Michel Lefeuvre LA MATIÈRE ET L’ESPRIT Variations sur un thème OUVERTURE PHILOSOPHIQUE La matière et l’esprit Variations sur un thème Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions René PASSERON, L’amour refus, 2016 Mouchir Basile AOUN, La Cité humaine dans la pensée de Martin Heidegger. Lieu de réconciliation de l’être et du politique, 2016. Nikos FOUFAS, La critique de l’aliénation chez le jeune Marx, 2016. Patrick MBAWA DEKUZU YA BEHAN, Le paradoxe du pardon chez Paul Ricoeur. De la gratuité à la gratitude, 2016. Hélène MICHON, Tamás PAVLOVITS, La sagesse de l’amour chez Pascal, 2016. Philippe FLEURY, Figures du gnosticisme, 2016. Auguste NSONSISSA, La grammaire de la signification. Querelle des fondements de la philosophie contemporaine du langage, 2016. Pascal GAUDET, Qu’est-ce que la philosophie ?, Recherche kantienne, 2016. Godefroy NOAH ONANA, Tradition et modernité. Rupture ou continuité ?, 2016. Benoît BASSE, De la peine de mort en philosophie, Quel fondement pour l’abolition ?, 2016. Bruno TRAVERSI, Le corps inconscient. Et l'Ame du monde selon C.G. Jung et W. Pauli, 2016. Michel Lefeuvre La matière et l’esprit Variations sur un thème Ouvrages du même auteur Merleau-Ponty au-delà de la phénoménologie, Klincksieck, 1976. Nature et Cerveau, Klincksieck, 1991. Les Échelons de l’être, L’Harmattan, 1997. Une critique de la raison matérialiste. L’origine du vivant, avec Michel Troublé, L’Harmattan, 2003. Scientifiquement incorrect ou les dérives idéologiques de la science, Salvator, 2006. Le cerveau et la putain, Salvator, 2010. Science et Philosophie. Panorama 1945-2012, Salvator, 2013. © L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-08155-7 EAN : 9782343081557 LES COMMENCEMENTS... Remerciements Ce livre est un recueil de dix-huit articles récents1, écrits de 2007 à 2015 dont je suis l’auteur et qui n’avaient pas été publiés. Mon épouse, Marie-Claire, a eu l’idée d’en faire un livre. Dans ce but, pour éviter autant que faire se peut des redites et une lecture décousue, elle les a unifiés et mis en forme pour construire dans une certaine mesure un plan général, progressif, mais sans jamais toucher au contenu... C’est un gros travail dont je la remercie. Avant-propos La philosophie des sciences est vaste ; les points de vue sont donc variés. L’axe de ma pensée, en dernière analyse, c’est le rapport du cérébral et du mental : le cerveau amorce, déclenche le mental, la perception, l’imaginaire, la pensée ; mais il n’en est pas la cause. Prélude Quand j’arrive à Paris, en octobre 1947, à 22 ans, j’ai déjà entendu parler d’existentialisme par mon professeur de philosophie, mais je n’en sais pas grand-chose, sauf que c’est une philosophie qui accorde le primat à l’existence sur l’essence ; c’est à peu près tout. Pour moi l’existence est un concept, mais il va falloir que je suive à La Sorbonne les cours du professeur Daniel Lagache, ami de Sartre, philosophe, 1 Certains de ces articles sont des conférences, avec le style parlé correspondant. 5 médecin, psychanalyste, pour apprendre qu’« existence » signifie incarnation, enracinement de la vie dans la chair ; la philosophie a trop longtemps plané dans des abstractions, selon les existentialistes. Tels furent mes premiers pas dans l’univers philosophique. La philosophie l’a trop souvent oublié : pour elle, notre corps, bien que très différent sans doute des autres choses, est tout de même encore une chose. Pour un médecin qui ausculte un malade, un poumon, un cœur, un rein sont pour lui des organes-choses. C’est d’ailleurs ce qu’on lui a appris à la Faculté de médecine : le corps en pièces détachées. Pour un existentialiste, avant même d’être une chose, le corps existe, et c’est à partir de là que l’existentialisme va rejoindre à la fois la phénoménologie et la psychanalyse. Que dit en effet le