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Frédéric Blondel Laboratoire du changement social et politique (LCSP) Université
Paris-Diderot
Sabine Delzescaux Laboratoire du LEDa-LEGOS Université Paris-Dauphine
L'accompagnement des personnes polyhandicapées ou le dépassement
de la tentation souveraine
Intervention de Sabine Delzescaux
Je voudrais tout d’abord remercier les organisateurs de ce congrès et, en particulier,
Bénédicte Héron et Thierry Billette de Villemeur, pour leur invitation qui nous offre
l’opportunité de présenter une partie des résultats d’une recherche sur les parcours de
santé des personnes polyhandicapées que nous avons co-dirigée avec Frédéric Blondel,
ici présent, et qui est une recherche qui a été commanditée, fin 2012, par le Centre de
Ressources Multihandicap que dirigeait M. Philippe Rosset qui est parti en retraite (et
qui a été remplacé depuis par M. Michel Plassart) et par les associations Les amis de
Karen et Notre Dame de Joye présidées par M. Michel Eudier et Mme May Daguerre1.
Cette recherche a été aussi réalisée en partenariat avec l’AP-HP et la Fédération Multi-
et polyhandicap qui a joué un rôle important puisqu’elle nous a permis de réaliser des
enquêtes approfondies dans trois hôpitaux dédiés à l’accompagnement des personnes
polyhandicapées : l’hôpital marin d’Hendaye, l’hôpital de San Salvadour et l’hôpital
de La-Roche-Guyon, le secteur médico-social entrant également dans le périmètre de
la recherche. Les voies de réflexion que nous vous proposons d’explorer ici ont été
étayées par cette recherche et nous avons fait le choix, avec Frédéric Blondel,
d’aborder :
1/ la question névralgique, dans le champ de l’accompagnement des personnes
en situation de grande dépendance, de ce que nous nommons la tentation souveraine et
qui revêt un caractère structurel (cela correspondra à mon exposé),
2/ de voir comment résister et dépasser concrètement cette tentation (cela
correspondra à l’exposé de Frédéric Blondel).
Polyhandicap et « vie nue »
Les professionnels qui s’inscrivent dans le champ de la neurologie pédiatrique
connaissent bien, en règle générale, la problématique du polyhandicap et je me
contenterai donc de rappeler que le polyhandicap renvoie à un type de patients qui
combine des atteintes cérébrale, physiologique, tonico-motrice, cognitive et psycho-
affective, ces atteintes constituant les marqueurs majeurs du polyhandicap. Ce sont
donc des patients que l’on peut situer, en tout cas, pour une part d’entre eux, aux
confins de la grande dépendance qui se signale par une situation de désaide radical du
patient. Ce terme de désaide renvoie à l’impossibilité dans laquelle se trouve la
personne de s’aider elle-même et si nul n’intervient auprès d’elle, elle peut, comme
c’est le cas du nourrisson, en mourir. Lorsque l’on a affaire à des patients
polyhandicapés dits pauci-relationnels qui sont des patients qui donc ne peuvent pas
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1 L’étude intitulée « Aux confins de la grande dépendance. Le polyhandicap entre tentation souveraine
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communiquer dans les formes verbales qui sont les nôtres, on est face à une asymétrie
de la relation qui est elle aussi radicale et cette asymétrie influe de manière profonde
sur les liens qui se nouent entre les personnes polyhandicapées et leurs aidants, le
terme d’aidant devant être entendu ici dans un sens large qui inclut toute personne
s’inscrivant dans le champ de l’accompagnement. Nous évoquons, dans le résumé de
notre communication, le fait qu’aux confins de la dépendance, la vie peut
potentiellement être transformée en « vie nue » et pour éclairer cette affirmation assez
déconcertante il faut avoir en tête cette asymétrie profonde et irréductible de la
relation. La « vie » dite « nue » est une vie que l’on peut « tuer sans encourir de
sanctions » et, si tel est le cas, c’est qu’elle est placée dans un état d’exception par un
pouvoir lui-même qualifié de souverain et cet état d’exception autorise une suspension
du droit tel qu’il s’applique communément. Nous empruntons ce concept au
philosophe italien Giorgio Agamben qui y recourt pour caractériser la vie des
personnes déportées pendant la deuxième Guerre Mondiale dans les camps de
concentration. Dans ces camps, on a affaire, dit Agamben, à une vie soumise à un
pouvoir qu’il qualifie de souverain, le souverain étant, dans ce cas, celui qui occupe
une position de toute-puissance puisqu’il peut s’abstraire des règles du droit pour
déclarer un état d’exception dans lequel il peut faire en sorte que le droit en vigueur ne
s’applique plus. Et dès lors qu’un état d’exception est prononcé, l’emprise sur la vie
d’autrui de celui qui occupe une position de souveraineté peut être totale. Si la
singularité du contexte qui sert de matrice au concept de vie nue dans la pensée
d’Agamben peut faire douter de la pertinence de l’importation d’un tel concept dans le
champ sanitaire et médico-social, nous nous y risquons, cependant, dans la mesure
ce concept de vie nue traduit une dynamique relationnelle spécifique dont la structure
éclaire la complexité, de même que les ambiguïtés profondes de la relation d’aide dans
le champ de la grande dépendance. Dire que la vie des personnes polyhandicapées est
potentiellement une vie nue, ce n’est pas seulement mettre l’accent sur la vulnérabilité
extrême de cette vie, c’est aussi mettre en relief la possible toute-puissance de celui
qui occupe structurellement une position de surplomb vis-à-vis d’elle. Et c’est la
combinaison entre la situation de désaide de la personne polyhandicapée et la position
corrélative de surplomb des personnes dites valides qui expose la vie des premières à
la tentation souveraine des secondes.
