LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL Mystère de la vie, qui est sa simplicité 1. Dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique, la question de l’être de l’animalité est abordée par Heidegger dans un dialogue constant, bien qu’assez souvent implicite, avec la biologie de son temps et tout particulièrement avec l’œuvre de Jakob von Uexküll. Les allusions à celleci, nombreuses tout au long du texte, ne sont nullement extérieures à son propos ; bien des thèses de Heidegger ne peuvent être mises à l’épreuve et discutées si l’on n’aperçoit pas d’abord en quel point elles se démarquent d’une biologie et d’une zoologie qui sont déjà elles-mêmes d’inspiration phénoménologique. Le centre de gravité du cours de 1929-30, comme Heidegger y insiste, réside dans ses développements sur l’essence de l’animalité 2. Pourtant, les Grundbegriffe s’ouvrent par une vaste et minutieuse analyse de l’ennui. Quel est exactement le lien entre ces deux thématiques apparemment hétérogènes ? Qu’est-ce qui assure l’unité même de la problématique du cours ? Il s’agit, pour Heidegger, d’introduire à la métaphysique au sens tout à fait spécifique qu’il accorde à ce terme au tournant des années trente, non pas celui d’une discipline scolaire, historiquement attestée, mais celui d’une manière fondamentale de questionner qui s’enracine dans la constitution ontologique du Dasein comme transcendance. Les trois questions de la métaphysique (Qu’est-ce que le monde ? Qu’est-ce que la finitude ? Qu’estce que la solitude ?) ne peuvent être posées dans toute leur radicalité que si 1. H.-G. Gadamer, Gesammelte Werke, Hermeneutik, I, Wahrheit und Methode, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1990, p. 34 ; trad. fr. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 45. 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, Die Grundbegriffe der Metaphysik, Francfort, Klostermann, 1992, p. 268 ; trad. D. Panis, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1992, p. 272. Cette traduction sera parfois modifiée. 256 CLAUDE ROMANO s’éveille dans le Dasein une disposition affective (Stimmung) en vertu de laquelle lui-même est impliqué dans les questions qu’il pose ; donc si le Dasein se trouve en quelque sorte replacé, au moyen d’une Stimmung fondamentale, devant l’appartenance de la métaphysique à son essence. Car la métaphysique n’est nullement étrangère à son être, comme le signalait déjà « Qu’est-ce que la métaphysique ? » : « Le Dasein humain ne peut se rapporter à de l’étant que s’il se tient instant dans le rien. Le passage au-delà de l’étant advient dans l’essence du Dasein. Mais ce passage audelà est la métaphysique même. D’où il découle ceci : la métaphysique appartient à la “nature de l’homme” […]Elle est le Dasein lui-même » 1. Mais alors, pourquoi privilégier ainsi la disposition affective de l’ennui, et non pas l’angoisse, par exemple, qui était seule à mériter dans Sein und Zeit le titre de Grundbefindlichkeit, d’affection fondamentale ? On ne peut répondre à cette question que si l’on comprend le lien qui existe, dans ce cours, entre l’ennui et le problème de l’animalité. Ce qui caractérise l’ennui, notamment dans sa forme la plus profonde, que Heidegger rapproche de la mélancolie, c’est une forme d’envoûtement (Gebanntheit) par l’étant en totalité qui, pourtant, dans le même temps, se retire et se refuse, quelque chose comme une hébétude, une fascination, une stupeur. Dans l’ennui, écrit Heidegger, « nous sommes pris (hingenommen) par les choses, si ce n’est perdus (verloren) en elles, souvent même hébétés (benommen) par elles » 2. Songeons au regard absent du personnage de la célèbre gravure de Dürer « Mélancolie I » : ce regard perdu dans le vide, qui ne se pose sur rien et que rien ne parvient à retenir. Telle est la stupeur mélancolique qu’Aristote déjà caractérisait par la môrôsis, l’hébétude : ceux qui sont affectés d’un excès de bile noire, écrit-il, « sont en proie à la torpeur et à l’hébétude (nôthroi kai môroi) » 3. Cette torpeur, cette stupeur sont exprimées en Allemand par ce qui va constituer, à bien des égards, la notion-pivot de tout le cours : la Benommenheit. C’est au moyen de ce terme que sera déterminée, en effet, l’essence de l’animalité. Dès lors, la problématique d’ensemble du cours peut être dégagée de la manière suivante : « Ce qui apparaîtra est la façon dont cette disposition affective fondamentale [l’ennui] et tout ce qu’elle implique doit se détacher par contraste sur ce que nous avons prétendu être l’essence de l’animalité, à savoir l’hébétude (Benommenheit). Ce contraste deviendra pour nous 1. M. Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Ga., 9, Wegmarken, F.-W. von Herrmann (éd.), Francfort, Klostermann, 21996, p. 122 ; trad. fr. R. Munier (modifiée) in Martin Heidegger, Paris, L’Herne, 1983, p. 56. 2. M. Heidegger, Ga. 29/30, p. 153 ; trad. cit., p. 158. 3. Aristote, Problemata, XXX, 954 a 31. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 257 d’autant plus décisif que l’essence de l’animalité, l’hébétude, viendra en apparence dans le plus immédiat voisinage de ce que nous avons défini comme étant une caractéristique de l’ennui profond, et que nous avons appelé l’envoûtement (Gebanntheit) du Dasein au sein de l’étant en entier. Il apparaîtra en fait que ce voisinage le plus immédiat des deux constitutions d’être n’est qu’une tromperie, qu’il y a entre elles un abîme qu’aucune médiation ne peut, en quelque sens que ce soit, permettre de franchir » 1. Tout le questionnement du cours repose sur cette proximité apparente et même « trompeuse » de l’homme et de l’animal. Livré à l’ennui profond et sans bornes, l’homme, à l’instar de l’animal, paraît frappé d’une espèce de stupeur. Ils sont donc au plus près. Et pourtant, justement en vertu de cette proximité, il sont en réalité au plus loin. Car cette proximité est justement ce qui fait ressortir la distance abyssale qui les sépare, et qui sépare par conséquent deux sens possibles de l’hébétude. L’accaparement (Benommenheit) de l’animal par ce qui aimante ses pulsions n’a rien à voir (et pourtant il ressemble) avec l’envoûtement dans lequel l’ennui sans fond plonge le Dasein. C’est dans la proximité la plus grande que se révèle aussi la différence la plus profonde. Cette différence est d’abord la différence entre deux acceptions irréductibles du « monde ». L’environnement animal n’est pas le monde humain. Voilà ce qu’il s’agit de montrer. Plus précisément, le mouvement d’ensemble du texte est un mouvement en forme de chiasme : il s’agit d’établir dans un premier temps que la détermination traditionnelle de l’homme comme animal rationnel est insuffisante pour comprendre l’essence de la disposition affective, par exemple de l’ennui, et, à travers elle, pour déterminer l’être du Dasein comme tel : « Cette conception de l’homme comme être vivant qui est ensuite doté d’une raison a conduit à une entière méconnaissance de l’essence de la disposition affective » 2. Ainsi, l’analyse de la « disposition fondamentale » de l’ennui va procurer un éclaircissement préliminaire sur la constitution ontologique de l’homme, c’est-à-dire sur le Dasein. Selon un mouvement symétrique, cette nouvelle détermination de l’essence de l’homme va rejaillir en direction d’une nouvelle détermination de l’essence de l’animalité, donc d’une compréhension entièrement renouvelée des rapports entre la simple « vie » et l’existence. 1. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 409 ; trad. cit., p. 409. 2. Ibid., p. 93 ; trad. cit., p. 101. 258 CLAUDE ROMANO L’ORIGINALITÉ DES GRUNDBEGRIFFE DANS L’ITINÉRAIRE DE HEIDEGGER L’originalité du cours de 1929-30 réside en premier lieu dans sa thèse bien connue selon laquelle « l’animal est pauvre en monde ». Mais que signifie cette thèse ? Comment la comprendre ? Et qu’est-ce qui fait sa spécificité, non seulement par rapport à la thèse de von Uexküll selon laquelle l’animal possède un monde ambiant (Umwelt), que par rapport à l’anthropologie traditionnelle qui distingue l’homme de l’animal au moyen d’une différence spécifique, le logos, la politique, l’esprit ou la liberté ? Il n’est pas possible de commencer de répondre à ces questions si l’on n’aperçoit pas d’abord la singularité des Grundbegriffe dans l’itinéraire de pensée de Heidegger. Au regard de cet itinéraire, son affirmation centrale constitue, en effet, un hapax. Elle n’a à proprement parler d’équivalent ni dans les textes antérieurs ni dans l’œuvre ultérieure du philosophe. Cette originalité se manifeste sur deux plans, d’ailleurs étroitement liés : celui du statut du « monde » animal, celui des rapports entre philosophie et biologie. Il suffit à cet égard de rapprocher les formulations des Concepts fondamentaux de celles que l’on trouve, par exemple, dans les Conférences de Cassel de 1925. Heidegger y apparaît beaucoup plus enclin qu’il ne le sera par la suite à rapprocher, plutôt qu’à séparer, le monde humain de celui de l’animal, employant d’ailleurs le même terme pour les caractériser tous deux, celui de « Welt » : Tout être vivant a son monde ambiant (seine Umwelt) non comme quelque chose de subsistant (vorhanden) à côté de lui, mais [comme quelque chose] qui lui est ouvert, qui est là, à découvert (für ihn erschlossen, aufgedekt da ist). Ce monde (Welt) peut être simple (einfach) (pour un animal primitif). Mais la vie et son monde ne sont jamais deux choses juxtaposées comme deux chaises côte à côte, la vie « a » au contraire son monde. Cette connaissance commence aussi à pénétrer progressivement la biologie. On réfléchit sur la structure fondamentale de l’animal. Mais l’essentiel est manqué si je ne vois pas que l’animal a un monde (das Tier eine Welt hat). De même, nous sommes également toujours dans un monde, de telle sorte qu’il nous est ouvert. Un objet, par exemple une chaise, est simplement disponible (vorhanden). Mais toute vie est là de telle sorte qu’un monde est également là pour elle 1. Non seulement Heidegger, dans ce texte, n’hésite pas à attribuer un monde à l’animal, mais il prête à ce dernier une ouverture (Erschlossenheit) au monde dans un lexique qu’il réservera plus tard, dans Sein und Zeit, à la 1. M. Heidegger, Conférences de Cassel, éd. bilingue, trad. fr. J-Cl. Gens, Paris, Vrin, 2003, p. 178-179. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 259 vérité dans son sens le plus originaire, en tant qu’elle rend possible l’être-àdécouvert (Entdecktheit) de l’étant. Dans ce contexte, Heidegger stipule une différence entre le monde des animaux « primitifs », qu’il qualifie de « simple » (einfach) – mais nullement de « pauvre » – et celui des animaux supérieurs. Enfin, il mentionne en termes laudatifs la biologie de son époque, derrière laquelle pointe déjà la figure de von Uexküll, celui qui, le premier, a interrogé la nature des rapports de l’animal à son Umwelt. Aucune de ces affirmations ne sera maintenue à la lettre dans les textes suivants. Dès Sein und Zeit, en effet, on assiste à une radicalisation de l’opposition entre le Dasein et l’animal qui va de pair avec la formulation cette fois tout à fait explicite du problème ontologique de la vie dans sa distinction d’avec l’existence en tant que mode d’être original du Dasein : « L’ontologie de la vie s’accomplit sur la voie d’une interprétation privative ; elle détermine ce qui doit être pour que puisse être quelque chose qui ne serait “plus que vie” » 1. Le mode d’être de l’animal, du vivant, doit être déterminé à partir des existentiaux du Dasein au moyen d’une via privationis qui ne laisse à la vie que le statut d’une infra-existence, d’une existence dépouillée de certains de ses caractères ontologiques essentiels. Du même coup, le bénéfice des découvertes biologiques positives se voit sévèrement limité, puisque la biologie, comme toute science ontique, est aveugle aux caractères ontologiques de son domaine de recherche, qu’il revient à la philosophie (sous la forme d’une ontologie fondamentale), et à elle seule, de déterminer. Aussi, Heidegger insiste-t-il cette fois moins sur les avancées de la biologie contemporaine, que sur son « insuffisance » de principe : Le propos ontiquement trivial : « avoir un environnement » pose un problème ontologique. Le résoudre ne réclame rien d’autre que de déterminer d’abord l’être du Dasein de manière ontologiquement satisfaisante. Que la biologie – surtout à nouveau depuis K. E. v. Baer – fasse usage de cette constitution d’être, cela n’autorise pas à taxer son usage philosophique de « biologisme ». Car la biologie, en tant que science positive, n’est pas capable elle non plus de découvrir et de déterminer cette structure – elle est obligée de la présupposer et d’en faire constamment usage 2. Seule l’interprétation ontologico-fondamentale de l’être du Dasein fournit à l’investigation sur l’être de la vie son « sol » et son point de départ, en même temps qu’elle soustrait la recherche existentiale à toute espèce de 1. M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 16 e éd., 1986, § 10, p. 49 ; trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 59. 2. Ibid., § 12, p. 58 ; trad. cit., p. 64. 260 CLAUDE ROMANO biologisme. Mais la dérivation que suggère Heidegger de l’être de la vie à partir de l’être du Dasein en reste au stade d’un cadre formel qu’aucune analyse concrète ne vient remplir. Ce double mouvement d’émancipation de la philosophie et de dérivation de la biologie aboutit à une séparation presque totale de leurs domaines respectifs et à une subordination de la seconde à la première. Si on laisse de côté pour l’instant les Grundbegriffe, les œuvres plus tardives de Heidegger attestent une radicalisation progressive de la différence – pourtant déjà « abyssale » – entre l’homme et l’animal. Dans les Beiträge zur Philosophie, la vie animale est déterminée non plus par la « pauvreté en monde (Weltarmut) » – expression qui « prête à malentendu » – mais par « l’absence de monde (Weltlosigkeit) » 1. Un peu plus tôt, en 1935, l’Introduction à la métaphysique précisait déjà que « l’animal n’a pas de monde, ni non plus de monde ambiant (keine Welt, auch keine Umwelt) » 2. Dans la Lettre sur l’humanisme, Heidegger rejette toute approche et toute caractérisation de l’humanité de l’homme qui prétendrait y accéder par la position d’une différence spécifique ; en vertu d’une telle compréhension – encore métaphysique – de l’homme, son essence « est appréciée trop pauvrement ; elle n’est point pensée dans sa provenance […] La métaphysique pense l’homme à partir de l’animalitas, elle ne pense pas en direction de son humanitas » 3. Par là, Heidegger congédie d’un même geste le biologisme – ce qui est une constante de toute sa pensée – en tant que thèse philosophique, et tout rapprochement possible entre humanité et animalité, pour affirmer que l’animal n’a pas affaire à l’éclaircie (Lichtung) de l’être et par conséquent n’ek-siste pas, puisque l’ek-sistance se voit déterminée à présent comme « instance extatique (ekstatischen Innestehen) dans la vérité de l’être » 4 ; l’animal « est probablement pour nous le plus difficile à penser, car s’il est, d’une certaine manière, notre plus proche parent, il est en même temps séparé par un abîme (durch einem Abgrund) de notre essence ek-sistante » 5. Non seulement Heidegger se refuse désormais à parler d’un 1. M. Heidegger, Ga., 65, Beiträge zur Philosophie, F.