phénoménologue ? Il dit tout simplement que c’est par notre corps que nous découvrons le monde, que nous voyons, que nous touchons, que nous le percevons, enfin. Pour lui, parler du corps comme d’un corps objectif ne suffit pas ; il faut encore en parler comme d’un corps phénoménal, c’est à dire qui nous donne accès aux couleurs du monde, aux sons, aux formes… À partir de là, la grande question qui se pose est d’essayer de comprendre quels sont les liens qui unissent corps phénoménal et corps objectif : c’est un problème autour duquel je n’ai cessé de réfléchir toute ma vie. Dans les années où j’étais étudiant à Paris la phénoménologie jouissait d’un véritable engouement ; aujourd’hui le balancier est reparti dans l’autre direction : L’homme neuronal, de J. P. Changeux, en est un exemple typique : il suffit à l’homme d’être un homme neuronal pour être un homme Au tournant des années 1970 une autre vague philosophique, se prétendant plus proche du réel que ne l’était l’existentialisme, commença à le supplanter, ce fut le structuralisme dont le principal représentant, tout au moins en France, est Lévi-Strauss. Sartre eut beau répondre par un 6 immense volume (755 pages en écriture minuscule) intitulé : La Critique de la raison dialectique, il ne s’en sortit pas victorieux aux yeux de ses contemporains. Des débats s’en suivirent qui ne tournèrent pas en sa faveur ; en gros : la structure supplantait l’existence, le structuralisme l’existentialisme. À l’origine le structuralisme se cantonnait plus spécialement au champ de l’ethnographie ; Les structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss en sont le témoignage le plus probant. Je me suis alors engagé avec autant de curiosité à l’égard du structuralisme que je ne l’avais fait auparavant à l’égard de l’existentialisme. Ma curiosité me paraissait aller tellement de soi : c’est Lévi-Strauss lui-même dans le neuvième chapitre, « Histoire et dialectique », de La Pensée sauvage (1962) qui invite son lecteur à comparer sa propre pensée à celle de Sartre. Un certain nombre de cours faits au Département de philosophie de l’Université de Dakar se ressentent directement ou non de cet intérêt majeur de ma pensée de l’époque pour la confrontation Sartre / Lévi-Strauss. Je pense que c’est au début des années 1980 que ma pensée, sans renoncer toutefois à ses intérêts antérieurs, allait prendre cependant une nouvelle orientation. Je m’étais toujours demandé, sous une forme ou sous une autre, ce que pouvait être le réel ; celui-ci se limitait-il seulement à la matière, rien qu’à la matière, et pas à autre chose ou au contraire était-il davantage ? Or précisément le livre que venait justement de publier Bernard d’Espagnat me faisait directement un clin d’œil puisqu’il s’intitulait justement : A la recherche du réel (1981) ; le clin d’œil était d’autant plus significatif pour moi que je terminais juste la lecture de L’Homme neuronal (1983) de JeanPierre Changeux. L’un des derniers chapitres de cet ouvrage se conclut ainsi : L’homme n’a donc plus rien à faire de « l’Esprit », il lui suffit d’être neuronal2. Avec un peu ou beaucoup d’humour : les quanta contre les neurones ?? Soyons plus sérieux. 2 L’homme neuronal. Editions Fayard. 1983. P. 227. 7 C’est à la suite d’une longue maladie au cours de laquelle je dus être rapatrié en France en 1986 que je pus reprendre le débat. Nous étions encore à cette date dans le « toutgénétique » ; c’est-à-dire que l’on accordait encore aux gènes un pouvoir qui dépassait largement leur unique fonction : fabriquer des protéines essentielles à la vie... Rentrons dans le détail : dans l’œuf aucun gène ne s’exprime encore ; ils commencent seulement à le faire à partir de l’instant où l’ovule est fécondé par le spermatozoïde. Se déroule alors dans l’œuf un processus régulier qui, selon Jacob