Confrontation avec une altérité radicale
Dans le contexte de la grande dépendance, la tentation souveraine renvoie à la
tentation des institutions et des personnes (que ces dernières soient ou non en situation
d’aidants) de ne s’autoriser que d’elles-mêmes pour suspendre la norme en vigueur et
créer, pour ainsi dire, un état d’exception dans lequel va s’affirmer l’arbitraire de leur
puissance qui peut être, dans certains cas, une puissance de mort. Cela renvoie, en
d’autres termes, à la tentation de ne référer l’accompagnement ou le non
accompagnement ou encore l’arrêt de l’accompagnement qu’à son propre système
normatif qui va servir de norme étalon pour décider des orientations de la prise en
charge, orientations qui ne feront donc l’objet d’aucune discussion, ni d’aucune mise
en question. Et lorsque les personnes adoptent une posture souveraine qui leur permet
donc de décider de ce que doit être la norme c’est-à-dire de décider de la manière
dont les choses doivent se dérouler et dans quelle temporalité , la dimension
souveraine n’est globalement jamais perçue comme telle et si omnipotence il y a, c’est
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fréquemment à l’insu des acteurs qu’elle s’exerce, voire même à leur corps défendant.
Cela étant, il peut y avoir une position de surplomb sans qu’un pouvoir souverain
s’exerce. Le terme de tentation a précisément vocation de souligner le fait qu’il s’agit
d’une potentialité. Cela signifie que la structure de la relation place, certes, l’aidant
dans une position d’omnipotence, omnipotence dans le sens où, lorsque la dépendance
est absolue, le rapport qui se noue entre lui et la personne polyhandicapée ne
correspond jamais à un rapport négocié au sein duquel la personne polyhandicapée
pourrait faire entendre et prévaloir sa volonté, mais cette omnipotence peut ne pas
s’exercer et dans la plupart des situations, c’est le cas. Notre propos n’est donc pas de
dire que la relation d’accompagnement se place sous le sceau exclusif de cette
tentation, mais de souligner le caractère agissant dans la relation de cette potentialité
qui est consubstantielle à la relation et qui peut être préjudiciable aux personnes
polyhandicapées.
La recherche sur les parcours de santé a montré qu’en dépit des immenses progrès
réalisés dans le champ de l’accompagnement de ces patients, la question de savoir si
leur vie est une vie qui vaut la peine d’être vécue ne cesse de resurgir, notamment pour
les plus pauci-relationnels d’entre eux, et c’est particulièrement le cas dans les
structures de droit commun qui sont amenées à les soigner, qu’il s’agisse des hôpitaux
généraux ou des cabinets médicaux libéraux. L’être-là corporel et psychique des
personnes polyhandicapées est d’une singularité et d’une altérité telles qu’il suscite
bien souvent la stupeur, voire l’effroi et la sidération de ceux qui les voient pour la
première fois. Cette sidération est bien restituée par un professionnel psychologue
exerçant dans un hôpital dédié. Voici ce qu’il dit à ce propos :
Un professionnel psychologue : « Il y a une altérité qui est extrême.
