Luigi Barzini-Ces européens sont impossibles

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Les Français querelleurs
Les Français comptèrent au début parmi les
champions les plus déterminés de l'unification
européenne. Ils y voyaient, entre autres avantages, le
moyen de régler d'un seul coup la majorité de leurs
problèmes nationaux. Elle contribuait à maintenir les
Soviétiques de leur côté de la barrière, apaisait les
instincts féroces des Allemands et mettait un terme aux
guerres sanglantes, récurrentes, coûteuses et insensées
avec ces derniers, guerres que les Français n'étaient pas
toujours sûrs de gagner. En outre, cela élargirait considérablement le marché des produits industriels, articles
de mode, nourritures délicieuses, fromages et vins,
liqueurs exquises, français, les spécialités de la maison, toutes
sortes de produits agricoles, et, avec un sens aigu de la
négociation, un peu de chantage poli ainsi que quelques
encouragements et financements de la part du gouvernement, pourrait rendre à leur pays sa prédominance
économique et morale, sa grande richesse, le rayonnement et le prestige indiscuté dont il jouissait avant la
Première Guerre mondiale. En outre, le promoteur du
projet, le George Washington probable de l'Europe, le
futur père de la Patrie commune, dont la statue s'élè-
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verait vraisemblablement dans chaque capitale, était
français, un des meilleurs, Jean Monnet, homme d'une
grande influence.et autorité internationale. Finalement,
il fut tacitement entendu que l'Europe unie, créée et
inévitablement conduite par la France, aurait sa capitale
à Paris (ou, au pire, à Versailles). Comment faire
autrement ?
Quelques brèves années plus tard, après la mort de
Jean Monnet, les mêmes Français devinrent les adversaires les plus implacables de l'idée européenne. Leurs
manœuvres adroites et leur opposition entêtée
parvinrent à bloquer toute progression. Trois décisions
capitales méritent d'être mentionnées.
Premièrement : ils empêchèrent l'entrée des
Britanniques pendant de nombreuses années et y
opposèrent finalement leur véto le 14 janvier 1963. De
toute manière, les Britanniques avaient posé leur candidature sans conviction et beaucoup trop tard. Comme
l'Italie et l'Allemagne de l'Ouest, nations coupables et
vaincues, n'avaient pas encore retrouvé la parité morale
et un poids politique appréciable, la France ne les
craignait pas. Ce qui l'inquiétait était le fantôme de
l'Empire britannique ; le peuple insulaire héroïque qui
avait tenu seul face à l'ennemi quand la France s'était
effondrée, qui avait protégé, financé et réarmé de Gaulle
et détruit la flotte française ancrée à Dakar. L'autorité
britannique, la compétence politique, la tradition financière et la capacité économique, ou ce qu'il en restait,
ainsi que les «relations privilégiées», partiellement imaginaires, avec les Etats-Unis constituaient autant de
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menaces à la tutelle française de l'Europe. Mais une
Europe unie pouvait-elle réellement exister sans la
Grande-Bretagne ?
Seconde décision : les Français repoussèrent le plan
proposé par Walter Hallstein, alors président de la
Commission européenne, qui aurait assuré des sources
de revenu claires au Marché Commun et aurait accordé
au Parlement européen la possibilité de contrôler plus
étroitement l'utilisation des fonds. La France cessa alors
d'envoyer ses représentants aux réunions. Pendant sept
mois, de juin 1965 à janvier 1966, sa chaise fut vide.
Troisièmement : en 1966 les Français parvinrent à
ajourner sine die la date fixée par le Traité de Rome, qu'ils
avaient signé et ratifié, à partir de laquelle les décisions
ne seraient plus prises à l'unanimité mais à la majorité.
Ceci, naturellement, aurait finalement transformé une
union douanière lâche et pleine de déchirures en une
confédération compacte comparable à la Suisse ou aux
États-Unis. De toute évidence, cela faisait peur aux
Français.
Ils n'avaient guère envie d'être intégrés à un camp
discipliné, parmi des égaux, au sein duquel leur liberté
d'action orgueilleusement égocentrique aurait été
entravée, la valeur de leur monnaie et leur avenir même
décidés par des étrangers auxquels ils ne pourraient
peut-être pas toujours accorder leur estime ou faire
confiance, et Paris ne serait peut-être plus considéré
comme la seule ville digne d'être la capitale. Il faut reconnaître honnêtement que la France n'était pas le seul pays
inquiet de ce qui lui arriverait une fois prisonnier d'ins-
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titutions rigides. Mais la certitude que Paris bloquerait
toute progression permit parfois à d'autres, sans grand
risque, d'avancer des propositions audacieuses visant à
une intégration plus complète et rapide, se faisant ainsi
passer pour les champions d'une unification immédiate
et totale, sans crainte de voir quoi que ce soit arriver et
de devoir affronter des problèmes sans précédent et
imprévisibles.
On croit en général qu'un seul homme, Charles de
Gaulle, fit basculer la politique française à cent quatre
vingts degrés, de l'acceptation enthousiaste de l'unification à la méfiance vis-à-vis du projet Monnet et un
obstructionnisme entêté. De Gaulle domina effectivement la scène politique française pendant de
nombreuses années, sans opposition digne de ce nom.
Mais un homme seul peut-il changer d'un seul coup les
convictions et les espoirs de millions de personnes ?
C'est possible, mais dans un cas seulement : lorsque sa
politique n'est pas un engouement arbitraire mais
l'expression d'aspirations anciennes et irrationnelles
profondément enracinées dans le cœur de ses compatriotes, aspirations dont certaines sont des réactions aux
humiliations contemporaines et à l'impuissance de leur
pays tandis que d'autres prennent leur source dans des
convictions et des préjugés séculaires, les sentiments,
dans ce cas, de la France profonde. Le fait que la France
profonde était hostile à l'intégration politique de l'Europe
avant même que de Gaulle revienne au pouvoir en 1958
est démontré par le vote de son parlement contre l'unification des forces de défense, la CED ou Communauté
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européenne de Défense, en 1954, quatre ans avant qu'il
soit rappelé au pouvoir. La CED aurait également
signifié, bien entendu, une politique étrangère commune,
idée qui répugnait à tous les Français.
C'est pourquoi une des réponses, et peut-être la plus
importante, à la question de savoir pourquoi il n'existe
pas aujourd'hui d'Europe intégrée ou unie, alors que
tous les gens rationnels pensent qu'elle serait essentielle
à la paix et à la défense de la civilisation, ne doit pas être
recherchée simplement sur la scène politique française
contemporaine mais surtout dans le passé et le caractère
du peuple.
«La France est la Gascogne de l'Europe», écrivit
Henrich Heine, correspondant à Paris, à son journal
allemand : l'Augsburger Allgemeine Zeitung, en 1831 (De la
France, sixième lettre). C'était treize ans avant
qu'Alexandre Dumas immortalise d'Artagnan, mousquetaire gascon, soixante-six ans avant qu'Edmond Rostand
rende le caractère gascon internationalement célèbre
avec son Cyrano de Bergerac. Tout le monde sait à présent
que les Gascons sont proverbialement chevaleresques,
prodigues, généreux, téméraires, débordants d'imagination, irrésistibles lorsqu'ils rencontrent des femmes et,
par-dessus tout, vains et vantards. Selon les mots mêmes
de Rostand : «Libres combattants, libres amants,
gaspilleurs, défenseurs de vieilles demeures, de vieux
noms, de vieilles splendeurs… se vantant de crêtes et de
pédigrés.» Presque inévitablement, cet animal
éminemment gascon, le coq, fut choisi il y a bien
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