256 CLAUDE ROMANO
s’éveille dans le Dasein une disposition affective (Stimmung) en vertu de
laquelle lui-même est impliqué dans les questions qu’il pose ; donc si le
Dasein se trouve en quelque sorte replacé, au moyen d’une Stimmung
fondamentale, devant l’appartenance de la métaphysique à son essence.
Car la métaphysique n’est nullement étrangère à son être, comme le
signalait déjà « Qu’est-ce que la métaphysique ? » : « Le Dasein humain ne
peut se rapporter à de l’étant que s’il se tient instant dans le rien. Le passage
au-delà de l’étant advient dans l’essence du Dasein. Mais ce passage au-
delà est la métaphysique même. D’où il découle ceci : la métaphysique
appartient à la “nature de l’homme” […]Elle est le Dasein lui-même » 1.
Mais alors, pourquoi privilégier ainsi la disposition affective de l’ennui,
et non pas l’angoisse, par exemple, qui était seule à mériter dans Sein und
Zeit le titre de Grundbefindlichkeit, d’affection fondamentale ? On ne peut
répondre à cette question que si l’on comprend le lien qui existe, dans ce
cours, entre l’ennui et le problème de l’animalité. Ce qui caractérise
l’ennui, notamment dans sa forme la plus profonde, que Heidegger
rapproche de la mélancolie, c’est une forme d’envoûtement (Gebanntheit)
par l’étant en totalité qui, pourtant, dans le même temps, se retire et se
refuse, quelque chose comme une hébétude, une fascination, une stupeur.
Dans l’ennui, écrit Heidegger, « nous sommes pris (hingenommen) par les
choses, si ce n’est perdus (verloren) en elles, souvent même hébétés
(benommen) par elles » 2. Songeons au regard absent du personnage de la
célèbre gravure de Dürer « Mélancolie I » : ce regard perdu dans le vide, qui
ne se pose sur rien et que rien ne parvient à retenir. Telle est la stupeur
mélancolique qu’Aristote déjà caractérisait par la môrôsis, l’hébétude :
ceux qui sont affectés d’un excès de bile noire, écrit-il, « sont en proie à la
torpeur et à l’hébétude (nôthroi kai môroi) » 3. Cette torpeur, cette stupeur
sont exprimées en Allemand par ce qui va constituer, à bien des égards, la
notion-pivot de tout le cours : la Benommenheit. C’est au moyen de ce
terme que sera déterminée, en effet, l’essence de l’animalité. Dès lors,
la problématique d’ensemble du cours peut être dégagée de la manière
suivante : « Ce qui apparaîtra est la façon dont cette disposition affective
fondamentale [l’ennui] et tout ce qu’elle implique doit se détacher par
contraste sur ce que nous avons prétendu être l’essence de l’animalité, à
savoir l’hébétude (Benommenheit). Ce contraste deviendra pour nous
1. M. Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Ga., 9, Wegmarken, F.-W. von Herrmann (éd.),
Francfort, Klostermann, 21996, p. 122 ; trad. fr. R. Munier (modifiée) in Martin Heidegger,
Paris, L’Herne, 1983, p. 56.
2. M. Heidegger, Ga. 29/30, p. 153 ; trad. cit., p. 158.
3. Aristote, Problemata, XXX, 954 a 31.