« PHILOSOPHIE ANALYTIQUE ET THEOLOGIE CHRETIENNE »

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« PHILOSOPHIE ANALYTIQUE ET THEOLOGIE CHRETIENNE »
Par MICHEAL MURRAY et MICHEAL REA (éd. 2008),
pour la Stanford Encyclopedia of Philosophy,
traduit par ALEXIS MASSON pour le site epistheo.com
Plusieurs doctrines et concepts centraux du christianisme ont d’importantes implications ou
présuppositions philosophiques. Dans cet article, nous allons examiner au plus près certaines de ces
doctrines centrales et de ces concepts, ainsi que leur pertinence philosophique.
Evidemment, plusieurs doctrines et concepts philosophiquement chargés sont pertinents
pour le christianisme, et nous ne pouvons pas tous les examiner ici. Nous mettrons plutôt l’accent sur
les concepts et les doctrines qui sont spécifiquement chrétiens, et qui font l’objet d’une bonne partie
des récentes discussions dans la littérature philosophique. Ainsi, bien que le théisme soit un concept
chrétien central, il n’est pas distinctivement chrétien et ne sera donc pas traité ici. En outre, même si
les opinions sur l’Eucharistie, qui est un concept chrétien central, ont tenu une place importante dans
le dialogue philosophique des premiers temps, l’Eucharistie ne sera pas examinée ici parce qu’elle
n’est pas une priorité importante dans les récentes discussions. Par conséquent, nous allons nous
concentrer sur trois concepts chrétiens distinctifs et centraux, qui ont reçu une attention
considérable dans la littérature récente : les doctrines de la Trinité et de l’Incarnation, et les opinions
sur la nature de l’expiation.
I. Philosophie et Théologie Chrétienne
II. La Trinité
II.1. Le Modèle Social
II.2. Le Modèle Psychologique
II.3. Le Modèle de la Constitution
III. L’Incarnation
IV. L’Expiation
I. Philosophie et Théologie Chrétienne
Avant que nous commencions, il serait utile de considérer brièvement les relations générales
qu’entretiennent la philosophie et le dogme religieux chrétien. Dans l’histoire de la théologie
chrétienne, la philosophie a parfois été perçue comme un complément naturel à la réflexion
théologique, tandis qu’en d’autres temps les tenants de deux disciplines se sont réciproquement
considérés comme des ennemis mortels. Certains des premiers penseurs chrétiens, tels que
Tertullien, étaient d’avis que toute intrusion de la raison philosophique laïque dans la réflexion
théologique constituait un désordre. Ainsi, même si certaines affirmations théologiques semblaient
aller à l’encontre des normes du raisonnement défendues par les philosophes, le croyant ne devait
pas fléchir. D’autres, parmi les premiers penseurs chrétiens, tels que saint Augustin d’Hippone, ont
défendu que la réflexion philosophique complémentait la théologie, mais seulement quant ces
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réflexions philosophiques étaient fermement ancrées dans un engagement intellectuel en faveur de
la vérité sous-jacente de la foi chrétienne. Ainsi, la légitimité de la philosophie était dérivée de la
légitimité des engagements sous-jacents pour la foi.
Durant le Haut Moyen-âge, les opinions d’Augustin ont été largement défendues. Cependant,
c’est à cette époque que saint Thomas d’Aquin a décrit un autre modèle concernant la relation entre
la philosophie et la théologie. Selon le modèle thomiste, la philosophie et la théologie sont des
entreprises distinctes. La différence principale entre les deux se situe au niveau de leurs points de
départ intellectuels. La philosophie prend pour données ce que nous fournissent nos facultés
mentales naturelles : ce que nous voyons, entendons, goûtons, touchons, et sentons. Ces données
peuvent être acceptées sur la base de la fiabilité de nos facultés naturelles à l’égard du monde
naturel. La théologie, d’autre part, prend comme point de départ la révélation divine contenue dans
la Bible. Ces données peuvent être acceptées sur la base de l’autorité divine, d’une manière analogue
à la façon dont nous acceptons, par exemple, les affirmations d’un professeur de physique sur les
faits élémentaires de la physique.
