LA MATIÈRE ET L`ESPRIT

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Michel Lefeuvre
LA MATIÈRE ET L’ESPRIT
Variations sur un thème
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE
La matière et l’esprit
Variations sur un thème
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des
travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques.
Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels »
ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une
discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux
qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de
philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou
naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
René PASSERON, L’amour refus, 2016
Mouchir Basile AOUN, La Cité humaine dans la pensée de
Martin Heidegger. Lieu de réconciliation de l’être et du
politique, 2016.
Nikos FOUFAS, La critique de l’aliénation chez le jeune Marx,
2016.
Patrick MBAWA DEKUZU YA BEHAN, Le paradoxe du
pardon chez Paul Ricoeur. De la gratuité à la gratitude, 2016.
Hélène MICHON, Tamás PAVLOVITS, La sagesse de l’amour
chez Pascal, 2016.
Philippe FLEURY, Figures du gnosticisme, 2016.
Auguste NSONSISSA, La grammaire de la signification.
Querelle des fondements de la philosophie contemporaine du
langage, 2016.
Pascal GAUDET, Qu’est-ce que la philosophie ?, Recherche
kantienne, 2016.
Godefroy NOAH ONANA, Tradition et modernité. Rupture ou
continuité ?, 2016.
Benoît BASSE, De la peine de mort en philosophie, Quel
fondement pour l’abolition ?, 2016.
Bruno TRAVERSI, Le corps inconscient. Et l'Ame du monde
selon C.G. Jung et W. Pauli, 2016.
Michel Lefeuvre
La matière et l’esprit
Variations sur un thème
Ouvrages du même auteur
Merleau-Ponty au-delà de la phénoménologie, Klincksieck, 1976.
Nature et Cerveau, Klincksieck, 1991.
Les Échelons de l’être, L’Harmattan, 1997.
Une critique de la raison matérialiste. L’origine du vivant, avec Michel
Troublé, L’Harmattan, 2003.
Scientifiquement incorrect ou les dérives idéologiques de la science,
Salvator, 2006.
Le cerveau et la putain, Salvator, 2010.
Science et Philosophie. Panorama 1945-2012, Salvator, 2013.
© L’Harmattan, 2016
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.harmattan.fr
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-08155-7
EAN : 9782343081557
LES COMMENCEMENTS...
Remerciements
Ce livre est un recueil de dix-huit articles récents1, écrits de
2007 à 2015 dont je suis l’auteur et qui n’avaient pas été
publiés. Mon épouse, Marie-Claire, a eu l’idée d’en faire un
livre. Dans ce but, pour éviter autant que faire se peut des
redites et une lecture décousue, elle les a unifiés et mis en
forme pour construire dans une certaine mesure un plan
général, progressif, mais sans jamais toucher au contenu... C’est un
gros travail dont je la remercie.
Avant-propos
La philosophie des sciences est vaste ; les points de vue
sont donc variés. L’axe de ma pensée, en dernière analyse, c’est
le rapport du cérébral et du mental : le cerveau amorce,
déclenche le mental, la perception, l’imaginaire, la pensée ;
mais il n’en est pas la cause.
Prélude
Quand j’arrive à Paris, en octobre 1947, à 22 ans, j’ai déjà
entendu parler d’existentialisme par mon professeur de
philosophie, mais je n’en sais pas grand-chose, sauf que c’est
une philosophie qui accorde le primat à l’existence sur
l’essence ; c’est à peu près tout. Pour moi l’existence est un
concept, mais il va falloir que je suive à La Sorbonne les cours
du professeur Daniel Lagache, ami de Sartre, philosophe,
1
Certains de ces articles sont des conférences, avec le style parlé correspondant.
5
médecin, psychanalyste, pour apprendre qu’« existence »
signifie incarnation, enracinement de la vie dans la chair ; la
philosophie a trop longtemps plané dans des abstractions,
selon les existentialistes. Tels furent mes premiers pas dans
l’univers philosophique.
