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Préférer Lucrèce à Platon ou le cynisme au néoplatonisme
n’a rien de scandaleux tant que la liberté de lesprit nen
soure pas. La diculté commence lorsquon se livre à un
procès: il ne sert à rien de contester le «tribunal de la raison»
quand, soi-même, on «dénonce» comme idéologiques des
pans entiers de lhistoire de la philosophie. On peut, bien
sûr, se risquer à penser hors du cadre de cette histoire. Mais
la posture d’Onfray nest pas là. Celui-ci entend réhabiliter,
faire entendre, donner à lire ceux parmi les auteurs du passé
quil considère comme malmenés, délaissés ou méprisés
par une supposée philosophie ocielle, c’est-à-dire univer-
sitaire. Ce que lon retient notamment de ses chroniques
nouvelles du journal Le Monde, c’est une volonde se
faire une place hors institution en accusant celle-ci dêtre
élitiste, érudite, académiqueAinsi, jouer le récemment
disparu Pierre Hadot contre Deleuze rangé, lui, au rayon
des auteurs inutilement sophistiqués relève dun geste
populiste qui vise à mettre de son côté tous ceux qui croient
que «philosopher» dispense de lire, d’écrire ou d’inventer
des concepts. Le cadre proposé par Onfray dune Universi
Populaire est bien conçu comme une «zone libérée» de la
pensée en général, aranchie de la pensée universitaire en
particulier. Sur ce dernier point, on ne redira jamais assez que
l’université peut et doit s’ouvrir à des échanges avec des non-
professionnels, des hommes et des femmes «communs»,
qui souhaitent passer deux heures en compagnie dun au-
teur. Le projet, connu ici-même sous le nom de Rendez-vous
dArchimède, peut jouer ce rôle. On n'y entendra jamais des
accents populistes insupportables. Mais on peut y rendre
compte dun phénomène de mode.
Sur le fond, rappelons que le nom de Pierre Hadot, souvent
assoc à celui de Michel Foucault, recouvre une pratique
dexercices spirituels ou naturels que le sujet est invi
à pratiquer sur lui-même pour se réjouir sans être esclave
de ses plaisirs, pour pratiquer lataraxie ou le détachement
intérieur à la manière des écoles antiques de sagesse. Si lon
rapproche maintenant de tels exercices avec la pratique de
la psychanalyse, on commencera à entrevoir que ceux-là
sont prescrits comme alternative à celle-ci. S’il s’agissait
seulement de choisir son mode de travail sur soi-même, on
descendrait jusquaux rubriques des magazines de mode.
Mais le projet d’Onfray se veut beaucoup plus sérieux: il
s’agit de pratiquer sur linventeur de la psychanalyse une
lecture nietzschéenne capable de voir dans la théorie freu-
dienne lexpression dune existence, celle de Freud, vouée
aux pulsions mêmes qu’il a repérées: l’inceste notamment.
De ce point de vue, louvrage ressasse et réinterprète des
éléments biographiques déjà notés par Ernest Jones, Peter
Gay et, beaucoup plus récemment, par Gérard Huber. Le
mérite de ce dernier est de montrer l’admiration et l’attache-
ment de Freud à lœuvre nietzschéenne. Il n’est pas besoin
de «nietzschéiser» Freud en lui appliquant les grilles du
soupçon. Onfray entend dénoncer lambivalence de Freud
à légard de Nietzsche mais aussi, par extension, à légard
de la philosophie dans son ensemble. Freud, pour Onfray,
aurait été un homme qui testait la philosophie mais à
qui lon doit imputer, non pas une couverte scientique
(linconscient, le transfert, la cure), mais bel et bien une
philosophie. Lessentiel est dit page 50:«Freud n’est pas un
homme de science, il n’a rien produit qui relève de luni-
versel, sa doctrine est une création existentielle fabriquée
sur mesure pour vivre avec ses fantasmes, ses obsessions, son
monde intérieur, tourmenté et ravagé par l’inceste. Freud est
un philosophe, ce qui n’est pas rien, mais ce jugement, il le
récusait avec la violence de ceux qui, par leur colère, posent
le doigt au bon endroit: le lieu de la douleur existentielle.»
Philosophe manqué, philosophe malgré lui, philosophe
honteux? Que recouvrent de telles questions?
Un des premiers ouvrages de vulgarisation de la psychanalyse
parus en langue française sous le nom de Roland Dalbiez
À l’école du ressentiment avec Michel Onfray
Professeur de philosophie à l’Université d’Artois/IUFM
Par Jean-François REY
En parfaite cohérence avec les cours qu’il dispense dans sa propre Université Populaire, Michel Onfray poursuit son
combat contre le spiritualisme, lidéalisme, le «judéo-christianisme» et le platonisme. Dédiant son dernier livre,
Le cpuscule d’une idole, à Diogène de Sinope, il se livre à la destruction «à coups de marteau» de lidole moderne,
«laabulateur» Freud, selon lépithète qu’Onfray lui inige. On est invité à comprendre que Freud représente, à
ses yeux, un avatar supplémentaire dans cette longue liste dillusions par lesquelles la créature opprimée se console
dune vie misérable. Autrement dit, Michel Onfray ferait œuvre d’émancipation, de désaliénation en mettant à jour
la duperie freudienne. Le problème est que la psychanalyse elle-même se veut outil démancipation, le projet
freudien étant un eort de libération. On peut se demander pourquoi Onfray met autant dacharnement dans son
iconoclasme. Ici même, on s’interrogera à la fois sur ce procès aussi peu original de la psychanalyse et sur la position
qu’Onfray occupe et revendique à légard de la philosophie, de luniversité et de lémancipation.