et Monod, a pour effet de construire progressivement l’animal grâce à un programme concernant l’expression des gènes. Le développement de l’embryon jusqu’à la phase terminale est ainsi considéré comme le résultat de la dérépression séquentielle des gènes. L’embryologie classique du même coup perd sa raison d’être ; elle a été tout simplement supplantée par la génétique, conçue d’ailleurs plus ou moins selon le modèle de la cybernétique*3. Embryologie, génétique, cybernétique* semblent bien marcher d’un même pas à l’époque, selon le modèle Jacob/Monod, dit scientifique. C’est tout à fait par hasard que, rentrant un jour dans une librairie du quartier latin, je découvris, perdu dans la masse, un livre : Le Gène et la Forme ou la démythification de l’ADN4, écrit par une embryologiste : Rosine Chandebois. À peu près inconnue malgré ses relations suivies avec le grand centre international d’embryologie d’Utrecht en Hollande, elle était professeure à l’Université de Provence/Aix/Marseille. Je découvris très vite que ce livre était d’une très grande qualité. Dès les premières pages je compris, à partir du développement des amphibiens (crapauds, grenouilles, salamandres...) que le modèle Jacob/Monod était bien insuffisant pour rendre compte de la complexité des processus mis en œuvre au cours de l’organogenèse. Pour « démythifier » le pouvoir des gènes, tel que l’entendent Jacob et Monod, rien 3 4 L’astérisque* qui suit le mot renvoie au lexique à la fin du livre. Éditions Espaces 34, collection Espace Science. 1989. 8 de plus signifiant que de se pencher sur les planches présentées par R. Chandebois concernant les différentes phases du développement de la grenouille. À mes yeux elle a découvert, au moins en grande partie, ce que découvriront dix ans plus tard les épigénéticiens. Pourquoi Bergson aujourd’hui ? Faisons pour commencer un petit rappel historique : Auguste Comte (1798-1857) publie son Cours de philosophie positive de 1830 à 1842. Dans sa première leçon, restée célèbre, il distingue trois états de l’humanité qui se sont succédés : l’état théologique, puis métaphysique et enfin positiviste ; or, réfléchissant sans a priori philosophique, Bergson (1859-1941) écrit : toutes ces philosophies diront, dans des langages variés, que la science a raison de traiter le vivant comme l’inerte... Pourtant, dans bien des cas, on sent craquer le cadre... 5. Après le carnage de la guerre de 14-18, la crise de 1929, l’esprit positiviste revient insidieusement. L’Europe doute d’elle-même. Bergson n’a connu, ni la génétique, ni, à plus forte raison, l’épigénétique. Ce n’est que quelques années avant sa mort (1941) que Turing invente sa machine, nommée « Turing ». Celle-ci traite, non pas de la matière, comme les machines connues jusqu’ici, mais de l’information. Grâce à elle, Crick et Watson pensent enfin avoir découvert le secret de la vie, selon leur exclamation bien connue, en 1940. C’est à partir de ses connaissances en informatique que Jacques Monod tirera l’essentiel de son célèbre petit ouvrage : Le Hasard et la nécessité6, qui lui valut avec F. Jacob le Prix Nobel. Tant par leurs structures que par leurs fonctions, les êtres vivants, selon J. Monod, sont tout à fait comparables à des machines : cet aspect très mécanique et même technologique (souligné par Monod) des processus de traduction mérite d’être Œuvres. Henri Bergson. Édition du Centenaire. PUF. 1991. L’Évolution créatrice. p. 662. 6 Le Hasard et la Nécessité. Éditions Points/Seuil 1973. p. 143. 