-W. von Herrmann (éd.), Francfort, Klostermann, 1989, § 154, p. 277. 2. M. Heidegger, Einfürung in die Metaphysik, Tübingen, Niemeyer, 6 e éd. 1998, p. 34 ; trad. fr. G. Kahn (modifiée), Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967, p. 56. 3. M. Heidegger, Über den Humanismus, éd. bilingue, trad. fr. R. Munier, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 3 e éd. 1964, p. 57. 4. Ibid., p. 61. 5. Ibid., p. 63. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 261 Umwelt animal 1, lui préférant l’expression neutre d’« environnement » (Umgebung), mais il rejette toute élucidation de la nature de cet environnement – lequel résume à lui seul « toute l’énigme du vivant » 2 – qui viserait à le rapprocher si peu que ce soit du monde humain : « Si plantes et animaux sont privés du langage, c’est parce qu’ils sont emprisonnés chacun dans leur environnement (Umgebung), sans être jamais librement situés dans l’éclaircie de l’être (in die Lichtung des Seins). Or, seule cette éclaircie est le “monde” ». L’animal, une fois de plus, apparaît donc weltlos, sans monde, non pas même privé de monde car cette privation demeurerait encore, malgré tout, une modalité de sa possession. Ce qui semble ainsi disqualifié, ce n’est pas seulement l’approche métaphysique qui pense l’homme à partir de son animalitas, mais c’est tout autant la voie suivie en 1929-30, celle d’une « analyse comparative » entre l’animal « pauvre en monde » et le Dasein « configurateur de monde ». Tout se passe alors comme si le prix à payer du refus d’une philosophie biologisante était le rejet des découvertes les plus récentes de la biologie, et notamment de la biologie de von Uexküll, et le retour à une forme d’« anthropocentrisme », pour reprendre l’expression de Derrida 3, dont il n’est pas absurde de se demander s’il ne partage pas encore bien des traits avec l’humanisme le plus métaphysique. Pour comprendre ce déplacement d’accent, il faudrait examiner de près les textes consacrés à la main, séparée de tous les organes animaux « par l’abîme de son être », et même différente d’eux « infiniment » 4 – à cette main indissociable de la pensée comme la pensée est inséparable du travail de la main, à cette main humaine qui ne se contente pas de montrer, mais encore « offre et reçoit, et non seulement des choses, car elle-même s’offre et se reçoit dans l’autre » 5 ; il faudrait aussi relire les passages dédiés au commen1. N’oublions pas que l’Umwelt désignait encore dans Sein und Zeit le monde de la quotidienneté, par opposition au monde « authentique », au Welt als Welt, rendu manifeste par l’angoisse. 2. M. Heidegger, Lettre sur l’Humanisme, op. cit., p. 65. 3. J. Derrida, Heidegger et la question, Paris, Flammarion, 1990, chap. VI. 4. M. Heidegger, Ga., 8, Ga., 8, Was heißt Denken ?, P.-L. Coriando (éd.), Francfort, Klostermann, 2002, p. 18 ; trad. fr. G. Granel, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, P.U.F., 1956, p. 90. 5. Ibid., p. 90. Il serait intéressant de comparer ce passage aux découvertes de l’éthologie animale. Non seulement nous savons depuis les travaux de Tixie Gardner, dans les années 70, qu’il est possible d’enseigner à un chimpanzé le langage par signe des sourds-muets, mais le geste de donner et de recevoir, de même que celui de « tendre la main », soit pour solliciter soit pour apporter de l’aide, n’est pas absent de son répertoire : « Le geste que l’on appelle “tendre la main” consiste à tenir le bras tendu, la paume tournée vers le haut. C’est le geste le plus courant dans le groupe [de chimpanzés]. Sa valeur, comme celle de tant d’autres signaux chez les chimpanzés, dépend du contexte dans lequel il apparaît. Les singes en usent pour 262 CLAUDE ROMANO taire de la huitième Élégie de Duino de Rilke et à sa thématisation de « l’Ouvert, / si profond dans la vue animale » 1. Nous ne pouvons nous y engager ici. Ce qui ressortirait de l’analyse de ce commentaire, c’est que l’animal ne possède aucun accès à l’Ouverture (die Offenheit) au sens que Heidegger confère à ce terme, c’est-à-dire au sens de l’Ouvert sans retrait de l’étant, et inversement, que l’Ouvert (das Offene) tel que le nomme et le conçoit Rilke « est précisément le clos, le non-éclairci » 2, ce qui ne possède pas les caractères de la Lichtung des Seins. Rilke, en attribuant à la « créature » un regard sur l’Ouvert, a méconnu « l’empreinte essentielle de l’homme », et donc « la limite essentielle et impossible à franchir entre l’homme et l’animal » 3, de sorte qu’il paraît légitime de le situer du côté de « la métaphysique de l’oubli achevé de l’être qui sous-tend le biologisme du XIX e siècle et la psychanalyse », pour « sa méconnaissance de toutes les lois de l’être dont la conséquence ultime est une monstrueuse anthropomorphisation (Vermenschung) de la “créature”, c’est-à-dire en l’occurrence de l’animal, et une animalisation (Vertierung) correspondante de l’homme » 4. La démarche de Heidegger consiste à souligner une fois de plus la différence irréductible entre la tenue extatique de l’homme dans la vérité de l’être et la situation de l’animal qui se trouve banni et littéralement « mis à la porte » (ausgeschlossen) du conflit entre voilement et dévoilement qui joue dans quémander de la nourriture, pour entrer en contact, ou même pour obtenir un soutien lors d’un conflit. Lorsque deux chimpanzés s’agressent, l’un peut tendre la main vers un troisième individu. ce geste d’invite joue un rôle non négligeable dans la mise en place des alliances agressives ou coalitions : c’est l’instrument politique par excellence. Tous ces comportements (plus d’une centaine) […] ont été également observés chez les chimpanzés vivant en milieu naturel. La mimique de jeu, la grimace et le geste qui quémande ne sont pas des imitations du comportement humain mais des formes naturelles de communication non verbale, communes aux chimpanzés et aux humains » (Frans de Waal, La politique du chimpanzé, trad. fr. U. Ammicht, Paris, Éditions du Rocher, 1992, p. 34-35). 1. Rainer Maria Rilke, La huitième élégie de Duino, trad. et commentaire par R. Munier, Fata Morgana, 1998, p. 17. Cf. M. Heidegger, « Wozu Dichter ? », Ga., 5, Holzwege, F.-W. von Herrmann (éd.), Francfort, Klostermann, 1977, trad. fr. W. Brokmeier, « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, réed. Tel-Gallimard, p. 341 sq. ; « Der Ursprung des Kunstwerkes », op. cit. ; trad. cit., « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part, p. 83 ; Parmenides, Ga., 54, p. 225 sq. Pour un commentaire d’ensemble sur cette question de l’interprétation de l’Ouvert rilkéen par Heidegger, voir Michel Haar, Le chant de la terre, Paris, L’Herne, 1980. 2. M. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans trad. cit., Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 341. 3. M. Heidegger, Ga., 54, Parmenides, M. S. Frings (éd.), Francfort, Klostermann, 21992, p. 226. 4. Ibid., p. 226. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 263 l’aletheia comprise comme Unverborgenheit. Dans un de ses textes le plus explicite à cet égard, Heidegger écrit : Au contraire, l’animal ne voit ni ne regarde jamais l’Ouvert au sens du dévoilement du dévoilé (im Sinne der Unverborgenheit des Unverborgenen). Pourtant, pour cette même raison, il ne peut pas non plus se mouvoir dans le fermé (Verschlossenen) en tant que tel, et il peut encore moins se rapporter au voilé (Verborgenen). L’animal est banni (ausgeschlossen) du domaine essentiel du conflit entre dévoilement et voilement (Unverborgenheit und Verborgenheit). Le signe de cette exclusion essentielle est qu’aucun animal ni aucune plante “n’a la parole” 1. Si l’on tente de préciser le statut des Concepts fondamentaux par rapport à cet ensemble de textes, on est frappé par sa situation inédite, en quelque sorte à mi-chemin entre les Conférences de Cassel soutenant que l’animal possède un monde (Welt) et l’œuvre plus tardive déclarant l’animal purement et simplement sans monde (weltlos). Il est surprenant, à cet égard, de lire dans les Grundbegriffe cette affirmation qui va expressément à l’encontre de tout ce que Heidegger dira par la suite, puisque est même qualifiée de « proposition indifférente » l’affirmation qui deviendra le leitmotiv de sa pensée : « Le moins que l’on puisse dire est que, à présent, nous n’avons encore aucun droit d’amender notre thèse “l’animal est pauvre en monde” (das Tier ist Weltarm) et de la niveler au rang de cette proposition indifférente : l’animal n’a aucun monde (das Tier hat keine Welt) – proposition où le fait de ne pas avoir est un simple non-avoir et non une privation » 2. Ainsi, en 1929-30, tout en maintenant que l’homme et l’animal sont séparés « par un abîme » 3, Heidegger souligne au moyen de sa méthode « comparative » la proximité phénoménologique irréductible qui subsiste entre eux, entre le monde au sens strict (humain) et cet analogon de monde qui est celui de l’animal. Cette situation s’explique au moins en partie par la lecture extrêmement attentive et scrupuleuse de von Uexküll à laquelle Heidegger se livre à cette époque. Cette lecture le conduit à des affirmations à la fois plus nuancées et plus délicates – plus aporétiques – sur la distance et la proximité entre l’existant et le « simplement vivant », c’està-dire sur la question qu’il qualifiera lui-même de « la plus difficile à penser » dans la Lettre sur l’humanisme. Elle le conduira même, à l’occasion, aux parages de Rilke si durement critiqué plus tard, par exemple à l’affirmation selon laquelle la vie, comparée au Dasein, n’est pas de 1. Ibid., p. 237. 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 395 ; trad. cit., p. 395. 3. Ibid., p. 384 ; tard. cit., p. 383. 264 CLAUDE ROMANO moindre valeur ou de degré inférieur : « Au contraire, la vie est un domaine qui a une richesse d’ouverture (einen Reichtum des Offenseins) telle que le monde humain ne la connaît peut-être pas du tout » 1. Cette position nuancée quant à la possibilité d’un « monde » animal va de pair avec une position complexe sur les rapports entre philosophie et biologie. En 1925, Heidegger louait la biologie de son époque (notamment von Uexküll) d’avoir tenté de comprendre le statut du « monde » animal et ainsi, d’avoir jeté les fondements d’une approche écologique en zoologie. Dans Sein und Zeit, il soutenait la thèse d’inspiration transcendantale d’une stricte subordination des recherches empiriques en biologie vis-à-vis de l’analyse de leurs présuppositions ontologiques. Les Concepts fondamentaux, sur ce point encore, adoptent une position en quelque sorte intermédiaire qui fait à la fois leur difficulté et leur richesse. Tantôt, la philosophie y reçoit la fonction traditionnelle de fonder la biologie par un questionnement d’essence qui demeure hors de portée de la science positive : la proposition « l’animal est pauvre en monde » ne vient ni de la biologie ni de la zoologie, précise Heidegger, « elle en est au contraire la présupposition. Dans cette présupposition, en effet, s’accomplit finalement une prédétermination de ce qui, somme toute, fait partie de l’essence de l’animal, c’està-dire que s’y accomplit une délimitation du champ à l’intérieur duquel doit se mouvoir la recherche positive sur les animaux. Mais si dans la thèse réside une présupposition pour toute zoologie, cette thèse n’est pas à conquérir d’abord par la zoologie » 2. Tantôt, le cours souligne au contraire que le rapport existant entre philosophie et biologie ne saurait être de simple subordination, qu’il s’agit d’un rapport « ambigu » 3 en vertu duquel la philosophie ne peut pas se contenter de précéder la biologie pour lui fournir ses principes directeurs, mais ces principes, à leur tour, ne peuvent pas non plus dériver des recherches biologiques positives. Ainsi, la thèse « l’animal est pauvre en monde » « ne provient pas de la zoologie, elle ne peut davantage être élucidée indépendamment de la zoologie » 4. Le rapport entre les deux disciplines serait plutôt de complémentarité. Il n’est pas sans évoquer celui que défendra plus tard Merleau-Ponty. C’est un rapport complexe et un lien réciproque fondé sur une communauté d’histoire de deux disciplines elles-mêmes historiquement conditionnées, qu’il est exclu de concevoir comme si « la métaphysique [fournissait] les concepts fondamentaux et les sciences [fournissaient] les faits. L’unité interne de la 1. Ibid., p. 371-372 ; trad. cit., p. 372. 2. Ibid., p. 275 ; trad. cit., p. 279 3. Ibid., p. 277 ; trad. cit., p. 281. 4. Ibid., p. 275 ; trad. p. 280. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 265 science et de la métaphysique est bien plutôt une affaire de destinée » 1. Cette affirmation va de pair avec un éloge de l’expérimentation assez peu coutumier sous la plume de Heidegger 2 et une critique de l’air supérieur adopté trop souvent par la philosophie à l’endroit des recherches empiriques 3. Ces deux modèles épistémologiques, celui de la fondation, donc de la subordination de la science positive à la métaphysique (ou à l’ontologie fondamentale), et celui qu’on pourrait appeler de « complémentarité historiale » (ou destinale) selon lequel la métaphysique élabore conceptuellement les présuppositions ontologiques de la biologie, la biologie fournissant à cette élaboration son point de départ et son orientation grâce à ses matériaux empiriques, sont-ils véritablement compatibles ? Ne sont-ils pas plutôt exclusifs ? N’y a-t-il pas, non seulement une tension, mais une véritable contradiction à les soutenir successivement ? Et, si oui, Heidegger n’est-il pas revenu un peu vite dans ses textes postérieurs à la position la plus marquée métaphysiquement, celle de la subordination pure et simple ? N’a-t-il pas ainsi manqué lui-même une des directions les plus fécondes de sa recherche, celle qu’illustreront plus tard, par exemple, les travaux de Merleau-Ponty ? Cette première tension semble bien en envelopper une seconde, qui a trait à la méthode même du cours. Par moments Heidegger paraît suivre la voie de l’« ontologie privative » de Sein und Zeit, laquelle suppose qu’on parte d’une analytique de l’existence pour mettre en évidence le mode d’être de « ce qui n’est que vie » ; à d’autres moments, il se réclame d’une voie très différente qui se propose, au contraire, de comprendre l’animal à partir de lui-même et non plus en référence au Dasein. Lorsqu’il annonce les grandes lignes de la méthode qu’il va suivre, Heidegger se rallie à la première voie 4. Mais si l’on observe de quelle manière il procède en fait, il ressort assez vite que son analyse du « monde » animal ne s’accomplit pas « privativement » à partir des existentiaux du Dasein, ni par référence au Welt et à l’Umwelt humains. D’ailleurs, Heidegger souligne à plusieurs reprises qu’il s’agit pour lui non pas tant de partir d’un concept « positif » de monde, celui du Dasein en tant que configurateur de monde, pour ensuite interroger le « monde » animal comme manque et privation, mais bien plutôt « d’approcher de l’essence de la pauvreté en monde en élucidant l’animalité elle-même », donc de « caractériser l’animalité de façon 1. Ibid., p. 279 ; trad. cit., p. 283. 2. Ibid., p. 358 ; trad. cit., p. 359. 3. Ibid., p. 281 ; trad. cit., p. 284. 4. Ibid., p. 263 ; trad. cit., p. 267. 