La philosophie l’a trop souvent oublié : pour elle, notre
corps, bien que très différent sans doute des autres choses, est
tout de même encore une chose. Pour un médecin qui ausculte
un malade, un poumon, un cœur, un rein sont pour lui des
organes-choses. C’est d’ailleurs ce qu’on lui a appris à la
Faculté de médecine : le corps en pièces détachées. Pour un
existentialiste, avant même d’être une chose, le corps existe, et
c’est à partir de là que l’existentialisme va rejoindre à la fois la
phénoménologie et la psychanalyse.
Que dit en effet le phénoménologue ? Il dit tout
simplement que c’est par notre corps que nous découvrons le
monde, que nous voyons, que nous touchons, que nous le
percevons, enfin. Pour lui, parler du corps comme d’un corps
objectif ne suffit pas ; il faut encore en parler comme d’un corps
phénoménal, c’est à dire qui nous donne accès aux couleurs du
monde, aux sons, aux formes… À partir de là, la grande
question qui se pose est d’essayer de comprendre quels sont
les liens qui unissent corps phénoménal et corps objectif : c’est
un problème autour duquel je n’ai cessé de réfléchir toute ma
vie.
Dans les années où j’étais étudiant à Paris la
phénoménologie jouissait d’un véritable engouement ;
aujourd’hui le balancier est reparti dans l’autre direction :
L’homme neuronal, de J. P. Changeux, en est un exemple
typique : il suffit à l’homme d’être un homme neuronal pour
être un homme
Au tournant des années 1970 une autre vague
philosophique, se prétendant plus proche du réel que ne l’était
l’existentialisme, commença à le supplanter, ce fut le
structuralisme dont le principal représentant, tout au moins en
France, est Lévi-Strauss. Sartre eut beau répondre par un
6
immense volume (755 pages en écriture minuscule) intitulé :
La Critique de la raison dialectique, il ne s’en sortit pas victorieux
aux yeux de ses contemporains. Des débats s’en suivirent qui
ne tournèrent pas en sa faveur ; en gros : la structure supplantait
l’existence, le structuralisme l’existentialisme.
À l’origine le structuralisme se cantonnait plus spécialement
au champ de l’ethnographie ; Les structures élémentaires de la
parenté de Lévi-Strauss en sont le témoignage le plus probant.
Je me suis alors engagé avec autant de curiosité à l’égard du
structuralisme que je ne l’avais fait auparavant à l’égard de
l’existentialisme. Ma curiosité me paraissait aller tellement de
soi : c’est Lévi-Strauss lui-même dans le neuvième chapitre,
« Histoire et dialectique », de La Pensée sauvage (1962) qui invite
son lecteur à comparer sa propre pensée à celle de Sartre.
Un certain nombre de cours faits au Département de
philosophie de l’Université de Dakar se ressentent directement
ou non de cet intérêt majeur de ma pensée de l’époque pour la
confrontation Sartre / Lévi-Strauss.
Je pense que c’est au début des années 1980 que ma pensée,
sans renoncer toutefois à ses intérêts antérieurs, allait prendre
cependant une nouvelle orientation. Je m’étais toujours
demandé, sous une forme ou sous une autre, ce que pouvait
être le réel ; celui-ci se limitait-il seulement à la matière, rien qu’à
la matière, et pas à autre chose ou au contraire était-il
davantage ? Or précisément le livre que venait justement de
publier Bernard d’Espagnat me faisait directement un clin
d’œil puisqu’il s’intitulait justement : A la recherche du réel (1981) ;
le clin d’œil était d’autant plus significatif pour moi que je
terminais juste la lecture de L’Homme neuronal (1983) de JeanPierre Changeux. L’un des derniers chapitres de cet ouvrage se
conclut ainsi :
L’homme n’a donc plus rien à faire de « l’Esprit », il lui suffit d’être
neuronal2.
Avec un peu ou beaucoup d’humour : les quanta contre les
neurones ?? Soyons plus sérieux.
2
L’homme neuronal. Editions Fayard. 1983. P. 227.
