Dossier thématique
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La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 5-6 - mai-juin 2007
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elle ferait suite à un défaut dans le rôle maternel de liaison des
tensions et de développement de la capacité de rêverie et d’hallu-
cinations du bébé. Pour MacDougall (10), elle serait assimilable
au mode de fonctionnement originel de l’enfant incapable de
se représenter psychiquement ce qu’il éprouve et dont le corps
serait totalement dépendant du corps de la mère. C’est un fonc-
tionnement psychique dans lequel le corps ne serait pas reconnu
comme sien par le sujet. Les émotions représenteraient alors
un danger pour l’équilibre du moi.
Lors des interactions précoces mère-enfant où s’ébauche la diffé-
renciation sujet-objet, la mère accomplit “l’accordage” de l’enfant
sur la réalité du monde extérieur, favorisant plus ou moins bien
l’objectalisation et le développement des capacités de mentali-
sation et de représentation des premières expériences. L’enfant
n’arriverait à saisir sa propre réalité psychique et corporelle que
par l’action médiatrice de la mère. Il s’agirait donc d’un défaut
de holding et de handling maternel confrontant l’enfant à des
sensations et à des expériences qu’il ne pourrait intégrer.
Mac Dougall parle de “forclusion de l’affect” pour désigner cette
non-reconnaissance des affects. L’alexithymie a, pour lui, valeur
de mécanisme de défense, permettant au sujet de se protéger
d’angoisses de perte objectale qui ne peuvent être assimilées du
fait d’un défaut d’intégration du bon objet maternel.
Hypothèses cognitivo-comportementales
Il n’existe pas de consensus sur ce que l’on entend par “émotions”.
Les auteurs cognitivo-comportementalistes proposent une
description de la réponse émotionnelle selon trois dimensions.
En premier lieu, ils évoquent les réactions neuro-physiologi-
ques, constituées principalement par l’activation du système
nerveux autonome et neuroendocrinien (modification de la
fréquence cardiaque, variations de la pression sanguine, chan-
gement de la fréquence respiratoire et de la température, etc.).
En second lieu, ils décrivent les réactions comportementales
et expressives, comprenant les modifications de la voix, les
changements de la posture et surtout de l’expression faciale.
Enfin, ils évoquent les réactions cognitives et empiriques, qui
comprennent l’ensemble des processus mentaux en jeu lors
d’une émotion. Ces réactions interagissent entre elles et agissent
comme des systèmes pouvant se réguler. L’alexithymie est pour
certains auteurs une tentative de régulation, le plus souvent
inopérante, d’un déséquilibre de ce système. Ils évoquent alors
le concept d’alexithymie secondaire.
Hypothèses neuropsychologiques
Différents modèles ont été développés pour schématiser le fonc-
tionnement propre aux sujets alexithymiques. Il existe le modèle
dit “vertical”, qui pointe un défaut de transmission d’information
entre le système limbique et le néocortex. Le modèle transversal
fait, lui, l’hypothèse de la spécialisation hémisphérique et d’un
manque de transfert d’information interhémisphérique. À côté de
ces deux modèles, Sifnéos (1) propose la théorie du stress. Face
à des situations qui requièrent une conscience des sentiments,
les sujets alexithymiques développent un stress et un sentiment
d’impuissance entraînant une perte d’espoir. Cet état induirait
des perturbations biologiques, et notamment une hyperactivité
du système nerveux autonome et du système endocrinien.
Ces modèles sont étayés par les données des recherches en
neuro-anatomie fonctionnelle. Les études de W.D. TenHouten
(11) se sont intéressées à 12 sujets ayant subi une commissuro-
tomie (section du corps calleux et de la commissure antérieure)
après une neurochirurgie pour des épilepsies chimio-résistantes.
Elles montrent un score d’alexithymie très élevé chez la totalité
de ces sujets. De la même façon, des sujets ayant une agénésie
du corps calleux sont décrits comme ayant moins recours à
certains mécanismes de défense : moins de condensation, de
déplacement. Ils présentent un défaut de symbolisation, moins
de créativité, et ont des préoccupations plus utilitaires, peu
imaginatives et tournées plus fréquemment vers la réalité.
Ces anomalies viennent corroborer les hypothèses d’asymétrie de
fonction des deux hémisphères ; l’hémisphère gauche serait ainsi
impliqué dans le langage intérieur et la symbolisation discursive
alors que l’hémisphère droit agirait plutôt dans les processus
d’imagerie mentale et de symbolisation représentative.
PERTINENCE DU CONCEPT D’ALEXITHYMIE
DANS LE DOMAINE DE LA SANTÉ
Alexithymie comme facteur de risque
des troubles psychosomatiques
L’hypothèse d’un lien entre alexithymie et développement d’affec-
tions somatiques est à la base du concept d’alexithymie. Ce dernier
trouvait son origine dans des observations de patients souffrant d’une
ou plusieurs maladies psychosomatiques “classiques” dont l’origine
était encore incertaine au moment de son éclosion : l’ulcère peptique,
l’asthme, l’hypertension artérielle essentielle, la thyréotoxicose, la
colite ulcéreuse ou l’arthrite rhumatoïde. Les sujets alexithymi-
ques présenteraient une vulnérabilité particulière au stress, liée à
une réactivité physiopathologique pouvant conduire à des lésions
organiques. De nombreux psychothérapeutes et psychanalystes font
l’hypothèse que l’aptitude d’un individu à reconnaître en lui-même et
à exprimer les émotions face aux stress de la vie quotidienne et aux
conflits psychiques en général a un effet modulateur sur sa santé.
Depuis plusieurs années, on observe une multiplication des études
concernant l’alexithymie, avec une meilleure circonscription de son
évolution et de ses conséquences chez les sujets qui en souffrent.
La prévalence de caractéristiques alexithymiques est particulière-
ment élevée dans l’hypertension, dans certains troubles intestinaux
(syndrome du côlon irritable), les troubles somatoformes et les
troubles des conduites alimentaires. Dans les troubles du compor-
tement alimentaire, il existe une association entre alexithymie et
caractéristiques psychologiques liées à la difficulté de réguler les
états émotionnels, au même titre que l’hyperactivité, les périodes de
jeûne ou de gavage, qui seraient également des stratégies inadaptées
tentant de réguler les états émotionnels éprouvants.
Certaines études soulignent également la pertinence du concept
en tant que facteur de vulnérabilité dans une série d’autres affec-
tions somatiques, notamment le diabète de type 1 et l’asthme.
Ainsi, l’influence des émotions sur la glycémie et l’évolution du
diabète est suspectée depuis longtemps.