CONNAISSANCE ET VIE D'AUJOURD'HUI ROUEN Le 1 er février 2000 MATIÈRE ET MÉMOIRE : LE CERVEAU EN ACTION d’après la conférence de Jean Cambier, professeur de neurologie et membre de l’Académie de Médecine. Monsieur Cambier émaillera son exposé de nombreuses évocations littéraires extraites des oeuvres de Chateaubriant, Saint Augustin, Descartes, Diderot, Bergson, Valéry, Giraudoux, de Vigny, Borgess et surtout Proust. Si la capacité de garder une trace de nos expériences successives est le support de tous les apprentissages, la mémoire de l’homme va bien au-delà. Ressuscitant des situations et des états de conscience antérieurement vécus, elle fonde la prise de conscience de soi. Se matérialisant dans le langage, elle permet à l’individu de se représenter sa propre histoire et d’accéder à la mémoire collective. Nourrissant l’imagination, elle est au service de l’invention et de la création. Les philosophes anciens, puis Descartes, ont adopté une position dualiste : la mémoire fait intervenir le cerveau mais elle est une propriété de l’âme. Bergson, quand il publia en 1896 « Matière et Mémoire », restait fidèle à ce mode de pensée. Les recherches des cliniciens sur les amnésies, l’avènement de la cybernétique (science dont l’objectif est de chercher des analogies entre le fonctionnement des machines nouvelles et celui du cerveau), l’apport de la physiologie comparée ont définitivement inscrit la mémoire dans la matière du cerveau. Page 1 ANATOMIE DE LA MÉMOIRE La structure cérébrale constitue un réseau de capacités illimité. L’unité de ce réseau est le neurone, cellule composée d’un corps cellulaire prolongé d’un axe principal appelé axone et de dendrites. Le neurone a la capacité originale de pouvoir accumuler des informations et de les transmettre sous la forme d’un courant qui va parcourir l’axone. Les neurones communiquent entre eux par des jonctions, les synapses, qui font intervenir un intermédiaire chimique. Une coupe de cerveau met en relief une substance grise, région où s’accumulent les corps cellulaires des neurones, et une substance blanche formée par les prolongements des neurones entourés d’une gaine de myéline. Le cerveau est extrêmement plissé, ce qui lui confère une surface considérable. Le nombre de neurones est évalué entre 2 et 10 milliards et celui des synapses est de 100 fois à 1000 fois plus élevé. C’est dans le système de réseaux parallèles formés par les contacts de neurones à neurones, que s’inscrit la mémoire. Le cerveau a la capacité essentielle de créer des associations entre des informations venant d’horizons différents. Ces réseaux ont une base génétique ; tout le monde naît avec la même organisation du cerveau. Le développement des synapses se fait en fonction de l’utilisation que l’on en fait. La plasticité des réseaux synaptiques qui est le support véritable de la mémoire est liée à un remaniement du fonctionnement des synapses dont le mécanisme est connu sous le nom de potentialisation postsynaptique. Ainsi, lorsqu’un neurone reçoit simultanément et de façon répétée deux informations convergentes (exemple de la rose, image et odeur), ce neurone va avoir une réponse considérablement amplifiée par rapport à la réponse initiale. Intervenant sur un nombre considérable de synapses au sein d’une infinité de réseaux redondants, cette potentialisation explique comment la mémoire s’inscrit dans la matière, mais aussi comment la trace, une fois déposée, échappe aux lésions localisées du cortex cérébral. La potentialisation post-synaptique est la clé générale de tous les phénomènes de mémoire ; elle régit le fonctionnement des systèmes nerveux les plus élémentaires. Initiée par Pavlov, l’étude du comportement animal a découvert les lois de l’apprentissage et la physiologie du système récompense/punition. Les capacités des primates vont bien au-delà. Ils disposent d’une capacité de représentation. Quant à l’homme, il trouve dans le langage un nouvel instrument d’enregistrement et de représentation. Dans l’évolution des espèces, l’étape du cerveau limbique (rhinencéphale) est essentielle. En classant le monde et les événements en bon ou mauvais objet, bonne ou mauvaise rencontre, bonne ou mauvaise direction, il accomplit une évaluation « affective » qui marque de son sceau, non plus une simple association stimulus réponse, mais le fruit d’une intégration plurisensorielle intervenant dans le temps qui est l’ébauche de la mémoire associative. Tout acte de mémoire suppose un minimum d’éveil (fonction du tronc cérébral ou cerveau reptilien). Il faut en outre une attention soutenue (cerveau limbique ou rhinencéphale). A cela s’ajoute un