Pour reconnaître les deux disciplines, si au moins l’une des prémisses composant un
argument est dérivée de la révélation, alors l’argument tombe dans le domaine de la théologie, sinon
il tombe dans le domaine de la philosophie. Dans la mesure où cette manière de penser la
philosophie et la théologie délimite nettement les deux disciplines, il est possible en principe que les
conclusions formulées par l’une puisse être contredites par l’autre. Selon les défenseurs de ce
modèle, toutefois, un tel conflit ne doit être qu’apparent. Car Dieu ayant créé à la fois le monde qui
est accessible à la philosophie, et la révélation est qui accessible aux théologiens, les affirmations
tenues par l’une ne peuvent pas entre en conflit avec les affirmations tenues par l’autre, sauf si le
philosophe ou le théologien ont commis des erreurs antérieurement.
Dans la mesure les conclusions de ces deux disciplines doivent donc coïncider, la
philosophie peut être mise au service de la théologie (et peut-être réciproquement). Comment la
philosophie peut-elle jouer ce rôle complémentaire ? Premièrement, le raisonnement philosophique
pourrait convaincre certains de ceux qui n’acceptent pas l’autorité de la révélation prétendue divine
des affirmations contenues dans les textes religieux. Ainsi, un athée qui n’est pas disposé à accepter
l’autorité des textes religieux pourrait en venir à croire que Dieu existe sur la base d’arguments
purement philosophiques. Deuxièmement, les techniques spécifiquement philosophiques pourraient
être mise à profit en aidant le théologien à éclaircir des énoncés théologiques imprécis ou des
ambigües. Ainsi, la théologie peut nous fournir suffisamment d’informations pour conclure que
Jésus-Christ était une seule personne ayant deux natures, l’une humaine et l’autre divine, mais nous
laisser dans l’obscurité quand à savoir comment doit être exactement comprise la relation entre les
natures divine et humaine. Le philosophe peut ici fournir une certaine assistance, puisque, entre
autres choses, il peut aider le théologien à discerner quels modèles sont, par exemple, logiquement
inconsistants sinon me pas candidats pour la compréhension de la relation des natures divine et
humaine en Christ.
Durant la majeure partie du vingtième siècle, la grande majorité de la philosophie en langue
anglaise s’est pensée sans qu’il n’y ait vraiment d’interactions avec la théologie. Bien qu’il existe un
certain nombre de raisons complexes à ce divorce, trois d’entre elles sont particulièrement
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importantes. La première est que l’athéisme était l’opinion dominante chez les philosophes de
langue anglaise durant cette période.
Une deuxième raison tout à fait relative, c’est que les philosophes du vingtième siècle ont
considéré le langage théologique comme étant soit dépourvu de sens, ou, au mieux, ne l’ont examiné
qu’en vue d’en estimer l’incidence de ce langage sur la pratique religieuse. L’ancienne croyance
savoir que le langage théologique était dépourvu de signification) était inspirée par un principe du
positivisme logique, d’après lequel toute déclaration manquant de contenu empirique est dénué de
sens. L’essentiel du langage théologique, par exemple le langage décrivant la doctrine de la Trinité,
manque de contenu empirique, un tel langage doit donc être vide de signification. La dernière
croyance, inspirée par Wittgenstein, soutenait que la langue elle-même n’a de signification que dans
des contextes pratiques spécifiques, par conséquent le langage religieux ne visait pas à exprimer des
vérités sur le monde qui pourraient être soumises à un examen philosophique objectif.
La troisième raison, c’est qu’une grande partie de la théologie universitaire s’est éloignée de
la défense traditionnelle des affirmations du théisme chrétien orthodoxe, en cherchant souvent des
dispositifs de réinterprétation de ses propres affirmations selon les modes de la pensée
contemporaine, qui, souvent, étaient contraires aux méthodes employées dans la philosophie
analytique.
Dans les trente dernières années, cependant, les philosophes sont revenus sur plusieurs
affirmations traditionnelles du christianisme orthodoxe et ont commencé à y appliquer les outils de
la philosophie contemporaine de manière un peu plus éclectique que celles qui sont décrites dans les
modèles augustinien ou thomiste décrits ci-dessus. Conformément à la récente tendance
universitaire, les philosophes contemporains de la religion ont été réticents à l’idée de maintenir une
stricte et rapide distinction entre les deux disciplines. Par conséquent, il est souvent difficile à la
lecture des récents travaux de distinguer ce que les philosophes font de ce que les théologiens des
siècles passés considéraient comme appartenant strictement au domaine de la théologie.
