En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, appartenant au
parti socialiste révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe
contre le grand-duc Serge, oncle du tsar. Cet attentat et les
circonstances singulières qui l'ont précédé et suivi font le sujet des
Justes. Si extraordinaires que puissent paraître, en effet, certaines des
situations de cette pièce, elles sont pourtant historiques. Ceci ne veut
pas dire, on le verra d'ailleurs, que Les Justes soient une pièce
historique. Mais tous les personnages ont réellement existé et se sont
conduits comme je le dis. J'ai seulement taché à rendre vraisemblable
ce qui était déjà vrai.
J'ai même gardé au héros des Justes, Kaliayev, le nom qu'il a
réellement porté. je ne l'ai pas fait par paresse d'imagination, mais par
respect et admiration pour des hommes et des femmes qui, dans la
plus impitoyable des tâches, n'ont pas pu guérir de leur coeur. On a
fait des progrès depuis, il est vrai, et la haine qui pesait sur ces âmes
exceptionnelles comme une intolérable souffrance est devenue un
système confortable. Raison de plus pour évoquer ces grandes ombres,
leur juste révolte, leur fraternité difficile, les efforts démesurés qu'elles
firent pour se mettre en accord avec le meurtre - et pour dire ainsi
est notre fidélité.
Albert Camus
Intentions de mise en scène
Il s'agira ici de chercher, de traquer tous les enfermements, toutes les prisons réelles ou
imaginaires (au delà même du désir de révolte) dans lesquels survivent Kaliayev et ses
camarades.
Oui, ces hommes épris de justice sont avant tout des prisonniers. Ils nomment "bagne" leur
pays, ils en sont non les citoyens mais les esclaves. Prisonniers partout ils se cachent,
attendant le moment venu de jeter la fameuse bombe, de se libérer, mais toujours
prisonniers de leur conscience avec, parfois, cette effrayante assurance de celui qui a
raison et qui est prêt à mourir parce qu'il est sûr d'avoir raison.
Esclaves de leur destin d'où l'amour et la tendresse sont bannis, tout au plus clandestins.
Aucun artifice de théâtre sur le plateau, aucune tricherie, plus le temps, passer tout ça,
"faire exploser le théâtre", ça et quelques accessoires parce qu'il les faut bien : un plan
du quartier, une bombe artisanale dans un vieux sac.
Une pauvreté extrême comme si rien n'avait plus d'importance, ne penser qu'à détruire,
qu'à tuer puis à mourir ensuite, tout le reste... le soleil, la chaleur, la douceur, éléments si
proches, si présents dans l'oeuvre de Camus ont du mal à entrer sur la scène, tout y est
toujours froid, glacial, sec... désespéré (costumes, éclairage...).
On devinera pourtant (univers sonore) que la vie est là, juste derrière les murs (du
théâtre ?) mais rien n'y fera.
Il faudra au dernier moment le regard d'un enfant pour que la vie reflue un bref instant
dans le coeur du héros et que sa bombe, ce soir là, ne soit pas lancée.
U jeu d'acteurs nerveux, sec, extrême, tendu. Aucune psychologie, aucune explication
rationnelle des attitudes et surtout aucun commentaire de texte.
Tous ces personnages trimbalent un ou plusieurs secrets (la peur, l'amour, la lâcheté, la
haine, le suicide... ) et parfois, derrière leur regard froid et sec transparaissent leurs fêlures,
cet autre côté qu'ils s'empressent aussitôt de reboucher, de cacher.
Du corps donc, du mouvement. Le temps de l'idéologie est dépassé, voici le temps venu du
passage à l'acte. "Agir, agir enfin..."
Francis Azéma
HIS TOIR E
1905
Le jeune terroriste Kaliayev, membre d'une organisation révolutionnaire, se refuse à lancer
une bombe contre le grand-duc Serge, en s'apercevant que celui-ci est accompagné de
deux enfants, ses neveux. Quelques jours plus tard, il lancera la bombe, quand le grand
duc sera seul.
1949
Intéressé par cet événement historique, Camus en fait le sujet de sa pièce Les Justes. Ses
propres problèmes et ceux de son temps nourrissent cette oeuvre.
1957
Le prix Nobel de littérature est décerné à Albert Camus "pour l'ensemble d'une oeuvre qui
met en lumière avec un sérieux pénétrant les problèmes se posant de nos jours à la
conscience des hommes".