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distinguait «méthode psychanalytique» et «doctrine freu-
dienne». Avec Michel Onfray, on n’est pas sorti de cette
distinction abstraite. Ne voir dans le freudisme quune doc-
trine revient à se priver de lanalyse. Celui qui entame une
analyse na pas à se prononcer sur la validi des concepts
freudiens, il a même intérêt à oublier le peu quil en sait.
Quant à la pratique de la cure elle-même, Onfray ne
s’attarde que sur celles que Freud a lui-même menées:
courtes (Dora), indirectes (Schreber, le petit Hans), «réussies»
ou, plus souvent, vouées à «léchec». C’est précisément
que nous devons quitter la controverse, le débat argumenté,
pour une autre série de questions: que veut Onfray? avec
quelles voix consonne-t-il?
Car le procès de la psychanalyse est aussi vieux que la psy-
chanalyse elle-même. Seul l’habillage a changé dans la
psentation malveillante quon en propose aujourd’hui.
Mais il y a plus grave. La psychanalyse freudienne, puis
lacanienne, se voit aujourdhui délégitimée par des thérapies
brèves, comportementales. Là aussi, il ne s’agit pas davoir
le choix. Le recrutement des enseignants-chercheurs en psy-
chologie, les habilitations de masters: tout tend à l’évic-
tion de la psychanalyse et dautres courants de la psycho-
pathologie non cognitivistes ou non comportementalistes.
Avec la législation sur la formation des psychothérapeutes à
luniversidepuis le fameux «amendement Accoyer», on
voit bien que la normalisation thérapeutique est en marche.
Ce nest pas de doctrine quil s’agit quand la psychiatrie
redevient contrainte asilaire et quand la moitde la po-
pulation sourant de troubles psychotiques de ce pays vit
en prison sans aucun traitement autre que sécuritaire. Le
pacte de résistance de laprès-guerre visant à détruire lasile,
à soigner linstitution de soins avant de soigner les patients,
la psychiatrie de Lucien Bonaé, de François Tosquelles,
aujourdhui encore de Jean Oury, s’est nourrie de la psycha-
nalyse, s’est détournée des thérapies brèves et des observa-
tions détachées de la clinique. Ici, comme dans l’institution
judiciaire, comme dans l’Éducation Nationale, on liquide
lritage de laprès-guerre, c’est-à-dire un héritage de
résistance. En proposant la liquidation de «l’aabulation
freudienne», Michel Onfray prête sa voix et sa plume à ce
massacre. D’autres ont bien montré dans le détail quelles
approximations, quels mauvais procès, quels préjugés char-
rie largumentation d’Onfray. Nous n’allons pas y revenir. Il
serait utile aujourdhui de rappeler, comme le fait d’ailleurs
Onfray dans sa bibliographie, que la psychanalyse est passée
à lépreuve du critère de falsiabilité de Karl Popper pour
qui elle n’a pas rang de science. Plus près de nous, on peut
relire les critiques de Gilles Deleuze et Félix Guattari à
l’égard du familialisme et de la toute puissance de lŒdipe.
La nécessaire charge contre le dogmatisme post-freudien et
post-lacanien ne doit pas nous cacher lurgence dune -
fense de la psychanalyse, de la psychiatrie, de la clinique
et du soin. Tout se passe comme si les années 2000, dans ce
domaine, accomplissaient les promesses de lantipsychiatrie
des années 70. La psychiatrie risque bel et bien de dis-
paraître, mais pas au prot dune émancipation, au prot
dune aliénation dun autre type: celle de l’homme précaire
délié de tout cadre institutionnel. La méprise des antipsy-
chiatres dil y a quarante ans était de confondre désal-
nation mentale et désaliénation sociale:«quand on aura
fait la révolution il n’y aura plus de maladies mentales».
Aujourdhui, on ne fait plus de telles promesses mais, à leur
manière, les charges d’Onfray vont encore dans ce sens, au
besoin avec un habillage freudo-marxiste.
Un projet d’émancipation humaine, comme celui dont
nous avons besoin aujourdhui, ne peut pas dédaigner les
humeurs de Michel Onfray. Puisque celui-ci place son livre
sous lautoride Nietzsche, force nous est de constater
quaucune de ses analyses nest exempte de ressentiment. Si
cet auteur nétait quune voix isolée, on le négligerait bien
volontiers pour se consacrer à dautres travaux plus dignes
dintérêt. Mais, dans la mesure il s’insère dans des dis-
positifs et des discours qui visent la n de la clinique et la
n dune perspective même de désaliénation, il faut dire sur
tous les tons que lon refuse cette escroquerie.
Bibliographie :
- Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole, l’aabulation freudienne,
éd. Grasset, Paris, 2010.
- Gérard Huber, Si cétait Freud, biographie psychanalytique, éd. Le bord
de leau, Paris, 2009.
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