LNA#55 / humeurs À l’école du ressentiment avec Michel Onfray Par Jean-François REY Professeur de philosophie à l’Université d’Artois/IUFM En parfaite cohérence avec les cours qu’il dispense dans sa propre Université Populaire, Michel Onfray poursuit son combat contre le spiritualisme, l’idéalisme, le « judéo-christianisme » et le platonisme. Dédiant son dernier livre, Le crépuscule d’une idole, à Diogène de Sinope, il se livre à la destruction « à coups de marteau » de l’idole moderne, « l’affabulateur » Freud, selon l’épithète qu’Onfray lui inflige. On est invité à comprendre que Freud représente, à ses yeux, un avatar supplémentaire dans cette longue liste d’illusions par lesquelles la créature opprimée se console d’une vie misérable. Autrement dit, Michel Onfray ferait œuvre d’émancipation, de désaliénation en mettant à jour la duperie freudienne. Le problème est que la psychanalyse elle-même se veut outil d’émancipation, le projet freudien étant un effort de libération. On peut se demander pourquoi Onfray met autant d’acharnement dans son iconoclasme. Ici même, on s’interrogera à la fois sur ce procès aussi peu original de la psychanalyse et sur la position qu’Onfray occupe et revendique à l’égard de la philosophie, de l’université et de l’émancipation. P référer Lucrèce à Platon ou le cynisme au néoplatonisme n’a rien de scandaleux tant que la liberté de l’esprit n’en souffre pas. La difficulté commence lorsqu’on se livre à un procès : il ne sert à rien de contester le « tribunal de la raison » quand, soi-même, on « dénonce » comme idéologiques des pans entiers de l’histoire de la philosophie. On peut, bien sûr, se risquer à penser hors du cadre de cette histoire. Mais la posture d’Onfray n’est pas là. Celui-ci entend réhabiliter, faire entendre, donner à lire ceux parmi les auteurs du passé qu’il considère comme malmenés, délaissés ou méprisés par une supposée philosophie officielle, c’est-à-dire universitaire. Ce que l’on retient notamment de ses chroniques nouvelles du journal Le Monde, c’est une volonté de se faire une place hors institution en accusant celle-ci d’être élitiste, érudite, académique… Ainsi, jouer le récemment disparu Pierre Hadot contre Deleuze rangé, lui, au rayon des auteurs inutilement sophistiqués relève d’un geste populiste qui vise à mettre de son côté tous ceux qui croient que « philosopher » dispense de lire, d’écrire ou d’inventer des concepts. Le cadre proposé par Onfray d’une Université Populaire est bien conçu comme une « zone libérée » de la pensée en général, affranchie de la pensée universitaire en particulier. Sur ce dernier point, on ne redira jamais assez que l’université peut et doit s’ouvrir à des échanges avec des nonprofessionnels, des hommes et des femmes « communs », qui souhaitent passer deux heures en compagnie d’un auteur. Le projet, connu ici-même sous le nom de Rendez-vous d’Archimède, peut jouer ce rôle. On n'y entendra jamais des accents populistes insupportables. Mais on peut y rendre compte d’un phénomène de mode. Sur le fond, rappelons que le nom de Pierre Hadot, souvent associé à celui de Michel Foucault, recouvre une pratique d’exercices spirituels ou naturels que le sujet est invité à pratiquer sur lui-même pour se réjouir sans être esclave de ses plaisirs, pour pratiquer l’ataraxie ou le détachement 20 intérieur à la manière des écoles antiques de sagesse. Si l’on rapproche maintenant de tels exercices avec la pratique de la psychanalyse, on commencera à entrevoir que ceux-là sont prescrits comme alternative à celle-ci. S’il s’agissait seulement de choisir son mode de travail sur soi-même, on descendrait jusqu’aux rubriques des magazines de mode. Mais le projet d’Onfray se veut beaucoup plus sérieux : il s’agit de pratiquer sur l’inventeur de la psychanalyse une lecture nietzschéenne capable de voir dans la théorie freudienne l’expression d’une existence, celle de Freud, vouée aux pulsions mêmes qu’il a repérées : l’inceste notamment. De ce point de vue, l’ouvrage ressasse et réinterprète des éléments biographiques déjà notés par Ernest Jones, Peter Gay et, beaucoup plus récemment, par Gérard Huber. Le mérite de ce dernier est de montrer l’admiration et l’attachement de Freud à l’œuvre nietzschéenne. Il n’est pas besoin de « nietzschéiser » Freud en lui appliquant les grilles du soupçon. Onfray entend dénoncer l’ambivalence de Freud à l’égard de Nietzsche mais aussi, par extension, à l’égard de la philosophie dans son ensemble. Freud, pour Onfray, aurait été un homme qui détestait la philosophie mais à qui l’on doit imputer, non pas une découverte scientifique (l’inconscient, le transfert, la cure), mais bel et bien une philosophie. L’essentiel est dit page 50 : « Freud n’est pas un homme de science, il n’a rien produit qui relève de l’universel, sa doctrine est une création existentielle fabriquée sur mesure pour vivre avec ses fantasmes, ses obsessions, son monde intérieur, tourmenté et ravagé par l’inceste. Freud est un philosophe, ce