Francis MARCOIN À L ' ÉCO L E DU THÉ Â TRE Un long passé unit et sépare ces deux entités qui ont pour point commun de se dérouler "in vivo". Filmées, enregistrées, ni la scène ni la classe ne sont pareilles à elles-mêmes, échappant à toute incertitude, à toute improvisation. Ce titre, on peut donc le lire différemment, selon qu'on place ou non une virgule entre ses deux segments, façon de dire que le théâtre a sa place à l'école, mais qu'il est lui-même une école. 1. " À l'é c ole, du théâ t re " : il y a, il peut ou doit y avoir du théâtre à l'école, ou plutôt en temps scolaire Non parce que l'acte d'enseigner reviendrait à jouer la comédie, mais parce que se pose la question de comment initier des enfants, des élèves à une forme d'expression en usage dans toutes les civilisations et relevant sans doute de choix artistiques individuels, mais aussi de rituels fortement ancrés dans la socialité. Aller pour de bon au théâtre, aller vers le spectacle vivant, en faire son "projet", est pour l'école un choix polémique refusant la fatalité de cette "distinction" postulée par Bourdieu. Il ne s'agit pas, d'ailleurs, d'opposer une pratique culturelle "noble" à d'autres qui seraient indignes, et le théâtre prend tout son sens dans ses relations, d'inspiration, voire de localisation - avec le sport, la danse mais aussi la télévision. Cependant, comment négliger la restauration de leur propre image chez certains enfants qui se sentent distingués, réellement, quand pour la première fois, on les fait pénétrer dans tel ou tel "temple" de la culture ? A certains égards, la gestion des pratiques symboliques contemporaines (théâtre, cinéma, télévision, video) est un enjeu non moins important que l'accès de tous à la lecture, car quelque chose de fondamental s'y construit de notre rapport au monde, entre instruction et éducation. Ce qui conduit à l'autre versant de notre titre : 2. " À l'é c ole du théâ t re " : en quoi le théâtre est-il une école ? Traditionnellement, parce qu'on le faisait "parler à la jeunesse par la voix des personnages", il y avait comme une confusion des deux scènes, elles-mêmes proches de la tribune : harangues, discours, sermons ont toujours quelque chose de didactique. Au Moyen-Âge, les miracles ne manquaient pas d'enseigneSpirale - Revue semes trielle de l'École Normale de Lille - N°6 1991 ( 37-50) ments. Dans celui de Saint Pantaléon, on trouve le programme et le type d'une vie d'étudiant en médecine au XVe siècle (H. Durand, article THÉÂTRE D'ÉDUCATION, Dic tionnaire de Pédagogie sous la direction de Ferdinand Buisson). Ce sont les élèves des collèges de l'ancienne Université qui ont "bénéficié" de cet apport du théâtre, à l'occasion de grandes solennités dont Montaigne se souvenait avec plaisir (Essais, I, 25). Les congrégations enseignantes eurent aussi leur théâtre scolaire. Chez les Jésuites, les représentations dramatiques revenaient avec éclat deux fois par an, aux fêtes du carnaval et à la distribution des prix. Le goût de Louis XIV pour ces séances protocolaires, où sa présence fait partie du spectacle (le 6 août 1698, pour un Charlemagne en latin, l'affiche lui donne le titre de président : rege agonotheta ) coïncide avec un moment qui voit le Pouvoir se donner particulièrement en représentation, la scène politique imposant en quelque sorte sa propre théâtralité faite de solennité, de retenue et de négation des affects. Comme si l'on ne prenait des poses au théâtre qu'à l'imitation d'une société craignant le naturel. A l'article JÉSUITES, dans le même Dic tionnaire de Pédagogie, Gabriel Compayre note que l'Université avait abandonné ces représentations à cause de leurs inconvénients manifestes : "perte de temps, excitation excessive au plaisir, encouragement prématuré donné au désir de plaire". Pour compenser la rigueur de l'internat, elles furent pourtant en honneur chez les Jésuites : "Ce que les Jésuites recherchaient dans ces exercices dramatiques, ce n'était pas seulement une distraction pour les jeunes gens, c'était une école de tenue et de bonnes manières. La tournure, dit un père jésuite, est souvent la meilleure des recommandations. L'élève doit apprendre à tenir la tête, les pieds, les mains. Il saura, par exemple, qu'il n'y a pas de dignité, quand on parle, "à avancer l'index en fermant les autres doigts ; qu'il est très convenable, au contraire, de joindre ensemble l'annulaire et le médius en écartant un peu les autres doigts". La préoccupation du décorum, louable en elle-même, aboutissait chez les Jésuites à des minuties ridicules et à une affectation fâcheuse". Le succès même du théâtre fait donc son danger. Mme