266 CLAUDE ROMANO absolument originale » 1. On peut se demander ce que devient l’ontologie privative de Sein und Zeit dès lors que le but déclaré est celui, « autant que possible, [de] tirer de l’animal lui-même l’essence de l’animalité » 2. On pourra sans doute répondre que la réserve exprimée – « autant que possible » – laisse entendre que même s’il n’est pas expressément question du Dasein dans la caractérisation de l’essence de l’animalité, celui-ci se trouve en réalité toujours à l’arrière-plan, fournissant en quelque sorte l’étalon de mesure à l’aune duquel va pouvoir se développer l’ensemble des analyses 3. Il n’en reste pas moins que le problème de la compatibilité entre ces deux démarches reste posé. Ce problème recoupe largement celui du rapport entre philosophie et biologie, donc celui de la voie intermédiaire que Heidegger tente de frayer entre une philosophie spéculative de la vie, dans le grand style de l’idéalisme allemand, qui s’arroge le primat sur la recherche scientifique effective, et une « philosophie de la biologie » au sens actuel du terme, qui suivrait cette dernière à la laisse et se contenterait d’en systématiser les résultats. Ce rapport « ambigu » avec la biologie est aussi un rapport ambigu avec les biologistes. Dans un premier temps, Heidegger renonce à l’idée d’une confrontation directe avec « les connaissances biologico-zoologiques fondamentales » de son époque 4. Pourtant, au terme de son parcours, il devient clair que le but de ses analyses était bien de procurer une interprétation plus originaire de l’essence de l’animalité qui puisse entrer directement en concurrence avec les « thèses fondamentales » de la biologie afin d’en exhumer les fondements dissimulés. Quand von Uexküll parle du monde ambiant (Umwelt) ou même du « monde intérieur (Innenwelt) » de l’animal, ce qu’il vise n’est en fin de compte rien d’autre, précise Heidegger, que ce qu’il désigne lui-même du nom de « cercle de désinhibition (Enthemmungsring) » 5. En d’autres termes, malgré la justesse et la pénétration de ses observations, von Uexküll a manqué la signification philosophique de ses propres découvertes. Non seulement l’analyse philosophique est plus originaire, mais elle accomplit ce que la biologie laissait en germe : les analyses de von Uexküll « n’ont pas encore acquis la signification de principe qui ferait qu’à partir d’elles se préparerait une 1. Ibid., p. 310 ; trad. cit., p. 312. 2. Ibid., p. 389 ; trad. cit., p. 389. 3. Ibid., p. 310 ; trad. cit., p. 312 : « Nous laissons hors de débat la question de savoir si l’orientation tacite sur l’homme n’y joue pas [dans cette caractérisation de l’animalité] malgré tout un rôle et lequel ». 4. Ibid., p. 284 ; trad. cit., p. 287. 5. Ibid., p. 383 ; trad. cit., p. 383. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 267 interprétation encore plus radicale de l’organisme » 1. Donc, d’un côté, Heidegger ne procède pas à une analyse critique de détail des affirmations du biologiste, mais de l’autre, il reconnaît au terme de son itinéraire qu’il n’a jamais cessé, en vérité, de se livrer à une telle analyse critique afin de promouvoir une interprétation de l’essence de la vie qui soit plus originaire. Mais qu’en est-il alors de ce travail consistant en quelque sorte à élever au concept, sans pour autant les dénaturer, les « thèses fondamentales » de la biologie, tout en les appréhendant dans un horizon qui ne soit plus celui d’une interprétation biologisante – et par là même réductrice – de l’humanité de l’homme ? Cette opération n’est-elle pas l’équivalent rigoureux de l’opération d’« ontologisation » et par là même de « déthéologisation » effectuée par Sein und Zeit sur des concepts issus de la pensée chrétienne, tels ceux de « faute » (Schuld) ou de « chute » (Verfallen) ? LE DIALOGUE AVEC VON UEXKÜLL ET LA THÈSE DE LA PAUVRETÉ EN MONDE DE L’ANIMAL Remarquer que la plupart des exemples de Heidegger dans ses réflexions sur l’animalité sont empruntés à von Uexküll ne permet pas encore de préjuger de l’influence de celui-ci. Seule une analyse de détail de la conceptualité à travers laquelle ces exemples sont abordés permettra de poser dans toute son ampleur non seulement la question des « sources » de Heidegger – qui est d’un faible intérêt – mais celle de sa méthode même dans ce cours et, plus généralement, de la possibilité d’une philosophie biolo-gique qui ne soit pas une simple « philosophie de la biologie », susceptible de rivaliser avec elle par l’« originarité » de ses concepts. Ce que von Uexküll a découvert c’est « la structure de la relation qu’entretient l’animal avec son environnement » 2. Heidegger loue sans réserve « l’extraordinaire sûreté et […] l’ampleur de ses observations et de ses descriptions si adéquates », mais aussi leur fécondité philosophique : « elles comptent parmi ce que la philosophie peut aujourd’hui s’approprier de la biologie dominante » 3. Cet éloge s’assortit pourtant d’une prise de distance décisive. En effet, c’est l’ensemble de la reprise et de la réappropriation critique de von Uexküll qui va être guidée par une thèse qui ne provient pas de lui et qui est même en rupture avec ses analyses : celle de la différence abyssale entre l’homme et l’animal. Or, cette thèse n’est pas 1. Ibid., p. 383 ; trad. cit., p. 382. 2. Ibid., p. 382 ; trad. cit., p. 382. 3. Ibid., p. 383 ; trad. cit., p. 382. 268 CLAUDE ROMANO seulement la reprise d’une thèse classique de l’anthropologie (et de ce qu’il conviendra d’appeler plus tard un humanisme métaphysique) qui élève l’homme au-dessus de l’animal en lui conférant des aptitudes supérieures. Elle provient sans doute en premier lieu d’un autre débat, plus discret encore, mais sans doute non moins décisif, qui traverse le cours de 29-30, cette fois avec Max Scheler. En 1928, paraît un court essai intitulé Die Stellung des Menschen im Kosmos dans lequel Scheler affirme qu’il est temps de rouvrir et de formuler à nouveaux frais la question kantienne « Qu’est-ce que l’homme ? » à la lumière des découvertes récentes de plusieurs sciences (psychologie, sociologie, médecine, biologie), et même d’élever cette question au rang de problème directeur de la philosophie. Sans citer l’ouvrage de Scheler, Heidegger souligne au seuil de son « examen comparatif » que la problématique de Scheler tombe dans une « erreur fondamentale », mais qu’elle « est quand même essentielle à beaucoup de points de vue et est supérieure à tout ce qui s’est fait jusqu’ici » 1. Qu’est-ce qui lui confère donc cette supériorité ? Heidegger ne répond pas directement à cette question. Mais il n’est pas difficile de reconstruire sa réponse. Ce qui rend irremplaçable l’ouvrage de Scheler, c’est le fait qu’il formule la question de la différence de l’homme et de l’animal en termes strictement phénoménologiques, c’est-à-dire en termes de situation (ou de place) dans le monde. L’homme est autrement situé dans le monde que les autres animaux. Mais de quelle manière l’homme se situe-t-il dans le monde ? Au chapitre II, Scheler rejette deux conceptions. Selon la première, la différence de l’homme et de l’animal est une différence de nature. L’homme possède le choix et l’intelligence ; l’animal ne les possède pas. Scheler écarte cette conception au nom de découvertes scientifiques récentes, par exemple celles de Köhler sur l’intelligence des singes supérieurs. En réalité, si l’on s’en tient à l’intelligence, et notamment à l’intelligence pratique, c’est-à-dire à la faculté de « choix », il n’y a pas de différence de nature, mais seulement de degré, entre l’homme et l’animal. Les tenants de cette première thèse aperçoivent donc une différence d’essence là où les travaux contemporains de la biologie et de l’éthologie naissante ne permettent pas d’en découvrir. Selon la seconde conception, celle de l’école darwinienne et de la Gestaltpsychologie, il y aurait continuité entre ces deux espèces de vivants, donc aucune différence irréductible entre eux. 1. Ibid., p. 283 ; trad. cit., p. 286-287. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 269 Les deux théories sont fausses, affirme Scheler. Elles manquent toutes deux « l’être métaphysique de l’homme » 1. Il existe en effet chez celui-ci un principe qui l’élève au-dessus de la vie, « un principe opposé à toute vie en général » que Scheler appelle l’« esprit ». L’esprit se différencie de l’intelligence et du choix. Il désigne à l’intérieur de l’homme une dimension nouvelle qui est refusée à l’animal. C’est dans ces analyses consacrées à l’esprit que l’on trouve les passages les plus décisifs du point de vue de Heidegger, ceux qui permettent de parler d’une supériorité de l’anthropologie schélérienne par rapport à toutes les tentatives antérieures. L’esprit, pour Scheler, n’est pas une faculté intellectuelle puisque, du point de vue de l’intelligence, la différence de l’homme et de l’animal n’est qu’une différence de degré. L’esprit est ce qui permet à l’homme d’acquérir un « détachement existentiel » à l’égard des contraintes de vie organique et pulsionnelle, « de se détacher de la fascination et de la pression de ce qui est organique, de se rendre indépendant de la “vie” et de tout ce qui relève de la “vie”, par conséquent aussi de sa propre “intelligence” soumise aux pulsions (triebhaften) » 2. Mais en quoi consiste plus précisément un tel « détachement » ? Il consiste, répond Scheler, en une ouverture au monde. En effet, l’animal est « extatiquement absorbé (ekstatisch aufgeht) » par son environnement (Umwelt) : toutes ses réactions et ses actions (même intelligentes) sont dictées par le rapport que son organisme dominé par la vie pulsionnelle entretient avec son environnement particulier, de sorte que « ce qui n’intéresse pas les instincts et les pulsions n’est pas donné non plus, et ce qui est donné est donné à l’animal seulement à titre de centre de résistance par rapport à l’attrait et à l’aversion » 3. L’être vivant est captif de son Umwelt au sens où il est captivé par ce qui, à l’intérieur de celui-ci, assouvit ses pulsions. À la différence de l’animal, l’homme n’est pas « extatiquement absorbé » par ce qui se rapporte à ses tendances vitales. C’est ce qui lui confère un « esprit » : « Un tel être “spirituel” n’est plus attaché à la pulsion et à l’environnement (trieb- und umweltgebunden), il est “libéré de l’environnement (umweltfrei)”, nous dirons qu’il est “ouvert au monde (weltoffen)”, qu’il possède un monde (Welt) » 4. Ce qui caractérise l’esprit, c’est donc l’ouverture au monde comme tel, et non plus à un simple environnement où ce qui « concerne » l’animal est uniquement ce qui sollicite ses tendances : pulsion sexuelle, pulsion de fuite devant l’ennemi, pulsion 1. M. Scheler, Die Stellung des Menschen im Kosmos, trad. fr. M. Dupuy, La Situation de l’homme dans le monde, Paris, Aubier, 1951, p. 52. 2. Ibid., p. 53-54. 3. Ibid., p. 54 (trad. modifiée). 4. Ibid (trad. modifiée). 270 CLAUDE ROMANO de se nourrir. Lorsqu’il s’efforce de préciser ce qu’il entend par cette « ouverture au monde », Scheler s’empresse pourtant d’interpréter celle-ci comme un rapport de connaissance ayant trait à « l’être-tel (Sosein) des choses ». L’esprit est pensé par lui comme faculté d’objectivation : « La position de l’être comme objet (Gegenstand-Sein) est donc la catégorie la plus formelle de l’aspect logique de l’“esprit” » ; « l’homme est donc l’x qui peut, sans limites aucunes, se comporter comme un être “ouvert au monde”. L’animal, lui, n’a pas d’“objets” ; il vit seulement plongé extatiquement dans son monde ambiant que, tel un escargot, sa coquille, il apporte comme structure partout où il va » 1. En comprenant la différence de l’homme et de l’animal comme modalité différente de situation dans le monde, Scheler a ouvert une brèche dans l’anthropologie traditionnelle ; mais en posant l’équivalence de l’ouverture au monde humaine et de la connaissance entendue comme objectivation, Scheler y retombe à nouveau. La démarche de Heidegger consiste, en un certain sens, à reprendre les analyses de Scheler en les réinscrivant dans la perspective ouverte par Sein und Zeit, d’après laquelle le simple « connaître » est un mode dérivé de la préoccupation (Besorgen) et l’ontologie de la Vorhandenheit repose sur le recouvrement d’un rapport originairement pragmatique aux choses suivant la modalité ontologique de la Zuhandenheit. Il ne suffit en aucun cas d’ajouter « l’esprit » à la « vie » pour comprendre le propre de l’homme. L’homme n’est pas un vivant qui aurait en outre, comme différence spécifique, le fait de posséder l’esprit. À l’encontre de cette prémisse de l’anthropologie traditionnelle, il faut affirmer que l’homme n’est jamais purement et simplement un vivant ; il existe en tant qu’être-au-monde. Le comprendre comme un « simple vivant » qui, en outre, possèderait l’esprit, c’est méconnaître son être même. Telle est l’« erreur fondamentale » dont Scheler s’est rendu coupable. En reformulant de cette manière le problème qui est le sien, Heidegger entend rompre avec une autre prémisse de l’anthropologie classique – en même temps qu’il se démarque de l’anthropologie tout court, même « philosophique » –, celle selon laquelle il y aurait une « hiérarchie » au sein du vivant. Dans ses trois thèses, précise Heidegger, « il n’y a aucune estimation ni aucune évaluation de perfection et d’imperfection » 2. Non seulement il y a sans doute dans la pauvreté en monde de l’animal « une richesse » que nous sommes loin de soupçonner et que « le monde humain ne connaît peut-être pas du tout » ; mais en outre, la prétendue « supé1. Ibid., p. 56 (trad. modifiée). 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 286 ; trad. cit., p. 289. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 271 riorité » de l’homme s’expose à l’objection selon laquelle « l’homme peut tomber plus bas que l’animal » 1. Nous touchons ici à l’un des points les plus délicats du cours. Est-il vrai que les analyses de Heidegger ne contiennent aucune axiologie, même implicite ? Ne faut-il pas, au contraire, que l’homme se tienne plus haut que l’animal pour pouvoir tomber « plus bas » que lui ? La pauvreté en monde de l’animal peut-elle réellement être interprétée autrement que comme une imperfection ? Pour comprendre ces affirmations, il faut revenir à l’autre source de la pensée de Heidegger, la source biologique. La thèse selon laquelle « chaque animal, et chaque espèce animale, sont comme tels aussi parfaits que les autres » 2 est en effet empruntée à von Uexküll. Dans sa Theoretische Biologie, ce dernier écrit : « Chaque organisme ne peut être que ce qu’il est. Mais en lui-même il est parfait […] En lui, toutes les ressources sont exploitées au maximum. Nous pouvons donc en tirer l’affirmation fondamentale suivante : chaque être vivant, par principe, est absolument parfait » 3. Le contexte de ce passage est une critique du darwinisme. Pour Darwin, certains organismes sont mieux adaptés que d’autres à leur environnement, et par suite, du point de vue adaptatif, ils sont supérieurs à d’autres. Mais von Uexküll rejette le darwinisme dans des termes très durs, que l’on va retrouver sous la plume de Heidegger. Ce que méconnaîtrait le darwinisme, ce serait l’ajustement de tout organisme, non pas à un milieu considéré abstraitement, mais à l’Umwelt qui est le sien. Rien n’indique d’ailleurs que cette thèse soit entièrement incompatible avec l’approche évolutionniste ; l’évolutionniste et l’écologue ont-ils deux concepts d’« environnement » qui entrent en conflit, ou ne parlent-ils tout simplement pas du même environnement ? Auquel cas, il n’y aurait pas à choisir entre une approche qui privilégie la notion de « monde subjectif » de l’animal et une autre qui s’interroge sur les facteurs qui confèrent à une espèce un avantage sélectif sur une autre du point de vue d’un milieu considéré objectivement 4. Que veut dire, en tout cas, du point de vue de von 1. Ibid., p. 286 ; trad. cit., p. 289. 