Cependant, comme c’était le cas pour les théologiens de l’époque médiévale, beaucoup des travaux
récents sur la philosophie de la religion semblent s’inscrire dans l’une des deux catégories suivantes.
La première catégorie comprend les tentatives de démontrer la vérité des affirmations religieuses en
faisant appel aux éléments de preuve disponibles en dehors de la révélation supposée divine. La
deuxième catégorie comprend les tentatives de démontrer la cohérence et la plausibilité des
affirmations théologiques en utilisant les techniques philosophiques. Dans ce qui suit, nous
fournirons un travail qui entre dans le cadre de cette seconde catégorie. (Pour une discussion sur le
travail relevant de la première catégorie, voyez les entrées sur les arguments en faveur de l’existence
de Dieu).
II. La Trinité
Dès le début, les chrétiens ont soutenu l’affirmation selon laquelle il y a un seul Dieu et que
trois personnes sont Dieu : Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit. En 675 après J.-C., le
Concile de Tolède a encadré cette double affirmation ainsi :
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Bien que nous professions trois personnes, nous ne professons pas trois substances, mais
une substance et trois personnes Si nous sommes interrogés sur la Personne individuelle,
nous devons répondre que c’est Dieu. Par conséquent, nous pouvons dire Dieu le Père, Dieu
le Fils, et Dieu l’Esprit ; mais ils ne sont pas trois Dieux, il y a un seul Dieu … Chaque personne
seule est entièrement Dieu en lui-même et toutes les personnes ensembles sont un seul
Dieu.
De telles formulations énoncent la doctrine chrétienne de la Trinité. Cornelius Plantinga, Jr.,
réfléchissant sur la profession du Concile de Tolède, remarque qu’elle « possède un grand pouvoir
déroutant » (Plantinga, 1989, p.22). C’est sans doute un euphémisme. La doctrine chrétienne est
déroutante, et cela a mené certains des critiques du christianisme à avancer l’argument d’après
lequel elle est, en effet, incohérente.
Probablement, l’initial pouvoir déroutant de la doctrine de la Trinité n’est pas
immédiatement évident. Après tout, quelqu’un pourrait penser qu’une chose, Fred, puisse être
« plusieurs choses » en même temps, par exemple, un boucher, un boulanger et un fabricant de
bougies. Alors pourquoi Dieu ne pourrait-il pas être Père, Fils et Saint-Esprit en même temps ? De
même, plusieurs choses distinctes peuvent toutes être « une seule chose » en même temps. Ainsi,
chaque membre de l’équipe de baseball de Baltimore Orioles peut être Orioles pris individuellement,
ainsi que « Orioles » pris collectivement. On pourrait alors penser que les défenseurs de la Trinité
pourraient être en mesure de construire des modèles sur de tels exemples qui permettraient de
préserver la cohérence logique de la doctrine. Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela.
Pour comprendre pourquoi, nous pouvons faire un bref détour, avant de revenir sur les deux
exemples ci-dessus.
Les théologiens chrétiens traditionnels ont estimé que, quelque soit la façon dont la doctrine
de la Trinité est comprise, il y a deux positions extrêmes qui doivent être exclues. Ces positions sont
le modalisme et le trithéisme. Selon le modalisme, Dieu est une seule entité unique, un objet, ou une
substance, et chaque personne de la Trinité est simplement un mode ou une « manière par laquelle
l’unique substance divine se manifeste ». Cette opinion a été rejetée parce qu’elle semble sacrifier la
distinction des personnes divines afin de maintenir la notion d’unité divine. Selon le trithéisme,
d’autre part, les personnes divines sont chacune une personne individuelle distincte, qui sont si
étroitement liées qu’elles forment ensemble comme une seule chose en quelque sorte. Néanmoins,
malgré cette unité, les trois personnes sont encore trois dieux. Cette opinion a été rejetée pour la
raison inverse, à savoir qu’elle préserve la distinction des personnes sans maintenir au sens fort
l’« unicité » de Dieu.