7
C’est à la suite d’une longue maladie au cours de laquelle je
dus être rapatrié en France en 1986 que je pus reprendre le
débat. Nous étions encore à cette date dans le « toutgénétique » ; c’est-à-dire que l’on accordait encore aux gènes
un pouvoir qui dépassait largement leur unique fonction :
fabriquer des protéines essentielles à la vie... Rentrons dans le
détail : dans l’œuf aucun gène ne s’exprime encore ; ils
commencent seulement à le faire à partir de l’instant où l’ovule
est fécondé par le spermatozoïde. Se déroule alors dans l’œuf
un processus régulier qui, selon Jacob et Monod, a pour effet
de construire progressivement l’animal grâce à un programme
concernant l’expression des gènes. Le développement de
l’embryon jusqu’à la phase terminale est ainsi considéré
comme le résultat de la dérépression séquentielle des gènes.
L’embryologie classique du même coup perd sa raison d’être ;
elle a été tout simplement supplantée par la génétique, conçue
d’ailleurs plus ou moins selon le modèle de la cybernétique*3.
Embryologie, génétique, cybernétique* semblent bien marcher
d’un même pas à l’époque, selon le modèle Jacob/Monod, dit
scientifique.
C’est tout à fait par hasard que, rentrant un jour dans une
librairie du quartier latin, je découvris, perdu dans la masse, un
livre : Le Gène et la Forme ou la démythification de l’ADN4, écrit par
une embryologiste : Rosine Chandebois. À peu près inconnue
malgré ses relations suivies avec le grand centre international
d’embryologie d’Utrecht en Hollande, elle était professeure à
l’Université de Provence/Aix/Marseille.
Je découvris très vite que ce livre était d’une très grande
qualité. Dès les premières pages je compris, à partir du
développement des amphibiens (crapauds, grenouilles,
salamandres...) que le modèle Jacob/Monod était bien
insuffisant pour rendre compte de la complexité des processus
mis en œuvre au cours de l’organogenèse. Pour « démythifier »
le pouvoir des gènes, tel que l’entendent Jacob et Monod, rien
3
4
L’astérisque* qui suit le mot renvoie au lexique à la fin du livre.
Éditions Espaces 34, collection Espace Science. 1989.
8
de plus signifiant que de se pencher sur les planches présentées
par R. Chandebois concernant les différentes phases du
développement de la grenouille. À mes yeux elle a découvert,
au moins en grande partie, ce que découvriront dix ans plus
tard les épigénéticiens.
Pourquoi Bergson aujourd’hui ?
Faisons pour commencer un petit rappel historique :
Auguste Comte (1798-1857) publie son Cours de philosophie
positive de 1830 à 1842. Dans sa première leçon, restée célèbre,
il distingue trois états de l’humanité qui se sont succédés : l’état
théologique, puis métaphysique et enfin positiviste ; or,
réfléchissant sans a priori philosophique, Bergson (1859-1941)
écrit : toutes ces philosophies diront, dans des langages variés, que la
science a raison de traiter le vivant comme l’inerte... Pourtant, dans bien
des cas, on sent craquer le cadre... 5. Après le carnage de la guerre de
14-18, la crise de 1929, l’esprit positiviste revient
insidieusement. L’Europe doute d’elle-même.
Bergson n’a connu, ni la génétique, ni, à plus forte raison,
l’épigénétique. Ce n’est que quelques années avant sa mort
(1941) que Turing invente sa machine, nommée « Turing ».
Celle-ci traite, non pas de la matière, comme les machines
connues jusqu’ici, mais de l’information. Grâce à elle, Crick et
Watson pensent enfin avoir découvert le secret de la vie, selon
leur exclamation bien connue, en 1940. C’est à partir de ses
connaissances en informatique que Jacques Monod tirera
l’essentiel de son célèbre petit ouvrage : Le Hasard et la nécessité6,
qui lui valut avec F. Jacob le Prix Nobel.
Tant par leurs structures que par leurs fonctions, les êtres
vivants, selon J. Monod, sont tout à fait comparables à des
machines : cet aspect très mécanique et même technologique
(souligné par Monod) des processus de traduction mérite d’être
Œuvres. Henri Bergson. Édition du Centenaire. PUF. 1991. L’Évolution créatrice.
p. 662.
