inquiétudes de Heidegger sont terriblement d’actualité. Ainsi, l’être est encore tu et la pensée que guide l'angoisse et le souci est rentrée dans un quasi-mutisme où s'additionnent, toujours davantage, la dimension d'attente et un étrange sentiment de n’être plus chez soi dans le monde 1. Quand est-ce que la philosophie va pouvoir de nouveau reprendre possession du monde de la pensée scientifique qui ne lui appartient plus, qui met en situation un homme avec tant de problèmes qu’il n’y a plus de place à la question de l’être ? L’homme qui va à la recherche de l’être, est celui qui garde le lien avec l’art et la poésie, car c’est la flamme qui anime la pensée humaine. C’est le débat que le philosophe de Freiburg propose d’entretenir suscitant un réel et vif intérêt philosophique, même à l’ère de la globalisation. 1 - M. Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 90. 343 BIBLIOGRAPHIE ŒUVRES DE HEIDEGGER : TEXTES TRADUITS EN FRANÇAIS Sein und Zeit, Traduction : « Etre et Temps », Rudolf Boehm & Alphonse Waelhens, Paris : Gallimard, 1964 ; réédité en 1986. Sein und Zeit, Traduction : Emmanuel Martinot, version électronique, 2006. Essais et conférences - Traduction : André Préau - Paris : Gallimard, 1958. Questions I - Traduction : Henri Corbin - Paris : Gallimard, 1968. Questions II - Traduction : Axelos, Beaufret, Janicaud, Braun, Haar, Paris : Gallimard, 1972. Questions III - Traduction : André Préau, Paris : Gallimard, 1966. Questions IV - Traduction : Henry Corbin, Paris : Gallimard, 1976. Les chemins qui ne mènent nulle part, Traduction : Wolfgang Brokmeier, Paris : Gallimard, nouvelle édition, 1980. Lettres sur l’humanisme, Traduction : Roger Munier, Paris : Aubier, 1983. Acheminement vers la parole, Traduction : Beaufret, Brokmeier, Paris : Gallimard, 1976. Qu’appelle-t-on penser ? Traduction : Aloys Becker et Gérard Granel ; Paris : PUF/ Quadrige, 1959, réédition, 1992. Introduction à la métaphysique (1935), traduction : par Gilbert Kahn, Paris : Gallimard, 1952. Repris dans les Œuvres complètes 40, Paris, Gallimard, 1967. Le principe de raison, 1957, traduction André Préau : Paris, Gallimard, 1962, réédité : 1983. Approche de Hölderlin, Traduction : Henry Corbin, Paris : Gallimard, 1962 ; Edition augmentée, 1973. Kant et le problème de la métaphysique (1929), traduction Rudolf Böehm et Alphonse de Waelhens, Paris : Gallimard, 1953. Nietzsche I- II, traduction : Pierre Klossowski, Paris : Gallimard, 1971. Correspondance avec Karl Jaspers, Traduction : Pascal David, Paris : Gallimard, 1990, réédité 1996. Prolégomènes à une histoire du concept de temps (1925), traduction Alain Boutot, Paris : Gallimard, 2006. 344 L’affaire de la pensée, Suivi du Discours prononcé à la cérémonie en l’honneur de Ludwig Binswanger en 1965 ; Traduction : Alexandre Schild, Mauvezin : édition T.E.R, 1990. La dévastation et l'attente : entretien sur le chemin de campagne, in : Fragments de cours (1945), Traduction : Philippe Arjakousky et Hadrien France-Lanord, Paris : Gallimard, 2006. La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée (1964), in : Kierkegaard vivant, trad. Jean Beaufret, Paris, Gallimard, 1966. Phénoménologie de la vie religieuse, traduit par Jean Greisch, Paris : Gallimard, 2012. Héraclite, séminaire du semestre d'hiver (1966-1967), Traduction Jean Launay et Patrick Lévy, Paris : Gallimard, 1973. LES ŒUVRES COMPLETES Gesamtausgabe - Les Œuvres complètes, en cours de parution, rassemblent les cours et conférences non édités ou éparpillés dans des ouvrages et des revues. La traduction française