de Maintenon s'effraie de l'engouement de ses élèves et du public pour les pièces de Racine. "On s'émut, les scrupules s'éveillèrent, et la prudente directrice se hâta de tout faire rentrer dans l'ombre et le silence. Athalie (1691) fut jouée sans costumes devant le roi et quelques personnes de son intimité". Toujours, dans le Dic tionnaire de Pédagogie, à l'article FÊTES SCOLAIRES, on tolère un cérémonial spécial pour les distributions de prix, mais on condamne les éléments parasites qu'on y a mêlés, exercices de déclamation ou représentations scéniques "dont le moindre défaut est d'être le plus souvent ridicules". Ces "parodies théâtrales" ne peuvent convenir qu'au 38 cercle restreint de la famille" : effectivement, le XIXe siècle voit surtout le "théâtre du château", comme chez George Sand ou chez la Comtesse de Ségur, dont une des "Comédies et Proverbes", "On ne prend pas les mouche s a v e c du vinaigre ", est d'ailleurs dirigée contre les excessives civilités de l'Ancien Régime. Aujourd'hui encore, l'homme en vue, le notable, doit ne donner rien à voir de son être profond tout en occupant la scène et la vie courante impose des rôles, cette idée toute faite de la théâtralité qui tiendrait dans la pose, la raideur et le verbe haut, dans la peur du silence et du vide. Le rôle, étymologiquement, c'est le rouleau de papier du comédien, ce qu'il doit savoir, ce dont il ne doit pas sortir. Il faudrait parler aussi des "emplois" auxquels étaient condamnés ces comédiens, alors que le propre du théâtre, aujourd'hui, est sans doute de commencer par s'éloigner de cette théâtralité-là, de ne pas enrôler, et, comme le dit J.-P. Ryngaert ("Apprendre par l'art, de grands yeux et de grandes oreilles", Colloque de l'ANRAT, Lyon, juin 1989), d'apprendre à faire le vide, le silence, pour que quelque chose arrive, advienne, à expérimenter des "postes de jeux" (l'expression est de Miguel Demuynck1 ). Cette expérimentation vaut aussi pour le spectateur. D'abord, parce que les activités théâtrales jouent de plus en plus sur l'interchangeabilité du faire et du voir, - ce qui définit peutêtre le mieux ce vers quoi tend un atelier Et parce que le spectateur renouvelle son rapport au monde, comme dans toutes les activités symboliques qui, d'une manière ou d'une autre, ont rapport à la fiction. Car si le théâtre trouve actuellement son identité propre en ne se confondant plus avec la littérature, il n'en est pas moins lié, comme elle, à la construction de mondes possibles, demandant la coopération du spectateur. Si bien que le théâtre enseigne d'abord le théâtral, comme le sport le sportif ou la chimie le chimique, mais qu'il peut conforter certaines qualités requises dans la formation générale, ce qu'on pourrait appeler une intelligence des situations, dans leurs dimensions physiques, affectives ou stratégiques. I - UNE ÉCOL E de L A P AU VR ET É Entre l'école et le théâtre, je trouverais d'abord un point commun, qui est leur état de pauvreté. Aussi énorme que soit le budget de l'Éducation Nationale, chaque classe vit dans la plus grande parcimonie. Plus profondément, c'est un lieu qui ne s'accommode pas de la dépense excessive. Des ordinateurs, des magnétoscopes, des photocopieuses, il faut de tout cela, mais 1 Sur Miguel DEMUYNCK, précurseur du théâtre pour enfants et du jeu dramatique, cf "Miguel Demuynck, le pionnier et le maître", Le Théâtre et les Jeunes, Textes et documents pour la classe n° 519, 17 mai 1989. 39 combien de moments où l'on doit en rester au papier-crayon ou à l'échange verbal. Le théâtre trouverait donc peut-être d'autant mieux sa place à l'école qu'il souffre et aime à la fois le dénuement2 . On peut souhaiter avoir beaucoup d'argent, voire même disposer de gros moyens, il n'en reste pas moins que le théâtre joue à l'économie, appelle un certain silence, une attention à soi qui tire parti du moindre effet. Cette école de la pauvreté n'a rien à voir, bien entendu, avec une pédagogie pour pauvres ! De même que la classe ne gagne rien quand elle cherche à imiter la télévision, le théâtre perd à vouloir faire du cinéma. C'est peut-être ce qui est d'abord sensible, cette économie de moyens face à la profusion, ou cette lenteur face à la vitesse. Un des premiers effets de la formation au théâtre, (pour en faire ou pour en voir), est d'accepter cette raréfaction du geste, du mouvement et de la parole. Au moins provisoirement, et même si bien des spectacles jouent sur l'excès ou l'hystérie, et même si l'on prend plaisir au Songe d'une nuit d 'é t é mis en scène par Jérôme Savary avec les moyens empruntés au cirque. Si des éléments de costumes ou