6 Le Hasard et la Nécessité. Éditions Points/Seuil 1973. p. 143.
5
9
souligné, ajoute Monod, qui poursuit ainsi sa pensée : Tout ce qui
se fait et se produit est comparable au travail d’une machine-outil qui fait
avancer cran par cran une pièce en train d’être fabriquée ; tout cela fait
penser irrésistiblement à une chaîne de production dans une usine
mécanique (op. cit. p. 143). Ces idées volèrent en éclat quand, à
partir des années 1990, on réussit à décrypter des génomes
entiers, y compris celui de l’homme lui-même. On s’aperçut
très vite que le gène était une réalité beaucoup plus imprécise
qu’on ne l’avait imaginé jusqu’alors. Le bel édifice imaginé par
Monod s’en trouva du même coup fort ébranlé... Le reste de
l’histoire s’inscrit dans les pages suivantes...
10
LE COSMOS ET L’ÉVOLUTION
L’univers peut-il avoir comme cause le hasard, croyance
scientifique largement répandue aujourd’hui ?
Aristote distinguait différents types de causalité. En plus de
la cause efficiente (l’agent qui produit l’effet), la seule que l’on
semble connaître de nos jours, il voyait dans le but en vue
duquel s’accomplit un acte, un autre type de causalité, la cause
finale.
Kant lui fit un mauvais sort. Il écrit à son sujet : Il s’agit donc
de savoir si ce principe n’a qu’une valeur subjective… ou s’il est un
principe objectif de la nature d’après lequel il reviendrait à celle-ci, outre
son mécanisme (d’après de simples lois du mouvement) encore une autre
sorte de causalité, je veux dire celle des causes finales, auxquelles seraient
subordonnées ces lois (celles des forces motrices) en tant que causes
seulement intermédiaires7. La réponse de Kant est bien connue : il
ne peut s’agir que d’un principe de la raison qui, en tant que
tel, ne peut avoir aucune valeur objective fondée dans la
nature. Bien que certains faits, inconnus à l’époque de Kant,
remettent aujourd’hui en cause sa conclusion, la grande
majorité des savants s’en tient à elle, sans même la discuter.
Ceux qui, comme R. Thom, ont repensé le problème, ne
trouvent guère d’écho. Quels sont donc ces faits ?
P.P. Grassé, en tant que biologiste, s’est tout spécialement
intéressé aux données de la paléontologie, science qui étudie
les fossiles, dont les traces laissées dans des sédiments sont
d’un grand intérêt pour comprendre l’Évolution. Or, en ce qui
concerne l’apparition des mammifères, Grassé a pu constater
que c’est à partir de plusieurs souches, trois exactement, que,
7
Critique de la faculté de juger, Vrin 1984, p. 206.
11
sous des conditions de vie pourtant différentes, des
Thériodontes, reptiles de la fin de l’époque du Trias, ont tendu
vers la mammalisation. À elle seule, la causalité efficiente ne
suffit pas à expliquer cette convergence. Grassé en conclut que
la finalité est une propriété du vivant.
C’est la théorie darwinienne de la sélection naturelle qui est au
fondement de la biologie moderne8 écrit G. Edelman. Si Bergson est,
aujourd’hui, si oublié, si « enterré », c’est bien parce qu’il
oppose à cette conception un mécanisme de l’Évolution tout
différent ; voyons comment celui-ci se met en place depuis le
début de l’Évolution.
Le Big Bang et le tout début de l’Évolution
Kant s’interrogeait sur l’origine du cosmos : Thèse : le
monde a un commencement et est limité dans l’espace.
Antithèse : le monde n’a ni commencement dans le temps ni
limite dans l’espace car il est infini. Cette question est
aujourd’hui tranchée : l’univers a eu un commencement ; il
n’existe pas de toute éternité : il s’agit du fameux Big-Bang.
Bergson n’a pas connu la question du Big Bang : il était déjà
mort depuis dix ans lorsque les radio-astronomes Penzias et
Wilson découvrirent accidentellement que sur une antenne de
leur appareil leur parvenait de tous les côtés à la fois un bruit
inconnu qui ne pouvait avoir été généré que par le fond
cosmologique de l’univers. D’après les calculs ce rayonnement
avait dû être émis il y a environ 14 milliards d’années.
