fet, que Nietzsche a dû être frappé par l'analyse des idées de Stirner qui
se trouve dans le 2° volume de la Philosophie de l'inconscient. Nietzsche
critique assez longuement le chapitre de ce livre où Hartmann a parlé de
Stirner : particulièrement dans le 9° paragraphe de la 2° Intempestive.
Nietzsche attaque avec vivacité les théories évolutionnistes de Hartmann,
en empruntant surtout ses citations aux pages où l'auteur de la Philoso-
phie de l'inconscient traite de la troisième période de l'humanité ; or
c'est au seuil de cette troisième période que Hartmann a marqué la place
de Stirner. Mais il semble que ce que Hartmann a dit de Stirner n'a pas
dû engager Nietzsche à étudier avec sympathie l'Unique et sa propriété :
car Nietzsche combat précisément les théories de la Philosophie de l'in-
conscient parce qu'elles lui paraissent propres à fortifier cet égoïsme qui,
selon Stirner, caractérise l'âge mûr de l'humanité comme l'âge mûr de
l'individu. A cette maturité égoïste, Nietzsche oppose l'enthousiasme de
la jeunesse. Il serait bien surprenant que Nietzsche, qui ne prend pas au
sérieux la « parodie » de Hartmann, se soit décidé à cette date à étudier
l'œuvre de Stirner où il eût trouvé des théories plus paradoxales encore à
ses yeux que celles de la Philosophie de l'inconscient. En tout cas, l'ar-
gument de Hartmann ne prouve pas qu'il y ait eu influence directe de
Stirner sur Nietzsche.
L'hypothèse la plus vraisemblable est évidemment celle qui a été émise
par M. le professeur Joël*. Il est probable que Nietzsche a remarqué,
comme Mackay, le nom de Stirner dans l'Histoire du Matérialisme de
Lange. Nietzsche lisait ce livre avec beaucoup de soin, comme en fait
foi sa correspondance avec le baron de Gersdorff et avec Erwin Rohde.
Le 16 février 1868, Nietzsche écrit, en effet, au baron de Gersdorff :
« Ici, je suis obligé de te vanter encore une fois le mérite d'un homme
dont je t'ai parlé déjà dans une lettre antérieure. Si tu as envie de bien
connaître le mouvement matérialiste contemporain, les sciences naturel-
les avec leurs théories darwinistes, leurs systèmes cosmiques, leur cham-
bre obscure si pleine de vie, etc..., je ne vois toujours rien de plus remar-
quable à te recommander que l'Histoire du Matérialisme, de Friedrich-
Albert Lange (Iserlohn, 1866), un livre qui donne infiniment plus que le
titre ne promet, et qu'on peut regarder et parcourir toujours de nouveau
comme un vrai trésor. Étant donnée la direction de tes études, je ne vois
rien de meilleur à te nommer. Je me suis fermement proposé de faire la
_______________________
* Cf. Joël, Philosophenwege 5
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Dans sa deuxième période, Nietzsche paraît plus voisin de Stirner ; il
affirme comme lui l'égoïsme et la liberté, il nie la morale, le droit et
l'État, mais ;
a) Tandis que Stirner veut opposer à l'égoïsme inconscient de la religion
l'égoïsme conscient, Nietzsche se propose simplement d'étudier le ca-
ractère égoïste des actes et des sentiments en savant et en psychologue.
Tandis que Stirner veut opposer l'intérêt personnel à tout autre intérêt,
Nietzsche admet qu'il y a harmonie entre l'intérêt personnel et l'intérêt
général, et ne cesse pas un instant de se préoccuper du progrès de l'hu-
manité. Tandis que Stirner demande au Moi créateur de ne pas se rendre
esclave de ses créatures, Nietzsche est fidèle à son œuvre, comme la
mère est fidèle à son enfant.
b) Tandis que Stirner nie toute tradition au nom de la liberté, Nietzsche
s'efforce de concilier la stabilité nécessaire à tout organisme et l'apti-
tude au progrès ; tandis que Stirner invite chaque individu à rejeter les
chaînes du passé, Nietzsche croit devoir réserver la liberté à une élite
d'esprits supérieurs.
c) Tandis que Stirner proteste contre toute règle morale par désir d'indé-
pendance, Nietzsche attaque simplement l'intolérance ; tandis que Stirner
affirme la perfection du Moi souverain, Nietzsche se plaît à constater
l'irresponsabilité et l'innocence des créatures ; tandis que Stirner, heureux
de voir la morale s'écrouler avec le dogme, déclare que la vie indivi-
duelle n'a d'autre fin que de se dépenser en se déployant, Nietzsche
souffre de vivre dans l'interrègne moral et cherche avec passion une
nouvelle table des valeurs.
d) Tandis que Stirner ne voit dans le droit qu'une superstition et ne
reconnaît de réalité qu'à la puissance, Nietzsche constate que les forces
s'équilibrent parfois et établissent des contrats. Stirner parle en révolté
qui souffre des privations que le droit d'autrui lui impose ; Nietzsche
parle comme un homme de gouvernement qui pèse les forces et dirige
leur jeu.