a commencé en 1971. Certains textes ont été par la suite érigés en ouvrages indépendants. De l'essence de la vérité : approche de l'allégorie de la caverne et du Théétète de Platon 1931-1932 ; in Les Œuvres complètes 34, traduction Alain Boutot, Paris : Gallimard, 2001. La logique comme question en quête de la pleine essence du langage (1934), in : Les Œuvres complètes 38, Paris, Gallimard, 2008, (trad. F. Bernard). Qu'est-ce qu'une chose ? (1935-1936), Les Œuvres complètes 41, traduction Jean Reboul et Jacques Taminiaux, Paris : Gallimard, 1971. Concepts fondamentaux, (1941), in : Les Œuvres complètes 51, traduction Paul David, Paris, Gallimard, 1985. Hegel : la négativité, éclaircissement de l'Introduction à la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, (1938-1942), in : Les Œuvres complètes 68, traduction A. Boutot, Paris : Gallimard, 2007. Parménide (1942-1943), traduit par Thomas Piel, in : Les Œuvres complètes 54, Paris : Gallimard, 2011. Aristote, Métaphysique 1-3 (1931), in : Les Œuvres complètes 33, traduction Bernard Stevens et Pol Vandevelde Paris : Gallimard, 1991. Platon : Le Sophiste (1924), in : Les Œuvres complètes 19, traduction Jean-François Courtine et d’autres, Paris : Gallimard, 2001. Les Hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin, (1935) Les Œuvres complètes, traduction François Fédier et Julien Hervier, Paris : Gallimard, 1988. La logique comme question en quête de la pleine essence du langage (1934), Les Œuvres complètes, traduction François Bernard, Paris : Gallimard, 2008. 345 TEXTES SUR HEIDEGGER Arendt Hannah : Qu’est-ce que la philosophie de l’existence ? Suivi de Heidegger le renard, traduction et préface Marc de Launay, Payot-Rivages poche, Paris, 2000. Balazut Joël : L'impensé de la philosophie heideggérienne : l'essence du tragique, Paris : L'Harmattan, 2008. Beaufret Jean & Rinieri Jean Jacques : Le poème de Parménide, 1955 ; réédition Paris : PUF, 1996. Beaufret Jean et Denoël-Gonthier : Introduction aux philosophes de l’existence de Kierkegaard à Heidegger, Paris : Edition Gonthier, 1971. Beaufret Jean : Heidegger et le problème de la vérité, Paris : Fontaine, 1947. Beaufret Jean : Dialogue avec Heidegger (T. I, II, III, IV), Paris : Edition de Minuit, 1975. Beaulieu Alain : Abécédaire de Martin Heidegger, sous la direction de Alain Beaulieu, Coédition Sils Maria & Vrin, Paris : 2008. Biemel Walter : Le concept de monde chez Heidegger, Paris : Vrin - 1981. Birault Henri : Heidegger et l’expérience de la pensée - Paris, Gallimard -1978. Bourdieu Pierre : L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris : édition de minuit, 1988. Corvez Maurice : La philosophie de Heidegger, Paris : P.U.F, 1966. Cotten Jean Pierre : Heidegger, Paris : Seuil, 1974. Courtine Jean-François : Heidegger et la phénoménologie, Paris : Vrin, 1990. Dantlo René : A la rencontre de Martin Heidegger, Toulouse : Privat, 1969. Dastur Françoise : Heidegger et la question du temps, Paris : PUF, 1990. Declève Henri : Heidegger et Kant, Lahaye : Nijhoff, 1970. Derrida Jacques : Heidegger et la question de l’esprit ; et autres essais, Paris : collection Champs- Flammarion, 1990. Didier Franck : Heidegger et le problème de l’espace, Paris : Les Editions de minuit, 1986. Dubois Christian : Heidegger Introduction à une lecture, Paris : Editions du Seuil, 2000. Duval Jean François : Heidegger et le Zen, Edition Présence, Sisteron, 1984. Gadamer Georg Hans : autoreprésentation, in La philosophie herméneutique, Paris : PUF, 1966. Gadamer Georg Hans : Chemins de Heidegger, traduction, Jean Grondin, Paris : Vrin, 1983. 