La question qui se pose alors est la suivante : qu’y avait-il
auparavant ? La réponse qui semble tout naturelle est de dire :
rien ; le néant. Or c’est là que la pensée de Bergson intervient
pour dénoncer l’illusion. Réponse fallacieuse et contradictoire
puisque le néant n’existe pas. Si nous répondons de cette
façon, la raison en est que, dans la vie courante, un état de
choses n’existe jamais à partir de rien. Il succède toujours à un
état précédent. En fait, c’est cette pratique que nous
8
Dans : Comment la matière devient conscience (O. Jacob, 2002. p. 97).
12
généralisons et théorisons lorsque nous intercalons, selon
Bergson, le fantôme du néant9, entre l’esprit connaissant et la
réalité elle-même. Il vient hanter l’esprit humain et il se
dissimule derrière la question posée ; l’existence de l’univers
matériel apparaît ainsi comme une conquête sur le néant. Pour
avancer dans la résolution de ce problème, à savoir
l’émergence de l’être à partir du néant, il serait bon, insiste
Bergson, de s’interroger sur le travail de l’esprit. On dirait
aujourd’hui que l’idée du néant est une idée "contrefactuelle",
c’est-à-dire une idée qui s’abolit elle-même. Bergson résume
d’abord sa pensée sous cette forme : "Il y a plus, et non moins,
dans l’idée d’un objet conçu comme n’existant pas que dans l’idée
de cet objet conçu comme existant, car l’idée de l’objet
n’existant pas est nécessairement l’idée de l’objet existant, avec,
en plus, la représentation d’une exclusion de cet objet par la
réalité actuelle prise en bloc"10. Il y a déjà comme un
pressentiment de ce que Sartre écrira plus tard dans la
première partie de L’être et le néant consacrée à l’origine de la
négation. Bergson constate simplement ce fait, que je résume
ici : Notre intelligence passe son temps à combler des vides.
Quand j’affirme que cette table est ronde, mon esprit l’affirme
en sous tendant inconsciemment qu’elle aurait pu avoir bien
d’autres formes. S’il en est effectivement ainsi, on peut dire
que la pensée passe son temps à combler des vides ; c’est de là que
naissent de faux problèmes aux yeux de Bergson, dont l’un des
plus importants est celui de la préexistence du néant. Dans La
pensée et le mouvant, Bergson écrit explicitement : Jamais, en effet,
on ne s’étonnerait de ce que quelque chose existe – matière, esprit, Dieu –
si l’on n’admettait pas implicitement qu’il pourrait ne pas exister. Nous
nous figurons, ou mieux nous croyons nous figurer, que l’être est venu
combler un vide et que le néant préexistait logiquement à l’être (op. cit.
p. 1304). Donc, d’après Bergson, la logique de l’intelligence
humaine étant essentiellement adaptée au pratique, elle ne peut
L’évolution créatrice. Henri Bergson. Quadrige/PUF. 1996. p. 298.
L’évolution créatrice. Henri Bergson, dans Œuvres. Édition du Centenaire. PUF. p.
737.
9
10
13
savoir ce qui s’est passé avant le Big Bang ; pour lui
l’intelligence pose ici une fausse question. Nous comprenons
mieux cette approche du problème après les démarches de la
physique quantique. Si la pensée de Bergson était mieux
connue en France et à l’étranger, beaucoup d’impasses
cognitives sous forme de questions mal posées pourraient être
évitées. J’en ai parlé dans Panorama11 à propos du dernier livre
de Stephen Hawking : Y a-t-il un grand architecte dans l’univers ?
J’écrivais alors en citant Bergson : Ainsi s’implante en nous l’idée
que la réalité comble un vide, et que le néant, conçu comme une absence de
tout, préexiste en droit à toutes choses... Mais il faut s’habituer à penser
l’Etre directement, sans faire un détour, sans s’adresser d’abord au
fantôme du néant qui s’interpose entre lui et nous12. Ainsi L’esprit se
pose, en fait, un faux problème ; nous verrons un cas
semblable dans la suite de ce travail ; orienté par le cerveau vers
l’adaptation au monde environnant, il peut arriver à l’esprit de spéculer en
empruntant de fausses voies de recherche.
