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QUAND EST-ON DÉPENDANT?
■Contrainte intérieure à la consommation, faculté réduite de contrôler la consommation
■Symptômes de manque physique lorsque la consommation est arrêtée ou réduite
■Développement d’une tolérance, la dose doit être augmentée afin d’obtenir le même effet
■D’autres intérêts sont négligés, temps requis plus élevé pour l’achat, la consommation et le temps de repos après
la consommation
■Bien que l’atteinte à la santé existante soit connue, la consommation continue
L’AUTEUR
Le professeur Erich Seifritz est le directeur médical de la clinique psychiatrique privée Sana-
torium Kilchberg depuis le 1er mars 2007. Il est né dans le canton de Thurgovie, a étudié la
médecine à l’université de Bâle et suivi une formation de médecin spécialisé FMH pour la
psychiatrie et la psychothérapie dans diverses cliniques à Königsfelden, Bâle et San Diego.
De 2004 à 2007, il était vice-directeur de la Clinique universitaire de psychiatrie de Berne.
Il a passé son agrégation sur le thème de la dépression à l’université de Bâle et est profes-
seur titulaire à l’université de Berne.
INTERVIEW
«L’IMPORTANT, C’EST
D’ÉTABLIR LE DIALOGUE»
Lorsqu’il s’agit de «dépendance sur le lieu de travail», col-
lègues, supérieurs et service du personnel sont particulière-
ment sollicités. Nous avons parlé du rôle de l’entreprise dans
de tels cas avec Felix Gutzwiller, directeur de l’Institut pour
la médecine sociale et préventive de l’Université de Zurich.
Peut-on sensibiliser les collaborateurs avec des campagnes
et des informations sur l’attitude à adopter en cas de «dépen-
dance sur le lieu de travail»? Pour la majorité d’entre nous,
le lieu de travail est une part importante de notre vie et la plu-
part des employés y sont facilement accessibles. Il est donc judi-
cieux que les employeurs abordent des sujets tels que la santé
et les substances pouvant engendrer une dépendance.
Mais concrètement, le sujet n’est-il pas souvent tabou et
considéré comme une affaire privée? Qui aborde volontiers
le sujet avec son collègue qui sent toujours l’alcool après
le dîner? Effectivement, ce n’est pas si simple et nombreux sont
ceux qui préfèrent éviter ce genre de discussions pour des rai-
sons de politesse ou de prudence. Personne n’a envie de sus-
pecter quelqu’un de manière injustifiée. Cependant, les symp-
tômes en cas de dépendance à l’alcool, parfois aussi en cas de
consommation de drogues illégales, sont souvent perçus très
tôt par l’entourage, donc à un moment où l’on pourrait facile-
ment intervenir.
À quoi devrait ressembler une telle intervention ou un tel
soutien? L’important, c’est d’établir le dialogue avec la per-
sonne concernée. Cela nécessite une certaine sensibilité au ser-
vice HR et de la part des supérieurs et un climat d’entreprise où
le collaborateur sait qu’il ne sera pas mis à la porte s’il s’ouvre
au dialogue, mais qu’au contraire, il sera soutenu. Concrète-
ment, il faut expliquer comment se traduit la dépendance et
comment et où la personne concernée peut et doit demander
de l’aide. En ce qui concerne l’alcool et les drogues, il y a d’in-
nombrables services spécialisés et offres de thérapie.
Et dans quelle mesure peut-on forcer un collaborateur? Il
est important que l’entreprise exige que la personne concernée
entreprenne quelque chose, mais aussi qu’elle la soutienne. Par
exemple, un contrat concernant les thérapies ou la cure de désin-
nette influence au niveau comportemental, cognitif et physique
et que les activités auxquelles la personne concernée accordait
de l’importance sont de plus en plus reléguées au second plan
(voir encadré à la page 3).
Il n’est pas toujours facile de situer la limite entre l’utilisation
normale et l’utilisation nuisible d’une substance. Souvent, il faut
un certain temps pour que la consommation excessive d’une
substance fasse diminuer objectivement les performances de
travail de manière perceptible pour l’entourage. Les troubles de
la dépendance sont souvent liés à des problèmes psychiques ou
à des maladies, tels qu’une dépression, des conflits sur le lieu
de travail ou au sein de la famille et/ou un surmenage chroni-
que (burnout). Dans ce contexte, des substances acceptées socia-
lement et apparemment inoffensives jouent également un rôle
important, telles que la nicotine ou les stimulants.
COMPORTEMENTS DE DÉPENDANCE
En plus des problèmes de dépendance liés à des substances (p.
ex. alcool, médicaments ou drogues), on parle aussi de troubles
liés à la dépendance dans certaines manières de se comporter.
