CONNAISSANCE ET VIE D`AUJOURD`HUI Le 24 novembre 1998

publicité
CONNAISSANCE ET VIE D'AUJOURD'HUI
ROUEN
Le 1 er février 2000
MATIÈRE ET MÉMOIRE : LE CERVEAU EN ACTION
d’après la conférence de Jean Cambier, professeur de neurologie et membre de l’Académie de
Médecine.
Monsieur Cambier émaillera son exposé de nombreuses évocations littéraires extraites des
oeuvres de Chateaubriant, Saint Augustin, Descartes, Diderot, Bergson, Valéry, Giraudoux, de
Vigny, Borgess et surtout Proust.
Si la capacité de garder une trace de nos expériences successives est le support de tous les
apprentissages, la mémoire de l’homme va bien au-delà. Ressuscitant des situations et des états
de conscience antérieurement vécus, elle fonde la prise de conscience de soi. Se matérialisant
dans le langage, elle permet à l’individu de se représenter sa propre histoire et d’accéder à la
mémoire collective. Nourrissant l’imagination, elle est au service de l’invention et de la
création.
Les philosophes anciens, puis Descartes, ont adopté une position dualiste : la mémoire fait
intervenir le cerveau mais elle est une propriété de l’âme. Bergson, quand il publia en 1896
« Matière et Mémoire », restait fidèle à ce mode de pensée.
Les recherches des cliniciens sur les amnésies, l’avènement de la cybernétique (science dont
l’objectif est de chercher des analogies entre le fonctionnement des machines nouvelles et celui
du cerveau), l’apport de la physiologie comparée ont définitivement inscrit la mémoire dans la
matière du cerveau.
Page 1
ANATOMIE DE LA MÉMOIRE
La structure cérébrale constitue un réseau de capacités illimité. L’unité de ce réseau est le
neurone, cellule composée d’un corps cellulaire prolongé d’un axe principal appelé axone et de
dendrites. Le neurone a la capacité originale de pouvoir accumuler des informations et de les
transmettre sous la forme d’un courant qui va parcourir l’axone. Les neurones communiquent
entre eux par des jonctions, les synapses, qui font intervenir un intermédiaire chimique.
Une coupe de cerveau met en relief une substance grise, région où s’accumulent les corps
cellulaires des neurones, et une substance blanche formée par les prolongements des neurones
entourés d’une gaine de myéline.
Le cerveau est extrêmement plissé, ce qui lui confère une surface considérable. Le nombre de
neurones est évalué entre 2 et 10 milliards et celui des synapses est de 100 fois à 1000 fois plus
élevé.
C’est dans le système de réseaux parallèles formés par les contacts de neurones à neurones,
que s’inscrit la mémoire.
Le cerveau a la capacité essentielle de créer des associations entre des informations venant
d’horizons différents. Ces réseaux ont une base génétique ; tout le monde naît avec la même
organisation du cerveau. Le développement des synapses se fait en fonction de l’utilisation que
l’on en fait.
La plasticité des réseaux synaptiques qui est le support véritable de la mémoire est liée à un
remaniement du fonctionnement des synapses dont le mécanisme est connu sous le nom de
potentialisation postsynaptique. Ainsi, lorsqu’un neurone reçoit simultanément et de façon
répétée deux informations convergentes (exemple de la rose, image et odeur), ce neurone va
avoir une réponse considérablement amplifiée par rapport à la réponse initiale. Intervenant sur
un nombre considérable de synapses au sein d’une infinité de réseaux redondants, cette
potentialisation explique comment la mémoire s’inscrit dans la matière, mais aussi comment la
trace, une fois déposée, échappe aux lésions localisées du cortex cérébral.
La potentialisation post-synaptique est la clé générale de tous les phénomènes de mémoire ;
elle régit le fonctionnement des systèmes nerveux les plus élémentaires.
Initiée par Pavlov, l’étude du comportement animal a découvert les lois de l’apprentissage et
la physiologie du système récompense/punition.
Les capacités des primates vont bien au-delà. Ils disposent d’une capacité de représentation.
Quant à l’homme, il trouve dans le langage un nouvel instrument d’enregistrement et de
représentation. Dans l’évolution des espèces, l’étape du cerveau limbique (rhinencéphale) est
essentielle. En classant le monde et les événements en bon ou mauvais objet, bonne ou
mauvaise rencontre, bonne ou mauvaise direction, il accomplit une évaluation « affective » qui
marque de son sceau, non plus une simple association stimulus réponse, mais le fruit d’une
intégration plurisensorielle intervenant dans le temps qui est l’ébauche de la mémoire
associative.
Tout acte de mémoire suppose un minimum d’éveil (fonction du tronc cérébral ou cerveau
reptilien). Il faut en outre une attention soutenue (cerveau limbique ou rhinencéphale). A cela
s’ajoute un travail sur les représentations mentales (néo-cortex).