2001
Le terrorisme, en frappant au cœur de New York, frappe aussi la conscience collective de
la planète entière, et fait couler encore plus d'encre que de sang. Les terroristes sont au
centre de tous les débats, leurs motivations et leurs personnalités sont justifiées ou
diabolisées. Les actes terroristes, qui étaient déjà réguliers mais banalisés, gagnent en
médiatisation, et sont au cœur des préoccupations politiques.
2002
Le terrorisme frappe à Moscou. Dans un théâtre...
POUR LA PETITE HISTOIRE…
Les Justes ont semblé parfois aux commentateurs de la pièce d'être des naïfs et l'auteur s'est entendu
reprocher une absence totale de sens politique ou une orientation réactionnaire. Voici une de ses réponses.
Il s'agit d'une lettre adressée par Camus à la revue Caliban à propos des Justes.
"Le problème n'est pas de savoir si, comme vous le dites, on peut tuer le gardien de la prison alors qu'il a
des enfants, et pour s'évader soi-même, mais s'il est utile de tuer aussi les enfants du gardien pour libérer
tous les détenus. La nuance n'est pas mince.
Notre époque ne répond ni oui, ni non. Quoique pratiquement, elle l'ai déjà solu, elle fait comme si le
problème ne se posait pas, ce qui est plus confortable. Je ne l'ai pas, moi, posé. Mais j'ai choisis de faire
revivre des gens qui se le posaient, et je les ai servis, en m'effaçant derrière eux, que je respectais.
Il est bien certain cependant que leur réponse n'est pas :`"I1 faut rester chez soi". Elle est :
1 - Il y a des limites. Les enfants sont une limite (il en est d'autres) ;
2 - On peut tuer le gardien, exceptionnellement, au nom de la justice ;
3 - Mais il faut accepter de mourir soi-même.
La réponse de notre époque (réponse implicite) est, au contraire :
1 - Il n'y a pas de limites. Les enfants, bien sûr, mais en somme...
2 - Tuons tout le monde au nom de la justice pour tous.
3 - Mais réclamons en même temps la Légion d'honneur. Ça peut servir.
Les socialistes révolutionnaires de 1905 n'étaient pas des enfants de chœur. Et leur exigence de justice
était autrement plus sérieuse que celle qui s'exhibe aujourd'hui, avec une sorte d'obscénité, dans toutes les
oeuvres et dans tous les journaux. Mais c'était parce que l'amour de la justice était brûlant chez eux qu'ils
ne pouvaient se résoudre à devenir de répugnants bourreaux. Ils avaient choisi l'action et la terreur pour
servir la justice, mais ils avaient choisi en même temps de mourir, de payer une vie par une vie, pour que
la justice demeure vivante.
Le raisonnement "moderne", comme on dit, consiste à trancher : "Puisque vous ne voulez pas être des
bourreaux, vous êtes des enfants de chœur" et inversement. Ce raisonnement ne figure rien d'autre qu'une
bassesse. Kaliayev, Dora Brilliant et leurs camarades réfutent cette bassesse par-dessus cinquante années
et nous disent au contraire qu'il y a une justice morte et une justice vivante. Et que la justice meurt dès
l'instant où elle devient un confort, où elle cesse d'être une brûlure et un effort sur soi-même.
Nous ne savons plus voir cela parce que le monde nous vivons est encombré de justes. En 1905, il n'y
en avait qu'une poignée. Mais c'est alors qu'il s'agissait de mourir et il fallait des apôtres, espèce rare.
Aujourd'hui, il ne faut plus que des bigots et les voilà légion. Mais quand on lit ce qu'on est contraint en
ce moment de lire, quand on voit la face mercantile et bassement cruelle de nos derniers justes, qu'ils
soient de droite ou de gauche, on ne peut s'empêcher de penser que la justice, comme la charité, a ses
pharisiens.
Heureusement, il est une autre race d'hommes que celle de l'enfant de chœur ou du bourreau, et même que
celle, plus "moderne", du bourreau-enfant de chœur ! Celle des hommes qui, dans les pires ténèbres,
essaient de maintenir la lumière de l'intelligence et de l'équité, et dont la tradition survit à la guerre et aux
camps qui, eux, ne survivront à rien.
Cette image de l'homme triomphera, malgré les apparences. Entre la folie de ceux qui ne veulent rien que
ce qui est et la déraison de ceux qui veulent tout ce qui devrait être, ceux qui veulent vraiment quelque
chose, et sont décidés à en payer le prix, seront les seuls à l'obtenir."
Albert Camus
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