Que nous disent les astrophysiciens sur les premiers
instants du Big Bang ? Toute vie étant à base de carbone, il a
fallu que les éléments primitifs, tel que l’hydrogène, subissent
des transformations dans des galaxies d’une ou plusieurs
générations dans lesquelles des assemblages chimiques purent
se produire, dont, essentiellement, le carbone. L’univers étant
en expansion, ce serait donc dans des galaxies de seconde,
voire de troisième génération, ou même davantage, que le
carbone aurait pu être synthétisé.
Sans le carbone, la vie, au moins sous la forme où nous la
connaissons, n’aurait pu apparaître. Est-ce, toutefois, suffisant
pour que se constituent les premières cellules vivantes sous la
forme de procaryotes ? Celles-ci ne constituent-elles pas un
jaillissement de nouveauté irréductible à ses composants
carbonés ?
11
12
Science et Philosophie. Panorama 1945-2012. Michel Lefeuvre. éd. Salvator. Juin 2013.
L’évolution créatrice. Henri Bergson. Quadrige/PUF. 1996. p. 298.
14
Le principe anthropique
Après avoir rejeté comme illégitime et non avenue
l’existence du néant, comme s’il avait précédé l’être – une
illusion fondamentale de l’esprit humain – tournons-nous
maintenant vers une autre question aussi fondamentale : Quel
rapport peut-il bien y avoir entre l’apparition de l’homme sur
terre et le Big-Bang lui-même ? Telle est la question du
principe anthropique13 ; elle est audacieuse puisqu’elle risque
de ramener sur le devant de la scène ni plus ni moins que le
principe de finalité rejeté aujourd’hui par la très grande
majorité des savants. Certains d’entre eux – et là encore je me
réfère à la pensée d’Hawking – pensent toutefois que,
concernant l’avènement de l’homme, l’on est bien obligé de
constater que tout, dans son environnement, remplit la
condition pour qu’il existe : Notre existence même impose des règles
qui déterminent d’où et à quelle époque il est possible pour nous d’observer
l’Univers14.
La question de la naissance de la vie précède celle de
l’apparition de l’homme : pour J. Monod, c’est par un hasard
extraordinaire que la vie a pu apparaître sur terre. Tel n’est pas
l’avis de la plupart des grands astrophysiciens de notre époque.
L’un des plus célèbres d’entre eux : Freeman J. Dyson écrit
que l’univers était accueillant à la vie 15; il décrit les différentes
phases de l’univers qui ont pu précéder celle au cours de
laquelle la vie est apparue. Bien qu’appartenant à une discipline
fort différente, c’est également ce que fait le biochimiste
Christian de Duve. Je pense que la science ne parviendra
jamais à donner une véritable explication des origines de la vie
parce que c’est du domaine de la métaphysique ; elle peut
toutefois en cerner quelques aspects.
13 *Le principe « anthropique » énonce que l’Univers a été conçu dans des conditions
extrêmement spéciales dans le but de faire apparaître l’homme sur la terre.
14 Y a t-il un grand architecte dans l’univers ? Stephen Hawking. Editions Odile Jacob.
Mars 2011. p. 187.
15 Dans La vie dans l’univers, éd. Gallimard/NRF.
15
Ce qui semble différencier fondamentalement la vie de la
matière inerte, c’est que la cellule* vivante communique avec
l’extérieur à l’aide d’une enveloppe ou d’une membrane grâce à
laquelle, tout en se protégeant, elle échange, filtre la matière,
l’énergie, l’information dont elle a besoin pour survivre. La
différence avec la matière inorganisée est considérable : à toute
action répond une réaction égale et de sens contraire, selon la
mécanique universelle de Newton. L’enseignement à retirer de
ce constat est qu’une brèche est introduite dans la compacticité
de la matière ; c’est sur cette faille qu’a beaucoup réfléchi
Merleau-Ponty au cours des dernières années de sa vie. Nous y
reviendrons.
On distingue communément entre principe anthropique
faible et principe anthropique fort. Le principe anthropique
faible concerne seulement les conditions dans lesquelles la vie
et l’homme ont pu apparaître. Il suffirait que la masse du soleil
varie très peu pour rendre la terre aussi chaude que Vénus ou
aussi froide que Mars. L’inclinaison très précise de la terre sur
son axe de rotation autour du soleil est une autre condition à
l’avènement de la vie. En d’autres termes, écrit Hawking, la terre
suit une trajectoire pratiquement circulaire, ce qui, tout bien considéré, est
un hasard miraculeux (op. cit. p. 183)16. Si, comme beaucoup
d’autres planètes, elle décrivait une ellipse, son climat, trop
chaud en certaines saisons et trop froid en d’autres, rendrait la
vie impossible.
Le principe anthropique fort va bien au-delà. Il suggère que
notre existence humaine implique en plus de conditions
favorables – le principe anthropique faible – que les lois de la
nature elles-mêmes sont telles parce que l’homme devait
apparaître en son temps – à son époque – pour les observer.
En se basant uniquement sur le fait de l’apparition de
l’homme, on peut en déduire, d’après ce principe, que les lois
16 La Terre tourne autour du Soleil sur une orbite en forme d’ellipse... L’excentricité
de cette orbite est si faible que notre planète se déplace pratiquement sur un
cercle.http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosclim/contenu/alternative/alter2_textes.
html
16
les plus fondamentales de la nature sont ce qu’elles sont pour
que l’homme puisse apparaître. Ainsi nous savons que le
carbone est un élément fondamental de la vie. À l’origine du
cosmos, l’univers primitif était essentiellement constitué
d’hydrogène, d’hélium et d’un peu de lithium. À partir de
l’hydrogène tout un scénario a dû être monté dans le cosmos
pour parvenir à la formation du carbone en assez grande
quantité. Des étoiles et des galaxies de première génération ont
dû être montées à cet effet. Néanmoins ni l’existence des étoiles, ni
l’existence à l’intérieur de ces étoiles des éléments qui nous composent ne
suffisent encore à notre bonheur, écrit Hawking (op. cit. p. 190). Il a
fallu encore que ces étoiles explosent pour que puissent être
dispersés ces éléments à travers l’espace. Une nouvelle
génération d’étoiles cerclées de planètes, comme notre terre
autour du soleil, put ainsi naître. Pour que cela ait pu se faire
sans casse il a fallu une suite précise d’événements. Des calculs
ont prouvé qu’une modification infime de l’ordre de 0,5 % en
ce qui concerne l’interaction forte – celle qui maintient les
protons et les neutrons au sein du noyau atomique – et une
modification d’une valeur à peu près semblable pour
l’interaction électromagnétique, détruiraient toute possibilité de
vie.
La notion d’un dessein intelligent peut alors se concevoir
aisément à partir de ces prémisses, et avec lui la finalité ferait
un retour remarqué dans l’espace de la science. Bien que le
concept du dessein intelligent ait été produit par des
biochimistes, il peut être également utilisé par des
astrophysiciens : pour que le Big Bang ait pu avoir une telle
postérité, à savoir la naissance de la vie, et encore, au moins
aussi prodigieuse, celle de la pensée, il ne fallait pas qu’il fût le
fruit du hasard. Tous les innombrables paramètres qui
interviennent devaient être finement ajustés.
Revenons-nous ainsi à ré-introduire de la finalité dans
l’univers ? Tout n’y est certainement pas parfait... Nous
approfondirons plus loin la question de la finalité.
17
L’Évolution et la vie
Reprenons des éléments de la première partie de ce travail
pour les voir sous un nouveau jour. Une fois apparue, la vie
n’a cessé d’évoluer vers des formes de plus en plus complexes
et organisées. Comment expliquer la transition des procaryotes
vers les eucaryotes par un jeu purement contingent de
hasards ? Il est faux de dire, comme F. Jacob, que nous n’en
savons rien. La grande innovation fut le cloisonnement du
cytoplasme dont chaque compartiment se spécialisait dans une
fonction particulière ; si elle n’avait eu lieu, la genèse des
organismes multicellulaires ne se serait pas produite.