2. Ibid., p. 287 ; trad. cit., p. 290. 3. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, Zweite ganzlich neu bearbeitete Auflage, Berlin, Springer, 1928, p. 138. 4. Ce sont les mêmes arguments qui sont repris par Heidegger : « En effet, écrit-il, cette formulation [celle du darwinisme] présuppose que l’organisme est d’abord quelque chose de subsistant (etwas Vorhandenes ist), puis qui, par-dessus la marché, est en relation avec un milieu ambiant. L’organisme n’est pas quelque chose qui existe d’abord pour soi et s’adapte ensuite. C’est l’inverse : l’organisme s’ajuste chaque fois à un milieu déterminé » (M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 383 ; trad. cit., p. 384). Mais y a-t-il véritablement conflit entre l’idée darwinienne d’adaptation et l’idée d’« ajustement » (Einpassung) que Heidegger 272 CLAUDE ROMANO Uexküll, que tout organisme est « absolument parfait » ? Certes, il possède des capacités limitées ; mais « la perfection n’est pas l’omnipotence, elle signifie seulement le juste et le plein exercice de tous les moyens disponibles » 1. Von Uexküll oppose ainsi au hasard des darwinistes ce qu’il va appeler die Planmässigkeit der Natur, le plan, le dessein de la nature. Celuici se manifeste par le lien indissoluble qui unit chaque animal à l’environnement considéré, non point comme un milieu physique indifférencié, mais comme un monde propre à chaque animal et différent de celui des autres. À l’encontre de la physique, « la biologie soutient qu’il y a autant de mondes (Welten) qu’il existe de sujets, que tous ces mondes sont des mondes phénoménaux (Erscheinungswelten) qui ne peuvent être compris qu’en relation avec les sujets » 2. Le biologiste doit convaincre l’homme du commun que le monde est plus riche que celui qu’il perçoit, car il n’est pas unique, il y a d’innombrables mondes qualitativement et phénoménalement distincts qui entourent chaque animal comme « une solide, mais invisible maison de verre » 3. Mais, pour cela, il doit quitter le point de vue objectivant du physicien et même du physiologiste et concevoir l’animal lui-même comme un « sujet ». La révolution conceptuelle que propose von Uexküll porte par conséquent au moins autant sur la notion de sujet que sur celle de monde. En effet, précise-t-il, Jedes Tier ist ein Subjekt : « Tout animal est un sujet qui, grâce au type d’architecture (Bauart) qui lui est propre, sélectionne certains stimuli parmi les effets généraux produits par le monde extérieur, privilégie à la suite de von Uexküll ? Derrière cette critique du darwinisme, on sent percer une autre attaque, plus insidieuse, contre le libéralisme : la doctrine de la sélection naturelle serait « né[e] dans la perspective d’une conception économique de l’homme » (M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 377 ; trad. cit., p. 377), à laquelle Heidegger oppose une philosophie de la nature qui plonge ses racines dans la tradition romantique allemande et qui privilégie les notions d’organisme, de finalité (la Planmässigkeit de von Uexküll), de subjectivité animale. De même, selon Jakob von Uexküll, le darwinisme serait « davantage une religion qu’une science » (Theoretische Biologie, p. 197) ; il ne serait « rien d’autre que l’incarnation de l’impulsion de la volonté humaine de se débarrasser par tous les moyens du plan (Planmässigkeit) de la nature » (Ibid.). Il resterait aveugle à la « sagesse (Weisheit) » des organismes (Ibid., p. 143). Même l’inspiration « économique » de cette théorie est présente sous la plume de von Uexküll : le progrès des espèces n’est « au fond qu’une vue de petits-bourgeois qui spéculent sur le bénéfice croissant d’une bonne affaire » (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, Hambourg, Rowohlt Verlag, 1956, p. 149). Tous ces jugements sont passablement arbitraires. Pour se faire une idée de leur contexte, voir P. Bowler, The Eclipse of Darwinism : Anti-darwinian Evolution Theories in the Decades Around 1900, The John Hopkins University Press, 1992. 1. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 137. 2. Ibid., p. 61. 3. Ibid., p. 62. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 273 et y répond d’une certaine manière. Ces réponses consistent, à leur tour, dans des effets sur le monde extérieur, lesquels à nouveau influent sur les stimuli. De cette manière s’engendre un mouvement circulaire clos (ein in sich geschlossener Kreislauf) que l’on peut appeler le cercle fonctionnel (Funktionskreis) de l’animal » 1. On voit que la réforme conceptuelle que propose von Uexküll est considérable. En effet, ce qui est « sujet », c’est l’animal en tant qu’organisme, pour autant qu’il sélectionne, d’une manière tout à fait inconsciente car fondée uniquement sur sa constitution biologique, parmi l’immensité des effets que le monde extérieur exerce sur son organisme, ceux qui peuvent devenir des stimuli et auxquels il peut réagir. Autrement dit, il n’est plus question ici, comme dans toute la tradition cartésienne, de définir la subjectivité (animale) par la conscience. L’animal n’a pas conscience de sélectionner quoi que ce soit dans son milieu environnant ; il se peut même qu’il n’ait pas du tout conscience de ce milieu, faute d’en posséder une perception unifiée. Quelle est la conscience d’une méduse ? d’une éponge ? d’une étoile de mer ? Et en même temps, l’animal s’entoure d’un « monde » que parfois von Uexküll appelle « phénoménal » et qui n’est donné qu’à lui, délimitant par là même l’empan de ses possibles. La multiplicité de ces mondes ambiants forme ce que von Uexküll appelle le « tapis de la nature (Teppich der Natur) » 2 : une infinité de mondes subjectifs – au sens précisé ci-dessus –, débouchant sur une espèce de « monadologie » animale. La subjectivité animale ne se définit donc aucunement par la « consciosité », pour reprendre l’expression de Leibniz, ni a fortiori par la conscience de soi. Les animaux inférieurs ne possèdent rien de tel. Prenons le cas de l’oursin : on ne trouve pas de centre de commandement chez cet animal, mais seulement une multiplicité d’arcs réflexes qui travaillent indépendamment les uns des autres. L’oursin est une « république réflexe » constituée de « personnes réflexe » 3. Il n’y a chez lui ni organe d’action ni organe de perception unifié. Pour autant, ses piquants répondent d’une façon précise et ajustée à des stimuli de pression et à des stimulations chimiques : « Beaucoup d’oursins répondent à tout assombrissent de l’horizon par un mouvement des pointes qui […] est toujours le même, qu’il soit dirigé contre un nuage, un navire et enfin contre le véritable 1. Ibid., p. 100. 2. Ibid., p. 145. 3. J. von Uexküll, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, suivi de Bedeutungslehre, Hambourg, Rowohlt Verlag, 1956, p. 52 ; trad. fr. P. Muller, Paris, Denoël, 1965, p. 47. 274 CLAUDE ROMANO ennemi : le poisson […]. Le caractère perceptif “ombre” ne peut d’aucune façon être projeté dans l’espace par l’oursin, puisqu’il ne possède pas d’espace visuel ; l’ombre ne peut avoir d’autre effet sur sa peau photosensible que celle d’un léger frôlement, comme un tampon d’ouate » 1. Il est par conséquent possible d’étendre la notion de « subjectivité » à tout organisme vivant à condition de dissocier la subjectivité de la conscience ; et il est possible d’étendre le concept de « monde » au-delà du monde humain et du monde des animaux supérieurs à condition de dissocier cette notion de toute idée d’une perception unifiée, liée à un système nerveux central 2. Ce double postulat fait tout l’intérêt, mais aussi toute la difficulté de l’entreprise de von Uexküll : car il est clair que parler du monde de l’oursin, et plus encore du monde de la paramécie ne va nullement de soi. Pour que l’oursin ait un monde, ne faut-il pas qu’il ait un monde ? Mais est-ce le cas ? D’ailleurs von Uexküll n’hésite pas à étendre cette notion à tous les organismes vivants, y compris les plantes 3. D’après ce double postulat, les animaux simples s’ajustent à des milieux simples, les animaux complexes à des milieux complexes, mais chacun est parfait dans son ordre. Cependant, qu’en est-il des différences entre animaux inférieurs et animaux supérieurs, par exemple ? Et entre ces derniers et l’homme ? C’est sur cette dernière question que Heidegger prend clairement ses distances par rapport à von Uexküll. N’y a-t-il pas une différence irréductible entre le Dasein humain et l’animal ? C’était précisément la leçon de Scheler, même s’il n’a su penser jusqu’au bout cette différence au moyen d’une conceptualité adéquate. Ici se fait jour l’une des tensions profondes qui traversent le texte des Grundbegriffe. Il s’agit de concilier l’idée d’une différence irréductible entre l’homme et l’animal, défendue par exemple par Scheler, avec celle d’une absence de hiérarchie et d’une égale perfection de tous les êtres vivants que formule la biologie de von Uexküll. Tandis que la première conception enveloppe une hiérarchie, donc une axiologie en vertu de laquelle l’homme est élevé au-dessus de l’animalité et séparé de cette dernière par une « différence métaphysique » (Scheler), la seconde s’efforce au contraire d’établir une continuité bien plus profonde entre des Umwelten plus simples ou plus complexes mais qui obéissent aux mêmes 1. Ibid., p. 52 ; trad. cit., p. 48. 2. Cf. Merleau-Ponty, La Nature, Notes. Cours du Collège de France, Paris, Seuil, 1995, p. 102 : « Lorsqu’on traite de l’Umwelt, on ne fait pas de spéculation psychologique » ; l’Umwelt « commence bien avant l’invention de la conscience » ; et donc « c’est une réalité intermédiaire entre le monde tel qu’il existe pour un observateur absolu et un domaine purement subjectif ». 3. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 100. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 275 principes naturels. La première approche de l’animal reste anthropocentrée ; la seconde repose sur une critique décidée de toute forme d’anthropocentrisme. Toute la perspective de von Uexküll, en effet, est résolument non anthropocentrée. Le biologiste n’hésite pas à parler de l’homme comme d’une subjectivité parmi d’autres et de son Umwelt comme d’un monde ambiant parmi d’autres, sans doute plus riche, plus étendu, mais en aucun cas distinct par nature de l’infinité des « mondes » animaux. L’homme et l’animal sont pris tous deux dans la même trame, dans le même « tapis de la nature », et les organes humains sont destinés à permettre à l’homme de s’entourer d’un monde ambiant, en vertu du même « plan de la nature » que les organes des autres espèces : « Cela s’applique aux animaux aussi bien qu’aux hommes pour la raison profonde que le même facteur naturel se manifeste dans les deux cas » 1. Les exemples du biologiste montrent bien que cette différence entre le monde humain, concerné par une plus grande diversité d’« objets » et les mondes animaux plus restreints ne saurait être une différence toto caelo. Von Uexküll n’hésite pas, à l’occasion, à analyser la signification d’une fleur sauvage dans le monde ambiant d’une jeune fille, puis dans celui de la fourmi, de la larve de cigale et enfin de la vache 2. Ou encore, il étudie la différence entre l’Umwelt de la mouche, du chien et de l’homme en examinant le nombre des « objets » contenus dans une pièce auxquels chacun d’eux peut se rapporter, dans la mesure où il peut agir sur eux ; car « un animal distingue d’autant plus d’objets dans son milieu qu’il peut y accomplir d’actions » 3. Le chien a certainement « affaire » à une chaise sur laquelle il peut s’asseoir, mais non à un livre ou à un poste de télévision ; aucun de ces objets n’entre dans le monde ambiant qui appartient au cercle fonctionnel de la mouche. Ainsi, de l’homme à la mouche, « le milieu s’est appauvri, mais il est d’autant plus sûr, car il est plus facile de se tirer d’affaire avec quelques objets qu’avec un grand nombre » 4. Le but de ces remarques et de l’écologie de von Uexküll en général n’est donc nullement d’établir la supériorité de l’environnement humain sur celui d’autres espèces, mais plutôt d’apercevoir dans les différents milieux, animaux et humain, « le clavier sur lequel la nature joue 1. J. von Uexküll, Bedeutungslehre, op. cit., p. 158 ; trad. cit., p. 172. 2. J. von Uexküll, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, op. cit., p. 108 ; trad. cit., p. 99. 3. Ibid., p. 68 ; trad. cit., p. 61. 4. Ibid., p. 69 ; trad. cit., p. 61. 276 CLAUDE ROMANO sa symphonie », et ainsi, comme l’affirme la fin de la Bedeutungslehre, de mettre en lumière « les limites de notre monde » 1. C’est une tout autre perspective qu’adopte Heidegger. La thèse selon laquelle « l’animal est pauvre en monde » ne peut plus se comprendre, dès lors, à partir du concept de pauvreté (Ärmlichkeit) de von Uexküll. Selon ce dernier, le monde de la mouche peut être considéré comme « pauvre » dans la mesure où il inclut un moins grand nombre d’« objets » en vertu de la limitation des possibilités d’action de l’animal. Inversement, « la pauvreté du milieu (die Ärmlichkeit der Umwelt) conditionne la sûreté de l’action, et la sûreté est plus importante que la richesse » 2. Un tel concept de « pauvreté » est manifestement quantitatif, même s’il n’exclut pas l’existence de différences qualitatives entre les différents milieux. La pauvreté du monde de la tique provient du petit nombre des stimuli auxquels elle est susceptible de réagir : privée de vue et d’ouïe, elle n’est réceptive, en fait, qu’à un unique signal, l’odeur de l’acide butyrique que dégagent les follicules sébacés des mammifères. Mais si la différence de l’homme et de l’animal ne saurait se réduire à une différence de degré, comme le soutient Heidegger, le concept de « pauvreté » qui devient opératoire, du point de vue du questionnement ontologique, ne pourra plus être celui du biologiste. Comment donc entendre l’affirmation de la pauvreté en monde de l’animal ? Von Uexküll oriente ses recherches à partir d’un concept ontique de monde qui équivaut à « la somme de l’étant accessible » 3, faute d’une élucidation ontologique de ce concept. Dans son acception fondamentalontologique, le monde signifie l’ouverture même à l’étant en totalité, en tant qu’elle ressortit à la constitution ontologique du Dasein. Au regard d’un tel concept, il n’est manifestement pas suffisant d’affirmer que l’animal n’a pas accès à certains étants, qu’il ne se rapporte qu’à un domaine limité de l’étant, celui auquel a affaire sa vie pulsionnelle. En vérité, l’animal ne se rapporte jamais à de l’étant en tant qu’étant, parce que lui fait défaut la Seinsverständnis, la compréhension de l’être, donc l’ouverture (Erschlossenheit) en vertu de laquelle tout étant peut lui apparaître précisément en tant que tel. L’animal n’a pas seulement un monde plus limité ; il ne possède pas non plus un monde simplement « différent » ; il n’a pas accès au « monde » au même sens que l’homme (ou plutôt que le Dasein en l’homme) : il n’est pas ouvert au monde, mais, comme on le verra, il est enfermé dans un « cercle de désinhibition ». 