de décors peuvent favoriser les situations de jeu, leur excès, au départ, se révèle une entrave quand n'a pas été délimité un espace où se déploiera la fiction. Cercle, carré ou rectangle tracé à la craie, morceau de tapis où je suis "moi-même comme un autre". Le jeu dramatique, pouvant être à la fois sa propre fin et un moyen d'accès au jeu théâtral, évacue la fausse question de la performance, du "métier" : tous ceux qui l'ont un peu pratiqué ont vécu une de ses situations élémentaires et décisives : j'entre dans cet espace et dès que j'en ai franchi le seuil, je tiens le coup, même si je n'ai rien à faire, rien à dire. Je m'avance, je m'arrête devant les autres, j'offre mon expression, mon attente, et je reprends mon chemin. Dans son travail "Clown à l'école", mené en maternelle, Hugues Delaby s'appuie sur la timidité, la maladresse, l'absence même d'aisance, dans leur intensité, offrant déjà un "personnage" qui peut être ensuite distancié, retravaillé (c'est Charlot, dans Le Cirque, dépassant les clowns par son inaptitude même à "faire" le clown). Plus tard, un petit projecteur, découpant l'espace, suffit à concrétiser le lieu. La découverte de la lumière, des possibilités qu'offre un matériel réduit quand on manque de tout, a sans doute une fonction dynamisante, comme une autre découverte, ou redécouverte, celle de la parole revenant après le silence. La précipitation vers le texte, vers les mots creux, est un refuge contre le jeu, qui ne doit que peu à peu redonner la parole. La réduction du théâtre au dialogue, cela peut être le moyen de ne pas faire de théâtre, de ne pas voir la théâtralité de telle ou telle 2 - Cf GROTOWSKI, Vers un théâtre pauvre : sur Jerzy Grotowski et le ThéâtreLaboratoire, voir l'article de L'Encyclopaedia Universalis, Tome 10, pp. 968-970. 40 situation, de tel ou tel texte. Ainsi les contes de Pierre Gripari, Contes de la rue Broca, Contes de la Folie Méricourt) sont-ils, théâtralement parlant, plus riches que ses Farce s pour collégiens, qui réduisent l'argument aux échanges verbaux. Le bruit et la fureur, le délire verbal, la somptuosité des décors et des costumes, tout cela aussi est du théâtre, comme la grandeur du style dans L'annonce faite à Marie de Claudel, ou les subtilités du texte dans Les Caprice s de Marianne, de Musset, pièce classique plébiscitée l'an dernier par un public très jeune, comprenant même des classes de CM2. Il faut même redire l'importance de la "diction", dans son sens fort, comme élément constitutif de nombreux textes. Le dernier ouvrage de Gérard Genette, précisément intitulé Fiction et Diction, pointe, sans vraiment tenir ses promesses, les deux pôles vers lesquels s'aimantent les textes littéraires et, dironsnous, toutes les activités symboliques où la voix, le rythme, concourent à la compréhension. On commence à réévaluer cette poétique qui "doit pouvoir s'appuyer sur une rythmique, si nécessaire au moment où l'enfant, dans sa croissance organique même, éprouve le besoin de consolider des structures récemment acquises". Le "par cœur de l'ancienne école, dont elle a en effet abusé, n'était que l'intuition de ce besoin fondamental de l'enfant de s'inscrire dans des rythmes. A vouloir parfois trop précipiter la dimension intellectuelle des apprentissages, l'école moderne l'a peut-être oublié" 3 . Plus complémentaires qu'opposées, ces deux démarches sont à considérer dans une alternance qui interdit de fixer une progression du simple au compliqué ; il n'en reste pas moins que l'écoute et la diction facilitent l'appropriation du sens et des virtualités théâtrales de tout texte, notamment pour qui manque d'un vocabulaire critique4 . Le rythme, la prosodie, sont autant structurés par la pause, le silence, l'attente et la suspension. Du point de vue du spectateur, cette raréfaction, comme avec certaines poésies très simples et très courtes dans le genre du "haiku", favorise la mémoire. On oublie presque tout des films d'action et des romans fleuves, on en éprouve même une sorte de culpabilité à ne pas plus tirer profit de cette abondance, mais on conserve étonnamment fort le souvenir de spectacles dont le dépouillement nous avait même quelquefois ennuyés (je pense au Se cre t, de Richard Demarcy, inspiré par la lenteur et le hiératisme du kabuki). Car le monde a le temps de s'installer, de prendre forme. Jusqu'au risque, faut-il l'avouer, de tomber quelquefois dans la recherche de l'image pour l'image, comme dans certains specta3 Laurence CORNU, Jean-Claude POMPOUGNAC, Joël ROMAN, Le Barbare et l'Écolier, Calmann-Lévy, 1990, p. 121. 