éditorial Virologie 2013, 17 (1) : 3-5 Le télaprévir : de l’inhibiteur de protéase au médicament contre l’hépatite C Line Bourel-Bonnet1 Esther Kellenberger2 1 doi:10.1684/vir.2013.0476 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Université de Strasbourg, faculté de pharmacie, UMR7199, 74, route du Rhin, 67401 Illkirch, France 2 Université de Strasbourg, faculté de pharmacie, UMR7200/MEDALIS Drug Discovery Center, 74, route du Rhin, 67401 Illkirch, France <[email protected]> L’ hépatite C constitue un enjeu majeur de santé publique. Cette maladie infectieuse provoquée par le virus de l’hépatite C (VHC) est une cause majeure de cirrhose et de cancer primitif du foie chez les porteurs chroniques du virus, soit environ 3 % de la population mondiale [1], et près de 1 % de la population de France métropolitaine. Depuis une dizaine d’années, le traitement prévalent pour soigner les malades atteints d’hépatite C est une bithérapie qui associe l’interféron alpha (IFN-␣) et la ribavirine. Ce traitement est curatif, mais il ne guérit pas tous les malades, car il manque d’efficacité chez la moitié des patients et est souvent arrêté prématurément pour intolérance. La bithérapie est un traitement lourd et contraignant : elle dure de six à 12 mois, implique des injections répétées et engendre des effets indésirables incommodants comme des symptômes pseudogrippaux (fièvre, maux de tête, courbatures). En 2011, une nouvelle substance active, le télaprévir, a suscité l’espoir d’un meilleur traitement pour les malades atteints d’hépatite C. Le télaprévir potentialise l’effet de la bithérapie, en permettant notamment un traitement plus court. Dans un article paru dans la revue Nature Biotechnology en 2011 [2], Kwong et Kauffman de Vertex Pharmaceuticals ont retracé l’histoire mouvementée de la conception du télaprévir. À travers ce remarquable succès en matière de recherche et développement est mis en lumière comment la persévérance et le savoir-faire des biologistes, chimistes et galénistes ont couronné la prise de risques sur le choix de la cible. En écho à la découverte du saquinavir, premier antiprotéase utilisé comme anti-VIH, le pari a été fait dans les années 1990 que la réplication du VHC pouvait être stoppée en inhibant une activité protéase du virus, en particulier celle de la protéine NS3-4A. Comme les deux virus sont très différents tant par leur constitution que leur cycle viral, et comme l’importance de NS3-4A dans l’infection par VHC n’était pas évaluée dans des systèmes biologiques modèles (tableau 1), il n’était pas certain que NS3-4A soit une bonne cible de médicament [3]. Cependant, les chercheurs avaient l’expertise dans la conception d’antiprotéases [4] et disposaient des moyens techniques pour tester l’effet de « petites » molécules synthétiques sur l’activité de l’enzyme, et ce sont finalement les premiers essais d’inhibiteurs de NS3-4A sur des malades qui ont démontré la pertinence des agents antiprotéases pour lutter contre le VHC. Le télaprévir n’est pas issu d’une campagne de criblage à haut débit, mais d’une modification du substrat peptidique naturel de la NS3-4A, la poly-protéine virale NS5A-NS5B, avec comme double objectif l’amélioration de propriétés pharmacocinétiques et l’optimisation de l’effet biologique (tableau 2) [5]. Dans ce but, les premiers tests d’inhibition enzymatique in vitro ont rapidement été remplacés par une approche cellulaire recréant des conditions proches de la réalité physiologique, dans lesquels les inhibiteurs potentiels doivent franchir des membranes et sont soumis au pH et à la force ionique des différents compartiments cellulaires avant de produire leur effet mesuré par la réplication de l’ARN viral. Tirés à part : E. Kellenberger Virologie, Vol 17, n◦ 1, janvier-février 2013 Pour citer cet article : Bourel-Bonnet L, Kellenberger E. Le télaprévir : de l’inhibiteur