Synthèse Ger Psychol Neuropsychiatr Vieil 2011 ; 9 (3) : 355-62 La fonction régulatrice du langage sur le comportement : l’œuvre de LS Vygotsky et AR Luria Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Speech and regulation of behavior: the works of LS Vygosty and AR Luria Christian DerouesnÉ Université Paris VI, CHU Pitié-Salpêtrière, Paris <[email protected]> Tirés à part : C. Derouesné Résumé. La notion de fonction régulatrice du langage sur le comportement a été développée chez l’enfant dans les années 20 par LS Vygotsky et AR Luria, et étendue à la neuropsychologie par Luria après la 2e guerre mondiale. Selon Vygotsky, l’homme a créé des « outils psychologiques » sur le modèle des outils matériels qui étendent ses capacités d’action sur le monde. Ces outils psychologiques, au premier rang desquels se situe le langage, sont des systèmes symboliques d’origine sociale qui transforment les capacités naturelles de l’homme en « fonctions mentales supérieures ». Ils jouent un rôle déterminant dans le développement de l’enfant en l’inscrivant dans des relations sociales particulières. Le langage, d’abord communicationnel puis intérieur, est ainsi un élément essentiel de la régulation de l’activité : il accompagne l’action, puis la précède et enfin la remplace. Les propriétés du langage intérieur sont toutefois distinctes de celles du langage communicationnel. Il joue un rôle déterminant dans le contrôle des activités volontaires, tout particulièrement dans les situations nouvelles et complexes. L’étude de la fonction régulatrice du langage fait partie de l’exploration des fonctions des lobes frontaux. Elle permet également d’évaluer la capacité des patients à participer aux techniques de réhabilitation cognitive. Mots clés : langage intérieur, régulation de l’action, fonctions supérieures, lobe frontal, développement de l’enfant, réhabilitation, Luria, Vygotsky doi:10.1684/pnv.2011.0287 Abstract. The role of speech in the regulation of behavior was described in child psychology by LS Vygotsky and AR Luria in the Soviet Union during the twenties, and extended to neuropsychology by Luria after the World War II. According to Vygotsky, man built up « psychological tools » on the model of material tools to extend his natural capacities. Psychological tools, such as language, are symbolic systems from social origin, which control activity and behavior, and convert natural cognitive processes into higher cortical functions. Therefore child’s development is embedded into particular social relationships. First communicational speech then inner speech plays a major role in the regulation of behavior in man: at first it goes with action, then precedes it, and finally replaces it. A willful action is thus an action largely controlled by inner speech, especially in novel and complex tasks, but the properties of inner speech differ from those of communicational speech. Assessment of the role of speech on the regulation of action and behavior should be part of the neuropsychological examination of frontal lobe functions. It also could be useful to assess the ability of patients to participate in cognitive rehabilitation, particularly in Alzheimer’s disease. Key words: inner speech, action regulation, higher cortical functions, frontal lobe, child’s development, rehabilitation, Luria, Vygotsky Pour citer cet article : Derouesné C. La fonction régulatrice du langage sur le comportement : l’œuvre de LS Vygotsky et AR Luria. Ger Psychol Neuropsychiatr Vieil 2011; 9(3) :355-62 doi:10.1684/pnv.2011.0287 355 C. Derouesné Aucune science ne saurait vraiment être comprise sans sa propre histoire, toujours inséparable de l’histoire générale de l’humanité. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Auguste Comte Système de politique positive La culture est présente dès les premiers moments de la vie relationnelle et dans tous les détails de la vie. Elle est présente dans tous les aspects du rapport au corps, du maternage et dans tous les moments importants de la structuration psychique. . . Mais les données culturelles et sociales n’agissent pas « directement » ; elles sont médiatisées par le rapport que les parents entretiennent avec ces données, conscient ou inconscient. René Roussillon Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale S i le langage est avant tout considéré comme un moyen de communication, il possède d’autres fonctions. C’est un moyen d’expression (des interjections à la poésie) et un élément essentiel de la conceptualisation par la fonction généralisatrice du mot. Le langage intérieur sous-tend notre pensée consciente réflexive [1]. Il possède également une fonction non moins essentielle, bien que peu prise en compte dans la littérature : son rôle dans le contrôle de l’activité et du comportement. Naissance du concept : le développement de la psychologie historico-culturelle Moscou en 1924 à l’instigation de Luria. Luria (figures 2 et 3), né à Kazan, a une formation en sciences sociales et en psychologie. Tous deux sont issus de milieux intellectuels juifs provinciaux : polyglottes, ils sont parfaitement au fait de la littérature étrangère. Deux préoccupations les unissent [79] : trouver une solution à ce qu’ils définissent comme la crise de la psychologie et développer une psychologie nouvelle fondée sur des bases objectives qui rendent compte des phénomènes psychiques dans la vie réelle et qui soit en accord avec les thèses philosophiques développées par Karl Marx (1818-1863) et Friedrich Engels (1820-1895). La crise de la psychologie Plusieurs courants dominent la psychologie du début du siècle. Le premier, d’origine philosophique, est illustré aux États-Unis par William James (1842-1910) et, en France, par Théodule Ribot (1839-1916) et Henri Bergson (1859-1941). Basé sur l’introspection, il ne prend en compte que l’étude des phénomènes conscients, ce qui introduit une coupure radicale entre le fonctionnement psychique de l’homme et celui de l’animal. Cette psychologie n’est pas satisfaisante car elle est purement descriptive et ses positions dualistes sur la conscience, considérée comme irréductible au fonctionnement cérébral, s’inscrivent dans le courant de l’idéalisme philosophique. Un second courant, né en Allemagne avec Gustav Fechner (1801-1887), Wilhelm Wundt (1832-1920) et Hermann Ebbinghaus (18501909) introduit la psychologie scientifique en réduisant les phénomènes psychologiques complexes de l’homme à des mécanismes élémentaires susceptibles d’être soumis à La notion de fonction régulatrice du langage a été développée dans les années 20 en Union Soviétique par Lev Semionovitch Vygotsky1 (1896-1934) et Alexander Romanovitch Luria (1902-1977) à partir d’une série d’études expérimentales sur le développement de l’enfant [2, 3]. Elle a été ensuite étendue à la neuropsychologie par Luria après la deuxième guerre mondiale [4, 5]. Au début des années 20, les premières années de la révolution sont associées à une grande effervescence dans les milieux scientifiques et artistiques russes. Vygotsky (figure 1), né à Gomel près de Minsk, a une formation littéraire. D’abord enseignant, il présente une thèse sur la psychologie de l’art [6] et rejoint l’Institut de psychologie de 1 Le nom de Лeв CeмëHович ВыгоTcкий est également transcrit en français avec l’orthographe: Vygotski 356 Figure 1. Photographie de Lev Semionovitch Vygotsky. Figure 1. Lev Semionovitch Vygotsky’s picture. Ger Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 9, n ◦ 3, septembre 2011 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. La fonction régulatrice du langage sur le comportement l’expérimentation. Cette psychologie est toutefois trop fragmentée pour rendre compte des phénomènes psychiques de la vie réelle. Une autre approche de la psychologie scientifique est développée à partir de l’étude du conditionnement animal en Russie, à la suite d’Ivan Michailovitch Sechenov (1829-1905) et Ivan Petrovitch Pavlov (1867-1927) et, aux Etats-Unis, par Edward Lee Thorndyke (1874-1949) et John Broadus Watson (1878-1958). Dans cette perspective, les phénomènes psychiques comme la conscience ne sont pas observables : l’activité psychique de l’homme ne peut être abordée scientifiquement qu’en termes d’observation (le comportement) et de réflexes conditionnés. Philosophiquement, ce courant se rattache à un matérialisme mécaniciste tout aussi