4 Un ouvrage récent de Bernadette GROMER et Marlise WEISS, Dire, Écrire, dans une collection de formation des enseignants, (Armand Colin, 1990) accorde une place non négligeable à ces questions délaissées depuis quelques années. 41 cles inspirés par l'esthétique du Roy Hart Theater. On a vu cette année, aux Boréales, une Petite fille aux allumettes (Det Lille Musiktheater ) de Trondheim exploitant à merveille les ressources de l'éclairage, mais achoppant quelque peu sur la difficulté à "tenir" une heure à partir d'un conte tout en allusion. D'où une certaine déception d'enfants qui en attendaient "plus". Ceci étant, sans faire l'éloge de l'ennui, il faut dire l'importance d'un espace où l'on peut devenir réceptif au microscopique, où les objets sont explorés sous toutes leurs faces. On garde ainsi l'image de la petite fille jouant avec ses doigts de pied après avoir perdu ses chaussures, et cette idée d'une forme de gaîté, de désinvolture juvénile au milieu de la misère. En ce sens, aller au théâtre n'est pas un acte ordinaire. C'est un acte rare, d'abord parce qu'on y va peu, mais aussi parce que l'effet produit peut être particulièrement fort. II - ENTRER DAN S UN MONDE PO S S I B L E On a souvent souligné le rapport du théâtre et du sacré. Dans notre société, ce rapport est peut-être d'autant plus réel que les rites anciens disparaissent. Même dans les séances d'improvisation les moins ambitieuses en atelier théâtral, il y a d'abord une règle du jeu à établir, qui est simple et ne souffre aucune dérogation : délimiter cet espace symbolique qui me sépare de la réalité. Y croire pour y faire croire. La question technique se posera ensuite. Paradoxe du théâtre, où l'illusion ne craint pas de se dévoiler comme telle, (à la différence du cinéma), tout en requérant, du comédien comme du spectateur, une capacité à s'illusionner, à croire en cet espace découpé à la manière du temple chez les Anciens, ce carré de ciel où les signes prenaient sens, que l'on pouvait contempler. C'est donc entrer, pour une heure, dans un monde possible. En ce sens, qu'il y ait du texte, ou non, la démarche du spectateur est toujours proche de celle du lecteur devant une fiction qui reconstruit le réel. On parle souvent de codes, de conventions, faute de mieux, car ces termes ont quelque chose de purement technique. Il faudrait davantage parler de langage, avec ce que cela suppose de plus souple, de moins figé, de moins codifié. Car c'est un code qui s'épuise immédiatement, qui n'est pas réutilisable et qui donne au spectateur le plaisir de l'invention, l'émotion d'un travail intellectuel. Le T JA de Lyon a produit un tout petit livret, L'art d'être spectateur, (Copyright Les Cahiers du soleil debout, 1988), qui recense ce que ses auteurs appellent des "pistes pour une lecture plurielle". Pourquoi pas dire "lecture" tout simplement ? Il s'agit d'un ensemble de questions portant notamment sur la REPRÉSENTATION : l'espace scénique (copie exacte du réel ou traduction d'un espace mental ? image d'un espace concret dé42 crit dans le texte ?...), le décor, les lumières, les objets scéniques (usage habituel ou détourné ?...), la gestuelle, la voix et la diction, le costume, l'univers sonore. Chaque pièce, si elle participe de la création vivante, est une somme de réponses nouvelles qui demandent au spectateur un temps d'accommodation. Prenons Mowgli (T JP, Théâtre Jeune Public, de Strasbourg), une pièce qui a pu être vue en 1989 aux RITEJ (Rencontres Internationales du Théâtre pour la Jeunesse) organisées à Lyon tous les deux ans par le TJA, et qui a bien tourné en France (Rose des Vents à Villeneuve d'Ascq, décembre 1990, et Arras, mars 1991). "A travers une mise en scène très inventive, Éric de Dadelsen dynamise l'imagination du spectateur en lui proposant çà et là divers objets symboliques à reconstruire mentalement, comme dans la scène où le bébé-Mowgli arrive dans une corbeille que les comédiens "fouillent longuement et dont ils sortent… une paire de chaussons de toute petite pointure qui s'anime devant nous, donnant vie au minuscule personnage " (Catherine Mounier, Turbulences, journal des 7es RITEJ, n° 8, 5 juin 1989). On voit donc du sable et deux chaussons. Difficile de dire que cela "personnifie" Mowgli ; on est bien dans la représentation, au sens où ce qui représente n'est jamais ce qui est représenté. Très proche de la métaphore, cette image est sans doute celle qui a le plus marqué le public, dans la mesure où elle répond à la fois à un problème purement scénique (comment représenter au théâtre un bébé ?), à une signification forte (la fragilité du bébé dans la jungle), et à une intention humoristique (forcer jusqu'à