La première chose qu’on voit quand on ne connaît pas ce public, c’est
un effet de sidération quoi. Parce que, parce que voilà, c’est des jeunes
immobilisés pour beaucoup, c’est des jeunes qui ne parlent pas, […]
qui peuvent avoir des traits autistiques, qui peuvent avoir des troubles
du comportement, qui peuvent être dysmorphiques, c’est-à-dire que ça
se voit vraiment qu’ils sont […] qu’ils sont différents. Et donc il y a
un rapport vraiment à une altérité extrême. On est vraiment dans une
différence fondamentale. Et donc il y a ce moment de sidération du
début que de jeunes professionnels, qu’ils soient stagiaires ou jeunes
professionnels, peu importe, peuvent vivre pendant une semaine, deux
semaines. [Il y a ce moment] où cette question là va venir à un
moment donné : « est-ce que cette vie vaut la peine d’être vécue.
Est-ce que… Mais derrière il y a aussi : « est-ce qu’ils sont humains
quoi ? », « est-ce que c’est une vie humaine avec tout ce que ça
implique ? » « Est-ce qu’ils vivent des choses, est-ce qu’ils ressentent
des choses ?… » Donc c’est une étape aussi qu’on traverse ».
S’il faut porter attention à ces sentiments de stupeur, d’angoisse, voire de sidération
que peut provoquer la rencontre avec les personnes polyhandicapées, c’est précisément
parce qu’ils constituent un terreau fertile pour la tentation souveraine.
Les fondements de la tentation souveraine
Si on regarde du côté des fondements de cette tentation, on s’aperçoit qu’elle ne peut
pas être uniquement référée à l’intentionnalité et à la rationalité des acteurs qui
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seraient plus ou moins bienveillants et désireux, dans tous les cas, de faire prévaloir
leur volonté. Lorsque ces derniers se demandent si la vie des personnes
polyhandicapées vaut la peine d’être vécue, on pourrait presque dire qu’ils se posent
cette question sans méchanceté et même en toute humanité : est-ce que finalement il
ne s’agit pas d’une vie de souffrance et est-ce que, précisément, on ne porte pas
préjudice aux personnes se trouvant dans cette situation lorsqu’on fait tout pour les
maintenir en vie ?
Ce qu’on observe plutôt ce sont, en premier lieu, les conséquences de l’asymétrie de la
relation qui d’une certaine manière oblige les aidants, c’est-à-dire les contraints à
l’engagement dans un processus d’aide auquel ils ne peuvent se dérober même s’ils le
souhaitent. Il y a donc comme un effet de violence qui se produit dans l’institution de
la relation et cet effet peut être décuplé par la méconnaissance du polyhandicap et la
difficulté à accepter une altérité qui semble ne renvoyer rien d’autre que son désaide et
qui, d’une certaine manière, laisse son interlocuteur seul avec ses interrogations, ses
doutes, ses peurs, son impuissance. La crainte aussi bien de faire mal que de mal faire
taraude les aidants car un doute subsiste toujours par rapport aux éprouvés de la
personne polyhandicapée, par rapport à ses désirs, à sa volonté et ces derniers se
demandent souvent ce qu’elle dirait de l’accompagnement si elle pouvait s’exprimer.
J’ai évoqué la méconnaissance du polyhandicap et c’est un facteur auquel il faut porter
une attention particulière dans la mesure il favorise l’adoption de postures
souveraine et cela d’autant plus que la temporalité que requiert la socialisation au
polyhandicap est importante. Les acteurs qui interviennent dans le champ de la prise
en compte du polyhandicap attirent tous l’attention sur le fait qu’il est impératif de
« prendre le temps » sous peine de quoi « on ne voit rien », « on ne comprend rien » et
les décisions prises, ne peuvent l’être que de manière souveraine, ce qui nuit bien
souvent à la prise en compte des personnes. Autres facteurs important, le coût de la
solidarité sociale qui, dans les temps de pénurie, tend à justifier les postures
souveraines au nom notamment de la compression du temps et de la raréfaction des
ressources aussi bien financières qu’humaines. Ce facteur se combine avec la
pénibilité du travail et l’usure des aidants qui accroissent aussi les risques d’adoption
de telles postures. Enfin, il faut compter parmi les fondements de la tentation
souveraine, l’absence bien souvent d’espaces de réflexion et d’élaboration dédiés à
l’analyse des formes qu’elle revêt, l’isolement des aidants dans leurs pratiques rendant
difficile l’identification aussi bien des espaces que des postures de souveraineté : on
pourrait dire qu’il y a un impensé de la tentation souveraine qui ne peut donc jamais
être identifiée comme telle.