qui n’est pas rien, mais ce jugement, il le récusait avec la violence de ceux qui, par leur colère, posent le doigt au bon endroit : le lieu de la douleur existentielle. » Philosophe manqué, philosophe malgré lui, philosophe honteux ? Que recouvrent de telles questions ? Un des premiers ouvrages de vulgarisation de la psychanalyse parus en langue française sous le nom de Roland Dalbiez humeurs / LNA#55 distinguait « méthode psychanalytique » et « doctrine freudienne ». Avec Michel Onfray, on n’est pas sorti de cette distinction abstraite. Ne voir dans le freudisme qu’une doctrine revient à se priver de l’analyse. Celui qui entame une analyse n’a pas à se prononcer sur la validité des concepts freudiens, il a même intérêt à oublier le peu qu’il en sait. Quant à la pratique de la cure elle-même, Onfray ne s’attarde que sur celles que Freud a lui-même menées : courtes (Dora), indirectes (Schreber, le petit Hans), « réussies » ou, plus souvent, vouées à « l’échec ». C’est là précisément que nous devons quitter la controverse, le débat argumenté, pour une autre série de questions : que veut Onfray ? avec quelles voix consonne-t-il ? Car le procès de la psychanalyse est aussi vieux que la psychanalyse elle-même. Seul l’habillage a changé dans la présentation malveillante qu’on en propose aujourd’hui. Mais il y a plus grave. La psychanalyse freudienne, puis lacanienne, se voit aujourd’hui délégitimée par des thérapies brèves, comportementales. Là aussi, il ne s’agit pas d’avoir le choix. Le recrutement des enseignants-chercheurs en psychologie, les habilitations de masters : tout tend à l’éviction de la psychanalyse et d’autres courants de la psychopathologie non cognitivistes ou non comportementalistes. Avec la législation sur la formation des psychothérapeutes à l’université depuis le fameux « amendement Accoyer », on voit bien que la normalisation thérapeutique est en marche. Ce n’est pas de doctrine qu’il s’agit quand la psychiatrie redevient contrainte asilaire et quand la moitié de la population souffrant de troubles psychotiques de ce pays vit en prison sans aucun traitement autre que sécuritaire. Le pacte de résistance de l’après-guerre visant à détruire l’asile, à soigner l’institution de soins avant de soigner les patients, la psychiatrie de Lucien Bonaffé, de François Tosquelles, aujourd’hui encore de Jean Oury, s’est nourrie de la psychanalyse, s’est détournée des thérapies brèves et des observations détachées de la clinique. Ici, comme dans l’institution judiciaire, comme dans l’Éducation Nationale, on liquide l’héritage de l’après-guerre, c’est-à-dire un héritage de résistance. En proposant la liquidation de « l’affabulation freudienne », Michel Onfray prête sa voix et sa plume à ce massacre. D’autres ont bien montré dans le détail quelles approximations, quels mauvais procès, quels préjugés charrie l’argumentation d’Onfray. Nous n’allons pas y revenir. Il serait utile aujourd’hui de rappeler, comme le fait d’ailleurs Onfray dans sa bibliographie, que la psychanalyse est passée à l’épreuve du critère de falsifiabilité de Karl Popper pour qui elle n’a pas rang de science. Plus près de nous, on peut relire les critiques de Gilles Deleuze et Félix Guattari à l’égard du familialisme et de la toute puissance de l’Œdipe. La nécessaire charge contre le dogmatisme post-freudien et post-lacanien ne doit pas nous cacher l’urgence d’une défense de la psychanalyse, de la psychiatrie, de la clinique et du soin. Tout se passe comme si les années 2000, dans ce domaine, accomplissaient les promesses de l’antipsychiatrie des années 70. La psychiatrie risque bel et bien de disparaître, mais pas au profit d’une émancipation, au profit d’une aliénation d’un autre type : celle de l’homme précaire délié de tout cadre institutionnel. La méprise des antipsychiatres d’il y a quarante ans était de confondre désaliénation mentale et désaliénation sociale : « quand on aura fait la révolution il n’y aura plus de maladies mentales ». Aujourd’hui, on ne fait plus de telles promesses mais, à leur manière, les charges d’Onfray vont encore dans ce sens, au besoin avec un habillage freudo-marxiste. Un projet d’émancipation humaine, comme celui dont nous avons besoin aujourd’hui, ne peut pas dédaigner les humeurs de Michel Onfray. Puisque celui-ci place son livre sous l’autorité de Nietzsche, force nous est de constater qu’aucune de ses analyses n’est exempte de ressentiment. Si cet auteur n’était qu’une voix isolée, on le négligerait bien volontiers pour se consacrer à d’autres travaux plus dignes d’intérêt. Mais, dans la mesure où il s’insère dans des dispositifs et des discours qui visent la fin de la clinique et la fin d’une perspective même de désaliénation, il faut dire sur tous les tons que l’on refuse cette escroquerie. Bibliographie : - Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne, éd. Grasset, Paris, 2010. - Gérard Huber, Si c’ était Freud, biographie psychanalytique, éd. Le bord de l’eau, Paris, 2009. 21