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1La construction
sociale de la réalité
Lorsque nous parlons de construction sociale de la réalité, nous remettons
en question la conception que nous nous faisons de celle-ci en tant que fait
immuable et en tant que vérité universelle acceptée de tous. La réalité nous
apparaît alors comme étant une simple idée construite par les discours portés
par les acteurs sociaux dominants d’une certaine époque, d’une certaine culture
ou d’une certaine nation. En effet, la théorie constructiviste se fonde sur une
conception selon laquelle la « réalité » et la « connaissance » de cette réalité
sont une œuvre sociale collective liée au langage11.
Ainsi, la théorie constructiviste comprend la réalité comme un terme sub-
jectif, socialement construit par une activité communicationnelle, qui varie selon
le temps, l’espace, le contexte, la culture et les différents consensus obtenus
dans la société (section 1.1).
De la même façon qu’on construit la réalité, on construit des problèmes
sociaux que plusieurs disciplines, comme le droit, tentent de solutionner. Par
conséquent, la société, d’une part, définit ce qui est compris comme probléma-
tique et, d’autre part, essaie d’éradiquer le problème par le biais de sanctions
sociales ou par la création de solutions12.
La loi est alors comprise comme le fruit d’une construction sociale qui vient
répondre à une problématique particulière, une loi qui sera élaborée par l’inter-
11 Vittorio Villa, « La science juridique entre descriptivisme et constructivisme », dans Paul Amselek
(dir.), Théorie du droit et science, Paris, PUF, 1994, p. 281 à la page 288.
12 Richard Fuller et Richard Myers, « Some Aspects of a theory of Social Problems», (1941) 6 American
Sociological Review 24, 32.
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La construction sociale du statut juridique de l’eau : le cas du Québec et du Mexique
vention des divers acteurs de la société qui visent à convaincre les décideurs du
bien-fondé de leurs discours. Le contenu de la loi vient en quelque sorte insti-
tutionnaliser le discours des acteurs dominants qui cherchent à satisfaire leurs
intérêts.
Le droit apparaît ainsi comme l’œuvre des acteurs qui agissent, pourvus
d’intentions, de buts et de stratégies13. D’ailleurs, un grand nombre de juristes re-
connaissent que la loi est socialement construite et que les acteurs sociaux sont
perpétuellement engagés dans la « construction sociale de la loi »14. Par consé-
quent, il s’avère nécessaire de connaître ce processus de construction, afin de
comprendre comment la loi et le droit en général se développent (section 1.2).
1.1 La théorie constructiviste
Le constructivisme apparaît il y a un peu plus d’un siècle sous l’égide des
mathématiciens comme L. Kronecker, qui s’interrogeaient sur l’origine des
nombres15. Cette théorie remet en question surtout les thèses positivistes, étant
donné qu’on critique la possibilité d’arriver à une connaissance de la « réalité »
comme vérité objective. Le constructivisme remet ainsi en cause la conception
de la science retenue par des positivistes, par exemple celle donnée par Ernest
Renan et souvent reprise par des dictionnaires usuels, selon laquelle la science
est un ensemble des connaissances d’une valeur universelle, fondées sur des
relations « objectives véritables »16. Le constructivisme, en questionnant ainsi
les paradigmes positivistes, prône la reconnaissance d’une réalité socialement
construite qui évolue constamment.
Parmi les précurseurs du constructivisme en sciences sociales, on retrouve
le professeur Shütz qui, dans les années 1920, a mené une réflexion sur la com-
préhension de la réalité en tant que construit social quotidien procédant des
interprétations réalisées par les participants immédiats. Il considère que l’agir
humain s’encadre dans une société, de telle sorte que chaque action produite
par un individu au sein de sa communauté doit être compréhensible pour l’ac-
teur lui-même, mais aussi pour ses semblables17.
Au cours des années 1980, le constructivisme prend un essor grâce au
développement des théories de l’autonomie et de l’autopoïèse, lesquelles per-
mettent des échanges au niveau interdisciplinaire et suscitent des questionne-
ments épistémologiques sur le positivisme, tel qu’il appert de l’extrait suivant :
« Si l’on peut parler d’une science de l’autonomie, et si les épistémolo-
gies positivistes alors régnantes ne peuvent la reconnaître comme telle,
alors ne faut-il pas réfléchir aux fondements d’une épistémologie qui « as-
surent » cette scientificité, condition de l’enseignabilité de telles sciences?
13 Gunther Teubner, Droit et réflexivité. Lauto-référence en droit et dans l’organisation, Paris-Bruxelles,
L.G.D.J.-Bruylant, 1996, p. 178.
14 Douglas Litowitz, « The social construction of law: explanations and implications», (2000) 21 Stu-
dies in law, Politics and Society 215.
15 Jean Louis Le Moigne, Le constructivisme, Paris, ESF éditeur, 1994, p.9.
16 Id., p. 25 et 40. Le Moigne propose plutôt « […] un mode de connaissance critique, à la fois réflexif
et prospectif ».
17 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Tome I, Paris, Fayard, 1981, p. 137-138.