Les troubles les plus importants du point de vue psychiatrique
et médical sont les troubles alimentaires tels que l’anorexie et
la boulimie. Toutefois, il existe encore d’autres comportements
de dépendance tels que la dépendance au travail (workoho-
lism), au jeu, à internet, etc. Dans ce cas, il est encore plus dif-
ficile de déterminer la limite entre une conduite compulsive et
une vraie dépendance, étant donné qu’en général il n’y a aucun
symptôme de dépendance physique, mais seulement des symp-
tômes psychiques. En cas d’une dépendance au jeu ou à inter-
net, des symptômes de «craving» (besoin impérieux) surgissent,
ceux-ci se manifestant par de la nervosité, de l’irritation, voire
même de l’agressivité. Quiconque passe 20 heures par semaine
à surfer sur internet à la maison est considéré comme «menacé».
Selon une étude de l’université de Humboldt à Berlin, la dépen-
dance commence à partir de 35 heures.
Le sanatorium de Kilchberg est spécialisé, entre autres, dans le
traitement des troubles alimentaires. En parallèle, nous traitons
toutes sortes de troubles de la dépendance dans notre clinique.
Toutefois, il s’agit le plus souvent de patients dépendants de
l’alcool ou de la drogue. Les offres de traitement stationnaires
sont complétées par des thérapies semi-stationnaires et ambu-
latoires. Dans le domaine des drogues illégales, par exemple
l’héroïne, des traitements de désintoxication ou de substitution
sont effectués (p. ex. thérapie de substitution à la méthadone).
LE TRAITEMENT
Lors du traitement d’une dépendance, le premier pas consiste à
ce que la personne concernée se rende compte du problème et
qu’elle ose en parler et chercher de l’aide. Dans les entreprises,
le service médical pour le personnel peut être un interlocuteur
utile pour l’aiguiller dans la bonne direction. Dans ce cas, il est
important d’établir un diagnostic clair qui aura une grande
influence sur les étapes suivantes de la thérapie. Souvent, le
médecin de famille est aussi un interlocuteur important. Qu’une
thérapie soit nécessaire et qu’elle ait lieu de manière stationnaire
à l’hôpital, resp. dans une clinique psychiatrique ou de manière
ambulatoire chez le médecin, le psychiatre, le psychologue ou
une autre institution adéquate, ceci dépendra de l’anamnèse
personnelle effectuée minutieusement et des résultats obtenus.
En principe, la thérapie comporte une «phase de désintoxica-
tion» et une «phase de réhabilitation». La «désintoxication» se
rapporte particulièrement à la désintoxication physique, qui peut
être effectuée avec ou sans médicament et qui dure en géné-
ral quelques jours. La phase la plus difficile et la plus longue du
traitement consiste dans le traitement des aspects psychologi-
ques de la dépendance. Aujourd’hui, celle-ci se base en parti-
culier sur les principes de la thérapie de comportement, durant
laquelle on apprend et on exerce des stratégies pour résoudre
des problèmes, l’attitude à adopter face au comportement de
craving, des stratégies de maîtrise ainsi que la préparation cog-
nitive à l’abstinence. Dans les cliniques psychiatriques, on pro-
pose ce genre de procédures thérapeutiques sous forme de
thérapies individuelles ambulatoires et aussi souvent sous forme
de thérapies de groupe ambulatoires.
Dans une clinique comme la nôtre, on n’effleure souvent que
la «pointe de l’iceberg», c’est-à-dire les cas les plus lourds de
comportement d’addiction. Étant donné que les troubles de la
dépendance peuvent être bien traités, il est important que le
sujet ne soit pas rendu tabou dans l’entreprise, mais que l’on
recherche le dialogue avec les collaborateurs «en danger». Voici
les symptômes d’une éventuelle dépendance:
■absences fréquentes et maladies de courte durée
■brèves absences répétées (afin de consommer la substance)
■manque de ponctualité, troubles de la mémoire et de la
concentration
■variation de la performance, manque de soin
■accidents répétés, etc.
Une chose est certaine, plus les troubles sont reconnus et trai-
tés tôt, plus la thérapie a des chances de réussir.
toxication peut être établi. Les succès et progrès concrets doi-
vent ensuite être attestés.
Cela n’est-il pas un paradoxe lorsque d'un côté, les entre-
prises exigent toujours plus de leurs collaborateurs et que
d’un autre côté, elles les informent sur les substances pou-
vant engendrer une dépendance et les incitent à adopter
un mode de vie plus sain? Cela ne me paraît pas être un para-
doxe, mais fait partie de notre vie en mouvement. Auparavant,
la vie professionnelle et la vie privée étaient plus nettement sépa-
rées. Le jour de travail finissait vers 17 heures et le style de vie
était considéré comme une affaire privée. Les entreprises moder-
nes exigent plus de leurs employés, mais elles les soutiennent
aussi en ce qui concerne la santé ou la gestion du stress. Elles
ont remarqué qu’elles peuvent pratiquer une politique de la
santé concrète, par exemple en mettant des locaux non fumeurs
à disposition, et en proposant des fruits ou de la nourriture saine
à la cantine. Des examens ont montré qu’une accumulation de
problèmes privés et professionnels peut souvent conduire à une
dépendance. Cela facilite donc les choses si l’employeur est, à
ce moment-là, un interlocuteur de confiance.
Le professeur Felix Gutzwiller est directeur de l’Institut pour la méde-
cine sociale et préventive de l’Université de Zurich et Président du PDR
aux Chambres fédérales.