5 9 souligné, ajoute Monod, qui poursuit ainsi sa pensée : Tout ce qui se fait et se produit est comparable au travail d’une machine-outil qui fait avancer cran par cran une pièce en train d’être fabriquée ; tout cela fait penser irrésistiblement à une chaîne de production dans une usine mécanique (op. cit. p. 143). Ces idées volèrent en éclat quand, à partir des années 1990, on réussit à décrypter des génomes entiers, y compris celui de l’homme lui-même. On s’aperçut très vite que le gène était une réalité beaucoup plus imprécise qu’on ne l’avait imaginé jusqu’alors. Le bel édifice imaginé par Monod s’en trouva du même coup fort ébranlé... Le reste de l’histoire s’inscrit dans les pages suivantes... 10 LE COSMOS ET L’ÉVOLUTION L’univers peut-il avoir comme cause le hasard, croyance scientifique largement répandue aujourd’hui ? Aristote distinguait différents types de causalité. En plus de la cause efficiente (l’agent qui produit l’effet), la seule que l’on semble connaître de nos jours, il voyait dans le but en vue duquel s’accomplit un acte, un autre type de causalité, la cause finale. Kant lui fit un mauvais sort. Il écrit à son sujet : Il s’agit donc de savoir si ce principe n’a qu’une valeur subjective… ou s’il est un principe objectif de la nature d’après lequel il reviendrait à celle-ci, outre son mécanisme (d’après de simples lois du mouvement) encore une autre sorte de causalité, je veux dire celle des causes finales, auxquelles seraient subordonnées ces lois (celles des forces motrices) en tant que causes seulement intermédiaires7. La réponse de Kant est bien connue : il ne peut s’agir que d’un principe de la raison qui, en tant que tel, ne peut avoir aucune valeur objective fondée dans la nature. Bien que certains faits, inconnus à l’époque de Kant, remettent aujourd’hui en cause sa conclusion, la grande majorité des savants s’en tient à elle, sans même la discuter. Ceux qui, comme R. Thom, ont repensé le problème, ne trouvent guère d’écho. Quels sont donc ces faits ? P.P. Grassé, en tant que biologiste, s’est tout spécialement intéressé aux données de la paléontologie, science qui étudie les fossiles, dont les traces laissées dans des sédiments sont d’un grand intérêt pour comprendre l’Évolution. Or, en ce qui concerne l’apparition des mammifères, Grassé a pu constater que c’est à partir de plusieurs souches, trois exactement, que, 7 Critique de la faculté de juger, Vrin 1984, p. 206. 11 sous des conditions de vie pourtant différentes, des Thériodontes, reptiles de la fin de l’époque du Trias, ont tendu vers la mammalisation. À elle seule, la causalité efficiente ne suffit pas à expliquer cette convergence. Grassé en conclut que la finalité est une propriété du vivant. C’est la théorie darwinienne de la sélection naturelle qui est au fondement de la biologie moderne8 écrit G. Edelman. Si Bergson est, aujourd’hui, si oublié, si « enterré », c’est bien parce qu’il oppose à cette conception un mécanisme de l’Évolution tout différent ; voyons comment celui-ci se met en place depuis le début de l’Évolution. Le Big Bang et le tout début de l’Évolution Kant s’interrogeait sur l’origine du cosmos : Thèse : le monde a un commencement et est limité dans l’espace. Antithèse : le monde n’a ni commencement dans le temps ni limite dans l’espace car il est infini. Cette question est aujourd’hui tranchée : l’univers a eu un commencement ; il n’existe pas de toute éternité : il s’agit du fameux Big-Bang. Bergson n’a pas connu la question du Big Bang : il était déjà mort depuis dix ans lorsque les radio-astronomes Penzias et Wilson découvrirent accidentellement que sur une antenne de leur appareil leur parvenait de tous les côtés à la fois un bruit inconnu qui ne pouvait avoir été généré que par le fond cosmologique de l’univers. D’après les calculs ce rayonnement avait dû être émis il y a environ 14 milliards d’années. La question qui se pose alors est la suivante : qu’y avait-il auparavant ? La réponse qui semble tout naturelle est de dire : rien ; le néant. Or c’est là que la pensée de Bergson intervient pour dénoncer l’illusion. Réponse fallacieuse et contradictoire puisque le néant n’existe pas. Si nous répondons de cette façon, la raison en est que, dans la vie courante, un état de choses n’existe jamais à partir de rien. Il succède toujours à un état précédent. En fait, c’est cette pratique que nous 8 Dans : Comment la matière devient conscience (O. Jacob, 2002. p. 97). 