inacceptable que l’idéalisme pour la pensée marxiste. À ces divers courants de la psychologie vient s’ajouter le développement de la psychanalyse. Celle-ci trouve d’abord un écho favorable en Union Soviétique, notamment chez Luria qui, à la suite d’une correspondance avec Freud, fonde le Cercle psychanalytique de Kazan en 1922, puis devient secrétaire de la Société psychanalytique de Moscou jusqu’au début des années 30 [10, 11]. Psychanalyse et marxisme peuvent, en effet, être considérés comme complémentaires car ils développent des explications du monde à des niveaux différents. L’idée, particulièrement développée par Wilhelm Reich (1897-1957) [12], est que le principe de réalité et le développement du Surmoi comme de la censure exercée sur l’Inconscient sont fonction des demandes imposées par une société donnée, à un moment donné de son histoire, donc, in fine, déterminées par sa structure économique. L’adhésion à la psychanalyse et au Freudo-marxisme disparaît toutefois de la psychologie soviétique dans les années 30 sous deux influences : une critique de l’intérieur, venue en particulier de Vygotsky qui considère que le rapprochement entre psychanalyse et marxisme représente une distorsion des deux pensées et, de l’extérieur, du fait du développement dogmatique du régime qui s’oppose au pluriculturalisme et condamne la psychanalyse comme relevant d’un idéalisme bourgeois. prises en compte, mais sans pour autant réduire la spécificité humaine. Dans cette conception, le passage du psychisme de l’homme à celui de l’animal constitue une rupture qualitative liée au développement social ; celui-ci résulte de la création d’outils et du développement des moyens de production qui entraînent une diversification du Figure 2. Photographie d’ Alexandre Romanovitch Luria. Figure 2. Alexandre Romanovitch Luria’picture. La recherche d’une psychologie nouvelle Pour sortir de cette crise, la psychologie que cherchent à développer Vygotsky et Luria doit rendre compte des phénomènes psychiques dans la vie réelle et sur des bases physiologiques tout en étant compatible avec la philosophie marxiste. Les activités psychiques sont alors décrites comme des processus dynamiques complexes qui ne peuvent être compris qu’en prenant en compte leur histoire, c’est-à-dire leur origine et leur développement. Les données de la psychologie animale doivent donc être Ger Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 9, n ◦ 3, septembre 2011 Figure 3. Écriture de AR Luria. Figure 3. AR Luria’s handwriting. 357 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. C. Derouesné travail entre les hommes et rendent nécessaire le développement des moyens de communication, donc du langage. Si le cerveau est le fondement de la vie psychique de l’homme, celle-ci ne se réalise ainsi que dans un contexte social qui modifie en retour le fonctionnement du cerveau dans un rapport dialectique. Pour Vygotsky, les outils matériels qui permettent d’élargir les capacités d’action et de contrôle de l’homme sur les processus de la nature se développent à partir des résultats du travail social [13, 14]. De la même façon, il propose que l’homme développe des outils psychologiques, également d’origine sociale, qui transforment les capacités psychiques naturelles de l’homme en « fonctions mentales supérieures », spécifiquement humaines. L’activité, le comportement et les processus cognitifs subissent ainsi une véritable transformation des processus psychiques du fait de leur médiation par des systèmes symboliques d’origine sociale. Ces systèmes symboliques, au premier rang desquels figure le langage (mais aussi la technologie), se construisent progressivement au cours du développement de l’enfant en l’inscrivant dans des relations sociales particulières, liées à une société donnée, à un moment donné de son histoire, d’où le qualificatif d’historico-culturelle donné à cette nouvelle psychologie. Dans cette optique, le développement de l’activité psychique de l’enfant n’est pas considéré comme le résultat d’une simple interaction entre l’enfant et son entourage : elle représente l’actualisation, dans un comportement individuel, de la culture à laquelle il appartient et qui