son point extrême le symbole). Indissociablement leçon de théâtre et leçon de vie, une telle scène, offrant et le " truc " et l'émotion, procure au spectateur, enfant ou non, la satisfaction de l'expert devant l'inventivité, tout en préservant l'identification naïve au faible et à l'abandonné5 . III - UN PRO J ET DIDACTIQUE Économie de moyens et de parole qui, paradoxalement, appelle ensuite de la parole. Nécessité d'en parler ; pour le plaisir d'abord, de faire remonter ce qu'on a tous vu, pour le plaisir un peu gratuit de se montrer qu'on a bien perçu, bien compris tel passage. Mais aussi dans une perspective cognitive de formation du spectateur qui, devant ce langage, est tout neuf, et n'accepte pas forcément ce qui peut n'apparaître que comme une dérogation à l'usage commun, au bon sens. De même que s'éla5 Mowgli ou l'enfant loup, adaptation du Livre de la jungle où les comédiens sont aussi des percussionnistes formés aux Percussions de Strasbourg, accorde une place importante aux instruments, qui n'accompagnent pas seulement l'action mais, se chargeant de valeurs symboliques, en font partie intégrante. La diction et l'invention sonore valent cependant d'être entendues aussi pour elles-mêmes (une cassette est distribuée au prix de 70 F par le Théâtre Jeune Public, 1 rue du pont Saint-Martin, 67000 Strasbourg). 43 borent les notions de fiction ou de roman, se construit celle de théâtre, qui suppose qu'on trouve recevable telle ou telle représentation. On peut donc penser que l'école, dans la mesure de ses moyens, a à assurer cette formation, c'est-à-dire, dans l'idéal, à proposer chaque année un "cycle" de trois spectacles qui ne serait-ce qu'un cycle donneraient des aperçus différents de la théâtralité. Avec l'hypothèse qu'on forme là des spectateurs, mais, bien plus largement, de vrais lecteurs, aptes au travail de l'interprétation. Que cet objectif, modeste à certains égards, paraisse encore démesurément ambitieux, suffit à dire l'inégalité dans l'offre culturelle, perçue souvent comme une politique de prestige (comme si, par exemple, on réservait la littérature à la sphère du privé). Un tel projet didactique passe par la parole et l'échange. Avant et après la représentation : - avant, en installant une attente, c'est-à-dire d'abord en formant un projet de connaissance. Savoir ce qu'est le théâtre, ce que sont ses différentes formes. Se constituer en spectateurs. Si possible, créer une relation entre le faire et le voir (cf., dans ce numéro le compte-rendu des classes lecture/culture, où le moment de la représentation est inséré dans une série d'activités, comme celle qui consiste à se poser soi-même le problème de la mise en théâtre d'un texte comme Le papa de Simon ). Du moins, prendre contact avec le dossier de presse. - après, en prolongeant l'effet de la représentation. Car s'il faut se déplacer pour aller au théâtre, ce n'est pas vers un ailleurs totalement étranger à la classe. Celle-ci est le lieu où l'extérieur, voire l'exotique, fait sens parce qu'il est partagé dans un réseau de sociabilité. On ne dira jamais assez combien parler et écouter, échanger dans une conversation à la fois libre et réglée, est un acte fondamentalement critique, même si le point de départ peut en être une réflexion fort modeste. On a bien dit "conversation", forme plus légère que le débat, et qui ne se réduit pas à la reconstitution méticuleuse et chronologique de l'histoire, activité quelquefois nécessaire mais trop souvent éloignée des problèmes mêmes de la théâtralité. Le théâtre, au contraire, doit nous aider à sortir un peu de ce néopositivisme soutenu par ces "grammaires du récit", intéressantes pour reconstituer un déroulement d'ailleurs souvent plus abstrait ou virtuel que réalisé, mais impuissantes à saisir les propriétés de ces mondes offerts l'espace d'une ou plusieurs heures. IV - THÉÂTR E ET R É SO LUTION DE PROB L ÈME S Un exemple : l'Atelier Théâtre Normalien d'Arras a monté une pièce intitulée L'Histoire préférée de Patricia et qui a pour point de départ un conte moderne d'Henriette Bichonnier, Le roi 44 des bons. (Le roi Léon punit de mort quiconque est plus beau que lui, si bien que tous doivent s'enlaidir : argument propice à tous les jeux de déformation et de masques). Plusieurs classes, des maternelles moyens aux CM2, ont assisté aux représentations, et nous avons ensuite participé à quelques entretiens. Ce qui émerge des enfants même les plus jeunes, c'est précisément tout ce qui se rapporte à la théâtralité. Moins le souci de reprendre l'histoire morceau par morceau que de parler théâtre, bien qu'ils ne connaissent pas le mot. Dans