12 généralisons et théorisons lorsque nous intercalons, selon Bergson, le fantôme du néant9, entre l’esprit connaissant et la réalité elle-même. Il vient hanter l’esprit humain et il se dissimule derrière la question posée ; l’existence de l’univers matériel apparaît ainsi comme une conquête sur le néant. Pour avancer dans la résolution de ce problème, à savoir l’émergence de l’être à partir du néant, il serait bon, insiste Bergson, de s’interroger sur le travail de l’esprit. On dirait aujourd’hui que l’idée du néant est une idée "contrefactuelle", c’est-à-dire une idée qui s’abolit elle-même. Bergson résume d’abord sa pensée sous cette forme : "Il y a plus, et non moins, dans l’idée d’un objet conçu comme n’existant pas que dans l’idée de cet objet conçu comme existant, car l’idée de l’objet n’existant pas est nécessairement l’idée de l’objet existant, avec, en plus, la représentation d’une exclusion de cet objet par la réalité actuelle prise en bloc"10. Il y a déjà comme un pressentiment de ce que Sartre écrira plus tard dans la première partie de L’être et le néant consacrée à l’origine de la négation. Bergson constate simplement ce fait, que je résume ici : Notre intelligence passe son temps à combler des vides. Quand j’affirme que cette table est ronde, mon esprit l’affirme en sous tendant inconsciemment qu’elle aurait pu avoir bien d’autres formes. S’il en est effectivement ainsi, on peut dire que la pensée passe son temps à combler des vides ; c’est de là que naissent de faux problèmes aux yeux de Bergson, dont l’un des plus importants est celui de la préexistence du néant. Dans La pensée et le mouvant, Bergson écrit explicitement : Jamais, en effet, on ne s’étonnerait de ce que quelque chose existe – matière, esprit, Dieu – si l’on n’admettait pas implicitement qu’il pourrait ne pas exister. Nous nous figurons, ou mieux nous croyons nous figurer, que l’être est venu combler un vide et que le néant préexistait logiquement à l’être (op. cit. p. 1304). Donc, d’après Bergson, la logique de l’intelligence humaine étant essentiellement adaptée au pratique, elle ne peut L’évolution créatrice. Henri Bergson. Quadrige/PUF. 1996. p. 298. L’évolution créatrice. Henri Bergson, dans Œuvres. Édition du Centenaire. PUF. p. 737. 9 10 13 savoir ce qui s’est passé avant le Big Bang ; pour lui l’intelligence pose ici une fausse question. Nous comprenons mieux cette approche du problème après les démarches de la physique quantique. Si la pensée de Bergson était mieux connue en France et à l’étranger, beaucoup d’impasses cognitives sous forme de questions mal posées pourraient être évitées. J’en ai parlé dans Panorama11 à propos du dernier livre de Stephen Hawking : Y a-t-il un grand architecte dans l’univers ? J’écrivais alors en citant Bergson : Ainsi s’implante en nous l’idée que la réalité comble un vide, et que le néant, conçu comme une absence de tout, préexiste en droit à toutes choses... Mais il faut s’habituer à penser l’Etre directement, sans faire un détour, sans s’adresser d’abord au fantôme du néant qui s’interpose entre lui et nous12. Ainsi L’esprit se pose, en fait, un faux problème ; nous verrons un cas semblable dans la suite de ce travail ; orienté par le cerveau vers l’adaptation au monde environnant, il peut arriver à l’esprit de spéculer en empruntant de fausses voies de recherche. Que nous disent les astrophysiciens sur les premiers instants du Big Bang ? Toute vie étant à base de carbone, il a fallu que les éléments primitifs, tel que l’hydrogène, subissent