346 Gadamer Georg Hans : Le problème de la conscience morale, Paris : Seuil 1963, réédité en 1996. Grondin Jean : Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, Paris : PUF, 1987. Grunenburg Antonia : Hannah Arendt et Martin Heidegger : histoire d'un amour, Payot, Paris : 2009. Haar Michel : Heidegger et l’essence de l’homme, Jérôme Millon, Grenoble, 1990. Heidegger Gertrud : Ma chère petite âme : Lettres de Martin Heidegger à sa femme Elfride 1915-1970, traduction Marie-Ange Maillet, Le Seuil, Paris, 2007 (version numérique). India Ysabel de. : Présence et eschatologie dans la pensée de Martin Heidegger, Lille : PUF, Edition universitaire de l’Université de Lille III, 1975. Janicaud Dominique : Heidegger en France, Paris : Gallimard, 2001. Jean-Edouard André : Heidegger et la Liberté, Le Dasein face à la Technique; Paris : L'Harmattan, 2006. Jolivet Régis : le problème de la mort chez Heidegger et Sartre, Abbaye de Saint Wandrille, 1950. Jollivet Servanne et Romano Claude: Heidegger en dialogue -1912-1930, Paris : Librairie philosophique Vrin, 2009. Kearney Richard : Heidegger et la question de Dieu (recueil), Paris : Grasset, 1980. Kelkel Arion Lothar: La légende de l’être, Paris : Vrin, 1980. Kelkel Arion Lothar: Heidegger, Paris: Segher, 1973. Levinas Emmanuel : En découvrant l'existence : De Husserl à Heidegger, Paris : Vrin, 1988. Mattéi Jean françois : Heidegger, l’énigme de l’être, Paris : PUF-Débat, 2004. Mattéi Jean-François : Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti. Presses Universitaires de France, Épiméthée, Paris, 2001. Maxence Caron : Heidegger - Pensée de l'être et origine de la subjectivité, Paris : Edition du Cerf, 2005. Mouchir Basile Aoun : Heidegger et la pensée arabe, Paris : L’Harmattan, 2006. Morel Jean : Kierkegaard et Heidegger, Essai sur la décision, Paris : L’Harmattan, 2010. Ott Hugo : Martin Heidegger, éléments pour une biographie, Paris : Payot, 1990. Paulhac François : Quelques pages sur Heidegger, Paris : Vrin, 2006. Piché Claude : Max Weber et Heidegger : L'historiographie comme liquidation méthodique de l'histoire, Critique, Paris : 1985. Pinchard Bruno : Heidegger et la question de l’humanisme, Paris : PUF-Thémis, 2005. Pöggler & Simon : La pensée de Heidegger, Paris : Montaigne, 1967. Resweber Paul: La pensée de Martin Heidegger, Toulouse : Privat, 1971. 347 Resweber Paul: La philosophie face au défi herméneutique, Bruxelles : édition Nouwelaerts, 1986. Rioux Bertrand : L’être et la vérité chez Heidegger et Saint Thomas d’Aquin, Université de Montréal, 1963. Rubercy Eryck de. : Douze questions posées à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger, Paris : Pocket, 1983. Safranski Rüdiger : Heidegger et son temps, Paris : Grasset, 2000. Salanskis Jean-Michel : Heidegger le mal et la science ; Paris : édition Klincksieck, 2009. Schnell Alexander : De l'existence ouverte au monde fini : Heidegger, 1925-1930, Paris : Vrin, 2005. Sichère Bernard : seul un Dieu peut encore nous sauver – le nihilisme et son envers, Paris : Edition Desclée de Brouwer, 2002. Tafforeau Jean Pierre: Heidegger, Paris : Editions Universitaires, 1969. Tauxe Henri Charles : La notion de finitude dans la philosophie de Martin Heidegger, Lausanne : collection Dialectica, édition l’Age d’Homme, 1971. Towarnicki Frederic de. : À la rencontre de Heidegger : souvenirs d'un messager de la Forêt-Noire, Paris : Gallimard-Arcades, 1993. Towarnicki Frédéric de. : Martin Heidegger - souvenirs et chroniques, Paris : Payot & Rivages, 1999. Trotignon