de protéase au médicament contre l’hépatite C. Virologie 2013; 17(1) : 3-5 doi:10.1684/vir.2013.0476 3 éditorial Tableau 1. Validation de NS3-4A en tant que cible thérapeutique pour lutter contre le virus de l’hépatite C (VHC). Les critères de validation Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 1. L’effet antiviral de l’inactivation de NS3-4A est démontré Dans un modèle cellulaire de réplication de VHC (1999) Dans un modèle animal de l’hépatite C (2004) Chez les malades, lors d’essais cliniques « preuve de concept » (2003) 2. La structure tridimensionnelle de NS3-4A (1996) Est connue et peut servir de guide pour l’optimisation de candidats-médicaments Ne révèle pas un domaine susceptible de lier avec une forte affinité des « petites » molécules synthétiques 3. Un essai fiable et automatisé permet de mesurer l’effet d’inhibiteurs Seul le point 3 était satisfait dans les années 1990, les dates de publication associées aux autres points sont données entre parenthèses. Les évaluations favorable ou défavorable des critères 1 et 2 sont indiquées respectivement par les symboles et . Tableau 2. Caractéristiques d’un candidat-médicament idéal. Propriétés de la substance active Pharmacocinétique Solubilité et passage des membranes Biotransformation/ métabolisme Élimination Réponse biologique optimale Efficacité Effets secondaires limités Paramètres considérés lors la conception du télaprévir Taille, surface polaire Liaisons peptidiques hydrolysables Affinité nM pour NS3-4A Affinité réduite d’un facteur ≥ 500 pour les protéases humaines Un décapeptide centré sur la liaison peptidique clivée par NS3-4A a constitué le point de départ de la conception du télaprévir, et les changements réalisés ont globalement tendu à la réduction de la taille et du caractère peptidique de l’inhibiteur. Cette démarche a été facilitée par la synthèse sur support solide, qui, en donnant accès rapidement à une grande quantité d’analogues de peptides ou de mimes de peptides, a permis de délimiter les prérequis structuraux pour les inhibiteurs de NS3-4A. Des informations complémentaires ont été apportées par les structures cristallographiques de la protéase (figure 1). Là encore, les chercheurs ont été confrontés à une situation difficile, puisque le site actif de NS3-4A ciblé par les inhibiteurs est un sillon peu profond, flexible et globalement éloigné 4 des canons attendus pour des protéines dites « druggable », c’est-à-dire des protéines pouvant lier avec une haute affinité une « petite » molécule (< 500 Da) [3]. Le meilleur des inhibiteurs testés, le télaprévir, a été synthétisé en 2000. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard qu’il a été approuvé par les autorités sanitaires. Ce laps de temps recouvre plusieurs événements, dont le premier a été l’évaluation du potentiel thérapeutique de cette molécule sur les modèles cellulaires et animaux. En 2003, l’entrée en phase clinique du premier inhibiteur de NS34A, le BILN2061 de chez Boehriger Ingelheim, a constitué un élément décisif pour la continuation du programme de recherche et développement du télaprévir. À ce stade, il a fallu adapter les procédés de synthèse à la production à l’échelle industrielle et les 20 étapes de la synthèse des premiers lots employés dans les tests précliniques ont été réduites à 14 pour la forme définitive employée dans les essais cliniques (à titre de comparaison, la moyenne pour un médicament est de 7 étapes). Pour passer à l’utilisation chez l’homme, la formulation du télaprévir a été particulièrement délicate en raison des propriétés physicochimiques peu favorables à une bonne absorption par voie orale (masse moléculaire et surface polaire élevées, très faible solubilité dans l’eau) et d’une tendance à adopter des formes cristallines polymorphes, dont les cinétiques de dissolution et les limites de solubilité dans les fluides