est incarnée dans la fonction symbolique des gestes, des jeux et du langage. Pour illustrer l’influence de l’organisation sociale sur le fonctionnement des processus cognitifs, Luria effectue, dans les années 30, des travaux en Asie centrale qui montrent que les techniques de classement des objets varient en fonction de la structure sociale [8, 15]. En résumé, trois niveaux peuvent ainsi être distingués dans le développement psychique de l’homme : – les comportements innés qui sont le résultat du développement des processus naturels et qui sont régis par les lois de l’évolution et les lois de la biologie ; – l’adaptation des comportements individuels au milieu qui relève des lois du conditionnement ; – les activités psychiques propres à l’homme qui reposent sur la médiation d’outils psychologiques d’origine sociale dont le plus important est le langage. Les processus psychiques propres à l’homme (les fonctions supérieures) ne sont donc pas des attributs ou des propriétés d’un fonctionnement mental individuel : ils découlent de la maîtrise progressive et de l’internalisation dynamique de processus sociaux. Cette conception s’inscrit ainsi radicalement en opposition avec la conception de la littérature occidentale, essentiellement biologisante et égo- 358 centrée, mais aussi avec le néo-pavlovisme dogmatique qui, à partir des années 30, devient l’idéologie dominante en URSS. Le développement de la fonction régulatrice du langage sur le comportement de l’enfant selon Luria Le langage est utilisé par la mère pour réguler l’activité de l’enfant jusqu’à ce qu’il soit capable, dans un premier temps, de partager avec elle l’analyse et l’objectif de la situation (étape intersubjective), puis, dans un second temps, d’assurer lui-même cette activité par un processus d’intériorisation qui repose sur le développement du langage intérieur (étape intrasubjective). Cette fonction régulatrice du langage sur l’activité et le comportement est un processus dynamique qui s’élabore progressivement chez l’enfant comme le montre une série d’expériences réalisées par Luria [16, 17]. Le rôle régulateur du mot apparaît en premier : il constitue, à la fois, un signe et un outil. Au cours de la 3e année et d’une partie de la 4e , le rôle du langage sur l’activité s’étend en assurant les liaisons préliminaires qui vont déboucher sur les programmes d’action. Le rôle régulateur du mot Très tôt, le nourrisson réagit à la parole de la mère, mais la fonction régulatrice du langage ne commence que lorsque la mère adresse un ordre à l’enfant et que la réponse de l’enfant présente un caractère spécifique, comme de tourner le regard vers l’objet désigné par la mère. Dès 12 à 14 mois, une réaction d’orientation spécifique apparaît à la suite d’un ordre comme « Donne-moi la balle », « Où est la tasse ? » Mais, dans un premier temps, il est nécessaire que l’ordre verbal soit renforcé par un stimulus visuel, l’adulte pointant sur l’objet ou le manipulant. Puis l’enfant tourne la tête ou attrape l’objet simplement en entendant le mot. Les choses se compliquent néanmoins lorsqu’on présente à l’enfant plusieurs objets. Lorsqu’on lui dit de saisir le canard parmi plusieurs objets, il doit inhiber les caractères physiques (taille, couleur) et la proximité des autres objets. En outre, lorsqu’elle s’établit, la réponse demeure peu stable, car si on demande à l’enfant d’attraper un objet différent, il continue à chercher le premier objet ou saisit l’objet le plus proche de lui. Vers 14-16 mois, lorsqu’on demande à un enfant de placer des anneaux sur un support, il les place aisément, mais Ger Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 9, n ◦ 3, septembre 2011 La fonction régulatrice du langage sur le comportement si on lui demande de les enlever alors qu’il est en train de les placer, il continue à les placer, ce qui montre que l’effet inhibiteur se développe avec retard. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Le développement des liaisons préliminaires Vers 18 mois-2 ans, lorsqu’on demande à l’enfant de presser une balle quand une lumière apparaît, il presse la balle, mais il continue à la presser même lorsqu’on lui répète la consigne de ne presser la balle que lorsque la lumière apparaît. C’est encore un exemple du retard de l’influence inhibitrice. Une autre expérience permet de comparer l’influence des signaux verbaux à celle des signaux visuels. On place un gobelet et une tasse devant l’enfant, puis on glisse devant lui une pièce sous le gobelet. Lorsqu’on lui demande de prendre la pièce, il va la chercher sous le gobelet. Après plusieurs répétitions, sa main va directement vers le gobelet. Si on place la pièce devant lui, mais cette fois-ci dans la tasse, sa main continue à aller vers le gobelet. Il n’est pas capable, avant 18 mois, de se dégager de l’instruction préalable. La réponse demeure instable jusque 2 ans et demi : elle est perturbée lorsqu’on introduit un délai entre la consigne et l‘action ou lorsque la pièce est cachée hors de la vue de l’enfant qui doit répondre à la seule consigne verbale « la pièce est sous la tasse, prends-la. » La possibilité d’exécuter une directive verbale de l’adulte après un léger délai n’est acquise qu’au cours de la 3e - 4e année. La séparation de la commande verbale de l’influence des données visuelles se développe au cours de la 3e - 4e année, comme le montrent les épreuves de consigne conflictuelle (« Si je lève mon doigt, tu lèves ta main »). Vers 4 ans apparaissent les réponses aux instructions multiples : – placer des jetons rouges et blancs. Dans un premier temps, on demande à l’enfant de compléter des lignes alternant pions rouges et pions blancs. Puis on lui demande d’effectuer cette opération sur simple commande verbale. À 4 ans, l’enfant peut exécuter des tâches symétriques (un pion blanc, un pion rouge), mais les tâches asymétriques (un pion blanc, deux pions rouges) ne sont réalisées que vers 4 ans et demi ; – la réponse est plus tardive encore lorsque l’enfant n’a plus devant lui le modèle et qu’il doit créer l’action, comme dessiner un cercle alternant avec une croix. La mise en évidence du rôle du langage intérieur Jusqu’ici, la fonction régulatrice du langage s’effectue par l’intermédiaire du langage de l’adulte : c’est un processus psychique partagé, interpsychique. Dans l’étape Ger Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 9, n ◦ 3, septembre 2011 suivante, ce processus va être intériorisé progressivement par l’enfant et va devenir intrapsychique par l’intermédiaire du langage intérieur. Ce passage est illustré dans une série d’expériences. Lorsqu’on donne à l’enfant une double consigne : « Presse la balle si la lumière est rouge, ne la presse pas si la lumière est bleue », on obtient d’abord des mauvaises réponses. On étudie alors l’influence d’un renforcement verbal donné par l’expérimentateur qui dit « oui » lorsque la lumière est rouge, « non » lorsqu’elle est bleue. Puis, dans un deuxième temps, c’est l’enfant lui-même qui doit effectuer le renforcement verbal en disant oui ou non selon la couleur de la lumière. Le langage intérieur a toutefois des propriétés différentes de celles du langage social. Lorsqu’on place un enfant devant une activité qu’il n’arrive pas à maîtriser, il demande d’abord de l’aide à l’adulte. S’il n’en reçoit pas, il se parle à lui-même en décrivant la tâche à effectuer et la difficulté qu’il rencontre. Son expression verbale se fait d’abord à voix haute puis chuchotée ; il utilise des phrases longues puis de plus en plus courtes et de moins en moins structurées. Ce langage a été qualifié d’égocentrique, autistique, par Piaget. Vygotsky s’est opposé à cette interprétation [13]. Pour lui, il s’agit en réalité du langage social qui est utilisé pour résoudre une tâche, mais avec deux caractéristiques particulières : c’est un langage condensé, raccourci et prédicatif car le sujet et le thème du discours sont connus du locuteur. Le langage intérieur intervient tout particulièrement devant une situation nouvelle à effectuer (bref dans les tâches qui impliquent ce que nous appelons aujourd’hui le fonctionnement exécutif). L’acte volontaire apparaît ainsi comme un acte médiatisé par le langage utilisé, non comme moyen de communication, mais pour accomplir une tâche et réguler l’activité. Le langage, dans un premier temps accompagne l’action, puis la précède