Les Français et l’Empire colonial.
1875-1914
Introduction :
-L’ augmentation considérable de l ’Empire colonial français aurait-elle pu laisser l’opinion
publique française vierge de tout débat ?
-Nous entendrons par les Français l’ensemble des leaders de l’opinion publique française (
acteurs politique, économiques et culturels) mais aussi l’opinion publique dans son ensemble.
-Assiste-t-on entre 1875 et 1914 à l’émergence d’une France coloniale, c’est à dire au
développement de l’idée colonialiste au sein de l’opinion publique française, ou l’exaltation
de l’Empire et de son expansion est-elle réduite au seul « pari colonial » ?
I. L’empire colonial soulève de profonds antagonismes parmi les leaders de
l’opposition française :
Les profonds antagonismes issus du débat sur l’expansion coloniale ne trouvent pas leur
calque dans les oppositions politiques entre Républicains et conservateurs au cours de la
période étudiée (1875-1914). Ainsi, par exemple, le parti colonial est un parti original dans la
mesure où il recouvre un certain nombre de familles politiques très différentes.
Le débat colonial peut alors s’apparenter à une nouvelle balise politique dans la mesure où
celui-ci dépasse les clivages traditionnels existants. Il est alors possible d’établir de nouveaux
antagonismes entre les leaders de l’opposition publique et notamment ceux qui sont
favorables ou non à l’empire colonial et à la poursuite de sa conquête.
A. Le discours colonial
1) L’Empire colonial est une nécessité dans la mesure où il participe à l’ordre
social :
E. Renan, notamment, explique pourquoi la colonisation est un moyen d’échapper au
socialisme : « une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la
guerre du riche et du pauvre ».
Leroy-Beaulieu, lui aussi, participe à cette propagande en utilisant comme tribune ses
nombreux ouvrages, Le Journal des Débats ainsi que ses cours à l’Ecole Libre des Sciences
Politiques. Il estime que le départ des « individus isolés et d’un caractère spécial, les déclassés
qui se sentent enchaînés en Europe » est une garantie de sécurité et de repos car « ces
individus turbulents sont un ferment de troubles et de désaccords ».
L’ouvrage de J. Reinach est là aussi éclairant : ainsi dans les Récidivistes (1882) il écrit : « Je
voudrais que la République parle ainsi à tous ces hommes (les repris de justice) : vous avez
démérité de la vieille France, je vous offre de créer de l’autre coté de l’Océan une France
nouvelle ».
A chaque période de difficultés ou à chaque discours de coloniaux qui veulent donner une
direction nouvelle à l’expansion française, la colonisation est présentée comme un remède à la
crise sociale. « La colonisation comme soupape de sûreté d’une nation » est une expression
très répandue, et ce même dans le dictionnaire comme en témoigne l’article « Colonie » du
Nouveau Dictionnaire d’économie politique de J. Chailley (1891).
L’argument est aussi couramment employé à la Chambre, par les membres du Parti Colonial
(exemple du rapport Chautemps en 1895). Cependant le lien fait dans le discours colonial
entre colonisation et ordre social est aussi un moyen de discréditer l’anticolonialisme
socialiste. Ainsi dans la revue des Deux Mondes ont peut lire : « les colonies servent de
soupapes de sûreté, les hommes hardis, aventureux, vont y chercher fortune ce qui diminue le
nombre de mécontents et donc le nombre de militants ».
2) La France se doit d’assurer sa mission civilisatrice au sein de l’Empire
colonial :
Les Républicains Ferry et Gambetta ont fait de la politique coloniale une des missions de la
III ème République. J. Ferry est le principal partisan du devoir civilisateur de la France.
« L’œuvre civilisatrice qui consiste à relever l’indigène, à lui tendre la main, à le civiliser,
c’est l’œuvre quotidienne d’une grande nation. »
A la fin du XIX ème siècle, l’idée que la colonisation permette l’éducation des barbares et que
cela corresponde au génie de la France, est alors très répandue. Cette idée ne fait toutefois pas
l’unanimité, même chez les coloniaux.
3) L’argumentation politique des hommes d’état et des publicistes impérialistes :
Les propos de Leroy-Beaulieu sont ici éclairants : « Un peuple qui colonise, c’est un peuple
qui jette les assises de sa grandeur dans l’avenir et de sa suprématie future ».
Gambetta souhaite que la France vaincue mais non pas ruinée puisse reprendre véritablement
le rang qui lui appartient dans le monde. Il faut, selon lui, « sortir du rond autour de la
question d’Alsace-Lorraine ».
Les publicistes expliquent quant à eux qu’il faut se hâter face à la concurrence internationale
prévisible de nombreuses nations et notamment de l’Angleterre et de l’Allemagne. Ainsi, la
politique de recueillement qui consiste à regarder vers les provinces perdues est considérée
par beaucoup de colonialistes comme le chemin de la décadence.