Page 2
DIVERS ASPECTS DE LA MÉMOIRE
Il y a une unité fondamentale de la mémoire liée à son fonctionnement qui engage pour chaque
opération le cerveau dans son ensemble. Néanmoins les champs d’intervention de la mémoire
sont très divers.
Dans la mémoire à long terme, une première dichotomie oppose la mémoire déclarative et la
mémoire procédurale.
La mémoire déclarative recouvre toutes les acquisitions que nous pouvons exprimer par
le langage ou tout autre moyen. Elle revêt 2 formes :
- épisodique : c’est la mémoire des événements. Cette mémoire va faire revivre un moment du
passé dans son contexte originel. Le souvenir sera évoqué non pas en fonction de la
représentation que le sujet peut se faire de sa propre histoire mais à partir d’indices fournis par
le contexte : où et comment a été vécue cette expérience (la madeleine de Proust).
- sémantique : elle rassemble tout ce que nous savons en ayant oublié quand et comment nous
l’avons appris.
Qu’il s’agisse de mémoire épisodique ou sémantique, la naissance du souvenir est un acte
volontaire, un acte de conscience. C’est une mémoire de type explicite.
A l’opposé, la mémoire procédurale gère les habitudes et les compétences techniques
(tout ce que nous avons dû apprendre pour vivre). Elle intervient le plus souvent sur un
mode automatique. Cette mémoire n’atteint pas la prise de conscience, c’est pourquoi elle est
qualifiée de mémoire implicite. On a appris à explorer cette mémoire par des méthodes
particulières comme le processus d’amorçage : après avoir lu une liste de mots, le sujet lit une
liste de racines et retrouve alors les mots proposés précédemment.
La mémoire qui enracine l’homme dans son passé le conduit aussi à se projeter dans son avenir :
c’est la mémoire prospective. Elle nous permet de planifier notre vie quotidienne.
Il faut s’intéresser aussi à la métamémoire : elle répond à l’évaluation que chacun porte sur sa
propre mémoire, par exemple quand on a le sentiment de savoir ou de connaître avant même
que le souvenir ne soit véritablement revenu en tête.
Le travail de la mémoire s’effectue par étapes :
- La mémoire à court terme ou mémoire immédiate est un simple prolongement de la
perception ; l’image mentale ne va survivre que quelques secondes. Elle a un contenu limité à 7
éléments auditifs ou visuels.
- La mémoire de travail est l’exploitation de la mémoire immédiate dont nous faisons un effort
pour prolonger la durée (par exemple, quand nous voulons retenir une numéro de téléphone).
Son support peut être auditivo-verbal ou visuel.
- La mémoire à long terme concerne tous les souvenirs qui vont rester dans notre mémoire. Le
contenu de cette mémoire n’est pas fixe, il est capable d’évoluer dans le temps. Cette mémoire
est en permanence remaniée, la conservation des souvenirs étant marquée à la fois par une
simplification et par une consolidation des traces. Ainsi, nos souvenirs très anciens sont précis
mais très sélectifs.
- Le rappel, sous une forme automatique, va conditionner la reconnaissance des objets, des
lieux. Il fournit la matière des rêves et sous-tend tout le cours de la pensée. A ce
fonctionnement involontaire de la mémoire, on peut opposer le rappel volontaire du souvenir
qui se présente sous 2 aspects : la reconnaissance (on part d’une information et on en exploite
la résonance ; dans cette démarche, la composante affective est importante) et l’évocation
(recherche organisée).
Page 3
LES DÉSORDRES DE LA MÉMOIRE
L’amnésie lacunaire désigne la panne de mémoire qui résulte d’une brève période de
dysfonctionnement du cerveau (syncope, traumatisme crânien ou crise d’épilepsie). En cas de
traumatisme, le patient ne se souvient ni de l’accident ni des instants qui l’ont précédé car les
informations n’ont pas eu le temps d’être transmises totalement dans la mémoire à long terme ;
elles étaient encore dans la mémoire à court terme. Eventuellement, ce sujet va être capable
d’inventer de faux souvenirs pour combler ce trou.
Quand la mémoire est compromise de façon durable, l’amnésie va associer une composante
antérograde (incapacité de former de nouveaux souvenirs) et une composante rétrograde
(impossibilité d’évoquer correctement des souvenirs anciens). Le Syndrome de Korsakoff
associe une amnésie antérograde absolue et une amnésie rétrograde chaotique (oubli de faits
marquants). L’intrusion de faux souvenirs est génératrice de fabulations et de fausses
reconnaissances. En contraste, les patients ont une mémoire immédiate parfaitement préservée ;
ils ont une activité normale pour toutes les occupations qui ne font pas appel à la mémoire à
long terme.