27
La construction sociale de la réalité
La science peut-elle s’entendre assez autonome pour produire elle-même
ses propres fondements? Réfléchir sur une science de l’autonomie, c’est
réfléchir sur l’autonomie de la science. » 18
Selon J.L. Lemoigne, l’épistémologie constructiviste est une épistémologie
de l’invention ou de la poïese, c’est-à-dire de l’autoproduction ou « la produc-
tion originale par le faire »19. Elle ne vise pas à découvrir l’univers. Elle vise à
construire, à inventer, à créer une connaissance, à donner une interprétation ou
un sens à des phénomènes.
Élèves de Shütz, Peter Berger et Thomas Luckmann20 suivent ce courant
constructiviste des années 1980 et publient leur ouvrage La construction sociale
de la réalité21. Ils expliquent clairement l’application du constructivisme dans le
social et le politique en considérant la réalité comme « une qualité appartenant à
des phénomènes que nous reconnaissons comme ayant une existence indépen-
dante de notre propre volonté » et la connaissance comme « la certitude que les
phénomènes sont réels et qu’ils possèdent des caractéristiques spécifiques »22.
Ce qui les intéresse, ce n’est pas la nature ontologique de la réalité, soit la vé-
racité ou non de la conception de la réalité, mais plutôt la compréhension du
processus par lequel un individu en arrive à considérer les phénomènes comme
réels ou comme étant pré-donnés. Ils insistent sur le fait que la réalité est rela-
tive selon les différents contextes sociaux et culturels : « Ce qui est “réel” pour
un moine tibétain peut ne pas l’être pour un homme d’affaires américain23 ». Ils
avancent que l’individu appréhende la réalité par le biais du langage, qui occupe
une place importante dans leur théorie de la connaissance.
Dans cet essor constructiviste, Jürgen Habermas publie son œuvre La théo-
rie de l’activité communicationnelle en 198124, dans laquelle il critique les postu-
lats positivistes de la raison25 de même que la façon dont l’homme et la société
appréhendent le monde. Il avance que puisque le langage est à l’origine de la
raison et de la connaissance, celles-ci n’apparaissent que comme un exercice
18 J.L. Le Moigne, préc., note 15, p. 25.
19 Id., p. 25 et 123.
20 Ian Hacking, Entre science et réalité, la construction sociale de quoi?, Paris, éditions la découverte,
2001, p. 43 et 44. Cet auteur considère que le livre La construction sociale de la réalité, s’enra-
cinait dans l’œuvre du théoricien viennois phénoménologue Alfred Shutz (1899-1959). Berger et
Luckmann étaient intimement associés à l’école de Francfort et à la New School sous l’égide du
professeur Shutz. Celui-ci a travaillé à la New School for Social Research, après 1939. Ses études
philosophiques s’inspiraient des œuvres d’Edmund Husserl et de Max Weber. Schutz a réuni les deux
conceptions de ces deux théoriciens dans son projet qui était de comprendre ce qui « va de soi et ce
qui est vécu dans le monde ».
21 Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Meridiens Klinck-
sieck, 1986.
22 Id., p. 7.
23 Id., p. 10.
24 J. Habermas, préc., note 17.
25 Il faut souligner que la raison constitue le thème fondamental de la philosophie qui se force, depuis
le début, à expliquer le monde dans son entier. Le constructivisme critique cette façon de concevoir
le monde puisque les images du monde construites par les grands penseurs auraient été dévaluées.
À leur avis, ces images du monde ne peuvent se comprendre que par le biais du langage. Id., p. 17.
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La construction sociale du statut juridique de l’eau : le cas du Québec et du Mexique
langagier, voire communicationnel26. Jürgen Habermas comprend ainsi la réalité
extérieure comme une œuvre collective issue de sa théorie consensuelle de la
vérité27. En effet, en réfutant la prémisse d’Aristote selon laquelle la vérité cor-
respond avec la réalité extérieure, il affirme plutôt que la réalité est le fruit d’un
consensus entre tous les participants de la société. Pour lui, c’est la société, par
le biais du langage, qui construit une série de définitions de situations suscep-
tibles de consensus, sur lesquelles la société va se baser pour créer sa propre
culture28 et sa propre réalité.
Pour Habermas, le concept d’activité communicationnelle29 est fondamen-
tal, puisque pour lui la société est un lieu où s’exerce le langage et que c’est par
le biais de celui-ci que la société se « tient ensemble » et se construit elle-même.
Ainsi, l’outil principal pour construire le monde serait le langage et, plus particu-
lièrement, les discours et l’argumentation qui feraient partie de toute l’activité
communicationnelle. Cette activité ne consiste pas seulement dans une relation
entre les locuteurs et les auditeurs, mais dans une coordination, à l’intérieur
d’une société, des actions langagières entre différents acteurs, qui arrivent à un
consensus pour donner un sens ou un contenu « symbolique » à un phénomène
donné30.
En considérant cette réalité comme un pur construit subjectif, on doit
se questionner sur l’existence d’une réalité objective et sur la possibilité de
connaître la « vérité » : « Est-ce que le monde “réel” se manifeste là où l’homme
ne peut le construire? »31.