biologiques sont différentes, compromettant la reproductibilité des lots et leur efficacité. De nombreux essais infructueux ont été tentés avant d’obtenir la formulation satisfaisante, à savoir une dispersion de la forme amorphe stabilisée à l’aide d’un polymère et d’un tensioactif dans un comprimé pelliculé qu’il faut s’abstenir de croquer ou d’écraser afin de garder le bénéfice de la formulation. L’efficacité et la sécurité du télaprévir ont ensuite été étudiées chez des volontaires sains puis des patients atteints d’hépatite C. Si l’antiprotéase diminue bien la charge virale, il sélectionne aussi très rapidement des virus résistants, en particulier chez les patients infectés par le virus de génotype 1a et chez ceux en échec thérapeutique à l’issu du traitement par la bithérapie IFN-␣/ribavirine. Les essais cliniques ont par conséquent abouti à la mise en place d’une trithérapie qui associe le télaprévir à la bithérapie IFN-␣/ribavirine, dans un protocole qui vise à maîtriser les effets indésirables propres au télaprévir. Le télaprévir permet d’obtenir un gain de 30 % pour l’élimination virale (40 à 45 % en bithérapie versus 70 à 75 % en trithérapie chez les patients naïfs), et par conséquent une durée de traitement réduite. Malgré les efforts déployés, la trithérapie n’est pas LE traitement idéal de l’hépatite C, car les effets secondaires du télaprévir sont lourds et fréquents (troubles cutanées avec rash et prurit, anémie pouvant nécessiter des transfusions, notamment chez le patient cirrhotique) et s’additionnent à ceux de l’IFN-␣ et de la ribavirine. De plus, la trithérapie Virologie, Vol 17, n◦ 1, janvier-février 2013 éditorial O O N N N H H N O O NH NH O N O Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Télaprévir (680 Da) Figure 1. Le complexe télaprévir/NS3-4A. La structure tridimensionnelle du complexe, déterminée par cristallographie aux rayons X (code PDB : 3SV6), révèle que le télaprévir (en vert) vient se poser sur la protéase (en jaune). L’image du milieu montre les « surfaces » des molécules empilées, celle de droite détaille les atomes des résidus impliqués dans les liaisons covalente et hydrogène établies entre le télaprévir et la protéase, dont la chaîne principale est schématisée par un ruban. télaprévir/IFN-␣/ribavirine ne permet toujours pas de soigner les malades qui ne supportent ou ne répondent pas à l’IFN-␣, est indiquée uniquement chez les patients présentant le génotype 1 du VHC et est d’un coût élevé (2295,83 euros TTC les 42 comprimés en officine de ville). En conclusion, le télaprévir est le premier inhibiteur de protéase de VHC à avoir obtenu l’autorisation de mise sur le marché en septembre 2011 en Europe sous le nom d’Incivo® et la commission de transparence de la Haute Autorité de santé a qualifié son service médical rendu d’« important ». Ce nouveau médicament, dont le développement a réellement constitué un tour de force, ouvre la voie à une série de nouvelles molécules ciblant le VHC : l’antiprotéase de Schering-Plough, le bocéprévir, vient d’être approuvé sous le nom de Victrelis® , et des dizaines de nouvelles molécules sont actuellement en phase clinique, parmi elles d’autres antiprotéases, mais aussi des inhibiteurs nucléosidiques et non nucléosidiques de l’ARN polymérase virale NS5B et des inhibiteurs de NS5A [6]. Virologie, Vol 17, n◦ 1, janvier-février 2013 Certaines de ces nouvelles molécules agissent sur plusieurs génotypes et leur combinaison permet d’envisager des traitements sans IFN dans un futur proche. Conflits d’intérêts : aucun. Références 1. World Health Organisation. Retrieved 28/08/2012, from: http://www. who.int/csr/disease/hepatitis/en/index.html. 2. Kwong AD, Kauffman RS. Discovery and development of telaprevir: an NS3-4A protease inhibitor for treating genotype 1 chronic hepatitis C virus. 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