On peut désormais comprendre en quoi les exemples du « boucher, boulanger, fabricant de
bougies » et les « Orioles » ne nous fournissent pas un modèle pour la Trinité. Le premier, comme le
modalisme, insiste trop sur l’unité au détriment de la distinction des trois personnes. Il soutient qu’il
y a un réellement un seul Fred, mais que Freud peut se manifester de différentes manières en
effectuant trois tâches différentes. Le second, comme le trithéisme, insiste trop dans la direction
opposée. Dans cet exemple, l’individu Orioles ne forme seulement qu’une « seule équipe » en raison
du contrat que les joueurs ont signé pour agir en coopération, sur le terrain de baseball. Il n’y a pas
de véritable unité organique ici.
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Nous sérions mieux à même de séparer les modèles adaptés de ceux qui sont impropres si
nous avions une idée plus claire de ce que le chrétien signifie lorsqu’il confesse l’existence de trois
personnes et d’un seul Dieu. Qu’est-ce qu’« une personne », selon la doctrine, qu’est-ce qu’« un
Dieu » ? Cela fait-il sens, par exemple, de dire que Dieu est une communauté d’individus totalement
distincts (sans chevauchement) ? Dieu pourrait-il être une entité composite ? Ou doit-on penser Dieu
comme quelque chose de semblable à une âme simple (sans parties) ? La manière de répondre à ces
questions fera une grande différence dans les types de modèles trinitariens que nous considérons
comme viables. De même, doit-on penser que quelque chose est une personne seulement si elle est
individuelle, une substance rationnelle ? Ou pourrait-on utiliser le terme « personne » dans un sens
plus psychologique, afin de se référer à quelque chose comme un « centre de conscience ou de
connaissance rationnelle ». encore, nos décisions contribueront à déterminer nos choix de
modèles. Les choses sont compliquées parce que ni la Bible, ni les traditions de l’Eglise n’offrent des
orientations claires sur ces questions. Par conséquent, il y a beaucoup de latitude dans la
construction d’un modèle pour la Trinité.
Dans ce qui suit, nous examinerons les modèles actuels de la Trinité : le modèle social, le
modèle psychologique et le modèle de la constitution.
Le Modèle Social
Tout au long des Évangiles, les deux premières personnes de la Trinité sont désignées comme
étant « Père » et « Fils ». Ceci suggère l’analogie d’une famille, ou plus généralement d’une société.
Ainsi, les personnes de la Trinité pourraient être considérées étant un, exactement de la même
manière que, disons, Abraham, Sarah et Isaac sont un : tout comme ces trois êtres humains sont une
seule famille, de la même manière les personnes de la Trinité sont un seul Dieu. Mais, puisqu’il n’y a
pas de contradiction dans le fait de penser une famille étant triple et une, cette analogie supprime la
contradiction en disant que Dieu est triple et un. Ceux qui tentent de comprendre la Trinité
principalement selon les termes de cette analogie sont généralement appelés trinitariens sociaux.
Cette approche a été (de manière controversée) associée au trinitarisme grec ou oriental, une
tradition de réflexion qui trouve ses racines chez les trois Pères de l’Eglise d’Orient Basile de
Césarée, son frère Grégoire de Nazianze, et leur ami Grégoire de Nysse.
Plus récemment, Richard Swinburne a défendu une version de cette position d’après laquelle
chacune des trois personnes divines possède toutes les caractéristiques essentielles de la divinité :
l’omniscience, l’omnipotence, l’omniprésence, la perfection morale, etc. Toutefois, ces trois
personnes sont différentes des autres personnes avec lesquelles nous sommes familiers (et surtout,
également différentes des dieux familiers des systèmes polythéistes) en ce qu’ils ont des volontés
nécessairement harmonieuses, de telle sorte que leurs volitions ne peuvent jamais entrer en conflit,
et qu’il y a également nécessairement une parfaite relation d’amour entre eux. En outre, cette
position est compatible avec les affirmations traditionnelles sur les relations de dépendance entre les
membres de la Trinité. Les formulations traditionnelles de la doctrine soutiennent que le Père
engendre le Fils et que le Père et le Fils causent (c’est la spiration, littéralement « exhalent ») le Saint-
Esprit. De telles relations sont possibles aussi bien qu’une personne cause l’autre de telle manière
que la relation causale a toujours été, et qu’il est impossible pour cette relation de ne pas être.
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