Il s’agit alors de lutter pour que la France ne soit pas un siècle plus tard une puissance
européenne de second rang.
Ainsi, G. Charmes affirme : « la lutte des peuples et des races a désormais le globe entier pour
théâtre » et que le fait de perdre des terres en Europe ne justifie pas d’en perdre dans le
monde.
Cependant, après la défaite de Lang Son, présentée à l’opinion comme un « Sedan colonial «
par les anticolonialistes, qui entraîne la chute de Ferry, on peut avoir l’impression que la
ferveur coloniale est passée. Arthur Ranc, souvent présenté comme l’éminence grise des
gambettistes, se lance alors dans sa « campagne de 1885 » pour ré intéresser l’opinion
publique française.
4) Le discours colonial prend aussi en compte des arguments économiques
La colonisation est ainsi toujours présentée comme la « bonne affaire », les publicistes
coloniaux prétendent enrichir la métropole en offrant des débouchés et des ressources en
matières premières abondantes.
Cette offre de débouchés trouve un nouvel écho dans les années 1880, période de crise pour
les marchés français. J. Ferry peut ainsi affirmer : « La question coloniale… c’est la question
des débouchés ».
André Chautemps, ministre des colonies peu ainsi se considérer comme un « second ministre
du commerce » (1895).
En 1905, le ministre Clémentel parle d’un passif de 100 millions de dépenses improductives
et d’un actif de 123 millions.
Cependant, il semble aujourd’hui que l’argument économique relevait plus de la propagande
que de l’analyse économique développée.
B. Face à cette argumentation très complète, les anticolonialistes apportent leurs
oppositions :
L’anticolonialisme s’organise lui conformément à l’adhésion politique des intervenants. Les
arguments tendent à se regrouper mais l’anticolonialisme est souvent présenté à partir
d’affinités politiques.
1) L’anticolonialisme libéral
L’anticolonialisme libéral est principalement du à quelques économistes réputés qui ont
dénoncé le mercantilisme colonial.
Les économistes condamnent dans leur ensemble le colonialisme et il semble que les
arguments économiques des colonialistes ne soient pas réellement fondés. Les économistes
dénoncent le gouffre à fond perdu qu’est la conquête d’un Empire colonial, « tonneau de
Danaïdes pour les finances de l’état ». , R. Lavollée
Au rang de ces militants, on peut citer Molinari, Frédéric Passy … dont la formule serait « le
colonialisme, stade suprême du mercantilisme ».
2) L’anticolonialisme est aussi républicain :
En effet, les partisans de la République ne soutiennent pas tous la politique d’expansion
coloniale de Ferry : Certains affirment que tyranniser les faibles n’est pas compatible avec la
célébration du centenaire de la Révolution. Les pacifistes et les radicaux, après les années
1870 principalement, s’y opposent.
Les sociétés pacifistes sont très actives, notamment la Ligue Internationale de la Paix et de la
Liberté et la Société Française des Amis de la Paix, qui sont toutes deux en liaison avec la
Ligue des Droits de l’Homme.
L’opposition à l’expansion coloniale figure depuis le 7 août 1881 dans le programme du
groupe radical rédigé par Camille Pelletan. Les leaders les plus combatifs sont Camille
Pelletan et Georges Clemenceau. Cependant, le parti radical ne peut empêcher quelques
revers comme par exemple E. Chautemps ministre des colonies en 1895 ou G. Doumergue de
juin 1902 à janvier 1905.
L’homme politique et écrivain le plus violent de l’anticolonialisme, Paul Etienne Vigné, fait
parti de l’entourage radical et est d’ailleurs élu symboliquement contre le colonialiste
convaincu qu’est Leroy-Beaulieu.
3) L’anticolonialisme socialiste :
Les socialistes tentent de rapprocher l’impérialisme colonial du capitalisme. Ceux-ci
dénoncent les expéditions coloniales présentées comme des « coups de Bourses ».
Les critiques socialistes à la politique d’expansion coloniale s’accroissent durant la période
des années 1890 : « le colonialisme se fait aux dépends de la France prolétarienne et pour le
seul profit de la petite France capitaliste, elle aboutit de p)lus e plus à la destruction des
classes primitives ».
Il semble délicat d’affirmer que l’anticolonialisme social, au même titre que
l’anticolonialisme en politique, est une doctrine de partis politiques ; elle est surtout le fait de
motivations individuelles et l’on peut légitimement se demander si cette caractéristique n’a
pas été un handicap pour pénétrer l’opinion publique en profondeur.
Le socialisme ne dissocie jamais (sur la période considéré du moins) l’anticolonialisme de
l’antimilitarisme, ce qui là encore semble délicat face à une opinion française traumatisée par
la défaite de 1870 et hantée par une nouvelle guerre face à l’Allemagne.
Le principal leader de l’anticolonialisme socialiste est certainement Jean Jaurès, qui est dans
un premier temps favorable à la politique d’expansion coloniale.
