CHRONIQUE de ROGER-POL DROIT
Le Monde, 24 février 2006
Etre athée. Refuser de s'en laisser conter par les clergés, quels qu'ils soient. Vivre dans son corps, pour l'épanouissement de la vie elle-
même, pour son intensité réelle. Dissiper l'illusion d'une âme distincte de la chair, écarter la fable d'une survie éternelle. Rechercher les
plaisirs, les multiplier, les combiner, les affiner. Affirmer qu'une morale, malgré tout, est possible. Combattre le renoncement sous
toutes ses formes. Agir et penser toujours en libertin plutôt qu'en dévot, en rebelle plutôt qu'en esclave.
Autour de ces choix s'organisent, de génération en génération, les trajectoires de certains penseurs et artistes. Ces options
fondamentales engagent la vie de chaque jour aussi bien que les préférences théoriques. C'est là une manière essentielle d'être
philosophe, bien qu'à l'évidence il en existe d'autres. Depuis une quinzaine d'années, Michel Onfray s'en réclame. Il n'est pas le seul :
beaucoup, en France et ailleurs, partagent ces partis pris. Mais tous n'approuvent pas, et de loin, les conséquences qu'il en tire, la
violence militante qu'il mobilise pour les défendre.
Car rien n'oblige, si l'on est athée, à prendre ceux qui croient en Dieu pour des débiles. Rien ne contraint non plus, si l'on est
matérialiste; à considérer que les autres sont tous des imbéciles, qui plus est, nécessairement réactionnaires. Or c'est ce que fait, de plus
en plus grossièrement, cet écrivain que l'on a connu, naguère, plutôt élégant. Les deux premiers tomes de sa Contre-histoire de la
philosophie témoignent abondamment de cette crispation.
Le projet était bon : faire sortir de l'ombre une armée de penseurs oubliés, marginaux, exclus du panthéon académique, dessiner avec
leur cohorte rassemblée une face cachée de l'Occident, l'histoire d'une philosophie différente, généralement mise à l'écart. Le résultat
est désastreux. Au lieu de ce qui aurait pu être un court pamphlet, incisif et stimulant, six volumes (!) sont annoncés. Les deux
premiers, un petit millier de pages, augurent mal du reste : beaucoup de données archiconnues, quelques erreurs terribles et, surtout,
une surdose de provocation simpliste et de perspectives faussées.
Passons sur l'archiconnu. Après tout, il est bon de répéter, même de seconde ou de troisième main, que les sophistes grecs ne sont pas
aussi stupides et cupides que Platon veut le faire croire, ou que Démocrite, rangé conventionnellement parmi les « présocratiques », est
un philosophe contemporain de Socrate, auteur d'une oeuvre bien plus importante et accessible qu'on ne le dit.
Quelques erreurs effarantes sont beaucoup plus fâcheuses, surtout quand on joue à ce point au redresseur de torts et au donneur de
leçons. « Dès le V siècle de l'ère commune, le grec n'est plus parlé par personne », lit-on au début du tome II. Il est pourtant de
notoriété publique qu'à cette époque, et jusqu'au VIe siècle bien entamé, des oeuvres considérables sont rédigées en grec par des
philosophes nommés, notamment Proclus, Hiéroclès, Damascius, Simplicius. Sans compter que Byzance continuera à « parler grec ».
Soyons généreux. Admettons que tout le monde puisse se tromper. Invoquons encore la liberté d'expression face à certaines caricatures
: les « eaux glaireuses » de la pensée de Pascal, les « nuisances » de Platon. Il est plus difficile de rester calme face à la volonté affichée
de « purifier de ses miasmes l'enseignement de la philosophie en classe terminale ». Décidément, pour mener sa guerre idéologique,
Onfray invente de toutes pièces une philosophie supposée dominante, à combattre par tous les moyens.
Toute l'histoire, dans cette fable, se résume à la lutte de deux camps : matérialistes contre idéalistes, amis du corps contre ennemis du
corps. Les premiers sont gentils, progressistes, lucides et insoumis, et ils ont perdu la bataille de l'enseignement officiel. Les idéalistes,
mystifiés et mystifiants; amis de l'ordre établi, soutiennent les puissances dominatrices et tiennent i l'université. Face à cette
fantasmagorie, plusieurs possibilités ces paléoniaiseries ayant été mieux' formulées par Lénine, Staline et Jdanov, préférer l'original à la
copie, rappeler que le matérialisme est étudié depuis des décennies, â la Sorbonne et ailleurs, et fut même largement dominant ; ranger
le tout dans un tiroir étiqueté de ce vieux terme grec que tout le mot comprend : démagogie.
CONTRE-HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE de Michel Onfiray
T. I, Les Sagesses antiques, 334 p. ;
T. II, Le Christianisme hédoniste, 346 p: Grasset, 20,90 € chaque volume.