travail sur les représentations mentales (néo-cortex). Page 2 DIVERS ASPECTS DE LA MÉMOIRE Il y a une unité fondamentale de la mémoire liée à son fonctionnement qui engage pour chaque opération le cerveau dans son ensemble. Néanmoins les champs d’intervention de la mémoire sont très divers. Dans la mémoire à long terme, une première dichotomie oppose la mémoire déclarative et la mémoire procédurale. La mémoire déclarative recouvre toutes les acquisitions que nous pouvons exprimer par le langage ou tout autre moyen. Elle revêt 2 formes : - épisodique : c’est la mémoire des événements. Cette mémoire va faire revivre un moment du passé dans son contexte originel. Le souvenir sera évoqué non pas en fonction de la représentation que le sujet peut se faire de sa propre histoire mais à partir d’indices fournis par le contexte : où et comment a été vécue cette expérience (la madeleine de Proust). - sémantique : elle rassemble tout ce que nous savons en ayant oublié quand et comment nous l’avons appris. Qu’il s’agisse de mémoire épisodique ou sémantique, la naissance du souvenir est un acte volontaire, un acte de conscience. C’est une mémoire de type explicite. A l’opposé, la mémoire procédurale gère les habitudes et les compétences techniques (tout ce que nous avons dû apprendre pour vivre). Elle intervient le plus souvent sur un mode automatique. Cette mémoire n’atteint pas la prise de conscience, c’est pourquoi elle est qualifiée de mémoire implicite. On a appris à explorer cette mémoire par des méthodes particulières comme le processus d’amorçage : après avoir lu une liste de mots, le sujet lit une liste de racines et retrouve alors les mots proposés précédemment. La mémoire qui enracine l’homme dans son passé le conduit aussi à se projeter dans son avenir : c’est la mémoire prospective. Elle nous permet de planifier notre vie quotidienne. Il faut s’intéresser aussi à la métamémoire : elle répond à l’évaluation que chacun porte sur sa propre mémoire, par exemple quand on a le sentiment de savoir ou de connaître avant même que le souvenir ne soit véritablement revenu en tête. Le travail de la mémoire s’effectue par étapes : - La mémoire à court terme ou mémoire immédiate est un simple prolongement de la perception ; l’image mentale ne va survivre que quelques secondes. Elle a un contenu limité à 7 éléments auditifs ou visuels. - La mémoire de travail est l’exploitation de la mémoire immédiate dont nous faisons un effort pour prolonger la durée (par exemple, quand nous voulons retenir une numéro de téléphone). Son support peut être auditivo-verbal ou visuel. - La mémoire à long terme concerne tous les souvenirs qui vont rester dans notre mémoire. Le contenu de cette mémoire n’est pas fixe, il est capable d’évoluer dans le temps. Cette mémoire est en permanence remaniée, la conservation des souvenirs étant marquée à la fois par une simplification et par une consolidation des traces. Ainsi, nos souvenirs très anciens sont précis mais très sélectifs. - Le rappel, sous une forme automatique, va conditionner la reconnaissance des objets, des lieux. Il fournit la matière des rêves et sous-tend tout le cours de la pensée. A ce fonctionnement involontaire de la mémoire, on peut opposer le rappel volontaire du souvenir qui se présente sous 2 aspects : la reconnaissance (on part d’une information et on en exploite la résonance ; dans cette démarche, la composante affective est importante) et l’évocation (recherche organisée). Page 3 LES DÉSORDRES DE LA MÉMOIRE L’amnésie lacunaire désigne la panne de mémoire qui résulte d’une brève période de dysfonctionnement du cerveau (syncope, traumatisme crânien ou crise d’épilepsie). En cas de traumatisme, le patient ne se souvient ni de l’accident ni des instants qui l’ont précédé car les informations n’ont pas eu le temps d’être transmises totalement dans la mémoire à long terme ; elles étaient encore dans la mémoire à court terme. Eventuellement, ce sujet va être capable d’inventer de faux souvenirs pour combler ce trou. Quand la mémoire est compromise de façon durable, l’amnésie va associer une composante antérograde (incapacité de former de nouveaux souvenirs) et une composante rétrograde (impossibilité d’évoquer correctement des souvenirs anciens). Le Syndrome de Korsakoff associe une amnésie antérograde absolue et une amnésie rétrograde chaotique (oubli de faits marquants). L’intrusion de faux souvenirs est génératrice de fabulations et de fausses reconnaissances. En contraste, les patients ont une mémoire immédiate parfaitement préservée ; ils ont une activité normale pour toutes les occupations qui ne font pas appel à