Pierre: Heidegger, sa vie, son œuvre, avec un exposé de sa philosophie ; Paris : PUF ; 1965. Trotignon Pierre: Heidegger, Paris : P.U.F, 1974. Vaysse Jean Marie : Le vocabulaire de Martin Heidegger, Paris, Ellipses, 2000. Vischer Luce Fontaine de. : La pensée du langage chez Heidegger, Paris : Librairie universitaire, 1965. Waelhens Alphonse de. : Chemins et impasses de l’ontologie heideggérienne : à propos de Holswege, collection Bibliothèque philosophique de Louvain, 1953. Waelhens Alphonse de. : Phénoménologie et vérité, Essai sur l’évolution de l’idée de vérité chez Husserl et Heidegger ; Paris : Éditions Nauwelaerts, 1969. Waelhens Alphonse de. : La philosophie de Martin Heidegger, collection Bibliothèque philosophique de Louvain, Editions de l’Institut Supérieur de Philosophie, Louvain, 1942. Wahl Jean : vers la fin de l’ontologie, Paris : Société d'Édition d'Enseignement Supérieur, 1956. Wahl Jean: la pensée de Heidegger et la poésie de Hölderlin ; Paris : Centre de Documentation Universitaire, 1952. Wahl Jean : Introduction à la pensée de Heidegger, Paris : Librairie Générale Française, 1998. 348 Zarader Marlène: Heidegger et les paroles de l'origine, Paris, Vrin, 1986 (thèse : version numérique). ŒUVRES GENERALES Aristote : Métaphysique, Paris : Flammarion, 2008. Lalande André : Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 2006. Lucrèce : de la nature, traduction, introduction et notes, H. Clouard, Flammarion, Paris, 1964. Platon : République, dernière traduction d’Alain Badiou, Paris : Essais, 2012. Aubenque Pierre : La prudence chez Aristote, PUF, Paris, 1963. Badiou Alain : Saint Paul, La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997. Bréhier Emile : Histoire de la philosophie, Paris, PUF, 2004. Bréhier Emile : Les thèmes actuels de la philosophie, Paris : Brochet, 1967. Courcelle Pierre : Les Confessions de Saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris : édition E.A. 1963. Deleuze Gilles : La philosophie critique de Kant, Presses Universitaires de France, 2004. Duns Scot Jean : Sur la connaissance de Dieu et l'univocité de l'étant, Presses Universitaires de France, 1988. Gilson Étienne : L'être et l'essence, Paris : Vrin, 2e édition, 2002. Guibal Francis : Et combien de dieux nouveaux ? Paris, Montaigne, 1980. Gurvitch George : les tendances actuelles de la philosophie allemande (Husserl, Scheler, Lask, Heidegger), Paris, 1949. Hegel Georg Wilhelm Friedrich : La Raison dans l’histoire : introduction à la philosophie de l’histoire du monde ; édition G. Lasson : 1917. Husserl Edmund : Recherches logiques, Presses Universitaires de France, 3e édition, 1993. Husserl Edmund : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Leçons 36, Rudolf Bernet, Paris : P.U.F, 1991. Kaufmann Walter : Extraits de Existentialism from Dostoevsky to Sartre, 1975. Kierkegaard Søren : Les miettes philosophiques, Paris : Gallimard, 1989, Essais, 1996. Lacoste Jean : La philosophie au XXème siècle - Introduction à la pensée philosophique contemporaine, Collection dirigée par Laurence Hansen-Love & Pierre Hidalgo, Edition numérique. 349 Lambert Jean-Henri : Nouvel Organon, 1764, dernière section, traduction : G. Fanfalone, Phénoménologie, Paris, Vrin, 1980. Lavelle Louis : Introduction à l'ontologie, paris : Editions du Félin, 2008. Libera Alain de. : La querelle des universaux, Paris : Seuil, 1996. Lukacs George : Existentialisme ou marxisme ? Paris, Nagel, 1960. Mauss Marcel : Manuel d'ethnographie (Cours de 1926-1939), Paris : Payot, 1971. Meyer François : l’ontologie de Miguel de Unamuno, Paris : PUF, 1955. Meyer Michel : Pour une histoire de l'ontologie, Paris : PUF, 1999. Mounier Emmanuel : Introduction aux existentialismes, Paris : Gallimard, 1962. Nietzsche Friedrich : Par delà bien et mal (1913), Traduction : Henri Albert, Mercure de France, 1979. Nietzsche Friedrich: Humain trop humain (I & II), Traduction A.M. Desrousseaux, Société du Mercure de France. Paquot Thierry, Lussault Michel, Younès Chris: Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie, 2007. Puech Michel : Homo Sapiens Technologicus : contemporaine, Paris : Editions le Pommier, 2008. Philosophie de la sagesse Raulet Gérard: La philosophie allemande depuis 1945, Paris : Armand Colin, 2006. Ricoeur Paul : Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990. Ricœur Paul: De l'interprétation, Essai sur Sigmund Freud, Paris : Seuil, 1965. Ricœur Paul: La métaphore vive, Paris : Seuil, Points-Essais, 1975. Sartre Jean Paul : L’existentialisme est un humanisme, Folio-Essais, Paris, 1945. Sartre Jean Paul : L'être et le néant, Gallimard, 1976; réédition 2008. Schleiermacher Friedrich (1768-1834) : Herméneutique, pour une logique du discours individuel, édition Le Cerf, 1989. Vannier Gilles : Pour comprendre l’existentialisme, Paris, L’Harmattan, 2001. Wittgenstein Ludwig : Tractatus logico-philosophicus, Paris : Gallimard, 2001. REVUES « Heidegger et Kant » : Mikel Dufrenne, in : Revue de la Métaphysique et de la morale, 1949. « La mentalité primitive et Heidegger » : Philosophiques, 1954. Mikel Dufrenne, in : Les Etudes « Entretien avec Heidegger » : Maurice de Gandillac, in : Les Temps Modernes, 1946. 350 « Ontologie et Phénoménologie chez Martin Heidegger » : Jean Hyppolite, in : Les Etudes Philosophiques, n° 3, 1954. « L’évolution Philosophique de Heidegger » : André Koyré, in : Critique ; 1946. « Les Implications politiques de la philosophie de l’existence chez Heidegger » : Karl Loewith, in : Les Temps Modernes ; 1946. « Remarques sur l’ontologie de Heidegger » : Bernhard Welte, in : Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 1964. « La question de Dieu dans la pensée de Heidegger » : Welte, in : Les Etudes Philosophiques, 1964. « Martin Heidegger et l’ontologie » : Emmanuel Levinas, in : Revue Philosophique, 1932. « Débat sur le Kantisme et la philosophie » : Ernest Cassirer et Martin Heidegger, Davos : 1929, Paris Beauchesne, Bibliothèque des Archives de Philosophie, n° 12, 1972. « Nietzsche, la généalogie, l'histoire » : Michel Foucault, in : Lectures de Nietzsche, LGF, 2000. « Heidegger et le problème de la métaphysique » : Jean Grondin, in: Philopsis (revue numérique). « La métaphysique chez Martin Heidegger » : Jean Roullier, in : Skepsis Philopsis, Delagrave Edition, 2002 (version numérique). « Heidegger et le problème de la métaphysique » : Alphonse De Waelhens, in: Revue Philosophique de Louvain, Troisième série, Tome 52, N°33, 1954. « Mythe et réalité » : Georges Van Riet, in: Revue Philosophique de Louvain, Troisième série, Tome 58, N°57, 1960. « La notion de vérité chez Heidegger et Saint Thomas d'Aquin, et Saint Thomas d'Aquin aujourd'hui » : Bertrand Brioux, in : Recherches de Philosophie, Bruges, 1963. « Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger » : Emilio Brito, in : Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, Tome 95, N°2, 1997. « Dieu et l’être » : Jean-Guy Pagé, in : Laval théologique et Philosophique, vol. 37, n° 1, 1981. « Essais sur Heidegger » : Jean Millon, Grenoble, in : Krisis (collection numérique), 1989. « Du recours heideggérien à la thèse ontologique de Parménide : sur la différence ontologique comme le fait originaire » : Danic Parenteau, in : Érudit, Horizons philosophiques, vol. 14, n° 2, 2004. « Heidegger et le dieu à venir : s’il-y-a être, pourquoi dieu ? » Sylvaine Gourdain, in : La Revue Philosophique, Paris, 2010. « Une mise à l'épreuve d'Aristote à partir de Heidegger » : Pierre Destrée, in: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 87, N°76, 1989. « Heidegger, Platon et l'humanisme » : Alphonse De Waelhens, in: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 46, N°12, 1948. 351 « Heidegger et les Grecs à l'époque de l'ontologie fondamentale » : Jean Million, in Études phénoménologiques, 1985. « L'éthique aristotélicienne et le chemin de Heidegger » : Kontos Pavlos, in: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 95, N°1, 1997. « Finitude et Absolu, remarques sur Hegel et Heidegger, interprètes de Kant » : Jacques Taminiaux, in: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 69, N°2, 1971. « Kant et Heidegger, le sens d'une opposition » : Jozef Van de Wiele, in: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 76, N°29, 1978. « Note sur la vérité chez saint Thomas et Martin Heidegger », Olinto Pegoraro, in: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 74, N°21, 1976. « Heidegger et Cassirer interprètes de Kant - Traduction et commentaire d'un document » : Henri Declève, in : Revue Philosophique de LouvainLXVII, 1969. Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, Pierre Jacerme, in : Revue philosophique de France et de l’étranger, 2002/4 - Tome 127 - n ° 4. « Heidegger et la poésie, De Sein und Zeit au premier cours sur Hölderlin » : Pol Vandevelde, in: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 90, N°85, 1992. « Réflexion complice et réflexion purifiante chez Sartre et Heidegger » : Antoine Hatzenberger, in : Philosophiques, vol. 25, n° 1, 1998, Document numérisé. « Réponses à quelques questions », J.-L. Marion, in : Revue de Métaphysique et de Morale, N° 1, 1991. Bulletin Heideggérien (BHDG), n° 2- 2012. « Heidegger », Numéro spécial : sous la direction de Michel Haar,Paris : Editions de l'Herne, collection Cahier de l'Herne, 1983. « Heidegger », Numéro Spécial, Hadrien France-Lanord, in : L’Infini N°95, 2006. Dictionnaire de la langue philosophique, M. Foulquié et St Jean, P.U.F. 1978. L’encyclopédie universelle – 1985 ; Articles : Allemagne (géographie et histoire) : édition VI, p. 808-905 ; Parménide, V. 13, p. 1112-1113 ; Rationalisme : V. 6 ; p. 995/997. THESES Povilas Aleksandravicius : Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger, Thèse de doctorat canonique et de doctorat d’état en philosophie, sous la direction du Professeur Philippe Capelle, Institut catholique de Paris, Université de Poitiers, 2008. Wouanssi Eké : Les Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété questionnante, Thèse de doctorat en philosophie, sous la direction du Professeur Bernard Mabille, université de Poitiers, 2009. 352 BIBLIOGRAPHIE ELECTRONIQUE Olivier Huot-Beaulieu : Nietzsche et le tournant dans la pensée de Martin Heidegger : Examen d'une thèse de Hannah Arendt, http://www.academia.edu/784608/Nietzsche_et_le_tournant_dans_la_pens%C3%A9e_de_ Martin_Heidegger_Examen_dune_th%C3%A8se_de_Hannah_Arendt Olivier Huot-Beaulieu : Négativité et logos dialectique chez le jeune Heidegger, http://www.academia.edu/1549045/N%C3%A9gativit%C3%A9_et_logos_dialectique_chez_le_jeune_Heidegger http://www.dailymotion.com/video/xuqcr5_guest27-1_creation?start Rappels et repères, l’Ereignis sur le chemin d’Anaximandre (cours universitaire filmé) http: // www.questionsenpartage.com/-lorigine-de-la-phenomnologie-edmund-husserl (article numérique) http://www.insoc.fr/2009/07/heidegger-face-a-freud-homme-est-il-plus-qu-un-animal/ FILMS The Ister : d’après le cycle de conférences de Heidegger sur Approche de Hölderlin (1942), avec Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Bernard Stiegler et HansJürgen Syberberg. Heidegger : La question de l’être : https://www.youtube.com/watch 353 TABLE DES MATIERES PROLOGUE 1 INTRODUCTION GENERALE 4 PREMIERE PARTIE LA LECTURE HEIDEGGERIENNE DE LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE L’HOMME A TRAVERS L’HISTOIRE INTRODUCTION 10 CHAPITRE PREMIER HEIDEGGER ET LES INFLUENCES DE L’HISTOIRE I. La construction de la question de l’être et les débuts de la question de l’homme en 12 philosophie A. La question du commencement ou la question de l’être 12 B. La naissance de la question de l’homme et de sa vérité 22 II. La naissance de la métaphysique et les influences du Moyen-âge 26 C. CHAPITRE DEUXIEME RETOUR A LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE L’ETRE DE L’HOMME DANS 35 LA PENSEE MODERNE ET CONTEMPORAINE I. Heidegger et les modernistes 36 II . Les grandes révolutions contemporaines 39 CHAPITRE TROISIEME INFLUENCES ET LIMITES HEIDEGGER ENTRE MAITRE ET DISCIPLES 51 I . Heidegger disciple d’Husserl 51 II. Le maitre Heidegger face à Gadamer et Beaufret 56 III. Autres rencontres 66 CONCLUSION 70 354 DEUXIEME PARTIE LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE L’ETRE DE L’HOMME POUR LA CONSTRUCTION D’UNE PENSEE INTRODUCTION 72 CHAPITRE PREMIER UNE METHODE APPROPRIEE POUR COMPRENDRE LE DASEIN 73 CHAPITRE DEUXIEME POLEMIQUES SUR L’OUBLI DE LA QUESTION DE L’ETRE 87 I. Le problème de la question du sens de l’être 87 II. Les limites de l’être 94 III. L’être, le temps et la présence 99 CHAPITRE TROISIEME La fin de la métaphysique 111 I. La déconstruction de la métaphysique 113 II. Le mot de Nietzsche « Dieu est mort » 133 CHAPITRE QUATRIEME HEIDEGGER ET LA QUESTION DE L’HUMANISME 145 I. Que veut dire exactement l’humanisme ? 145 II. L’homme dans la théorie existentialiste 150 CHAPITRE CINQUIEME L’ESSENCE DE LA TECHNIQUE 161 I. La question de la technique 161 II. La question de la science 181 CHAPITRE SIXIEME DEVOILEMENT ET VERITE CHEZ HEIDEGGER I. La vérité dans la question de l’être 188 188 355 II. Penser et agir 198 III. Le langage et la pensée 209 CONCLUSION 219 TROISIEME PARTIE LES ELEMENTS STRUCTURANTS DU DASEIN DANS SEIN UND ZEIT Le Dasein : sens et définition 221 CHAPITRE PREMIER L’ETRE EN GENERAL ET LA QUESTION DE L’HOMME 225 DANS SEIN UND ZEIT CHAPITRE DEUXIEME LE DASEIN ENTRE LE MONDE QUOTIDIEN ET L’EXRESSION DE SON ETRE INTERIEUR 240 I . La relation de l’homme au monde 241 II. La parole et l’expression de l’être intérieur du Dasein 252 III. Le souci et l’angoisse dans la vie du Dasein 263 IV. La conscience morale et la responsabilisation du Dasein 273 CHAPITRE TROISIEME LE DASEIN FACE AU PHENOMENE DE LA MORT 286 CHAPITRE QUATRIEME LE DASEIN ENTRE LE TEMPS QUI PASSE ET LE TEMPS ORIGINAIRE 303 I. L’être et le temps destinal 313 II. Le Dasein, le temps et l’histoire 317 CHAPITRE CINQUIEME L’HOMME HEIDEGGERIEN APRES SEIN UND ZEIT L’expression artistique et la révélation de l’être 321 CONCLUSION 334 CONCLUSION GENERALE 337 356 BIBLIOGRAPHIE 344 Œuvres de Heidegger : textes traduits en français Les œuvres complètes Textes choisis sur Heidegger Œuvres générales Revues Thèses Bibliographie électronique Films TABLE DES MATIERES 354 357