des transformations dans des galaxies d’une ou plusieurs générations dans lesquelles des assemblages chimiques purent se produire, dont, essentiellement, le carbone. L’univers étant en expansion, ce serait donc dans des galaxies de seconde, voire de troisième génération, ou même davantage, que le carbone aurait pu être synthétisé. Sans le carbone, la vie, au moins sous la forme où nous la connaissons, n’aurait pu apparaître. Est-ce, toutefois, suffisant pour que se constituent les premières cellules vivantes sous la forme de procaryotes ? Celles-ci ne constituent-elles pas un jaillissement de nouveauté irréductible à ses composants carbonés ? 11 12 Science et Philosophie. Panorama 1945-2012. Michel Lefeuvre. éd. Salvator. Juin 2013. L’évolution créatrice. Henri Bergson. Quadrige/PUF. 1996. p. 298. 14 Le principe anthropique Après avoir rejeté comme illégitime et non avenue l’existence du néant, comme s’il avait précédé l’être – une illusion fondamentale de l’esprit humain – tournons-nous maintenant vers une autre question aussi fondamentale : Quel rapport peut-il bien y avoir entre l’apparition de l’homme sur terre et le Big-Bang lui-même ? Telle est la question du principe anthropique13 ; elle est audacieuse puisqu’elle risque de ramener sur le devant de la scène ni plus ni moins que le principe de finalité rejeté aujourd’hui par la très grande majorité des savants. Certains d’entre eux – et là encore je me réfère à la pensée d’Hawking – pensent toutefois que, concernant l’avènement de l’homme, l’on est bien obligé de constater que tout, dans son environnement, remplit la condition pour qu’il existe : Notre existence même impose des règles qui déterminent d’où et à quelle époque il est possible pour nous d’observer l’Univers14. La question de la naissance de la vie précède celle de l’apparition de l’homme : pour J. Monod, c’est par un hasard extraordinaire que la vie a pu apparaître sur terre. Tel n’est pas l’avis de la plupart des grands astrophysiciens de notre époque. L’un des plus célèbres d’entre eux : Freeman J. Dyson écrit que l’univers était accueillant à la vie 15; il décrit les différentes phases de l’univers qui ont pu précéder celle au cours de laquelle la vie est apparue. Bien qu’appartenant à une discipline fort différente, c’est également ce que fait le biochimiste Christian de Duve. Je pense que la science ne parviendra jamais à donner une véritable explication des origines de la vie parce que c’est du domaine de la métaphysique ; elle peut toutefois en cerner quelques aspects. 13 *Le principe « anthropique » énonce que l’Univers a été conçu dans des conditions extrêmement spéciales dans le but de faire apparaître l’homme sur la terre. 14 Y a t-il un grand architecte dans l’univers ? Stephen Hawking. Editions Odile Jacob. Mars 2011. p. 187. 15 Dans La vie dans l’univers, éd. Gallimard/NRF. 15 Ce qui semble différencier fondamentalement la vie de la matière inerte, c’est que la cellule* vivante communique avec l’extérieur à l’aide d’une enveloppe ou d’une membrane grâce à laquelle, tout en se protégeant, elle échange, filtre la matière, l’énergie, l’information dont elle a besoin pour survivre. La différence avec la matière inorganisée est considérable : à toute action répond une réaction égale et de sens contraire, selon la mécanique universelle de Newton. L’enseignement à retirer de ce constat est qu’une brèche est introduite dans la compacticité de la matière ; c’est sur cette faille qu’a beaucoup réfléchi Merleau-Ponty au cours des dernières années de sa vie. Nous y reviendrons. On distingue communément entre principe anthropique faible et principe anthropique fort. Le principe anthropique faible concerne seulement les conditions dans lesquelles la vie et l’homme ont pu apparaître. Il suffirait que la masse du soleil varie très peu pour rendre la terre aussi chaude que Vénus ou aussi froide que Mars. L’inclinaison très précise de la terre sur son axe de rotation autour du soleil est une autre condition à l’avènement de la vie. En d’autres termes, écrit Hawking, la terre suit une trajectoire pratiquement circulaire, ce qui, tout bien considéré, est un hasard miraculeux (op. cit. p. 183)16. Si, comme beaucoup d’autres planètes, elle décrivait une ellipse, son climat, trop chaud en certaines saisons et trop froid en d’autres, rendrait la vie impossible. Le principe anthropique fort va bien au-delà. Il suggère que notre existence humaine implique en plus de conditions favorables – le principe anthropique faible – que les lois de la nature elles-mêmes sont telles parce que l’homme devait apparaître en son temps – à son époque – pour les observer. En se basant uniquement sur le fait de l’apparition de l’homme, on peut en déduire, d’après ce principe, que les lois 16 La Terre tourne autour du Soleil sur une orbite en forme d’ellipse... L’excentricité de cette orbite est si faible que notre planète se déplace pratiquement sur un cercle.http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosclim/contenu/alternative/alter2_textes. html 16 les plus fondamentales de la nature sont ce qu’elles sont pour que l’homme puisse apparaître. Ainsi nous savons que le carbone est un élément fondamental de la vie. À l’origine du cosmos, l’univers primitif était essentiellement constitué d’hydrogène, d’hélium et d’un peu de lithium. À partir de l’hydrogène tout un scénario a dû être monté dans le cosmos pour parvenir à la formation du carbone en assez grande quantité. Des étoiles et des galaxies de première génération ont dû être montées à cet effet. Néanmoins ni l’existence des étoiles, ni l’existence à l’intérieur de ces étoiles des éléments qui nous composent ne suffisent encore à notre bonheur, écrit Hawking (op. cit. p. 190). Il a fallu encore que ces étoiles explosent pour que puissent être dispersés ces éléments à travers l’espace. Une nouvelle génération d’étoiles cerclées de planètes, comme notre terre autour du soleil, put ainsi naître. Pour que cela ait pu se faire sans casse il a fallu une suite précise d’événements. Des calculs ont prouvé qu’une modification infime de l’ordre de 0,5 % en ce qui concerne l’interaction forte – celle qui maintient les protons et les neutrons au sein du noyau atomique – et une modification d’une valeur à peu près semblable pour l’interaction électromagnétique, détruiraient toute possibilité de vie. La notion d’un dessein intelligent peut alors se concevoir aisément à partir de ces prémisses, et avec lui la finalité ferait un retour remarqué dans l’espace de la science. Bien que le concept du dessein intelligent ait été produit par des biochimistes, il peut être également utilisé par des astrophysiciens : pour que le Big Bang ait pu avoir une telle postérité, à savoir la naissance de la vie, et encore, au moins aussi prodigieuse, celle de la pensée, il ne fallait pas qu’il fût le fruit du hasard. Tous les innombrables paramètres qui interviennent devaient être finement ajustés. Revenons-nous ainsi à ré-introduire de la finalité dans l’univers ? Tout n’y est certainement pas parfait... Nous approfondirons plus loin la question de la finalité. 