Les Français querelleurs Les Français comptèrent au début parmi les champions les plus déterminés de l'unification européenne. Ils y voyaient, entre autres avantages, le moyen de régler d'un seul coup la majorité de leurs problèmes nationaux. Elle contribuait à maintenir les Soviétiques de leur côté de la barrière, apaisait les instincts féroces des Allemands et mettait un terme aux guerres sanglantes, récurrentes, coûteuses et insensées avec ces derniers, guerres que les Français n'étaient pas toujours sûrs de gagner. En outre, cela élargirait considérablement le marché des produits industriels, articles de mode, nourritures délicieuses, fromages et vins, liqueurs exquises, français, les spécialités de la maison, toutes sortes de produits agricoles, et, avec un sens aigu de la négociation, un peu de chantage poli ainsi que quelques encouragements et financements de la part du gouvernement, pourrait rendre à leur pays sa prédominance économique et morale, sa grande richesse, le rayonnement et le prestige indiscuté dont il jouissait avant la Première Guerre mondiale. En outre, le promoteur du projet, le George Washington probable de l'Europe, le futur père de la Patrie commune, dont la statue s'élè- 7 Ces européens sont impossibles ! verait vraisemblablement dans chaque capitale, était français, un des meilleurs, Jean Monnet, homme d'une grande influence.et autorité internationale. Finalement, il fut tacitement entendu que l'Europe unie, créée et inévitablement conduite par la France, aurait sa capitale à Paris (ou, au pire, à Versailles). Comment faire autrement ? Quelques brèves années plus tard, après la mort de Jean Monnet, les mêmes Français devinrent les adversaires les plus implacables de l'idée européenne. Leurs manœuvres adroites et leur opposition entêtée parvinrent à bloquer toute progression. Trois décisions capitales méritent d'être mentionnées. Premièrement : ils empêchèrent l'entrée des Britanniques pendant de nombreuses années et y opposèrent finalement leur véto le 14 janvier 1963. De toute manière, les Britanniques avaient posé leur candidature sans conviction et beaucoup trop tard. Comme l'Italie et l'Allemagne de l'Ouest, nations coupables et vaincues, n'avaient pas encore retrouvé la parité morale et un poids politique appréciable, la France ne les craignait pas. Ce qui l'inquiétait était le fantôme de l'Empire britannique ; le peuple insulaire héroïque qui avait tenu seul face à l'ennemi quand la France s'était effondrée, qui avait protégé, financé et réarmé de Gaulle et détruit la flotte française ancrée à Dakar. L'autorité britannique, la compétence politique, la tradition financière et la capacité économique, ou ce qu'il en restait, ainsi que les «relations privilégiées», partiellement imaginaires, avec les Etats-Unis constituaient autant de 8 Ces européens sont impossibles ! menaces à la tutelle française de l'Europe. Mais une Europe unie pouvait-elle réellement exister sans la Grande-Bretagne ? Seconde décision : les Français repoussèrent le plan proposé par Walter Hallstein, alors président de la Commission européenne, qui aurait assuré des sources de revenu claires au Marché Commun et aurait accordé au Parlement européen la possibilité de contrôler plus étroitement l'utilisation des fonds. La France cessa alors d'envoyer ses représentants aux réunions. Pendant sept mois, de juin 1965 à janvier 1966, sa chaise fut vide. Troisièmement : en 1966 les Français parvinrent à ajourner sine die la date fixée par le Traité de Rome, qu'ils avaient signé et ratifié, à partir de laquelle les décisions ne seraient plus prises à l'unanimité mais à la majorité. Ceci, naturellement, aurait finalement transformé une union douanière lâche et pleine de déchirures en une confédération compacte comparable à la Suisse ou aux États-Unis. De toute évidence, cela faisait peur aux Français. Ils n'avaient guère envie d'être intégrés à un camp discipliné, parmi des égaux, au sein duquel leur liberté d'action orgueilleusement égocentrique aurait été entravée, la valeur de leur monnaie et leur avenir même décidés par des étrangers auxquels ils ne pourraient peut-être pas toujours accorder leur estime ou faire confiance, et Paris ne serait peut-être plus considéré comme la seule ville digne d'être la capitale. Il faut reconnaître honnêtement que la France n'était pas le seul pays inquiet de ce qui lui arriverait une fois prisonnier d'ins- 9 Ces européens sont impossibles ! titutions rigides. Mais la certitude que Paris bloquerait toute progression permit parfois à d'autres, sans grand risque, d'avancer des propositions audacieuses visant à une intégration plus complète et rapide, se faisant ainsi passer pour les champions d'une unification immédiate et totale, sans crainte de voir quoi que ce soit arriver et de devoir affronter des problèmes sans précédent et imprévisibles. On croit en général qu'un seul homme, Charles de Gaulle, fit basculer la politique française à cent quatre vingts degrés, de l'acceptation enthousiaste de l'unification à la méfiance vis-à-vis du projet Monnet et un obstructionnisme entêté. De Gaulle domina effectivement la scène politique française pendant de nombreuses années, sans opposition digne de ce nom. Mais un homme seul peut-il changer d'un seul coup les convictions et les espoirs de millions de personnes ? C'est possible, mais dans un cas seulement : lorsque sa politique n'est pas un engouement arbitraire mais l'expression d'aspirations anciennes et irrationnelles profondément enracinées dans le cœur de ses compatriotes, aspirations dont certaines sont des réactions aux humiliations contemporaines et à l'impuissance de leur pays tandis que d'autres prennent leur source dans des convictions et des préjugés séculaires, les sentiments, dans ce cas, de la France profonde. Le fait que la France profonde était hostile à l'intégration politique de l'Europe avant même que de Gaulle revienne au pouvoir en 1958 est démontré par le vote de son parlement contre l'unification des forces de défense, la CED ou Communauté 10 Ces européens sont impossibles ! européenne de Défense, en 1954, quatre ans avant qu'il soit rappelé au pouvoir. La CED aurait également signifié, bien entendu, une politique étrangère commune, idée qui répugnait à tous les Français. C'est pourquoi une des réponses, et peut-être la plus importante, à la question de savoir pourquoi il n'existe pas aujourd'hui d'Europe intégrée ou unie, alors que tous les gens rationnels pensent qu'elle serait essentielle à la paix et à la défense de la civilisation, ne doit pas être recherchée simplement sur la scène politique française contemporaine mais surtout dans le passé et le caractère du peuple. «La France est la Gascogne de l'Europe», écrivit Henrich Heine, correspondant à Paris, à son journal allemand : l'Augsburger Allgemeine Zeitung, en 1831 (De la France, sixième lettre). C'était treize ans avant qu'Alexandre Dumas immortalise d'Artagnan, mousquetaire gascon, soixante-six ans avant qu'Edmond Rostand rende le caractère gascon internationalement célèbre avec son Cyrano de Bergerac. Tout le monde sait à présent que les Gascons sont proverbialement chevaleresques, prodigues, généreux, téméraires, débordants d'imagination, irrésistibles lorsqu'ils rencontrent des femmes et, par-dessus tout, vains et vantards. Selon les mots mêmes de Rostand : «Libres combattants, libres amants, gaspilleurs, défenseurs de vieilles demeures, de vieux noms, de vieilles splendeurs… se vantant de crêtes et de pédigrés.» Presque inévitablement, cet animal éminemment gascon, le coq, fut choisi il y a bien 11