1. J. von Uexküll, Bedeutungslehre, op. cit., p. 159 ; trad. cit., p. 173. 2. J. von Uexküll, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, op. cit., p. 29 ; trad. cit., p. 26 (ce texte de von Uexküll est postérieur au cours de Heidegger). 3. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 285 ; trad. cit., p. 288. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 277 Pourtant, Heidegger ne veut pas soutenir non plus que l’animal n’aurait aucun accès au monde tel qu’il appartient à la constitution ontologique de l’être-au-monde, et que le fait d’évoquer sa pauvreté en monde relèverait d’un anthropomorphisme ou, si l’on peut dire, d’un « Dasein-morphisme ». Ce cas est celui de la pierre. « La pierre est sans monde » est une expression paradoxale, puisque la pierre, n’ayant aucun accès à quelque chose comme le monde, ne peut pas non plus en être « dépourvue ». Ce n’est que du point de vue d’un étant qui existe en tant qu’ouvert au monde que la pierre peut apparaître « sans monde ». Mais il en va différemment de l’animal. Prenons le lézard qui se chauffe au soleil : il n’est pas venu là par hasard ; il possède bien « une relation propre à la roche, au soleil et à d’autres choses » 1. En même temps, il n’a pas accès à ces étants en tant qu’étants. On dira : il s’agit là d’un truisme puisque le lézard ne possède pas le langage (et on pourrait évoquer à ce propos la remarque de Wittgenstein : un chien peut attendre le retour de son maître, mais il ne peut pas attendre le retour de son maître demain, faute de maîtriser l’usage des indexicaux). Toutefois, aux yeux de Heidegger, la différence en question n’est pas purement linguistique. Un homme n’est pas un lézard qui posséderait en outre le langage : c’est leur mode d’accès au monde qui diffère radicalement. C’est leur « situation (place) dans le monde », comme disait Max Scheler. Or, aucune analyse de la nature du langage n’épuisera la différence de leurs modes d’être respectifs. C’est plutôt dans la différence de leurs modes d’être et de leur ouverture au monde que s’enracine la possibilité humaine de l’acquisition du langage. L’analyse de Heidegger se veut phénoménologique de part en part. À la différence de la pierre, donc, l’animal ne possède pas un rapport au monde uniquement par référence au Dasein. Sa relation au monde est constitutivement ambiguë. Pour caractériser les rapports du Dasein à l’animal, on ne peut parler au sens strict ni d’un Mitsein (puisque l’animal n’existe pas au sens où le Dasein existe), ni d’un pur Mitleben (puisque le Dasein n’est jamais un simple vivant), mais seulement d’un « partage » ambigu du monde – par exemple entre le maître et son chien – dont la nature est difficile à comprendre. Mais revenons au lézard : qu’est-ce qui nous autorise à affirmer qu’en un certain sens, un sens il est vrai tout à fait problématique, le lézard possède bien une « relation » à quelque chose, et, en fin de compte, à un environnement ? Sur ce point, les analyses de Heidegger présupposent celles de von Uexküll dont elles sont largement inspirées. Dans sa Theoretische Biologie, ce dernier distinguait quatre concepts de « monde » : 1) la totalité des effets que le monde exerce sur 1. Ibid., p. 291 ; trad. cit., p. 294. 278 CLAUDE ROMANO l’animal, c’est-à-dire le monde physique ; 2) la totalité des indications ou signaux (Merkmale et parfois Merkzeichen) que l’animal sélectionne, en vertu de sa constitution biologique, constituant ce que von Uexküll appelle Merkwelt : monde en tant que signal, monde en tant que perçu. Cette « somme des signaux (Merkmale) » 1 est aussi appelée « monde pour-soi » ou « monde intérieur (Innenwelt) » ; 3) À ce second concept, strictement biologique, de monde, en correspond un troisième, déterminé par la manière spécifique dont l’animal réagit à ces signaux, que von Uexküll appelle Wirkungswelt, monde de l’action ; 4) Enfin, l’unité du Merkwelt et du Wirkungswelt, c’est-à-dire le monde qui correspond au cercle fonctionnel de l’animal pris comme un tout, constitue l’Umwelt en tant que tel : « Le monde-en-tant-que-signal et le monde de l’action forment un tout englobant que nous appelons monde ambiant » 2. L’Umwelt comprend quatre grands cercles fonctionnels : celui de l’habitat ; le cercle alimentaire ; le cercle de l’ennemi et de la proie ; celui de la sexualité. Les acquis de ces analyses constituent l’arrière-plan ce celles de Heidegger. Le lézard, par exemple, se rapporte non à des choses ou à des objets, mais à ce que von Uexküll appelle Merkmale ou Merkzeichen, c’est-à-dire à des indications : « La roche sur laquelle le lézard s’étend n’est certes pas donnée au lézard en tant que roche, roche dont il pourrait interroger la constitution minéralogique » 3. Cette affirmation fait directement écho à celle de von Uexküll : « Nous ne considérons toutes les choses qui jouent un rôle dans le cercle fonctionnel d’un animal que du point de vue de leur fonction. Par suite, nous avons exclusivement affaire à des vis-à-vis (Gegenständen) et jamais à des objets (Objekten). La pierre qu’escalade un scarabée est seulement un chemin-de-scarabée (Käferweg) et n’appartient pas à la minéralogie » 4. Ce que von Uexküll appelle ici Merkzeichen, ce ne sont ni des caractères de l’étant pris en lui-même, ni des caractères purement « subjectifs » qui seraient en quelque sorte « projetés » sur l’étant par l’animal, mais plutôt des caractères relationnels qui n’ont de sens qu’au niveau écologique, c’est-à-dire au niveau des relations et des interactions de l’animal avec son Umwelt. Heidegger reprend à son compte l’exemple cité : « Le brin d’herbe sur lequel grimpe un scarabée n’est nullement pour celui-ci un brin d’herbe […] le brin d’herbe est un chemin-de-scarabée (Käferweg) sur lequel celui-ci ne cherche pas n’importe quel aliment mais bien la nourriturede-scarabée (Käfernahrung). L’animal a, comme animal, des relations 1. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 100. 2. Ibid. 3. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 291 ; trad. cit., p. 294. 4. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 102. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 279 précises à sa nourriture propre et à ses proies, à ses ennemis, à ses partenaires sexuels » 1. On retrouve ici trois des quatre cercles fonctionnels mis en lumière par von Uexküll. Il semble dès lors naturel que Heidegger reprenne à son compte, au moins dans un premier temps, la notion d’Umwelt. Von Uexküll parlait d’une invisible maison de verre qui entourait chaque animal et qu’il emportait partout avec lui comme l’escargot, sa coquille. Heidegger écrit que le milieu (Medium) de l’animal est « imperceptible pour lui » et que son monde ambiant (Umwelt) « se meut avec lui » : « Dans son monde ambiant (Umwelt), l’animal est, pour la durée de sa vie, enfermé comme dans un tuyau qui ne s’élargit ni ne se resserre » 2. Toutefois, cette « répétition » a bien ici le sens de la Wiederholung de Sein und Zeit : elle est une réappropriation créatrice qui se signale d’abord par ses écarts. Car nulle part nous ne trouverons chez von Uexküll la thèse selon laquelle l’animal est pauvre en monde. Comment l’entendre ? Que signifie une telle « pauvreté » ? La réponse de Heidegger apparaît déconcertante : « pauvreté signifie privation » 3. L’animal est pauvre en monde signifie donc que l’animal est privé de monde. Mais seul peut être privé de quelque chose celui qui entretient un rapport avec cette chose. La privation telle qu’elle est ici entendue n’est pas sans rapport avec la steresis d’Aristote : pour que Socrate, d’ignorant, devienne savant, il faut qu’il soit déjà savant en puissance. Telle est l’affirmation fondamentale du livre II de la Physique. De même, la « privation » doit s’entendre dans la thèse de Heidegger comme un « ne pas avoir dans le pouvoir avoir » : « D’une certaine façon, il y a chez l’animal avoir et non-avoir le monde […] Ce n’est que là où il y a avoir qu’il y a non-avoir. Et le non-avoir dans le pouvoiravoir est justement la privation, la pauvreté » 4. Ces affirmations soulèvent de sérieuses difficultés. Comment interpréter la thèse selon laquelle l’animal a et n’a pas un monde ? Signifiet-elle qu’il a un monde autre ? Ou signifie-t-elle qu’il se rapporte autrement au même monde que celui de l’homme ? Heidegger ne semble pas trancher entre ces deux interprétations. La première semble s’imposer dès lors que le « monde » animal se voit déterminé, non point comme ouverture à l’étant en totalité, mais comme « cercle de désinhibition ». La seconde possède pour elle l’avantage de rendre compte de la via privationis suivie par Heidegger : le monde animal n’est accessible que par comparaison avec celui du Dasein et par soustraction de ses caractères essentiels. Comment 1. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 292 ; trad. cit., p. 294-295. 2. Ibid., p. 292 ; trad. cit., p. 295. 3. Ibid., p. 289 ; trad. cit., p. 292. 4. Ibid., p. 309 ; trad. cit., p. 311. 280 CLAUDE ROMANO trancher entre ces deux lectures ? Et faut-il d’ailleurs trancher ? Toute l’originalité de la méditation heideggérienne en 1929-30 ne tient-elle pas précisément dans cette oscillation, dans cette ambivalence ? En outre, est-il possible de tenir pauvreté et privation pour des termes équivalents ? Car, si toute pauvreté est privation, la réciproque n’est pas vraie. La pierre est, en un certain sens, « privée » de monde, mais justement elle n’est pas pauvre en monde, puisque – d’après le critère de Heidegger – elle n’entretient aucun rapport avec lui. De même un aveugle est privé de vue, mais il n’est certes pas « pauvre en vue » ! Ce n’est donc pas toute privation qui peut être interprétée comme pauvreté. C’est seulement un certain type de privation où, en même temps, celui qui est privé n’est pas entièrement privé de ce dont il est privé. Mais alors, nous retombons dans notre difficulté initiale : peut-on vraiment entendre la pauvreté en monde de l’animal autrement que comme la possession d’un monde moins riche, moins étendu, moins diversifié, c’est-à-dire autrement que comme une différence de degré ? Comment passer de l’idée d’un monde moins riche à l’idée d’un monde autre ? Comment passer de l’affirmation d’une pauvreté en monde de l’animal à celle d’un concept original de monde, distinct de celui du Dasein, l’Enthemmungsring, le « cercle de désinhibition » ? En somme, les choix de Heidegger semblent dictés au moins autant par ses refus que par ses adhésions : le « monde » animal ne peut pas être simplement un monde moins riche ; il ne peut pas non plus être un monde autre ; il doit être à la fois déterminé (privativement) à partir du monde du Dasein et cependant distinct de lui. Il est nécessaire à la fois de maintenir une forme d’hétérogénéité de principe entre le monde en son sens ontologique originaire et le cercle dont s’entoure l’animal, et une dépendance stricte du second à l’égard du premier, puisque le cercle de l’animal ne peut être approché qu’à partir du monde que configure le Dasein, par « privation » de ses caractères ontologiques. On aurait tort de ne voir dans ces hésitations que des bévues et des inconséquences. En vérité, elles proviennent d’un même problème que Heidegger affronte avec une radicalité qui faisait sans doute défaut à tous ceux dont il s’inspire. En effet, il n’y a aucun accès « direct » au monde de l’animal, de sorte que la perspective « comparative » n’est nullement facultative, elle est le seul chemin possible. On pourrait soutenir alors que ces ambivalences des Concepts fondamentaux ne tiennent à rien d’autre qu’à l’inscription de la méthode comparative dans l’élucidation phénoménologique positive des traits du « monde » animal. La perspective ontologicocomparative est indissociable de la mise au jour et de la détermination de l’être de l’animal. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 281 Cette remarque a une portée non négligeable sur la manière de lire ce texte. Beaucoup des objections qui ont été formulées à son endroit reposent sur la méconnaissance de cette particularité. Par exemple, suffit-il d’objecter à Heidegger que, puisque le Dasein est aussi un vivant, les traits qui définissent l’organisme, et notamment l’appropriation-à-soi, la propriété (Eigen-tümlichkeit), doivent précéder en droit ses caractères ontologiques, et notamment son ipséité (Selbstheit) existentiale ? Peut-on tirer de là une antériorité de principe de la vie en l’homme sur son existence ? 1 Rien n’est moins sûr. Nous pourrions ainsi inverser la hiérarchie entre l’existence et la vie si – et seulement si – nous pouvions avoir accès au phénomène de la vie et à ses déterminations phénoménologiques autrement que par le détour de la voie comparative. Alors, et alors seulement il serait possible d’établir un rapport de dérivation entre les phénomènes vitaux (l’organisme et le corps) et les phénomènes existentiels. Mais justement, un tel accès nous est refusé, si bien qu’il est impossible d’établir le moindre rapport de dérivation au sens rigoureux du terme, comme celui qui figure par exemple entre les modalités d’existence authentique et inauthentique du Dasein. Tous les concepts en jeu, ici, sont « impurs », car dépendants de la perspective comparative et inintelligibles en dehors d’elle. La vie ne saurait être « antérieure » à l’existence dans le Dasein, car nous n’avons jamais accès directement à elle. En réalité, – tel est sans doute le dernier mot des analyses de Heidegger – nous ne savons même pas ce que pourrait signifier, pour le Dasein, d’être un pur organisme, un pur vivant, car la vie ne nous est jamais accessible dans cette prétendue pureté, abstraction faite de sa relation à l’existence. 1. C’est par exemple la démarche de Didier Franck dans « L’être et le vivant », dans Dramatique des phénomènes, Paris, P.U.F., 2001, qui conclut à la nécessité d’un « renversement de la hiérarchie entre l’existence et la vie », c’est-à-dire à l’affirmation selon laquelle « la temporalité du Dasein présuppose la propriété du vivant », et non l’inverse (p. 44). Par conséquent, « nous devons cesser de nous comprendre comme Dasein et temporalité pour nous penser comme corps pulsionnel vivant et propriété » (p. 53). Mais, inverser ainsi la hiérarchie, c’est nier la spécificité de la perspective analogique. Comme le précise Heidegger dans un cours antérieur, tandis que la vie et le « monde » animal sont accessibles à partir de l’existence du Dasein, « l’inverse n’est pas possible puisque, dans l’analyse du monde ambiant des animaux, nous sommes toujours obligés de parler par analogie, et pour cette raison, leur monde ambiant [non plus que leurs autres caractéristiques, vie ou pulsionnalité] ne peut pas être celui qui, pour nous, est le plus simple » (Ga., 20, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, P. Jager (éd.), Francfort, Klostermann, 31994, p. 305 ; trad. d’A. Boutot, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, Paris, Gallimard, 2006, p. 323 ; je souligne). 