17 L’Évolution et la vie Reprenons des éléments de la première partie de ce travail pour les voir sous un nouveau jour. Une fois apparue, la vie n’a cessé d’évoluer vers des formes de plus en plus complexes et organisées. Comment expliquer la transition des procaryotes vers les eucaryotes par un jeu purement contingent de hasards ? Il est faux de dire, comme F. Jacob, que nous n’en savons rien. La grande innovation fut le cloisonnement du cytoplasme dont chaque compartiment se spécialisait dans une fonction particulière ; si elle n’avait eu lieu, la genèse des organismes multicellulaires ne se serait pas produite. L’Évolution se serait éteinte. En fait, elle ne s’est pas arrêtée aux premiers métazoaires, comme nous allons le voir par la suite. Arrêtons-nous un bref instant pour constater ce qui s’est passé dans le toucher, depuis son indécise manifestation dans des lagunes marécageuses jusqu’à l’avènement des métazoaires primitifs : la méduse, animal marin tant redouté des baigneurs, a des bras tentaculaires munis de ventouses qui lui servent à approcher ses victimes. L’importance du toucher, son utilisation agressive, ont pris une importance considérable si on la compare à celle des premiers protozoaires. L’Évolution aurait pu en rester là si un nouvel élan n’était venu intercaler dans l’embryon, entre l’endoderme et l’ectoderme, un troisième composant, le mésoderme. C’est grâce à cet élan qu’une nouvelle forme de vie va apparaître dont les principales caractéristiques sont, d’une part, l’apparition du sang et de la circulation sanguine, avec tout ce que cela présuppose comme annexes, glandes hormonales en particulier, et, d’autre part, la naissance de cellules d’un type tout particulier, à savoir les neurones venant s’intercaler entre les cellules sensorielles et les cellules motrices ou musculaires. Peut-on imaginer que ce soit là seulement le fait d’un simple bricolage de la Nature ? L’élan vital n’a pas d’ailleurs la rigidité que l’on serait tenté de lui prêter parfois. Il est intéressant, de ce point de vue-là, de 18 recourir à l’embryologie pour y étudier comment se manifeste la spontanéité de la vie ; elle peut servir d’exemple. Ainsi des parties différentes de l’embryon peuvent, quand il le faut, produire les mêmes effets : le cristallin de l’œil d’un triton - un mollusque marin - se construit à partir de l’ectoderme, mais si on le lui enlève il se régénère cette fois à partir de l’iris qui, lui, est d’origine mésodermique ; le même effet est produit par des causes différentes. Citons encore ici Bergson : Pour nous en tenir, encore une fois, à notre comparaison entre l’œil des Vertébrés et celui des Mollusques, nous ferons remarquer que la rétine des Vertébrés est produite par une expansion qu’émet l’ébauche du cerveau chez le jeune embryon... Au contraire, chez les Mollusques, la rétine dérive de l’ectoderme directement et non pas indirectement par l’intermédiaire de l’encéphale embryonnaire, et un peu plus haut : Ce sont donc bien des processus évolutifs différents qui aboutissent, chez l’homme et chez le peigne, au développement d’une même rétine17. Outre l’embryologie, la paléontologie nous donne aussi matière à réflexion. Ce n’est pas par un coup de dé magique que dans le cours de l’Évolution s’est produit le passage des reptiles aux mammifères. Une très longue préparation s’étendant sans doute sur quelques dizaines de millions d’années a dû avoir lieu. Le modelage de la forme mammalienne, qui a duré environ 25 millions d’années, s’est opéré sans grands à coups, insensiblement, écrit P.P. Grassé18. Les Thériodontes, ces reptiles primitifs, vivaient dans des milieux certainement très différents les uns des autres. Comment, écrit alors Grassé, la sélection naturelle aurait-elle pu aboutir à la forme mammalienne alors qu’elle opérait sur des populations habitant des milieux très différents ? Les conditions d’environnement changeaient d’un continent à l’autre (Asie, Afrique australe, Amérique du sud) et les climats existaient avec leur caractère propre, au trias comme au jurassique (op. cit. p. 103). Comment concilier cet état de fait irrécusable avec le principe néodarwinien : À chaque milieu, son génotype privilégié, celui qui, par 17 18 L’Évolution créatrice. Dans les Œuvres de Bergson. Ed du Centenaire 1991. p. 559. L’Évolution du vivant. P.P. Grassé. Ed. Albin Michel 1978. p. 69. 19