et enfin la remplace. Le langage intérieur s’interpose ainsi entre l‘intention et la réalisation de l’acte, ce qui introduit une grande souplesse par rapport aux réactions de type réflexe : du fait de cette médiation, l’homme peut planifier son activité parmi différentes actions possibles et évaluer les conséquences de son acte avant de les réaliser. L’importance de cette implication est variable. Dans les situations simples, lorsque l’activité est déterminée sans ambiguïté par l’objectif à atteindre ou par le contexte, le rôle de la composante verbale est limité à la formulation de la tâche et au déclenchement des schémas moteurs. Dans les situations complexes ou nouvelles, le langage intérieur intervient dans le décodage de l’information pour en dégager les éléments essentiels, inhiber les associations accessoires qui surgissent sous l’influence du milieu ou des stéréotypes moteurs. Le chaînon verbal organise l’action et crée le schéma interne de sa réalisation puis, 359 C. Derouesné tout au long de sa réalisation, intervient pour contrôler son efficacité. C’est également un élément déterminant pour l’évaluation de l’adéquation du résultat à l’objectif initial. Le langage est ainsi un élément essentiel de l’activité intentionnelle et de la conscience réflexive [18]. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Les perturbations de la régulation du comportement par le langage Les premières applications des conceptions psychologiques de Vygotsky et de Luria portent sur la pédagogie et la défectologie. Luria étudie ainsi la fonction régulatrice du langage chez des enfants retardés mentaux. Elle est perturbée chez les enfants qui présentent un retard lié à des lésions cérébrales. En revanche, les enfants qui ne souffrent que d’un retard fonctionnel attribué soit à un excès d’excitation, soit à un excès d’inhibition, se comportent normalement dans les tests d’exploration de la fonction régulatrice du langage. Après ses études médicales et sa spécialisation en neurologie, Luria se tourne, pendant la deuxième guerre mondiale, vers l’étude des conséquences des lésions cérébrales sur le fonctionnement psychique. Il se préoccupe alors de l’organisation cérébrale de la fonction régulatrice du langage et de ses rapports avec les lobes frontaux. Il est le premier à systématiser le rôle des lobes frontaux dans l’activité [19] : les régions frontales reçoivent, à la fois, les résultats de l’analyse et de la synthèse des signaux en provenance de l’organisme par l’intermédiaire des formations sous-corticales et des structures limbiques, et ceux de l’analyse et de la synthèse des signaux en provenance du monde extérieur, effectuées par le cortex postérieur. À partir de l’ensemble de ces éléments, les plans d’action reposent sur l’activité du cortex préfrontal, le cortex prémoteur assurant le déroulement des séquences d’action, le cortex moteur gérant le contrôle des mouvements élémentaires. La fonction régulatrice du langage est préservée dans les lésions du cortex postérieur, en particulier dans les lésions des régions temporales et pariétales qui entraînent des perturbations de type aphasique. En revanche, elle est perturbée dans les lésions du cortex préfrontal, en particulier dans les aphasies en rapport avec les lésions antérieures (aphasie dynamique et aphasie motrice) qui s’accompagnent de difficultés de programmation, de régulation et de contrôle des réalisations des activités motrices et comportementales. Elle est, en revanche, relativement préservée dans les lésions prémotrices [20, 21], 360 dans lesquelles le renforcement par le langage permet d’aider ou de compenser les difficultés de réalisations motrices. Il est curieux de constater que la perturbation de la fonction régulatrice du langage ne soit jamais évoquée explicitement dans la littérature à propos des manifestations comportementales des malades frontaux. Pourtant, l’incapacité à mettre en adéquation l’intention exprimée en termes de langage intérieur et la réalisation devrait jouer un rôle important dans les troubles du comportement. Il est intéressant, dans ce sens, de citer le travail de Meichenbaum et Goodman [22] qui ont utilisé le développement du