Son ralliement au socialisme (en 1893) a-t-il fait évoluer les convictions de l’homme
politique ?
Au début du XX ème siècle, Jaurès tente de diffuser l’idée d’une colonisation « plus
cohérente, plus prudente et plus humaine ». Il doit ensuite suivre la mouvance imposée par le
congrès d’Amsterdam qui oblige tous les socialistes à « s’opposer irréductiblement à toutes
les expéditions coloniales ». Jaurès devient alors combatif et dénonce notamment le risque de
guerres internationales, il incite ainsi les socialistes à voter pour la ratification du traité
franco-allemand du 4 novembre 1911. Sa grande campagne est menée contre la politique
marocaine entre 1905 et 1912.
4) L’opposition des partis conservateurs à la politique coloniale républicaine :
L’anticolonialisme de droite n’est pas négligeable et forme une synthèse entre l’opposition
politique aux républicains et la naissance du nationalisme à droite de l’échiquier politique.
Ces opposants à la politique coloniale dénoncent le fait que dans le constat de la défaite de
1871 et du recueillement nécessaire à la revanche, l’aventure coloniale est une dangereuse
diversion inspirée par Bismarck pour brouiller la France avec l’Angleterre et l’Italie et pour
disperser ses forces à travers le monde.
Le Duc de Broglie dirige ainsi l’opposition des monarchistes libéraux.
Durant le courant des années 1890, les journaux conservateurs dénoncent, non sans ironie
politique, « la politique de Jules Verne » entreprise par les Républicains.
Les opposants nationalistes à la politique coloniale sont surtout des hommes issus de la
gauche, mais quelques conservateurs partagent le même avis. Ainsi, pour l’ « Homme de la
Revanche », Paul Déroulède, « La politique de dispersion coloniale est une erreur tragique ».
« Avant d’aller planter le drapeau français là où il n’est jamais allé, il faut le planter d’abord
là où il flottait jadis », juge-t-il.
L’influence de l’Eglise catholique reste fondamentale sur la société française, sa position sur
la question est donc particulièrement importante aussi.
Au cours de son ralliement à la République, celle-ci se rallie à l’expansion coloniale.
Cependant, les catholiques libéraux continuent à se battre contre la politique coloniale
républicaine. Paul Viollet par exemple, à travers le Comité de Protection et de défense des
Indigènes, participe à l’opposition de ces quelques catholiques.
Les principaux leaders de l’opinion publique française sont donc grandement investis dans le
débat sur l’Empire colonial, ce qui explique des moyens qu’ils mettent en œuvre pour
conquérir (voire coloniser !) l’opinion publique française.
II. La conquête de l’opinion publique française : enjeux et instruments.
Il faut cependant pour les leaders de l’opinion publique la convaincre de leurs prises de
positions. Ainsi de nombreuses organisations sont mises en place pour la conquête de
l’opinion publique, et notamment le puissant parti colonial.
A. Le parti colonial et les organisations coloniales.
1. Le parti colonial.
Il est l’un des groupes de pression les plus influents de le Troisième République, et sans
doute le principal inspirateur de la politique extérieure de le France entre 1890 et 1911.
Les partisans de la politique d’expansion coloniale, ceux que l’on appelait dans les années
1830-1840 « les colonistes » et à partir des années 1870 « les colonialistes » se sont retrouvés
dans le parti colonial français. Ainsi, celui-ci se confond peut-être au début avec les partisans
de l’idée coloniale. Ce n’est qu’en 1883, le 30 octobre, qu’une « Société française de la
colonisation », forte de 800 adhérents, imagine de demander l’appui moral et politique de
parlementaires procoloniaux et demande à J.Ferry en 1886 de devenir son président. Cette
société se révèle par la suite inefficace.
Pourtant en 1883, Henri Mager, un publiciste, écrit qu’ « il n’existait encore en France ni
un parti colonial, ni un parti anticolonial ». Or, quelques années plus tard, les « gambettistes »
et les coloniaux de Paris se désignent eux-mêmes sous le nom de « parti colonial », et un de
leurs journaux, La Quinzaine coloniale, emploie l’abréviation PCF qui désigne à l’époque le
Parti Colonial Français.
Le « parti colonial » naît le 15 juin 1892 à travers l’adhésion de 42 députés, qui seront
113 un an plus tard. En dix ans, le groupe colonial devient le plus important de la Chambre
après le groupe agricole. Son président, Eugène Etienne, est constamment réélu de 1892 à
1914 et s’impose rapidement comme le fondateur et le leader incontesté du parti colonial. Il
fut d’ailleurs aussi sous-secrétaire aux colonies. On retient parmi les adhérents principaux au
groupe colonial : Félix Faure, Raymond Poincaré, Paul Deschanel, Gaston Doumergue, Albert
Lebrun, Paul Doumer, véritables ténors du groupe colonial.
1 / 11 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !