Spirale - Revue semestrielle de l'École Normale de Lille - N°6 1991 (37-50)
Francis MARCOIN
À L' ÉCOLE
DU THÉÂTRE
Un long passé unit et sépare ces deux entités qui ont pour
point commun de se dérouler "in vivo". Filmées, enregistrées, ni
la scène ni la classe ne sont pareilles à elles-mes, échappant à
toute incertitude, à toute improvisation. Ce titre, on peut donc
le lire différemment, selon qu'on place ou non une virgule entre
ses deux segments, façon de dire que le théâtre a sa place à
l'école, mais qu'il est lui-me une école.
1. "À l'école, du théâtre" : il y a, il peut ou doit y avoir
du théâtre à lcole, ou plutôt en temps scolaire Non parce que
l'acte d'enseigner reviendrait à jouer la comédie, mais parce que
se pose la question de comment initier des enfants, des élèves à
une forme d'expression en usage dans toutes les civilisations et
relevant sans doute de choix artistiques individuels, mais aussi
de rituels fortement ancrés dans la socialité. Aller pour de bon au
théâtre, aller vers le spectacle vivant, en faire son "projet", est
pour lcole un choix polémique refusant la fatalité de cette "dis-
tinction" postulée par Bourdieu. Il ne s'agit pas, d'ailleurs, d'op-
poser une pratique culturelle "noble" à d'autres qui seraient indi-
gnes, et le théâtre prend tout son sens dans ses relations, -
d'inspiration, voire de localisation - avec le sport, la danse mais
aussi la télévision. Cependant, comment négliger la restauration
de leur propre image chez certains enfants qui se sentent distin-
gués, réellement, quand pour la première fois, on les fait péné-
trer dans tel ou tel "temple" de la culture ? A certains égards, la
gestion des pratiques symboliques contemporaines (théâtre, ci-
ma, télévision, video) est un enjeu non moins important que
l'accès de tous à la lecture, car quelque chose de fondamental
s'y construit de notre rapport au monde, entre instruction et
éducation. Ce qui conduit à l'autre versant de notre titre :
2. "À l'école du théâ tre" : en quoi le théâtre est-il une
école ? Traditionnellement, parce qu'on le faisait "parler à la jeu-
nesse par la voix des personnages", il y avait comme une confu-
sion des deux scènes, elles-mes proches de la tribune : haran-
gues, discours, sermons ont toujours quelque chose de didacti-
que. Au Moyen-Âge, les miracles ne manquaient pas d'enseigne-
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ments. Dans celui de Saint Pantaléon, on trouve le programme
et le type d'une vie d'étudiant en médecine au XVe siècle (H.
Durand, article THÉÂTRE D'ÉDUCATION, Dictionnaire de Pé-
dagogie sous la direction de Ferdinand Buisson).
Ce sont les élèves des collèges de l'ancienne Université qui
ont "néfic" de cet apport du théâtre, à l'occasion de grandes
solennités dont Montaigne se souvenait avec plaisir (Essais, I,
25). Les congrégations enseignantes eurent aussi leur théâtre
scolaire. Chez les Jésuites, les représentations dramatiques re-
venaient avec éclat deux fois par an, aux tes du carnaval et à
la distribution des prix. Le goût de Louis XIV pour ces séances
protocolaires, sa présence fait partie du spectacle (le 6 août
1698, pour un Charlemagne en latin, l'affiche lui donne le titre
de président :
rege agonotheta
) coïncide avec un moment qui
voit le Pouvoir se donner particulièrement en représentation, la
scène politique imposant en quelque sorte sa propre théâtralité
faite de solennité, de retenue et de négation des affects.
Comme si l'on ne prenait des poses au théâtre qu'à l'imitation
d'une société craignant le naturel.
A l'article JÉSUITES, dans le même Dictionnaire de Péda-
gogie, Gabriel Compayre note que l'Université avait abandon
ces représentations à cause de leurs inconvénients manifestes :
"perte de temps, excitation excessive au plaisir, encouragement
prématuré donau désir de plaire". Pour compenser la rigueur
de l'internat, elles furent pourtant en honneur chez les Jésuites :
"Ce que les Jésuites recherchaient dans ces exercices dramati-
ques, ce n'était pas seulement une distraction pour les jeunes
gens, c'était une école de tenue et de bonnes manières. La tour-
nure, dit un père jésuite, est souvent la meilleure des recom-
mandations. L'élève doit apprendre à tenir la te, les pieds, les
mains. Il saura, par exemple, qu'il n'y a pas de dignité, quand on
parle, "à avancer l'index en fermant les autres doigts ; qu'il est
très convenable, au contraire, de joindre ensemble l'annulaire et
le médius en écartant un peu les autres doigts". La préoccupa-
tion du décorum, louable en elle-me, aboutissait chez les Jé-
suites à des minuties ridicules et à une affectationcheuse".
Le succès même du théâtre fait donc son danger. Mme de
Maintenon s'effraie de l'engouement de ses élèves et du public
pour les pièces de Racine. "On s'émut, les scrupules sveillèrent,
et la prudente directrice se hâta de tout faire rentrer dans l'om-
bre et le silence. Athalie (1691) fut jouée sans costumes de-
vant le roi et quelques personnes de son intimité".
Toujours, dans le Dictionnaire de Pédagogie, à l'article
FÊTES SCOLAIRES, on tolère un cérémonial spécial pour les dis-
tributions de prix, mais on condamne les éléments parasites
qu'on y a mêlés, exercices de déclamation ou représentations
scéniques "dont le moindre défaut est d'être le plus souvent ri-
dicules". Ces "parodies théâtrales" ne peuvent convenir qu'au
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cercle restreint de la famille" : effectivement, le XIXe siècle voit
surtout le "théâtre du château", comme chez George Sand ou
chez la Comtesse de Ségur, dont une des "Comédies et Prover-
bes", "On ne prend pas les mouches avec du vinaigre",
est d'ailleurs dirigée contre les excessives civilités de l'Ancien
Régime.
Aujourd'hui encore, l'homme en vue, le notable, doit ne
donner rien à voir de son être profond tout en occupant la scène
et la vie courante impose des rôles, cette idée toute faite de la
théâtralité qui tiendrait dans la pose, la raideur et le verbe haut,
dans la peur du silence et du vide. Le rôle, étymologiquement,
c'est le rouleau de papier du comédien, ce qu'il doit savoir, ce
dont il ne doit pas sortir. Il faudrait parler aussi des "emplois"
auxquels étaient condamnés ces comédiens, alors que le propre
du théâtre, aujourd'hui, est sans doute de commencer par s'éloi-
gner de cette théâtralité-là, de ne pas enrôler, et, comme le dit
J.-P. Ryngaert ("Apprendre par l'art, de grands yeux et de gran-
des oreilles", Colloque de l'ANRAT, Lyon, juin 1989), d'apprendre
à faire le vide, le silence, pour que quelque chose arrive, ad-
vienne, à expérimenter des "postes de jeux" (l'expression est de
Miguel Demuynck1).
Cette exrimentation vaut aussi pour le spectateur.
D'abord, parce que les activités théâtrales jouent de plus en plus
sur l'interchangeabilité du faire et du voir, - ce qui définit peut-
être le mieux ce vers quoi tend un atelier Et parce que le specta-
teur renouvelle son rapport au monde, comme dans toutes les
activités symboliques qui, d'une manière ou d'une autre, ont
rapport à la fiction. Car si le théâtre trouve actuellement son
identi propre en ne se confondant plus avec la littérature, il
n'en est pas moins l, comme elle, à la construction de mondes
possibles, demandant la coopération du spectateur. Si bien que
le théâtre enseigne d'abord le théâtral, comme le sport le sportif
ou la chimie le chimique, mais qu'il peut conforter certaines qua-
lités requises dans la formation générale, ce qu'on pourrait appe-
ler une intelligence des situations, dans leurs dimensions physi-
ques, affectives ou stratégiques.
I - UNE ÉCOLE de L A PAUVRETÉ
Entre l'école et le théâtre, je trouverais d'abord un point
commun, qui est leur état de pauvreté. Aussi énorme que soit le
budget de l'Éducation Nationale, chaque classe vit dans la plus
grande parcimonie. Plus profonment, c'est un lieu qui ne s'ac-
commode pas de la dépense excessive. Des ordinateurs, des ma-
gtoscopes, des photocopieuses, il faut de tout cela, mais
1 Sur Miguel DEMUYNCK, précurseur du théâtre pour enfants et du jeu dramati-
que, cf "Miguel Demuynck, le pionnier et le maître",
Le Théâtre et les Jeunes, Textes
et documents pour la classe
n° 519, 17 mai 1989.
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combien de moments l'on doit en rester au papier-crayon ou
à l'échange verbal. Le théâtre trouverait donc peut-être d'autant
mieux sa place à lcole qu'il souffre et aime à la fois le dénue-
ment2.
On peut souhaiter avoir beaucoup d'argent, voire même
disposer de gros moyens, il n'en reste pas moins que le théâtre
joue à l'économie, appelle un certain silence, une attention à soi
qui tire parti du moindre effet. Cette école de la pauvreté n'a
rien à voir, bien entendu, avec une pédagogie pour pauvres !
De même que la classe ne gagne rien quand elle cherche à
imiter la télévision, le théâtre perd à vouloir faire du cima.
C'est peut-être ce qui est d'abord sensible, cette économie de
moyens face à la profusion, ou cette lenteur face à la vitesse. Un
des premiers effets de la formation au théâtre, (pour en faire ou
pour en voir), est d'accepter cette raréfaction du geste, du
mouvement et de la parole. Au moins provisoirement, et même
si bien des spectacles jouent sur l'excès ou l'hystérie, et même si
l'on prend plaisir au Songe d'une nuit d'ét é mis en scène par
Jérôme Savary avec les moyens empruntés au cirque.
Si des éléments de costumes ou de décors peuvent favori-
ser les situations de jeu, leur excès, au départ, se vèle une en-
trave quand n'a pas été délimité un espace se déploiera la
fiction. Cercle, carré ou rectangle tracé à la craie, morceau de
tapis où je suis "moi-même comme un autre". Le jeu dramatique,
pouvant être à la fois sa propre fin et un moyen d'accès au jeu
théâtral, évacue la fausse question de la performance, du "-
tier" : tous ceux qui l'ont un peu pratiqué ont vécu une de ses
situations élémentaires et cisives : j'entre dans cet espace et
dès que j'en ai franchi le seuil, je tiens le coup, même si je n'ai
rien à faire, rien à dire. Je m'avance, je m'arrête devant les au-
tres, j'offre mon expression, mon attente, et je reprends mon
chemin. Dans son travail "Clown à lcole", mené en maternelle,
Hugues Delaby s'appuie sur la timidité, la maladresse, l'absence
me d'aisance, dans leur intensité, offrant déjà un "person-
nage" qui peut être ensuite distancié, retravail (c'est Charlot,
dans
Le Cirque
, dépassant les clowns par son inaptitude même à
"faire" le clown).
Plus tard, un petit projecteur, découpant l'espace, suffit à
conctiser le lieu. La couverte de la lumière, des possibilités
qu'offre un matériel réduit quand on manque de tout, a sans
doute une fonction dynamisante, comme une autre découverte,
ou redécouverte, celle de la parole revenant après le silence. La
précipitation vers le texte, vers les mots creux, est un refuge
contre le jeu, qui ne doit que peu à peu redonner la parole. La
réduction du théâtre au dialogue, cela peut être le moyen de ne
pas faire de théâtre, de ne pas voir la théâtralité de telle ou telle
2- Cf GROTOWSKI,
Vers un théâtre pauvre
: sur Jerzy Grotowski et le Théâtre-
Laboratoire, voir l'article de
L'Encyclopaedia Universalis
, Tome 10, pp. 968-970.
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situation, de tel ou tel texte. Ainsi les contes de Pierre Gripari,
Contes de la rue Broca
,
Contes de la Folie ricourt)
sont-ils,
théâtralement parlant, plus riches que ses Farces pour collé-
giens, qui réduisent l'argument aux échanges verbaux.
Le bruit et la fureur, le délire verbal, la somptuosité des -
cors et des costumes, tout cela aussi est du théâtre, comme la
grandeur du style dans
L'annonce faite à Marie
de Claudel, ou les
subtilités du texte dans Les Caprices de Marianne, de Mus-
set, pièce classique plébiscitée l'an dernier par un public très
jeune, comprenant même des classes de CM2.
Il faut même redire l'importance de la "diction", dans son
sens fort, comme élément constitutif de nombreux textes. Le
dernier ouvrage de Gérard Genette, précisément intitulé
Fiction
et Diction
, pointe, sans vraiment tenir ses promesses, les deux
les vers lesquels s'aimantent les textes littéraires et, dirons-
nous, toutes les activis symboliques la voix, le rythme,
concourent à la compréhension. On commence à réévaluer cette
poétique qui "doit pouvoir s'appuyer sur une rythmique, si -
cessaire au moment l'enfant, dans sa croissance organique
me, éprouve le besoin de consolider des structures cem-
ment acquises". Le "par cœur de l'ancienne école, dont elle a en
effet abusé, n'était que l'intuition de ce besoin fondamental de
l'enfant de s'inscrire dans des rythmes. A vouloir parfois trop
précipiter la dimension intellectuelle des apprentissages, lcole
moderne l'a peut-être oubl"3.
Plus compmentaires qu'opposées, ces deux démarches
sont à considérer dans une alternance qui interdit de fixer une
progression du simple au compliqué ; il n'en reste pas moins que
l'écoute et la diction facilitent l'appropriation du sens et des vir-
tualités théâtrales de tout texte, notamment pour qui manque
d'un vocabulaire critique4.
Le rythme, la prosodie, sont autant structurés par la pause,
le silence, l'attente et la suspension. Du point de vue du specta-
teur, cette raréfaction, comme avec certaines poésies très sim-
ples et très courtes dans le genre du "haiku", favorise la -
moire. On oublie presque tout des films d'action et des romans
fleuves, on en éprouve même une sorte de culpabilité à ne pas
plus tirer profit de cette abondance, mais on conserve éton-
namment fort le souvenir de spectacles dont le pouillement
nous avait même quelquefois ennuyés (je pense au Secret, de
Richard Demarcy, inspipar la lenteur et le hiératisme du kabu-
ki). Car le monde a le temps de s'installer, de prendre forme.
Jusqu'au risque, faut-il l'avouer, de tomber quelquefois dans la
recherche de l'image pour l'image, comme dans certains specta-
3 Laurence CORNU, Jean-Claude POMPOUGNAC, Joël ROMAN,
Le Barbare et
l'Écolier,
Calmann-vy, 1990, p. 121.
4 Un ouvrage cent de Bernadette GROMER et Marlise WEISS,
Dire, Écrire,
dans
une collection de formation des enseignants, (Armand Colin, 1990) accorde une place
non négligeable à ces questions délaissées depuis quelques années.
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