l'intérêt porté à la MATÉRIALITÉ de la représentation, il y a une sorte de trivialité qui gêne quelquefois les enseignants. À l'adresse des comédiens, combien de questions sur les décors, les costumes, le coût de la pièce. Questions appelées par le spectacle vivant, et par cette interrogation fondamentale, jamais abordée : qu'est-ce que cela signifie de gagner (mal, peut-être) sa vie en faisant du théâtre ? (pour les enfants, les comédiens, ou plutôt les acteurs, seul terme qu'ils connaissent, sont tous riches). L'œuvre de Molière n'est-elle pas étroitement liée aux conditions matérielles de sa troupe ? Et un spectacle avec un seul comédien sur scène n'exige-t-il pas quelquefois une régie de plusieurs personnes ? On esquive certaines remarques, parce qu'elles tueraient le merveilleux, où l'on refuse que les comédiens viennent présenter les masques, pour ne pas casser l'illusion. Ce qui conduit à traiter de la pièce exactement comme d'un livre ou d'un film, puisque dans chacun des cas est niée la spécificité d'un langage. Ne reste que la fable, alors que la signification d'une pièce tient aussi dans sa matérialité de pièce. Comment parler d'une représentation où les comédiens portent et enlèvent des masques sans dire quelque chose de ces masques ? Comment ne pas parler de la poupée qui "représente" le bébé ? D'autant que ces considérations n'enlèvent rien aux émotions ou à la peur. N'est-ce pas dans la prise de conscience de ce paradoxe (je sais bien que c'est une poupée mais j'ai eu peur quand le roi a voulu tuer le bébé) qu'on peut aller plus loin vers l'analyse de ces émotions, si tel est l'objectif recherché ? Lorsqu'ils ont raconté l'histoire, les enfants n'ont pas fait une différence claire entre l'imaginé et le familier, désignant un garde du roi par le nom du comédien, qu'ils connaissent par ailleurs comme intervenant dans leur école. Mais précisément la fiction théâtrale, - comme celle du cinéma - n'est-elle pas liée à ce double statut du personnage, à la fois être inventé et réel, et la réception d'une pièce ou d'un film peut-elle faire abstraction de la personnalité du comédien ou de l'acteur, de son passé, de ses autres rôles ou même de sa vie privée, si elle est connue ? Mais qu'est-ce donc que le théâtre ? On constate qu'en maternelle le mot n'est pas connu. "On a vu un spectacle", "…une petite fille qui lit, c'est son rêve…" À une question sur la différence avec le cinéma, pas de réponse. Mais le mot "cinéma" lui45 même est peu clair, les films n'étant presque toujours vus qu'à la télévision : "À la télé, il y a du verre pour que les gens tombent pas". La claire perception des conventions théâtrales pourrait être jugée accessoire, puisqu'on constate, en dépit de cette ignorance, une meilleure restitution de l'histoire avec l'âge : les "grands" de la maternelle comprennent les ressorts émotionnels même lorsqu'ils sont simplement suggérés. Mais certaines propriétés du théâtre continuent de faire problème. On peut en donner deux exemples liés à L'histoire préférée de Patricia : 1. La représentation pouvant se déployer dans une large salle (tandis que les spectateurs étaient installés sur la scène), l'espace ainsi dégagé figure, selon les moments, soit le vaste monde, soit le royaume, soit un morceau de ce royaume. A chaque instant le spectateur doit régler sa vision, recomposer une géographie qui lui permet de comprendre les déplacements. Certains enfants ont du mal à faire cette adaptation. 2. À l'inverse, un lieu fixe, le château du roi, est doublement figuré, vu à la fois de l'intérieur (réduit au lit et au trône) et de l'extérieur (une maquette de château posée en hauteur, suggère la distance et le château vu par le peuple). Dans les deux cas, cette perception multidimensionnelle, différant de la réalité comme du cinéma, et même du théâtre classique, où les lieux sont unidimensionnels (changement de décor entre les actes), suppose une forme d'"expertise" élaborée au cours des échanges (un tel a bien compris ce qui est resté confus pour un autre) et par une pratique répétée de spectateur. Une preuve en sens inverse : la pièce commence dans la chambre d'une petite fille lisant dans son lit l'histoire du roi Léon. Elle s'assoupit, le noir se fait, on l'entend gémir comme dans un cauchemar et quand revient la lumière, c'est le roi Léon qui est dans le lit. Tous les enfants, sauf quelques très jeunes, ont compris qu'il s'agissait d'un rêve et qu'on allait voir l'histoire lue par Patricia. On peut supposer qu'ils se sont référés à leur expérience de téléspectateur : combien de films n'ont-ils pas regardés, où l'on passe abruptement dans le monde du rêve ou du souvenir ? et par quelles aides ne leur a-t-il pas fallu passer au début, pour saisir ce procédé de montage, pour combler ce "blanc" ? Il faudrait donc, comme en lecture, concevoir pour le théâtre une programmation fondée sur une mise en problèmes : telle ou telle pièce pose tel problème, montre tel aspect du théâtre. Perspective didactique qui est au cœur du travail artistique, car l'objet de la représentation est bien celui-là, donner à voir, reconstruire le monde de manière à la fois ludique et sérieuse tout en posant la question du théâtre, comme le roman ne cesse de poser celle du roman. 