la mémoire à long terme. La destruction chirurgicale de la partie antérieure et interne du lobe temporal, des 2 côtés, produit une amnésie semblable au Syndrome de Korsakoff. Cette région renferme l’hippocampe. Le circuit H.M.T. (hyppocampo-mamillo-thalamo-cingulaire) unit dans les 2 sens, le cerveau limbique au néo-cortex. Sa mise hors fonction bilatérale, quelle qu’en soit la cause, détermine une amnésie axiale. Chez ces patients, la défaillance considérable de la mémoire explicite (déclarative) contraste avec une préservation de la mémoire implicite (procédurale). Ils ont gardé les compétences techniques dont ils disposaient antérieurement et peuvent en acquérir de nouvelles mais ne se souviennent pas des séances d’entraînement auxquelles ils ont été soumis. A la différence des lésions du dispositif H.M.T., les lésions localisées du cortex cérébral peuvent altérer spécifiquement telle ou telle forme de la mémoire procédurale : perte de la capacité de trouver les mots, de reconnaître les objets. Les lésions frontales peuvent perturber les mécanismes de l’attention, de la recréation de souvenirs. Les lésions diffuses du cortex cérébral engendrent des démences en compromettant aussi bien la mémoire procédurale que la mémoire déclarative. Dans la maladie d’Alzheimer, les lésions touchent en particulier le noyau de Maynert, l’hippocampe et le cortex associatif. Les drogues, l’alcool, divers médicaments hypnogènes peuvent déterminer une amnésie globale plus ou moins durable en intervenant sur les systèmes de projection diffuse qui contrôlent à chaque instant l’activité du cerveau. L’amnésie psychogène peut survenir à l’occasion d’un traumatisme. C’est une amnésie rétrograde absolue pour le passé récent et quelquefois pour la totalité de l’existence. L’exemple classique est « Le voyageur sans bagages » de Giraudoux. L’oubli naturel est la conséquence de la multiplication des traces et de leurs interférences. Cet oubli est une nécessité. Page 4 L’oubli de la première enfance résulte du fait que le jeune enfant n’a pas les moyens de conceptualiser et d’organiser ses réseaux. L’oubli de la sénescence est moins lié à l’affaiblissement du cerveau qu’à un éloignement subi ou consenti à l’égard des sollicitations du monde. LA MÉMOIRE AU TRAVAIL Cette trace matérielle inscrite dans le cerveau sous la forme de remaniement synaptique lors du processus de mise en mémoire est désigné sous le nom d’engramme. Les engrammes n’ont pas une localisation dans une région du cortex. La mémoire est inscrite dans un ensemble de réseaux redondants. Ces engrammes, installés dans les 2 hémisphères, sont ubiquitaires. Le mot « étoile », par exemple, peut s’intégrer dans de multiples réseaux. Le cortex frontal participe comme le cortex cérébral au jeu de l’inscription des engrammes. De plus, il organise la mémoire au niveau le plus élevé ; il a la gestion de la mémoire du travail. Il intervient aussi dans l’ordonnancement des souvenirs et va permettre à l’homme de prendre des distances par rapport à sa mémoire. Nous avons un cerveau composé de 2 hémisphères qui sont engagés conjointement dans toutes les activités de la mémoire mais leur contribution n’est pas la même. Plus généralement, l’activation est gauche pour la mémoire sémantique ; elle est droite pour la mémoire épisodique. Cette participation différente aux activités de la mémoire reproduit l’opposition du mode de fonctionnement des 2 hémisphères. Hémisphère droit visuospatial synthétique global pragmatique intuitif Hémisphère gauche verbal analytique catégoriel logique déductif Par sa nature déclarative, la mémoire explicite est liée au langage. Le langage achève la perception ; c’est un moyen supplémentaire de coder l’expérience et de la garder en mémoire. Proust oppose à la mémoire de l’esprit une mémoire du coeur dont les résurgences inopinées révèlent l’existence d’une fabuleuse mémoire inconsciente. L’évocation est le fruit d’un travail qui va prendre soit la forme d’un récit (appel à l’hémisphère gauche), soit la forme d’une réminiscence épisodique à dominante sensorielle et affective (hémisphère droit). CONCLUSION Toute information sollicite les 2 hémisphères et s’inscrit à la fois dans le registre épisodique et sémantique. Système diversifié au fonctionnement unitaire, la mémoire met en jeu un nombre illimité de réseaux répartis dans les 2 hémisphères. L’opposition droite, gauche, ne fait que refléter le mode de fonctionnement propre à l’un et à l’autre. Pour conclure, sans épuiser le sujet, Jean Cambier nous invite à lire le remarquable essai de Jean-Yves et Marc Tadier intitulé « Le sens de la mémoire ». Page 5