L’Évolution se serait éteinte. En fait, elle ne s’est pas arrêtée
aux premiers métazoaires, comme nous allons le voir par la
suite.
Arrêtons-nous un bref instant pour constater ce qui s’est
passé dans le toucher, depuis son indécise manifestation dans
des lagunes marécageuses jusqu’à l’avènement des métazoaires
primitifs : la méduse, animal marin tant redouté des baigneurs,
a des bras tentaculaires munis de ventouses qui lui servent à
approcher ses victimes. L’importance du toucher, son
utilisation agressive, ont pris une importance considérable si
on la compare à celle des premiers protozoaires. L’Évolution
aurait pu en rester là si un nouvel élan n’était venu intercaler
dans l’embryon, entre l’endoderme et l’ectoderme, un
troisième composant, le mésoderme. C’est grâce à cet élan
qu’une nouvelle forme de vie va apparaître dont les principales
caractéristiques sont, d’une part, l’apparition du sang et de la
circulation sanguine, avec tout ce que cela présuppose comme
annexes, glandes hormonales en particulier, et, d’autre part, la
naissance de cellules d’un type tout particulier, à savoir les
neurones venant s’intercaler entre les cellules sensorielles et les
cellules motrices ou musculaires. Peut-on imaginer que ce soit
là seulement le fait d’un simple bricolage de la Nature ?
L’élan vital n’a pas d’ailleurs la rigidité que l’on serait tenté
de lui prêter parfois. Il est intéressant, de ce point de vue-là, de
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recourir à l’embryologie pour y étudier comment se manifeste
la spontanéité de la vie ; elle peut servir d’exemple. Ainsi des
parties différentes de l’embryon peuvent, quand il le faut,
produire les mêmes effets : le cristallin de l’œil d’un triton - un
mollusque marin - se construit à partir de l’ectoderme, mais si
on le lui enlève il se régénère cette fois à partir de l’iris qui, lui,
est d’origine mésodermique ; le même effet est produit par des
causes différentes. Citons encore ici Bergson : Pour nous en tenir,
encore une fois, à notre comparaison entre l’œil des Vertébrés et celui des
Mollusques, nous ferons remarquer que la rétine des Vertébrés est produite
par une expansion qu’émet l’ébauche du cerveau chez le jeune embryon...
Au contraire, chez les Mollusques, la rétine dérive de l’ectoderme
directement et non pas indirectement par l’intermédiaire de l’encéphale
embryonnaire, et un peu plus haut : Ce sont donc bien des processus
évolutifs différents qui aboutissent, chez l’homme et chez le peigne, au
développement d’une même rétine17.
Outre l’embryologie, la paléontologie nous donne aussi
matière à réflexion.
Ce n’est pas par un coup de dé magique que dans le cours
de l’Évolution s’est produit le passage des reptiles aux
mammifères. Une très longue préparation s’étendant sans
doute sur quelques dizaines de millions d’années a dû avoir
lieu. Le modelage de la forme mammalienne, qui a duré environ 25
millions d’années, s’est opéré sans grands à coups, insensiblement, écrit
P.P. Grassé18. Les Thériodontes, ces reptiles primitifs, vivaient
dans des milieux certainement très différents les uns des
autres. Comment, écrit alors Grassé, la sélection naturelle aurait-elle
pu aboutir à la forme mammalienne alors qu’elle opérait sur des
populations habitant des milieux très différents ? Les conditions
d’environnement changeaient d’un continent à l’autre (Asie, Afrique
australe, Amérique du sud) et les climats existaient avec leur caractère
propre, au trias comme au jurassique (op. cit. p. 103). Comment
concilier cet état de fait irrécusable avec le principe néodarwinien : À chaque milieu, son génotype privilégié, celui qui, par
17
18
L’Évolution créatrice. Dans les Œuvres de Bergson. Ed du Centenaire 1991. p. 559.
L’Évolution du vivant. P.P. Grassé. Ed. Albin Michel 1978. p. 69.
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