Richard Rorty32 considère que puisque c’est la communauté qui développe
des méthodes par lesquelles elle appréhende le monde extérieur et que, par
leur intermédiaire, nos conceptions sur le monde et sur la « réalité » se créent, la
réalité tant naturelle que sociale, « n’est pas concevable en dehors d’une culture
qui parle »33. Cest-à-dire, c’est la communauté qui en donnant du sens aux phé-
nomènes ou aux comportements sociaux construit elle-même sa propre réalité.
26 Id., p. 13.
27 G. Teubner, préc., note 13, p. 178 et 179.
28 Jürgen Habermas, Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, Presses universitaires de
France, 1987, p. 435 et 436 : Habermas, défini le terme « culture » comme l’ensemble des savoirs
partagés par une communauté.
29 J. Habermas, préc., note 17, p. 26 et 27. Voici le concept de rationalité communicationnelle pour
Habermas : « Ce concept de rationalité communicationnelle comporte des connotations qui ren-
voient finalement à l’expérience centrale de cette force sans violence du discours argumentatif, qui
permet de réaliser l’entente et de susciter le consensus. Cest dans le discours argumentatif que des
participants différents surmontent la subjectivité initiale de leurs conceptions, et s’assurent à la fois
de l’unité du monde objectif et de l’intersubjectivité de leur contexte de vie grâce à la communauté
de convictions rationnellement motivées ».
30 Le « symbolique » est nécessaire à la réalisation des formes langagières porteuses de sens. Camille
Raymond, La construction sociale de l’utopie américaine au dix-neuvième siècle, thèse de doctorat,
Montréal, Faculté des études supérieures, Université de Montréal, 1990, p.188.
31 Ernst Von Glasersfeld, Introduction à un constructivisme radical, dans L’invention de la réalité –
Comment savons-nous ce que nous croyons savoir?, Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 19-42.
32 Richard Rorty, Contingency, Irony and Solidarity, Cambridge, Cambridge University, 1989, p.8. Lau-
teur expose les principes d’un constructivisme considéré radical.
33 Valentin PETEV, « Virtualité et construction de la réalité sociale et juridique », (1999) 43 Arch. Phil.
Droit 27, 30.
29
La construction sociale de la réalité
Dans le même sens, Valentin Petev34 affirme qu’en partant du présupposé
que toutes les expérimentations scientifiques et les résultats qui en découlent
prennent une forme linguistique, le seul accès à la réalité serait par le biais du
langage comme outil de communication.
Ce constructivisme radical a été à l’origine des « guerres entre les sciences »
quand, d’un côté, les scientifiques positivistes prétendaient que leurs résultats
étaient des découvertes de la véritable réalité dont la validité était indépendante
de la société et, d’un autre côté, les constructivistes radicaux avançaient que
même en physique fondamentale il ne s’agissait que de concepts socialement
construits.35
Selon J.L. Le Moigne, Léonard de Vinci et Paul Valéry auraient préconisé
une approche constructiviste en s’opposant radicalement aux postulats du posi-
tivisme et en avançant que l’homme est avant tout créateur et sujet de son état
de nature et que la science ne vient pas découvrir ou révéler, mais construire.
Dès lors, la nature ne devient à leurs yeux qu’une œuvre artificielle36.
Quant à Berger et Luckman, ils adoptent plutôt un constructivisme modéré,
partant d’une réalité socialement construite, mais avec ses limites. En effet, se-
lon ces auteurs, les limites du constructivisme se retrouvent dans les questions
biologiques ou naturelles qu’on ne peut construire socialement. À cet égard, ils
expriment :
« Le parlement peut tout faire sauf obliger les individus du sexe masculin
à être “enceints” […] l’animalité de l’homme est transformée en socialisa-
tion, mais elle n’est pas abolie. Lestomac de l’homme continue à gromme-
ler même quand il est en train de construire le monde. »37
Ils considèrent néanmoins que la société interprète les phénomènes natu-
rels et leur donne une signification en fonction des valeurs sociales dominantes.
Ainsi, les fonctions naturelles, même biologiques, seront dirigées par la société
comme le fait de manger (quoi manger et comment) de même que la sexualité38.
Ils affirment que le langage et la communication donnent un sens à la réalité,
que la société interprète. Ces interprétations, dans la théorie constructiviste,
prennent la forme de discours répandus dans la société. Plus ceux-ci sont parta-
gés par un grand nombre de membres de la société, plus facilement ils devien-
dront des réalités objectives.
Ainsi, Berger et Luckmann sont d’avis que les connaissances qui sont tenues
comme vérité ou même comme réalités objectives dans la société sont le fruit du
phénomène de l’institutionnalisation. En effet, il s’agit en fait de connaissances
humaines développées en société, transmises de génération en génération et
maintenues par la société elle-même. Il s’agit d’un bagage de connaissances qui
34 Id.
35 I. Hacking, préc., note 20, p. 17.
36 J.L. Le Moigne, préc., note 15, p. 38.
37 P. Berger et T. Luckmann, préc., note 21, p. 244.
38 Id., p. 246.
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