langage intérieur pour diminuer les comportements violents chez des enfants. L’évaluation de la fonction régulatrice du langage L’examen du rôle régulateur du langage, repose, après avoir vérifié l’intégrité des processus moteurs élémentaires, sur l’exécution de tâches nouvelles ou complexes qui nécessitent de décoder l’information et de maintenir la sélectivité de l’activité en inhibant les associations dépendant d’activités stéréotypées antérieures [23]. Elle est explorée en demandant au sujet d’exécuter une activité qui requiert la construction d’un programme (réactions de choix, consignes conflictuelles, exécution d’un programme moteur). Il est toutefois essentiel de noter que, dans la perspective de Luria, ce n’est pas la réussite ou non à ces épreuves mais l’analyse qualitative des erreurs qui permet d’accéder aux mécanismes des perturbations. Toutefois ces épreuves ne sont pas standardisées ce qui laisse, évidemment, beaucoup de place à l’expérience et à la pratique clinique de l’examinateur. Les réactions de choix sur consigne verbale Exemple : « Levez la main si je tape une fois, ne levez pas la main si je tape deux fois » (c’est l’épreuve connue aujourd’hui sous le nom de go-no go) ou « Levez la main gauche si je tape une fois, la main droite si je tape deux fois. » Luria préconise, après avoir fait répéter la consigne par le sujet, de présenter dans un premier temps les instructions de façon aléatoire pour vérifier la compréhension de la consigne. Dans un deuxième temps, une alternance régulière établit un stéréotype moteur puis on modifie les instructions pour casser le stéréotype. Si des difficultés apparaissent, on étudie l’influence d’un renforcement Ger Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 9, n ◦ 3, septembre 2011 La fonction régulatrice du langage sur le comportement verbal : par exemple, l’examinateur dans l’épreuve de go no go renforce la consigne par « il faut », « il ne faut pas ». En cas d’amélioration, on demande au patient d’effectuer lui-même le renforcement verbal. Les activités motrices conflictuelles Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Ce sont des épreuves dans lesquelles un conflit existe entre la stimulation visuelle immédiate et la consigne verbale Exemple : « Tapez une fois si je tape deux fois, tapez deux fois si je tape une fois » ou « Levez le doigt si je lève le poing ou l’inverse ». Points clés • Les fonctions supérieures résultent de l’intériorisation de processus sociaux qui étendent les capacités naturelles de l’homme par l’intermédiaire de systèmes symboliques. • Le langage, par l’intermédiaire du langage intérieur, joue un rôle essentiel dans le développement des processus conscients et la régulation des activités volontaires. • L’exploration du rôle régulateur du langage doit faire partie de l’examen neuropsychologique des fonctions des lobes frontaux. • Cette exploration permet également de mieux évaluer et prendre en charge les capacités des sujets déments à bénéficier des techniques de réhabilitation. L’exécution d’un programme complexe Exemples : faire réaliser une série de mouvements comme dans l’épreuve bien connue « poing-paumetranche », classer des jetons noirs et blancs de façon symétrique puis asymétrique, exécution d’une série de dessins (« dessinez une croix, un rond, un triangle ») d’abord en complétant des séries ensuite sur consigne verbale. Évaluation Ces épreuves ne sont pas spécifiques : elles peuvent être perturbées du fait du retentissement d’un trouble de l’exécution du geste ou de son déroulement dans l’espace dans les lésions postérieures ou encore d’une perte de la sélectivité liée à une atteinte des régions médiobasales (intrusion d’éléments étrangers). Ce n’est qu’après élimination de ces troubles qu’il est possible de parler de perturbation spécifique de la régulation de l’activité par le langage. Cette perturbation spécifique est observée dans les lésions frontales antérieures : on note alors souvent une bonne réalisation au début de l’épreuve, puis apparaissent des persévérations, une incapacité à ne pas répondre au stimulus visuel (impulsivité) et le remplacement de la tâche par l’exécution de stéréotypes acquis