SCIENCE & PHILOSOPHIE
Quand la philosophie discute avec Einstein
« Après Einstein, le temps n’est plus, disait-on. Le temps n’est qu’illusion. »
Il n’existe pas un temps unique et universel mais des pluralités de temps.
Henri Bergson, philosophe français, écrit en 1922 un ouvrage incontournable
intitulé Durée et simultanéité. À propos de la théorie d'Einstein[1].
L’objectif est de savoir dans quelle mesure la conception de la durée vécue
par les hommes sur terre est compatible avec la théorie d’Einstein sur le
temps.
Plus précisément, le philosophe veut montrer que nous pouvons postuler un
temps universel compatible avec la théorie de la relativité et qui s’harmonise
avec notre propre expérience immédiate du temps. Tout un défi quand on
pense qu’il n’y a plus de temps universel rythmant le devenir de l'Univers en
physique. Il s’agira de parler de temps multiples, de simultanéités et des
simultanéités en succession, selon Bergson.
En reprenant les formules de Lorentz, il tente de montrer qu’il y a un faux
paradoxe entre un temps pour l’expérience humaine et un temps relatif pour
la physique. La confusion n’est pas produite par la physique, comme le dit
Bergson dans la préface de l’ouvrage en question, mais par la philosophie. La
philosophie, avec Aristote, croyait qu’on devait comprendre le temps comme une réalité subordonnée à
l’espace, le temps n’étant que la mesure de l’espace. Nous ne pouvons, dit Bergson, mettre l’espace et le
temps sur la même ligne. En fait, c’est le temps et la conscience qui sont indissociables.
Le 6 avril 1922, lors d'une séance de la Société française de philosophie, Bergson résume son ouvrage à
Einstein qui lui répond qu’effectivement, à première vue, le temps comme mesure de la conscience ne
devrait pas être différent que le temps tel que conçu dans la théorie générale de la relativité.
La thèse est qu’il faut dénoncer une confusion entre le temps vécu et le temps mesuré, celui de la conscience
et celui que mesurent les horloges. L’idée d'un temps universel, commun aux consciences et aux choses, n’est
pas, dit-il, incompatible avec la théorie de la relativité et ses temps multiples. Einstein répondra d’abord qu’il
n’y a pas de raison de considérer qu'il existe quelque chose de totalement à part de la réalité ordinaire, et qui
serait un «temps des philosophes», différent du «temps des physiciens». En 1925, à l’Université de Paris,
Einstein rencontre une seconde fois Bergson : il a eu le temps de lire l’ouvrage de ce dernier et lui explique
qu’il contient de sérieuses erreurs. Bergson n’a pas bien compris la théorie de la relativité restreinte.
Aujourd’hui, de ce débat, nous retenons deux grandes problématiques : 1) de savoir si le temps tel qu'il est
vécu par la conscience est de même nature que celui que mesurent les horloges ; dans ce cas il faudrait
réfuter la pseudo-objectivité des mesures du temps des scientifiques et 2) de savoir si le temps doit être
dissocié de l’espace. Bien entendu, depuis Einstein, on ne peut que penser conjointement le temps et
l’espace.
Ivan Bendwell
Professeur de philosophie
[1] Henri Bergson, Durée et simultanéité. À propos de la théorie d'Einstein, Les Presses universitaires de
France, 1968, 7e édition, 216 pages.