Les formes plurielles de la tentation souveraine
Si on regarde maintenant du côté des formes qu’elle adopte, ce sont des formes
plurielles et on les retrouve à de multiples niveaux : politique, institutionnel, mais
aussi organisationnel et interindividuel. Je limiterai mes remarques ici aux modalités
de prise en soins et Frédéric complètera sur les dimensions politiques et
institutionnelles. La posture souveraine, au niveau interindividuel, prend la forme
d’une attitude discrétionnaire qui peut se solder par un refus pur et simple d’accès au
soin, au motif soit de l’incompétence du soignant sollicité, soit de l’inadaptation des
locaux, soit au motif de l’inutilité supposée des soins. Le caractère inégalitaire du
traitement et la suspension de la norme sont, dans ce cas, référés à des variables
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exogènes qui permettent d’évacuer la question de leur justification. Les conséquences
sur la qualité de vie des personnes polyhandicapées sont directes et cela pose la
question de la prévention et de la préservation, pour ces dernières, de leur capital
santé.
Lorsque l’accès aux soins est rendu possible, la posture souveraine prend d’autres
formes : par exemple, elle peut consister à proposer une prise en soin qui porte atteinte
à l’intégrité physique de ces patients. Un aidant familial interviewé récemment en
province par un étudiant de l’IFCS2 de Nantes évoquait une hospitalisation de son fils
polyhandicapé programmée pour soigner deux caries et le chirurgien dentiste, pendant
l’intervention, a arraché treize dents au patient et a justifié son acte par le fait que les
parents et l’enfant seraient plus tranquilles par la suite. Je pourrais donner d’autres
exemples de ce type, tous montreraient que les solutions proposées le sont bien
souvent au nom d’un certain pragmatisme qui laisse dans l’impensé la nature même de
la posture adoptée dans la relation. On ne peut pas parler ici d’absence de
considération pour la personne, mais c’est une considération qui est référée en priorité
au système normatif du soignant et sa méconnaissance du polyhandicap le conduit à
ignorer le bénéfice que la personne peut avoir, par ailleurs, à garder ses dents, le père
en question regrettant que son enfant soit désormais contraint de manger mixé et
naturellement il éprouvait un vif ressentiment à l’égard du corps médical.
L’adoption de postures souveraines se retrouve également du côté des aidants
socialisés aux problématiques du polyhandicap et bien souvent ces aidants remplissent
des fonctions centrales de médiation dans la prise en compte des personnes
polyhandicapées. Les postures souveraines peuvent adopter, dans leur cas, des formes
plus ou moins manifestes et se traduire par des attitudes discrétionnaires qui peuvent
se dire sur un mode agressif comme sur un mode fusionnel. Ils peuvent, par exemple,
s’apercevoir de l’inconfort d’une situation, mais se montrer indifférents en faisant
comme s’ils ne voyaient et ne décodaient rien du tout et la personne polyhandicapée
ne peut opposer à ce « rien voir » ou à ce « rien entendre » que l’état de son corps
lorsqu’il y a, par exemple, un problème manifeste de santé qui surgit. Ils peuvent aussi
manifester explicitement leur agressivité et la retourner contre des tiers médiateurs qui
perçoivent l’inégalité de traitement par rapport aux personnes capables d’exprimer leur
point de vue. L’exemple que je peux donner est celui d’un patient polyhandicapé
atteint de troubles importants de la déglutition qui se retrouve trempé par sa salive et
l’aidant professionnel n’intervient pas pour le changer. L’aidant familial en visite lui
fait remarquer qu’il vaudrait mieux lui mettre un autre tee-shirt parce qu’il pourrait
attraper froid et l’aidant professionnel répond « il fait beau aujourd’hui, mettez-le
dehors, il va sécher ».
La tentation souveraine, lorsqu’elle s’exprime sur le mode fusionnel, prend des formes
moins identifiables : l’aidant va intervenir dans un souci de bien-être de la personne,
mais il ne va prendre appui là encore que sur son propre système normatif pour
intervenir au motif qu’il connaît et comprend bien la personne et la posture souveraine
va consister à proposer une modalité d’intervention référée à sa seule appréciation.
Cela peut donner lieu à des formes de captation de l’accompagnement qui ignorent le
point de vue d’autres acteurs sur cet accompagnement et qui, du coup, accroissent les
risques de conflictualité et d’incompréhension entre les acteurs. D’autres exemples
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2 Institut de Formation des Cadres de Santé.
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