antérieurement. Deux éléments sont essentiels : la perte du lien entre la consigne verbale et la réalisation (la répétition de la consigne à voix haute par l’examinateur puis par le sujet n’améliore pas les performances) et l’incapacité du patient à critiquer sa performance. Dans les lésions purement prémotrices, en revanche, les performances sont améliorées par le renforcement par le langage à voix haute et le sujet est conscient de ses erreurs. On voit ainsi le lien entre la fonction régulatrice du langage, la planification et l’évaluation consciente de l’activité. Ger Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 9, n ◦ 3, septembre 2011 Conclusion La prise en compte de la fonction régulatrice du langage sur l’activité introduit une nouvelle compréhension des notions d’acte volontaire ou d’acte conscient. Si l’existence d’une pensée sans langage ne fait aucun doute, il n’en reste pas moins que le langage intérieur joue un rôle essentiel, chez l’homme, dans toutes les activités conscientes et, en particulier, dans les tâches exécutives [1, 24-27]. Le langage intérieur joue un rôle majeur dans la régulation de l’action : il introduit la possibilité d’évaluer mentalement les conséquences possibles de l’action, mais également des réactions émotionnelles. Cette médiation du langage intérieur entre le stimulus-événement et la réponse élargit considérablement les capacités d’adaptation de l’homme à son environnement en l’affranchissant d’un apprentissage par essais-erreurs. La littérature occidentale est restée muette sur cet aspect pendant plusieurs décennies (aucune citation dans Medline pour les années 70 à 90). Depuis les années 90, un renouveau d’intérêt s’est manifesté pour les travaux de Vygotsky [11, 28], de Luria [10] ainsi que pour l’étude du langage intérieur. Flavell et al. [29] ont montré, chez l‘enfant, que le langage intérieur n’est pleinement développé qu’à l’âge scolaire. Ses bases anatomo-fonctionnelles ont été étudiées en IRM fonctionnelle par Shergill et al. [30] qui ont mis en évidence l’implication des régions frontales (circonvolution frontale inférieure gauche, des gyri pré et post centraux droits) et des circonvolutions temporales supérieures des deux hémisphères. Le rôle du langage intérieur a été étudié dans la schizophrénie [31], les hallucinations verbales [32], l’autisme [33] la démence frontotemporale [34] et les productions verbales de la maladie de Gilles de la Tourette [35]. 361 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. C. Derouesné L’étude de la fonction régulatrice du langage sur l’activité des patients ne sert pas uniquement à mettre en évidence un dysfonctionnement frontal : elle permet une meilleure appréciation des possibilités de coopération dans les tâches de réhabilitation cognitive, notamment au cours des affections dégénératives cérébrales comme la maladie d’Alzheimer. Un trouble de cette fonction régulatrice du langage constitue, en effet, un obstacle majeur à la possibilité des patients de bénéficier des techniques usuelles de réhabilitation du fait de leur incapacité à développer le contrôle de leurs actions par le langage intérieur. La raison de la longue méconnaissance de cette fonction du langage dans la littérature neuropsychologique tient sans doute au fait que les théories de la psychologie cognitive sont, en accord avec l’idéologie dominante de notre société, centrées sur le développement individuel comme sur un humanisme qui se veut universel, indépendant des conditions sociales et culturelles, et oublient que, sans société, l’homme n’est qu’un enfant-loup. Références 18. Luria AR. Language and cognition. New York : John Wiley, 1982. 1. Kinsbourne M. Inner speech and the inner life. Brain Language 2000 ; 71 : 120-3. 19. Derouesné C. L’apport de AR Luria à la compréhension des conséquences des lésions frontales. Revue de Neuropsychologie 1974 ; 4 : 273-88. 2. Luria AR. La fonction régulatrice du langage dans son développement et sa dégradation. In : Leontiev A, Luria A, Smirnov A, eds. Recherches psychologiques en URSS. Moscou : Editions du Progrès, 1966 : 177-206. 20. Luria AR. The working brain. 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