282 CLAUDE ROMANO LE PROBLÈME DE L’ORGANISME Nous possédons à présent le cadre d’ensemble à partir duquel aborder le problème de l’organisme, étape nécessaire pour la détermination de l’essence de l’animalité. Après avoir précisé qu’il ne partirait pas d’une discussion de détail de « la nouvelle théorie de la vie » 1, Heidegger propose un apparent excursus consacré cette fois explicitement à l’examen critique des « thèses fondamentales de la zoologie à propos de l’animalité et de la vie en général » 2. Cet examen se concentre autour de la notion d’organisme. Heidegger ne remet pas en cause l’idée selon laquelle tout vivant est un organisme, mais il entend montrer que la compréhension biologique de l’organisme est ontologiquement insuffisante. L’organe n’est pas un outil et l’organisme, contrairement à la définition qu’en donne Wilhelm Roux, n’est pas « un complexe d’outils ». « Organe » vient d’organon qui signifie en grec instrument. Dans sa définition célèbre de la main, Aristote caractérise celle-ci comme organon organôn 3 : de même que le noûs est la forme des formes, la main est l’instrument des instruments, celui qui rend maniables tous les autres. Toutefois, il faut prendre garde au fait qu’organon en grec a un sens beaucoup plus vaste que celui d’instrument en français et a fortiori d’outil 4. Est organon tout ce qui est utile – par exemple l’esclave tel que le définit La Politique –, et la main, pourrait-on dire, est l’utile par excellence, ce qui rend tout le reste utile et utilisable, ce qui confère aux instruments leur fonction instrumentale sans être elle-même, au sens strict, un instrument. Toutefois, la biologie contemporaine n’entre pas dans ces subtilités. Elle aborde le problème de l’organe, et par suite de l’organisme, dans l’horizon exclusif de l’opposition entre mécanisme et vitalisme. L’animal est-il une machine ? Voilà la question depuis Descartes. Et même ceux qui s’opposent au mécanisme partagent encore l’essentiel avec lui. Les vitalistes croient avoir surmonté le mécanisme en lui adjoignant une force, un principe vital, une entéléchie. Ils préfèrent à une explication insuffisante une pseudo-explication. Pour montrer ce qu’a d’inadéquat cette approche de l’organisme, Heidegger développe une phénoménologie de l’ustensile légèrement différente de celle de Sein und Zeit. Il distingue notamment l’ustensile (Zeug) de l’outil (Werkzeug) : le premier concept s’applique à tout ce qui possède une finalité (Bewandtnis) au sens que Sein 1. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 284 ; trad. cit., p. 287. 2. Ibid., p. 310 ; trad. cit., p. 313. 3. Aristote, De Anima, III, 8, 432 a 1 sq. 4. Cf. R. Brague, Aristote et la question du monde, Paris, P.U.F., 1993, p. 199. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 283 und Zeit donnait à ce terme 1, à tout ce qui possède ontologiquement la structure du pour… (Umzu), le second concept s’applique de manière plus restreinte aux ustensiles qui se prêtent à une activité artisanale, à un travail, à la production d’une « œuvre » (Werk). Un traîneau est un ustensile, mais ce n’est pas un outil. Enfin, Heidegger distingue ces deux concepts de celui de machine. Une machine est bien, elle aussi, un ustensile, mais elle n’est pas un outil, même complexe, ni d’ailleurs un complexe d’outils. Une automobile n’est pas une collection d’outils qui fonctionneraient ensemble, de manière synergique, elle possède un mode d’être irréductible. Heidegger ne dit d’ailleurs pas lequel. L’important à ses yeux est que, si la machine n’est pas un complexe d’outils, « la définition de l’organisme comme complexe d’outils à plus forte raison s’effondre d’elle-même » 2. Ces analyses permettent d’introduire la thèse suivante : le problème de l’organisme est mal posé tant qu’on s’en tient à l’alternative du mécanisme et du vitalisme. Qu’est-ce qui pourrait laisser penser, en effet, qu’un organisme est un complexe d’outils ? La théorie physiologique du réflexe, par exemple. Le réflexe est un déclenchement automatique qui donne à croire que l’animal est une machine complexe. C’est pourquoi la théorie du réflexe est la pierre de touche de la biologie mécaniste. Mais il ne suffit pas de s’opposer à cette biologie, suggère Heidegger, pour s’être effectivement débarrassé du paradigme qui la sous-tend. C’est l’erreur d’une autre biologie qui « commence par prendre l’être vivant pour une machine puis introduit de surcroît des fonctions supra-mécaniques (übermaschinelle Funktionen) » 3. Quelle biologie est visée par là ? La biologie vitaliste, mais pas uniquement. Avant Heidegger, von Uexküll avait reproché lui aussi au mécanisme de n’avoir considéré l’animal que comme un « paquet de réflexes (Reflexbündel) » ; mais il en avait tiré la conclusion selon laquelle la vie se caractérise par l’apparition de facultés nouvelles : « Un être vivant possède, en plus des facultés mécaniques (maschinellen), des facultés supra-mécaniques (übermaschinelle Fähigkeiten) qui lui confèrent un caractère entièrement différent de celui d’une machine, même si l’on construisait les parties de la machine avec la même perfection que les organes d’un être vivant, et même si les services qu’elles rendent étaient des actions, c’est-à-dire si elles n’étaient pas rapportées aux actions humaines. Les facultés supra-mécaniques de tous les êtres vivants consistent en ceci qu’ils incluent les activités exercées sur les machines par les êtres humains. 1. M. Heidegger, Sein und Zeit, § 18. 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 314 ; trad. cit., p. 316. 3. Ibid., p. 313 ; trad. cit., p. 315. 284 CLAUDE ROMANO Ils construisent eux-mêmes leur machine corporelle (Körpermaschine), ils la font fonctionner eux-mêmes et ils procèdent eux-mêmes à toutes les réparations. L’ensemble de ces trois facultés – à savoir la construction, la mise en marche et la réparation – paraissent être liées à l’existence du protoplasme, tandis qu’elles font défaut aux machines » 1. Il n’est pas possible de suivre sur ce point von Uexküll 2. En effet, l’organisme n’est pas une « super-machine », c’est-à-dire une machine qui remplit, outre les fonctions proprement mécaniques, celles dévolues à l’être humain (construction, mise en marche, réparation) ; et inversement, la machine n’est pas non plus un organisme imparfait, ce que suggère la dernière phrase de von Uexküll 3. Toute cette description est fausse dans son principe même. Apparemment, les trois facultés supra-mécaniques de von Uexküll, « se produire soi-même, se régir soi-même et se rénover soi-même (Selbstherstellung überhaupt, Selbstleitung und Selbsterneuerung) » sont « des éléments qui caractérisent l’organisme comparé à la machine » 4 ; mais, en vérité, c’est l’analogie elle-même qui nous égare. Tout en soulignant qu’« organe et outil se trouvent au plus près l’un de l’autre relativement à leur caractère d’utilité », Heidegger maintient malgré tout qu’il existe entre eux « une différence décisive » 5. Alors qu’un outil est utilisable par plusieurs utilisateurs, l’organe n’est jamais disponible de cette manière. En effet, « chaque être vivant ne peut voir qu’avec ses yeux ». Les organes ne sont disponibles qu’en tant qu’ils sont intégrés à un organisme. « L’organe est un outil intégré (eingebautes Werkzeug) à l’utilisateur » 6. Cette intégration modifie entièrement la signification de son utilité. Comment un outil est-il utile ? Il est utile, répond Heidegger, en tant qu’il est fin prêt (fertig). Ce qui définit le mode d’être de l’outil, la façon même dont il se tient à disposition de l’utilisateur, c’est donc sa 1. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 96. 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 314-315 ; trad. cit., p. 317. 3. La position de von Uexküll sur ce point est effectivement ambiguë. D’un côté, il critique Graber pour avoir identifié l’effecteur des animaux avec un outil (Werkzeug) : « On pourrait laisser passer cette expression, écrit-il, si les relations entre outil et matériau n’étaient pas bien trop générales pour rendre justice au rapport extraordinairement étroit qui se manifeste dans le cercle fonctionnel » (Theoretische Biologie, p. 135). De l’autre, il continue malgré tout à se référer à cette analogie des effecteurs avec des instruments : « La physiologie considère les effecteurs de l’animal dans leur relation au monde comme s’ils étaient des objets d’usage (Gebrauchsgegenstände) humains, alors que la biologie considère ces mêmes effecteurs comme des objets d’usage humains qui ne deviennent effectifs en conformité avec un plan qu’en vertu de leur ajustement au monde ambiant » (ibid., p. 135). 4. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 325 ; trad. cit., p. 326. 5. Ibid., p. 320 ; trad. cit., p. 322. 6. Ibid., p. 321 ; trad. cit., p. 322. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 285 Fertigkeit, son être-fin-prêt. Comment, maintenant, un organe est-il utile ? En jouant sur les assonances, Heidegger adopte le terme de Fähigkeit, aptitude, pour répondre à cette question. L’organe ne se tient pas « fin prêt », il possède une aptitude, ou plutôt, il confère une aptitude au vivant. Les formulations de Heidegger sur ce point sont ambiguës. Tantôt il parle de l’aptitude comme appartenant à l’organe lui-même 1 ; tantôt, de manière plus juste, il dit que l’aptitude n’appartient à l’organe que du fait de son intégration à l’organisme : la faculté de voir n’est pas une caractéristique de l’œil, mais une caractéristique de l’animal pour autant qu’il possède des yeux (sains) : « Des organes ont des facultés, mais justement comme organes, c’est-à-dire comme appartenant à l’organisme » 2. Cette deuxième formulation est supérieure à la première, puisqu’elle tient compte justement de l’intégration comme caractère essentiel de tout organe en tant que tel. En d’autres termes, « ce n’est pas l’organe qui a une faculté, c’est l’organisme qui a des facultés » 3 – et, faudrait-il ajouter, l’organisme vivant, l’organisme qui remplit pleinement ses fonctions vitales. Jusque là, nous avons affaire à une description à peu près indiscutable. La conclusion qu’en tire Heidegger est beaucoup plus périlleuse : « mais comment entendre cette relation entre organe et aptitude ? Voici ce qui devient clair : il n’est pas permis de dire que l’organe a des aptitudes, mais bien que l’aptitude a des organes » 4. Comment est-on passé d’une analyse phénoménologique à la thèse biologique controversée selon laquelle la fonction précède l’organe ? Qu’est-ce qui permet à Heidegger d’affirmer avec une telle assurance que l’animal a des yeux parce qu’il peut voir, et non l’inverse ? Ce problème, en effet, n’est plus un problème phénoménologique, mais un problème empirique. Heidegger prend position par rapport à une controverse classique dans l’histoire de la biologie : sont-ce les aptitudes (ou plutôt l’exercice des aptitudes, donc les habitudes) qui créent les organes et les modifient ? Nous aurions là une thèse proche de celle de Lamarck. Weismann l’a définitivement réfutée en montrant qu’il n’y avait pas de transmission héréditaire des caractères acquis au niveau du phénotype. Le philosophe fait un pas de plus, qui est aussi un pas de trop, un 1. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 323 ; trad. cit., p. 324. 2. Ibid., p. 323 ; trad. cit., p. 325. 3. Ibid., p. 324 ; trad. cit., p. 325. 4. Ibid., p. 324 ; trad. cit., p. 325. 286 CLAUDE ROMANO faux pas. Cette imprudence s’explique une fois encore, au moins en partie, par la lecture de von Uexküll 1. Ce qui est dit ici du primat de l’aptitude sur l’organe dérive d’un exemple étudié par le zoologiste, celui de la paramécie. Pourquoi ces animaux qui apparemment n’ont pas d’organes sont-ils « philosophiquement les plus désignés pour nous donner un aperçu sur l’essence de l’organe » 2 ? Parce que ces amibes ont des « organes instantanés » qu’ils engendrent pour une fonction déterminée puis qu’ils résorbent en eux-mêmes. Comme l’indiquait déjà von Uexküll, chez les infusoires, les organes de l’alimentation ne sont pas permanents. Il se forme chaque fois « autour de chaque bouchée une poche qui devient d’abord une bouche, puis un estomac, puis un intestin et enfin un anus » 3. Chaque organe s’anéantit après avoir rempli sa fonction selon un ordre immuable comparable à une mélodie. « Nous voyons les organes apparaître les uns après les autres en une suite temporelle bien définie et, après avoir accompli leur action, disparaître à nouveau » 4. « De là cette conclusion frappante, poursuit Heidegger : les aptitudes à manger, à digérer, sont antérieures aux divers organes » 5. Pour accepter cette conclusion, il faut admettre plusieurs thèses de von Uexküll, dont aucune ne va de soi : 1) les organismes unicellulaires sont paradigmatiques pour penser l’essence de l’organisme en général ; comme le dit la Theoretische Biologie, « tout être vivant procède du protoplasme » 6 ; par conséquent, les organes instantanés de la paramécie « nous donnent aussi la clé pour ces trois actions susmentionnées du protoplasme chez des animaux supérieurs : la construction, la mise en marche et la réparation » 7. 2) Les organes des amibes ne sont pas des organes permanents à la différence des organes des animaux supérieurs. 3) Puisque ces organes ne préexistent pas à leur fonction, c’est donc que la fonction précède l’organe, et non l’inverse : « Dans ce cas nous voyons clairement que la suite d’impulsions des fonctions est présente avant même que les organes qui exercent les fonctions ne soient d’aucune manière formés » 8. 1. Et peut-être celle d’Aristote, cf. Les parties des animaux, IV, 12, 694b13 sq. : « En effet, la nature crée les organes d’après la fonction, et non pas la fonction d’après les organes » (trad. fr. P. Louis). Je remercie Cyrille Habert pour cette remarque. 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 327 ; trad. cit., p. 328. 3. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 98. 4. Ibid., p. 98. 5. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 327 ; trad. cit., p. 329. 6. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 97. 7. Ibid., p. 98. 8. Ibid. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 287 Les limites de l’analyse de Heidegger sont ici les limites de celle de von Uexküll. La réappropriation heideggérienne des thèses du biologiste pose deux types de problème : empirique et conceptuel. Du point de vue empirique, il est apparu dans les années 50 grâce à l’invention du microscope électronique que les observations de von Uexküll étaient erronées. Les vivants unicellulaires appelés « protoplasmes » au début du siècle possèdent bien des organes spécifiques et permanents que mobilise l’absorption par phagocytose : vacuole nutritive (ou phagosome) et lysosome remplissant une fonction analogue à celle de l’estomac 1. Du point de vue conceptuel, nous avons affaire à une analyse – celle de Heidegger – qui reprend implicitement l’idée de facultés « supra-mécaniques » qu’elle avait pourtant commencé par refuser catégoriquement ; qui joue pour ainsi dire von Uexküll contre von Uexküll. En effet, quel est le statut biologique de ces aptitudes précédant les organes ? Si on refuse le recours à des facultés supra-mécaniques ne retombe-t-on pas inévitablement dans l’hypothèse d’un « principe vital », dans une forme de vitalisme ? Heidegger répondrait peut-être que ces aptitudes n’ont pas d’abord un statut biologique, mais ontologique. Ce ne sont plus les aptitudes qui sont expliquées à partir des particularités de l’organisme (même d’hypothétiques particularités supramécaniques), ce sont plutôt les organes et la constitution interne de l’organisme qui sont expliqués à partir des aptitudes. À la question ontologique « Qu’est-ce qu’un vivant ? », il faut répondre que c’est un organisme doté d’aptitudes, ou, plus précisément : « être-organisé veut dire : être doté d’aptitudes » ; donc « l’être de l’animal est un pouvoir (Können) » 2. De même que le Dasein n’a pas seulement des possibilités, mais est ontologiquement pouvoir-être, le simple vivant se définit essentiellement par ses aptitudes et ses pouvoirs. Mais ces affirmations, en retour, ne présupposent-elles pas, du point de vue biologique, que le vivant soit doté de facultés – sinon d’un principe vital – qui ne relèvent pas du seul mécanique ? Heidegger a-t-il réellement dépassé l’alternative du mécanisme et du vitalisme – mieux que von Uexküll, en tout cas ? Et ne pourrait-on pas reprocher à Heidegger exactement ce qu’il objecte à Driesch, d’avoir substitué aux explications mécanistes, certes insuffisantes, un semblant d’explication : « l’appel à une telle force [agent vital] et à l’entéléchie n’explique en outre rien du tout » 3 ? Car comment rendre compte de cette 1. Sur ce point, cf. les remarques d’A. Séguy-Duclot, « Humanisme et animalité », dans B. Pinchard (éd.), Heidegger et la question de l’humanisme : faits, concepts, débats, Paris, P.U.F., 2005, p. 340. 