La destruction chirurgicale de la partie antérieure et interne du lobe temporal, des 2 côtés,
produit une amnésie semblable au Syndrome de Korsakoff. Cette région renferme
l’hippocampe. Le circuit H.M.T. (hyppocampo-mamillo-thalamo-cingulaire) unit dans les 2
sens, le cerveau limbique au néo-cortex. Sa mise hors fonction bilatérale, quelle qu’en soit la
cause, détermine une amnésie axiale. Chez ces patients, la défaillance considérable de la
mémoire explicite (déclarative) contraste avec une préservation de la mémoire implicite
(procédurale). Ils ont gardé les compétences techniques dont ils disposaient antérieurement et
peuvent en acquérir de nouvelles mais ne se souviennent pas des séances d’entraînement
auxquelles ils ont été soumis.
A la différence des lésions du dispositif H.M.T., les lésions localisées du cortex cérébral
peuvent altérer spécifiquement telle ou telle forme de la mémoire procédurale : perte de la
capacité de trouver les mots, de reconnaître les objets.
Les lésions frontales peuvent perturber les mécanismes de l’attention, de la recréation de
souvenirs.
Les lésions diffuses du cortex cérébral engendrent des démences en compromettant aussi
bien la mémoire procédurale que la mémoire déclarative. Dans la maladie d’Alzheimer, les
lésions touchent en particulier le noyau de Maynert, l’hippocampe et le cortex associatif.
Les drogues, l’alcool, divers médicaments hypnogènes peuvent déterminer une amnésie
globale plus ou moins durable en intervenant sur les systèmes de projection diffuse qui
contrôlent à chaque instant l’activité du cerveau.
L’amnésie psychogène peut survenir à l’occasion d’un traumatisme. C’est une amnésie
rétrograde absolue pour le passé récent et quelquefois pour la totalité de l’existence.
L’exemple classique est « Le voyageur sans bagages » de Giraudoux.
L’oubli naturel est la conséquence de la multiplication des traces et de leurs interférences.
Cet oubli est une nécessité.
Page 4
L’oubli de la première enfance résulte du fait que le jeune enfant n’a pas les moyens de
conceptualiser et d’organiser ses réseaux. L’oubli de la sénescence est moins lié à
l’affaiblissement du cerveau qu’à un éloignement subi ou consenti à l’égard des sollicitations
du monde.
LA MÉMOIRE AU TRAVAIL
Cette trace matérielle inscrite dans le cerveau sous la forme de remaniement synaptique lors
du processus de mise en mémoire est désigné sous le nom d’engramme. Les engrammes n’ont
pas une localisation dans une région du cortex. La mémoire est inscrite dans un ensemble de
réseaux redondants. Ces engrammes, installés dans les 2 hémisphères, sont ubiquitaires. Le mot
« étoile », par exemple, peut s’intégrer dans de multiples réseaux.
Le cortex frontal participe comme le cortex cérébral au jeu de l’inscription des engrammes. De
plus, il organise la mémoire au niveau le plus élevé ; il a la gestion de la mémoire du travail. Il
intervient aussi dans l’ordonnancement des souvenirs et va permettre à l’homme de prendre
des distances par rapport à sa mémoire.
Nous avons un cerveau composé de 2 hémisphères qui sont engagés conjointement dans
toutes les activités de la mémoire mais leur contribution n’est pas la même. Plus
généralement, l’activation est gauche pour la mémoire sémantique ; elle est droite pour la
mémoire épisodique. Cette participation différente aux activités de la mémoire reproduit
l’opposition du mode de fonctionnement des 2 hémisphères.
Hémisphère droit
visuospatial
synthétique
global
pragmatique
intuitif
Hémisphère gauche
verbal
analytique
catégoriel
logique
déductif
Par sa nature déclarative, la mémoire explicite est liée au langage. Le langage achève la
perception ; c’est un moyen supplémentaire de coder l’expérience et de la garder en mémoire.
Proust oppose à la mémoire de l’esprit une mémoire du coeur dont les résurgences inopinées
révèlent l’existence d’une fabuleuse mémoire inconsciente.
L’évocation est le fruit d’un travail qui va prendre soit la forme d’un récit (appel à
l’hémisphère gauche), soit la forme d’une réminiscence épisodique à dominante sensorielle et
affective (hémisphère droit).
CONCLUSION
Toute information sollicite les 2 hémisphères et s’inscrit à la fois dans le registre épisodique et
sémantique. Système diversifié au fonctionnement unitaire, la mémoire met en jeu un nombre
illimité de réseaux répartis dans les 2 hémisphères. L’opposition droite, gauche, ne fait que
refléter le mode de fonctionnement propre à l’un et à l’autre.
Pour conclure, sans épuiser le sujet, Jean Cambier nous invite à lire le remarquable essai de
Jean-Yves et Marc Tadier intitulé « Le sens de la mémoire ».
Page 5
Téléchargement