La vérité est qu’on ne peut aimer qu’en s’arrachant à des intérêts
immédiats, à des attachements trop évidents. C’est dans un moment comme
celui-ci que j’expérimente ce que je prêche et ce que je célèbre avec vous
chaque dimanche : la puissance du Christ.
Si je ne LUI offrais pas cette chair qu’est mon existence concrète et
quotidienne avec vous, en cet instant, cette chair que j’ai envie de garder pour
moi, pour nous, pour notre satisfaction et notre bien-être, je nierais en moi, en
notre communauté, le cœur de ce que nous croyons : l’Incarnation… ! Je LE
condamnerais à n’être qu’une idée, un concept, au mieux une caution idéale
pour les bonnes actions et les efforts de vie spirituelle, mais je ne pourrais plus
dire qu’IL est vraiment vivant, réellement présent et agissant dans son Église,
dans le mystère de l’Eucharistie et dans cette bouleversante réalité que sont nos
chemins personnels à LUI offerts…
La chair n’est pas qu’une réalité présente et permanente, elle n’est pas
seulement un donné qui prend de la place dans le monde, dans la vie des autres,
elle est aussi une réalité en creux, une présence qui se fait creux, attente, désir,
absence signifiante. J’ai en tête ici ces superbes émaux champlevés romans, la
présence du métal qui accueille l’émail est faite de beaucoup d’absence ; le
cuivre a su se retirer pour laisser la bonne et juste place à l’autre, à cet émail qui
serait resté sans cela magma informe et répandu. Notre chair qui n’est jamais
neutre, jamais transparente, trouve une forme d’accomplissement dans
l’expérience du départ, du retrait fécond. La chair du Christ rassemble la masse
du cosmos, le poids de nos êtres mais elle donne aussi une densité réelle à ce qui
a été donné, perdu aux yeux des hommes, à ce qui ne nous appartient plus ou
pas encore.
Cette expérience du don sans réserve, aussi juste soit-elle, est douloureuse
et le restera jusqu’à l’avènement définitif du Christ, dans sa Gloire, car nous ne
devons jamais oublier que la Création, créée bonne par Dieu, consacrée dans la
très grande bonté de l’homme, a été marquée par la terrible brisure du mal,
rendue visible dans le péché d’Adam. Toutes les réalités terrestres, encore
pourtant belles et vivantes restent en attente de ce jour où elles pourront
s’épanouir pleinement sans les entraves du péché, de la mort et de la souffrance.
Le Don même de Dieu, ce Don total, salvateur et vivifiant, a pris la forme de la
Croix en ce monde… Certains se sont alors imaginés que la Source de toute Vie,
le Père des Tendresses éternelles pouvait aimer et vouloir la souffrance, celle de
son Fils, la nôtre, alors que la Croix n’a été en quelque sorte que la cristallisation
dans ce monde sur lequel régnait la mort et la haine, de cet AMOUR divin qui y
faisait irruption, dans la splendeur de sa Nouveauté incalculable.