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 342 ; trad. cit., p. 342. 3. Ibid., p. 326 ; trad. cit., p. 327. 288 CLAUDE ROMANO antériorité des aptitudes par rapport aux organes dont elles sont les aptitudes ? Ce qui manque au vitalisme, affirme Heidegger, c’est de concevoir plus précisément le rapport entre ces deux notions. Mais les analyses de Heidegger y parviennent-elles mieux ? En effet, que peut bien signifier que « l’aptitude prend l’organe à son service » 1 ou que « l’organe n’est pas équipé d’aptitudes ; ce sont les aptitudes qui se créent des organes » 2, si l’on ne suppose par un principe d’ordre supra-mécanique qui précède la constitution de l’organisme, l’oriente et la rend possible ? PULSION, COMPORTEMENT, ACCAPAREMENT Pour rendre compte du statut ontologique de ces aptitudes animales, Heidegger va introduire un nouveau concept, celui de pulsion (Trieb). Le rapport entre aptitude et organe, on l’a vu, est beaucoup plus intime que celui entre aptitude et ustensile : l’aptitude est extérieure à l’ustensile, elle appartient à son utilisateur. Au contraire, l’aptitude ne fait qu’un avec l’organe en tant qu’organe intégré à un organisme : être un animal doté d’yeux (sains) et voir sont une seule et même chose. L’extériorité de l’aptitude par rapport à l’ustensile fait dire à Heidegger que l’ustensile est subordonné à une directive (Vorschrift) extérieure. Mais comment décrire l’intimité de l’aptitude et de l’organe ? Que signifie, pour un animal, avoir des aptitudes ? Dans toute aptitude animale, il y a une tendance à se réaliser. L’aptitude n’est pas au service de directives, elle « apporte avec soi sa règle », c’est-à-dire sa propre direction d’accomplissement. Contrairement à l’ustensile qui reçoit sa règle d’un plan de construction, l’organisme a en soi sa propre règle, conformément à ce que von Uexküll appelle une Planmässigkeit. Or, l’aptitude s’accompagne toujours d’une pulsion, elle ne fait qu’un avec la vie pulsionnelle. C’est la pulsion qui pousse l’animal à réaliser ses aptitudes au moyen de ses organes. Par suite, ce à quoi un animal est apte en vertu de ses aptitudes est déterminé d’avance par ses pulsions : « Il se pousse lui-même en avant, d’une façon précise, dans son être-apte à… Se pousser et être poussé anticipativement dans son “en vue de quoi” (in sein Wozu), cela n’est possible, pour ce qui est apte, que si le fait d’être apte en général est pulsionnel (triebhaft). Il n’y a jamais aptitude que là où il y a pulsion » 3. Il va falloir interroger à présent ce caractère pulsionnel de l’aptitude. Alors que le Wozu 1. Ibid., p. 330 ; trad. cit., p. 331. 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 341 ; trad. cit., p. 342. 3. Ibid., p. 334 ; trad. cit., p. 334. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 289 qui caractérise le mode d’être de l’ustensile n’est pas d’ordre pulsionnel, le rapport de l’aptitude (vision) à son but (voir) l’est de part en part. C’est la pulsionnalité qui, en dernière instance, différencie l’organe de l’ustensile. Mais que signifie que toute aptitude soit pulsionnelle ? Il faudrait préciser : toute aptitude animale. En effet, dans Sein und Zeit, Heidegger avait expressément refusé de penser l’être du Dasein en termes de pulsionnalité : il soulignait qu’« est vouée à l’échec toute tentative de ramener le souci, en sa totalité essentiellement indéchirable, à des actes particuliers ou à des pulsions (Triebe) comme le vouloir, le souhait, l’impulsion (Drang), le penchant (Hang), ou de le reconstruire à partir de tels éléments » ; « ce qui n’exclut pas, ajoutait Heidegger, que tendance et penchant ne constituent aussi ontologiquement l’étant qui “vit” sans plus » 1. Rien n’est affirmé par là positivement d’une éventuelle vie pulsionnelle du Dasein ; la seule chose qui soit affirmée, c’est que si une telle pulsionnalité existe (et sans doute elle existe), elle dérive de sa constitution ontologique comme souci. Il n’est donc pas nécessaire d’interroger la vie pulsionnelle dans le cadre d’une ontologie fondamentale pour satisfaire à l’objectif qui est le sien : poser la question du sens de l’être en tant que tel (überhaupt) suivant le fil conducteur de l’être du Dasein. Heidegger n’aborde pas davantage cette question d’une éventuelle pulsionnalité du Dasein dans le cours de 29-30. Il la passe simplement sous silence. Ce qu’il entend par « aptitudes » dans la vie animale implique nécessairement des pulsions : être capable, pour un organisme, c’est se propulser vers ce qui satisfait sa vie pulsionnelle. Or, se propulser vers ce dont on est capable, pour l’organisme, c’est se propulser vers soi. Cette conclusion pourrait paraître hâtive, si on ne voyait pas l’analogie qu’il convient d’établir entre l’animal et le Dasein. Dans la mesure où le Dasein se projette vers son pouvoir-être le plus propre, il existe aussi sur le mode du soi-même (Selbst) : pour lui, se projeter vers ses possibles finis, c’est exister en propre et en personne. Pour l’organisme animal aussi, c’est dans l’aptitude à quelque chose que s’accomplit une référence à soi – un « soi » qui n’a évidemment pas le même sens que pour le Dasein : « Être apte à… c’est s’avancer en mode pulsionnel […] Être apte, cela implique l’idée de “soi qui va en soi-même”. Nous avons déjà remarqué ce “soi-même” quand nous avons mentionné la singularité de l’organisme comparé à la machine : production par soi-même, gestion par soi-même et renouvellement par soimême » 2. La question de l’unité de l’organisme reçoit ici une première 1. M. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., p. 193-194 ; trad. cit., p. 148. 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 339 ; trad. cit., p. 340. 290 CLAUDE ROMANO réponse. Cette unité repose dans l’appropriation à soi, la propri-été (Eigentümlichkeit). Cette dernière n’est plus à penser sur le mode de la réflexivité d’une conscience ou de l’identité à soi d’un ego : « Quand nous disons “soimême” (selbst) nous pensons de prime abord au “moi-même” (ich selbst). Nous prenons le “soi-même” au sens du Je propre (eigene Ich), du sujet, de la conscience, de la conscience de soi. Et, dans cette mesure, nous nous trouvons de nouveau à la limite d’attribuer un “je”, une âme à l’organisme, en raison de cette autonomie qu’on lui découvre » 1. Mais telle n’est pas la solution que propose Heidegger : « La façon dont l’animal est propre à soi (zu eigen ist) n’est pas le mode de la personnalité, ni celui de la réflexion, ni celui de la conscience. C’est simplement le mode de l’appartenance à soi (Eigentum). L’appropriation-à-soi (die Eigen-tümlichkeit) est un caractère fondamental de toute aptitude. Elle s’appartient à elle-même (sie gehört sich), elle est sous sa propre emprise » 2. En s’efforçant de dégager un « soi » de l’organisme qui ne soit pas pensable en termes de conscience de soi, Heidegger retrouve la problématique de von Uexküll : définir la « subjectivité » animale dans des termes non égoïques et non réflexifs. La détermination de l’organisme ainsi dégagée n’est plus ontique ; elle se veut ontologique : « l’organisme n’est ni un “complexe d’outils” ni une association d’organes, et il est tout aussi peu un faisceau d’aptitudes. Le terme d’“organisme” n’est donc plus du tout un nom qui sert à désigner tel ou tel étant, mais il désigne une certaine manière d’être qui est fondamentale » 3. Cette affirmation implique que les trois modes d’être dégagés dans Sein und Zeit ne suffisent pas à caractériser le mode d’être de l’animal. Mais celui-ci ne constitue pas non plus une quatrième manière d’être, située sur le même plan que les trois autres, pour la simple et bonne raison que, si l’ontologie doit être phénoménologique, elle ne peut procéder à ses analyses que là où des phénomènes sont authentiquement donnés : ce qui n’est pas le cas dans le domaine qui nous occupe. Le mode d’être animal est et doit demeurer obscur. Heidegger a ainsi atteint un nouveau « palier » de sa réflexion, une caractérisation du mode d’être de l’animalité qui lui permet de formuler à nouveaux frais la question de l’être du « monde » animal, ou pour l’exprimer en termes zoologiques, de son Umwelt. Ici s’achève l’excursus critique qui a préparé le sol pour une détermination plus originaire de ce « monde » que celle fournie par la biologie et la zoologie. L’animalité est, 1. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 339 ; trad. cit., p. 340. 2. Ibid., p. 340 ; trad. cit., p. 341. 3. Ibid., p. 342 ; trad. cit., p. 343. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 291 en son essence, aptitude. Mais être apte, c’est être apte à quelque chose. Ce qu’il reste à comprendre, c’est donc « ce à quoi (wozu) l’aptitude est aptitude » 1. À quoi l’animal est-il apte ? À ce que lui prescrit sa vie pulsionnelle. Mais que lui prescrit sa vie pulsionnelle ? On pourrait penser que la question que pose Heidegger possède une réponse évidente : l’aptitude est aptitude à des comportements (manger, se reproduire, fuir, chasser, etc.) qui sont prescrits à l’animal par ses tendances. Bien entendu. Toutefois, que signifie « se comporter » ? Y a-t-il une ou plusieurs manières de se comporter ? L’homme se comporte-t-il de la même manière que l’animal ? Pour répondre à ces questions, Les Concepts fondamentaux proposent une distinction terminologique entre verhalten, qu’ils réservent à l’homme, et benehmen qu’il réservent à l’animal. Les deux verbes signifient « se comporter ». On pourrait proposer en français « se conduire », pour l’être humain et « se comporter » pour l’animal. L’animal a un comportement (Benehmen), l’homme a une conduite (Verhalten). L’homme, en effet, décide de la manière dont il se conduit ; et il peut en décider dans la mesure où il existe ontologiquement sur le mode d’un projet (fini), c’est-à-dire dans la mesure où il possède une liberté. L’animal ne se conduit d’aucune manière, car il ne décide pas de sa conduite. Il se comporte de la façon que lui dictent ses impulsions : « Le comportement animal n’est pas une façon de faire et d’agir, comme l’est la conduite humaine, mais c’est un mouvement pulsionnel (Treiben) » 2. La différence entre ces deux manières de « faire » reçoit un éclaircissement supplémentaire d’une analyse de la « fin » qui appartient à chacun de ces étants. La liberté, pour le Dasein, est essentiellement liberté pour la mort : cela signifie qu’une décision véritable n’est remise au Dasein que s’il s’est préalablement résolu, c’est-à-dire s’il a anticipé sa fin et accédé à l’essentielle finitude de ses possibles. Mais, comme l’a signalé déjà Heidegger dans Sein und Zeit, l’animal ne meurt pas (au sens du Sterben), il ne connaît que le périr, littéralement le fait d’arriver au bout, le « finir » (Verenden) 3. Ne pouvant anticiper sa mort, il ne peut pas être libre pour des possibles finis, ni s’approprier son existence, c’est-à-dire l’exister sur le mode de la Selbstheit. Car, pour le Dasein, ipséité et liberté vont rigoureusement de pair. L’animal n’a qu’une propri-été, et tout ce qu’il « fait » (la manière dont il se comporte) est régi par sa vie pulsionnelle. Alors que le Dasein est auprès de soi dans la résolution, l’animal est 1. Ibid., p. 344 ; trad. cit., p. 345. 2. Ibid., p. 346 ; trad. cit., p. 347. 3. M. Heidegger, Sein und Zeit, § 49 ; Ga., 29/30, p. 388 ; trad. cit., p. 387. 292 CLAUDE ROMANO « auprès de soi (bei sich) » dans le mouvement pulsionnel qui lui dicte son comportement. La conduite humaine est rapport à l’être même en sa finitude. Mais le comportement animal n’a aucun rapport à l’être ni, par conséquent à l’étant comme tel. Est-ce à dire qu’il n’a rapport à rien ? Bien sûr que non. L’animal qui se comporte se comporte bien vis-à-vis de certains étants : il poursuit une proie ou fuit un prédateur, il cueille un fruit ou recherche un partenaire sexuel. Mais comment se rapporte-t-il à tout cela ? La réponse de Heidegger est la suivante : alors que le Dasein ne peut se conduire envers de l’étant que parce qu’il possède d’abord un rapport à l’être, c’est-à-dire est extatiquement transposé hors de soi et exposé à l’ouverture même de la manifestation, l’animal, à l’opposé, est toujours enfermé en soi, c’est-à-dire captif du cercle de ses tendances, il n’a accès à de l’« autre » (à de l’étant) que pour autant que cet étant satisfait (éveille, stimule, dés-inhibe) ses pulsions. Le comportement animal se rapporte bien à quelque chose, mais sur le mode de l’être-pris, absorbé en soi-même (Ein-genommenheit in sich). Ce sont cette Eingenommenheit (absorption) et cet Ein-nehmen (être-pris) que Heidegger va appeler « stupeur » animale, hébétude, Benommenheit, en jouant sur la proximité lexicale des deux termes. Tout comportement animal est absorbé, accaparé, hébété : « La stupeur est la condition pour que l’animal, de par son essence, se comporte en étant absorbé au sein d’un milieu ambiant (Umgebung), mais jamais dans un monde (Welt) » 1. Cette hébétude n’a rien à voir avec la stupeur de l’ennui, qui est une possibilité proprement humaine. L’animal n’est pas hébété de temps à autre, il n’est pas non plus hébété en permanence : il est tel que l’hébétude appartient à son être. Être animal, c’est être hébété, ce qui ne veut pas dire que cette hébétude serait un défaut ou un handicap – au contraire. Être dans la stupeur ne signifie pas être stupide, cette stupeur est au contraire ce qui rend possible la plus parfaite adaptation du comportement animal à son environnement, ce qu’on appelle classiquement la « sûreté de l’instinct ». Car en vertu de cette stupeur, l’animal ne se pose aucune question, il n’hésite pas, il ne choisit pas, il est immédiatement « branché » sur ce qui satisfait sa pulsion et régit son mouvement. Mais cette absorbtion est-elle de même nature pour les animaux inférieurs et supérieurs ? Heidegger ne soulève pas cette question. Les exemples vers lesquels il se tourne sont empruntés au monde des insectes, ils proviennent une fois de plus de von Uexküll. L’un de ces exemples est celui de la mante religieuse dévorant son 1. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 347-348 ; trad. cit., p. 349. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 293 partenaire sexuel 1. L’autre, plus longuement développé, est celui d’une abeille qui aspire une goutte de miel, puis s’envole. Cet exemple prend place dans l’étude de ce que von Uexküll appelle « Vernichting der Merkmale », annihilation des signaux. « Ici, écrit-il, il est manifeste, que le signal de miel, c’est-à-dire son arôme, qui a suscité l’action d’aspirer, doit s’évanouir aussitôt que la goutte a été absorbée. Nous avons là une annihilation objective du signal. Supposons, toutefois, que nous soyons en présence d’une plus grande quantité de miel. Quelques instants plus tard, l’abeille cesse de pomper et s’envole, laissant le reste du miel intact. Le signal, ici, n’a pas été objectivement annihilé. Mais alors, pourquoi l’abeille a-t-elle interrompu son action ? On a remarqué qu’une abeille dont l’abdomen a été sectionné avec précaution pendant qu’elle pompe continue tranquillement d’aspirer le miel alors que celui-ci s’écoule derrière elle. Dans ce cas, l’action ne s’interrompt pas, mais l’abeille continue de boire sans interruption comme le cheval du Baron de Münchhausen » 2. Dans cette action réflexe, on ne trouve aucune prise en considération de la part de l’animal de la quantité de miel absorbée ; cette quantité doit atteindre un seuil critique (dont nous ignorons comment il se signale à l’animal), seuil au-delà duquel l’action de pomper s’arrête d’elle-même. L’animal n’a pas affaire à une quantité objective de miel dont il absorberait une certaine partie ; il n’a affaire qu’à des signaux, signal de boire, signal de s’arrêter de boire (signal de saturation) qui déterminent de part en part son comportement. Ce dernier signal fait défaut quand l’abdomen de l’abeille est sectionné. Qu’est-ce que Heidegger tire de cet exemple ? La conclusion d’après laquelle l’abeille ne se rapporte jamais à l’étant en tant qu’étant, pour le considérer, en estimer la quantité, etc., mais est accaparée et obnubilée par lui dans la mesure où il satisfait ses contraintes pulsionnelles ; elle est plongée, à l’égard de l’étant, dans une sorte de stupeur : « Cela montre de manière frappante que l’abeille ne constate nullement la surabondance de miel. Elle ne constate ni cette surabondance, ni même la disparition de son abdomen – ce qui est encore moins compréhensible. Il n’est pas question de tout cela. Au contraire, l’abeille continue de pousser son activité pulsionnelle (sie treibt ihr Treiben) précisément parce qu’elle ne constate pas qu’il y a encore du miel qui se trouve là (vorhanden ist). L’abeille est simplement prise (hingennomen) par la nourriture. Cette emprise (Hingennomenheit) 1. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 141 ; Ga., 29/30, p. 364 ; trad. cit., p. 364. 2. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 141. 294 CLAUDE ROMANO n’est possible que là où il y a mouvement pulsionnel » 1. L’abeille ne se rapporte donc à l’étant ni sur le mode le plus « dérivé » pour le Dasein, celui de l’étant vorhanden offert à une considération théorique, ni bien sûr sur celui de l’étant zuhanden accessible à la préoccupation circonspecte. Mais alors, comment s’y rapporte-t-elle ? On ne peut le dire positivement : pour élaborer véritablement l’ontologie phénoménologique du monde de l’animal il faudrait avoir accès à des « phénomènes » autrement que sur le mode d’un examen comparatif. Une fois encore, il faut insister sur le fait que la perspective ontologicocomparative est inscrite dans tout ce que Heidegger va dire de l’être de l’animal et de la nature de son Umwelt. La vie ne saurait constituer à proprement parler un quatrième mode d’être à côté des trois autres. C’est ce qui confère à toutes ces analyses une espèce d’indécision. Il faut pouvoir décrire un environnement qui n’est ni purement clos en soi-même, sans quoi nous n’aurions nul accès, même indirect, à lui, ni complètement transparent pour nous et commensurable au nôtre. Donc une modalité d’ouverture à l’étant qui, à maints égards, laisse l’énigme entière, puisqu’elle n’est ni ouverture véritable, ni totale fermeture, une espèce d’« entrebâillement » à l’étant, pourrait-on dire, que résume la formule – parfaitement et délibérément obscure – de la « pauvreté en monde » : « Dans l’hébétude, de l’étant n’est pas manifeste pour le comportement de l’animal ; pour celui-ci, de l’étant n’est pas ouvert, mais à cause de cela, justement, il n’est pas non plus fermé. L’hébétude se trouve en dehors de cette possibilité » 2. Dans cette indécision où est suspendue toute l’analyse, il n’est pas possible d’en dire davantage. Et Heidegger reconnaît luimême le caractère provisoire, et même insuffisant de ses propres développements 3. Il n’y a rien, dans l’analyse de von Uexküll, qui corresponde à la Benommenheit de Heidegger. Ici, nous avons affaire à ce qui constitue la principale innovation conceptuelle du cours. Cette innovation provient en réalité d’un double refus, du rejet des deux positions entre lesquelles oscille sans cesse l’analyse du biologiste : 1) une perspective que l’on pourrait appeler « monadologique » qui voit dans le monde animal un domaine entièrement clos en lui-même et sans véritable ouverture au monde humain ; 2) la perspective d’une simple différence de degré entre ces deux « environnements ». Le concept de Benommenheit doit rendre possible de 1. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 352 ; trad. cit., p. 353. 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 361 ; trad. cit., p. 361. 3. Ibid., p. 378 ; trad. cit., p. 378. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 295 concilier l’affirmation d’une différence abyssale entre l’environnement animal et le monde humain (sans tomber dans une monadologie animale) et celle d’une accès malgré tout possible à cet environnement par la voie d’un examen comparatif (sans tomber dans l’affirmation d’une simple différence d’étendue et de richesse, d’une différence purement quantitative). L’animal, précise Heidegger, n’est pas poussé par une seule pulsion, mais par une pluralité de pulsions, il est même « tiraillé au sein d’une multiplicité de pulsions » 1. Chacune de ces pulsions le lie à son entourage, de sorte qu’il n’y a même pas lieu de distinguer dans son comportement entre mouvement et perception : l’abeille est comme aimantée par le soleil, elle ne commence pas par percevoir celui-ci pour agir ensuite en conséquence ; toute son « action » se déploie entre la pulsion et ce qui la désinhible, c’est-à-dire l’assouvit, et que Heidegger appelle le désinhibiteur, das Enthemmende. Ainsi, puisque aucune pulsion n’existe seule, puisque les pulsions ne se donnent qu’en groupe, il faut parler du « caractère compulsionnel » de la conduite animale. À cette pluralité de pulsions correspond une pluralité de désinhibiteurs, c’est-à-dire une « zone de compulsivité des pulsions » que Heidegger décrit comme un « cercle » ou un « anneau » (Ring) entourant l’animal (cercle, Kreis, était l’expression de von Uexküll). Au-delà de cette zone il n’y a rien pas même le Rien, donc pas non plus ce que Heidegger appellera plus tard l’Ouvert. Même lorsque l’animal s’intéresse activement à…, se meut vers… ceci ou cela, il ne saisit pas expressément ce à quoi il se rapporte. Même le phototropisme positif d’une bougie qui permet au phalène de s’orienter vers la lumière ne rend pas possible une perception de celle-ci en tant que lumière, ni en tant que flamme dans laquelle il se précipite. Mais ce qui vaut de l’insecte vaut-il partout et toujours ? En tout cas, conclut Heidegger, audelà du cercle de désinhibition qui encercle le comportement compulsionnel de l’animal, on ne peut même pas dire qu’il n’y a rien. Dans la mesure où l’animal ne se rapporte pas à l’être, il ne peut pas non plus se rapporter au Rien qui désigne « le voile de l’être » 2. Son comportement ne se rapporte ni à l’être ni au néant ; il ne manifeste « aucune modalité du laisser-être (Seinlassen) de l’étant comme tel » 3. La signification ontologique de la Benommenheit apparaît désormais en pleine lumière : « le 1. Ibid., p. 361 ; trad. cit., p. 362. 2. « Ce voile (Schleier) disparaissant en soi-même, en tant que quoi l’être même se déploie en défaut, est le néant en tant que l’être même », in M. Heidegger, Ga., 6.2, Nietzsche II (1939-1946), B. Schillbach (éd.), Francfort, Klostermann, 1997, p. 319 ; trad. modifiée, p. 283) 3. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 368 ; trad. cit., p. 369. 296 CLAUDE ROMANO comportement met de côté, ce qui veut dire qu’il est rapporté à quelque chose, mais de telle sorte que jamais, au grand jamais, l’étant ne puisse se manifester en tant qu’étant » : voilà « l’essence […] de l’hébétude » 1 donc aussi l’essence de l’animalité 2. On aperçoit désormais en quoi le cercle de désinhibition est le dernier mot, la réponse à la question de savoir si l’animal possède ou non un Umwelt. Cette notion n’est rien d’autre que la reformulation en termes quasi-ontologiques (« quasi », puisque l’ontologie est ici une ontologie « indirecte ») du concept zoologique d’Umwelt 3. Une telle modification n’est pas seulement terminologique. En voulant souligner la différence radicale qui sépare l’homme de l’animal, Heidegger a tendance à gommer tout ce qui, dans le vocabulaire de von Uexküll, pouvait renvoyer du côté de la signification. Par exemple, les signaux (Merkmale), que von Uexküll rebaptisera dans les œuvres postérieures à la Theoretische Biologie les porteurs de signification (Bedeutungsträger), sont compris comme simples désinhibiteurs par Heidegger. Ce que possède l’animal, c’est un cercle de désinhibition constitué, non de stimuli (monde physique), non d’étants (monde humain), mais de facteurs désinhibants : « Ce que le comportement atteint, en tant qu’il est doté de l’aptitude pulsionnelle, est toujours d’une façon ou d’une autre ce qui lève l’inhibition. Ce qui de la sorte désinhibe, et ne le fait qu’en relation au comportement, se dérobe constamment et nécessairement à celui-ci, parce que c’est là sa manière propre de “se montrer” – si l’on peut dire » 4. Ne confondons pas, toutefois, ce « dérobement » qui est celui de l’étant, et a fortiori de l’étant en tant qu’étant, qui laisse paraître le corrélat de la pulsion, le désinhibiteur, avec le retrait de l’être, cette latence qui est la condition de toute manifestation, et dont Heidegger aperçoit la trace dans l’aletheia comprise comme Unverborgenheit. Si l’animal, en 1929-1930, n’est pas entièrement exclu ou banni de la vérité de l’être, donc n’est pas sans monde (Weltlos), mais seulement pauvre en monde ; s’il n’est ni ouvert à l’étant comme tel, ni entièrement fermé à lui, mais plutôt absorbé en lui et accaparé par lui, il n’en reste pas moins que ce « dérobement » de l’étant par et dans le désinhibiteur de la pulsion n’équivaut nullement au dérobement de l’être en tant qu’il rend possible la venue en présence de tout étant. La Benommenheit animale, le fait que l’animal n’a jamais de saisie expresse de ce qui désinhibe sa pulsion en tant qu’étant, faute d’en avoir une compré1. Ibid. 2. Ibid., p. 361 ; trad. cit., p. 362. 3. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 383 ; trad. cit., p. 383. 4. Ibid., p. 370 ; trad. cit., p. 371. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 297 hension ontologique, ne saurait être mise sur le même plan que la dissimulation de l’être telle qu’elle joue au cœur de l’Unverborgenheit. L’interprétation d’Agamben selon laquelle « la lèthè […] n’est que le non-dévoilé du milieu animal » 1 est peut-être séduisante, mais elle est à la lettre fausse. Donc le Dasein n’est pas « simplement un animal qui a appris à s’ennuyer » 2. La « clôture » du milieu animal est en un sens antérieure à la clôture de la léthè, puisque l’animal n’a même pas accès à la différence du clos et de l’ouvert, du retrait et du manifeste qui appartient à la vérité de l’être comme dévoilement. Elle lui est antérieure ou plutôt postérieure : car, puisque l’animal n’a pas accès à l’ouverture du monde comme tel, son monde ne peut être dit clos qu’en référence à celui-ci, c’est-à-dire de manière comparative, par celui qui possède un accès à cette ouverture, qui veille sur elle, le Dasein. Cette unité du cercle de désinhibition qui articule la diversité des pulsions entre lesquelles est tiraillé l’animal apporte à présent une réponse à la question laissée en suspens, celle de l’unité de l’organisme : « l’organisme n’est ni un complexe d’outils, ni un faisceau de pulsions […] L’organisme est l’être-apte au comportement dans l’unité de l’hébétude » 3. Ainsi, c’est l’hébétude qui est la dimension fondamentale à l’intérieur de laquelle se déploie l’ensemble des aptitudes qui définissent l’organisme. Ce qui confère à l’organisme son organisation, ce qui fait que l’animal n’est pas seulement tiraillé entre des pulsions, mais que ses pulsions s’ordonnent et s’organisent, c’est l’aptitude fondamentale de l’animal à s’entourer d’un cercle, d’un milieu. L’idée d’Umwelt de von Uexküll se trouve par là « ontologisée », puisque l’aptitude de l’organisme animal à s’entourer d’un cercle de désinhibition est l’analogon rigoureux de la compréhension de l’être pour autant qu’elle conditionne l’ouverture au monde du Dasein, – son analogon, et rien d’autre. Au lieu d’avoir ici une éclaircie, une clairière (Lichtung) comme dira plus tard Heidegger, nous avons plutôt une espèce d’aveuglement congénital qui enferme l’animal dans le cercle de sa vie. Cette « ontologisation », qui est aussi une « dé-biologisation », est encore plus paradoxale que la dé-théologisation menée par Sein und Zeit des concepts de « faute » ou de « chute ». Ici, en effet, nous avions des phénomènes qui étaient « manifestes » pour le Dasein et qu’il suffisait d’interpréter. Là, nous avons seulement les observations du biologiste en guise de « chose » du phénoménologue, de sorte que la voie comparative, 1. G. Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. fr. J. Gayraud, Paris, Rivages, 2002, p. 107. 2. Ibid. 3. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 374-375 ; trad. cit., p. 375. 298 CLAUDE ROMANO « indirecte », est la seule voie d’accès possible aux phénomènes : comprendre l’animal « à partir de lui-même » est en fait rigoureusement identique à le comprendre à la lumière des observations empiriques. La philosophie s’en trouve « décentrée » ; elle y perd sa primauté « transcendantale ». L’ontologie et la biologie ne sont plus que les deux pôles d’un dialogue où aucune ne peut avoir le dernier mot. Ainsi, se trouve en réalité courtcircuitée toute tentative pour affranchir entièrement le Dasein de toute référence à l’animalité, mais aussi, inversement, pour dériver – de quelque manière que ce soit – son existence à partir de la « simple » vie, de la vie simple et mystérieuse. En témoignerait encore, si besoin était, l’aveu final d’impuissance du philosophe 1. Comme le redira plus tard Heidegger, toute (grande) philosophie échoue. Et elle échoue précisément et avant tout là où elle est grande. Sans doute, l’ontologie des Grundbegriffe échoue-t-elle à propos de la vie, sur la vie. Mais rarement l’indécision qui frappe la philosophie n’aura été autant l’indice d’un authentique problème. Claude ROMANO 1. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 378 ; trad. cit., p. 378.