46 V - L E PR EMIER H ÉRO S Certaines pièces, plus que d'autres, se présentent comme une mise en perspective de l'art théâtral et montrent que le didactique, loin d'être du côté de l'académisme, va de pair avec l'invention et la recherche. On peut citer Le secret, de Richard Demarcy, joué par Michel Dieuaide (T JA de Lyon), où le cérémonial inspiré de la tradition japonaise, prend appui sur la lenteur de la diction et sur l'utilisation d'objets, comme des statuettes ou un galet de plage. Dans Mowgli, les percussions, plutôt que d'être de simples accompagnements, font partie intégrante de la représentation (dans un combat, les deux animaux frappent sur l'instrument de l'autre pour figurer la violence). Mise en perspective qu'on trouve le plus magnifiquement peut-être avec le théâtre de Galafronie, dans une pièce comme Le piano sauvage, le spectateur entrant dans les fantasmes d'un grand père, dont l'exploration va de pair avec l'édification de l'univers théâtral. Des objets minuscules s'animent, tel ce berceau minuscule, un vrai jouet de poupée, que l'on voit disparaître au loin, fuyant sur une grande toile agitée qui figure l'immensité du monde. Il y a quelqu'un en dessous, on le sait, mais une fois encore la beauté de l'image est indissociablement dans le trucage évident et le partage de l'émotion du grand père devant cette disparition qui le prive de son petit-fils. C'est pourquoi, dans un travail mené cette année avec deux classes de CE 2, nous avons retenu prioritairement Le premier héros, d'Herwig De Weerdt, présenté dans le cadre des Boréales à Douai, et dont la mise en scène était assurée par Didier de Neck, comme dans Le piano sauvage. Compte tenu des remarques précédentes, on peut distinguer cinq phases dans cette activité : 1. Présentation générale du projet, qui conduira à voir trois ou quatre représentations choisies pour leur intérêt relativement aux objectifs définis (découvrir le théâtre, reconnaître ce qu'il peut avoir de particulier). 2. Rappel du spectacle vu l'année précédente, L'histoire préférée de Patricia, et de ce qu'on en avait pensé. 3. Travail préparatoire sur le dossier envoyé par le CAC. 4. La représentation. 5. Discussion deux jours plus tard. * Quelques précisions sur le moment n° 3 : Le dossier se composait d'une affiche représentant une tête de cochon avec un titre en flamand, De erste held, et de trois feuillets photocopiés, distribués à chaque élève. On examine d'abord l'affiche, qui surprend : pourquoi une tête de cochon ? Le titre est traduit par le maître : Le premier héros. On expli47 que que c'est du flamand et que cette pièce s'inscrit dans un festival, les Boréales, rassemblant des spectacles du Nord de l'Europe. On lit ensuite individuellement les feuillets, avec deux questions : - Que reproduisent ces documents ? - Soulignez les passages où l'on a des renseignements sur l'histoire. L'essentiel de ces documents tient dans des coupures de presse (mot pas toujours connu). Il faut repérer le titre des journaux (en flamand), la date. L'un des trois feuillets ne donne aucun renseignement sur l'action car il présente le metteur en scène, le comédien, la troupe… Ce qui amène à distinguer au moins deux choses : 1. ce qui est de l'ordre du récit (ou de la fable, ou de l'intrigue), 2. ce qui est de l'ordre de la représentation (notes sur la musique, le décor). Avec des intersections possibles, quand on lit "… le décor est une armoire. Pour le garçon, c'est un abri, un quartier général…", on sait donc un certain nombre de choses, mais en même temps demeure une attente, puisque le mystère de l'affiche reste entier. * Quelques précisions sur la représentation : Le contrat, clair pour tout le monde (élèves… et maîtres), est exécutable dès l'entrée. Importance de l'entrée, en effet, du silence, qui est une forme d'attente mais aussi d'accueil et même déjà un moment de la représentation. On respecte la concentration des comédiens et on se concentre, se décentre et se recentre soi-même Concentration : en l'occurrence le terme est d'autant mieux choisi que sur la scène l'espace était précisément circulaire, et que dans cette attente silencieuse, les yeux sont braqués sur ce centre lumineux entouré de noir. Quelques éléments de décor : du papier journal par terre, un petit tas de briques à un point de la circonférence, et des cordes qui pendent. Dans ce cercle, il y a une armoire. On sait qu'elle est là pour quelque chose, qu'elle va s'ouvrir, et que de là va apparaître le héros. Ce qu'il fait, mais est-ce le héros ? ce n'est pas encore tout à fait lui, c'est plutôt le narrateur qui aide à installer cet univers, interpelle le public qu'il a lui-même regardé par le trou de la serrure (petite inquiétude : comment me suis-je tenu ?) : "je suis dans la chambre de mon héros… les murs, je ne les ai pas transportés… ce serait trop lourd… pour lui ce n'est pas sa chambre, il dit "ma forêt". 48 Émergence du personnage, Frédérik, dont on nous lit le carnet intime. Accord des violons : comme le personnage qui se sent " désaccordé " et qui nous apparaît quand le comédien, remontant les bas de son pantalon, change d'allure et devient cet enfant. Jeu avec le réel et l'illusion, comme lorsqu'il met la radio et que ce sont les musiciens qui jouent, ou lorsque le comédien devient un instant Firmin, le vieux garçon-boucher de la boucherie de ses parents : changement du point de vue sur le désordre de la chambre, "quel bric-à-brac, un vrai trou de cochon". Phrase-clé, comme dans Max et les maximonstres, de Maurice Sendak : l'enfant "devient" cochon. Mais dans son rêve, de cochon il devient le loup, le méchant et quand, voulant "tuer" sa petite amie Marguerite, il pointe un couteau sur sa photo, c'est force aussi grande que les scènes de violence de certaines films. C'est donc un jeu perpétuel sur la métamorphose de la réalité, avec une particulière économie de moyens exigeant une grande dépense intellectuelle. Travail incessant de raccord, de lien, qui définit jusque dans l'excès le travail même de la lecture. Économie qui tire parti des bouts de papier et des bouts de ficelles, en tout cas ici des bouts de corde qui sont des arbres mais préparent toujours quelque surprise, car en haut s'y tient un saucisson, ou du sable (la plage, la terre), ou des feuilles (l'automne). * Quelques précisions sur l'entretien : On distinguera la conversation telle que nous avons essayé de la définir plus haut, et l'entretien qui a eu lieu avec le comédien, moment intéressant, voire indispensable, mais qui atteint vite ses limites, beaucoup d'enfants finissant par poser n'importe quelle question, sur un mode stéréotypé ( "Pourquoi ceci ?, Pourquoi cela ?" ). Bien plus, les interrogations les plus pertinentes, attendant "la" réponse du comédien, sont une manière de ne pas avoir soi-même à construire le sens. Ainsi, à la question : "pourquoi un cochon ?", la réponse, "parce que c'est l'animal le moins aimé", ne pouvait-elle pas être cherchée par les enfants, quitte à en trouver une autre ? Au contraire, dans une conversation, on ne se contente pas de prendre la parole pour de fausses vraies questions, et le groupe fait retour sur sa réception, ce qu'il a ressenti, ce qu'il a interprété, ce qui lui est resté obscur, sans attendre une réponse toute faite, sauf peut-être pour tout ce qui constitue la préparation matérielle du spectacle. CONCLU SION On a esquissé ici une situation un peu idéale, où sont au moins partiellement maîtrisées plusieurs composantes d'un projet sur le théâtre, notamment la possibilité de choisir dans un 49 cycle de représentations. Il est vrai que les Écoles Normales, à l'heure actuelle, sont en mesure de combiner tous ces aspects : conduite d'Ateliers Normaliens avec des comédiens, travail sur le jeu dramatique et théâtral avec des classes, relations avec les institutions culturelles, et même, dans certains cas, participation à la programmation. Mais la démarche de décentralisation culturelle engagée par les Régions et le Ministère de la Culture, devrait peu à peu créer ces mêmes conditions dans davantage de lieux. Cette perspective de développement rendra d'autant plus précieuses les démarches déjà engagées, preuves que l'école a partie liée avec le monde de la culture, que non seulement elle en accueille les créations, mais qu'elle se révèle exigeante et se constitue en force de proposition dans ce domaine. Il y aura de la vraie création, en partie aussi parce qu'il y aura une demande qu'on peut appeler "scolaire", quitte à affecter à ce mot d'autres connotations que le mépris habituel. Francis MARCOIN IUFM Unit é d ' Ar t ois - ARRA S ( ex ENG ARR A S ) 50